Critique sociale & expériences littéraires
NUMÉRO 1
MARABOUT CAPITALISME SORCIER - ESPRITS DE RÉSISTANCE MYTHES DE LA MACHINE - DJINNS ET COLONIES - ZOMBIES DES ALPES - VIERGE ET VIOLENCE...
AUTOMNE-HIVER 2014-15
Critique sociale & expĂŠriences littĂŠraires
ĂŠ dito
I
l aura fallu deux ans depuis les premières discussions dans un rade jusqu’à ce pavé au creux de vos mains. Deux piges de rencontres, d’idées farfelues, d’envies folles et de ricochets. Ce qui est beau et difficile, ce n’est pas d’éditer une revue, sans capital de départ, en toute indépendance, ni de trouver des plumes et des sujets. Ce qui est beau et difficile, c’est de fabriquer du collectif, de connaître et reconnaître l’autre, les autres, et s’interroger ensemble : Sommes-nous condamnés à l’utopie ? À qui profite l’enquête sociale ? Les images changent-elles le monde ? Les lieux communs ont-ils été rayés de la carte ? Quels petits déjeuners pour les grands soirs ? Entre 20 et 30 personnes selon les réunions, la météo et les humeurs, ont peu à peu construit une pensée commune. Une pensée commune, ce n’est pas une pensée bloc ni triste, c’est au contraire l’expression de contradictions, d’inconnues, de confrontations, d’enrichissements mutuels. Pour donner à nos échanges un nom collectif, nous avons choisi celui de l’homme de la rue : c’est Fulano de Tal en espagnol, Marko Marković en bosnien, madame Michu, Momo ou monsieur Dupont en Hexagone. Jef Klak, d’origine flamande l’a emporté au tie-break. Ne pas redire. Aller chercher du politique là où il se terre, accueillir de nouveaux langages, mélanger les styles, se moquer du vrai pour lui préférer l’intense... Aussi avons-nous choisi la contrainte, le jeu pour point de départ. Une comptine servira de fil conducteur à Jef Klak : chaque numéro aura un thème dans l’ordre de Trois p’tits chats – Marabout, Bout d’ficelle, Selle de ch’val, Ch’val de course, etc. Et chaque thème sera déplié selon les questions sociales et esthétiques que l’on pourra affronter : Marabout aborde la magie, les relations entre croire et pouvoir (voir page 48 et notre dossier), Bout d’ficelle explorera les tissus – urbain, organique, textile –, les nœuds, les coutures... On vous laisse imaginer la suite. Jef Klak, c’est un collectif, une revue papier tous les six mois (à pagination variable), un disque de création sonore (voir pages 50 à 53), un site Internet (voir page 302) et un journal mural. Nous ne consacrons aucune page à la publicité et ne sommes rattachés à aucun groupe. Nous avons reçu des aides ponctuelles pour l’impression de ce numéro et sommes toutes et tous bénévoles. Jef Klak se prolongera de votre lecture, des sentiments, des discussions et des joutes qu’elle suscitera. Un collectif n’est jamais figé. Ni éternel.
Perdus qui aiment se perdre belle épine / vaste foin Nous n’avons rien sinon les mots à trouver des phrases à tenter qui ne glissent déjà retenir les images malgré nos semblants se battre et traduire devenir commun faire fou hors des colonnes où l’on marche. Le faire seul ? La vie est trop grande, et la solitude un empire bien prospère. Demeure un bloc. Nous allons ailleurs. Alors, faire ensemble. Notre nom ? Jef Klak.
p9 Jef Klak Autobiographie en cadavre exquis par le collectif Jef Klak
p 32 O tempora, o mores Fragments sur la moralité de la machine par Gonçalo M. Tavares
p 12 Jaroslav Hasek
Traduction du journal portugais Público par Mickaël Correia
Vie et œuvre d’un anarchiste alcoolique par Ian Bone Traduction de la revue anglaise Strike ! par Émilien Bernard
Chronique Musique des entremondes
p 36 Cumbia !
so m mai r e h o rs th è m e
! p 15 La sourdine des quotidiens Reportage sur la presse algérienne en liberté surveillée par Raphaël Kempf
p 18 Couleur des ondes Journal par Charles X.
Chronique Ciné-persistances
p 26 3m x 3,65m Entretien avec James Benning à propos d’Unabomber par Nicolas Rey
La cumbia n’est pas un dîner de gala par Bruno Le Dantec
Chronique Bandes déclinées
p 38 Romance et Providence Entretien croisé avec Blexbolex et Hugues Micol par Marion Dumand
p 44 Chernobyl Bande dessinée sur les rêves post-atomiques par Teodora Budimir, Vuk Palibrk, Boris Stanić, Raquel Aparicio et Marie Kohoutova Traduction de la revue serbe (anglais) Distorded Mirrors par Raphaël Kempf
Portrait de Majax l’illusionniste Propos recueillis par Mickaël Correia
p 59 / « Faut y croire, sinon ça marche pas » Portrait d’une cartomancienne berrichonne Propos recueillis par Claire Féasson
p 65 « Être fort assez »
Entretien radiophonique avec Jeanne Favret-Saada. La sorcellerie dans le bocage de Mayenne Propos recueillis par Juliette Volcler & Yeter Akyaz
p 74 / Lieux de mémoire
Croix de guerre et pierres tombales Texte et photos d’Olivier Saint-Hilaire
p 94 / al-Murabitun Histoire dynamique des groupes mystiques en Afrique musulmane
par Sophie Accolas & Jacob Durieux
p 100 / L’accouchement de lapins de Mary Toft Archives rêvées d’un fait divers par Guillaume Normand
p 108 / Le réel Billet
par Juan José Millas Traduction du journal espagnol El País par Jacques Nassif
p 110 / « Les médecins du sanctuaire » Le rôle de l’expertise médicale dans la production des miracles à Lourdes. Entretien avec Laetitia Ogorzelec-Guinchard Propos recueillis par Julia Burtin Zortea
p 76 / « quand on jette une vierge dans un pays communiste un matin » Vie publique d’une apparition. Entretien avec Élisabeth Claverie
p 118 / D’un coup de baguette scientifique Actes de colloque
par Xavier Bonnefond & Aliochka Blau
Propos recueillis par Julia Burtin Zortea
p 86 / Cosmic concrete
Portfolio sur les nouvelles architectures d’églises après-guerre par Tom de Peyret & Chloé Berthaudin
p 92 / La montagne de Moïse Parole collectée
par François Beaune
p 122 / Berlin alexander-platz Extrait
par Alfred Döblin Traduction Gallimard © par Zoya Matchane
p 126 / « Le prix du progrès »
Entretien avec Isabelle Stengers sur les sorcières néopaïennes et la science moderne Propos recueillis par Mathieu Rivat & Aurélien Berland
so m mai r e
p 54 / « L’épreuve du doute »
p 135 / Bourse de Paris, 1983
p 180 / Le naufrage de thésée
Portfolio de Pascal Aimar / Tendance floue
par Mickaël Correia
Les évangélistes du CAC 40
p 139 / La liste est dans l’armoire Leveurs de mal et institution médicale dans le nord des Alpes
Techno-utopies et mythologies du transhumanisme
p 191 / La 3D était pipée
Les envoûtements de l’impression en relief par Bertrand Louart
par Julia Burtin Zortea
p 146 / Au Royaume de la poussière Portfolio sur la Grande Dépression des années 2010 en Californie
marabo ut
Textes et photos de Matt Black Traduction par Lucie Gerber
p 158 / « La tarantolata ne danse pas seule » Possession et dépossession dans l’ex-royaume de Naples. Entretien avec Alèssi Dell’Umbria Propos recueillis par Ferdinand Cazalis & Damien Almar
p 194 / La machine à fabriquer des saints Exil argentin et vies plastiques de Mariusz Piasecki par Ernesto Bottini Traduction de la revue espagnole Vacaciones en Polonia par Julia Burtin Zortea & Dominique Normand
Chronique Comics politics
p 198 / Punk, pop & Glycon
Voyage dans les mondes extraordinaires d’Alan Moore par Bruno Thomé
p 166 / Mapuche Le cycle de la reconstruction Texte et photos de Sub.coop
Chronique Contre la science-fiction
p 212 / Versus
Réalisme magique & science-fiction
p 171 / « les voix comme des messagères »
Entretien avec Magali Molinié sur les mouvements d’entendeurs de voix Propos recueillis par Ferdinand Cazalis & Julia Burtin Zortea
par Patrick Imbert
Chronique Dernière saison
p 216 / Ils reviennent Notes sur la série TV Les revenants par Sébastien Navarro
p 220 / Watching TV Photos par Olivier Culmann / Tendance floue
p 224 / 20h – 13h Nouvelle
par Alexis Berg
Chronique Perdu/Trouvé
p 234 Sillage d’une sphère en milieu linéairement stratifié par Marion B.
p 262 Géographies du drone Les quatre lieux d’une guerre sans frontières par Derek Gregory Traduction de la revue anglaise Radical philosophy par Émilien Bernard
Désert par une inconnue lisboète Traduction par Mickaël Correia
Objets abandonnés Photos d’Arnaud Elfort
Chronique Pas perdus
p 280 Esprits de la marche Tentative de condensation logo-magique de fantômes
Chronique Sur la crête
p 236 Only anarchists are pretty so m mai r e h o rs th è m e
Les frasques endiablées de World/Inferno Friendship Society par Paulin Dardel
Chronique Master de création littéraire
p 238 Collectif par Olivia Rosenthal
Contrariétés par Benoît Elie Cottet
youri, Nouvelles hypothèses
par Nicolas Marquet
p 284 Prison à mort Philippe Lalouel, une longue peine parmi d’autres par Raphaël Kempf
Une brève histoire de ma vie par Philippe Lalouel
Chronique Stade critique
p 290 Celui qui marche sur l’eau Match Saint-Mard / Moussy-le-Neuf par Alexis Berg
par Elitza Gueorguieva
p 252 Galerie de vigiles Portraits par Gauz
p 254 « Garde ta position, ô Égyptien ! » Manuel trouvé lors de la révolution égyptienne, 2011 Traduction par Raphaël Kempf & Otman El Mernissi
p 292 Un escalier vers toi-même Fragments poétiques par Jorge Roque Traduction de la revue portugaise Cão Celeste par Maya Guillot & Mickaël Correia
En ce matin du 1er mars, la brume se dissipe à peine sur Lourdes, lorsque Jef Klak voit le jour. On lui réserve un accueil triomphal. Parmi la foule des cur ieu x, une v ieille femme se penche sur son berceau, et murmure : « Sous ses airs ordinaires, il est monstrueux. » Bientôt, il aime jouer dans la cour avec les autres enfants et, à la faveur du retour d’exil d’un oncle Blaise, chargé d’une malle cabossée, il se pique de toupies, des coréennes, des chinoises, des anglaises en ivoire, des espagnoles à ficelle, des joufflues au bois tendre, des toutes pointues peinturlurées, des sportives acrobatiques et des discrètes au son mat. À 7 ans, lors d’une mémorable fête de Pâques, il découvre que le chocolat est décidément bien meilleur que l’hostie. Il quitte alors son poste d’enfant de chœur et abandonne la foi, à laquelle il ne comprenait pas grand-chose, pour se consacrer aux bêtises et à la rêverie. Les années qui suivent ne sont ni roses ni piquantes ; trop de questions, de doutes, peu de formes et aucune certitude. Un véritable marshmallow, « la mollesse en personne » (dixit son père), « une attendrissante guimauve en perdition » (dixit sa mère). Les psychiatres lui prescrivent de puissants remontants, tonifiants et stimulants, espérant ainsi, notamment grâce à des injections répétées d’essence de kouilhou kezeg (mollusque breton se dénotant par sa forme chibrique), guérir le mal par le mal. Une traversée de la Mongolie à cheval, pour aller se baigner aux sources du T’riq-Haut de Pô-Suprême, suscite un choc fondateur : la vision des cyprès morts de Gobi éveille en lui le sentiment de l’être-au-monde qui at t isera sa c onscience jusqu’à son plus vieil âge. Il n’a pas 15 ans, mais déjà une vision du monde c om me bra sier. Cypress Hill est donc tout naturellement le groupe de gangsta rap qu’il apprécie, l’associant plus tard aux moments de sa quinzaine, où les boums le font basculer dans la décadence : une fois, possédé par la Tequila-corrida et la joie d’être parmi ses semblables, il entreprend même de scanner un poisson rouge.
Il s’était toujours imaginé interprète en langue des signes pour une grande compagnie de cirque. Néanmoins, lorsque son idole, Rolando Vertigo, est tragiquement rappelé aux plus élémentaires lois de la gravité, Jef part vers d’autres pôles. « Klakos » : les pingouins se mirent à l’appeler « Klakos » en se bouchant le nez – ces buses n’avaient pas le style d’un Vertigo – et Jef n’oubliera jamais un tel a f f ront. Ta ndis que tous et tout le pressent à l’urgence, il prend le parti du haut d’un pont, et de ses 20 ans, de prendre son temps. C’est la maréchaussée qui le lui reprend en l’enfermant pour la nuit, se méprenant sur les intentions du jeune homme perché sur le pont des suicidés. Disposa nt comme à son habitude du meilleur point de vue, les deux mains autour des yeux, Jef Klak ne fait pourtant que se remémorer ce geste furtif, professionnel, tant et tant de fois répété, de l’index qui tombe. Une nuit de pleine lune, Jef, éreinté, se faufile le long d’une barricade hétérotopique. L’index tendu, il désigne la voie vers une plus grande sagesse sociale, mais qui a vu son doigt et qui a vu le satellite ? Ceux qui ont vu le doigt se contentent d’en tendre un plus grand, mais ceux qui ont vu le satellite font une pyramide de courte échelle, et bientôt surplombent la barricade. De si haut, ils lisent ciel et terre, voyant d’innombrables autres espaces-temps à occuper, réels ou imaginaires, mais pour beaucoup a ccessibles autrement qu’on ne le croyait. Là, entre le magma si passionnément domestiqué et les chaos charnels s’offrant à leurs prises barbares, ils restent un instant coi, reprenant leur souff le de sorcières fatiguées ; une pause avant l’assaut... Son meilleur ami, Ricardo Cordy, autodidacte passionné préférant le pied de biche aux grands discours, échappe à un avenir imposé en choisissant un parcours peu orthodoxe : menuisier, puis garagiste, squatteur, cuisinier à ses heures et f inalement photographe. Les parents Klak sont sur le point de planter une rangée de thuyas pour soustraire leur jardin au regard des voisins, quand Madame annonce à Monsieur qu’elle déteste les conifères, le lotissement, ses
collègues, et finalement Monsieur lui-même ; le divorce, prononcé devant le juge, affectera Jef davantage qu’il ne l’aurait prévu. Saisi d’une sainte crise, il se lasse de claquer la bise, et quand la glace se brise, se lance, Amok, dans la bise qui le dégrise alors qu’il s’enlise en l’exquise incise malaise. Esseulé dans le Nord, Jef a froid, souffre et pleure. Cette méditation solitaire finit par le sortir de son apathie. C’est vers le Sud qu’il va désormais voguer, à la recherche du monde et, sur tout, de ses langues. Casquette bien vissée sur la tête, lunettes et microscope en poche, il rassemble ses esprits (les bons et les moins bons) et affute ses stylos pour récolter les mots mal semés. C’est ainsi que Jef Klak apprend à parler le langage de l’homme de la rue. La petite trentaine, accroupi sous la table de la cuisine à lécher les restes collés aux barreaux des chaises, ou encore patiemment occupé à mordiller les câbles du téléphone, couché en chien de fusil sur le tapis du salon, il est de ces hommes qui inspirent une conf iance toute animale, en silences et en gestes. À force de mimétisme, il est soudain frappé d’aphasie, rapidement tournée en une belle aptitude à l’aboiement. Une de ces trouvailles inespérées : une forme de langage à la fois canine et grammaticalement divine. Finie la déprime sous la table, c’est gaiement qu’il sautille de trottoirs en caniveaux pour tailler la bavette avec femmes, hommes, nourrissons, chats, chiens et rats. Tout n’est que ravissement durant cette estivale période, vouée aux instincts les plus élaborés – jusqu’au jour où la f licaille lui retombe dessus pour vagabondage et recel de colliers en argent. L’amour, il l’avait imaginé avec mille visages, mutants avec son âge – parfois cruel, enflammé ou en flamand, souvent romantique –, mais jamais il ne s’est résolu à accepter l’évidence, ici traumatique : l’amour premier prend en cet instant la f igure d’une gendarmette dont les deux couettes blondes pendulent, tandis que Jef Klak constate que deux parties de lui même ne se réconcilieraient jamais. Il est alors comme envouté par le bleu pandore de l’uniforme qui lui évoque les
monochromes d’Yves Klein, et ses cheveux, les blondes houblonnées de Rubens. Jef Klak enlace la gendarmette, et de concert, leurs hanches, leurs bras se mettent à vibrer au son d’un juke-box qui crache mal un vieux blues des plaines du Hainaut. Mais un riff langoureux le fait basculer du bleu Taser au bleu de mer, et ce qui germe alors dans son esprit fait encore frémir de plaisir les puristes de la voile : relier Ostende à Gorleston-sur-Mer en Optimist. L’exploit accompli, le blues s’installe pour de bon, puis le vide, après s’être laissé enrôler dans la voie, très à la mode, de la finance et des courtiers en bourse. Trois années d’un cynisme et d’une violence sans pareil, où drogues, prostitutions, mesquineries, lobbying, arnaques, algorithmes et argent dégradent lentement et irrémédiablement corps et esprit. L’isolement et la pa ranoïa font s’entasser en lui les projets de meurtres, dans un « master plan » ordonné par le démiurge Atoum. Ainsi le premier homme d’État devait-il disparaître le 14 juillet suivant – le nom de l’opération : « Une balle dans son melon ! » Voilà pourtant la moins farfelue de toutes les missions qu’avec son orgueil déplacé il s’est données. C’est aussi celle qu’il a accomplie avec le moins de délectation. Il en ressort ému, car une des rares importances primordiales à laquelle il avait souscrit depuis les balbutiements de son existence sinistreuse, c’était le goût pour les tapirs à râteliers. Un jeudi, Jef disparaît du lui et du quelqu’un, des regards et des listes, d’une colonne de masques empruntés, du récit clos et des virgules de vies cousues. Il finit étalé sur le sable fin ou la folie, allongé sur le vide ou debout contre les vents, soigneusement arrêté en un point précis du monde, commun à tous, ce seuil du désert où la nuit se termine et commence. Des écumes sous les paupières, presque enseveli d’oubli, l’apparition soudaine d’un certain M. Delhombre lui fait lever les yeux au ciel et, ébloui par une chaîne en or, Jef Klak suit depuis les conseils guillerets de cette rencontre providentielle : raconter l’histoire de sa vie aussi commune qu’explosive.
Jef Klak Hors thème
Qui n’a pas lu Jaroslav Hasek (1883-1923) est un sagouin. C’est ainsi. Pas de discussion. D’autant que l’écrivain pragois a eu l’élégance de laisser une œuvre de taille modeste, essentiellement couchée dans Le brave soldat Chvéïk et ses déclinaisons (Nouvelles aventures du soldat Chvéïk et Dernières aventures du soldat Chvéïk ). L’affaire de quelques heures de lecture. Lâchez donc vos écrans et filez fraterniser avec ce bon Chvéïk. En guise d’apéritif, voici un joyeux éloge au fondateur du « Parti pour un progrès modéré dans les limites de la loi ». 1
P
our être franc, sa vie fut un vrai désastre. Certains l’ont catalogué c om me pu r bolche v ique , ma i s c’était avant tout un bolchev-hic. Ses années de jeunesse furent difficiles et il se débrouilla pour que les choses empirent progressivement. Du temps où il publiait deux journaux anarchistes à Prague, il fit en sorte qu’une cinglante polémique les oppose. Il édita également le prestigieux magazine Animal World, dans lequel il inventait des animaux fantastiques et mettait en vente des chiens « de race » qu’il avait auparavant volés dans les rues. Son unique œuvre, Le brave soldat Chvéïk, fut en majeure partie rédigée alors qu’il était ivre. Au vrai, c’est une recension délabrée de récits d’ivrognes glanés dans les bars. Une recension classée dans la liste des cent plus grands livres du siècle dernier. Voilà comment ce vil bohémien qu’était Jaroslav Hasek mena sa vie et son œuvre. Hasek était par essence anarchiste et rétif à l’autorité. Il fut actif de 1906 à 1909 dans le mouvement anarchiste tchèque, mais se vit expulsé d’un collectif parce qu’il avait troqué le vélo du bureau contre de la bière. Autre exploit : il mena une grève des employés du tramway sans jamais avoir travaillé dans cette branche. Il fut également arrêté pour avoir jeté une pierre sur un policier durant une émeute. Lors du procès, il se défendit en expliquant qu’au cours des événements il avait repéré un fossile très rare traînant au sol. Craignant qu’il soit perdu – ou pire, utilisé comme projectile – il l’avait alors projeté par-dessus un mur pour le sauvegarder. C’est ainsi qu’il avait malencontreusement heurté un inspecteur de police.
1 — Disponibles en livre de poche, chez Folio.
2 — Pour en savoir plus, lire Histoire du Parti pour un progrès modéré dans les limites de la loi, par Jaroslav Hasek, publié chez Fayard en 2008.
13
3 — Hasek répond ici via un jeu de mot sur le nom, très répandu pour un pub, « The Crown », qui peut se traduire par « La Couronne ».
Alors que sa fiancée le présentait à son éventuel futur beau-père quelque peu inquiet, Hasek lui assura qu’il venait de décrocher un emploi stable. « Quel est le salaire ? », s’enquit l’homme. « Deux litres de bière par jour », lança-t-il joyeusement. L’un des plus beaux faits d’armes de Hasek fut la création – en compagnie de quatre amis artistes – du « Parti pour un progrès modéré dans les limites de la loi 2 » en vue des élections au conseil de Prague de 1911. La ville faisait partie de l’Empire austro-hongrois et une censure très stricte s’y appliquait, mais Hasek parvint à la contourner en fondant un parti revendiquant une modération poussée à l’extrême. Ses réunions publiques étaient joyeusement chaotiques. Elles se tenaient immanquablement dans des bars et étaient surveillées par des espions du gouvernement, qui espéraient y récolter des preuves de subversion. « Q u e pe n se z - vo u s d e La C o uronn e ? », lu i demanda un jour un agent, dans l’espoir que Hasek se trouverait forcé de critiquer ouvertement l’Empereur. « C’est un excellent établissement, répondit-il. J’y bois fréquemment 3 . » « Pourquoi le portrait de l’Empereur est-il retourné contre le mur ? », s’enquit un autre. Sa réponse : « Pour éviter qu’une mouche ne lui chie dessus, ce qui pourrait conduire certaines personnes à des remarques inappropriées. » Alors que des foules aff luaient aux meetings nocturnes, Hasek promit un jour, sans vraiment réfléchir à la portée de ses termes, de dévoiler lors de la prochaine réunion une liste de vingt élus municipaux ayant assassiné leur propre grand-mère. Le soir en question, la tension était à son comble, d’autant que des policiers et des officiels s’étaient joints à l’immense assemblée. Hasek s’était mis dans un beau pétrin. Mais ses amis vinrent à sa rescousse. Avant que Hasek ne se lance, le « Président du Parti » (poste qui n’existait pas) expliqua d’une voix grave qu’une question urgente se posait, et qu’elle devait être discutée prioritairement selon un point de la constitution du Parti répertorié à la « Section 35, sur l’agriculture » (il n’y en avait pas non plus). « Quelle est votre position sur le syndrome pieds-mains-bouche ? », lui demanda-t-il. « Voilà une question d’une stupidité extraordinaire, répondit Hasek, mais à laquelle il me faut répondre. » Il parla ensuite pendant 89 minutes des ravages de cette maladie sur le bétail dans les empires ostrogoth et wisigoth, avant de conclure sa démonstration en affirmant que l’unique porteur de ce syndrome à l’heure actuelle était le maire de Prague. Il fallait d’ailleurs fournir de toute urgence à ce dernier dix galons de bain de bouche à la créosote. La foule quitta le bar, en quête de créosote... et du maire. Le jour même de l’élection, et seulement quelques minutes après l’ouverture du scrutin, ses partisans commencèrent à coller des affiches clamant une victoire écrasante de Hasek. Les votants se voyaient conviés au pub servant de QG au parti, afin de célébrer la victoire. Ils furent des centaines à s’y rendre. Finalement, un policier fit son entrée et demanda à Hasek de retirer les affiches. Ce dernier offrit une accolade à l’humble agent de police, lui annonça qu’il faisait de lui
son chef de la police et triplait son salaire actuel, puis le renvoya à son devoir. La suite de sa vie fut tout aussi extraordinaire. Conscrit au sein de l’armée austro-hongroise, il fut capturé par les Russes. Après la révolution d’Octobre, il s’enrôla brièvement dans la Légion tchèque puis dans l’Armée rouge, au sein de laquelle il atteignit rapidement le rang de Commissaire politique, avant de reprendre la route de Prague en 1920. Les trois années suivant son retour, il mena une existence de vagabond, rédigeant des récits sur des bouts de papier qu’il perdait immanquablement. Le lendemain, il demandait aux gens s’ils se rappelaient de l’histoire qu’il leur avait racontée la nuit précédente. Il buvait des quantités d’alcool prodigieuses. À l’époque de sa mort, en 1923, il pesait près de 140 kg. Il fallut démolir un mur de sa maison pour emporter son corps. Il était cependant parvenu à écrire le récit des aventures du « Brave soldat Chvéïk », qui semblaient remarquablement similaires à ses propres pérégrinations. Par sa pratique d’une forme de sagesse indexée sur la folie et d’une obéissance surjouée à l’autorité, Chvéïk est le personnage de roman le plus anarchiste et subversif de l’histoire. Voici un exemple tiré du premier chapitre : Le propriétaire de la taverne locale fréquentée par Chvéïk tente toujours d’éviter toute conversation avec lui – il craint d’être surveillé par des agents de police. Un jour, Chvéïk entre dans le bar et se voit saluer ainsi par la patronne en pleurs : « Après votre départ, mon mari a été arrêté pour subversion. Il a été condamné à dix ans de prison voilà une semaine. » « C’est une excellente nouvelle », rétorque joyeusement Chvéïk. « En quoi donc est-ce une bonne nouvelle ? » « Eh bien, il a déjà tiré une semaine de sa peine. » En septembre 2000, j’étais à Prague lorsqu’éclatèrent les émeutes contre la Banque mondiale et le FMI, en compagnie de Jane Nicholl et de Martin Wright. Nous nous étions rendus au très touristique Chalice, l’un des innombrables pubs où Hasek avait ses habitudes. En quittant les lieux, nous avons entendu des volées de gaz lacrymogène et repéré de la fumée provenant des combats de rue. Alors qu’on se précipitait pour y prendre part, j’ai ramassé une pierre, et l’ai rapidement inspectée pour voir si un fossile s’y accrochait.
Texte traduit du journal anglais Strike ! paraissant tous les 2 mois et mélangeant politique, philosophie, arts, subversion et sédition.
Jef Klak Hors thème
Avec près d’une centaine de titres diffusés en kiosque, la presse quotidienne algérienne étonne par sa pluralité et sa liberté de ton à l’égard du président Abdelaziz Bouteflika et de la bureaucratie étatique en place.
15 Mais entre soumission à des intérêts privés, répression ciblée des journalistes et autocensure généralisée, la diversité des journaux algériens ne fait que compléter la stratégie bien huilée d’un pouvoir politique peu enclin à la liberté d’expression.
E
n pénétrant chez l’un des marcha nd s de jour nau x de la r ue Didouche-Mourad, une artère centrale d’A lger encore dénommée rue Michelet par ses habitants, le visiteur qui souhaiterait acheter l’ensemble des quotidiens publiés en Algérie aurait besoin de solides épaules. Il repartirait en effet, ce jour-là, avec cinquante-trois journaux sous les bras, le kiosquier s’excusant de ne pas pouvoir lui fournir les quelque trente autres titres qu’il ne reçoit pas. Plus de quatre-vingts quotidiens en Algérie, donc, se partageant à parts égales entre le français et l’arabe, comprenant une bonne douzaine de journaux sportifs, le reste étant dédié à l’information générale 1. Ce paysage pluraliste agréable à l’œil surprend d’autant plus le lecteur lorsqu’il découvre la liberté de ton de certains journaux algériens. Les dessinateurs en sont les stars, et le plus connu d’entre eux, Ali Dilem, tourne chaque jour en dérision dans Liberté le président Abdelaziz Boutef lika et les généraux qui détiendraient le pouvoir réel dans le pays. Les chroniqueurs et éditorialistes ne sont pas en reste, et Kamel Daoud, dans Le Quotidien d’Oran, a tout le loisir de dénoncer, à quelques semaines de l’élection présidentielle du 17 avril 2014, « un régime à moitié mort, impotent, réduit à un clan et une chaise roulante, une famille et un frère 2 ». D’apparence diversifiée et tonitruante, la presse algérienne a pu être qualifiée de presse la plus libre du monde arabe. Mais quelques dessinateurs et éditorialistes peuvent-ils vraiment déranger un pouvoir qui a su traverser sans encombre, après bien d’autres, les turbulences de 2011 ? Suite aux émeutes et mani-
1 — À titre comparatif, on compte en France une dizaine de quotidiens nationaux et une soixantaine de quotidiens régionaux. 2 — Chronique « Raïna Raïkoum » du 3 mars 2014.
Jef Klak Hors thème
reportage
festations qui ont secoué le pays cette année-là, et en réaction aux révolutions tunisienne et égyptienne, le pouvoir algérien a promis des réformes. De nouvelles lois sur les associations, les partis politiques et l’information ont ainsi été adoptées. Mais, loin de libéraliser le régime et de donner un peu d’air à la société, ces réformes verrouillent encore plus le pays. L’ONU craint, à cet égard, « que le cadre juridique actuel encore restrictif, s’ajoutant à des pratiques héritées du passé, ne limite indûment le droit à la liberté d’opinion et d’expression et le droit à la liberté de manifestations pacifiques 3 ». La loi sur l’information de 2012 est en effet venue, sous couvert de réforme et de modernisation, renforcer les restrictions posées par la loi de 1990.
Naissance de la presse algérienne privée Avant 1990, il n’existait qu’un secteur public, et les journalistes se devaient de véhiculer les « options idéologiques du pays », comme le disait sans pudeur la loi sur l’information de 1982, qui affirmait également en toute logique que « l’État assure une information complète et objective ». Les manifestations populaires qui ont commencé le 5 octobre 1988 et l’émergence d’un clan de modernisateurs, menés par le premier ministre Mouloud Hamrouche, au sein du pouvoir algérien, ont conduit à la naissance d’une presse privée. En collaboration avec le Mouvement des journalistes algériens (MJA) créé pour l’occasion, le gouvernement a donné aux journalistes la possibilité de fonder leurs propres titres avec l’aide financière de l’État. Ce processus a débouché sur la loi du 3 avril 1990. Principe de liberté de l’édition des journaux, absence d’un agrément public pour pouvoir imprimer, organe de régulation indépendant, droit d’accès des journalistes à l’information : cette loi établit un cadre idéal pour le développement d’une presse libre et critique. Aujourd’hui, les journalistes y pensent encore avec émotion, « elle était très courageuse, magnifique », affirme ainsi Adlène Meddi, directeur d’El Watan Week-End, trop jeune pour avoir vécu cet âge d’or, mais suffisamment reconnaissant envers les combats menés par ses aînés. Ce grand récit de la lutte des journalistes algériens pour leur liberté peut pourtant être relu à l’aune des rapports de force entre les différents clans du pouvoir. Pour Amar Belhimer, un ancien du MJA aujourd’hui professeur de droit à l’université d’Alger, « la presse privée est [dans les années 1988-1990] une arme brandie par un clan du pouvoir – globalement identifiable comme bourgeoisie d’affaires – pour mettre à terre un autre clan adverse – la bourgeoisie bureaucratique – ou le contraindre à renégocier les termes du partage du pouvoir 4 ». Réduite au rôle de « catalyseur dans la transition de l’économie administrée à l’économie de marché 5 », la presse algérienne passe également d’un régime de censure matérielle et politique totale à un régime de « censure par le marché », lequel reste étroitement lié en Algérie aux différentes composantes du pouvoir. La presse algérienne, en raison de sa naissance complexe, se trouve ainsi dans une situation ambivalente. D’un côté, elle dit avoir arraché elle-même sa liberté, grâce au MJA, mais de l’autre, elle semble
répondre à des intérêts qui la dépassent. Ce processus est qualifié par Amar Belhimer de « démocratisation par le haut », donc nécessairement contradictoire. La journaliste Ghania Mouffok rappelle également que « la démocratie ne se décrète pas par des lois ou des décrets 6 » et certains parlent de « presse autoproclamée indépendante 7 ».
Pendant la guerre civile, une presse aux ordres ? L’ambivalence qui a présidé à la naissance de la presse algérienne privée s’est révélée au grand jour pendant la guerre civile des années 1990, lorsqu’elle a été sommée de choisir son camp et de soutenir le pouvoir sous peine de disparaître. Suite à la victoire du Front islamique du salut (FIS) au premier tour des élections législatives en 1991, le pouvoir militaire a décidé, le 11 janvier 1992, d’interrompre le processus électoral et de déposer le président Chadli Bendjedid, ce que beaucoup qualifient aujourd’hui de coup d’État. Selon Ghania Mouffok, le régime laisse alors « à la presse privée le soin de convaincre les opinions de la nécessité d’interrompre les élections 8 ». Ce rôle a été joué avec entrain par la presse francophone et « la grande victime de cette épuration médiatique est sans conteste la presse privée arabophone 9 » qui a refusé de suivre les choix du régime, et a défendu la poursuite du processus électoral. Pendant la guerre civile des années 1990, la presse qui soutient les actions armées du régime contre les terroristes est qualifiée d’éradicatrice, et doit se soumettre à un strict contrôle par le pouvoir de l’information qu’elle publie. Des directives sont envoyées aux directeurs de journaux sur la manière de traiter l’information sécuritaire. Au cours de cette décennie, les journalistes ont payé de leur vie cet engagement : une centaine d’entre eux furent tués dans des attentats pour avoir exercé leur métier. Être journaliste en Algérie, dans ces années-là, « relève de l’héroïsme au quotidien 10 ».
2012 : une réforme en trompe-l’œil Aujourd’hui, si les directeurs de journaux ne reçoivent plus de directives fermes et précises, leur liberté reste conditionnée au respect de principes qui créent pour les journalistes un « climat d’autocensure », selon les termes de l’ONU. Othmane Lahiani, journaliste politique au grand quotidien arabophone El Khabar, critique en effet la nouvelle loi sur l’information de 2012, plus restrictive que celle de 1990 et qui oblige les journalistes à se surveiller eux-mêmes : « C’est comme si j’avais un policier dans ma tête », dit-il. Et en effet, en vertu de la loi de 2012, « le journaliste doit notamment respecter les attributs et symboles de l’État, (…) s’interdire toute atteinte à l’histoire nationale (…) », mais aussi respecter les intérêts économiques du pays, les exigences de l’ordre public, la souveraineté nationale… Ces restrictions expriment bien, selon Chérif Dris, « la méfiance du pouvoir à l’égard de la presse 11 ».
la sourdine des quotidiens
En outre, le Code pénal a été modifié en 2011 de façon à déresponsabiliser les directeurs de journaux : le journaliste qui, dans un article, offenserait le président de la République ou tout autre corps constitué de l’État serait seul redevable d’une très forte amende et aucune poursuite ne serait engagée contre la publication. Pour Amar Belhimer, avec cet amendement, « le pouvoir achète le silence des directeurs des publications en les désolidarisant des journalistes ; c’est faire du journaliste un esclave, socialement précaire et qui, seul, ne peut pas être critique ». Au-delà des textes de loi, le pouvoir contraint l’activ ité des journalistes de manière souvent plus directe et brutale. Ainsi, le 5 mars 2011, une dizaine de journalistes de plusieurs quotidiens ont été arrêtés et emmenés au commissariat alors qu’ils couvraient une manifestation à Oran de la Coordination nationale pour le changement et la démocratie (CNCD) 12 . L’ONU a critiqué cet « acte d’intimidation » qui a conduit certains journaux à « s’autocensurer » et plusieurs journalistes à ne plus couvrir ce type d’événements. Le pouvoir algérien exerce sur la presse un contrôle souvent bien plus fin et intelligent, grâce à divers mécanismes qui altèrent son indépendance. L’État jouit en effet d’un quasi-monopole sur la publicité et la diffusion ; il possède également la plupart des imprimeries du pays et contrôle l’importation du papier, ce qui permet de menacer des journaux trop critiques ou, à l’inverse, de permettre à des journaux proches du pouvoir de continuer à imprimer malgré leurs énormes dettes envers les imprimeries publiques 13 . Mais c’est surtout avec la gestion du marché publicitaire que l’État peut exercer, comme le dit la juriste Nassima Ferchiche, auteure d’une thèse sur le sujet, un « droit de vie ou de mort sur les titres privés 14 ». L’Agence nationale d’édition et de publicité (Anep) garantit en effet quelques pages de publicité à un grand nombre de titres inféodés au pouvoir ou à l’un de ses clans, et peut décider de ne plus accorder ces pages en cas de prise de parole critique. Alors qu’il existe des douzaines de quotidiens dont les tirages sont anecdotiques, la plupart d’entre eux ne survivent que par la publicité étatique fournie par l’Anep. Comme le note le journaliste Saïd Djaafer, grâce à ces mécanismes, « les autorités n’ont nul besoin de recourir à des mesures autoritaires de suspension pour affaiblir un journal ou le contraindre à disparaître 15 ». Pour éviter de dépendre de l’argent public, le recours à des financements privés peut être utile, mais contraint alors les journaux à s’inféoder à d’autres pouvoirs. Ainsi, dans un numéro publié à la veille du cinquantenaire
de l’indépendance, le quotidien Liberté pouvait, sans ciller, décrire de la sorte les mérites de son propriétaire, l’homme d’affaires Issad Rebrab : « Comme dans la légende grecque du fleuve Pactole, tout ce qu’Issad Rebrab touche devient or. À la seule différence qu’avec le plus émérite des hommes d’affaires algériens, on n’est pas dans la fiction, mais bel et bien dans la réalité 16 . » Pour éviter ce double écueil, des journaux, comme El Watan et El Khabar, sont la propriété de certains de leurs journalistes, ont acquis leur propre imprimerie et se contentent du marché publicitaire privé. Cette indépendance au moins formelle à l’égard du pouvoir de l’État, une présentation agréable et un effort pour faire du reportage (que l’on peut lire, par exemple, sous la plume de Mustapha Benfodil dans El Watan) font qu’ils sont très lus en Algérie. El Khabar tire en moyenne 465 000 exemplaires chaque jour et El Watan 160 000, le lectorat arabophone étant bien plus important que le francophone. Ce ne sont pas les journaux les plus lus (le quotidien Ech Chorouk arrive en tête – 531 000), mais ce sont sûrement ceux qui ont fait le plus d’efforts pour conquérir leur indépendance. Ainsi, dans un paysage éditorial comprenant plus de quatre-vingts quotidiens, moins de six titres seraient réellement indépendants, d’après l’ONU. Cela peut expliquer pourquoi, comme l’explique Achour Cheurfi, journaliste et écrivain, « depuis sa naissance, à quelques exceptions près, la presse “indépendante” s’est bien gardée de dénoncer la haute corruption ou de remettre en cause les options stratégiques du régime 17 ». Nombre de nos interlocuteurs ont en effet regretté le manque d’espace laissé à l’investigation. Presse de caricaturistes et de chroniqueurs, « la presse algérienne commente beaucoup et informe peu », tranche de façon lapidaire Saïd Djaafer, qui ajoute que « le pouvoir n’est pas gêné par les commentaires, il a accepté l’idée qu’il pouvait être insulté de manière globale, mais il n’accepte pas les attaques précises, résultant d’enquêtes détaillées ». Comment comprendre, alors, qu’il existe autant de journaux en Algérie ? Pour Amar Belhimer, il y a là « un écran de fumée, une théâtralisation. Il ne peut pas y avoir de liberté de la presse dans un pays où il n’y a pas les autres libertés. Dans tous les domaines, on a ainsi multiplié les choses pour mieux les dissoudre, mais ce n’est pas le nombre qui fait la qualité de l’expérience démocratique ». Adlène Meddi, qui jouit pourtant d’une indépendance relative à El Watan Week-End, résume à sa manière : « On a la liberté d’aboyer », mais cela ne semble pas faire vaciller le pouvoir.
17
3 — Rapport du Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, Frank La Rue, « Mission en Algérie », Conseil des droits de l’homme, ONU, 12 juin 2012, p. 6. 4 — Amar Belhimer, « La presse en quête de mythes », La pensée de midi, 2001, n° 4, p. 112-113. 5 — Hafid Gafaïti, « Power, Censorship, and the Press : The Case of Postcolonial Algeria », Research in African Literatures, 1999, n° 3, p. 55. 6 — Ghania Mouffok, Être journaliste en Algérie, Reporters sans frontières, 1996, p. 51. 7 — Nassima Ferchiche, La liberté de la presse écrite dans l’ordre juridique algérien, Fondation Varenne / LGDJ, 2011, p. 354. 8 — Ghania Mouffok, op. cit., p. 55. 9 — Ghania Mouffok, op. cit., p. 121. 10 — Ghania Mouffok, op. cit., p. 103. 11 — Chérif Dris, « La nouvelle loi organique sur l’information de 2012 en Algérie : vers un ordre médiatique néo-autoritaire ? », L’Année du Maghreb, n° VIII, 2012. 12 — El Watan, 6 mars 2011. 13 — Nassima Ferchiche, op. cit., p. 490. 14 — Nassima Ferchiche, op. cit., p. 504. 15 — Saïd Djaafer, « Algérie : une ouverture médiatique entravée », dans Khadija Mohsen-Finan (dir.), Les médias en Méditerranée – Nouveaux médias, monde arabe et relations internationales, Actes Sud / MMSH / Barzakh, 2009, p. 181. 16 — « Issad Rebrab, un modèle de ténacité pour les jeunes », Liberté, 4 juillet 2012. 17 — Achour Cheurfi, La presse algérienne – Genèse, conflits et défis, Casbah Editions, 2010, p. 73.
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Vendredi 6 juillet 2012 Notes de marche & de pause • Les plus beaux garçons sont dans des filles. • Les avions sont les pixels des ciels contemporains. • Regarder encore et encore mon parquet, me rappeler que, jeune, j’étais fasciné par le tableau des raboteurs de Caillebotte. (les positions des corps) (valides vous êtes beaux aux sols) • Vu un panneau publicitaire automatique vomir une affiche sur le trottoir. (L’information se vomit. Les fantasmes ne sont pas affichables.) • Suis définitivement la Bête de Cocteau. (Moche power.) • L’échange de Julien Legars. • L’érotique serait l’œuvre (puissance infinie non néfaste), le sexe est une ébauche.
• La vie peut encore s’inventer, avec une force inouïe ; en suis parfois tellement persuadé que je risque de crever de persuasion non appliquée. (Et pour cela, je crois que j’évite de lire des romans.) Je réalise qu’on a tendance à croire qu’il faut attendre/accepter de la vie alors qu’il m’apparaît que la vie attend également de nous, est intriguée de ce qu’on est prêt à faire d’elle.
Mercredi 7 novembre 2012 L’air [de rien] Les artères des émotions en scoubidou, tentatives de lubrifier le barbelé. Ai mal au guidon, tsé. Son sourire dans la pomme d’Adam, et son dédain en rotule ; j’oublie l’humain comme on apprend les tables de multiplication. Chaque minute ganglionnaire est difficilement supportable, essayer de déglutir les bourrasques d’écume depuis la vitre du bus. L’air de rien, une
pédérastie mal placée et quelques érections en poche. Ai toutefois vomi mon estime cent fois pour tenter de ne plus être nutritif à quiconque. Tuer les gamineries du passé pour immortaliser quelques v ieillesses, fa ire r icocher les prières d’avortons chanceux sur la surface du lac profond. Échec à chaque réussite. Ai tenté d’étrangler mon propre Golem, mais dans la sueur de la lutte, ai fini par lécher sa glaise. Puis ai morvé un nuage, sale gosse rachitrique. Bouffé un sandwich de parking pensant pouvoir garer mes viscères fiévreuses, créneau d’amnésie pour oublier ses deux îles. Supination dans ta gueule, chérie. J’irai cloper des néons en remplissant quelques post-its d’un scénar de ton corps sous l’eau. Sais-tu reconnaître des muscles souriants ? Crois-tu que la raie des culs et les lèvres de la bouche soient les dernières frontières existantes ? Pourquoi apprend-on à nager et pas à se noyer ? Cela dit, Anaïs Nin était hipster, n’est-ce pas ?
19 Le président cette nuit aura quoi qu’i l en s oit le s dent s blanches. Et demain un bateau, et demain une île. Atlantique, parce qu’on est toujours fauché. Ne sais plus depuis combien d’hivers je me pose insulaire, un réf lexe plus qu’une env ie, là. Comme en aveugle (pupilles grises), avancer par habitudes, l’océan, immerge/enivre-ou-crève. Petit morceau de terre f lottant, petit cœur bercé d’eau salée. Citadin serait le bal costumé, marin serait la vérité discrète (sauvage & douce). Tout ce que je sais, c’est que, bordel, je manque d’air. J’inspire fort dans la rue, je regarde le ciel, mais rien, plus rien n’entre dans le poitrail. Cute little dead soul go swimming.
Mercredi 23 janvier 2013 Bluuuuuuue La musique ne sauvera pas mais aimera toujours caresser le capillaire des envolées, fuir avec elle pour une valse gorgée du pouls le plus brillant, tes veines clignotent et mesure à cela l’amplitude de tes écarts au sol, sa f idélité sour it de la naïveté à se vivre comme une balle de squash se croyant toujours encadrée d’une baie vitrée qui n’explosera jamais sauf le jour où ta pensée se fera brise-glace plutôt qu’à marteau-piquer les maintenant qui pourrissent entre les dents mâche mâche et crache un lac assez large pour noyer quelques utopies javellisées et mouiller les peurs que (ue) de t out e f a ç on l a musique détrempera en nuances que ton iris archive pour te faire une surprise
une belle prise de judo où tu chuteras d’apesanteur, rigolant rigolant ah oui rigolant à paumes douces déployées si je ne suis plus là tu connais la direction du la musique ne sauvera rien mais tu la sauveras au bout de ton sternum, à quelques sillons loin de l’absurdité si tu oses danser illimité accueille recueille
Jeudi 24 janvier 2013 Ambiances Question de perpétuer la tradition : Un client au taf me parle de sa passion pour son magnétoscope, de son amour des VHS – j’adore. Il pense qu’il va encore vivre une dizaine d’années, mais craint pieusement que son magnétoscope ne meure avant, cependant ne veut pas passer aux DVD. Je lui assure de l’aider à trouver un magnétoscope d’occasion lorsque ce sera le cas, ses yeux de vieux chasseur raciste & homophobe sont alors quasiment emplis d’amour. (Dingue comme j’aime les gens dès qu’ils aiment quelque chose, je pourrais les écouter des siècles, décrire ce qu’ils aiment humblement et profondément, même le plus insignifiant. Surtout le plus insignifiant.) Question de pile ou face : Je ne sais pas qui je trouve le plus classe de Grimes ou Yolandi Visser. Question de saisissement : Hiroshi Matsumoto Question de pourquoi j’aime mon travail (1) : « Que voulez-vous effectuer comme recherche aujourd’hui, Mme D. ? – Oh ! Je vais vous embêter, jeune homme : le duffle-coat, j’aimerais m’en trouver un... – Ah ! vous ne m’embêtez pas du tout. (Surexcité) Alooooors,
voyons voir... (Je clique dans tous les sens) Voilà quelques modèles qui existent dans des magasins en ville... J’imagine que vous voulez le plus en laine possible, boutons en bois ? — (Aux anges) Mais oui... mais même ça, ça vous intéresse ?! — Ahah, oui, vous n’avez pas idée comme mon cerveau a toujours faim... Et puis les vêtements avec de belles étoffes, c’est primordial, selon moi. Oh, regardez celui-là, qu’en pensez-vous ? » Le plus mer veilleux est que cette dame a fréquemment la même soif encyclopédique, et du coup, elle m’a fait chercher/lire des articles sur l’histoire du duff lecoat et du caban – juste génial (le caban est conçu pour être boutonné de deux sens suivant que le vent soit de bâbord ou de tribord !). Question d’écervelisation avancée : J’informe le techos qui change mes pneus que dernièrement mon fauteuil présente le dysfonctionnement d’être bridé à 8,5 alors que c’est un fauteuil de 10,5 km/h. Il me répond avec son air de taverne : « Ah, mais vous allez voir avec les nouveaux pneus, vous allez très certainement retrouver les 10,5 ! » WTF. « Non mais, vous n’êtes pas sérieux, là ? (Si si.) Un pneu neuf ne va pas me faire gagner 2 km/h... Vous, vous changez la semelle de vos baskets et vous gagnez quelques kilomètres à l’heure de marche ? » Son cerveau a bloqué ici. Question de ne pas être né avec le même corps que lui : Le frangin : « J’hésite pour un visa d’un an pour le Canada, que je peux avoir, là... » Moi : « Oh non non non non non n’hésite pas ! Enfin, je transpose, j’ai super envie d’y aller, mais c’est très compliqué en étant handi. Non mais le Canada ! Juste, t’y vas, quoi ! Les forêts et la nature démentes, une scène culturelle excellente, New York à côté... Non mais, Bro... » Le frangin : « Ouais... chais pas. »
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Valides, votre luxe de conditions d’existence me troue l’intelligible. (Non, non, je n’idéalise pas pour autant vos vies, je peux même douter que la mienne serait plus fournie en étant valide, néanmoins vous disposez d’une myriade de capacités qui vous arrangent sacrément bien l’accès au monde, dis donc.) Question de validisme ordinaire : évidemment, les autocars « provinciaux » pour filer à Paris le 27 ne sont pas access aux handi .e . s (autocars qui existent pourtant, notamment dans cette ville). Évidemment, les organisateur. ice . s sont rapidement « désolé.e. s », n’y ont pas pensé bla-bla-bla. Évidemment, si les handi.e.s veulent vraiment – et peuvent physiquement – y aller, alors comme d’hab, il faut taxer, non pas les autocars pour 30 euros, mais au moins 100 euros de TGV. Hmm, hmm, donc pas une manif « pour tous », quoi... Plus je vieillis, plus ça me gave illico. Ce n’est pas tant le fait isolé que la répétition désabusée, entraînant le sentiment d’être un.e soussous-sous-citoyen.e. Question de pourquoi j’aime mon travail (2) : Une de mes clientes régulières n’est pas disponible à une session, mais m’envoie un vieux monsieur distingué (son BF ?) qui me tend une photo du Flatiron building de New York, ajoutant : « Elle m’a transmis de vous dire que vous preniez cette photo et que vous la lui rendrez la semaine prochaine lorsqu’elle viendra, vous savez plus précisément ce que ça veut dire ? » J’ai un grand sourire, oui, ça veut dire que je dois faire une recherche sur le Flatiron, et ça me ravit absolument. Question d’être autiste au placard au travail : Collègue : « Alors, cette année, tu vas réussir à nous tutoyer ? » Moi : « Je ne sais pas, je ne crois pas. Je ne fais pas exprès de vouvoyer, ç’a toujours été comme ça chez moi... C’est comme ne pas retenir vos prénoms, j’essaie, mais c’est quelque chose de très étrange, abs-
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trait pour moi... Je n’ai retenu que Bénédicte (J’évite heureusement de lui dire : en visualisant de la mayonnaise), mais vous, je ne sais plus. (Rrraah, bordel de premier degré franc perpétuel) » Collègue : « Vraiment tu ne sais toujours pas mon prénom ?! Mais ça me vexe ! » (Je n’arrive pas à cerner son sourire, si c’est de l’humour ou de la gêne) Moi : « O ui , je sai s (ma ins moites), j’ai toujours vexé les gens avec ça. Ça n’enlève en rien ce que j’apprécie des gens, le prénom ou pas. » Collègue : « Non, ça va, t’inquiète, on fera avec... » Argh. Envie de sortir du placard à toute allure. Question de jamais de bol : Ma platine est en train de cramer de l’intérieur. Je la fétichise, je le vis très mal. Ce week-end, je la démonte entièrement (ai chopé un schéma 70’s en allemand des composants électriques). Question d’être employeur cheap : Recr ut ement s de nouveau x postes d’assistant .e.s de vie (ADV) dans mon équipe, situation fréquente si ce n’est en ultra urgence actuellement, je passe en moyenne 2 à 3 heures par jour à étudier les candidatures, mener des entretiens, former des postulant .e.s... Saturation maximum au bout de treize ans, mis à part quelques collectors : — À l’entretien, le gars qui me dit : « Moi, vous voyez, ma passion, c’est l’être humain », ah euh... — L a plu s b el le ju s t i f ic a tion d’une lettre de motivation : « M’étant consacrée à la préservation des objets d’art et du patrimoine culturel, je serai encore plus attentive et délicate avec la préservation et les soins d’une personne », toi, t’es trop magnifique ! — « Je souhaite répondre au mieux à vos besoins physiques, médicaux, hygiéniques et sanitaires afin de vous simplifier la vie », genre intervention de l’ONU pour mon cul. Etc.
Samedi 30 mars 2013 C5 Il y a le matin où au réveil je n’arrive plus à bouger le pouce de la main droite (la main gauche est morte il y a déjà quelques années, je vis à 90% par des ergonomies adaptées pour le pouce et l’index droits). J’essaye, rien, j’accuse d’être mal réveillé, j’essaye, rien, concentration, nouvel essai, rien, je réunis tout mon Feldenkrais, j’essaye, je ne ressens quasiment plus rien, ou alors le nerf tremble et j’ai la paume de main en sueur. Oh god no. Je me mords les lèvres, fais-lechien respiratoire, balbutie « Ne pas paniquer ». Se raccorder à de la réalité ; j’informe Jeanne que j’ai un sérieux souci d’érection du pouce. Je sais qu’elle a eu un truc médical tôt avant son taf, je me sens con à lui évoquer mon simple pouce, handi contre valide... Mais à vrai dire, un pouce qui est l’équivalent d’une jambe chez un .e valide. Ce qu’elle capte, bien sûr ; pour autant, on essaie la déconnade tendre (elle assure, diantre). Jusqu’à ce que je me rende compte que je ne parviens plus à bouger l’index droit non plus. Je me fous sous la douche, j’invoque l’eau volcanique et n’importe quoi commençant à devenir insensé. Sauf que non, l’index niet, copie conforme du pouce. La même sensation des précédentes per tes neurologiques d’autres bouts de corps toutes ces années, plus d’inf lux dans le membre. Et je crie presque en essayant de fléchir l’index de toute la force concevable, suis en sueur. Sa ns v ra iment m’en rendre compte, il y a aussi peu à peu des larmes. Comme dans un aéroport, un grand panneau s’affiche dans ma tête, indiquant : ne plus pouvoir conduire le fauteuil, ne plus pouvoir travailler à l’ordinateur, ne plus pouvoir écrire, ne plus pouvoir toucher autrui... (Oui des adaptations existent, en minimum plusieurs mois de financements fastidieux.)
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J’appelle le Doc, « Ah oui, oh... le pouce et l’index, comme ça, au réveil... bon, hmm, je vais appeler la neuro immédiatement, vous seriez d’accord pour une hospitalisation en urgence ? », je bredouille un oui à peine conscient. Jeanne demande que je l’appelle dès que possible. Peux pas. Je me propose l’amnésie, je m’habille pour sortir marcher dehors. Je fais quelques mètres dans la cour et me rends compte ne plus arriver à conduire. Ok, il se passe quoi... il se passe quoi... il se passe quoi... J’appelle Jo, Duchesse, Winnie, évidemment, tout le monde travaille. Je rentre et regarde le vieux bouquin d’anatomie neuro : nerf médian, de C5 à C8, bah ouais, ça coïncide avec ma bestiole interne... Gros blanc après, je pense être resté comme abasourdi dans ma chambre, sans pensée, sans influx. Longtemps. Jo me réveille via le téléphone, on pose les choses, je dépose elle repose. Ces gens déments qui peuvent me faire rire en même temps que je chiale. Essai n°385 : je parviens à f léchir peut-être 1 ou 2 millimètres de l’index. Je re-chiale comme un con illuminé. Nouvelle tentative : rien. Tentative 387 : de nouveau, 2 millimètres. L’urgentiste neurologue appelle, des tonnes de questions pour savoir si quelque chose d’inhabituel s’est produit dans mon positionnement de bras (non), je comprends sa procédure jusqu’à ce que je dise, fatigué, la gorge serrée : « On sait quand même vous et moi quelle est ma patho et quel est mon âge... », elle : « Oui... oui... bien sûr... Mais il faudrait quand même qu’au plus vite après le week-end vous veniez faire des tests. » Je ne lui en veux pas mais n’ai plus envie de discuter. Elle insiste qu’en attendant, il faut mettre « impérativement » le bras au repos. « Ne l’utilisez pas ! » La bonne blague, mange ton pied, toi. Sauf qu’évidemment, elle a raison, cette neurologue. De segments horaires en lendemains, je regagne quelques millimètres, faibles mais un peu d’influx,
sauf que j’ai mal de plus en plus dans le bras. Jusqu’à l’épaule actuellement. Jeanne assène le soir de toute la douceur qu’elle a : « Ne déconne pas, sérieux, ne déconne pas. » Je déconne. Je ne sais pas comment réduire l’envie de vie, et je déborde. Je déborde toujours. J’essaie le minimum syndical, sans grande efficacité, je me force toutes les 4 heures à des « armassages » (qui me soulagent pire qu’un orgasme // merci ADV en or), je prie discrètement, je visualise supra-angoissé une semaine de boulots tarée avant Paris vendredi, je ne sais pas foutre-bordel quoi......... Lorsque sa voix éclate de rire, alors un pesant de cacahouètes vaut un pesant d’or. On se marre encore. Plus fort. Malgré tout, un conglomérat de tout. Je ne sais pas si nous allons gagner ou si nous allons perdre à l’absurdité de la vie, mais chacun des rires la journée et des sourires la nuit gagnent l’estime d’avoir été beaux. Et on a des cojones, dirait-elle. Pour au moins essayer. Au moins essayer.
Mercredi 10 avril 2013 Festa dos Tabuleiros Depuis la cabine de bus en voyant passer cette nonne portant à la main un sac vert totalement uni, vert f lamboyant sur sa robe noire inextinguible, je réalise : cette nonne, comme le prêtre en soutane l’autre fois dans le souterrain de la gare, sont de véritables individu.e.s monochromes. Peut-être les derniers monochromes vivants. Je me dis qu’il faut que je note ceci dans une calanque de mon crâne, il faut que je note pour n’absolument rien oublier de vivre. Tant que. Sauf que. Je suis encore trop HS. (J’oublie majoritairement tout ces temps-ci.
Il me faut peut-être un-superbestylo-plume-en-Tampax.) D’ailleurs, je quitte l’abri de cette cabine pour aller sous la pluie, glaciale, comme pour cryogéniser la moelle qui pourra être sucée en sorbet cet été. L’inconnue à côté de moi dans la cabine se lève me voyant avancer, se ravive confuse en ne constatant aucun bus d’arrivé, se rassoit me regarder aller et rester sous la pluie. Aller et rester. Ça me plaît. Aller et rester. Le regard vers le ciel, piste d’atterrissage de gouttes. Visage diluvien, sourire presque bavé, je me demande quel temps fait-il à Lisbonne. Aller et rester dans cette pensée.
Vendredi 24 mai 2013 La fête de la croquette MChat est un Phénix à poils argentés, un caïd de l’improbable. La vie ne s’arrêtera jamais (tu m’entends), on peut bien lâcher quelques organes, on sait en faire renaître d’autres avec une joie pudique. Les jours se paillettent des séances de magnétisme que la nouvelle voisine vient donner les soirs après son travail à MChat. D’une humilité rassurante, elle pose ses mains sur le crâne et le ventre du Minus qui ne bouge plus, je ne bouge plus, elle ne bouge plus, le silence opère. La voisine repart sans attendre du merci, les gens silencieux ont assez de douceur en eux pour n’attendre rien d’autre que vivre. Que vivre soit contagieux. Que tu m’inocules, que je l’inocule. On a tellement attendu sans vraiment savoir qu’on se préparait à être doux. Ce serait quand nos immunitaires sont les plus bas que nos valves sont les plus ouvertes, comme des sourires, comme des soupirs. MChat se remet à ronf ler en plein accordéon sonore, ça émoustille ; tout se remet à aller très bien là-dedans ; là-dehors, il va faire soleil. Très bien, merci. Le véto dit
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écarquillé « Incroyable... », je dis que tout est à croire. Et à croître. Pourtant, entendons : par-tousles-temps, rien n’est spécifiquement lubrifié dans cette vie. J’ai compris que les choses se sculptent en même temps qu’elles s’effritent. Je lui dis qu’elle m’apprend la patience, elle s’étonne intriguée (le fouet vers son dos), j’omets de lui expliquer mon artisanat : les miettes qui se désagrègent m’entraînent une peur dégoulinant en sueur, ainsi poussières minérales et poussières liquides, je conglomère tout cela pour fignoler à la sculpture des fragments enrichis de quelques accalmies. Sauf. Que. Bon. Je sais être bien plus que l’ombre d’un con. Et qu’un jour ou l’autre, ça-va-bien-merci nous tomber sur le coin des yeux brillants. Je parie ma croquette qu’on va chialer nos mascaras. La vérité est qu’à 16h10 j’ai envie d’endives, que je bois de la tisane de tilleul pour l’ivresse de sa couleur, que je tenais vraiment à ce que le coiffeur me dise combien de fois il s’était malencontreusement coupé les doigts (réponse évasive). Que surtout je n’écris pas 3% des parchemins rédigés sous mes paupières {continuellement battement/battement}, mes canaux limbiques sont obstrués par un quotidien périlleux qui rabâche sa même médiocrité : candidatures, bavures, entretiens, chrétiens, recrutements, assainissements, formations, compressions, licenciements, anéantissements, démissions, contorsions, budget, bidet... Je nage en plein burn-out, d’une discrétion proche de la cryogénie. En étant employeur d’équipes d’assistant .e . s de vie, je n’aurais jamais pensé à ce point pouvoir observer toutes les facettes de l’ego grignotant des gens appelés « postulants ». Je compte sur les doigts d’une main d’un axolotl les personnes équilibrées ne venant pas postuler pour leur thérapie (l’attente du contre-don et/ou de la rencontre du 3e type, mille fois plus pressantes que le salaire), mais pour mettre en œuvre de l’autonomie. Alors, une grosse overdose au bout de +10 ans de toutes ces personnes qui viennent allè-
grement pisser dans ma vie. J’ai toujours ironisé qu’en France un.e handi.e est une sorte de pupille de la Nation vu l’assimilation institutionnelle ; à vrai dire, c’est bien plus une pupille de la défécation. Je veux dire : soit c’est la taule des institutions sans queues ni têtes, soit c’est se démerder à domicile avec une enveloppe budgétaire mensuelle à la limite de la légalité/juridiction du travail à devoir survivre en employant (précision : en étant gratuitement DRH et formateur pour les conseils généraux) des personnes qui... allez, au plus récent, dixit la candidature d’il y a quelques heures : « J’ai beaucoup le contact auprès de personne qui ont besoin » (il ne faut même plus considérer l’orthographe, hein). Moi, j’ai beaucoup épuisé du contact auprès de personnes atrophiées de le néocortex. Vouloir argent oui légitime, vouloir façonner ma vie en humanitaire de miroir, ah ça ! caca.
Vendredi 31 mai 2013 M & M’s On retourne à zéro. On creuse le gravier en grand ovale. Les pieds pas loin de saigner, mais pas mieux à faire. (On est sûrement plusieurs, peut-être nombreux, à creuser nos zéros, en torsades terrestres, en confettis telluriques.) On finira moignons. Marie R. m’envoie jusqu’à la vraie boîte aux lettres des impressions de feu. En cahier. Je les regarde et les lis longtemps. Invitation à brûler. (Elle est une diseuse de coïncidences.) J’aimerais y emmener Jeanne, j’aimerais soulever Jeanne. Et les autres. Damné d’être putain de libre en mon sang. Je lui dis tout ce qui est possible, je lui parle de la nudité poétique du présent selon Genet, des probables improbables vécus en vieillissant mille fois, de Badiou qui propose de désimager et désimaginer pour se laisser vivre sans références, je lui demande de laisser fondre la couille coincée en
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travers de sa gorge. Mais je comprends surtout cela : je suis bien trop libre, je ne renvoie qu’aux autres leurs prisons. J’aimerais que Marie R. lui chuchote des élans magiques. J’aimerais quoi qu’il en soit que Marie R. ne s’arrête jamais de vivre. Jeanne hier soir a dit ce truc claque-neurones : que les choses ne soient pas infinies mais interminables. Je vous souhaite d’être interminables. (Je me souhaite de ne pas tarder à terminer.) / Faire du sport en salle en bleu de travail et cardigan : hop. À chaque fois 10 minutes d’avancée d’apport endorphinique, je peux ne plus m’arrêter, Zátopek. \ Avoir l’impression d’être sous LSD en commençant à travailler avec un nouvel ADV présentant d’extrêmes raretés : souci de mémorisation de la technicité (luxe = professionnalisme), humilité permanente, gentillesse sans attente réciproque (sauf que ça marche), pas d’interventionnisme à ma vie personnelle, dynamique autant que doux, endurant, maîtrise l’orthographe et la syntaxe. / Écouter des vinyles de jazz en guise d’apéro avec la pluie incessante. \ Se délecter du règne à Nimal de Desproges. Surtout écrire écrire écrire tout le temps, partout. Dans ma tête. Mais jamais. Ailleurs. Avoir des rangées entières de caddies de notes d’écriture, pour les laisser plantés sur le parking v ide d’u n c entre c om mercia l merdique. Stag ner de mig raine en migraine [comme présentement]. D’un mutisme de boîte noire, d’un autisme de data recorder. Suis allé voir en conférence cette auteure dire qu’écrire c’est être continuellement en exil de soi-même, de tellement regarder le monde pour le retranscrire qu’alors ne même plus vraiment habiter en soi. Je ne sais pas, mais je crois ne pas vraiment avoir besoin d’être moi. Je repense souvent à Jo qui avait textoté dans un train comment parfois, souvent, tout transperce ; écrire c’est peut-
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journal
être graver l’incidence heureuse ou malheureuse sur chacune des lames. Je sais juste avoir irrémédiablement besoin de relier les points, d’emboîter les tunnels, d’allumer les f lux sanguins, de faire jouir tout ce qui est possible. Et je crains que tout soit possible, et je crains de ne pas arriver à le rendre accessible. Je ne me prends pas pour un dieu, ou alors pour son anus. S u i s ju s t e u n jong le u r de braises. Qui en lance de temps à autre quelques-unes en ricochet dans les humeurs aqueuses des gens qui ont le regard que tu as lorsque tu me regardes.
Jeudi 15 août 2013 Karma kermesse Jeanne me lâche d’ici peu parce que n’ai pas de bite intégrée ; que je sois un gars – « beau » – pour elle, oui, mais un trans, non. (Si elle le dit.) Viens d’avoir 34 ans, tout rentre parfaitement dans le désordre. Indéfectible défécation existentielle. Bouddhisme d’intestin grêle. Le couple de voisines me laisse des mots manuscrits dans ma boîte aux lettres, félicitant le mini potager que j’ai repris et le jardinet entretenu à la va-vite, m’invitant à venir passer un moment dans leur patio. Je leur dépose une lettre leur expliquant que je suis un ours, inoffensif mais peu enclin à lier contact avec d’autres humanoïdes. Alors que je peux en avoir envie, juste je n’y crois plus. Je reçois excuses désolées sur excuses consternées de personnes pour les violences insensées dégoulinées dans les raies des fesses du passé, pour la perte de l’amitié/amour désormais regrettée. La pomme d’Adam grossira en triangle saillant à force de déglutir autant d’absurdités. À vrai vrai dire j’en deviens moi complètement absurde. Au taf, les vieux-vieilles s’étonnent que je ne parte pas « en vacances ».
Ne pas leur dire que pour moi des vacances ce sont des accueils humains, trouver l’Islande et la Sardaigne en quelqu’un.e est le type de voyages que je souhaite. Les estivales où tout le monde – ayant du fric – veut s’évader (J. dit partir « en fuyance ») en même temps, conglomération de fun. Pendant que l’autonomie de ces vieux-vieilles est larguée, sous-effectif vacancier autorisé, ils.elles attendront bien septembre pour revivre... Un client me demande de vérif ier chaque semaine sa boîte mails, il ne reçoit plus rien depuis l’été, ses correspondant.e.s sont « en vacances », je lui dis en aguichant le sourire « Hey, c’est un peu mort l’été ! », il a les larmes aux yeux en baissant la tête afin que je ne le regarde pas, je me sens un con. Je suis un con. La vie, c’est un peu comme s’il y aurait plein de gens qui en chient et plein d’autres gens qui leur chient dessus. [Manichéisme de jour férié.] Toutes les nuits depuis quelque temps je suis brusquement réveillé par une sorte de crissement hurlant dans les oreilles + le rythme cardiaque qui explose douloureusement dans le thorax et le crâne. Ça commence à me donner l’impression de rater de crever aussi. Mon entourage ne peut pas être inquiet, je souris indéfectiblement. N’est-ce pas. Samedi suis à Paris, again, me prépare à me faire larguer, again. Je me fais très beau pour l’occasion.
Lundi 19 août 2013 BTB game over no dick no trick no gain full pain ping-bang pong-bang je vocifère en lacrymal elle clame du même sel qu’elle n’a pas abandonné ses émotions mais kaléidoscope de l’énième thème joué en peur majeure je termine expliquant que les ami .e . s sont des îles, les amours sont la mer, je préfère l’océan aux terres noyade. PS : « Marie, Comment supportez-vous l’absence de conscience sommeillant dans plein de parcelles humaines faisant le monde, mais défaisant trop souvent ce qui attrait à l’amour (du moins à la force des possibles) ? »
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Journées extraites du journal de Charles X. disponible en intégralité sur < couleurdesondes.blogspot.fr>
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Jef Klak Chronique
Ciné-persistances
Pendant près de quinze ans, le mathématicien Theodore Kaczynski fut considéré aux États-Unis comme l’ennemi public numéro 1 pour l’envoi de colis piégés artisanaux (de 1978 à 1996) à diverses personnes construisant ou défendant la société technologique. Trois morts et 23 blessés avec 16 bombes envoyées. Il a pendant ce temps écrit un Manifeste, faisant aujourd’hui référence dans la critique de la technologie. James Benning est cinéaste, il travaille sur celui que le FBI a surnommé « Unabomber 1 », sans pouvoir discuter avec lui : depuis 1998, Kaczynski est incarcéré à l’ADX Florence, dans le Colorado, une prison de très haute sécurité.
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INTRODUCTION Après des études de mathématiques à la fin des années 1960 entrecoupées de voyages et de périodes de militantisme, James Benning est à ce jour l’auteur d’une quarantaine de films, dont une vingtaine de longs-métrages. Un temps, il y explore des formes narratives, mais de manière peu conventionnelle : la fiction y émerge d’une libre association de voix, de son et d’image. Il se nourrit pour cela aussi bien d’histoires imaginaires, de faits divers, de documents historiques que de son propre carnet de voyages, voire de la bande sonore du film d’un autre. Benning poursuit la tradition du cinéma expérimental américain, en particulier celle du cinéma structurel théorisé par P. Adams Sitney en 1969, mais avec la volonté de faire un cinéma plus en prise politiquement. Peu à peu, à travers une rigueur mathématique et un sens du cadre époustouflant, l’observation du paysage, centrale depuis le début dans son travail, devient omniprésente, proposant au spectateur de
3 Entretien avec James Benning à propos d’Unabomber
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s’interroger sur ce qui le possède, ce qui l’a transformé et dans quel but, comme par exemple dans la trilogie californienne composée de El Valley Centro (1999), Los (2000) et Sogobi (2001). L’essentiel de son œuvre a été tournée et est diffusée sur son support original 16mm. Toutefois, à partir de la fin des années 2000, Benning effectue un passage radical à la vidéo numérique. Parmi les films réalisés depuis, trois d’entre eux s’appuient sur les écrits de Théodore Kaczynski : Nightfall (2011), Two Cabins (2011) et Stemple Pass (2012). L’intérêt de Benning pour Unabomber, mathématicien de formation comme lui, remonte à plusieurs dizaines d’années. Il utilise dans ses
films des fragments des textes que Kaczynski a publiés depuis son Manifeste 2 de 1995 , mais aussi des extraits de son journal inédit, pour rendre compte de sa pensée anti-technologique radicale. Au-delà des films, Benning a construit une réplique de la cabane 3 dans laquelle Kaczynski a vécu pendant vingt-quatre ans dans le Montana (dans le sillage de celle de Thoreau, l’auteur de Walden, qu’il avait reproduite précédemment), et développe une œuvre plastique où la figure de Kaczynski occupe une grande place.
Jef Klak Chronique
Ciné-persistances
e, n o n t o m iq u a i t n a br i plosion s d ’u n a peur qu’une ex an a, n a l p s de on t t eu vraimen an s l e M ion de qu’il ait s e p r o d u is e d as c c e per l’o r n u c l é a ir oul ait pas lou ue il le u c r ev asseu n h e il c r t e is ’ê a d m v ie ûr d er à l a it ê t re s a ip l ic u t o r v a l p ! I su iv r ait qu i s’en t ion ». lu o « l a s là pour
c ’é t ait a s ion… s ais que r maer l’occ n u e q p n a je m o s a p é, s un inf ula it pa é t é at t r I l ne v o ien alor b jamais u o – , m a is mb er mme ç a o ublié, l’Unabo . c p t é i t d é a ue F BI re nif e s te ir d in g au final. t e ur d u d le Ma r t ic uliè Ç a a l’a éaliste n a r a p t u , n q é e s , m s r P u is bable nsk i su p in t ére c’est pro e au c o u e K ac z y x fi lm s ç a m’a b ommen t aire s d uche. À l a fin a-t-il au y a c s g s n a 5 l le s io de ravers nn é e ré a c t men t y p e de c r it s à t lis at ion u débu t de s a t é l ia s e c e u o s s Q u e r d l a su 0 et a , et j’ai p i f f u s ion é e s 19 6 n temps surso e t à la d de s ann ilité pendant u a tl im o mm e n eu x ? 1970, j’a s yeu x c les choses plus e m e ns e n t e d r e e t r a d t t s gens p e le n e s e le r m , u c on e it s d a n v s n te go ion pou e je don se j’ai en vé n t le s e c ialisat u t r e, q u D e c e qu ue c omm e j’ai trou e q t , n s E s t . e e ô e c é t u u is plu ns e r à u e s p c ompliq avers du polit iq z y n s k i s u r l a e je d e r qu lusions eu n tr sp e c t a t r e s c on c de K ac t s. p u s n a o t , e r t aient e s n p in p e s t m r e m te ple Pass ràs nt pe r t is s e ns Stem d’arr ive a lièreme t u D e le s ave . ic s o n t n r is io a io t pu n r v at gie p c z y nsk i, ulier. s l’obse a r e K technolo v e a r d t s à t ic t, d le s mo er un lie u par t m il it a n n ent en v ou r u n r o n alor s p e r , s io u s t b s p a i ’o v m k e te z y ns mp s d ob s er c l’ e a t s K n vou s e le a E n mê m d a d s -t-il r a v an t t a i re s n t t rè e a n s o s s p e a u e m t p a s m e s e s et du te anif les co Q ue s L e s mo t s enten e n t t ou t a n s le M h ? o d c e ê t e m p ê h s t c m e u a e l la ga que c t i f s ; il s r e d an s s d’ac autre. p r o du c nt enco seignent l’un l’ n’es t pa e n t o t l’ mm e o i r c on t re t s ique co s e re n it hés ion r s d c e ’a g e d a d e p o in t ndu f or m les im lu i. as ent e ue s on p q % avec i 0 t 0 e ’a 1 n r à e e J au s e up c ord f er a is d ê t re rel ayé à c s, e nifie m ig s je e i n s nn e pa quo ela is per so on de v r ait . Mais c pas o e t r e u t n n é iq ie e t u o u a t s v m f an e n t s ne f ait . Il a oi de h e u r e s, C’est un e qu’il a ais t oute s le s er t issem ent ce vers qu c v pera e t e s d e – s a m ait, m qu e ç onde ne t t e f s p a s que u m n ç lu u r p le t e s t e p tu en c’e t . No u s . Il a me n t e n vraimen arce s, c o mm u s , a v e c l a e alables r n v n e r s io e e n d v ig e r u p ir le p y ss go pa r us d m e t t r e, t t e ouhaite is l e d e , ou n t e n du nou s no nne ne s s doute nous y is e a p r u t il p r in c ip a l il es t ce - v ou s e r o ù z s e p o e d e v t r e a t n t t e n s n eo ent e l’e mom renan s s an m m d p n u e s m a n io C om me ie o r e r t c e c r v v a e tt d hè e c e go u es p l o g ie s k i ? E s p ô t s ac ent le s s somm té ? l a v io t e c hno u m li l im r o a ’i e K ac z y n m s n u u e o is t e q s c c il u a e t e e q ay dir d’u c or d a n s l’ e : qu i p lut ôt ent endu b ien en t le s indiv idu s s int é c r n u s ap pa r u u le le c r io is u v J’ai p x c he n l que s e de d nt po r . ê u e a s n a p u is e t e q m il h n g , e t c e e u u u c est r to d am onn en l’ e d’avoir que ce t te voix e su is int s f on at c a it p a s c e, t o u t in o b a m c e t p n p m je ’é s o a le l , e c n e d il ce ap v al ait ’e s t un y nsk i : le Q u an d ute par is is n l’a t t r r ê t s … C e m e n t de K ac z S an s d o a it ins a n t qu’o . t a s é v n l a io ’i s s u s e n n gen ann é p ar c e q égal. du r aiso bre de sé à l ui ment in a l in n o m lu r a o t a s r p b in t ére s e a s c gé est s t q u ’u n in t e r r o se le plu s able e t a ie n t l’E xploé à i t o n m ie ’i ntéres e la m d il i a r u e v u q t la a o de r t is au t pa r t ie s qui tr r it iq ue n am i a C ’es t la rt des gen s, u n e c ux c isco, u e it n f r s r ap po a c r s n police : é F a e s s d n e s a s c a S s e p n e v t a d a s d m 6 ait i n’e e elle de r ator iu d ire qu ui boss logie q u d e r s . C q o u n n d e A l h n r c il e e e t v t h h d icale. ci ü nt ai en de Na s . Celuille de G t t rè s r a au s s i j’ e é e c g t e t c o e r r e , r o v f e e a t s t rè s d ’ar t if ic d 4 av ait é té in iqu e s à c u pa r le sk y es t t hémat ra c on v a i n K ac z i n a n s, s i o m a i, o C p f s k y r s s i le a n n To ne s u ac z y e, e t p t u d ié K s je é o e s s i p u r a o q r u t M p a’i l a d ’a il le même momen t er rogé c ce f a n t ives q u au m al ave l ic e a in alter n a d u o r s, il n d p r a i v u ie a a r l b j’ le a , s H v r a i, s a nt t t rè Pa r a il li t n . s z e le ’e le m n c r e e a i us p s éc r it s e c t iv ét ait donc s don t v o r q ue s e ui a ef f nt qu’il e e q t a i m a d n s t n i s t ’u e n u p que … Ce q u de c o n sk i que l q , à l’épo s e d roite t a r r ivé e K ac z y is r s m u ê ît ’e r p a t m t n x t E n e en pu co er s it é. re jeune r i s pa r l’ : com m t t e univ isconsin, quat s on t re p ues t ion e q d -i n la o t à n ic d an s c e e e g W a mè n ns le h nolo b â t im a s c d u e e l t o is r n é a t e e t t s au soc ié a i re ? ar m é où j’é n t f a it e s de l’ s ter à la ac t ion n i ie é u s r a é iq e v r t r a n t a e ê s gen at hém tudiant lle s a n s he en m du s t r ie on. Un é emps et is d t a re c herc M e t blemen ersité d sor t ir à it proba ré o p s it e de l’univ ycle n’a pas pu n c lu i e ie sk ec ur s a v a p e ur q u K ac z y n e troisièm a v ie. L e s au t e J’ai bien ? Je crois que os it if d passe p is n d io l t le n u s olu d, no r le a u e. t e y a perd x plos ion, mais e t l a bombe a p s o a r l t ueillet t ue l’e glé rois p e ns e q chasse et à la c bombe T e . venu de nt é t ait mal ré u m v ê é r m p la me ap r è s l a ss i e t o ur à v ite que re t arde que u t- ê t re par un r up plus tés, e t un a réu e o p c a u r a l aisser a e e e b iv n ê r n é r r u i t r a u u a i is q a s an s qu sa e, été dé s as t r ous sur Ter re. D e c o n n a is r t n’a Ce e u x on t e e e r r J t t u . n t a r ’e n d un Bu o Bu o u un d’entre é c r it à u ir, L e o , e t comme Le u e s - uns , K a c z y n s k i a à s ’e n f lq s ser e n o u e p q g é s d u ce our 19 8 0 p s e e l é a n t n pe t it pe n le s a neme gou ver age nc e
a s une n’e s t p e C . is a uv d e K a cs ou ma nnalité n o s o r b e , p e a sé ar l ’a jamais f f aire, c e. Lui-même n a e c in m le x av au x le s t c o mp c u n d e m e s t r e i e k s n y z au la ajout é à vo ir t que ce de mand ; son sent imen v ient du t r aiant ies ia s concern gne de conner le s mé d ir b a t u s n o ’il y f a it à la m l u i on t idère qu t s e c n u e o q v c t a l I t n e c t eme at ion. pare il , n c on t a n ar r e s t ce soit u s é té e re c in a ap r è s s o s c h an c e s q u e Avez-vo v c on le ? le i à k s s e ir t n o y u g ur e s av a to K ac z st une fi it r a is p a lui ’e d c u je is o , a v is M e o dr o t e. le f je n su is en plus jus ’une seu iversaire, u je is q u e s u it r q je c peut ns e qu e i ai é n ann e s ’il n e ns, e t je pe , ce Je ne lu , m p o ur s o e le ê e u a t M t q r s . li a o s c b p u ée y é un e s t all a t io o ne c ar te u- p é ag ir à s e s id ai envo u me s in r du par u a le sens de l’h o n e s o d FC) Tw p m é il r e s, ce voir ( me s f n e n r ir e t il m’a lut ôt drôle. Il o t o à s v r r e s e pa an d u pr o je ois p it p p u de m s sur rop os d a t ué t r e p l it qu i é t a r , a ’i t à r lt u è u u e q m r a A il l iv ie de 3 e s ais p ar J u l ue s a b y JB, le cell ule q ié mour. J l s e s b n n in u u b io p a s s s C e. d an imen erc a b ane x istenc qu’il v it s, les mêmes d our les p it son e e s de u x p a d s n e is r io t a s è n s l c on 3,65 m compa . puisqu’i J’ai de la s sont humains f a it il c abane. n, p o s du en pr iso en n, à pro io t s e fi sonnes u e q d lm s I l e s t do
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r a nt d c au c ou
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a e que ç Il pens . s ir a c i p t s qu ui pl aî onner ie nd en c e d Ç a ne l e n o ag corresp onc la mont ne amie U ,d ajoute à . s s n o a p o is on pr u is t ro rs p e d cule à s i i à t r ave e c lu lu v c a e e v a h c r e v an rel at ion ait. ê t re en dé t e s t je peu x ut, il me b é d u A elle.
e t Der n ièr du it t a n s de la v e z pro a s à prop o u x o u v a v a r q ue t s e ue. C e e t q ue c nu mér iq n e 16 m m t n ie logie so t e c h no … xe p a r a do
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e cer t ain t . D’une n e r ie t c s ’ê n d t rè s c o p e r m is t n a J’en suis d in a t e ur m’a v A f a is a is . f aie, l’or je r e iè u n q a e e m sc je n m e d an fier à un l abo, aau t ono e m e l ab or d is x a v u e a v d a r je t ait c e l a, s de v e n propre s k i de d’aut re a s me s ac z y n s c p K e t é : i v is ê n r a a r u s r r a p v ail le té » a don c a è re p ou i r ié v t ’a c é t J o s e . s t , « n La de nible o ir de t oire m me vouloi r plu s pé ompliqué d’av s u f fi s a n n e e r e s s iè u n o lu ie n t ma pc de p pa s v ble l l e s é t a is e nu t ro pu i s se e me s e m v e , , e s x n d i n m o it v ’o il a qu sf je su u de c ’é t a it p ie s d e ou s le f u i p e ran t q u e e r u n pe o v q n c n e t z n s t r e o e e y d in n v o i a lu .M bon un film e ou ent v s l’a r t, é truites un c adr t ant no u x f aire , j’ai d a i re de i s c om m f u e s a e r a p n M it r u a . v e o je d il p n s , n s e tue st t rè es éc r it mér iqu . P ar f ois ai -là, il e e n t e n d père, de quest io nnes. t il i ser s sé au nu rè s pe u d’aide e te mps é ’u s s c ie d a it e s t l’ p il n s r, et j’ a je le ib d s , me t dinateu mais e, pen e s qu e ave c t r ne p o s u c o u Z q n l’ c a s à c u r y a e A o lo v r s a c de a, sa sa n p r op r e s conseil r p o ur ç ites ? p r i s on r v ou s f a soin de t m’aide e ppréc ie a ssi s en e n b u e ’a u o i qu e v q d q u s e r e c p e te m qu i p trait r sur e le s is u e iu m fl t n o a c n s n e s ’i o f e e d d t ef Pa ss d abi- d s besoin ée, c ’es Stemple r e sp ons n’ai plu s a pe n s lle de e e je d ie nt que d t n n n a r e r io s g e c o n s c ie o t re une sent ion es é n e . s r l’é volut n , it n ie p n t e o b r e o s u m d m i e is o c te v su ss p il se u ne d C e l a me d i t , je é me n t ole r t o u re don t mple Pa is v a la e v e me n t c l iè t s t us é e n S r u e C a p o , it v m t it a te if a fa hine vo eut lm : la lit é. J’a uss i cl airemen propre ce q u’i l t t e m ac a t e ur p e e a vot re fi in r c oi m d t n a r f o r n o t a e à a l’ u v s en a is de de pe t it, idées im p o e s s s s n s t a e g … n o s a e e a r g m n s t pe t it à è Ê je m es s s ib l e , e l ir e s e v ie. ut iliser, n q u i l’y que po s s ay é d me. À l’ ss ayé d réfle x io e u e t s i n n ’a e o J c ie m . rt le n t J’ai éga e t it e pa , op in io donnen s t ou t e p ne u t re. t e s qu i s x e a e e r P n t n iè ’u e le e n u d p a p m ble tem sa ise q i dans S nt n e ns e m t s a s p e c t s d e k a u Je n’u t il s d n ir n y e is z p c o s n ch al de Ka t s écr it d if f é r e de du journ t des f ragmen v o ir l e s gr alit é à é t in n l’ e uniquem e anné e. J’ai lu e t 1995, e t il ièr 1970 ce qu i l a pre m u en t re n e t l u s que l, a p n p r u u o jo c ce e au de de u x e d ans b un f il m e x t e s d s n à a l d a y enté ir de s t re pré s de c ho is t un aperçu é peut ê t y a s s e en J’a i s, donn he ure s . ous dite v e . m e m é s qui, co e s a pen lut ion d de l’évo e n Tout so ? pa s
é t a it c jou r n al
h i f f ré,
n’es t- c
n o u i. M o p a r t ie , is, puis e n u an g l a t , m a is e e nc e e n P as tou m m o u s f or m c é ré f ér d age s o p o r c l. o ie n n h u g a r a c p pa er e n e s r r o mp u e s t int e , pour se ter min n t é c r it s o u s me re s ’est de chif f o l u m e e n t iè r e if f rés ; c h c v é d n i u a ie de que j’ Il y a me par t o m br e s iè n is e o d r t e form dans la i es t lu celui qu ss. Pa Stemple
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Ciné-persistances
cer t ain l y a un I . s le y v in ser ver avec les t ent ent de pré u se e iv r r a i i qu qu à ca t ic ulier e t de de ge ns r e a r p b n m E o n h ie. u sc r at c aille chnolog a n c e, d lf m ce t t e t e r ’i o u f q r s e se pa ec t p n p e s lp a l’ e n e d . Je e nos t a re du DJ e l que c ho s e d u t. lt s u c ’e c la qu que c omme pour ce é ég m ju u e r le v o ir n êt en ela doit av ail le r t nt e je t n e gique, c o n t qu tôt c a u n l e p t is in u s ou Ma s que je rce que ce t te n n o is d , a Av e c p, p r ique u v e au . sé le c a o s n a à p r ir u o ue ns, je d’av rendu jo is mes émul sio ’a m é t issa and je v e au l ais. Qu pte je conna u , o m v m je 6 le 1 e que e com b tenir c ai dû me rendr j’ s av ais o ais ais, , D à la H que je f é s m s il a f p n suis es 0 et lu s u ev ient d d la ’é t ait p d n i u e q c e e qu pr e n c hos uelque c améra c’é t ait q pteur de cet te u an d o n q t on, e ç e ca L a f . 1 e s in e d r ta t f aire le d’une ce u’il p e u e q r e iè r d m n lu o mm e n pre n peut c d à c om o n e , e e r m ir p m p p o a e le r, c r c o mm me il le u lle à la le r u o me illeu p re n ser v ir e l’aqua ins de cer à s’e qui passer ait d r ta e c e se qu t- ce intre n s e e ’e p p au x , u e n q J u , . sse z be huile e mp s a t l’ t t e à n n e m o e r ê s u m ale ue s le m c de s peint pr inc ip umér iq is dans en t ave n a v le x s u m il u o a , m e s v il ie p a f e m ut e tr d je l’être me s me d isp e peuvent pas erds ? J e, quan p n je g y je a i j’ t s is e n e a u o q m ls n se e s t ie. M mêm suis à la ent qu’i au t r e v a ré p on is e d M i ic n . t u u d q n a ir r a s quand je v vo nt ge n ce u x d’a e t t e c o ion l a r t ir e t a n t que n t de c a t au s s i s o t s s. ie t u e c a n s u : t o u t e q n r o t en nc dif fé ’e s p r i t t d n o t s a s t l s u is b ie ple Pass qui me moi qui m’ap é alité. qu’i et em u s s i u n ag ine être la ré t ion : St a technolog ie, C ’e s t a n im ré ali t é e, l s e ce qu’o anc , c ’é t ait l a pré d lm d fi n s e machin s tot alement. p le l b e re dé s su noir e t r ive e t t p a s qu puie de film en g ique s. uleur ar o u l e u r e s t p e n d an e o e lo c c L o s a n l n h o e c c te c e qu N’oubli P u is l a , l’an s s i t rè s is e à ju squ’à e 20 05 in a ir e . s on t au d s’e s t m g r a m e u s m ll o im e 6 t e l’ 1 u m t e e ’a e t en u d e n q s il e t s e le noir ub opie avouer e plu s s lité – t andis qu moire v aises c c abl ant e. u u n a e J e d o is m v e e d é a ’avoir d nue ac ter l a ré du côté de la m nse igoisse d r age s e s t de ve e pr é s e n de pré c é r pe g n in s a o n r s e t e é g é t b s, les é du nc a é p t le la li longs-m 6mm av aien t m b a e t t u e q alité, et s1 Avec le g e, l a ’est la ré oire, ou c , u rê v e. Me s film ité, l’é t alonna uchemar pour e d u t e iq r m fix le numé u un c a e, la mé o s, es s ion : l a ront que e chose d’autr st deven le me n t le s l ab e e s c hos a c ç t t n u u e , o u t n lq m e , o e s m s n u o o s q s ais nc pa log ie film ime bie le mau v n’é t a it t e c hn o ’a , e a J n l a C l . e io e é i. t u s C o c s q . a m it é roje le p i s ait c e e de fix ss i l a p en t . Q u ur demain ? o nn e abs enc b lu l’ c ’e s t au o , e v n it é u a f e e po pas oduir a is, r u ire. s ré ser v le point t u p o ur pr é o d is n o a que je s l m r e s u ix o o s h p c it s ser a nce ins. pr e n a L a s e ule s or t e n e u x s é a pour dire le mo s d e r t e le , r e tes t, t te c op ie c’e s t qu les ar t is uragean lm, c’es e s e o fi c u t é q r d t o e p it , p su leur t is t C’ét a le profit ment, le ou jour s de s ar raiment v le s a a b e p lo d t G ur a t mbre n’auron ais il y a un cer t ain no uire. o v i t m iné, m e u q mo t à d e ur s inuer, t t a n o m a c r m r u a a pou rogr s e r. I l y r e r e t de p e d if f u t l n t o mu sé e s e m r e rchi v it s où a o l’ r d t n n e o dr es ion ser a quel qu projec t s r la u e , jo là u t to m, e r on t un du 35m u’il s au t q e e c 6 m r 1 a a s u d é, p uf fi e qualit ais j’ai s e re sn M n . o t b a e lt d é su ie d e j’e ss a ion de r a iens qu obligat c t e de m n a e s r film r le s , e il g a r ment de p our r ais p a s se ’es t f c , je lm fi : r it aur e e ç a. L e e s c ond f aire qu e b onn t u o b v ie à ne t o c ke r d ans d u nt a a e s g a le m t s au nc i il f au e l a v ir e u’on f a s s e . D o ut c t e , s t io n uoi q s, il f a ment , q es copie d ’un m o z avoir de bonn a s s é, e t c ’e s t ule le p vou s vo v ail le z v a il le r ou s t r a e re t r a v s i s s e t c u s s an e c ho s e sur t o la mêm r av ail , t t s s ’e o C r . g un é sen t ns le pr au s s i d a
No t e s :
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MB ER », ir line BO s compagnie s it y and A rs t de e n iv re N 1. « U s cible s fu d ’université. remière car se s p t de s profe ss eurs se par aérienne t publié que ialemen a été init York Times alors r avait e, st e if 2. Le Man n Post et le New erc hé. C e dernie ch gto e la taille le Washin tait act ivement re tats si le tex te – d nds n ié gra e s tt sk a ce s yn e d se cz Ka êter nn e s s mis d ’arr lié dans le s colo x é dit ion u alors pro b a u is p it ça an ciété e – éta ible en fr tre La So n ti o d ’un livr le p s is u d so s e st Il ce x. an u is a journ d e s nu . is, 19 98 clopé die de L’ Ency et son avenir, Par es e ll e ri par Jam indust struite s livre e s re con aussi le an ir b o ca V . x u > m de ss, o e .c re d lr P s b o .T p m u A .R 3. À pro proje ct .t (é dité par : <cabin ins by JB e s B enning a fait ab C o B enning Tw m Ault (FC) é cr it s s 2014, Ja de Julie rintemp s cabane s et de s 11). Au p 0 ce 2 e , d A r S U par ti ear », osition à lé e « De coding F une exp sk i, intitu utr ic he). yn cz a K de ra z (A ricain st haus G teur amé à la Kun un réalisa ss eur st e d ra profe ny C on ositeur, groupe 194 0, To n, comp tient au 4. N é en , musicie , il appar e 0 d ux 6 a 9 ar 1 g te s ta e ic d ’avan le s anné am Synd in. Dans le The Dre ta n e et é cr iv a m éri que exp de musi le. John C a chologie côté s de rie de psy e caté go chis te s à la n u i ic d n au sk i repre me de s g é envers 5. K acz yn cer le conformis ndit ionn n our inco o lement. n am é r ic d u d r u le et po er ra a e la cr it iqu urge ois e o e otr b d n s e le an ch ra d mo mp ê rs ipré sente qui le s e gie, omn bsente du dis cou lo la société o n ch cette e la te mp s a ire ct de d t e Le fait qu la plupar t du te ff e un i lu it r so u , o société che e st p de la gau cr it ique . n o ers ti sa li ther A nd sursocia e cle, Gun ions u X X siè st d e d u q an s m e r le sophe all availlé su ar tir 6. Philo aucoup tr notamment à p 9 2) a be , tait dans 9 le -1 ra 2 o 0 9 m (1 ord qui é a. de b t e e d ie t g lo dan o im n an sh o ch m ir te m H de sur le co ens ave c bombe H lâché e scence d ’entreti le la e so d b r o u ance s, e st L’ orte célèbre de s nuis l’avion p e le plus et Encyclopé die g m a m vr 6 u 1 o S on Ivrea film en alisé un me, é ds. 2012). de l’hom : Nicola s Rey a ré nt, la Molussie, dE eme 20 02. (N vre : Autr e son œu à par tir d
uelle epuis laq La vue d le Pas s ; p m te éS a été film plique de la la ré à droite sk i que e K acz yn cabane d ing e nn Jame s B ite. a constru
ritable ur de la vé i. L’intérie sk yn cz a eK cabane d
n ynsk i à so na, Te d K acz onta M le s an ar rivé e d . en 1970
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1 – Issues de secours
2 – Vers
« C’est d’âme qu’il faut changer, non de climat (…). Tes voyages lointains ne te servent en rien, car tu marcheras toujours en ta propre compagnie. » Sénèque.
Les vers d’Hölderlin : « À grand peine il délaisse / Ce qui près de l’origine a séjour, le site »
Dans un avion, avant le décollage, on entend : « Les issues de secours sont situées derrière vous ». On aurait tort de n’y voir qu’une simple consigne de sécurité en cas d’accident. Le message s’adresse aussi à l’existence en général – qu’elle soit personnelle ou sociale. Cela fait bien longtemps que l’Europe a passé la porte d’embarquement, mais les consignes de sécurité ne vont pas cesser de se faire entendre : « Les issues de secours sont situées derrière vous ». Sauf que, pour certains, il y aura toujours d’autres issues possibles. Paradoxalement, en cas d’accident, un continent ou un homme situé à équidistance de deux issues de secours court le risque de mourir paralysé par l’hésitation. Face à des dizaines d’issues de secours sit uée s à éga le d ist a nc e , u n homme ou un continent – au-delà de la question de son salut – finira par devenir fou.
Et le commentaire d’Heidegger sur ces vers : « Celui qui part facilement prouve par là qu’il n’a pas d’origine et qu’il n’est que vorhanden, là-devant, entre autres. » 3 – Vitesse L’homme contemporain – celui qui peut décider et agir – se définit comme un Homme-pressé-dansun-ascenseur. Il vit avec cette angoisse d’être pressé, et d’avoir les muscles et l’énergie pour accélérer, mais il reste coincé dans un habitacle dont la vitesse est fixée d’avance, invariable. On a l’impression d’assister à une désynchronisation radicale des vitesses entre la société et ses divers éléments. L’habitacle à moteur dans lequel nous nous trouvons confinés ne va jamais à la bonne vitesse. Or ce n’est déjà plus nous qui portons un jugement sur lui, c’est l’Ascenseur qui nous juge. C’est le mécanisme élévateur,
qui dit à l’Homme-pressé-dansun-ascenseur : tu es trop pressé, calme-toi. Nous sommes toujours ou trop rapides ou trop lents. Notre vitesse dev ient coupable. L a société semble toujours exiger une autre vitesse. Et tu es coupable de ne jamais l’atteindre. 4 – Fondamentalismes J’aime tout particulièrement cette anecdote que Hans Christian Andersen raconte à propos de l’un de ses personnages : « Ils lui demandèrent de prier, mais tout ce dont il parvenait à se souvenir était ses tables de multiplication. » Deux types de fondamentalistes : 1. Le fondamentaliste de la logique pure : ils m’ont demandé de la bonté, mais je ne me souvenais plus que des tables de multiplication ; ils m’ont demandé de la sagesse, mais je ne me souvenais plus que des tables de multiplication, etc. 2. Le fondamentaliste religieux : ils m’ont demandé de réciter les tables de multiplication, mais je ne me souvenais plus que de mes prières.
33 L’Europe a depuis longtemps adopté les tables de multiplication. S’il fallait mettre une légende au-dessous de la carte du Vieux Continent, nous pourrions inscrire, symboliquement : « 2×3=6 », ou bien recopier l’ensemble des tables de multiplication – mais ce serait en revanche commettre un sacrilège que d’y écrire une prière telle que « Notre Père qui êtes aux cieux, que votre Nom soit sanctifié »… Le sacrilège a changé d’objet. En Europe, tous ceux dont le discours religieux contestera une addition ou une multiplication seront lapidés. Le cinéaste Herzog se souvient que, lors du tournage d’un de ses films en Afrique, des Massaïs refusaient d’entrer dans un camion-dispensaire parce que celui-ci était surélevé par rapport au sol. « Pour des raisons mystérieuses, ils n’osent pas gravir les marches. Ils tentent d’entrer, hésitent puis reculent. Ce n’est que plus tard que quelques Massaïs réussirent à dépasser cet obstacle invisible et à gravir les trois marches qui menaient à l’intérieur du poste médical. » L’Europe est ainsi. Elle ne gravit pas les marches : elle a peur de la hauteur, de la petite altitude qu’annoncent ces quelques marches. Les pieds sur terre ou alors dans le vide : voilà comment l’Europe se sent en sécurité. « Le garçon n’ose pas se regarder dans l’obscurité, / mais sait bien qu’il doit se noyer dans le soleil / et s’habituer aux regards du ciel, pour se faire homme. » Cesare Pavese
– telle est la vérité et celle-ci ne souffre aucune objection. Qui s’y oppose ne peut qu’être faible d’esprit. Quand on dit « Cela est objectif », la conversation est terminée, et l’autre ne peut plus rien contester. Celui qui dit « Cela est subjectif », osant timidement un point de vue, permet au moins que l’autre fasse ensuite un pas en avant et lui oppose un argument. En réponse à un journaliste, Godard eut cette phrase terrible : « L’objectivité ? C’est cinq minutes pour Hitler et cinq minutes pour les Juifs. » 6 – La Morale de la Machine ou le huitième péché « Et les enfants, les seuls qui pouvaient tout changer / jouent entre les pierres et les ruines. / Ils ne veulent rien changer. » Yehuda Amijai La morale européenne se dissout, en partie, dans celle de la machine. Ce qui fonctionne est bon. Bon – non pas en termes d’efficacité, mais de moralité. La notion de péché s’est socialisée, elle est entrée dans le champ de la technologie. Qui ne sait pas calculer, ou ne maîtrise pas la dernière version de Windows, commet un péché. Le péché ultime, c’est l’inefficacité. Celui qui dysfonctionne devient un pécheur. Il y a dorénavant huit péchés capitaux : la gourmandise, l’avarice, la luxure, la colère, l’envie, la paresse, l’orgueil et l’incompétence. L’incompétent n’entrera pas dans le Royaume de la Terre. 7 – Salut
5 – 5 est différent de 5 est différent de 5 est différent de 5 L’objectivité pure détient une puissance très violente. 5 égale 5 égale 5, ceci est indiscutable. Dire aujourd’hui que 6 est inférieur à 5, ce serait comme dire pour un homme de l’Europe médiévale que Dieu n’existe pas. Qua nd quelqu’un a f f ir me : « Cela est objectif », il dit qu’aucune discussion n’est possible
Le débat est toujours le même : « Préférez-vous être opéré par un médecin compétent ou par un médecin “au bon cœur” ? » Si, dans un tel cas, vous choisissez la personne que vous aimez le plus, vous commettrez sûrement une erreur. Le salut ne dépend plus de la venue du curé dans le foyer, mais de l’arrivée du médecin – et cette transition radicale du XXe siècle, déjà analysée par
d’autres, suit son cours. Depuis longtemps, en Europe, le salut n’est plus appréhendé par un biais religieux ou moral, mais purement clinique. « Ici, où les ruines veulent redevenir / une maison (...) » Yehuda Amijai 8 – Courage et bonté La bonté sauve de moins en moins, et cela effraie. Dans un monde au paysage technique, où les éléments naturels sont cachés – il n’y a plus guère de montagne, ni de terre –, ce qui sauve, c’est de savoir brancher ou débrancher l’électricité. Celui qui sait manipuler les commandes dans la salle des machines s’en tire. Analysons l’homme européen lorsqu’il en sauve un autre. Dans les siècles passés, le courage était, par-dessus tout, l’une des qualités essentielles pour venir au secours d’autrui. Elle est aujourd’hui quasiment superf lue. Au beau milieu d’une ville moderne, que pourrait bien faire l’homme le plus courageux du monde pour venir en aide à des personnes en péril ? Le courage a perdu en efficace – ses effets étaient bien plus évidents quand on était confronté à une force naturelle (animal, eau, feu, autres hommes, etc.). Aujourd’hui, le courage fait pâle figure comparé à un diplôme technique. Au mieux sera-t-il vain. Pour venir en aide à un groupe de personnes bloquées dans un ascenseur en panne, l’homme le plus courageux du monde ira téléphoner à l’assistance technique – telle est l’impasse dans laquelle nous nous trouvons. 9 – Valeurs morales – et ce qu’il y a entre nous Il suffit d’évoquer les différentes valeurs morales et éthiques (bien, bonté, loyauté, altruisme, honnêteté, solidarité, liberté, vérité, justice, sagesse, courage, etc.), pour constater leur inconséquence dès que celles- ci se trouvent confrontées au fonctionnement
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essai
d’une machine. Les machines produisent un effet d’annulation morale. La technologie dans son ensemble fonctionne comme un engin de terrassement moral. Ces valeurs morales classiques – il faut le souligner – ont été pensées dans l’optique d’une relation immédiate d’un homme avec un autre, ou avec un ensemble d’hommes. C’est un tout autre monde qu’abritent désormais les villes européennes. L e s relat ion s i m méd iat e s, directes – corps à corps et homme à homme – sont devenues rares. Entre nous, même si nous ne nous en rendons pas toujours compte, il y a des machines. Dans la ville européenne du X XI e siècle, la loyauté entre deux hommes ne s’éprouve que si au moins l’un d’entre eux possède quelques compétences techniques. Je ne peux pas te sauver, car je ne sais pas comment fonctionne la machine – telle est la phrase que l’on est condamné à entendre encore et encore.
Ce qui explique peut-être aussi que beaucoup d’individus, ici et là, se mettent à tomber en panne. 11 - L’apathie La machine, c’est l’apathie par excellence (cette façon dont une chose se situe à équidistance de toute autre chose, suspendant tout jugement esthétique, éthique, etc.). Une photocopieuse photocopie un banal document ou une condamnation à mor t avec la même indifférence machinale – à la même vitesse et avec la même qualité d’impression. Elle ne s’arrête qu’en cas de panne, jamais pour un questionnement moral. Souvent à l’origine d’une tragédie, la panne devient pourtant l’une des dernières voies de salut. (Chaque jour, chaque année, la phrase « Heureusement, ça n’a pas marché », ou l’étrange et hérétique phrase « Grâce à Dieu, ça n’a pas marché », deviendront de moins en moins absurdes.) 12 – Questions humaines
« Il y a beaucoup de mètres entre un animal qui vole / et l’escalier que je descends pour m’asseoir sur le sol » Daniel Faria 10 – Mauvaises paroles Sans nous en apercevoir, avec subtilité, le langage ordinaire met en place un nouveau monde. Prenons par exemple le mot « fonctionnaire ». Ce mot recèle une violence imperceptible. Le fonctionnaire est celui qui exerce un ensemble de fonctions – et une fonction n’a toujours été qu’une partie d’un tout plus vaste et plus important. Réduire une personne à un ensemble de fonctions, c’est lui faire violence. Prenons aussi cette question triviale : « Ça roule ? » De fait, il est possible de demander si Jean, Marie ou la voiture « roulent ». Or quand on peut poser la même question à un homme ou à une machine c’est bien que quelque chose, là derrière, s’est déréglé.
Nous ne pouvons pas questionner un animal ou une machine sur des jugements esthétiques ou philosophiques, et c’est aussi pour cela que les arts, la culture et la philosophie sont malgré tout – oui, malgré tout – importants. Nous ne pouvons pas non plus poser de questions éthiques ou parler d’« états d’âme » en rapport avec autre chose qu’un être humain : on ne demande pas à un appareil photo s’il a été charmé par tel ou tel paysage. Il serait intéressant de penser que nous continuons à être humains précisément parce qu’il y a des questions qui nous sont spécifiquement destinées, et non aux animaux ou aux machines. Par exemple : Tu aimes ? C’était beau ? Et aussi la question de Joseph Brodsk y : « Mai s pourquoi le mot ‘‘ pluie’’ est-il absent de la Constitution ? »
13 – Ce qui vient – pieds, yeux « Bien aventureux fut ce que je pressentis / quand débuta le matin : / ce ne sera en rien différent de la nuit » Adélia Prado Nous pouvons avoir les pieds sur une terre laide, mais les yeux tournés vers le beau. Ou bien la situation inverse : avoir les pieds sur une belle terre, mais les yeux rivés sur le laid. Dans le premier cas, nous aurons la sensation d’être sur un beau site. Dans le second, d’être sur un site laid. C’est toujours ce que nous voyons, là-bas au loin, qui prend le pas. Si, malgré nos pieds plantés dans une terre laide et les yeux fixés sur le laid, nous gardons en tête le beau, alors nous allons vers le beau – voilà ce que dira à l’inverse, le bon et dangereux, le dangereux et bon vieil utopiste. « J ’a i re n c o nt ré e n s uite m on pè re , qui m’a fait une fête / et comme il n’était ni mort ni malade, il riait (...) » Adélia Prado
Texte publié dans Público, le 13 janvier 2013. Público est un quotidien de référence dans le paysage de la presse portugaise.
o tempora o mores
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Jef Klak Chronique
Musiques des entremondes
Cumbé, cumba, cumbia, cumbiamba, cumbancha… « Si le blues est universel, la cumbia est intergalactique », faraude le commentaire d’une pochette de disque, après avoir comparé ce mouvement musical né le long du río Magdalena, en Colombie avec celui du Delta du Mississippi, USA. Il y a quelques semaines, dans un bac de bouquiniste, je tombe par hasard sur trois succulentes galettes enveloppées en une seule pochette couleur papier craft, éditées chez Soundway Records : The Original sound of cumbia – The history of colombian cumbia & porro as told by the phonograph, 1948-1979 1 . Ce titre à rallonge est digne d’une thèse d’ethnographe, mais il cache un trésor bien vivant. Immortelle énergie que celle de ce son vernaculaire, de cette gouaille paysanne, de ces rythmes obsédants qui, dit-on, servaient à l’origine – dès le XVIIe siècle – une danse chantée, scandée par des passeurs de mémoire, esclaves noirs qui perpétuaient dans l’exil, lors de cérémonies semi-clandestines, leur histoire et leurs cultures africaines. Ce son a mué avec le temps, entre percussions noires, flûtes indigènes, clarinettes ou accordéons diatoniques européens, pour donner l’une des musiques de danse les plus populaires au monde. Avec sa frangine cubaine, il a irrigué toute la mouvance salsera jusqu’au Spanish Harlem des années 1960-1970. À écouter si possible en version vinyle, pour ne rien perdre de la profondeur des basses et goûter la jouissive sensation d’être plongé au cœur d’une fête sauvage 2.
La cumbia s t pa n’es er în un d ala de g
1 — (Part 1 – original colombian 78s). 2 — Fête sauvage = fête populaire non sponsorisée, non subventionnée.
Pour dix colons de mieux, ils invitaient Marlena ou sa sœur à monter sur scène, l’air blasé, avant de cracher La hija de nadie à la gueule des pères indignes qui hantaient l’endroit. Et les danseurs se précipitaient alors sur la piste, entre les tables, sous le toit de palme de cette guinguette tropicale coincée entre misère et couvre-feu. Au même moment, sous les auspices de l’archevêché et de la Croix-Rouge internationale, démarraient les négociations entre la guérilla du Farabundo Marti de Libération nationale et l’ultradroite pro-US au pouvoir. Avec une application rarement renouvelée, je notais sur un calepin mes trouvailles glanées dans les cantinas. Le lendemain, si en promenant ta gueule de bois tu amenais ta liste de hits au disquaire du coin, il te concoctait une compil perso pour trois fois rien.
M U C ¡ Loin du purisme de bon aloi du Smithsonian Institute ou du prêt-à-consommer de la discothèque globale, mon amour pour la cumbia vient de la rue. Je l’ai découverte en Amérique centrale à une époque où les guerres civiles empêchaient toute balade innocente. Dans des bouges de Guatemala City, Managua ou San Salvador, entre soldats en permission, ouvrières en goguette, guérilleros en mission, mères célibataires, taxis indics, tapins occasionnels et kamikazes de la cuite violente chialant sur le ventre des juke-boxes. À San Salvador, la banda officiant au Ranchón comme un comando mercenaire : il fallait glisser un billet dans la pogne du chef d’orchestre pour que ses musiciens daignent lever le cul de leur chaise et jouent le morceau demandé.
Sinon, dans la moiteur d e s h e u re s d e s i e ste, j’enregistrais au vol des petits bijoux radiophoniques, et sur ces cassettes, les thèmes du Super Show de los Vásquez, de la Sonora Dinamita ou de Fidel Funés s’entrecoupent des chansons trépidantes de Yeni, gamine hyperactive qui se réfugiait dans notre chambre quand sa mère recevait un client chez elle, au deuxième étage de la pension Las Delicias. Je conserve encore ces cassettes qui dégoulinent de pachanga, un jus musical suintant la mala vida et les fautes de goût – gardés dans des boîtes à chaussures, ces rubans magnétiques sont aujourd’hui dans un sale état, souvent recrachés in extremis par un de ces autoradios tout juste bons pour la casse.
37 Un an plus tard, alors qu’en pleine mouise je gagnais trois sous en faisant la plonge dans la soute d’un bateau amarré sur les docks londoniens, je dénichai sur le marché de Camden des compilations fort bien goupillées : Cumbias de oro de Colombia et La época dorada de las cumbias colombianas. C’était juste avant l’apparition de la World music. Peter Gabriel, puis David Byrne, eurent tôt fait de chevaucher le concept : tout ce qui n’était pas anglo-saxon pure souche devint alors folklore périphérique. We are the world..., qu’ils disaient. Le centre du monde – là où l’industrie a raboté les savoir-faire, les goûts et les chants partagés – a peur du vide et va chercher l’authentique aux antipodes ; et cette fuite dans l’exotisme vaut aussi bien pour la musique que pour les causes révolutionnaires : plus c’est loin, plus c’est rebelle !
À jamais ? À nous de faire autrement, à nous la quête du son rugueux, indomptable et indompté, les oreilles rivées à de vieilles baffles rafistolées, conçues pour réveiller le quartier. Trop tard pour vivre ? Qu’ils aillent se faire mettre par tous leurs morts ! ¡ CUMBIA !
! A I B M Heureusement, à mille lieues de cette morne production, Celso Piña, « Mister Cumbia-man », le plus colombien des fiesteros mexicains, invite encore aujourd’hui dans des mixes à l’arraché des MCs venus du rap ou du raggamuffin à dérouler leurs flows transurbains sur les envolées de son accordéon. Autre miracle, il y a quelques mois de ça, dans la lignée de cette renaissance non formatée, les Kumbia Queers, groupe de filles au physique de camionneuses, ont balancé un concert mémorable dans un antre punk de ma rue phocéenne. Au peuple ne serait destiné que le produit fini, fabriqué à la chaîne. On nous veut bêtes touristes et bêlants spectateurs errant à travers un cimetière peuplé de spectres.
accordéoniste et chanteur vallenato proclamé roi de la Cumbia dès 1968…
DIABLOS DEL RITMO
En poursuivant l’exploration de ces torrides territoires, nos services ont récemment découvert trois autres vinyles qui valent leur poids en or des Amériques :
Sur le label Analog Africa, les deux volumes millésimés de The Colombian melting pot, DIABLOS DEL RITMO, avec en Part 1, 1975 – 1985 : Afrobeat, Palenque sounds, Terapia, Lumbalú, Caribean funk, qui dévoile quelques claires influences afro-contemporaines dans la musique colombienne ; et en Part 2, 1960 – 1983 : Puya, Porro, Gaita, Cumbiamba, Mapalé, Chandé, Descarga, qui égrène les différents styles musicaux à l’origine de la cumbia, dont un double hommage au regretté Andrés Landero,
Troisième trouvaille : Ondatrópica, prophétie autoréalisée de Mario Galeano et Will « Quantic » Holland, un Dj british exilé à Bogotá, déjà aux consoles sur Original Sound of Cumbia. Une triple galette enregistrée dans les historiques studios Fuentes de Medellín en compagnie d’une ribambelle de vieilles gloires cumbiamberas, pour une sorte de Buenavista Social Club sans bottleneck intempestif… C’est chez Soundway Records, et quand un jeune rappeur tropical pose sa beatbox sur une ligne d’accordéon diatonique ou une flûte indigène de canne, le tour de force devient lumineux : ça déménage sans jamais malmener les racines.
Jef Klak Chronique
Bandes déclinées
Romance &
39 Liés à l’univers de la bande dessinée, Blexbolex et Hugues Micol ont récemment livré deux œuvres loin des stéréotypes du genre – une habitude pour le premier, une première pour le second. Ni strips ni planches, encore moins de bulles. L’image remplit la page, accompagnée de mots, deux pour être plus précis. Un nom commun et son article (« Le sortilège ») dans l’album de Blexbolex, ou une ville américaine et son État réduit aux initiales (« Culdesac, ID ») dans le roadbook d’Hugues Micol. Romance et Providence cultivent leur étrangeté sur des terres ressassées : Blexbolex transforme un imagier en conte à la Perec-sorcier, et Hugues emplit les scènes de série B d’une élégance classique.
Providence
Correspondances
Jef Klak
* Auteur de bandes dessinées indépendantes et expérimentales.
Chronique
Bandes déclinées
Profil
Contexte
Sérigraphe fou, auteur de bandes dessinées, d’imagiers pour enfant et directeur de collection chez Cornélius.
« En 2010, j’ai été invité à la manifestation Pierre Feuille Ciseaux qui propose des ateliers d’auteur autour d’exercices et de rencontres liés à l’OUvroir de BAndes dessinées POtentielles (OUBAPO). C’est là que le Lièvre de Mars* m’a expliqué un des exercices proposés par Alex Baladi* : introduire une case de BD dans les intervalles situés entre les cases d’un strip constitué, et créer ainsi une nouvelle chaîne narrative (ou au moins perturber celle en cours, y apporter des éléments hétérogènes, susceptibles ou non de devenir nouvellement homogènes). Cette idée a amené celle de la forme exponentielle qui m’a aidée à construire Romance. »
Définition Romance. Selon le Petit Robert : « Pièce poétique simple, assez populaire, sur un sujet sentimental et attendrissant ». Version Blexbolex, une romance, c’est une vieille chanson. Et c’est aussi une histoire. Chacun à son tour la reprend et, sans rien oublier de ce qui a été dit, y ajoute ce qui lui passe par la tête.
Pitch Romance : Sorcière, brigands, reine... Romance s’empare des motifs propres aux contes, emprunte des détours inquiétants (la guerre) ou exotiques (la jungle) et permet aux mauvais sorts de bouleverser les codes de la lecture : images et textes sont éparpillés, retournés, éclipsés.
Origine « Je pense que seul l’humour peut expliquer ce goût pour la narration, plus que le désir de conter. Il faut qu’il arrive quelque chose à l’image, à la page, au livre. Ceci est très souvent le déclencheur, et les histoires se font en quelque sorte par défaut, même si elles sont très désirées. »
Code « Les “poncifs” d’univers narratifs précis (aventure, film noir, conte) dont tu parles composent mon matériel de base. Autant d’images auxquelles il arrive parfois un “quelque chose”, parce qu’elles me font rire, rêver. Dans le terme “image”, j’entends tout aussi bien une image physique (dessins, peinture, photo) qu’une image mentale ou conceptuelle. Ce livre est encore un imagier, même si le récit (ou la narration) finit par faire oublier cet aspect. Il reste sur le terrain de l’aventure, fait un crochet vers la Fantasy ou le fantastique, et frôle parfois la féerie, ce qui lui convient très bien, vu son propos. »
Blexbolex
** Pour découvrir d’autres enseignes de bord de route, réelles ou imaginaires, voir : You don’t own the road de Stéphane De Groef, éd. FRMK, coll. « Florette ».
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Profil
Contexte
Coloriste d’enfer, auteur de bandes dessinées (dont une BD CUL aux Requins Marteaux) et squatteur d’atelier chez Cornélius.
« J’ai un décor : une chambre de motel. Des personnages : flics, bandits et figurants. La situation me vient en dessinant, sans esquisse préparatoire. Je me laisse guider pas les formes de couleurs que je pose. Le dessin monte en même temps que l’“histoire” s’invente dans ma tête. C’est un cheminement : je tente d’arriver à la traduction graphique d’une forme qui reste propre au cinéma ou la littérature, mais en trouvant une façon purement picturale et non un “story-board amélioré” ».
Définition Providence. Selon le Petit Robert : « Sage gouvernement de Dieu sur la création ». Vision Hugues Micol : capitale de l’État de Rhode Island aux États Unis.
Pitch Providence : Chambre de motel, livreur de pizza, hommes armés et femmes posées. Providence effectue un arrêt sur image des clichés US, fait d’une fusillade un ballet coloré, compose des tableaux-histoires violents, légers, rendus plus étranges encore par leur localisation, dans des villes réelles et improbables (Choccolocco, Alabama ; Le Flore, Oklahoma).
Origine « Avant de faire de la BD, il y a dix-quinze ans, j’avais commencé une série sur les motels assez proche de celle-ci. Je crois que mon envie de reprendre ce sujet est due au hasard. Je suis retombé sur un vieux catalogue de holsters Smith & Wesson, daté des années 1970, avec des cow-boys en moustache et chemises polyester. En fait, je refais mes dessins d’enfant. »
Code « J’imagine que c’est une question de goûts et de génération. J’ai été nourri par les films américains des années 1970 et 80. Mais j’ai aussi l’impression que les États-Unis sont devenus une thématique universelle comme le nu ou la nature morte**. Et je souhaitais justement sortir de l’inspiration guidée par le monde de la BD et du jeu vidéo, retrouver une source plus classique. Je voulais redonner une certaine noblesse à des images d’Épinal à l’américaine, des bottes aux chemises western jusqu’à l’inévitable gun fight. Cette imagerie est souvent abordée au premier degré ou au douzième, ce qui à mon avis revient au même. J’aime les sujets dévoyés et essayer de leur donner de la “grâce” avec le dessin, la couleur. »
Hugues Micol
Jef Klak Chronique
Bandes déclinées
Blexbolex Méthode « J’écris pour illustrer mes images et non l’inverse. Par conséquent, l’irruption du texte dans mes pages ou mes dessins est un fait plastique avant même d’être porteur d’un sens plus conventionnellement littéraire. Ceci du moins au départ, car cela se complique lorsque le texte doit véhiculer un sens ou des informations complémentaires, voire externes à l’image. Il ne s’agit pas d’un même langage, mais pour ainsi dire d’un système parallèle et parfois concurrent avec l’autre. »
Technique « C’est de l’offset en tons directs, travaillé en séparation de couleur (3 tons), comme pour une estampe. Ceci dit, le livre pourrait être imprimé en sérigraphie, il est pensé pour. Mais les coûts impliqués par cette technique rendraient le livre extrêmement cher. »
Making of « Je préfère te répondre par mail, même si, tu as raison, c’est plus long, car j’imagine que les réponses doivent être plutôt courtes, et donc très synthétiques parce qu’elles sont difficiles. Ce dont je ne suis par forcément toujours capable à l’oral. »
Référence Romance, de Blexbolex, Albin Michel Jeunesse, coll. « Album », 280 pages, 15 euros. 0,434 kg, imprimé en Chine.
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Hugues Micol Méthode « Les noms sont arrivés après les dessins. J’ai fait une liste de tous les noms de ville US ayant un sens incongru, puis je les ai fait correspondre aux dessins en fonction du décor, de l’atmosphère et de mon impression, en en laissant certains de côté. Je voulais créer un décalage, poétique, onirique surréaliste, que sais- je ? »
Technique « Aquarelle posée de façon aléatoire jusqu’à donner des formes qui deviennent des meubles, des gens, des plantes, puis de la gouache pour affiner et créer carrément autre chose. Le tout, dans un format proche du A3. »
Making of « Je vais pas trop me relire parce que je vais me trouver crétin, mais j’aimerais bien qu’on s’appelle parce que j’ai des doutes sur les qualités de mon expression écrite. »
Référence Prov idence, de Hugues M icol, Cornélius, coll. « Blaise », 120 pages, 37,50 euros. 0,876 kg, « étalée loin d’ici » (Singapour).
Jef Klak Hors thème
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Jef Klak Hors thème
chernobIl
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Marabout
« Le mythe devient Raison et la nature pure objectivité. Les hommes paient l’accroissement de leur pouvoir en devenant étrangers à ce sur quoi ils l’exercent. La Raison se comporte à l’égard des choses comme un dictateur à l’égard des hommes : il les connaît dans la mesure où il peut les manipuler. L’homme de science connaît les choses dans la mesure où il sait les faire. (...) La nature paradoxale de la foi finit par dégénérer en supercherie, en mythe du XXe siècle, tandis que son caractère irrationnel devient un dispositif rationnel dont se servent ceux qui sont totalement “éclairés” et qui entraînent la société vers la barbarie. » Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison, 1944.
croire, pouvoir Le besoin de croire peut jouer des tours : le pouvoir s’affermit en faisant croire. On peut vouloir croire à la croissance, ou à l’objectivité des médias. On peut finir par donner toute autorité au prophète, au médecin ou à l’élu. On peut déléguer son pouvoir d’agir – et se retrouver aliénés à ceux qui sont censés représenter, guérir ou ouvrir les portes du salut. Mais l’on peut aussi vouloir se laisser emporter, on peut cultiver ou utiliser sa croyance. Les révolutions n’ont-elles pas toujours été un refus de la fatalité, vers d’autres possibles ? L’utopie propose des niveaux de réalité, inconnus et invisibles, non encore advenus, mais qui façonnent pourtant nos quotidiens, nos ancrages, nos déplacements. D’une volonté, louable, de libérer les hommes du pouvoir fondé sur les croyances ou les idéologies, la raison froide est devenue pour beaucoup la foi légitime, et le libéralisme le mythe par lequel fondent les glaces polaires. Parce que nous croyons aux contre-feux et aux mystères, nous sommes allés à la rencontre du discret et des zones grises, pour poser la question des attachements symboliques qui donnent sens à nos soumissions et à nos résistances. À nos créations et à nos désirs d’émancipation.
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ceci n’est pas un cd ce CD n’est pas ce que vous croyez ce CD n’est pas un dîner de gala ce CD n’est pas une pipe ce CD n’est pas un long fleuve tranquille ce CD n’est pas mal ce CD n’est pas l’Pérou ce CD n’est pas la mer à boire ce CD n’est pas un Frisbee ce CD n’est pas à vendre ce CD n’est pas un cadeau ce CD n’est pas un crime ce CD n’est pas donné ce CD n’est pas du luxe ce CD n’est pas joli-joli ce CD n’est pas piqué des hannetons ce CD n’est pas laid ce CD n’est pas la peine ce CD n’est pas sérieux ce CD n’est pas trop mon truc ce CD n’est pas une excuse ce CD n’est pas moi, c’est le pape ce CD n’est pas la joie ce CD n’est pas demain la veille si ce CD n’est pas toi, c’est donc ton frère ce CD n’est pas la porte à côté ce CD n’est pas de refus ce CD n’est pas terrible ce CD n’est pas banal ce CD n’est pas d’la blague ce CD n’est pas permis ce CD n’est pas beau de mentir ce CD n’est pas tout noir tout blanc ce CD n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd ce CD n’est pas Byzance ce CD n’est pas trop tôt ce CD n’est pas né de la dernière pluie ce CD n’est pas gagné d’avance ce CD n’est pas vrai ce CD n’est pas faux ce CD n’est pas folichon ce CD n’est pas compliqué ce CD n’est pas l’pied ce CD n’est pas grave ce CD n’est pas Mère Teresa ce CD n’est pas d’la p’tite bière ce CD n’est pas d’la tarte ce CD n’est pas sorcier ce CD n’est pas tout ça, mais bon…
Jef Klak Marabout Croire/Pouvoir
Marabout, c’est aussi un disque de création sonore de 80 minutes, avec neuf titres réalisés spécialement pour ce numéro de Jef Klak : des chansons, de la musique, des fictions, des reportages... Vous pouvez commander gratuitement le CD en nous envoyant un mail à creationsonore@jefklak.org, ou un courrier à Marabout, 30, avenue Mathurin Moreau, 75019 Paris, avec votre adresse postale.
Vous pouvez aussi télécharger le contenu du disque, avec deux pistes bonus, sur notre site w w w.je f klak .or g Voici la liste des créations sonores de Marabout, avec une présentation de chacune d’entre elles, histoire de vous mettre l’eau à l’oreille :
01.
02.
Création sonore de Benoît Bories, 5min26
Création sonore (synthèse granulaire) d’Adriano Perlini, mixé par Vincent Hänggi, 5min16
Magie par transpositions
C’est l’histoire du bidouillage des sonorités quotidiennes d’un imprimeur, un détournement de sens concret pour transposer un réel tonitruant vers autre chose. Et une magie s’opère, celle de créer un monde parallèle mélodieux issu d’une réalité assourdissante. Avec les voix de Michel, imprimeur de Jef Klak, et Chloé, créatrice sonore.
Nuée ardente
Une vibration, cyclique – comme une espèce de résonance venue des profondeurs. Sauf qu’elle se rapproche au fur et à mesure que je gravis les étages. Cage d’escalier amplifiée – vaste, l’espace est élargi par le son, rayonnant entre les murs. Mon ascension devient potentiellement sans fin – je ne suis plus vraiment sûre d’arriver chez moi, je me sens aimantée par cet immense espace stellaire, comme s’il y avait une ouverture dans le toit... Je m’arrête pourtant devant mon palier. Je suis arrivée. Du dernier étage, juste au-dessus, émanent ces sonorités denses, qui s’échappent de chez mon voisin. Je m’apprête à tourner ma clé dans la serrure comme de coutume, puis je me ravise. Cette fois, je vais aller frapper chez lui, et lui proposer de mettre « ça » sur le CD de Marabout.
03.
Cabinet de curiosités Portrait par Aude Rabillon, 7min51 Rencontre avec Fanch Guillemin, magicien, illusionniste breton.
04.
Sous peu
Musique du Boubou Guezmer Band (E. Achille, Abu et Rôdelune), 6min26 « Je suis las des défaites, mais plus las encore des amis qui, après chaque défaite, viennent expliquer : “Au fond, c’était une victoire.” » Erich Fried, cité par Alain Brossat et Sylvia Klingberg, Le Yiddishland révolutionnaire, Éd. Syllepse, 2009. « Les anges de paix pleurent amèrement. » Citation du Zohar, Cantique des cantiques, Éd. Verdier. La guerre et ses fanfares entraînantes qui hantent les révolutionnaires juifs du Yiddishland décimé – cette guerre qui, à l’aube du siècle passé, aurait pu annoncer ce qui s’annonce à chaque instant, passé et retrouvé : le temps du messie. Ou du bouleversement social.
disque de création sonore
De ce que nous avons cru entendre dans cette guerre, nous avons retenu les militants, comme des résistants aux affrontements réguliers – soldés par des geôles, des blessés ou bien des soulèvements gracieux, des moments habités et d’autres guérisons. Persister en allant nu, sans mentir sur nos avancées, nos retraites intérieures ou nos défaites humiliantes. Dans ses délires, Sabbataï Tsevi, autoproclamé messie en 1648, se voyait renverser les rois grâce à de simples chants. Une annonciation, encore. Bien plus tard, vers 1960, la fanfare pour les guerriers de l’Art Ensemble of Chicago en rejoue quelque chose, autant que les trompettes du famadihana, rituel de retournement des morts de Madagascar. Dans le morceau Sous peu, et à travers les citations du Zohar, gardiennes de ce temps toujours à venir, nous avons voulu rechanter ces gloires et ces défaites.
05.
sorcière, sorcières
Fiction de Raphaël Mouterde et Élisa Monteil, 24min05 Les mauvaises, les dangereuses, les laides, les bannies, les brûlées vives, les noyées : les sorcières. Ces femmes qui dans l’imaginaire commun ont un pouvoir. L’imaginaire commun a suffi aux inquisiteurs pour mettre en place une vaste chasse aux sorcières, aux « praticiens infernaux », atteignant son apogée aux XVIe et XVII e siècles. Entre 50 et 100 000 personnes périrent : 80% d’entre elles étaient des femmes des classes populaires. Après l’écrasement, que reste-t-il des femmes, des pratiques, de l’insoumission, des corps ? Il jaillit une lettre, une adresse, un acte, un geste.
Avec les voix de Christine Monot, Éric Thannberger, Josiane Berthias, Camille Ducellier, Anouk, Lorca, Élisa Monteil et Raphaël Mouterde. Mixé avec François Gueurce. Extraits de : Onanisme avec troubles nerveux chez deux petites filles, de Démétrius Zambaco, Solin, 1978 (publication originale en 1882, dans L’encéphale) / Malleus Maleficarum (Le marteau des sorcières), de Henri Institoris et Jacques Sprenger, publié à Strasbourg en 1486 ou 1487 / Sorcières mes sœurs, film de Camille Ducellier, 2011.
06.
Canuscu
na carusa
Pizzica de Criamu, 5min39
07.
De nos âmes
arrimées Évasion documentée de Sigolène Valax, 6min33 Un voyage au cœur d’un chant mystique dédié aux sortilèges de l’extase. Deux entretiens s’arc-boutent sur une énigme électro-modulée, des fragments de voix irisent l’espace... Ces déflagrations oniriques évoquent à la fois les pratiques d’un magnétiseur au souffle vital et le bois sacré utilisé par les Pygmées lorsqu’ils pratiquent le rite du Bwiti. Ce rite renoue avec un dialogue perdu où la chair se frotte à la mort imminente. Le voyageur accède à un état intérieur d’extralucidité par la prise d’un psychotrope naturel : la racine de l’iboga. Les conséquences psychiques de cette connexion mystique bouleversent la vie entière de l’initié – la mort se liquéfie, le corps se délivre de la nuit, les os humains inversent leur vieillissement par le rire, la bave, le souffle… Une guérison par l’extase. Avec Laurent Dubouchet et Pierre Yonas.
08.
Histoires
de cubes
Reportage de Aude Rabillon, 8min19 Une épicerie du XIXe arrondissement de Paris. Derrière le comptoir et en vitrine, on ne peut pas y échapper. Des cubes. Rouges et or. Des histoires. Devenu une habitude, un indispensable de la cuisine africaine. Alors magique, le cube ?
09.
Objectif Bouïane
Document sonore de Maïa Berling, Noé Berling et Céline Martin Sisteron, 8min32 Personne n’est sûr de rien. Mais beaucoup y croient. Un lieu aussi attirant qu’inatteignable. Un mirage, peut-être. Une île légendaire, c’est certain. À vous de suivre le parcours. Et qui sait, peut-être, atteindrez-vous Bouïane ! Réalisation : Maïa Berling et Céline Martin Sisteron Réalisation sonore : Noé Berling Voix : Maïa Berling, Céline Martin Sisteron et Bertrand Poncet.
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Jef Klak Marabout Croire/Pouvoir
« l’épreuve
Gérard Majax l’illusionniste
Portrait
«
Le journal de Mickey et Donald, avec surtout les aventures de Mandrake le magicien ont bercé mon enfance. Son costume de music-hall, ses pouvoirs de télépathie ou de télékinésie m’ont beaucoup marqué, et avec lui les mondes du rêve et de la bande dessinée. À l’époque, au marché aux puces de Clignancourt, trois camelots vendaient des petits objets pour réaliser des tours de magie, des tours de close-up 1 tels que l’épingle fantôme, la pièce disparue dans le verre, les nœuds évanouis... L’un de ces vendeurs était connu sous le titre de Professeur Marcel – un bon comédien qui m’avait impressionné plus que les autres. Dès 11 ans, avec l’argent de poche que me procuraient des petits boulots, j’ai pu acquérir les tours du Professeur, puis des manuels pour débutants. Je croyais dur comme fer que le paranormal existait dans toutes ses applications et que la lévitation ou la télépathie étaient possibles pour certains. C’était une croyance enfantine – que certains ont conservée toute leur vie –, mais à partir de l’adolescence, je me suis aperçu que la magie se divisait en deux : la « prestidigitation » d’une part, et la « psychologie du conditionnement » d’autre part. Après l’École normale d’instituteurs, je me suis ainsi inscrit à l’Institut de psychologie en Sorbonne. J’y ai appris à décortiquer les arcanes du paranormal, mais j’ai également découvert que la psychologie faisait partie intégrante des spectacles d’art magique ; il n’y a pas que le visuel dans un show : l’humour et la mise en scène sont aussi très importants.
Pour beaucoup, Majax, c’est le prestidigitateur facétieux faisant ses tours de passe-passe sur les plateaux télé des années 1980. On connaît sans doute moins l’infatigable démystificateur, traquant sans relâche les opportunistes du paranormal. Mais les zones d’ombre, même grossières, ont parfois du bon...
Du cabaret à la magie de la télé Pour moi, c’était un amusement et, au fil de mes études, mes numéros se sont perfectionnés. J’ai sollicité des petits restaurants-spectacles, pour gagner ma vie pendant mes études et aider mes parents artisans aux revenus modestes. Je faisais trois, parfois cinq cabarets par soir et me suis donné le nom de scène de Majax, un mélange entre magie et Ajax, héros mythologique de la guerre de Troie. À cette époque, on comptait une soixantaine de restaurants-cabarets à Paris, et il était aisé de présenter des numéros de scène à La Grange aux boucs, à La Main au panier, au Vieux moulin à Nestou... Durant Mai-68, j’étais étudiant en Sorbonne, et avec « Travail et Culture », organisme de la CGT, je faisais aussi des spectacles de magie sur les piquets de grève des usines en échange du plein d’essence de ma voiture. Un jour, Bruno Coquatrix, de l’Olympia, m’a proposé une tournée du Music-hall de France dans le monde entier, au sein d’une troupe de 90 personnes, avec un orchestre et des danseuses. J’étais sur la voie du doctorat en psychologie, mais j’ai tout laissé tomber pour devenir professionnel et voyager avec le Musichall en URSS, en Chine, aux États-Unis et dans toute l’Europe. À mon retour, au milieu des années 1970, j’ai proposé une émission de télévision à Antenne 2, intitulée « Y’a un truc ». Le principe était simple : les téléspectateurs devaient trouver l’astuce d’un tour de magie que je présentais. Cela a été un véritable succès et nous recevions à l’époque près de 15 000 lettres par jour.
1. « Magie rapprochée », adaptée pour faire des tours au plus près du spectateur, mais pas sur scène.
du doute »
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Les ficelles du métier Au début du XX e siècle, les magiciens et les artistes visuels étaient les vraies vedettes des spectacles de cabaret, bien avant les chanteurs. C’est avec l’avènement de la radio et des disques enregistrés que la chanson a pris le devant de la scène, reléguant les magiciens à la première partie des shows. D’autres créneaux, assez rémunérateurs, se sont depuis développés pour les magiciens, comme l’animation pour des séminaires de sociétés (au cours desquels je prenais un malin plaisir à faire disparaître le PDG) ou encore des représentations pour des particuliers. Un ami m’a par exemple sollicité pour un spectacle à la prison de Fleury-Mérogis en faveur des détenus : je n’y ai fait que des tours « d’évasion » ! On demande également de plus en plus de numéros de close-up, art actuellement très prisé par les nouvelles générations de magiciens. Aujourd’hui, les magiciens de télévision sont devenus une catégorie à part entière, comme en Angleterre (avec Dynamo), aux États-Unis (avec Criss Angel) ou au Japon. Ils utilisent des effets spéciaux vidéo et, en ce sens, ce n’est plus de l’illusionnisme. L’art magique, c’est l’art de tromper son semblable avec des objets, un peu de manipulation et de mise en scène. Avec les effets du cinéma mélangés aux trucs de la magie, on finit par ne plus croire en rien, parce qu’on sait d’avance que la vidéo fait tout. Je suis d’une autre école, celle du spectacle vivant, face au public, tel mon dernier spectacle autour du « paranormal », où je parodie le genre pour en démystifier certains aspects de façon ludique et théâtrale.
Vices de forme Lors de mes voyages avec le Music-hall, à chaque fois intrigué par le paranormal, bien que l’ayant démystifié physiquement et psychologiquement, je faisais des enquêtes sur les thaumaturges locaux. En Inde, j’allais voir des gens qui font des lévitations, des marches sur le feu ; en Afrique, des sorciers maîtrisant l’action à distance ; des marabouts au Maghreb, rois des apparitions et de la dématérialisation de cheveux ou d’os ; en Asie, rencontrer les guérisseurs philippins ; aux États-Unis, j’allais dans des instituts de parapsychologie pour voir les expériences de télépathie. Systématiquement, je trouvais l’explication, le « vice de forme », et ne laissais jamais derrière moi un seul phénomène inexpliqué ou inexplicable. J’ai peu à peu acquis la conviction que ce que l’on nomme « paranormal » n’était en aucun cas la démonstration d’un quelconque pouvoir. Quand j’avais encore 15 ans, j’espérais que ces phénomènes existent vraiment. Je ne suis donc pas né avec l’obsession de démystifier : j’ai juste constaté que c’était truqué. Il aurait peut-être pu arriver que
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portrait
je tombe nez à nez avec un authentique magicien, au sens mystique du terme, qui aurait pu avoir un procédé physico-chimique que j’ignore et auquel je n’aurais rien compris – mais ce fut à chaque fois le contraire. Comme en illusionnisme, les explications des tours de prestidigitation ou des effets magiques des « sorciers » et autres tenants du paranormal sont finalement très simples. Ce qui égare le spectateur, c’est la mise en scène, qui peut être très élaborée, et un soupçon de psychologie. On peut faire croire beaucoup grâce au détournement d’attention, à ce qu’on appelle la « misdirection » – une femme que j’ai bien connue par ailleurs, Miss Direction !
Le grand bluff J’ai ensuite fait une première conférence sur le paranormal à Normale Sup’ puis un livre intitulé Le grand bluff - Les escrocs de la parapsychologie en 1978. On m’a alors invité à des conférences sur le sujet, puis j’ai été appelé régulièrement par l’Agence France presse (AFP), des journaux, des émissions de télévision, et même des éditeurs. Je suis devenu une sorte d’expert du paranormal, mais sans le vouloir. Néanmoins, j’ai été consulté dans des cas très difficiles, très délicats aussi, par l’environnement psychosociologique des situations, et c’était à chaque fois nouveau pour moi, car il y a beaucoup d’invention et de créativité dans les situations dites paranormales. Un exemple qui a défrayé la chronique, c’est en 1988 quand l’AFP et France Soir m’ont demandé d’aller dans une maison où le riche marchand d’armes syrien Michel Merhej, avait un employé, Bassam Assaf, qui, en priant la Vierge faisait apparaître de l’huile dans ses mains. Cette huile sainte était envoyée en flacon à des personnes malades – contre rétribution, évidemment. En rentrant dans la pièce, une cinquantaine de personnes priaient avec ferveur : Bassam Assaf était alors considéré comme « touché par la main de Dieu ». Je suis venu accompagné d’un biologiste et d’un dermatologue, pour voir ce qu’il en était de cette huile « pure », sans cellule sanguine. La configuration des lieux faisait qu’il y avait un piano sur lequel il s’appuyait pour enlever ses chaussures avant de prier, et c’est à ce moment qu’il mettait de l’huile dans sa main... Là, on a dit « Stop ! Arrêtez tout ! », les gardes du corps ont sorti leurs revolvers, et j’ai demandé à ce qu’il ouvre ses mains. Les gens ont entouré le piano pendant que Bassam Assaf s’essuyait la main contre son pantalon, bref, il avait des complices de tous les côtés. Cela avait fait la une de France Soir avec le titre « Avec Majax, l’huile sainte tourne au vinaigre ». Trois ans plus tard, la veille de l’Assomption de la Vierge, Bassam Assaf a été inculpé et condamné à la prison pour escroquerie.
L’affaire Geller En 1974, un autre gugusse, Uri Geller a fait sensation à la télévision. Il parvenait à plier des cuillères ou des clés par la seule force de sa pensée, il se disait même doué de télépathie. Pire, durant les émissions télévisées, il prétendait que des phénomènes paranormaux allaient se dérouler chez les téléspectateurs, ses « ondes magnétiques » passant à travers l’écran. La même année, la très reconnue revue scientifique Nature publia un article de deux physiciens américains du Stanford Research Institute qui, suite à des expérimentations sur lui, conclurent qu’Uri Geller était capable de télépathie. Il se trouve que je connaissais bien son professeur, le président du cercle magique de Tel-Aviv, Eytan Ayalon, qui a appris à Uri Geller tous ses tours de torsion d’objets à distance. Il était très choqué par ce que son disciple faisait – ce qu’il a d’ailleurs dénoncé plus tard dans les journaux... En 1987, Geller a été invité à « Droit de réponse », l’émission animée par Michel Polac. Il a commencé à effectuer ses tours, qui relevaient plutôt de la parapsychologie que d’autre chose, affirmant qu’il était doté de pouvoirs paranormaux. Devant les téléspectateurs, j’ai refait à l’identique les mêmes tours qu’il venait d’accomplir sans difficulté. Les gens s’attardent plus sur la mystification que sur la démystification. La mystification fait rêver, quelqu’un comme Uri Geller fait rêver, en espérant que la possibilité de guérir les gens à distance existe. C’était un personnage brillant, un grand illusionniste, intelligent. Son talent a été de tromper les journalistes, mais aussi les scientifiques, car dans ce domaine, un scientifique ne conçoit souvent pas qu’on puisse tricher au cours d’une expérimentation. Ils n’ont ainsi jamais vérifié en amont si Geller cachait un gadget ou s’il utilisait un procédé truqué. Après l’expérimentation, le procédé ou le gadget utilisé disparaît. Un peu comme le fait un pickpocket, quand le portefeuille volé se retrouve rapidement dans les mains d’un complice pour éviter de se faire démasquer.
Démystifier ou ne pas démystifier... L’occultisme est avant tout un thème théâtral. Au Moyen Âge, quand on simulait un meurtre au théâtre, il fallait démontrer après le salut au public que l’acteur n’était pas vraiment mort, sous peine d’être lynché à la sortie. De la même manière, l’occultisme a toujours été une toile de fond pour l’illusionniste. Si un magicien met en lévitation sa partenaire, ça ne veut pas dire qu’il veut faire croire qu’il a réellement un pouvoir magnétique permettant de faire de la lévitation, mais juste qu’il est capable d’en donner l’illusion, de jouer avec les codes auxquels nous sommes habitués. La plupart des magiciens seront honnêtes sur ce point – Uri Geller est l’un des rares à avoir basculé du « côté obscur de la force ».
« L’épreuve du doute »
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En 1987, le physicien Henri Broch, l’immunologue Jacques Theodor et moi-même avons lancé un défi international dans le cadre du Cercle zététique 2. On proposait un prix de 200 000 euros à quiconque prouvait qu’il avait un pouvoir paranormal. Après plus de 250 candidatures, personne n’a pu relever ce défi, clôturé en 2002. J’intervenais en qualité qu’homme « de terrain », mais on n’a pas toujours été d’accord avec Henri Broch et Jacques Theodor sur la pertinence de vouloir tout démystifier, à tout prix. Certaines rencontres m’ont amené à voir les choses différemment. À Brazzaville, par exemple, j’ai rencontré un guérisseur congolais qui utilisait un procédé que je connais bien pour faire s’enflammer un papier à distance. Grâce à ce prétendu pouvoir, il maintenait tout un équilibre social au sein de sa communauté. Je ne pense pas qu’il est de mon ressort de démystifier cela. Près de Marrakech, j’ai observé un marabout faire apparaître des os de poulet et des cheveux sous un panier. Des cars de touristes défilent pour admirer ses prouesses, mais j’ai assez vite compris le trucage. Il leur fait cracher sur une page du Coran : pour la misdirection, c’est parfait ! Ce qu’il faut néanmoins savoir, c’est que grâce à ces tours, il fait vivre plus d’une centaine de personnes… Je me suis dit que c’était un mec bien, car même s’il triche honteusement, il partage l’argent pris à ces cons de touristes. De la même manière, si une personne guérit un jour d’une maladie grave avec un placebo, une plante sans aucune molécule thérapeutique ou une piqûre à l’eau que lui donne un médecin, eh bien, tant mieux si ça marche. Pour les zététiciens, en revanche, ce qui ne passe pas l’épreuve du doute, il faut le nier, le déconstruire sans se soucier de ce que cela brise en termes d’équilibres sociaux. Certaines voyantes, même si elles ne voient rien du tout dans leur boule de cristal, peuvent donner de l’espoir et rendre un peu de confiance aux gens, grâce à une psychologie qu’on pourrait qualifier de commune ou de populaire. Pourquoi leur volerait-on dans les plumes ? »
2. Autoproclamée « art du doute », la zététique se veut une étude rationnelle et systématique des phénomènes présentés comme paranormaux. Le physicien Henri Broch a par ailleurs fondé en 1998 un laboratoire de zététique rattaché à l’université de Nice Sophia Antipolis. À travers une approche positiviste, les zététiciens mènent une véritable croisade contre la voyance, les médecines non conventionnelles (telle l’homéopathie), la radiesthésie, etc.
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entretien
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« Faut y croire, sinon ça marche pas »
«
Les cartes sont enroulées dans un foulard. Tu déroules le foulard, et ça devient le tapis où tu tires les cartes. Tu allumes une bougie blanche pour extraire le négatif des clients. Tu brûles du camphre pour nettoyer la pièce. Tu leur demandes de choisir deux cartes qu’ils mettent sur leur cœur et, selon la manière dont ils les disposent, tu sais s’il faut leur dire ou non toute la vérité. Les cartes, c’est qu’un support de toute façon. Ton arrière-grand-mère maternelle avait un truc avec ça, mais on sait pas si c’est juste la mythologie familiale ou bien si c’est plus significatif ; toi, tu dis que c’est plutôt du côté paternel, qu’il y avait une grande tante qui faisait le tarot de Marseille, les lames, mais ça n’a rien à voir avec le jeu traditionnel. En tout cas, personne ne te l’a transmis explicitement, ce don. Le Berry a bien une tradition de sorcellerie, mais ça se fait partout. Ce n’est pas parce que tu étais ancrée dans la région que tu as été poussée vers ça. On peut préciser que ton mari est marocain et que vous avez vécu là-bas, il y a vingt ans. Le rapport à la magie existe partout et les croyances se pratiquent différemment, c’est selon. Ici, c’est les esprits, là-bas on appelle ça des djinns. C’est quand tu es revenue du Maroc que tu as eu l’illumination, la confirmation que tu devais faire ça. Une boule de feu est entrée dans ta cuisine, elle a fait le tour et elle est ressortie comme ça ; tu as compris que c’était une sorte de message divin qui venait te chercher. Après, c’est vrai que le Berry est réputé pour ça, et que les gens y sont peut-être plus sensibles qu’ailleurs. Mais tu ne te rends pas compte de l’influence. Chacun naît prédisposé – après, il faut le travailler, le don. On peut pas dire que ça s’apprend, y a pas de cours, ni de manuels. Tu as progressé, bien sûr, depuis le temps, tu n’as plus peur de l’inconnu maintenant. Tu as toujours été attirée par ces choses-là, mais t’aurais jamais pensé finir exclusivement là-dedans.
Ça veut pas trop que tu travailles, ça veut que tu fasses que ça. Avant, tu tenais un commerce et tu faisais ça à côté, pour arrondir les fins de mois. Et puis, peu à peu, ça a pris toute la place. Cartomancienne, mais c’est pas de la magie. Enfin, ça appartient à la magie blanche, céleste. Ton rôle, c’est de débloquer ou d’ouvrir des situations. C’est pas des tours de passe-passe. Le but, c’est d’aider les gens. Tu parles beaucoup, tu cherches, puis tu perçois un truc chez la personne, et elle le confirme ou non. Tu ressens la personne, tu vois les grandes lignes de sa vie, et puis tu vois l’avenir aussi.
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Les cartes, tu les vis ou tu les vis pas. Il faut y croire. Toi, tu les vis, les cartes. Les gens aussi faut qu’ils y croient, sinon ça marche pas. Tu crois en Dieu, en tout l’Univers, aux Anges. Tu as ton ange gardien, Roger. Quand tu dis croire en Dieu, ça veut dire avoir la foi, parce qu’il y a forcément quelque chose au-dessus de nous. Tu crois pas aux curés ni aux croix en or, mais aux anges, aux archanges et tout ça... Tu as choisi le Bien. C’est comme si tu étais chargée d’une mission, les esprits aiment bien être en contact avec toi, ils aiment bien te parler. Tu as un rituel de protection très ancré, tu fais des prières tous les matins, tu allumes des bougies pour purifier les âmes mortes. Tu parles aux entités, c’est comme ça que tu les appelles, les gens là-haut, les personnes décédées, tu leur demandes protection. Tu crois à la vie après la mort. Par exemple, quand ton père est mort, tu t’es rendue compte quelque temps après qu’il s’était comme réincarné dans ton chien. Comme ça, tu pouvais lui parler, c’était pratique. Et puis bon, au bout d’un moment, lui aussi a fini par partir. Les entités te parlent presque tous les jours, en général pour t’aider, pour éclairer les situations des clients ou tes problèmes personnels. Tu crois aux vies antérieures aussi, les échecs qu’on a, c’est souvent lié à nos vies antérieures. On t’a dit que dans une de tes vies antérieures, t’aurais été une sorcière qu’on a brûlée vive. Ça veut dire que t’étais pas du côté du Bien. Pour ne pas être attaquée par le mal, il faut que tu consultes ailleurs, en l’occurrence monsieur Bigot que tu vas voir une ou deux fois par an ; ça dépend de ce qui se passe avec les clients. Il t’aide à évacuer le mal, il absorbe le négatif. Il tourne autour de toi en psalmodiant avec une ficelle au bout de laquelle il y a un écrou. On appelle ça le « nettoyage ». Monsieur Bigot est boucher de métier, et désorceleur à ses heures perdues pour pouvoir assouvir sa passion des canassons. La jalousie, dans ton métier, c’est important, il faut être sur ses gardes. Dès que tu as un peu de succès, les gens sont envieux. Si tu chopes le mauvais œil, tu vas voir monsieur Bigot qui te nettoie. Il faut rester très humble dans le métier, ne pas choper la grosse tête. Tu te prends pas pour une grande. C’est-à-dire : soit le mal vient de quelqu’un de la profession qui t’en veut, soit c’est un client qui avait trop d’ondes négatives.
Les cas de possession, c’est le plus dur. Il veut te faire plier et tu veux pas. « Il », c’est le diable.
Voir l’avenir, c’est comme des flashs.
Les belles mères aussi c’est un sacré morceau en général.
Parfois, t’as même des flashs à travers la télévision, tout d’un coup, t’as la réponse à ce que tu cherchais.
Y a eu un cas de possession, une dame qui était rentrée en transe, elle criait au loup, elle avait les babines
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qui se relevaient, elle grognait et bavait. Vous avez travaillé avec monsieur Bigot ; il faut prier, tourner autour de la personne, encore prier, et surtout garder son calme. Elle a failli vous mordre. Mais au final, vous lui avez enlevé son mal. Vous êtes plusieurs à travailler ensemble, avec des pouvoirs différents et à vous protéger mutuellement. Tu fais pas que les cartes d’ailleurs, tu utilises un peu le pendule aussi, pour décider par exemple si une maison est bonne ou mauvaise à acheter (dans ton ancienne maison, y avait une pièce dans laquelle on ne rentrait jamais parce qu’il y avait des ondes négatives de l’ancien propriétaire). Tu peux savoir aussi si un chien perdu est toujours vivant. Tu trouves les sources avec ta main. Sinon, pour les communications (avec les morts), tu connais une dame très bien qui parle avec les anges. Tu la recommandes souvent, mais elle vient de déménager.
Pour les possessions ou les exorcismes, y a monsieur Bigot. La clientèle est en majorité féminine. En général, elles reviennent, et si elles sont contentes, elles t’envoient des copines ou leurs enfants. Y a des clientes fidèles qui viennent parfois depuis vingt ans. Ça marche vraiment au bouche-à-oreille. Les gens viennent pour être rassurés, demander conseil, poser une question précise, savoir ce qui va leur arriver... Les femmes viennent souvent en cachette de leur mari. Donc pendant les vacances, c’est une période assez creuse. Y a quand même un peu plus d’hommes maintenant, y a moins de tabous sur ça, ça draine plus de monde. T’as une clientèle assez conséquente qui vient de partout, de Châteauroux, de Bourges, d’Orléans et même de Paris. Peu de gens d’ici, parce que c’est trop proche, tu préfères garder l’anonymat, c’est quand même mal vu. Et puis t’es connue ici, puisque tu tenais un commerce avant, alors tu fais attention. Tu fais aussi les gens par téléphone, beaucoup de clientes à Paris. Tu les vois, tu les visualises au son de leur voix. Tu pourrais presque le faire sans cartes, mais ça ferait plus mal à la tête. C’est fatigant de tirer les cartes, ça prend de l’énergie. Y a des jours où t’en as marre d’écouter le malheur des autres. Maintenant, tu fais quatre clients par jour grand max, sinon c’est trop. Une séance, ça peut durer deux heures parce que tu vas chercher loin dans les problèmes du client, tu creuses tous les domaines pour multiplier les chances de trouver le problème. Après, dans ce que tu annonces, y a une période de latence de deux ans, faut pas être trop pressé. Avec Internet, tout le monde s’y met, ils apprennent n’importe quoi, les messes noires et tout ça. Tu peux vraiment te retrouver mal avec ça. Y a beaucoup plus de concurrence du coup, mais surtout beaucoup de charlatans. Ce qui fait vraiment mal, c’est les sociétés genre Madame Irma, qui travaillent par téléphone ; elles sont même pas cartomanciennes, peut-être un peu psychologues, mais elles nous volent des clients. Ces sociétés, c’est des grosses arnaques, mais elles font de l’argent. C’est sûr que si les consultations durent 15 minutes, à 50 euros la séance ! Chaque voyante peut tou-
cher jusqu’à 2 500 euros par mois. Mais c’est du travail mal fait. T’avais bien pensé à monter un truc comme ça, mais faut déclarer aux impôts, alors... Avec la crise, c’est comme une bouée de sauvetage. Les gens sont dans le doute, ils sont angoissés pour le travail. La plupart des clients viennent pour des problèmes liés au travail. Des gens importants même, pas des rois bien sûr, mais des gens de la haute... Des gens qui ont des sociétés et qui t’amènent des listes de noms. Pour savoir qui faut licencier, qui faut garder. Des grosses entreprises qui ont des jalousies sur eux. C’est vraiment beaucoup lié au travail. Après, y a toujours eu du monde, avec ou sans crise, les gens sont mal dans leur peau. Ils consomment trop. Et ils sont trop personnels. Les problèmes affectifs, y en a toujours eu ; si c’est pas le travail, c’est l’amour. Y a toujours quelque chose, hein.
40 euros pour tirage de cartes, 60 euros pour sorcelleriedésenvoûtement, mais là, faut partager avec monsieur Bigot. »
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Entretien radiophonique avec Jeanne Favret-Saada La sorcellerie dans le bocage de mayenne
En 1969, après avoir enseigné à l’université d’Alger puis de Nanterre, Jeanne Favret-Saada s’installe dans le bocage mayennais pour commencer une enquête de plusieurs années sur la sorcellerie. Loin de se satisfaire d’une posture d’observatrice, et plutôt que d’imaginer, à distance, le fonctionnement du système sorcellaire, elle accepte d’en « occuper » une place, de se laisser affecter, de perdre une certaine maîtrise sur son devenir. Au-delà d’un apprentissage « pour sa vie », Jeanne Favret-Saada tire de cette expérience une analyse inédite du système des sorts et des rôles de chacun.e dans cette entreprise de conjuration du malheur. Trois ouvrages, devenus classiques en sciences sociales, sont nés de ce travail : Les mots, la mort, les sorts (1977), Corps pour corps, enquête sur la sorcellerie dans le bocage, avec Josée
« Être fort assez » 1 — « Être fort assez » : la sorcellerie dans le bocage, sur <www.intempestive.net>. Les propos de l’entretien n’ont que très légèrement été réécrits lors de la retranscription, par souci de fidélité à la forme sonore.
Contreras (1981), et Désorceler (2009). Juliette Volcler (réalisatrice de l’émission radiophonique et du site internet L’intempestive) et Yeter Akyaz (réalisatrice sonore) ont rencontré Jeanne Favret-Saada dans un bistrot marseillais en 2011. Lors de cet entretien, disponible à l’écoute en ligne, « On parle du discours méprisant des élites (Église, médecine, psychiatrie, école...) sur la paysannerie et sur les pratiques de sorcellerie, on parle de tout ce qu’il s’agit de réapprendre lorsqu’on s’extrait de son milieu social, (…) on parle de la sorcellerie comme d’une manière d’exprimer ce qui ne peut pas l’être autrement ; on parle de la place des femmes dans ce système sorcellaire, de leur puissance et de leur esclavage ; on parle du désorcèlement comme thérapie et apprentissage de sa propre force . » 1
Bonne écoute.
Jef Klak Marabout Croire/Pouvoir
entretien
Jeanne Favret-Saada est ethnologue, mais la définition est un peu courte…
D’
abord, je suis une tout à fait vieille dame, parce qu’à la fin du mois de septembre [2011], j’aurai 76 ans. Quand j’étais jeune chercheure, j’ai participé à Mai-68. J’étais chercheure et enseignante à Nanterre qui, comme vous le savez, a eu une importance dans cette affaire-là. Nous étions deux ou trois enseignants, avec nos étudiants, à être dans toutes les manifestations. On avait décidé que l’on ne quitterait pas la France l’année suivante, que l’on travaillerait en France parce qu’on avait l’impression qu’il s’y passerait quelque chose. Ce qui était évidemment tout à fait faux. On attendait même la Révolution… C’est vous dire que ça n’a pas été tout à fait ça. Or moi, Française née en Tunisie, avec des parents juifs, d’origine entièrement tunisienne depuis x générations – depuis toujours –, j’étais venue en France pour faire mes études supérieures à mes 18 ans, et je ne m’étais jamais sentie installée en France. J’aimais beaucoup la langue, la littérature, la France de la Révolution, la France laïque, etc., et je haïssais l’autre [France]. Je n’en voulais pas. De plus, dans les années où je suis venue, il y avait beaucoup plus d’antisémitisme que maintenant, et donc, je ne me sentais pas vraiment admise en France. Durant Mai-68, avec un groupe de camarades, on a été envoyés à Saint-Nazaire avec les « paysans travailleurs » – enfin, ceux que l’on a ensuite appelés les « paysans travailleurs ». On est entrés à la tête d’une manifestation à l’université de Nantes sur des tracteurs, avec des paysans. Là, j’ai dit : « Ça y est, cette France-là, je la veux. »
C’est donc à travers une lutte que vous avez commencé à vous sentir habiter en France ?
Une lutte avec des gens qui étaient justement de la France de la Révolution, de la France des révolutions, qui n’étaient pas la France confite, colonialiste, qu’on rencontrait dans Paris…
Quant à la sorcellerie ?
À la rentrée d’octobre-novembre 1968, j’ai eu un étudiant à Nanterre qui était pion dans un lycée de Laval [en Mayenne] et qui m’a parlé [de la sorcellerie]. Il m’en a parlé avec beaucoup de mépris d’ailleurs, mais ça m’a beaucoup intéressée. Probablement parce qu’il a réussi à faire passer le fait qu’il y avait des vies en jeu – ou plutôt, qu’il y avait de la vie et de la mort en jeu –, et aussi parce que mon précédent travail sur l’Algérie
s’était beaucoup occupé des situations de vendettas, de mises à mort, etc. Je suis donc allée là-bas avec quatre ou cinq étudiants. C’était à la Toussaint 1968 et j’ai tout de suite loué une maison pour venir à la fin de l’année universitaire m’y installer avec mes enfants. Dans un village. J’ai été frappée en arrivant : [il n’y avait] personne dans les villages, il pleuvait comme vache qui pisse et toutes les populations étaient réunies dans les cimetières avec des fleurs éclatantes ! C’est-à-dire : les gens en noir, les f leurs éclatantes et une pluie lugubre. C’était un tel choc que j’ai dit : « Ça, c’est bon pour moi, je viens ! »
Vous parlez du mépris avec lequel votre étudiant a commencé à vous évoquer les questions de sorcellerie…
Oui, il disait : « C’est des gens complètement tarés », évidemment. Bon moi, je ne comprenais pas pourquoi ils devaient être tarés, comment on pouvait dire d’un compatriote, par avance, qu’il est taré. Donc, [dans la continuité] de ces deux ou trois jours autour de la Toussaint, j’ai eu envie de rencontrer ces gens, de les connaître. Ils savaient des choses que je ne savais pas, de toute évidence. J’ai considéré que je devais prendre tout le temps qu’il me fallait – d’ailleurs, mon laboratoire [de recherche] n’a pas aimé qu’un an ne me suffise pas et que je continue indéfiniment à être là-bas ! Mais il fallait le faire dans leur temps ; selon ma possibilité à moi, aussi, d’entrer en relation avec des inconnus. C’est quand même un aspect du terrain qui est pénible pour tous les ethnologues quand on entre en relation avec des gens qui… Il n’y a que dans les pays coloniaux que les gens se sentent obligés de vous répondre. Là, ils ne voyaient pas du tout pourquoi [me parler] ; et si je ne leur plaisais pas, ils m’envoyaient au bain. Et à la troisième fois de la journée où vous avez été envoyée au bain, eh bien, vous allez vous coucher et vous vous demandez : « Qu’est-ce que j’ai présenté d’insupportable ? Pourquoi ne leur ai-je pas fait envie ? » Petit à petit, j’ai appris comment parler avec les gens.
Ce qui est très frappant, c’est que vous avez tenu un journal quotidien de ce qui vous arrivait pour essayer de saisir, un peu, ce qui se passait – ce que l’on retrouve dans Corps pour corps, votre journal de terrain. […] Vous n’hésitez pas à montrer les errements, les erreurs que vous faites dans la communication, ou plutôt, dans les rapports quotidiens avec les personnes....
C’est surtout que l’on s’est déplacé de son propre groupe, de sa classe d’intellectuels, pour aller dans une autre région qui a non seulement d’autres règles de
« être fort assez »
politesse concernant ce que l’on peut dire et ce que l’on ne peut pas dire, mais où les gens ont aussi recours à la sorcellerie – une [pratique] complètement méprisée en ville – et ont peur du jugement que vous porterez sur eux. Les pensées et leurs pratiques étant secrètes, vous ne savez pas, pendant longtemps, comment tomber juste. Vous dites des bêtises parce que ce qui est à découvrir, vous ne le connaissez pas. Moi, ça ne me vexait pas de m’apercevoir que, là encore, j’avais été une imbécile.
Justement, ce qui est très sensible dans Corps pour corps, c’est que vous arrivez complètement à rebours de ce que vous avait dit votre étudiant et de l’attitude générale de ceux que vous appelez « les folkloristes de la sorcellerie ». Vous partez du principe qu’il y a un discours et des pratiques qui se tiennent autour de la sorcellerie : comprendre d’abord ce dont il s’agit avant de les mépriser, et redonner de la valeur à la parole du peuple.
Oui. Ces gens pensent et pratiquent quelque chose qui est méprisé dans mon groupe. Or, ce sont des Français, comme nous, qui vont à l’école française, à l’école publique, qui vont, je ne sais pas, au catéchisme, qui font leur service militaire, qui regardent la même télé le soir. Ce sont des Français. Et ils ont en plus, dans leur région, un ensemble de pensées, de pratiques relatives à la sorcellerie. Mon idée était la suivante : s’ils « le » disent comme ça et pas autrement – alors qu’ils disposent entièrement de notre langue et de nos moyens de pensée –, c’est que « ça » ne peut pas se dire autrement. Donc, il faut leur faire crédit. Mais que sont-ils donc en train d’essayer de faire, de gérer avec « ça » ?
Ce qui s’exprime à travers « ça », ce sont des rapports humains extrêmement complexes, très difficiles à décoder rationnellement, qui passent par tout un tas de gestes et d’attitudes, de rapports humains qui ne peuvent pas s’exprimer par le langage courant et qui, à travers les pratiques de sorcellerie, créent un réseau de significations et de compréhensions du monde…
Vous avez dit « rationnellement », mais le problème c’est que nous aussi, dans nos vies, on n’est pas plus rationnels qu’eux. Par exemple, essayez de me faire un exposé sur la crise de la dette qui soit un peu cohérent. Même sur l’affaire DSK, qui est infiniment plus simple. Essayez que ce soit cohérent. C’est extrêmement difficile. Bon. Parmi les idées avantageuses que nous avons
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sur nous-mêmes – nous les citadins, les gens cultivés –, il y aurait que « nous » sommes rationnels et que les autres qui font notre monde ne sont pas rationnels. Ce que nous avons, c’est les raisons pour lesquelles nous faisons ceci ou cela, ce ne sont jamais que des raisons. Ce n’est pas la rationalité qui nous amène là. Avec eux, c’est exactement la même chose, il faut connaître leurs raisons, au pluriel.
Vous évoquez le discours méprisant des élites (les notables, l’Église, l’école, la médecine) qui disqualifient les pratiques de sorcellerie, qui les rejettent complètement.
[Ils disqualifient] même les pratiques paysannes. Par exemple, le directeur de l’hôpital psychiatrique me disait : « Être psychiatre ici, c’est de l’art vétérinaire. Ils n’ont pas de parole. » Ce n’est pas vrai. Quand ils ont commencé à me parler, ils ne s’arrêtaient pas pendant quatre heures. On peut dire qu’ils ont une parole. Interdite ou retenue devant le notable qui peut les interner, mais c’est tout. On ne peut pas dire que ce sont des êtres sans paroles, mais on peut dire qu’ils savent ce qu’est un rapport de force et qu’ils ne vont pas se risquer.
Vous montrez, à travers des exemples, que le discours prétendument rationnel, prétendument scientifique, est chargé de mythologie et de représentations qui ne sont pas plus justes que les représentations qui s’expriment à travers la sorcellerie…
Je peux même vous dire que depuis que mes livres ont été publiés, jusqu’à aujourd’hui – cela s’est produit cette semaine encore –, il y a pas mal de savants et de chercheurs qui m’écrivent pour me demander de les « désorceler ». D’ailleurs, je ne réponds pas, en général, à ces lettres parce qu’ils penseraient que c’est moi qui dois les désorceler, ce que je ne veux pas faire, de toute façon. J’ai eu sept ou huit directeurs de recherche au CNRS qui m’ont directement demandé de les désorceler. Donc il ne faut pas… vous voyez.
Mais là, ce sont des comportements totalement irrationnels au regard de l’univers dans lesquels ils s’expriment...
Être pris dans une crise de sorcellerie, c’est être pris dans des malheurs à répétition. Tout lecteur de mes livres, y compris s’il est directeur de recherche au CNRS, qui est lui-même pris dans des malheurs à
Jef Klak Marabout Croire/Pouvoir
entretien
répétition, se projette immédiatement sur ce que j’écris et pense tout de suite que j’ai la clef de son problème. Bien qu’il sache qu’il y a d’autres types de personnes qui s’occupent des malheurs à répétition, par exemple les psychiatres, les psychanalystes et toute une série de gens qui ont inventé les thérapies pour ceci ou cela, il ne veut pas s’adresser [à ces personnes]. C’est ce qu’il ne dit justement pas : « Je ne veux pas m’y adresser » ou : « Je m’y suis adressé et ça ne m’a rien fait ». C’est tout à fait absent de leur propos. [Ils disent :] « Je veux que vous me trouviez un désorceleur ». Vous voyez. Mais ce qui est frappant, c’est de voir comment le moindre de mes lecteurs, pourvu qu’il soit pris dans des malheurs à répétition, se projette immédiatement, parce qu’il a, comme je le dis dans un papier qui sort ces jours-ci 2, « la mort aux trousses ». Il sent qu’il a la mort aux trousses, et là, il ne fait plus du tout de discours, il ne fait plus de chichis intellectuels, il ne dit pas : « Ces gens sont irrationnels ! » ou « Moi, je suis rationnel ! » ; il dit : « Je veux en sortir ! ».
C’est un effet auquel vous ne deviez pas vous attendre. Quand des personnes lisent vos livres de travers…
Non, ce n’est pas de travers, au contraire. Je dois prendre ça comme une prolongation de mon terrain : qu’est-ce qui arrive à ces gens ? Quelles ont été les demandes qui m’ont été faites après la sortie de ce livre ? Ils ne sont pas méprisables du tout. Ils sont dans des malheurs à répétition, et ils veulent cette cure-là, spécifiquement, cette façon-là d’en sortir spécifiquement, et pas une autre. Après tout, c’est tout aussi rationnel pour eux que pour quelqu’un du bocage.
Je me trompe peut-être, mais à travers vos écrits, vous avez donné une certaine légitimité à la sorcellerie. La psychiatrie et la psychanalyse ont leur place dans nos sociétés contemporaines. Mais, avant votre recherche, la sorcellerie avait-elle autant sa place ?
Bien sûr que non. Les gens qui en parlaient à l’hôpital psychiatrique étaient internés. On disait qu’ils avaient « une bouffée délirante à thème de sorcellerie ». Maintenant, ça va mieux. C’est-à-dire qu’il y a un certain nombre de psychiatres qui m’ont lue, qui en ont entendu parler, ou bien on leur a expliqué à la fac, je ne sais pas, mais en tout cas, maintenant, ça va mieux. D’ailleurs, les psychiatres et psychanalystes étaient vraiment hostiles à mon travail au début. C’est-à-dire ce que j’avais fait sur le terrain, ils adoraient, mais si je disais que cela sortait les gens de malheurs à répétition, ça, ils ne le supportaient plus. « Mais ce n’est pas une vraie thérapie, les nôtres sont les vraies ! » (rires) Je dois dire que depuis trente ans, la situation a changé. Maintenant, je suis invitée trois ou quatre fois par an par des écoles de psychanalyse ou de psychia-
2 — « La mort aux trousses », dans Penser/rêver, n° 20, 2011.
trie, par exemple [aux cliniques de] La Chesnaie ou de La Borde, mais aussi en Belgique, à Bruxelles, etc., par des gens qui comprennent parfaitement ce dont il est question d’un point de vue thérapeutique dans ces affaires-là.
Vous expliquez que la pratique de désorcèlement est une thérapie qui s’exprime d’une autre manière que les thérapies conventionnelles, officiellement reconnues, comme la médecine…
Et qui, elles-mêmes, s’affichent comme telles. Jamais un désorceleur ne dira « Je suis un thérapeute ». Je pense qu’à partir du moment où l’on se dit atteint par le pouvoir d’un sorcier, c’est pour être pris en charge par un désorceleur qui traite le malheur à répétition et qui vous en propose une sortie. À l’inverse de mes collègues qui traitaient la sorcellerie comme une machine à accuser des gens en tant que sorcier, ou à proférer des énoncés irrationnels (telle personne que l’on connaît bien est toujours là, même quand on ne le voit pas, untel est invisible, etc.), bref, contrairement à ces collègues, je me suis dit « Mais pourquoi les gens prononceraient-ils des choses de ce genre si ça n’est parce qu’ils veulent sortir de là où ils sont ? ». Un spécialiste leur est proposé : le désorceleur, que l’on trouve tous les cinq, six villages (et ils vont toujours chercher celui qui est le plus loin de chez eux pour ne pas non plus avoir à trop se trouver dans son pouvoir). Si on me demande quelle est la statistique [du nombre de] sorciers, je répondrais qu’il n’y a pas de sorciers… En fait ce sont juste les ensorcelés qui accusent d’autres [personnes] d’être des sorciers. Donc on ne peut pas dire qu’il y a tant de sorciers dans la Mayenne, mais on peut dire qu’il y a tant de désorceleurs. C’est une profession masquée ; on se cache toujours, [on préfère dire] « Je suis cartomancienne, je suis coiffeur, je suis hongreur ». Ils ont toujours des métiers de façade : ils sont agriculteurs, par exemple. Mais leur activité principale, c’est en fait de désorceler.
Dans l’histoire de la sorcellerie, quelles que soient les époques, il a toujours fallu se cacher ?
Oui, à cause de l’Église catholique. Fondamentalement, c’est la répression de l’Église qui joue encore beaucoup aujourd’hui, puisque l’Église s’est associée, pour ces affaires-là, à la médecine et à l’école. Elle a défini une foi rationnelle – ce qui me paraît être une chose incroyable, puisqu’on trouve rationnel de croire que Jésus est né d’une vierge, qui elle-même a été conçue sans péché, qu’il est mort et qu’il a ressuscité… Ça, c’est rationnel ! (rires) Mais c’est rationnel parce que c’est admis par tout le monde. C’est admis par les religions communes. Donc on ne va pas dire que c’est irrationnel, sauf les méchants athées, une corporation à laquelle j’appartiens personnellement.
« être fort assez »
En conséquence, ça [la foi rationnelle] ne m’a jamais paru plus rationnel que la sorcellerie. C’est un usage plus connu, et c’est tout. Et c’est l’Église catholique qui ne veut pas, qui n’a jamais voulu qu’il y ait une autre autorité localement, qui dise « Moi, j’ai des pouvoirs ; moi, je peux ceci ou cela ». Et donc, c’est comme ça qu’elle a pris le virage depuis un siècle en traitant « ça » d’irrationalité. Alors qu’avant, elle le traitait de superstition : supertes, ce qui est en plus de la foi, et ce qui est faux, c’est l’hérésie.
Concrètement, comment peut-on définir une crise de sorcellerie, telle que vous l’avez constatée dans le bocage ?
C’est la progression d’une famille d’exploitants agricoles, de paysans, dans des malheurs qui se répètent : des voitures ou des tracteurs qui se bloquent, qui tombent dans le fossé, des enfants qui ont des maladies, la femme qui ne peut pas accoucher, la vache qui fait du lait rempli de germes – bien que le fermier soit un bon fermier, qui travaille bien. C’est-à-dire que dans tout l’espace qui est celui de l’exploitation agricole, le domaine de la ferme, se passent des malheurs qui se répètent, [transmis] d’un objet à l’autre de la ferme, ou d’un être à l’autre de la ferme. À un certain moment, quelqu’un intervient – qui connaît bien cette famille – et s’adresse au chef de famille. Il lui dit « Y’en aurait pas, par hasard, qui te voudraient du mal ? ». Officiellement, celui à qui [on s’adresse] tombe des nues, dit qu’il n’y avait jamais pensé, bien que tout le monde a entendu parler de la sorcellerie dans sa famille, mais qu’il n’y avait jamais pensé et donc, [ce quelqu’un qui intervient], je l’appelle « l’annonciateur ». C’est celui qui annonce son état à un futur ensorcelé et lui propose d’aller voir le désorceleur qui l’a [lui-même] tiré d’affaires il y a plusieurs années. Puis c’est chez le désorceleur que le diagnostic sera posé : Y a-t-il ou n’y a-t-il pas un sort ? Et qui est le sorcier ?
« Y’en aurait pas, par hasard, qui te voudraient du mal ? » – vous avez redit cette phrase [centrale]. Dans vos trois livres, vous portez une attention à la retranscription de la parole des personnes, jusque dans les accents, dans la manière de parler.
Parce qu’au début, je comprenais très peu de choses, et pourtant, ils parlent très bien français. Donc, je ne comprenais pas, j’ai dû apprendre [la langue]. Évidemment, ce n’est pas comme apprendre une langue à tons en Asie (rires), c’est pas du tout aussi compliqué : en trois mois, j’étais au point. Pour cela, j’ai dû apprendre comment ils rythment les phrases, comment la communication verbale est articulée sur la communication non verbale – ce que nous avons nous aussi, que nous utilisons à plein pot, sans le savoir
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parce que, pour nous, c’est évident. Mais nous avons des jeux de regards, de bouche, de mains, de claquement de langues. Nous communiquons aussi très largement par des moyens non verbaux. Mais quand ce sont d’autres – dont vous ne connaissez pas le système de communication – qui communiquent comme ça, évidemment, il faut l’apprendre.
Vous dites que la pratique ethnographique courante, qui consiste à aller chercher des informations auprès d’un informateur ne sert strictement à rien. Il faut accepter d’être pris dans un jeu de communications, de relations beaucoup plus complexe que cela. Les gens n’ont accepté de vous parler qu’à partir du moment où vous étiez identifiée à une place, à l’intérieur de ce système de sorcellerie.
C’est-à-dire quand ils ont compris que j’étais débordée par ce qui se passait, que moi-même, je ne maîtrisais pas. Par exemple, il y a eu une fois où mon fils a été malade… J’étais là, avec mes enfants qui avaient 6 ou 7 ans, et puis 7 ou 8 ans, et mon fils a été malade. Le médecin était inquiet parce que c’était une orchite, une inflammation des testicules qui pouvait le rendre stérile par la suite. Je n’avais pas le téléphone en ce temps-là, j’allais téléphoner à la cabine du village à tous les laboratoires où il avait fait des analyses à Paris, avant. Et le médecin ne comprenait toujours pas. Tout le monde entendait la communication, et ils me disaient « Alors les docteurs, ils ont trouvé ? », [je répondais] « Non, ils n’ont pas trouvé ». Quand le médecin l’a guéri, il m’a dit : « Je l’ai guéri mais je ne sais pas pourquoi. » J’ai répété ça autour de moi. Évidemment, [les gens] étaient très contents : ils ont vu que j’avais expérimenté, comme eux, une histoire de maladie incompréhensible. Et donc, après, quand des gens ont commencé à me raconter leurs histoires, c’était très… L’atmosphère d’une ferme où il y a du malheur à répétition, c’est terrible. Les gens sont très prostrés, il fait très sombre, c’est accablant comme atmosphère, donc ça me faisait de l’effet, évidemment. Ce que j’ai écrit à propos de mon terrain, ce n’est pas de l’information sur un système symbolique d’autrui qui serait là, dans un ciel, qu’il faudrait décalquer puis faire descendre dans mes bouquins. Il ne s’agit pas d’informations, mais d’informations vitales. Il s’agit de quelque chose qui les affecte, et de quelque chose que vous ne pourrez comprendre que si vous acceptez d’en être affecté aussi. C’est-à-dire de comprendre pourquoi une communication humaine, c’est aussi ça. Et pas une communication de singes, d’infrahumains, d’abrutis, d’alcooliques…
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Cela fait écho, non seulement à la pratique de l’ethnologue, mais également au rapport du journaliste traditionnel à son environnement, qu’il ne va traiter qu’en termes d’actualité… On le remarque quand on travaille sur les quartiers, je crois, où il est tout à fait naturel qu’il y ait un rejet vis-à-vis du journaliste, puisqu’il n’est présent que dans un rapport de prédation du quotidien des gens.
Et puis le journaliste qui va dans le quartier, il sait déjà ce qu’il veut trouver, il sait déjà ce qui se passe, et il sait déjà ce qu’il va en dire. Il cherche juste un peu de couleur locale. Alors on comprend que les gens n’aient pas envie de servir à faire de la couleur locale pour le journaliste. Ils ont des choses à dire, que le journaliste n’imagine même pas. On voit d’ailleurs, quand des journalistes sont restés six mois dans une banlieue, qu’ils ont récolté tout à fait autre chose à en dire.
Vous dites que la sorcellerie, il faut bien voir que ce n’est pas quelque chose d’anodin, c’est un combat à mort entre deux hommes, et derrière eux, du coup, entre deux familles, entre deux exploitations.
Oui, mais je ne dirais pas [un combat à mort] entre deux hommes, mais entre soi et le malheur qui est incarné provisoirement par quelqu’un que l’on accepte finalement de désigner comme sorcier. Parce qu’on s’imagine que ça se fait comme ça, de désigner quelqu’un. Mais moi, parce que j’ai vu beaucoup de séances de désorcelement, je voyais bien qu’il fallait plusieurs semaines au désorceleur pour y arriver. C’est-à-dire pour que les ensorcelés puissent accepter de faire tomber la responsabilité de ce qui leur arrivait sur quelqu’un dont ils savaient que, possiblement, il lui arriverait des malheurs à répétition et qui puisse supporter que « ça » lui arrive. Donc, il s’agit de déménager le malheur d’une exploitation dans une autre, d’une famille dans une autre, et donc c’est tout à fait le contraire de ce que la presse raconte quand on dit « Ah oui, c’est untel qui m’a fait ça ». Non, pas du tout. C’est une opération très longue, très travaillée.
Au fond, le désorcèlement passe par le fait que le désorceleur va apprendre à l’ensorcelé à réassumer une part d’agressivité nécessaire, largement désapprise par l’Église catholique, entre autres, qui apprend plutôt à tendre l’autre joue… La soumission. La soumission, voilà.
Voilà, c’est-à-dire que les ensorcelés se présentent comme des gens qui sont toujours bons. « Nous », on nous a appris à tendre l’autre joue. « Nous », on ne fait pas de mal. « Nous », on n’a jamais fait de mal à personne. « Pourquoi il ne nous arrive que du mal ? Dites-nous qui nous fait du mal ? » Ce qui est frappant, c’est que quand les ensorcelés arrivent chez le désorceleur, ils ont tout de suite des idées sur des gens de leur famille. Parce que la famille, c’est le lieu des vrais conf lits, surtout dans l’agriculture, où il y a des jalousies sans fin autour de qui a hérité, puisque tous les héritages vont maintenir l’exploitation du successeur – et pas du tout les filles, qui ne touchent presque jamais leurs parts (elles l’ont en dette, qui ne sera sans doute jamais remboursée). Les autres frères [du successeur] ont dû aller s’installer ailleurs… [La famille], c’est un lieu de conflits gravissimes. Et donc, aux ensorcelés, si on leur dit « Qui vous veut du mal ? », ils ont tout de suite des tas d’idées. Et le désorceleur, il dit toujours « Non, non, non, c’est plus loin que vous ne le pensez ». Donc il s’agit de sortir les conflits de la cellule familiale qui doit rester toujours unie. Parce que, comme je l’ai compris, c’est un genre de thérapie qui vise aussi à sauver les exploitations familiales. C’est-à-dire que cette famille, qui a cette exploitation, ne doit pas se défaire, elle ne doit pas se séparer, le couple ne doit pas divorcer, il ne doit pas se fâcher avec ses frères, ses sœurs, ses parents. Il faut que l’origine du mal soit trouvée ailleurs, chez d’autres, non parents. Pas trop loin, parce qu’on ensorcelle avec le toucher, le regard et la parole, parce que la théorie de la sorcellerie suppose une proximité de face-à-face. Pas trop loin, mais pas trop près non plus ; pas des parents. Et quand le désorceleur a réussi à trouver une figure de quelqu’un, d’un proche que les ensorcelés accepteront de charger de cette responsabilité, alors ça commence à marcher mieux. Parce que ça veut dire qu’ils ont aussi accepté de ne pas se penser comme « tout bon », comme « Nous, on n’est que bons et les autres, ils ne sont que mal » : ils ont accepté de se mélanger un peu avec la volonté, par exemple, de rendre des coups à ceux qui leur en donnent.
« être fort assez »
Vous évoquez, dans ces affaires qui concernent des familles, la différence entre le rôle des hommes et le rôle des femmes face à une crise de sorcellerie. Et notamment le fait que les femmes ne se trouvent pas dans le rôle de la sorcière, comme on a l’habitude de se le représenter. La femme joue le rôle de redonner de l’assurance à l’homme visé par un sorcier ; elle lui permet de se réaffirmer et donc de reprendre pleinement sa place dans le monde.
Oui. C’est-à-dire que les femmes, épouses d’exploitants (à cette époque-là en particulier, mais enfin, le droit a changé, mais la réalité n’a pas beaucoup changé) ne sont rien dans les exploitations. C’est lui qui est le chef d’exploitation et c’est lui le chef de famille. Donc, si elles pensent que c’est de la faute de leur mari que l’exploitation ne marche pas, elles peuvent partir. Mais que feront-elles ? Quoi ? Elles seront apprenties boulangères à Paris ? Elles n’ont pas fait d’études : elles ont évidemment intérêt à essayer de requinquer leur exploitant de mari. Et donc, elles le font comme les femmes font pour requinquer leur pauvre petit mari qui pleurniche à la moindre difficulté. Elles leur font avaler… les rituels qu’il faut faire. [Ceux] qui, si on les fait, nous mettent dans l’état d’esprit de rendre coup pour coup. Elles leur font faire ce qu’elles-mêmes, elles ont fait très vite et très bien dès le début du désorcèlement. Alors que lui, à cause de son orgueil d’homme rationnel et de représentant public de la famille, il doit éviter de se présenter comme un abruti devant le village, le maire, l’instituteur, le curé. Lui, il traîne la patte tout le temps. Ce sont les épouses qui font ce qu’il faut pour les énergétiser progressivement. Le désorcèlement est un système de communication complexe, dans lequel tout le monde doit accepter d’être partie prenante à 100%. Les femmes entrent tout de suite à 120%, les maris à 40 ou 50%. Donc, il s’agit d’amener le mari le plus près possible des 100%, et il n’y a que les épouses qui peuvent le faire, parce que le désorceleur ne les voit pas assez souvent, et il n’a pas de temps à perdre avec des gens qui ne veulent pas de sa soupe. S’ils n’en veulent pas, tant pis pour eux. Donc c’est le travail de la femme, qui est à la fois complètement exploitée et à la fois complètement puissante. Mais il ne faut pas dire que les femmes sont puissantes simplement dans cette affaire-là. C’est une puissance pour être esclave, une puissance qu’elles déploient pour être esclave. Mais c’est mieux d’être cette esclave-là qu’une divorcée commis de boulangerie à Paris, avec un studio en grande banlieue…
…et donc impuissante ?
Impuissante parce qu’il n’y a pas, pour les femmes, d’accès possible à une position de puissance sociale.
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Dans l’exploitation, c’est comme s’il y avait un contre-balancement, où la femme a une importance, mais invisible…
Oui, c’est ça. C’est-à-dire que quand on dit qu’elles sont puissantes dans ce sens-là, c’est qu’elles ont beaucoup de vitalité : elles se démènent pour survivre, pour que l’exploitation survive, pour que leur mari fasse son boulot. Elles ne vont pas le mépriser. Elles vont au contraire le pousser à devenir enfin un peu orgueilleux, mauvais.
On peut dire en quelque sorte que c’est une forme de solidarité liée à la division sexuelle des tâches ?
Oui. Et pas seulement des tâches : de la propriété, des statuts juridiques. Donc elles n’ont pas d’autre issue que de se débattre pour réanimer leur petit mari.
Vous évoquez longuement les rapports que vous avez eus avec madame Flora qui a été votre désorceleuse. Notamment dans Corps pour corps, votre journal de bord, vous écrivez comment, au départ, elle vous autorisait à assister à des séances. En étant là, vous notiez tout, mais sans arriver à percevoir la logique de ce qui s’y passait. C’est en revenant [sur vos notes] que vous avez fini par saisir comment, à travers l’usage de la parole, elle arrivait déjà à comprendre où se situait le malheur de la personne qui venait la voir, sans d’ailleurs que cette personne ait l’impression qu’on lui posait des questions… Il y avait divination. Au fur et à mesure, vous avez compris ce fonctionnement, non pas dans la position extérieure d’une observatrice qui serait scientifique…
Non, j’étais sa cliente.
Oui, voilà, vous étiez sa cliente : vous avez vous-même été engagée dans un désorcèlement avec madame Flora.
J’étais sa cliente pour ma vie, et d’ailleurs, elle m’a appris des choses. J’étais au même moment en psychanalyse, et elle m’a appris des choses que la psychanalyste était absolument incapable de m’apprendre. Entre autres, à me dépatouiller des rapports de force injustes – ce qui est une chose sur laquelle j’avais toujours achoppé jusque-là. À partir du moment où elle
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m’a donné, sur plusieurs années, cet entraînement, je l’ai fait sans me fatiguer : dès que je m’aperçois qu’on est en train de me maltraiter, je mets toujours quelques claques morales aux uns et aux autres, jusqu’à ce qu’ils comprennent que je suis là, en face. Après, je m’arrête, parce que moi, j’ai horreur des rapports de force. Mais je peux mettre mon habit de méchante, mon habit de fille agressive avec des collègues, par exemple.
Donc être désorcelée, c’est assumer sa puissance et savoir la montrer, qu’on soit un paysan du bocage, ou qu’on soit une femme dans la France contemporaine.
Absolument, c’est ça. Et savoir la montrer quand il faut, c’est-à-dire quand l’autre joue le rapport de force. Par exemple, il y a des collègues, dans des rapports de travail entre universitaires, qui estiment que quelqu’un ne peut être bon que si tous les autres sont posés comme nuls en face de lui. Donc, il s’agit très vite de lui monter sur la tête, et de le montrer en défaut sur quelque chose de fondamental, publiquement. Après ça, il ne s’y risque plus, mais il faut y penser. Je veux dire que ça m’accablait, je me disais : « Mais enfin, les êtres humains sont des ordures », et puis, après, quand j’ai compris que c’était si simple de montrer la force et de ne plus s’en servir, voilà, j’ai appris quelque chose pour ma vie, d’extrêmement important.
Finalement, après la lecture de vos bouquins et cet entretien, le désorcèlement, c’est juste apprendre à trouver sa place dans le monde parmi…
C’est plus que ça. Parce que la psychanalyse est assez bien pour vous faire trouver votre place dans le monde. [Ce que j’ai appris, c’est] être capable de mobiliser ce qu’il faut de force en face des autres, ce qui est toujours lié à ce que les autres essaient de vous imposer. C’est vraiment la gestion du rapport de force. Il se trouve, par exemple, que j’avais un père extraordinairement autoritaire (on pourrait même dire un « tyran » domestique) et que j’avais décidé très jeune que je ne voulais ni obéir ni commander. J’ai réussi à faire ça. C’est-à-dire que j’ai refusé de diriger un laboratoire, j’ai refusé tout honneur professionnel qui m’amenait à diriger quelque chose, à commander quelqu’un. Mais j’étais totalement incapable de gérer les rapports de force avec les autres, je fuyais, je m’en allais, je me disais « C’est des imbéciles, je les déteste, je vois pas pourquoi j’aurais à me défendre », et en fait, ça me créait des ennuis, tout le temps. Madame Flora, elle, prenait les problèmes que j’avais dans mon existence à ce moment-là. Elle me disait « Mais vous n’allez pas vous laisser faire là-dedans, attendez ! ». Et elle comprenait très bien comment fonctionne le CNRS, ou comment fonctionne une maison d’édition (parce que j’avais eu des problèmes
avec un éditeur à l’époque). En fait, elle me déployait, y compris par rapport à l’administration de mon laboratoire, des arguments. Elle imaginait des scènes totalement irréalistes, mais avec tant de précisions que ça m’imprimait des schémas : répartir les mobilisations de force au bon moment. Et oui, après ça, la vie était beaucoup plus simple.
C’est un apprentissage de sa propre autonomie et de sa propre résistance.
De trouver la bonne force. Ne pas commander, ne pas obéir. Ce qui existe, c’est savoir déployer la bonne force au bon moment et de ne pas aimer la force, mais ne pas non plus la fuir.
Une définition presque libertaire finalement.
Oui, absolument.
C’est comme si vous disiez « Je ne suis ni inférieure ni supérieure à quiconque ». Comment avez-vous géré les rapports que vous avez eus avec la classe paysanne dans votre recherche sur la sorcellerie ? « Je ne suis ni supérieure ni inférieure à ces gens-là », or, il est possible que des gens, en face de vous, aient joué un rôle soumis au regard de l’image péjorative généralement portée sur eux. Cela s’est-il exprimé ? Comment ? Comment avez-vous déconstruit ça ?
Je pense qu’au départ, j’ai essayé de comprendre comment les gens parlaient et que j’accordais beaucoup d’importance à des façons de parler anciennes. J’avais 32 ans, j’étais jeune quand j’ai fait ça. Pour eux, j’étais de la génération des enfants, des enfants qui n’arrêtaient pas de les mépriser au nom de la culture des Lumières, du « merveilleux » savoir qu’ils apprenaient dans les lycées agricoles, et qui leur ont fait bousiller la France en trente ans (rires). Du coup, ils étaient extrêmement honorés que ces choses, que leurs enfants interdisaient de mentionner, intéresse quelqu’un. Je crois que beaucoup m’ont reçue au départ comme quelqu’un qui était envoyé par la classe des jeunes, mais qui n’était pas comme les jeunes et qui avait envie d’apprendre d’eux toutes ces choses-là qui n’intéressaient personne. Leurs enfants étaient évidemment, eux aussi – comme les journalistes, les savants – sûrs de tout savoir de leurs parents, et que ces derniers n’étaient pas intéressants.
« être fort assez »
Vous êtes retournée dans le bocage après la parution des livres. Vous avez eu des retours ?
J’y suis restée très longtemps à mi-temps, et j’ai gardé des relations jusqu’aux années 1980 à peu près. Je sais que mes livres se sont beaucoup vendus dans la région et j’étais au Salon du livre au Mans il y a deux ans, au moment de la sortie de Désorceler. Il est passé plein de gens qui m’ont dit « Ah ! Mais c’est vous ? Elle existe ! ». Ces livres ont beaucoup été diffusés dans les bibliothèques de lycées, dans les fermes – surtout Corps pour corps –, et ils ont joui d’un grand respect de la part des gens. Vous savez, c’est rare, parce que d’habitude, les ethnologues ont un procès quand ils s’en vont. Pas parce qu’ils ont méprisé les gens, mais parce qu’ils disent des secrets que l’on pourrait reconnaître. Moi, j’ai fait extrêmement attention à ce que personne, jamais, ne puisse être reconnu. Non seulement j’ai maquillé les noms de villes et de personnes, mais j’ai maquillé les maladies. Donc je pense qu’à part les intéressés, personne, vraiment, ne pouvait savoir de qui je parlais.
En avez-vous rediscuté avec des personnes qui vous avaient parlé [de leur crise de sorcellerie] ? Qu’ont-ils pensé de votre analyse de la sorcellerie ?
Ah non, ça je ne sais pas, parce que Désorceler est sorti très récemment, en 2009. Après Les mots, la
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mort, les sorts, j’ai été là-bas, c’est sûr. Mais ce qui s’est passé, c’est que la presse, Ouest-France, vexée que je ne leur ai pas donné des papier, ou que je ne me sois pas présentée (je ne sais pas), m’a impliquée successivement dans deux affaires, dont une affaire de meurtre liée à la sorcellerie. Dans le village des assassins et dans le village des victimes, personne ne leur parlait [aux journalistes]. Ils ont [donc] fait une carte en triangle comprenant le village où j’habitais, celui des assassins et celui des victimes, et ils ont dit « Voilà le triangle de la sorcellerie ». Elle existe seulement dans ce triangle-là, la sorcellerie. Tout le truc, c’était que les autres puissent dire « C’est pas nous ».
Et donc vous étiez la sorcière dans cette histoire ?
Non, mais ils ont fait un papier sur moi qui connaissait si bien la région, qui avait habité là longtemps, qui avait su tant d’histoires… En fait, je n’avais jamais été ni dans le village des victimes ni dans le village des assassins. Et ils ont dit que je connaissais particulièrement cette histoire. Après ça, il est très difficile de continuer à parler avec les gens de « ça ». On peut parler, mais d’autres choses.
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lieux
de Cimetières, stèles, monuments, ossuaires, ruines signalent plus qu’ils ne témoignent vraiment des combats et des champs de batailles. Pour ne pas perdre la mémoire on la maintient en l’état, tant qu’on peut. On continue à Verdun et ailleurs, de conserver, d’entretenir des lieux de mémoire à coups de débroussailleuses, de tondeuses ou d’injections de silicone. On remplace les croix, on ravale les pierres, on régénère les bronzes, on désherbe, on tond, on traite à l’anti-mousse, bref, on remplace, on colmate, on rénove monuments de pierres et bétons armés éclatés par le gel, lessivés par la pluie, brûlés par le soleil.
On signale qu’ici et là on s’est battu, on est mort pour une colline, pour une maison dont il ne reste jamais rien, pour un hameau à présent disparu, pour un village finalement reconstruit ailleurs, pour quelques mètres, le plus souvent pour pas grand-chose et même parfois pour rien.
On aurait tort d’oublier l’essentiel. Les morts ne vont nulle part.
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Jef Klak Marabout Croire/Pouvoir
« Quand on jette une Vierge dans un pays communiste un matin… »
vie publique d’une apparition
Entretien avec élisabeth claverie
77 Le 24 juin 1981, la Vierge apparait à six enfants dans le village isolé de Međugorje en Bosnie-Herzégovine, l’un des états de la République fédérative socialiste de Yougoslavie d’alors. Depuis, tous les jours à la même heure, cette dernière continue de se montrer et de transmettre ses messages aux six voyants. À mesure qu’un pèlerinage s’y développe, drainant chaque année des milliers de pèlerins en quête de soutien, Međugorje se métamorphose. L’histoire officielle de cette localité, qui commence à se revendiquer « croate » et « catholique », se fissure ; les morts et les conflits refoulés resurgissent, les positionnements politiques se durcissent jusqu’à ce qu’une guerre survienne. Pendant une dizaine d’années, momentanément interrompue par les années de guerre, Élisabeth Claverie, directrice de recherche au CNRS, a suivi les pèlerins et enquêté sur cette « Vierge événement ». Publié en 2003 chez Gallimard, Les guerres de la vierge, une anthropologie des apparitions, restitue l’intense travail ethnographique de l’anthropologue à propos de ce lieu où la Vierge est tour à tour « croate, mère du juge, mère du rédempteur, mère de Dieu, ennemie du communisme, supercherie, rêve, vessies et lanternes, soldat oustachi, doublet du Christ, diable lui-même, soucoupe volante, « elle », voisine et amie des morts, corédemptrice, femme de l’Apocalypse, mièvre statue, image répressive d’une féminité dominée, chef de guerre ».
Comment avez-vous choisi de travailler sur ce pèlerinage à Međugorje ?
J’
habitais et je travaillais en Lozère, sur les systèmes de parenté 1. Ma voisine utilisait le pèlerinage à Lourdes comme système de soins, et j’ai fini par m’y rendre avec les gens du canton. J’ai trouvé le voyage intéressant, mais c’est à peu près tout. En 1967, une nouvelle Vierge est apparue en Italie à San Damiano (province de Piacenza). Cette voisine, alors âgée de 60 ans, qui ne conduisait pas et qui ne pouvait jamais s’absenter longtemps car elle travaillait dans une ferme d’élevage, a décidé d’affréter un car pour se rendre sur le lieu de cette nouvelle apparition. J’ai été très surprise de voir ce que cette Vierge était capable de faire faire à ces gens qui, d’ordinaire, ne se distinguaient pas par leur capacité d’initiative.
1. Recherche publiée dans L’impossible mariage, violence et parenté en Gévaudan, XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Hachette, 1984 (en collaboration avec Pierre Lamaison).
En arrivant à San Damiano, j’ai tout de suite compris que si je voulais travailler sur le sujet, il me fallait sortir d’une certaine forme de description automatique, revenant à dire « Ces gens croient à la Vierge car ils sont comme ci, ou comme ça… ». Il me fallait couper avec un environnement dans lequel j’agrégerais forcément des familiarités. J’ai finalement choisi de partir avec un groupe que je ne connaissais pas, à Međugorje en Bosnie, depuis Paris, via une agence d’organisation de pèlerinage. Dans le bus, en arrivant en Yougoslavie, je me suis retrouvée à côté d’une fille qui avait 30 ans – mon âge à l’époque – et qui a commencé à me parler comme si nous partions en vacances au Club Med. La très grande majorité des gens du groupe ressemblait à ceux que je fréquentais tous les jours – ils n’étaient pas du genre à se rendre à la « Manif pour tous ».
Jef Klak Marabout Croire/Pouvoir
entretien
Comment le travail d’installation de cet être surnaturel dans le monde moderne est-il effectué par les personnes qui se rendent à Međugorje ? Quel a été votre parti pris méthodologique pour l’étudier ?
Quand on cherche à complexifier la question du « croire », on peut se faire la remarque que la frontière entre le rationnel et l’irrationnel, entre un savoir légitime et une croyance illégitime, structure la pensée critique de part en part. Alors certes, on peut déplacer la frontière, la bousculer, mais elle revient souvent au galop…
Vous savez, il n’y a que les autres qui croient que ceux dont on dit qu’ils croient, croient. Quand je me suis rendue à Me đ ugorje, où une Vierge apparaît depuis 1981, je m’étais habillée en bleu marine avec un chapelet autour du cou, et je m’attendais à trouver des gens un peu fous. Or, je me suis bien vite aperçue qu’en fait, personne ne croit. Croire n’est pas le bon mot. Les gens que je rencontrais au sein du pèlerinage font des choses avec des types d’êtres, surnaturels entre autres, à la manière d’un prestidigitateur. Ces types d’êtres sont pertinents de temps en temps, parce qu’ils peuvent, par exemple, réaliser ce qu’un vaccin ne sait pas faire. Ils ne sont pas fixes. Ils peuvent être pris au sérieux pendant un instant, puis tournés en dérision la seconde suivante ; on peut se mettre à pleurer devant eux, puis dire qu’ils n’existent pas. Il y aurait plusieurs manières d’étudier un collectif de personnes parties en pèlerinage sur le lieu d’une apparition. Nous pourrions nous dire que ce sont des catholiques, et qu’en conséquence ils croient. Observer que ce sont de vieilles dames italiennes, avec des foulards noirs, plutôt paysannes, et en conclure que tout cela est cohérent, qu’il s’agit d’un ensemble de ringards : les crétins croient, les chasseurs chassent. Or, quand on s’approche un peu plus près, on se rend compte que la population du pèlerinage est bien plus variée. Et si l’on suspend pendant un instant toutes les déterminations que j’ai évoquées pour s’en tenir à la pratique, si on laisse à ces personnes des compétences critiques, sans leur enlever leur réflexivité, on se rend compte qu’elles ont le plus grand mal à faire intervenir un être surnaturel dans le monde moderne. Il n’y a rien d’évident à cela. Quand on jette une Vierge dans un pays communiste un matin, il se passe un tas de choses très complexes et très peu compatibles avec les agencements de la modernité… mais qui parviennent à se produire tout de même.
Ces objets surnaturels sont tellement déterminés par la cassure rationnel/irrationnel, et tellement lourdement équipés par le ridicule qu’on ne peut pas les aborder sans transformer leur accès. Pour contourner ces obstacles, il est important d’écouter comment les acteurs soutiennent ce qu’ils disent, comment ils effectuent le travail d’aller chercher ce type d’êtres qui n’a pas encore beaucoup de chair, comment ils s’installent dans un collectif qui jouera momentanément le jeu, selon ses règles propres. Dès que les gens se retrouvent à l’aéroport pour accomplir le pèlerinage à Me đugorje, ils disent très rapidement « Elle est là », « Elle va venir ». Personne ne demande « C’est qui, elle ? » ; personne ne les engage à douter de son existence. On pourrait se dire que l’on a affaire à un collectif trié, où des individus partagent tous la même fixette. Or non, ces gens ne se connaissent pas, et sont très différents. Aussi, leur objectif, juste avant que l’avion ne décolle, est-il de formuler une proposition qui alignera les membres du groupe. Cet alignement se réalise dans le dialogue, dans des rapports d’interlocution. Il leur faut installer des réquisits, c’est-à-dire une situation qui va entre-tester les personnes pour créer un espace dans lequel les épreuves de véridicité seront différentes. Par le langage, il leur faut poser les limites du groupe, de leur monde commun. Après cela, ils sauront que l’implicite est partagé. Les gens qui participent au pèlerinage savent très bien vivre dans le monde moderne sans engager d’êtres surnaturels. Ils savent aller chez le boucher, partager un dîner entre amis, etc. Hormis dans de rares situations, ils ne parlent jamais de cet être. En revanche, à partir du moment où ils permettent à une Vierge d’exister, un ajustement mutuel doit s’accomplir car le groupe, dès le départ, doit pouvoir prendre en charge de nombreuses choses.
La souffrance, par exemple ?
Par exemple. On trouve beaucoup de gens au chômage depuis longtemps, qui viennent de perdre un conjoint, qui se trouvent en phase terminale de cancer, etc. Ce sont des gens qui sont arrivés au terme d’épreuves qui les dépassent et dont la résolution est loin d’être assurée. Ce qui m’a frappée, c’est que les évènements ne se disent plus que dans une économie de la résignation – « C’est la vie ». J’ai mis du temps à le comprendre, mais le fait d’aller chercher cette Vierge
« Quand on jette une Vierge dans un pays communiste un matin… »
2. Voir supra « Être fort assez », entretien (radiophonique) avec Jeanne Favret-Saada, page 59.
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3. Discours sur la fin des temps.
par l’usage d’un vocabulaire qui n’a rien à voir avec celui de la vie quotidienne, par l’intervention de mots et d’expressions qui reviennent tout le temps – « Elle est là », « J’ai eu une grâce » –, permet de desserrer, un peu, cette économie de la résignation. Tout à coup, une brèche s’ouvre dans la suite de malheurs. Il y a beaucoup de techniques pour transformer le malheur répété en trouble réversible, lesquelles ont fait l’objet de nombreuses études dans les années 1970, surtout chez les anthropologues africanistes et américanistes, mais aussi en France, avec Jeanne Favret-Saada 2. Je parle de malheurs qui ne sont pas attribuables à une même chaîne – la mort d’un enfant, l’avortement d’une vache – mais qui, en s’accumulant, sont interprétés comme une persécution.
Comment, sur ce lieu d’adoration de la Vierge, ce sentiment de persécution par le malheur est-il évacué ? L’est-il seulement ?
Pendant le voyage à Međugorje, je me suis retrouvée face à un schéma, très banal au final, qui consiste d’abord à expliquer sa situation compliquée à des gens que l’on ne connait pas, puis à passer à une série d’accusations. Non pas pour trouver quelqu’un à la racine du malheur, mais pour trouver des gens qui contribuent à déresponsabiliser la personne. L’accusée s’appelle d’abord la vie – cette somme irrévocable de malheurs. Puis, un mouvement s’opère, et la personne se figure que ce sont des malheurs qui lui arrivent particulièrement à elle. Enfin, de manière très progressive – et c’est très fréquent – les gens multiplient les mini imputations, ils trouvent des mini causes indirectes : « Faut dire que mon fils, s’il n’avait pas fait ça, il n’aurait pas de cancer », « Faut dire que mon mari, il n’est pas très marrant ». Le récit initial incorpore toute une série d’accusés – des membres de la famille, des amis, la personne en danger elle-même. Et, un peu comme dans le système sorcellaire décrit par Jeanne FavretSaada, soi est innocent : vous êtes attaqué, victime, vous qui êtes si gentil et doué d’innocuité. En arrivant à Me đugorje, les gens sont déjà passés par cette série de séances/postures énonciatives, laquelle atteint souvent son point d’orgue quand ils se trouvent nez à nez avec une statue de la Vierge. Comme cet être est bénévolant (il veut le bien d’autrui), et qu’il a un cœur de mère, plein d’amour et de miséricorde, ils se mettent à tenir devant lui des propos quasiment haineux contre la vie, le destin, des gens en particulier. C’est très graduel, mais la conscience grandissante d’avoir à ses côtés un avocat (la Vierge) qui ne juge pas autorise une position contra-phobique, déjouant le mécanisme de la peur. Car au fond, les accusations portées sont souvent symétriques à celles que l’on a reçues, ou que l’on s’était faites. Avec l’aide de cet avocat, la position devient progressivement moins passive, moins victimaire. C’est ce que l’on retrouve dans
l’usage très répandu, au bout de deux ou trois jours de pèlerinage, de l’expression « J’ai reçu une grâce ». Accepter d’être « pardonné » engage une responsabilité dans le récit : cela implique que la personne se risque à entrer dans une situation où elle a éventuellement quelque chose à voir avec la cause directe du malheur ou avec la manière de l’affronter. Petit à petit, les gens se mettent à tenir le discours de la réversibilité. Ils ne disent pas « Mon mari va guérir » ou « Les gens qui m’en veulent vont arrêter de m’en vouloir », mais ils modifient leur propre position par rapport à la situation. Si l’on regarde ainsi de près la pratique des personnes, au fond, ce que l’on appelle croire, c’est une manière de se subjectiver avec un adjuvant (la Vierge Marie dans ce cas précis) ; c’est avoir le sentiment que quelqu’un suspend son jugement à mon égard, ce qui fait éclater le système persécutif, et la résignation.
Cela peut faire penser au fonctionnement d’un certain militantisme politique, quand le collectif joue le rôle d’adjuvant, et que le système de responsabilité, sur une problématique donnée, est recomposé, partagé, extériorisé.
En sortant, totalement ou en partie, de la notion d’irréversibilité, ou d’une sorte d’eschatologie 3 individuelle, des gens retrouvent une finalité dans laquelle ils peuvent être actifs ; le futur se desserre. Il est intéressant de constater qu’il y a constamment des apparitions dans le monde, mais que seules certaines fonctionnent : à Lourdes, à Me đugorje, à Kibeho au Rwanda… Dans le cas de Međugorje, je pense que cela a fonctionné car deux tendances se sont rencontrées : d’une part celle des pèlerins qui viennent « chez la Vierge », sur un site, qui se fichent un peu de la Bosnie, qui ne connaissent pas grand-chose au communisme (tout en l’assimilant à un contexte un peu dangereux) ; et d’autre part celle des locaux qui habitent ce lieu-frontière de la Bosnie-Herzégovine où, juste derrière une ligne de montagne, se dessine la Croatie. Les habitants de Međugorje sont des Croates d’Herzégovine. C’est justement l’imbrication de ces deux tendances qui a créé la question du politique.
Comment cela ? Quelle était la « tendance » des habitants de Međugorje ? Comment la Vierge a-t-elle été perçue, localement ?
école publique secondaire Frederick Douglass Academy, du nom d’un ancien esclave rebelle. L’école a été reprise en main par une militante noire pour le « développement » du quartier. Harlem, New-York, décembre 1997.
Village zapatiste de Monterrey, municipe autonome de la Garrucha. Chiapas. Mexique, 28 décembre 2013.
À Ocosingo. Chiapas. Mexique, 24 décembre 2013.
Jef Klak Marabout Croire/Pouvoir
entretien
La Vierge est apparue pour la première fois en juin 1981 à Međugorje, alors en Yougoslavie communiste, un an après la mort de Tito. Ce qui est très intéressant, c’est que le Parti a interdit cette apparition, mais que la Vierge n’a jamais obtempéré. Elle sautait d’un arbre à un autre, elle se cachait dans une cave, des chiens policiers ont été lâchés là où elle apparaissait… Mais rien n’y a fait, la police communiste n’est pas parvenue à l’attraper.
Vous voulez dire que les enfants continuaient de la voir dans des lieux différents ?
Oui. Elle sautait partout. Cette façon de déjouer et de desserrer la contrainte policière locale était un coup de génie. Certes, la police avait des moyens : elle a enfermé les jeunes voyants, par exemple, mais la Vierge apparaissait malgré cela. Pour les gens locaux, cette compétence à tromper la vigilance du Parti a créé quelque chose de l’ordre d’un mouvement politique, même si le terme est un peu trop fort.
Une mobilisation ?
En quelque sorte. Et la conscience d’être assisté d’un avocat extrêmement puissant. D’un vrai challenger au Parti. C’est là que l’histoire prend une tournure collective. Pendant la Seconde Guerre mondiale, cette zone frontière était un lieu de concentration d’Oustachis fascistes croates 4 , lesquels ont perpétré en 1941 de grands massacres contre la population serbe de la région, et contre des communistes qui s’opposaient à la présence nazie. À la fin de la guerre, en représailles, les partisans communistes ont assassiné les moines du monastère-école franciscain de Široki-Brijeg (soupçonnés d’avoir encadré des Oustachis), ainsi que des centaines de Croates, dont certains membres des familles des actuels voyants. Tito ayant alors pris le pouvoir, ces familles ont été priées de taire toute revendication au sujet de leurs morts. Au moment des apparitions de la Vierge en 1981, Međugorje était donc également peuplée par ces disparus.
Ont-ils fini par réapparaître ?
D’une certaine manière. Après la mort de Tito, puis la chute du mur de Berlin en 1989, le Parti communiste avait perdu beaucoup d’influence. À partir de 1990, les nouveaux langages politiques de Slobodan Milošević en Serbie et de Franjo Tuđ man en Croatie ont progressivement remis en scène les thèmes nationalistes, et Me đugorje a tout de suite été embarquée dans ce schéma. Ce n’est que peu avant le commencement de la guerre de Yougoslavie en 1991 que je me suis rendue
compte que les voyants avaient alimenté, à leur façon, le nationalisme croate d’Herzégovine. Ils avaient demandé à être rattachés à la Croatie, et encouragé le nettoyage ethnique dans la région. Puis, pendant la guerre, les nationalistes d’Herzégovine ont déclaré ce territoire « croate de Bosnie », et certains soldats de l’armée régulière ou des milices se faisaient adouber, en quelque sorte, par la Vierge de Međugorje, dont ils accrochaient la photo au revers de leur veste. En conséquence, sur ce site où des gens venaient dans le cadre de leur eschatologie individuelle, une entreprise politique locale en arrivait à considérer que même le Parti était réversible, qu’une lutte était possible, et que le chef des armées était la Vierge ellemême. Cela a donné un autre sens à l’ensemble.
Quelle a été l’attitude des pèlerins vis-à-vis de ce contexte local ?
À partir de la fin des années 1980, les pèlerins qui se rendaient à Me đugorje (lesquels étaient très peu inscrits à gauche, politiquement) ont commencé à faire circuler un type d’histoire très différent de ce qui avait été élaboré lors de la première décennie de l’apparition. En relayant les discours locaux, ils ont participé à transformer les familles oustachies de la Seconde Guerre mondiale et leurs descendants (cela ne concerne évidemment pas tout le monde) en victimes du communisme. Cette idée est aussi mensongère que celle de traiter tous les Croates de fascistes, mais cette nouvelle fiction n’avait pas pour fonction de retracer historiquement la série des faits politiques.
En lisant votre livre, il y a un moment où je me suis perdue entre les différentes opinions émises par les habitants et la presse quant au déroulement des massacres commis dans les années 1940… Les faits sont brouillés, on ne sait plus qui a fait quoi, qui se venge de qui… Ne restent que des versions de l’histoire, présentant toutes leur logique, leur cohérence…
Je crois qu’il est important d’être perdu, parce que les choses sont effectivement très compliquées. En juin 1981, peu après la première apparition, un journal communiste de Sarajevo a publié une caricature représentant un soldat oustachi sous les traits de la Vierge. Il ne faut pas oublier qu’il s’agissait alors, pour les communistes au pouvoir, d’un travail classique de propagande par des accusations de crimes, assimilant tous les Croates à des assassins et à des ennemis. Ces accusations ont ensuite largement été reprises par la presse yougoslave. Pour le Parti, cette Vierge ne pouvait être autre chose qu’un complot nationaliste et religieux mené contre lui, et contre la Yougoslavie titiste,
4. Mouvement séparatiste croate créé en 1929, à l’idéologie mêlée d’ultranationalisme, de fascisme et de fondamentalisme catholique. 5. L’élite du parti communiste de l’Union soviétique et de ses satellites du Bloc communiste.
6. Depuis le XVIe siècle, l’historiographie moderne appelle Pères de l’Église des auteurs ecclésiastiques, généralement (mais non exclusivement) des évêques, dont les écrits, les actes et l’exemple moral ont contribué à établir et à défendre la doctrine chrétienne.
7. Voir par exemple les travaux de Marina Warner (Alone of All Her Sex, The Myth and The Cult of the Virgin Mary, Weidenfeld and Nicolson, 1976) et de William Christian (Visionaries, The Spanish Republic and the reign of Christ, University of California Press, 1996).
symbole de paix civile. Les autorités politiques n’ont alors pas autorisé les Croates à exprimer autre chose que ce qu’elles voulaient qu’ils représentent. Pourtant, les premières revendications des habitants de Međugorje n’ont pas été immédiatement religieuses ou nationalistes. Au contraire, elles se référaient à la sociologie de la région, et portaient sur les inégalités qui en découlaient. Les habitants croates de Međugorje étaient des paysans, qui vendaient raisins et poivrons aux commerçants urbains et musulmans de Mostar, 25 km plus loin. On retrouve ici l’opposition traditionnelle entre ceux qui travaillent et produisent au village, et ceux qui vendent, gagnent de l’argent, font partie de la nomenklatura 5, tiennent le Parti, et obtiennent les permissions pour partir travailler en Allemagne, etc. Les revendications portaient sur cette inégalité de traitement, non pas entre chrétiens et musulmans, mais entre paysans et communistes de la ville. Ce n’est que plus tard que les communistes sont devenus des musulmans, des « Turcs », des « sales Ottomans » ; or il faut bien garder à l’esprit que ces catégories politiques ne se sont pas tout de suite refermées sur ce qu’elles sont tristement devenues. Il y a eu un moment d’espoir. Au début – je dirais jusqu’en 1986 –, il s’agissait d’un mouvement de révolte locale contre un système d’oppression effectif, très puissant : contre le fait de ne pas pouvoir circuler librement, contre la milice omniprésente, contre les logiques claniques du Parti, etc. Cette lutte a changé d’orientation dans un second temps, quand des porte-parole nationalistes s’en sont emparés. La série des évènements politiques qui affectèrent la gouvernance des Partis communistes des pays du bloc de l’Est jusqu’à la chute du Mur de Berlin, l’exécution de Ceaușescu, la crainte d’une rupture du Pacte de Varsovie, entrainèrent, à la fin des années 1980, une série de contrecoups politiques en Yougoslavie et des remaniements idéologiques. Les positions ultranationalistes purent alors s’affirmer avec véhémence, comme ce fut le cas de Milošević en Serbie vis-à-vis du Kosovo et des provinces autonomes, et de Tuđman en Croatie, dans les années qui précédèrent la guerre (qui fit rage entre 1991 et décembre 1995).
« Quand on jette une Vierge dans un pays communiste un matin… »
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Au fil de votre enquête, vous faites apparaître une Vierge aux multiples capacités…
Au départ, je ne connaissais pas du tout le sujet. Il m’a donc fallu comprendre la complexité structurelle de cette petite statue blanche et bleue un peu ringarde. Le fait qu’elle soit née sans semence masculine lui donne un statut très particulier : c’est la seule de cette espèce. D’un côté, elle a toujours été difficile à constituer en tant que mère du Christ par les Pères de l’Église 6 ; son existence et ses particularités ont suscité des débats théologiques sans fin. D’un autre, ce personnage possède des compétences et des qualités très diverses : elle est à la fois une jeune fille à l’innocence pure, une mère tendre et miséricordieuse, et une guerrière terrifiante, un chef de guerre apocalyptique. Tout cela rassemblé dans une même femme ! Les pèlerins et les habitants de Me đ ugorje ne connaissent pas la théologie mariale, et pourtant, ils savent très bien quelles sont les compétences de la Vierge. Mieux, ils savent les utiliser, jongler avec. Ils sentent très bien qu’elle peut mener un combat, au sens politique du terme – annoncer la fin du communisme, mener la Croatie à la victoire. Et qu’elle peut également vous guérir et vous enlacer. J’ai observé comment ces savoirs ont été déposés dans les gestes, dans les prêches…
D’après vous, est-ce la Vierge qui produit et révèle le contexte local, ou l’inverse ?
C’est tout le problème. Je continue de me poser cette question avec la Vierge rwandaise de Kibeho. Cette dernière est apparue six mois après celle de Međugorje et, dans les deux cas, les apparitions ont été suivies de génocides. Classiquement, elles sont interprétées comme des signes de crise. Elles interviennent toujours sur des zones frontière – géographiques, linguistiques, sociales. Mais je n’ai pas voulu redire cela, puisqu’on le trouvait dans les analyses déjà produites 7. À l’inverse, j’ai voulu suspendre – méthodologiquement – l’histoire locale, et traiter l’apparition comme un événement. La conséquence descriptive est importante. Déclarer cette Vierge « événement » revient à ne pas surinterpréter ce qui l’a forgée, à ne pas énoncer « Voilà des gens opprimés par quarante ans de communisme qui veulent retrouver leur liberté, et qui font apparaître une Vierge ». J’ai préféré poser la question suivante : Quand une Vierge apparaît un matin en Bosnie communiste, que se passe t-il ? Pour certains, cette apparition est vraie, alors qu’elle est fausse pour d’autres. Chacun va argumenter sur une ligne, et c’est la somme de ces lignes qui restitue un paysage historique et politique. Si vous jetez une apparition dans un groupe, cela va tout de suite faire apparaître les scissions du village. Déjà, pour voir une
Jef Klak Marabout Croire/Pouvoir
entretien
Vierge, il faut être au minimum deux personnes – cette découverte reste une grande surprise pour moi. À Me đugorje, à La Salette, à Lourdes, le voyant s’est adressé à la personne qui l’accompagnait en disant « Tiens, regarde, la Vierge ! ». Et l’autre personne lui a toujours répondu « La Vierge t’apparaîtrait, à toi ? ». Ce « À toi ? » pose d’emblée la question de l’élection. La personne qui affirme avoir vu une apparition passe ensuite pour hystérique, mythomane, etc., mais il va y avoir des gens pour soutenir cette élection, et d’autres pour la contredire. Ces débats sur l’élection nous ramènent rapidement à la sociologie locale, aux fractures et aux conflits en jeu.
On est bien loin de croyances…
Si vous parlez de systèmes clos de croyances, légendaires par exemple, vous utilisez le mot « croyance » comme un nom qui désigne ce qui, aujourd’hui, n’est pas vrai, au sens de ce qui n’est pas vérifiable. Mais si, au lieu de travailler sur les croyances, vous travaillez sur les pratiques de personnes qui mettent en œuvre des êtres surnaturels, leur inconscient, ou n’importe quelle chose qui n’est pas empiriquement vérifiable, cela donne un résultat bien différent. Une proposition possède un régime de vérité au sein de sa propre économie. Si vous vous trompez d’économie pour juger de telle ou telle proposition, alors évidemment vous la trouverez fausse, ou stupide.
Nous nous trompons alors souvent d’économie ! Dans le langage, un objet non empiriquement vérifiable (un ovni, une sainte Vierge, un esprit, un inconscient) passe généralement pour faux…
Parce qu’il faut tout le système qui va avec pour pouvoir l’appréhender. Sinon, on passe à côté. La première étape est d’essayer de comprendre au sein de quels énoncés une proposition est active, au sein de quelles pratiques. Et ensuite de comprendre pourquoi un dispositif fonctionne, pourquoi on est touché. À Me đugorje, je pleurais tout le temps. Si l’on enlève l’aspect folklorique du pèlerinage, il reste un espace où peuvent s’exprimer des choses qui n’auraient pas pu, ou pas su, trouver de forme ailleurs. Deux lieux me provoquent le même effet : les manifs, et les pèlerinages. C’est probablement dû au fait qu’un accord se crée entre plusieurs personnes, où le singulier et le collectif s’alignent…
Avec beaucoup d’implicite, de non verbal…
Oui, en dehors de la négociation. Pendant une fraction de seconde, on est certain qu’un accord a régné – un véritable accord, et pas un accord partiel ni un accord suivi de négociations sans fin, lesquels restreignent la violence sans l’abolir. Dans cette forme d’accord véritable, c’est de bien commun dont il est question. À Me đugorje, en général, il y a la foule, vous, et cet être auquel on ne croit qu’à moitié. Et puis soudain, à un moment donné, un alignement se crée. On sait bien que c’est une fiction. Mais cette fiction est plus vraie que vraie.
Et les Balkans dans tout cela ? Vous attendiez-vous à trouver un lieu d’enquête aussi « chargé » ?
Pas du tout. Ce n’est qu’au bout de trois ou quatre pèlerinages que je me suis avisée que j’étais dans les Balkans, et pas uniquement « chez la Vierge ». J’ai alors commencé à habiter chez des gens, puis à Mostar, un peu plus longtemps. J’ai essayé d’apprendre la langue. Ensuite, la guerre est arrivée. Je ne l’avais pas vu venir. Pas si vite. J’ai dû rentrer en France, où je me suis engagée dans des mouvements militants. Ce fut un moment terrible. Les accords de Dayton, marquant la fin de la guerre, ont été signés en décembre 1995. Je suis retournée à Mostar un mois plus tard. Tout était détruit. Me đugorje avait été épargnée car il s’agissait d’un lieu de négociation internationale, mais les villages alentour étaient dévastés. Admettre que des Croates que je fréquentais aient pu être des tueurs, des bourreaux, m’a pris des mois. Quelque chose en moi résistait ; les mécanismes de dénégation sont puissants.
« Quand on jette une Vierge dans un pays communiste un matin… »
Épilogue : Dans la foulée de ses travaux sur Me đ ugorje, Élisabeth Claverie a travaillé sur les premiers temps de la guerre en Bosnie, et sur l’engagement nationaliste dans les milices et le parti serbes de Bosnie. Après avoir réalisé des entretiens avec des chefs nationalistes et des fils de famille qu’elle connaissait, elle a analysé les matériaux du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie 8 pour travailler sur le détail de l’épuration ethnique et recomposer une histoire de la guerre en Bosnie 9. À titre d’exemple, son article « Techniques de la menace » 10 revient sur les techniques de « terrorisation » par privation de l’intimité des habitants musulmans d’une petite bourgade proche de Sarajevo, quelques jours avant l’arrivée des milices. Puis, petit à petit, ses recherches se sont orientées sur la vallée de la Drina et sur la municipalité de Višegrad, en Bosnie Herzégovine, dont elle a écrit la « chronique du nettoyage ethnique » 11. Avec une anthropologue bulgare (Galia Valtchinova, professeure à Toulouse II-Le Mirail), elle poursuit actuellement une enquête sur l’effacement complet des traces de ces massacres – et de la population musulmane de la région. Par ailleurs, Élisabeth Claverie vient tout juste d’achever un long travail d’ethnographie judiciaire sur le fonctionnement de la Cour pénale internationale, dans le cadre de crimes perpétrés en République Démocratique du Congo.
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8. Les Tribunaux pénaux internationaux (TPI) sont des juridictions ad hoc créées par le Conseil de sécurité de l’ONU, et chargées de poursuivre et juger les individus tenus responsables des crimes de droit international commis dans le cadre des conflits en ex-Yougoslavie (TPIY) et au Rwanda (TPIR). 9. Pour en apprendre plus sur la démarche de l’anthropologue, on peut se reporter à un entretien accordé par Élisabeth Claverie à Vincent Casanova, Caroline Izambert et Michel Naepels : « Juger et dévoiler la guerre », revue Vacarme, n °59, 2012. 10. Paru dans la revue Terrain, 43, septembre 2004. 11. Cf. « Démasquer la guerre. Chronique d’un nettoyage ethnique, Višegrad (Bosnie-Herzégovine), printemps 1992 », revue L’Homme, 2012/3-4 (n°203 - 204). Selon le TPIY, 3000 Bosniaques musulmans y ont été tués par la police et les forces militaires serbes au printemps et en été 1992.
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concrete
En France, près de 4000 églises furent sinistrées durant la Seconde Guerre mondiale. La reconstruction de ces édifices religieux a accompagné le mouvement liturgique qui précéda le concile du Vatican II, et introduit de nombreuses innovations. Malgré les limites financières drastiques imposées par les dommages de la guerre, la reconstruction de 2500 églises a donné lieu à une diversité de formes originales. Le renouveau de l’architecture religieuse fut jalonné d’œuvres emblématiques, signées par Le Corbusier, Claude Parent ou Auguste Perret…
Jœuf (vallée de l’Orne), 10 décembre 1991. Cathédrales d’acier en Lorraine : pendant plus de deux ans, le site sidérurgique composé de deux hauts fourneaux a été decoupé jusqu’a disparition totale de l’usine du paysage.
Jef Klak Marabout Croire/Pouvoir
parole CollectÉe
La montagne de moïse T
anger, janvier 2011. Omar et sa bande d’amis se retrouvent c o m m e d’ h a b i t u d e au café Hanaf ta de Ma r s h a n , l’a n c i e n quartier juif, le quartier des pêcheurs, prolongeant la Casbah. On écoute le concert de musique arabo-andalouse dans nos chaises en plastique. La terre battue est infusée de feuilles d’eucalyptus. On boit des thés à la menthe en fumant la chicha. Omar aime venir se détendre ici, écouter les vieux pêcheurs. Mais ce soir, c’est lui qui raconte : Quand je les rejoins au pied du Djebel Moussa (la Montagne de Moïse), il y a beaucoup de vent, il pleut fort. On gagne notre lieu de pêche. Une grotte se trouve à cet endroit. Je la connais, nous avons l’habitude de nous y abriter pendant la nuit, quand le vent souffle. Dans la grotte, nous trouvons des gens qui sont venus pêcher dans le coin cet après-midi-là. Quant à nous, nous comptons y passer la nuit. La pêche est meilleure de nuit. On dépose nos affaires et on se met à préparer nos lignes. Les gens partent, on se retrouve seuls. Un peu plus tard, des militaires, les gardes côtiers, débarquent. L’un d’eux s’adresse à moi : Vous restez ou vous partez ? Nous allons passer la nuit ici. Okay, alors on vous laisse. On ne veut pas vous déranger. Restez avec nous, voyons. Installez-vous là, cela ne nous pose aucun problème. Non, vous serez plus tranquilles. Et en sortant, il ajoute : Faites quand même attention, il paraît que cette grotte est hantée. Vous pourriez être ensorcelés. Ne vous en faites pas pour nous, chef, je lui dis. Nous ne craignons pas ce genre de choses. Nous allumons un feu, puis on nettoie l’endroit et on prépare une place
où nous asseoir. On sort nos provisions, on fait du thé. On a apporté des galettes de semoule, du pain et des sodas. Ensuite, on pêche de quoi faire le tajine, des anguilles ce soir-là, puis on revient le préparer. Il doit être 21 heures quand on le pose sur le feu pour qu’il mijote. Puis on retourne pêcher et on s’arrête vers minuit. Le tajine est cuit à point. On mange, on fume jusqu’à une heure moins le quart. On est tranquillement en train de bavarder, quand soudain, je ressens une forte chaleur. La température monte, tandis qu’il pleut des cordes dehors. Dans la grotte, il fait froid, et à mon endroit il fait très chaud. Je ne dis rien, on continue de discuter puis, petit à petit, la fatigue arrive. Malgré le sommeil qui me gagne, je ne m’endors pas. Je me sens simplement faible parce que nous avons marché, crapahuté, porté des affaires. Mes amis discutent. Dans mon coin, je me tais. Sans dormir, cette nuit-là, au milieu de cette grotte, je me mets à rêver. Je rêve que je tourne au milieu de la grotte. Les affaires que je vois en rêve, disposées par-ci par-là, sont les nôtres. Je peux voir l’endroit tel quel. Je tourne et je vois un de mes amis dormir dans son coin. Je le vois assis, exactement
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On est en train de dormir, quand soudain, on entend un bruit étrange. On dirait le bruit d’un avion ou d’une machine, un bruit qui fait : Wouwouwouwou. Un bruit puissant. J’ouvre les yeux, je relève mon tarbouche, et je vois une lumière entrer à l’intérieur de la grotte. Une boule de lumière de la taille de la main. Elle vient de loin, elle est très claire. Un cercle de lumière de la taille d’une balle, entouré de rayons. Je cherche mes amis du regard. Ils sont réveillés et, comme moi, regardent la boule intense, aveuglante. Ils ont, eux aussi, relevé leurs tarbouches. Elle tourne en l’air, au milieu de la grotte : Wouwouwouwou. Soudain, elle se place au-dessus de moi, puis au-dessus d’un de mes amis, puis au-dessus de l’autre, et enfin revient au centre de la grotte. Elle va très vite. Elle recommence le même chemin, d’abord chacun de nous, puis au centre, toujours avec le même bruit bizarre : Qu’est-ce que c’est que ça !? Nous n’en avons aucune idée. Fouad a d’abord pensé que c’était un insecte. Mais un insecte de cette taille-là, se déplaçant de cette manière, ce n’est pas possible ! Qu’est-ce que cette chose venue du ciel ? Des Djinns ? Un appareil d’espionnage ?
comme il l’est en réalité. Je continue à tourner et je vois mon autre ami, assis tel qu’il l’est également, puis je me vois moi-même, en train de dormir. Je me lève, effrayé : Comment est-ce possible ! Comment est-ce que je peux tourner au milieu de la grotte, comme un drone, voir mes amis et me voir moi-même à ma place en train de dormir ? Je me rassieds à ma place. Mes amis rient : Qu’est-ce qui t’arrive ? Je me remets à discuter avec eux, le sommeil me gagne à nouveau, je me remets à rêver. J’entends mes amis discuter et je me retrouve plongé dans le même rêve. Je tourne au milieu de la grotte. Je me dis alors qu’il doit y avoir quelqu’un qui nous regarde. Je veux voir cette personne. Je me lève d’un coup, dans mon sommeil, et je pars en courant dans une direction. Puis je m’arrête. Mes amis s’approchent, inquiets : Qu’est-ce qui t’arrive ? Je me rassieds, cette fois à un autre endroit. Je dis à mes amis qui me questionnent que je ne suis pas du tout en train de leur faire une blague, je leur explique que je rêve la situation qu’on est en train de vivre, que j’ai l’impression que quelqu’un est avec nous et nous regarde, et que je veux le surprendre. Une semaine passe, puis nous y retournons, toujours pour pêcher. Nous avons tout préparé comme la fois précédente. L’heure vient de préparer le tajine – c’est toujours moi qui prépare les tajines, un de nous s’occupe du poisson, l’autre s’occupe du feu et moi, du tajine. Je vais chercher le sac de pommes de terre, et quand je l’ouvre, je trouve les pommes de terre déjà épluchées. J’appelle un de mes deux compagnons : Fouad, c’est toi qui a épluché les patates ? Non. J’appelle mon autre ami : Mohammed, c’est toi qui t’es occupé des patates pour le tajine ? Non ! Je leur demande de venir et leur explique : Les patates sont épluchées et je ne vois pas d’épluchures. On les a pourtant achetées sur le trajet. Qui les a préparées alors ? Ce n’est pas nous. Comment ça ? Qui a bien pu éplucher les patates, dans ce cas-là ? Ensuite on reprend nos occupations, comme si de rien n’était. Je prépare le tajine, puis on écoute de la musique sur mon téléphone portable. Quand le tajine est cuit, nous dînons. Mais avant, j’arrête le téléphone. Il est minuit pile. Lorsque tu manges dehors, dans la nature, tu ne fais pas attention à l’heure, tu ne regardes pas ta montre mais là, comme j’ai éteint le téléphone, je vois qu’il est minuit. Il doit être une heure moins le quart quand nous terminons de manger. On se met à fumer et discuter comme la fois précédente. Vers trois heures du matin, plus personne ne parle. À cette heure-là, il n’y a pas de poisson. Le poisson ne sort pas de sa cachette avant le lever du soleil. C’est à l’aube que la pêche commence. Nous décidons de faire un petit somme d’une heure et demie. J’allonge les jambes, je descends mon tarbouche sur mes yeux et croise les bras sur la poitrine – il suffit de s’appuyer le dos à un mur pour s’endormir lorsqu’on est fatigué.
Al-Murabitun
Jef Klak Marabout Croire/Pouvoir
Histoire dynamique du rôle des groupes mystiques en Afrique musulmane
Qu’est-ce qu’un marabout ? L’oiseau le plus laid d’Afrique, un sorcier du XVIIIe arrondissement de Paris, une bâtisse blanche dont le dôme immaculé se détoure sur le fond azuré du ciel et des montagnes ocre et noires ? Étymologiquement, les murabitun sont des hommes qui ont consacré leur vie à la défense de la religion dans un cadre communautaire, aux frontières de l’Islam, dans un ribat. Leur piété leur a conféré des pouvoirs mystiques et une réputation ésotérique. Le mot désigne aussi leur lieu de sépulture et, par métaphore, un échassier déplumé aux allures de vieux sage dépenaillé.
Du ribat à la Baraka
A
u sens propre, un murabit désigne, depuis le VIII e siècle, quelqu’un qui vit dans un ribat, une place forte aux frontières du territoire islamique. Le ribat est occupé par des volontaires qui vont y accomplir un acte religieux pieux assimilé au djihad. En pratique, il
leur revient d’assurer la protection des frontières et l’assaut saisonnier contre les voisins infidèles, que ce soit les Byzantins d’Asie Mineure, les Wisigoths d’Espagne ou les royaumes d’Afrique occidentale comme le Ghana médiéval (rien à voir avec le pays actuel). Les Almoravides, dynastie berbère du XIe siècle, doivent ainsi leur nom à la déformation occidentalisée du terme désignant les habitants d’un ribat (al-Murabitun). Ce
mouvement constitué dans un de ces forts du désert mauritanien a occupé le Maghreb, la partie musulmane de l’Espagne et une bonne partie du Sahel occidental. Il s’est consacré à la réforme religieuse, à l’instauration des bonnes mœurs et à la lutte contre les infidèles, quelle que soit leur religion (christianismes, paganismes). Adapté, le mot « marabout » fut aussi utilisé pour désigner la monnaie d’or émise par cette dynastie,
95 connue sous le nom de marabotin dans l’Europe médiévale, entre les XIe et XIIIe siècles. Au sens figuré, le marabout a fini par désigner un sorcier-guérisseur, un désenvoûteur aux pouvoirs d’origine religieuse, ayant perdu sa fonction militaire lors de la colonisation européenne. Jouissant d’une élection mystique venue de Dieu, il reçoit en rétribution de sa dévotion totale une part de sainteté (baraka en arabe) qu’il lègue à ses descendants temporels et spirituels. Cette puissance mystique lui accorde le pouvoir d’intercession, de miracles, et une préséance morale qui confine à l’autorité absolue dans sa communauté. Dans les villes modernes, les marabouts sont ces personnages religieux dont on attend des miracles en leur prêtant un pouvoir magique hérité de leurs ancêtres. Ils occupent dès lors une fonction qui recouvre en partie celles de l’imam, mais qui autorise aussi des pratiques ésotériques réservées à un plus haut degré de proximité au divin, ou de malice.
Soufis L’origine des marabouts dans leur dimension mystique remonte à la fondation du soufisme, au VIIIe siècle. À cette époque, Hassan al-Basri, un Perse installé à Médine puis émigré en Irak, se consacra au rassemblement des hadiths (dires et faits du prophète Mohammed) qu’il s’était fait un devoir de transmettre aux générations futures, à des fins d’élévation spirituelle et de rigueur religieuse. Il invitait ses disciples à pratiquer un islam dépassant ses règles orthodoxes et se fondant sur une relation personnelle à Dieu, dans une position de soumission volontaire et exclusive (en arabe, littéralement islam). Dans son sillage, cherchant à gagner leur paradis, les premiers soufis se sont voués à l’enseignement, à la diffusion de la religion et au développement de techniques extatiques visant à la communion avec le divin. Dès leur apparition, ils se sont efforcés d’imiter la personnalité de Mohammed et de se séparer du commun des fidèles par
leur pratique intensive d’exercices spirituels et de mortifications sensuelles. Ils furent parmi les premiers organisateurs des ribats et les réformateurs almoravides du XIe siècle leur furent assimilés. Dès le VIIIe siècle, des soufis décidèrent de s’abstraire des mondanités de la religion, de la conquête et de l’administration du territoire conquis pour se consacrer à la diffusion de l’islam auprès des populations périurbaines ou isolées. Leurs théologies orthodoxes et savantes, élaborées dans les centres politiques du monde islamique, étaient pétries d’influences religieuses issues de pratiques populaires (ex : rites antiques liés à des lieux distincts ou personnes prises comme intercesseurs entre le divin et le surnaturel).
Magiciens-guérisseurs et médecins mystiques Le rôle le plus significatif du marabout soufi reste celui de magicien-guérisseur ou de médecin mystique. Ses pratiques se fondent sur trois doctrines qui partageaient alors le monde musulman. La première est directement issue de la tradition philosophique et scientifique grecque matérialiste. Les travaux sur le corps sont produits dans un cadre areligieux que nous appellerions la « science médicale ». C’est la médecine d’Al-Razi (IXe-Xe siècle, Perse), d’Avicenne (XI e siècle, Perse) ou d’Averroès (XIIe siècle, Andalousie) qui s’élabore, entre autres, sur les textes antiques d’Hippocrate, de Galien (IIe siècle, Pergame), avec son traité d’hygiène De Sanitate Tuenda, ou les œuvres pharmacologiques de Dioscoride (Ier siècle, Asie Mineure), dont le De Materia Medica est alors un classique répandu dans tout le monde musulman. La seconde est connue sous le nom de médecine prophétique. Elle développe une thérapeutique visant à imiter des pratiques médicales attribuées à Mohammed : il s’agissait, par exemple, de lire des formules religieuses ou certains passages du Coran, ou encore d’en absorber des fragments en les mélangeant à des
aliments ou des boissons. Ces techniques sont celles des médecins les plus observants de la religion, renonçant tant à l’usage des sciences étrangères qu’à la fréquentation des êtres surnaturels. Enfin, la troisième doctrine relève de l’islam soufi. Les traditions de soins se développent à l’intérieur du circuit des zawiyas (lieux d’enseignement, de vie et de rassemblement des disciples d’un ou plusieurs maîtres spirituels) fondé pour soutenir l’effort de moralisation et de conversion de la société dès les premiers siècles de l’islam. Dans cette doctrine médicale, l’utilisation singulière d’objets investis de propriétés magiques est possible. Alors que la médecine prophétique se limite à l’utilisation du texte et de ses permutations numérologiques, le maraboutisme exercé par les soufis fait usage de techniques multiples de divination ou de concrétisation de sortilèges parlés en objets magiques. Les marabouts délivrent volontiers à leur patient les talismans que la médecine prophétique s’interdit de créer.
Djinns Outre la médecine prophétique pratiquée par les marabouts, la singularité de l’art médical des confréries soufies réside dans le traitement de la souffrance mentale vue comme une « djinnopathie » (le patient est dit madjnun, « en-djinné »). Le monde surnaturel est globalement reconnu par l’islam, qui confère au roi biblique Salomon un pouvoir de contrôle des djinns, légitimement reçu de dieu. On dit que certains djinns ont été en contact avec Mohammed. Dans le Coran, les djinns sont décrits comme des êtres créés de feu et d’air, invisibles, vivant une vie parallèle aux humains. Certains sont musulmans, ou païens, d’autres ont adhéré à diverses religions. Les djinns connaissent la hiérarchie, des rois aux esclaves. Ils sont réputés cohabiter avec les humains et demeurer dans des lieux liminaires : les espaces humides ou d’aisance, mais aussi le feu, les ateliers, le passage d’une porte, le
Jef Klak Marabout Croire/Pouvoir
histoire
coin d’une pièce, les cimetières. Ils occupent également des territoires qu’ils sont seuls à peupler : grottes, lieux reculés du désert, ruines, puits abandonnés. Par exemple, depuis le XVI e siècle, le culte de Bouya Omar, au sud du Maroc, met en scène le jugement de djinns invasifs devant le tribunal de ce saint personnage. Dans ce théâtre thérapeutique, les descendants du saint doivent trancher un différend entre les parties, djinn et patient, pour établir les réparations nécessaires qui solderont le cas. Ce type de thérapie repose exclusivement sur l’aptitude du marabout primordial à entrer en contact avec ses héritiers reconnus et le monde des djinns. Situé entre le monde matériel et l’invisible, le marabout peut désamorcer les agissements externes qui troublent le patient et lui faire reprendre une vie sociale apaisée, en lui imposant des devoirs rituels. Si les marabouts soufis peuvent entrer volontairement en contact avec les djinns et passer un pacte avec eux, des confrontations involontaires sont toujours à craindre : il peut y avoir des djinns païens malveillants, et il peut arriver d’offusquer un djinn musulman par des pratiques ésotériques réprouvées. L’activité humaine quotidienne peut aussi représenter un danger pour les djinns : on peut en ébouillanter un en jetant de l’eau de cuisine trop chaude, on peut marcher sur un autre quand on passe le pas de la porte… Pour éviter de leur nuire et de risquer des représailles, on recourt à des techniques de protection ou à des modalités de vie en commun. Dans les maisons où l’on sait que les djinns sont présents, il est traditionnel d’offrir du lait sur le pas de la porte, de franchir prudemment le seuil, de prononcer une invocation qui protégera momentanément du djinn ou l’avertira du danger qui pour-
rait le guetter. Il y a aussi les talismans qu’on peut disposer dans la maison aux endroits dangereux ou pour protéger ses habitants les plus vulnérables (femmes nubiles et enfants). Les relations avec les djinns se jouent à deux niveaux : celui des profanes qui cherchent à se prémunir des troubles sans jouir d’aucune autorité, et celui des marabouts qui seuls ont formation et compétence pour réguler la cohabitation entre les hommes et les djinns. Dans cette situation, le marabout occupe une fonction orthodoxe au regard du texte coranique, utilisant sa sainteté et sa dévotion pour assurer la paix sociale entre entités de natures différentes, entre le terrestre et l’invisible. Les marabouts actuels pratiquent deux arts complémentaires : le contact avec les entités surnaturelles et la magie pure et simple, héritée des magiciens en Arabie pré-islamique. Ceux-ci se divisent en deux grands corps de métier spécifiques : d’un côté les sorcières (les « souffleuses de nœuds » de la sourate CXIII « L’Aurore » dans le Coran), capables d’enchanter par des maléfices, et de l’autre les devineresses et devins. Le texte coranique a explicitement prohibé ces deux professions ésotériques, et a étendu l’interdiction aux « lanceurs de flèches », acteurs d’un jeu de baguettes lancées au hasard sur lequel on parie. Assimilé à de la divination, il est également interdit sous son aspect ludique.
Mystiques et guerriers Selon de nombreuses interprétations, l’islam est une religion qui prône la cohésion sociale et la continuité d’un pouvoir théocratique ; la révolte y est généralement interdite sauf pour mettre fin à une tyrannie. Or, au-delà de ses fonctions religieuses tournées
vers la société musulmane, le courant soufi a pu jouer un rôle plus politique. C’est le cas lorsqu’il s’est lié aux mouvements de révolte et de résistance intérieure contre les manifestations d’un pouvoir étatique considéré comme impie, ou lorsqu’il a appuyé les luttes anticoloniales, en particulier en Afrique. Depuis le XVI e siècle, en Méditerranée méridionale, les Ottomans en conflit avec les puissances occidentales s’étaient érigés en protecteurs de l’islam, mais dans certaines régions du Maghreb, des confréries maraboutiques ont pris la relève d’un pouvoir ottoman incapable de protéger la population en menant elles-mêmes la guerre contre les envahisseurs. Au XIX e et au XX e siècle, les mouvements anticoloniaux en Afrique, avec leur dimension maraboutique [Voir annexe], ont nourri une tradition militante de réforme islamique. Chaque confrérie ou groupe religieux a combattu dans une optique déterminée et pour des objectifs limités à leur zone de contrôle politique. Certains d’entre eux ont abouti à des radicalisations, au sein de formations que l’on regroupe sous le vocable de djihadistes, notamment dans le Sahel. Entre la période coloniale et nos jours, il existe des différences capitales et des phénomènes forts éloignés les uns des autres. En effet, les mouvements djihadistes sahéliens actuels trouvent la base de leur idéologie dans des pays éloignés (Arabie saoudite et pays du Golfe, Pakistan). De même, ils sont structurés selon des modes d’organisation élaborés ailleurs, dans le cadre des expériences fondatrices de la reprise du combat contre l’occidentalisation et la laïcisation menée par les djihads afghans (1979-1989 et 2001 à nos jours), la révolution islamique iranienne (1979 à nos jours) ou la guerre civile algérienne (1991-2001) connue
al-marabitun
1. À ce sujet, voir Keita Naffet, « Mali : on ne naît pas jihadiste, on le devient », Alternatives Internationales, N° 58, 2013.
localement sous le nom de « décennie rouge ». Cet évènement précurseur du djihad sahélien a vu naître les premières katibas (cellules) du GIA (Groupe islamique armé) et du GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat), principaux mouvements associés dans la fondation d’Aqmi (Al-Qaeda au Maghreb islamique). D’autres structures, plus mineures et issues des pays limitrophes (Mauritanie, Mali, Niger, Libye, Tunisie et Maroc) s’y sont depuis ralliées. Aujourd’hui, dans la nouvelle situation politico-religieuse, les djihadistes, tant au Sahara qu’au Sahel, se battent en se reconnaissant des intérêts communs et se solidarisent dans leur lutte, échangeant combattants, informations, moyens logistiques et militaires ou de propagande. Mais des différences persistent, notamment dans
l’opposition des options rituelles des djihadistes des confréries soufies des derniers siècles et les salafistes actuels, au-delà de l’aspect religieux le plus simple et normatif. Face à l’hétérodoxie créative des mouvements soufis historiques, on assiste actuellement au développement d’une néo-orthodoxie réformiste (c.-à-d. le salafisme), antagoniste avec les solutions pragmatiques et métaphoriques des confréries passées. Cette polémique religieuse se focalise sur des questions rituelles régulièrement reposées depuis l’origine de l’islam, comme celles des pratiques funéraires et des rites rendus sur les tombes, ou sur le contenu doctrinal de la tradition scientifique religieuse dans les zones excentrées de la communauté musulmane. Les effets de ces querelles furent mis en avant dans l’intense campagne
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de propagande autour de la destruction de manuscrits et de mausolées de « saints » à Tombouctou en janvier 2013 1, qui a pesé pour beaucoup dans le soutien populaire à la dernière intervention française au Mali. C’est ainsi que la presse a pu présenter les soufis d’ hier comme de pacifiques mystiques, leur déniant leur rôle historique d’opposants armés à la colonisation, et les a dépeints, au mépris de l’histoire, en alliés humanistes des puissances européennes dans le conflit qui les opposent à l’islam radical en Afrique sahélienne (Mauritanie, Algérie, Mali, Niger) pour le contrôle des ressources stratégiques (uranium et or du Mali ou du Niger) et des voies de migration économique transsahariennes.
ANNEXE - Marabouts de la lutte anticoloniale En Afrique de l’Ouest, les noms de Usman Dan Fodio, disciple de la confrérie soufie Qadiriya (1754-1817), de Sékou Amadou (1776-1844) et Oumar Tall (1795-1864), tous deux affiliés à la confrérie Tidjaniya, sont attachés au mouvement djihadiste anticolonial peul du XIXe siècle. Ce fut également le cas au Soudan qui connut deux mouvements mahdistes (mahdi en arabe signifie messie). Celui de Mohamed Ahmed Abdallah (1856-1921), né à Dongola dans la Vallée du Nil, qui était affilié à la confrérie soufie Sammaniya, et déclencha en 1881 un djihad anti-colonial, d’abord contre les Ottomans qui gouvernaient l’Égypte et occupaient le Soudan depuis 1821, puis contre les Britanniques venus les appuyer. En 1885, la prise de Khartoum et la mort de Gordon permit d’établir un gouvernement islamique qui dura jusqu’à la reconquête par Kitchner en 1898, date qui marque le début de la mainmise coloniale anglaise sur le Soudan. On peut également évoquer Mohamed Abdullah Hassan,
un Somali lui aussi révéré comme « Mahdi » et moqué par les Anglais sous le sobriquet de « Mad Mullah », affilié à la confrérie soufie salhyia, et qui prend la tête d’une révolte à partir de 1899 contre l’Empire éthiopien de la dynastie salomonide (celle de Ras Ménélik et de Haïlé Selassié) et les Anglais qui occupent le Somaliland. Abdelkader (1808-1883), qu’on désigne comme le chef de la résistance algérienne contre la colonisation française, était aussi un mystique révéré. Son exil politique à Damas après son incarcération à Toulon de 1847 à 1852 ne le priva pas d’entrer en contact avec des chrétiens mystiques et d’entretenir un dialogue interreligieux, augurant de sa forme actuelle et des développements qu’il connut, par exemple, avec l’installation de Pères Blancs en Algérie et au Sahara (Charles de Foucauld en est le représentant le plus connu, et les moines de Tibéhirine en furent parmi les derniers représentants avant de disparaître dans des circonstances non élucidées à l’heure actuelle aux yeux des historiens).
Au début du XXe siècle, la confrérie Tidjaniya a repris avec succès le combat contre les Français dans leur tentative avortée d’invasion de la Libye, succédant à la conquête de l’Algérie et de la Tunisie. Malgré cette victoire, Omar Al-Mokhtar, religieux originaire de Cyrénaïque (18621931), dut mener un soulèvement nationaliste sous la bannière d’une autre confrérie, la Senoussiya, contre l’invasion italienne de la Libye à partir de 1912, qui finit par sa capture et pendaison en 1931 par le régime fasciste. Evans-Pritchard, ethnologue connu pour son travail sur les Nuer, consacra à cette confrérie son livre The Sanusi of Cyrenaica en 1949. Au Sahara, en 1916-1917, Kaocen Mokhtar, lui aussi fidèle senoussi, déclara le djihad contre les Français depuis les montagnes de l’Aïr au nord du Niger, que les troupes françaises (Flatters - 1880, Foureau-Lamy, 1898-1900) avaient envahies quelque temps plus tôt.
Jef Klakâ&#x20AC;&#x2030; Marabout Croire/Pouvoir
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