Rapprocher l'humain du territoire (tome 2)

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RAPPROCHER L’HUMAIN DU TERRITOIRE L’habitat humain, une épaisseur relationnelle . Jérémy Lasne

Notice de projet de fin d’étude, département H21 École nationale supérieure d’architecture de Marseille . 22 juin 2016 Jean-Marc Huygen . Directeur d’étude Arlette Hérat . Enseignante représentant le département Patrick Guez . Personnalité extérieure Rosa De Marco . Enseignant à l’ÉNSA Paris La Villette Harold Klinger . Premier enseignant d’une autre unité d’enseignement Sandrine Hilderal- Jurad . Deuxième enseignante d’une autre unité d’enseignement



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Sommaire

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L’habitat, une Êpaisseur relationnelle Relier un ensemble pavillonnaire Un habitat en relation

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Conclusion Bibliographie Lexique



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L’habitat, une épaisseur relationnelle « La ville-nature devrait comporter des observatoires et des auditoriums pour écouter les pulsations cosmiques1. » Au delà de dessiner une ville parsemée de télescopes et de cornets acoustiques géants, Chris Younès nous poétise ici l’urgence de réenchanter notre rencontre quotidienne avec l’univers, le monde, le territoire et son environnement proche. Nous l’avons évoqué en première partie, le milieu humain compartimente physiquement le territoire, isolant les différents milieux de la faune et de la flore. Dans un premier temps, nous avons projeté un parc irriguant le quartier du Cabot, une attitude qui pourrait recoudre progressivement les discontinuités écologiques et rapprocher l’humain de la faune et la flore. Pour continuer de relier le milieu humain au territoire qui l’accueil, on s’intéresse ici au refuge, à l’habitat humain. Comme l’explique Augustin Berque, « l’enjeu majeur est de penser et imaginer les conditions soutenables d’une vie sur terre qui menace d’épuisement. Il y a une grande fécondité de la redéfinition des reliances ville/nature qui créent des conditions d’habiter alternatives et contribuent à une refondation réelle, imaginaire et symbolique de lieux urbains en coexistence avec le vivant2 ». Ainsi, l’habitat humain participerait à la rue devenue relationnelle dessinée par le « nouveau parc ». 1.

2.

Chris Younès et Benoît Goetz, Mille milieux, Le Portique [En ligne], 25 | 2010, mis en ligne le 25 novembre 2010, consulté le 10 mars 2016URL : http://leportique.revues.org/2471. Augustin Berque, Écoumène – Introduction à l’étude des milieux humains, Berlin, Paris, 1987, p. 246.



L’HABITAT HUMAIN, UNE ÉPAISSEUR RELATIONNELLE

Relier un ensemble pavillonnaire

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Déambuler au milieu de ce quartier de maisons individuelles est presque une promenade. Des clôtures déborde la végétation, les chiens aboient si l’on s’en approche un peu trop près. L’errance peut nous conduire à nous perdre bien que les impasses se succèdent. Il est rare de croiser plus d’une personne sur son chemin, sauf à la sortie des écoles. Un morceau de mur, un bout de toiture révèlent la présence d’habitations derrière des murets et des haies plus ou moins épais. Chacun semble avoir un monde à soi, un monde à part, au delà de ces barrières. La voiture rentre dans la propriété le soir pour en ressortir le matin. Le mystère se mélange à la méfiance. Depuis la rue, peu de bruit, peu de gens, peu de vie. Le quartier semble être une mosaïque de micro-mondes où la route serait le liant. L’individualité éloigne les habitants du territoire, de l’espace public, mais aussi entre eux. Pour tendre vers un super-îlot auto-soutenable, il est urgent de redessiner une convivialité, que les habitants co-habitent le territoire de manière frugale. Comment réactiver la vie en communauté ? Comment rajouter à ce modèle de vie pavillonnaire une ouverture aux autres, une porosité qui dessinerait un vivre ensemble ? Pour cela il est indispensable de comprendre les caractéristiques de ce modèle pour penser les possibles.

Un mode de vie rêvé

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Un mode de vie nuisible

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Densifier les relations

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Un mode de vie rêvé Entre ville et nature, le péri-urbain s’entremêle avec le territoire à travers son tissu de lotissements lâche et peu dense. Entre deux mondes, construire sa maison en zone pavillonnaire permet de profiter des commodités de la ville tout en respirant un air de campagne. Aujourd’hui, ce compromis alimente largement l’imaginaire des Français. Alors que, les hommes vivent dans un milieu totalement anthropisé - 50 % de la population mondiale vit en ville en 2007 et ce chiffre s’élèvera vraisemblablement à 70 % en 20501, - ils expriment cependant leur besoin de côtoyer les champs, les montagnes, la mer, etc. La France n’échappe pas à ce phénomène : en 2008 et 2010, l’Union nationale des entreprises du paysage publie une étude (sûrement tintée d’une volonté de faire commerce) montrant que les Français rêveraient de « villes vertes ». D’après leurs résultats, 9/10 des personnes interrogées considèrent que la nature

et les jardins sont des éléments importants de leur vie quotidienne et 7/10 choisissent leur lieu de vie en fonction de la présence « d’espaces verts » à proximité de leur habitation2. Le jardin est ici l’expression de ce besoin de « nature ». Avec celui-ci, l’habitation devient petit château, régnant sur un petit lopin de terre, elle apporte protection, intimité et et un sentiment de détachement grâce à ce micro-monde. Devenu jardin d’apparat, de loisir, de retirement, de ressourcement, le jardin potager s’est perdu petit à petit, et presque complètement, sa fonction agricole troquant serres et potagers contre pelouses bien taillées. Cependant, ce contact avec la nature, avec les éléments et la temporalité naturelle, permet, comme le disait Gaston Bachelard, de se tenir au courant

des « drames de l’univers3 ». Le vent, l’ombre d’un arbre, un orage d’été, la floraison au printemps sont plus difficiles à percevoir en ville. 1.

2. 3.

Les chiffres sont repris de Julien Damon, L’urbanisation du monde : espoirs et menaces, dans scienceshumaines.com, 2011, consulté le 24 décembre 2015, URL : www. scienceshumaines.com/l-urbanisation-dumonde-espoirs-et-menaces_fr_27892.html. Enquêtes Unep/Ipsos 2008 et 2010. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Quadrige / Presses Universitaire de France, 1998, p. 51.


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Un mode de vie nuisible Dans cette quête de nature, de nouvelles contradictions apparaissent. S’éloigner du centre de la ville pour rejoindre la banlieue, la périphérie, plus « verte » et plus aérée, a répondu à ce désir de respiration, d’espace et de nature. Cependant aujourd’hui l’étalement urbain est montré du doigt comme le principal destructeur d’espaces agricoles, d’imperméabilisation des sols, de la pollution de l’air, de la destructions des paysages. Fuir la ville n’a fait qu’engendrer des quartiers résidentiels et une ville diffuse, où les entrées de villes s’effacent, rendant floue l’idée même de la ville. Augustin Berque fait aussi ce triste constat : « l’urbain diffus, [...] ne peut pas faire monde à son tour, [...] non seulement parce qu’il n’est pas viable écologiquement, mais parce qu’il n’a plus aucune limite qui puisse l’instituer comme tel1 ». D’un autre côté, la proximité avec la nature pour les habitants de la villes

diminuant, ces derniers sont aussi consommateurs d’énergie en vue des déplacements réguliers vers leurs lieux de loisirs ou de vacances. S’ajoute une recherche de foncier peu coûteux toujours plus loin du centre pour les ménages les moins riches. Ainsi, cet urbanisme diffus répand de nouvelles infrastructures imperméabilisant les sols, augmentant les déplacements automobiles et leur dépendance. Ces dangers écologiques se matérialisent aussi dans une biodiversité qui se réduit avec l’augmentation des surfaces de pelouse, pauvres en espèces végétales et animales. En effet, aujourd’hui, en France, 77 % des jardins ont une pelouse, 38 % un potager, et seul 1 % se limite au potager2. La fragmentation des milieux est due essentiellement à la route mais les clôtures épaisses

s’ajoute à ce phénomène. Les limites de parcelles souvent opaques (haies fournies, clôtures hautes ou mur épais) éloignent l’habitant de l’espace public. Ajouté à des habitats isolés en milieu de parcelle, ce mode de vie de plus en plus individualiste érode inévitablement la convivialité, la citoyenneté. 1. 2.

Augustin Berque, Le rural, le sauvage, l’urbain, Palaiseau, 17 septembre 2010. Cachon S., Le Chatelier L., « Le jardinier libéré : les jardins malins », Télérama, n° 3002, juillet 2007.


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Densifier les relations

1.

2.

3.

À la suite de ce constat, il sera question de trouver des dispositifs spatiaux capables de suggérer un quartier aux limites plus poreuses et relationnelles, en transformant les ruptures en seuils. Pour cela nous nous intéresserons à une densification pavillonnaire, une occasion de dessiner l’habitat humain en relation avec les autres habitants, la faune, la flore, la terre, le soleil, le vent, les montagnes. Le principal et premier dispositif sera emprunté à l’élan Bimby (Build in My Back Yard). « Construire dans mon jardin » explore l’idée de bâtir des logements supplémentaires dans les quartiers pavillonnaires existants ou d’agrandir sa maison (annexes). Souvent dans une visée économique, vendre une partie de son jardin peut se réaliser avec un changement de vie (une famille qui s’agrandit, des enfants qui quittent le foyer, un décès, l’accueil d’une personne âgée, etc.). Les conséquences de cette effet de fragmentation d’une grande parcelle close sur elle-même sont l’ouverture de ses limites et l’augmentation du nombre d’usagers de la rue. Ainsi, d’une route irriguant initialement les quelques logements isolés (1), la rue deviendra une épaisseur de rencontre (2), en relation avec le nouveau parc.


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Après une fragmentation longitudinale permettant un densification des espèces végétal, il s’agit ici d’oppérer une densification trasversale par une densification humain (3). Une parcelle est donc dégagée pour construire un nouveau logement : c’est l’occasion de redéfinir les caractéristiques des limites entre les nouvelles parcelles (4). L’architecte en charge de ce projet pourrait profiter d’une discussion entre les habitants concernés pour proposer plusieurs scénarios dans la manière de dessiner leurs limites. Parmi eux, et au mieux, il pourra être proposé de partager un sol continu et de gérer le besoin d’intimité par des masses végétales ponctuelles qui feront masque et délimiteront les propriétés. Il pourra ensuite être proposé, si la première proposition ne convient pas, de planter une haie ajourée qui limiterait physiquement le passage humain mais garantissant une porosité pour les petits animaux et les végétaux. Dans le pire des cas, si aucune de ces idées n’est admise, des clôtures pourront être montées de manière classique. Enfin, il peut être proposé de partager un morceau de jardin entre les deux propriétaires à des fins potagères, qui viendrait en continuité de l’espace en pleine terre proposé au niveau des trottoirs (5).

4.

5.

Comme le dirait Luc Schuiten, architecte et graphiste, « L’écologie urbaine ne se développe qu’à partir d’une prise de conscience d’une partie de la population agissant localement et montrant aux autres l’augmentation de la qualité de vie par cette pratique renouant avec les ressources que nous offre la nature » Ainsi,

en plus d’une « complicité » entre les deux habitants, la rue prendrait de l’épaisseur, visuelle, mais surtout relationnelle.



L’HABITAT HUMAIN, UNE ÉPAISSEUR RELATIONNELLE

Un habitat en relation Le territoire cabotin doit être vu comme un morceau de « l’arche-Terre (pour reprendre l’expression husserlienne1) [un] milieu vital, qui telle une matrice nourricière, [qui] nous porte et, sans lequel, nous ne serions pas là et donc, ne serons pas ouverts au monde, habitants du monde. À l’existant, il revient alors de se penser justement comme un vivant et, partant, d’agir en faveur de la vie, d’une vie partagée avec les autres hommes, mais aussi avec l’ensemble des autres êtres vivants. Seulement ainsi nous habiterons en conscience la Terre, en devenant enfin, ses gardiens fiables2 ». Rapprocher l’humain du territoire, c’est, comme nous l’avions évoqué dans le premier tome, y faire vivre : respirer, se nourrir, s’hydrater, s’abriter, etc. Être là, mais en être conscient. Avoir conscience de vivre parmi ses semblables, avec faune, flore, un rocher et la pluie nous rappelle à quel point nous sommes vivants et que nous existons. Rapprocher l’humain du territoire, c’est aussi ancrer le milieu humain, en relation avec ceux de la faune et de la flore, dans un territoire partagé, cohabité. Pour Maurice Sauzet, il est urgent d’« ouvrir et régler par l’espace construit, un lien profond et immédiatement ressenti à la nature de monde. C’est par un engagement créatif physique et sensoriel approfondi des concepteurs que cet objectif peut être atteint : susciter l’ouverture de l’homme dans l’immédiateté des lieux pour qu’il vive ”la nature du monde”3 ». Ainsi, par « les formes créées et vécues, par l’éveil provoqué, se lève une dimension mentale capable de faire exister par l’espace notre association à ce monde duquel nous sommes issus4». Il est question ici de proposer une attitude pour dessiner un habitat, lieu du vivre ensemble, du vivre avec et où l’on se sente vivant. 1.

2. 3. 4.

E. Husserl, La terre ne se meut pas, trad. D. Franck, Paris, Les Éditions de Minuit, 1989. Le texte constitue la traduction du texte D 17 publié par M. Farber en 1940 dans « Philosophical Essays » in Memory of E. Husserl, et qui fut écrit par Husserl entre le 7 et le 9 mai 1934. Maria Villela-Petit, « Habiter la Terre dans Habiter », le propre de l’humain, La découverte, Paris, 2007, p. 34 Maurice Sauzet, « Une approche phénoménologique », dans Chris Younès, Poétique de l’architecture, Norma, 2015, p. 56 Ibid, p. 58

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. Un visage à la rue Le quartier pavillonnaire du Cabot, peut être perçu actuellement comme labyrinthique à cause de cette alternance répétitive et monotone de clôtures, haies et murs. Les rues sont semblables. En rapprochant l’habitation en limite de parcelle, c’est un autre visage de la rue qui se dessinerait. Un événement dans la promenade. Présenter un visage, c’est proposer un regard, un sourire, une discussion, un lien.


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Relier les habitants - vivre ensemble

. Un espace de rencontre Pour qu’une convivialité soit possible il est indispensable de dessiner un espace capable d’accueillir cette rencontre. Pour assouplir le mode de vie individuel actuel, l’habitat pourrait organiser un événement dans la rue-parc en délimitant un entre-deux, un espace ambigu entre l’espace collectif de la rue et l’espace privé de la maison. Couvert par l’étage de l’habitation, ce lieu s’ouvre en rez-dechaussée prolongé par un portique. À l'abri de cette galerie en bordure de rue, au dessus du trottoir, des assises sont données à la rue-parc. Ce n’est pas sans référence aux bancs que les gens placent devant chez eux dans les villages. Le seuil se dessine alors comme une épaisseur habitée de prélassement, de bavardage, de rencontre et de relation.


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. Une porte sur la rue En effet, jusqu’à maintenant, l’ensemble des habitations du quartier sont isolées et esseulées au milieu de leur terrain, mettant à distance le visiteur avec un seuil de contrôle supplémentaire à franchir : le portail de la clôture, du muret ou de la haie. Une fois sur la rue, la porte retrouve alors sa poésie : elle nous amène chez nous, nous protège et nous relie au reste du monde. Quand l’on frappe à une porte, c’est un corps qui nous ouvre et non une voix grésillante à travers un interphone. Le seuil prend alors toute une épaisseur de rencontre mais aussi d’imprévu, il devient « l’espace de l’incertitude formelle et fonctionnelle, possibilité d’une ligne de fuite de nouvelles opportunités, lieu de l’évènement et d l’éphémère1 ». Il devient aussi un

espace appropriable par l’habitant, un prolongement de son chezsoi, une image qu’il donnera à la rue, un signal de personnalité, une invitation à l’hospitalité. À la question « Que veulent les être humains, par essence êtres sociaux, dans l’habiter ? » Gaston Bachelard répond : « ils veulent un espace souple, appropriable, aussi bien à l’échelle de la vie privée qu’à celle de la vie publique, de l’agglomération et du paysage. Une telle appropriation fait partie de l’espace social comme du temps social2 ». Ainsi, la rue, partiellement adoptée par les habitants se transformerait en un espace partagé, un lieu vivant, initiateur de liens. 1.

2.

Silviana Segapeli, Habiter les territoires périurbains dans Habiter, le propre de l’humain, sous la direction de Thierry Paquot, Michel Lusseault et Chris Younès, Éditions La découverte, Paris, 2007, p. 232. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Quadrige / Presses Universitaire de France, 1998, p. 122.


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. Une façade de partage Qu’est-ce que pourrait partager l’habitat en plus d’une ombre et de quelque assises ? Dans une société du partage naissante ( partage de trajets automobiles, de logement, de repas, etc.) le propos est ici de dessiner une cavité dans l’épaisseur de la façade afin que l’habitant mette à disposition des ressources qu’il a en trop ou qu’il souhaite prêter. On peut ainsi imaginer une bibliothèque, de graines, de matériaux, de nourriture, d’outils, etc. comme un grenier qui aurait glissé sur la façade de la rue, ou une boite aux lettres ouverte à tous. Avec cette couche adossée à son logement, l’habitant pourrait alors se sentir responsable de ce petit équipement collectif et participer à son bon fonctionnement.


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Réseau de parcelles possibles

Place du Cabot

Parcelles concernée

. Un habitat en réseau Avec plusieurs interventions de ce genre, ces petits espaces de partage gagneraient en efficacité en entamant un réseau d’entraide alternatif et résiliant, voire de simple troc. Ainsi il pourra être possible de voir des habitants se déplacer dans le quartier pour mettre en commun leur compost, partager une recette de cuisine, échanger des livres, converser ou faire la sieste sous un arbre.


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Se relier au territoire - vivre avec . Se glisser dans le territoire Cohabiter avec le territoire, c’est aussi lui faire corps. Comme des nomades qui choisiraient un espace pour dormir, il s’agit d’utiliser les refuges disponibles. Plus qu’une intention écologique, se glisser dans le territoire est l’occasion de l’étudier, le comprendre et composer avec lui. Dans notre

exemple, une large parcelle au fond de l’impasse Giraudo est parsemée d’arbres espacés d’une dizaine de mètres entre eux et de buissons bas. La faible épaisseur de l’habitation (7 m) permet de se glisser entre ces arbres caducs (qui perdent leur feuilles en automne). Ainsi, en été le feuillage conserve la maison à l’ombre et lui apporte de la fraîcheur tandis qu’en hiver, une fois les feuilles au sol,

le soleil pénètre dans l’habitation pour la chauffer. La partie basse de l’habitationest enterrée. De cette manière, les pièces en rez-de-chaussée profitent de la terre pour la faire participer à la régulation de leur température. Au dessus des fondations en pierre, la terre récupérée de l’excavation est


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aussi utilisée comme soubassement à une construction en bois qui a besoin d’inertie thermique. Le bois provient des arbres qu’il a fallu abattre sur place ou de forêts à proximité. Par

cette attitude, il est question de se préoccuper de l’environnement, d’en prendre soin, de composer avec lui, dans un respect, un ménagement, et donner conscience des potentiels du déjà là. Alors, un lien étroit peut se créer entre l’habitant et le territoire qu’il habite.


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. Couloir épais Il y a deux dynamiques du corps dans l’habitat : l’une est le mouvement, l’autre la pause. « Ce parcours règle les mouvements du corps et organise les prises sensorielles dans le projet. [...] Les mouvements, par lesquels nous pratiquons ce parcours, sont les fonctions majeurs de l’intégration de l’homme au monde. C’est par le mouvement que nous l’investissons. C’est par lui que nous l’habitons1 », affirme clairement Augustin Berque. Le couloir, lieu du mouvement, attire alors particulièrement notre attention. En l’épaississant, il ne se limite plus à un espace de passage mais devient habité, le lieu de l’événement. Constamment associé à la façade, le couloir augmente son épaisseur. Ainsi en sortant de la chambre, nous nous retrouvons sur un seuil entre l’intérieur et l’extérieur. un entre-deux appropriable, une extension de l’espace intime ou du public. Les frontières sont floues, les espaces se mélangent, l’habitat est poreux, relié.

. Séquence d’atmosphères changeantes « Nous rêvons d’un kaléidoscope de séquences spatiales dont on peut faire l’expérience de manière toujours nouvelles, flânant, curieux, étonné, surpris. Comme marcher en forêt sans sentier. Un sentiment de liberté, de désir et de découverte2 ». Comme Peter Zumthor, nous rêvons d’atmosphères qui se succèdent pour donner de l’épaisseur à la vie quotidienne dans l’habitat. Pour cela, beaucoup de dispositifs spaciaux peuvent varier d’une pièce à une autre : le choix des matériaux, l’orientation solaire, la quantité d’ouvertures, la hauteur sous plafond, l’étroitesse de l’espace, l’élévation par rapport au sol, etc. Ainsi, en passant d’une atmosphère à une autre, ce sont tous nos sens qui sont en éveil, prélevant la moindre variation de température, de lumière, d’odeur, de texture, etc. « Par leur mise en rythme, vont éclore une écologie de l’attention et un espace dans lequel l’existence peut se rassembler et se déployer3 » rajoute Chris Younès. Le corps se déplaçant dans cette succession d’ambiances est alors en alerte, il interagit avec son espace, dans une temporalité donnée. Lui aussi en éveil, c’est un corps en mouvement alors conscient de son habitat , de ses atmosphères changeantes, et de sa présence dans celui-ci : ils sont liés. 1.

2. 3.

Augustin Berque et Maurice Sauzet, Le sens de l’espace au Japon. Vivre, penser, bâtir, Paris, Arguments, 2004, p. 24. Peter Zumthor, Réalisations et projets 19901997, tome 2, 2014, p. 40. Chris Younès, Poétique de l’architecture, Norma, 2015, p. 13.


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N


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. Diversité de situations La pause peut se faire dans l’épaisseur du couloir, nous pensons en l’occurrence aux différences de niveaux (40 cm) qui offrent des assises. Mais l’épaisseur de la façade pourrait aussi être investie, habitée. Étagères, placards, petites fenêtres, des cavités prennent place dans l’épaisseur de la façade et peuvent devenir des lieux de pause. L’habitation propose alors une diversité de positions du corps qui s’adapteront aux usages de l’habitant. Cette variété de positions se superpose à celle des atmosphères. Alimentant son imaginaire constamment, l’habitant dessinera des situations toujours

changeantes. Ainsi il pourra, par exemple, lire un livre côté nord, allongé sur son lit, dans le creux de la fenêtre, pendant une fin de matinée d’été. À l’inverse, pendant un début de soirée d’hiver fraîche, il profitera, s’il le souhaite, des derniers rayons du soleil assis en tailleur, adossé au mur de terre encore tiède du soleil de la journée, pour jouer de la guitare. Se relier au territoire au quotidien est aussi possible de cette manière.

Nous rêvons que Chris Younès parle de ce projet comme elle l’a fait en évoquant les maisons de l’architecte provençal Maurice Sauzet : « cette production édénique tend à unir dans un tout l’homme et son environnement à partir de micro-évenements qui amplifient les potentialités de la rencontre en stimulant les sensations, les perceptions, les émotions. Un corps vivant, jouissant, méditant est sollicité vers des échappées heureuses1 ».


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. Une façade co-habitée Cohabiter le territoire c’est aussi partager son habitat, entremêler le milieu humain avec celui de la faune et de la flore. Dans ce but, l’épaisseur de la façade est “creusée” de l’extérieur où les oiseaux construisent leur nid, où les abeilles s’abritent quand elles se font surprendre par la pluie et où des insectes trouvent un hébergement. « Les liens complexes que tisse un arbre avec

les communautés des êtres vivants qui l’entourent2 » sont imités par l’habitation que nous proposons. Enfant, deux mésanges bleues ont nichés devant ma fenêtre. J’étais aussi émerveillé que préoccupé. Chaque jour je les saluais au réveil, m’inquiétais de savoir si tout allait bien. Je dissimulais même des morceaux de pain dans mes poches pendant le repas pour les déposer ensuite sur le rebords de ma fenêtre et les

observer de plus près. Nous pensons chaque enfant capable de cette attention, c’est peut-être dans cette cohabitation qu’ils feront ce genre de rencontre. Alors il n’est pas aventureux de s’imaginer que naissent une forme de respect envers la faune et la flore et une envie de la comprendre, de la vivre. 1. 2.

Chris Younès, Poétique de l’architecture, Norma, 2015, p. 14. Francis Hallé, Plaidoyer pour l’arbre, Actes Sud, 2005, p. 87.


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. L’élévation Quel est l’intérêt de construire une maison sur différents niveaux ? Cela permet d’inverser progressivement la relation de l’habitant à la collectivité pour une relation tournée vers luimême. Autrement dit, plus l’on s’élève, plus l’intimité et la concentration sur soi augmente. Les chambres et le grenier sont les dernières étapes d’un parcours; par leurs dispositifs spatiaux, ils font refuges. Pour l’espace de nuit, l’épaisseur de la structure est traversée, comme un seuil, afin de donner cette sensation d’éloignement, de détachement. Une fois dans cet lieu à part, dans cette cabane à la cime des arbres, l’habitant peut s’évader. Le principe est le même pour le grenier : après un dernier escalier, il se trouve sous l’épaisseur de la charpente au-dessus du reste de l’habitation. Entre ciel et terre, le grenier est le seuil d’évasion. Au regard des commentaires de Gaston Bachelard, « cette maison est pour nous, un agrandissement de la verticalité des maisons les plus modestes qui tout de même, pour satisfaire nos rêveries, ont besoin de se différencier en hauteur1 ». Cette différenciation des niveaux est accentuée par l’utilisation de différents matériaux. En effet, au sol, la pierre et la terre dominent. À l’étage, l’atmosphère devient plus chaleureuse avec la co-présence du bois et de la terre. Enfin, au grenier, le bois donne une dimension plus aérienne à l’espace. Ainsi, l’élévation participe à cette sensation « d’être au monde » qui nous est chère au moment de rapprocher l’humain du territoire.


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Se relier avec soi-même - se sentir vivant . L’ombre, épaisseur de rêve et d’imagination Dans ce registre de l’habitat comme lieu de la découverte, de l’événement perpétuel pour garder en éveil le corps de l’habitant mais aussi son imagination, l’ombre est comme matière à creuser. Contrairement à la lumière crue qui révèle chaque contour, détail, couleur, l’ombre suggère une forme, suscite la curiosité, excite l’imagination et accélère l’ouverture au monde, à la rêverie. Propice à la concentration, à la méditation, à l’apaisement, elle rassure et déploie. Pour cela, la façade large épaissie par le couloir ou la profondeur des pièces permettra que « l’ombre donne forme de vie à l’objet dans la lumière. [Et qu’] elle offre aussi un royaume d’où surgissent l’imaginaire et les rêves2 ». Ainsi, dans un mystère épais, « Le sens du soi, renforcé par l’art et l’architecture, nous permet de nous engager pleinement dans les dimensions mentales du rêve, de l’imagination et du désir3 ».

. Diversité de positions « L’architecture matérialise et sensualise l’existence humaine dans la chair du monde4 » : nous partageons avec Juhani Pallasmaa cette certitude que l’architecture est capable d’éveiller, de réveiller et d’émerveiller l’existence, la sensation d’être au monde par celui qui en fait l’expérience. Par une expérience sensible du monde, d’un territoire, d’une habitation, il est possible de se sentir là, ici, maintenant, et vivant. « Toute expérience de l’architecture qui nous touche est multi-sensorielle ; les qualités d’espaces, de matière et d’échelle se mesurent également par l’œil, l’oreille, le nez, la peau, la langue, le squelette et les muscles5 » insiste Juhani Pallasmaa. Comme l’habitation, le corps apprivoise son espace, se love à l’intérieur. Pour Peter Zumthor, « L’architecture est quelque chose de tactile, quelque chose qu’il

faut toucher6 ». L’habitat, dans son épaisseur, propose ainsi une diversité de positions du corps qui s’adapte aux usages de l’habitant. Blotti contre un des murs en pierre, assis sur la pierre fraîche, accoudé à la fenêtre, étendu sur le bois tiède, autant de positions intimement liées à l’habitat et au territoire. 1.

2. 3. 4.

5. 6.

Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Quadrige / Presses Universitaire de France, 1998, p. 27. Juhani Pallasmaa, Le regard des sens, Paris, Éditions du Linteau, 2010, p. 55. Ibid. p. 11. Juhani Pallasmaa, « Toucher le monde », dans : Les cahiers de la rechercher architecturale et urbaine n°20/21, p. 224. op. cit., p. 47. Peter Zumthor, Penser l’architecture, Bâle, Birkhauser, 2010, p. 10.



L’HABITAT HUMAIN, UNE ÉPAISSEUR RELATIONNELLE

Conclusion Pour rapprocher l’humain du territoire cabotin, il a été question dans un premier temps de comprendre avec Océane ce qui le distancie de celui-ci. L’établissement humain y est pour beaucoup. Les milieux de la faune et de la flore sont terriblement fragmentés par celui de l’homme. Le Cabot est un quartier morcelé : il pourrait redevenir un territoire enchanté, cohabité. Pour cela, prendre conscience, comprendre et respecter les relations d’interdépendance entre le système humain et l’écosystème global organiserait cette cohabitation entre humains, végétaux, animaux ainsi que les éléments minéraux et gazeux qui composent notre milieu. C’est en cela que l’expérience du territoire devient un besoin vital : elle initie des gestes mesurés, responsables, et une conscience écologique. L’habitation proposée, a l’ambition de rapprocher l’humain du territoire en multipliant les liens avec lui. Les épaisseurs qui en résultent relierait les habitants entre eux, mais aussi l’habitant avec son territoire (faune, flore, météo, géographie, etc.) et l’habitant avec lui-même. Peter Zumthor en fait un mot d’ordre : « comme tout autre art, l’architecture, est fondamentalement confrontée aux questions de l’existence de l’homme dans l’espace et le temps, elle exprime et dit la présence de l’homme dans le monde ». Un espace public devenu un parc commun, des habitats reliés, des habitants conscients et connectés, un territoire cohabité : le Cabot pourrait tendre vers l’idée de super-îlot auto-soutenable. Le quartier alors devenu cohérent, défendre une identité qui lui est propre ainsi qu’une complexité et une autonomie qui lui permetent d’être résilient. « La signification ultime de tout édifice se trouve au-delà de l’architecture : l’architecture ramène notre conscience vers le monde et vers notre propre sens du moi et de l’être. »

1. 2.

Peter Zumthor, Penser l’architecture, Bâle, Birkhauser, 2010, p. 19. Juhani Pallasmaa, Le regard des sens, Paris, Éditions du Linteau, 2010, p. 55.

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Bibliographie Ouvrages • Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Quadrige / Presses Universitaire de France, Paris, 1998 ;

Articles • Augustin Berque, Le rural, le sauvage, l’urbain, Palaiseau, 17 septembre 2010 ;

• Augustin Berque, Ecoumène – Introduction à l’étude des milieux humains, Berlin, Paris, 1987 ;

• Juhani Pallasmaa, « Toucher le monde », dans : Les cahiers de la rechercher architecturale et urbaine n°20/21 ;

• Augustin Berque et Maurice Sauzet, Le sens de l’espace au Japon. Vivre, penser, bâtir, Paris, Arguments, 2004 ;

• Maurice Sauzet, « Une approche phénoménologique », dans Chris Younès, Poétique de l’architecture, Norma, 2015 ;

• Francis Hallé, Plaidoyer pour l’arbre, Actes Sud, Arles, 2005 ;

• Silviana Segapeli, « Habiter les territoires périurbains » dans Thierry Paquot, Michel

• Edmund Husserl, La terre ne se meut pas, trad. D. Franck, Paris, Les Éditions de Minuit, Paris, 1989 ; • Juhani Pallasmaa, Le regard des sens, Paris, Éditions du Linteau, 2010 ; • Chris Younès, Poétique de l’architecture, Norma, Paris, 2015 ; • Peter Zumthor, Penser l’architecture, Birkhauser, Bâle, 2010 ; • Peter Zumthor, Réalisations et projets 19902013, 5 tomes, Scheidegger & Spiess, Zurich, 2014.

Lusseault et Chris Younès (dir.), Habiter, le propre de l’humain, Éditions La découverte, Paris, 2007 ; • Maria Villela-Petit, « Habiter la Terre dans Habiter », dans Thierry Paquot, Michel Lusseault et Chris Younès (dir.), Habiter, le propre de l’humain, Éditions La découverte, Paris, 2007 ; • Chris Younès et Benoît Goetz, Mille milieux, Le Portique [En ligne], 25 | 2010, mis en ligne le 25 novembre 2010, consulté le 16 mars 2016. URL : http://leportique.revues.org/2471.


L’habitat humain veut encourager à expérimenter le territoire au quotidien. En liant l’espace privé du logement à l’espace public de la rue, il permet la porosité des lieux, la prise de conscience d’une appartenance à un territoire fait d’une multitude d’éléments, la réduction de la dichotomie public/privé. En le rendant épais, Il génère des relations sociales entre les êtres humains mais aussi avec les autres êtres vivants et les éléments naturels. Il crée des événements du corps, qui éveillent chez l’homme la sensation d’être au monde. C’est ainsi par l’expérience corporelle quotidienne que l’humain est relié au territoire. Mots clés : Territoire, Maillage, Cohabition, Liens, Parc, Habitats.

RAPPROCHER L’HUMAIN DU TERRITOIRE L’habitat, une épaisseur relationnelle . Jérémy Lasne Notice de projet de fin d’étude, département H21 École nationale supérieure d’architecture de Marseille . 22 juin 2016


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