EVEILLER REVEILLER EMERVEILLER
Etudiant : Jérémy Lasne Directeur d’étude : Ivry Serres Année 2013-2014 Ecole nationale supérieur d’architecture de Marseille
Je remercie Ivry Serres, Margaux Leduc et Mélissa Chevallier pour l’aide et le soutient qu’ils m’ont apporté pendant la conception de cet ouvrage.
11h46, quelque part dans une ruelle uzétienne. Le soleil est haut dans le ciel et nous marchons depuis un moment déjà. A l’ombre de platanes, nous nous arrêtons pour nous rafraîchir à petites gorgées d’eau claire. Assis sur un muret en pierre, je me sens étrangement bien. Une agréable sensation de quiétude m’envahit. Mes pieds ne touchent plus le sol. Mais le soudain relâchement de mes mollets n’est pas la seule cause de cette sensation. Serait-ce la fraîcheur inattendue de la pierre ? Peut être est-ce le calme de la ruelle, la douceur de la pente, l’air frais qui se faufile entre les feuilles des arbres ou bien encore l’odeur des fleurs placées devant les maisons sagement rangées ? « Là
tout n’est qu’ordre et beauté, luxe calme et volupté 1 » dirait Charles Baudelaire. Je me sens bien. Je me sens là et nulle part ailleurs, assis sur le muret, dans cette petite ruelle en balcon sur une autre. Je ne pense à rien. Je laisse l’air, les odeurs, les bruits, la lumière, l’atmosphère venir à moi, m’envelopper, m’apaiser. Je suis ému. Ce sentiment me séduit, m’intéresse. Est-il possible de le reproduire avec un bâtiment ? Est-il possible
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Ruelle d’Uzès, Photographie personnelle, Août 2012
de recréer ces ambiances, ces atmosphères qui rendent,
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pendant un instant, notre existence plus douce et agréable ?
Préface
Pour Peter Zumthor, « Il ne peut s’agit de qualité architecture
que si le bâtiment me touche 2 » . Un lieu serait donc capable de rentrer en contact physique avec notre corps mais aussi émotionnellement avec nos sensations et notre état d’âme. Il se produirait donc une rencontre, un échange entre le corps du bâtiment et celui de la personne qui en fait l’expérience. Comment est-il possible de provoquer et de stimuler ce dialogue ? Ces questionnements ont animé mes réflexions dès mes premiers projets à l’école. En première année, j’étais alors convaincu, après la seule lecture d’Atmosphère de Peter Zumthor qu’un édifice ne devait pas laisser indifférent la personne qui le parcours. Il devait se produire quelque chose, une expérience sensible. J’aimais l’idée d’invoquer des souvenirs de situations, d’atmosphères, de sensations depuis mon enfance passée dans les Alpes. Et une fois là, les comprendre et tenter de les recréer pour les partager. M. «Tangue-eau» Projet de salle enterrée S1 Photographie personnelle 2011
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Merleau-Ponty formule poétiquement cette envie : « Com-
ment le peintre ou le poète pourrait-ils exprimer autre chose que leur rencontre avec le monde ? 3 »
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Préface
Il m’a fallu alors essayer de comprendre la nature complexe «Monolithe» Projet de salle de spectacle de S6 Maquette concept Photographie personnelle 2014
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des émotions et des phénomènes qui les provoquent. Pour cela j’ai entamé une analyse comparative de constructions contemporaines. Ce rapport d’étude a l’ambition de faire le point sur cette réflexion en réinterrogeant mes convictions.
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Préface
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Préface
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Introduction
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Eveiller
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Eveil par l’expérience
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Echelle du corps
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Distance et proximité
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Réveiller
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Ouvrir les yeux
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Se rafraichir à l’eau froide
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Se regarder dans la glace
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Emerveiller
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Etre là
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Contempler
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Conclusion
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Notice bibliographique
Eveiller, réveiller, émerveiller
Sommaire
Introduction
Le monde dans lequel nous vivons est suffocant. Agitation, vitesse , multiplication, proliférations, pollutions : une cadence frénétique rythme notre quotidien. Les images, la technologie, la communication nous ont envahi et englouti. A coté de cela, l’œil prend une place de plus en plus importante dans la société. La publicité, les médias, les réseaux sociaux vouent un réel culte à l’image. «Aujourd’hui, […]
l’obsession visuelle est incontestablement en train d’engendrer des situations culturelles évoquant la séparation, l’abstraction et la distance au lieu de promouvoir les sensation positives de l’appartenance, de l’enracinement et de l’intimité 4 » prévient Juhani Pallasmaa. Hélas, aucun domaine n’est épargné: « Cette évolution vers une prédominance de la vue
et la suppression des autres domaines sensoriels est particulièrement manifeste en architecture, à tel point qu’on peut parler d’une architecture de l’œil et de la raison 5 » déclare t-il. Nous pouvons alors nous demander comment les architectes composent avec ces nouvelles données. Face à la Forum Building Herzog et De Meuron Barcelone - 2004 Photographie personnelle
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réalité des enjeux contemporains, quelles postures adoptentils dans leur processus de conception ? Quelle importance accordent-ils au corps ?
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Introduction
Dans son article « Perception critique à l’œuvre et perception critique de l’œuvre » de la revue Matières, Sylvain Malfroy, historien de l’art et essayiste, remarque deux tendances en architecture. La première, celle de la dématérialisation de l’objet architectural, incarnée par l’utilisation de matière transparentes et réfléchissantes invite l’usager à recomposer en permanence avec des images du réel. A coté de cela, nous trouvons « la volonté d’exalter la la présence brute,
pleine, silencieuse du matériau architectural pour provoquer une expérience sensible quasi fusionnelle 6 » Il remarque ainsi deux manières contemporaines de concevoir. Une est axée sur la perception visuelle, le cognitif, la compréhension immédiate et l’esprit. Alors que l’autre travail avec le toucher, le sensible, la compréhension immédiate et le corps. A coté de cela, toute construction, quelle qu’elle soit, a comme dessein d’éveiller, de réveiller et d’émerveiller la personne qui en fait l’expérience. Nous allons donc confronter deux architectes contemporains sur ces thèmes. Pour commencer, Jean Nouvel, architecte français représentera la pensée de la dématérialisation notamment à travers son projet de la Fondation Cartier et celui du musée du Quai Branly à Paris, récemment visités. La comparaison se fera avec les Forum Building Herzog et De Meuron Barcelone - 2004 Photographie personnelle
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projets et la pensée de l’architecte Suisse Peter Zumthor, qui nous apporteront un regard sur la tendance de re-matérialiser l’architecture.
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Introduction
Notes 1. Charles Beaudelaire, Invitation au voyage - Les fleurs du
Mal, 1857 2. Peter Zumthor, Atmosphères, 2010, p. 10 3. Maurice Merleau-Ponty, Le doute de Cézanne, in : Sense
and non-Sens, 1964, p. 19 4. Juhani Pallasmaa, «Toucher le monde, in : Les cahiers de
la recherche architecturale et urbaine 20/21, p. 224 5. Juhani Pallasmaa, «Toucher le monde, in : Les cahiers de
la recherche architecturale et urbaine 20/21, p. 224 6. Sylvain Malfroy, Perception critique à l’oeuvre et percep-
tion critique de l’oeuvre, in : Matières n°3, 1999, p. 42
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Introduction
Éveiller
Cesser d’être engourdi Eprouver pour la première fois Commencer à s’intéresser à quelque chose Susciter l’apparition d’un sentiment Éveiller l’attention de quelqu’un, le rendre vigilant.
L’éveil chez les enfants est une rencontre avec le monde. Tous les jours ils apprennent au fil de leurs observations et leurs expériences. Ils portent ainsi un regard sur le monde et sur eux mêmes. En prenant conscience de leur corps, ils interrogent aussi la place de celui ci dans le monde. Ce phénomène est semblable au contact avec des édifices. L’architecture propose des expériences sensibles indispensables à l’éveil. C’est ainsi que l’architecte, comme l’artiste, matérialise la « manière dont le monde nous touche 1 ». Aussi, l’architecture doit donner des repères dans l’espace et dans le temps. Bâtir des murs et un toit c’est délimiter l’espace infini pour le rendre fini et lui donner échelle du corps. Nous allons interroger le point de vue de Jean Nouvel et de Peter Zumthor à ce sujet.
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Eveiller
1. Éveil par l’expérience L’espace et le temps. Deux notions reliées par celle du déplacement. Nous ne percevons pas un édifice en une fraction de seconde : l’expérience de l’architecture se fait en marchant, en se promenant. Un bâtiment nous parle dans le sens ou elle nous raconte une histoire faite de personnages, de rebondissements, d’actions qui se sucPréau au Parc Guel Antoni Gaudí Photographie personnelle
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cèdent. L’architecture est le théâtre de tous ces événements, de ces rencontres qui participeront à notre éveil.
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Eveil par l’expérience
Jean Nouvel conçoit ses bâtiments comme une suite d’événements rigoureusement anticipés. Comme une séquence d’images, il compare son travail à celui d’un réalisateur : « L’architecture est une production d’images tout comme
le cinéma. Le problème de l’architecture est avant tout de fabriquer des images qui ont pour vocation d’être le support de la vie. 2 » En passant d’une image à une autre, d’une atmosphère à une autre nos sens se mettent en éveil et perçoivent l’environnement. Mais ces images sont belles et bien encrées dans le réel, évoluant au grès de la lumière, du temps et de la vie pour maintenir un perpétuel spectacle. En parcourant le musée du quai Branly à Paris, il est possible de percevoir les différentes « images » dont il est question ici. Les espaces sont clairement différenciées. L’ombre, la lumière, le revêtement au sol, le volume des espaces participent pleinement à cette distinction. « maintenant au lieu
de composer des projets de façon fixe par rapport à des lieux qu’on considère de façon intrinsèque, on compose de «Séquence d’entrée» Musée du quai Branly, Paris, Jean Nouvel, 2006 Photographie personelle
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l’architecture en disant : « je rentre par là, je passe tant de temps là, je passe de l’ombre à la lumière puis la je vais avoir telle vue » etc. 3 » explique Jean Nouvel.
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Eveil par l’expérience
Peter Zumthor rapproche aussi son travail à celui du cinéma. « Les cameramans et les réalisateurs travaillent avec
la même succession de séquences 4 ». Mais il évoque une autre intention qui vient compléter cette dernière. Comme un voyage de découverte, il souhaite « emmener, préparer,
susciter des heureuses surprises, de la détente, mais toujours de manière à ce qu’il n’y ait rien de didactique, que tout semble aller de soi. 5 » Dans cette « flânerie libre 6 », l’espace est dépourvu d’indications, il est le seul à diriger, à suggérer nos mouvements. Prenons l’exemple de Thermes de Vals. Cette fois ci l’espace de déambulation n’est pas clairement séquencé. Une lumière, une ombre, un courant d’air, un miroitement sont autant de phénomènes qui peuvent inciter l’exploration des lieux et de soi. « Nous rêvions d’un
kaléidoscope de séquences spatiales dont on peut faire l’expérience de manière toujours nouvelle – flânant, curieux, étonné, surpris. Comme marcher en forêt sans sentier. Un sentiment de liberté, de désir de découverte. 7 » poétise P. Thermes de Vals, Suisse, 1996, Peter Zumthor Photographie de l’ouvrage
Réalisations et projets
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Zumthor. C’est en observant la pierre dure et froide qu’on se rend compte que notre corps est chaud et souple. La rencontre avec un bâtiment provoque ces reconnaissance de soi.
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Eveil par l’expérience
2. Échelle du corps Comme il est dit plus haut, l’architecture se doit de donner des limites à ce monde infiniment grand et créer ainsi un espace proche de l’homme et de sa dimension. Car l’homme mesure l’espace avec tout son corps. En marchant « mes jambes mesurent la longueur de l’arcade et la lar-
geur de la place ; inconsciemment mon regard projette mon corps sur la façade de la cathédrale, pour y parcourir moulures et contours et ressentir les dimensions des creux et des reliefs 8 » décrit l’architecte suédois Juhani Pallasmaa. Comparer la dimension de son corps à celle des objets qui nous entourent nous permet de nous situer dans le monde. «Sans titre décent» Château des Ducs de Savoie, Chambéry Photographie Ophélie Lasne
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Observons alors les attentions apportées par nos deux architectes sur cette question de l’échelle du corps.
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Echelle du corps
A travers l’épaisseur végétale une énorme masse surgit sauvagement au dessus des herbes. Comme une gigantesque coque de navire, le musée des arts et des civilisations se soulève au dessus du jardin. D’imposants piliers soutiennent ce volume mais leur faible nombre peux inquiéter. En effet, en traversant cet espace couvert, la masse devient de plus en plus menaçante et peut provoquer un sentiment de vertige. Comme la brutalité avec laquelle l’édifice se confronte avec le site, la différence de dimension entre notre corps et le bâtiment nous déstabilise. La cohabitation des matières, de la géométrie et de la morphologie de l’édifice ne renvoie à rien de naturel et connu. Jean Nouvel parle ici d’éveil dans le sens où il propose une rencontre inhabituelle entre le corps architectural et le corps humain. Le visiteur se souviendra de l’expérience inédite de la petite dimension de son corps par rapport à l’imposante présence du musée. Cependant, les contacts avec les matériaux mêmes de l’édifice sont très rares. Il est possible que cela résulte de cette volonté de déstabilisation. Contrairement à ce qu’évoque Juhani Pallasmaa, il est difficile de projeter son corps sur le bâtiment. Même avec des piliers à motifs, l’échelle des matériaux ne permet pas au visiteur de mesurer le bâtiment par son corps. «Vertige et destabilisation» Musée du quai Branly, Paris, Jean Nouvel, 2006 Photographie personelle
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La hauteur de la sous-face du bâtiment par exemple est difficile à évaluer en l’absence de matériaux proches de la dimension du corps qui pourraient nous donner une échelle.
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Echelle du corps
Les matériaux ont une importance toute autre dans le travail de Peter Zumthor. En plus d’apporter une véritable expérience sensible qui réveille nos sens, invoque des souvenirs et provoque des émotions, les matériaux qu’il utilise donnent une échelle humaine au bâtiment. Prenons encore une fois l’exemple de Vals. La pierre utilisée dans la construction provient de la carrière de Vals située quelque centaines de mètres plus haut dans la vallée. Découpées en longues pierres plates de faible hauteur, elles sont empilées pour former de grands blocs monolithiques. Par leur dimension, les pierres peuvent être contenues dans la paume des mains. La hauteur du monolithe, juste au contact de la main sur la paroi, est clairement lisible. Le corps de l’édifice dessine des limites mesurables à l’étendu de notre monde. Cette rencontre encourage l’éveil du visiteur qui comprends la présence de son corps par rapport à celui du bâtiment mais aussi par rapport à la présence majestueuse des montages environnantes. Il est aussi possible pour cette personne d’imaginer son corps en train d’empiler les pierres les unes sur les autres comme l’a fait le maçon lors de la construction. Comprendre le rapport intime qu’il peut se produire Laetitia Casta photographiée par Dominique Issermann dans les Thermes de Vals (argentique), 2012
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entre un bâtiment et son corps participe pleinement à l’éveil en question.
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Echelle du corps
3. Distance et proximité « L’architecture matérialise et sensualise l’existence humaine
dans la chair du monde 9 » affirme Juhani Pallasmaa. D’après lui, les bâtiments que nous construisons doivent être le réceptacle de la vie. Comme un support charnel, une enveloppe, l’architecture peut rentrer en contact physique avec le visiteur. Le sens du toucher va prendre une importance particulière dans ce dialogue entre corps humain et corps architectural. Par cette rencontre, des sentiments d’intimité, d’appartenance, d’enracinement peuvent naître et faire comprendre où le visiteur se situe dans le monde et ce
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«Empreinte» Vitra Haus, Bâle, Herzog et De Meuron, 2010. Photographie personnelle
qu’il est par rapport à lui. Ce phénomène participe pleine-
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Eveiller, réveiller, émerveiller
ment à l’éveil. Intéressons nous maintenant aux différentes positions de Jean Nouvel de Peter Zumthor à ce Sujet.
Distance et proximité
A la Fondation Cartier, par une succession de parois vitrées et un bâtiment plongé dans une importante masse végétale, Jean Nouvel produit des reflets qui décomposent la réalité. « je ne me prends pas pour un prestidigitateur, mais j’es-
saye de créer un espace qui ne soit pas lisible, qui serait le prolongement mental de ce que l’on voit 10 » explique t-il. En effet, en regardant le bâtiment tout se mélange. L’espace derrière le vitrage se confond avec celui de la rue. Disposés symétriquement par rapport à la vitre, les arbres de la rue viennent s’ajouter à ceux de la fondation cartier, le trottoir est parsemé de fougères, le chemin de terre se retrouve au milieu de la route, la structure du bâtiment se confond avec l’élancement des troncs. L’édifice semble s’effacer. Il créer alors une distance avec le corps. Peut-on alors parler d’éveil par proximité et contact physique ? D’un coté oui parce que le visiteur est obligé de recomposer sans cesse ce qu’il voit en triant ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Ce qui lui permettrai de prendre conscience de l’environnement qui l’enveloppe et de lui même. Effet amplifié par l’expérience d’un espace virtuel ou la perception est troublée et destabilisée. Mais d’un autre coté l’illusion crée une distance : à aucun moment il y a de contact physique avec le bâtiment, le reflet «Surimpression» Fondation Cartier, Paris Jean Nouvel, 1994 Photographie personnelle
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de notre corps au milieu des fougères n’est qu’une image. Jean Nouvel nous parle ici d’éveil dans le sens ou il crée l’expérience d’un espace virtuel ou la perception est troublée.
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Distance et proximité
Peter Zumthor pense l’architecture « corporellement, comme
une masse, une membrane, une matière ou une enveloppe, un drap, du velours, de la soie 11 ». Contrairement à Jean Nouvel qui a tendance à dématérialiser son bâtiment, il assemble les matériaux pour atteindre une consonance « Les
matériaux s’accordent entre eux et se mettent à chanter, et cette composition matérielle donne naissance à quelque chose d’unique.
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» Cette chose unique, cette atmosphère
est intense : il va pouvoir apprécier la soudaine fraîcheur par sa peau, sentir l’odeur du bois brûlé, déposer sa main sur la paroi et sentir la texture rappeuse du béton noirci, laisser ses yeux s’adapter à l’obscurité, écouter progressivement le silence s’installer. Le corps du visiteur se met en éveil pour percevoir tous ces phénomènes. Le toucher prend une importance: il renforce l’hapticité, le sens de la proximité, de l’intimité, de l’affection. La peau lit la texture, le poids, la densité et la température des matériaux et garde en mémoire cette rencontre. Comme l’enfant qui se souvient de ses expériences, le visiteur se souvient des différents contacts avec les matériaux qui participent à son éveil. Peter Zumthor l’a bien compris: « Les matériaux sont infinis. Prenez une Chapelle Bruder Klaus Allemagne, 2007, Peter Zumthor Photographie de l’ouvrage «Réalisations et projets»
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pierre vous la scier, la poncer, la percer, la fendre et la polir, elle aura toujours un aspect différent. Considérez ensuite la quantité, petite ou grande, et elle changera de nouveau. Et quand vous placez dans la lumière, elle change encore. 13 »
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Distance et proximité
« Les bâtiments et les villes fournissent l’horizon de com-
préhension et d’expérimentation de la condition existentielle de l’homme. 14 » explique Juhani Pallasmaa. Ainsi par l’expérience, l’échelle du corps et la proximité, nous nous éveillons au monde. Jean Nouvel, dans son travail, proposer une séquence d’images parfois ponctuées d’expériences déstabilisantes qui produisent un effet de distance entre le corps du spectateur et la chair du monde. Peter Zumthor quant à lui parle de déambulation libre, de flânerie dans des espaces à l’échelle du corps humain où il pourrait apparaître un sentiment de proximité, de complicité avec le monde. Nous avons pu remarquer dans cette analyse que Jean Nouvel, avec son architecture du spectacle nous positionne en tant que spectateurs. L’éveil se fait par comparaison de son corps avec l’image que l’édifie renvoie de celui ci. Ce qui est plus intéressant dans les réflexions de l’architecte suisse c’est qu’il pense le visiteur comme un acteur. Par une expérience corporelle et sensible de ses édifices il nous fait comprendre qui nous sommes et notre place dans l’immensité du monde.
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Distance et proximité
Notes 1. Maurice Merleau-Ponty, Le doute de Cézanne, in : Sense
and non-Sens, 1964, p. 19 2. Jean Nouvel et Françoise Puaux , Architecture décors et
cinéma, 1995, p.105 3. Ibid. p.104 4. Peter Zumthor, Atmosphère, 2003, p. 45 5. Ibid. p. 45. 6. Peter Zumthor, Réalisation et projet 1990-1997 tome 2, 2014, p.40 7 Ibid. p. 40 8. Juhani Pallasmaa, Le regard des sens, 2011, p.45 9. Juhani Pallasmaa, Toucher le monde, in : Les cahiers de
la rechercher architecturale et urbaine n°20/21 p.224 10. Jean Nouvel et Jean Boudrillard, Les objets singuliers 11. Peter Zumthor, Atmosphère, 2003, p. 23 12. Ibid. p. 25 13. Ibid. p. 25 14. Juhani Pallasmaa, Le regard des sens, 2011
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Eveiller
Réveiller
Ramener quelqu’un à la conscience Faire sortir quelqu’un de son apathie de son inactivité Ramener à l’activité ce qui est assoupi Tirer du sommeil Ramener quelqu’un à l’état de veille
A la différence de l’éveil, réveiller ne renvoie pas à une idée d’apprentissage, de découverte du monde et de soi. C’est se réveiller comme l’on se lèverait un matin en oubliant le rêve dans lequel nous étions, pour revenir petit à petit à la réalité. La société de consommation, les images, l’information, la technologie, nous ont éloigné des choses essentielles. Pour Juhani Pallamasaa, il est urgent de réapprendre et de redécouvrir qui nous sommes. Et cela peut se faire en bâtissant : « La signification ultime de tout édifice se trouve au-delà de
l’architecture : l’architecture ramène notre conscience vers le monde et vers notre propre sens du moi et de l’être. 1 » affirme t-il.
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Réveiller
1. Ouvrir les yeux L’instant où les yeux s’ouvrent est essentiel dans le réveil. C’est le moment ou l’on quitte ses songes, ses rêveries et ses mondes inventés pour retrouver une réalité connue. Si nous considérons que nous vivons dans une sorte de monde fabriqué de toute pièce, comment se réveiller ? Et «Ambiguité» Mucem, Marseille Rudi Ricciotti - 2013 Photographie personnelle
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dans quelle nouvelle réalité ouvrir les yeux ? Quelles atmosphères, quelles caractéristiques physiques vont être redessinées par nos deux architectes ? Dans quel but ?
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Ouvrir les yeux
Depuis la rue, en longeant la longue façade vitrée de la Fondation Cartier, il est possible d’assister à un défilement d’images qui se mélangent en une infinité de façons. La surface de verre est une sorte d’écran qui superpose tous les éléments de la rue, du bâtiment et du lointain les uns sur les autres. Cette perception se modifie en fonction de notre distance au vitrage. Il apparaît alors une sorte de monde parallèle, une deuxième voir une troisième dimension. Comme sous l’emprise d’une puissante drogue il est possible de voir les troncs des arbres porter le bâtiment, surprendre les fenêtres aspirer lentement le ciel et d’observer des voitures traverser des murs. Avec ces jeux d’illusions, Jean Nouvel nous transporte dans une autre atmosphère étrange. Le bâtiment existe au delà de sa propre réalité, il en redessine une autre. C’est une manière d’attirer notre attention sur l’environnement qui nous entour. Reflété, l’alignement d’arbres est accentué, mis en valeur et révélé. Cet univers curieux sort de leur pensées toutes les personnes qui longent la façade vitrée. Pendant un instant elles sont ramenées à la réalité, elles s’interrogent sur ce qu’elles voient et sur ce qui fait parti de leur environnement proche. Bien que l’image de notre corps «Ombre» Fondation Cartier, Paris Jean Nouvel, 1994 Photographie personnelle
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soit projetée dans ce monde fantastique, paradoxalement, l’illusion révèle la réalité. Ce phénomène étrange n’est possible que par la dématérialisation de l’édifice.
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Ouvrir les yeux
Peter Zumthor, n’utilise pas d’illusions pour nous ouvrir les yeux sur le monde, il nous met simplement en contact direct avec lui. Contrairement à Jean Nouvel, la matière joue un rôle important. Elle est authentique et exprime ce qu’elle est et rien d’autre. « Là où des matériaux concrets sont assem-
blés et édifiés, l’architecture imaginée devient une part du monde réel. 2 » affirme t-il . Autrement dit, les matériaux, par leur caractéristiques sensibles évoquent le monde et suggère que l’architecture est un prolongement de celui ci. Pour lui, « la réalité de l’architecture c’est le concret, ce qui est
devenu forme, masse et espace, son corps. 3 » Ainsi, loin de la déstabilisation liée à l’illusion, il compte sur les qualités sensibles des matériaux pour rapprocher de la réalité. En effet, les matériaux parlent d’eux mêmes, de leur mise en œuvre, de l’empreinte du temps et des gens. Ainsi, Peter Zumthor n’utilise pas de miroir pour révéler le monde, il souhaite seulement faire découvrir par l’expérience corporelle et sensuelle un espace bien réel : « Il existe pour moi un beau
silence des constructions, que j’associe à des notions telles que le calme, l’évidence, la durée, la présence et l’intégrité, Chapelle Sogn Benedetg, Sumvit, Grisons Peter Zumthor, 1985-1988 Photographie Hans Danuser
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mais aussi la chaleur et la sensualité ; être soi-même, être un bâtiment ; non pas représenter quelque chose, mais être quelque chose. 4 »
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Ouvrir les yeux
2. Se rafraîchir à l’eau froide S’immerger dans l’eau c’est aller à la rencontre d’un monde. Une fois sous l’eau, tout se bouleverse. Le calme de la rive est remplacé par un silence profond, un immense espace apparaît, une nouvelle atmosphère nous enveloppe. Nos muscles, détendus par la fraîcheur de l’eau dessinent des mouvements lents et libres. Un réveil est donc sensuel. « Toute expérience de l’architecture qui nous touche est mul-
ti-sensorielle ; les qualités d’espaces, de matière et d’échelle se mesurent également par l’œil, l’oreille, le nez, la peau, la langue, le squelette et les muscles 5 » justifie Juhani Pal«Apparitions» Biennale de Design à Saint Etienne Photographie personnelle
lasmaa. Cependant les deux architectes n’ont pas la même
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approche.
Se rafraîchir à l’eau froide
Plongés dans le monde déstabilisant de Jean Nouvel, nos sens perdent leur repères. Pour nous réveiller, il a recours à de nombreux effets visuels. Comme un secret, la fondation Cartier est cachée, dissimulée dans une importante épaisseur végétale. « Je vais faire quelque chose qu’on ne voit
pas, et je vais tout voir à travers 6 » explique t-il.(p97) En fonction du moment de la journée où nous observons la façade en verre, qui se prolonge au dessus du bâtiment, il est possible de la voir se confond avec le ciel. Voit-on le ciel ou son reflet ? Il est très difficile de discerner les limites du bâtiment. Où se trouve la frontière entre l’intérieur et l’extérieur ? L’espace de la rue étant projeté dans celui de l’édifice, il est difficile de différencier ce qui fait partie de l’enceinte de la Fondation de ce qui ne l’est pas, à moins de coller son nez sur les vitres si propres. Le même phénomène est observable avec l’espace du jardin qui entoure celui de l’exposition en rez de chaussée. Le bâtiment ainsi libéré du sol, soudainement léger, semble flotter. En jouant entre présence et absence, entre manifestation et effacement, Jean Nouvel orchestre une architecture visuelle : « Mes bâtiments es-
saient de jouer sur les effets de virtualité, d’apparences, on se demande si la matière est présente ou pas, on crée des «Effacements» Fondation Cartier, Paris Jean Nouvel, 1994 Photographie personnelle
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images qui sont virtuelles, on crée des ambiguïtés 7 » C’est une façon de réveiller notre attention sur des phénomènes inhabituels.
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Se rafraîchir à l’eau froide
Peter Zumthor laisse de coté les jeux de reflets et de miroirs pour réveiller le sens de soi autrement. Dans son travail il accorde un intérêt particulier au toucher. Pour lui, « L’archi-
tecture est quelque chose de tactile, quelque chose qu’il faut toucher 8» En marchant à l’intérieur du pavillon suisse pour l’Exposition de 2000 à Hanovre, qui résisterai à l’envie de laisser ses doigts glisser le longs des madriers de bois ? C’est en effet la peau qui limite l’intérieur de notre corps avec l’étendue du monde. La peau, cet épiderme que nous possédons tous est l’interface qui nous permet de rencontrer le monde. « Même l’œil touche 9 » remarque Juhani Pallasmaa. En effet, à la vue d’une menuiserie, comment serait-il possible de savoir que le bois est poli si la main n’a pas déjà fait l’expérience de sa douceur préalablement ? La vue effleure les surfaces et une sensation tactile inconsciente fait l’expérience de cette rencontre et suggère le coté agréable ou non du contact possible. Nous avons tous déjà ressenti la chaleur du soleil des tableaux d’Edouard Hopper ou l’atCorps sonore, Pavillon suisse pour l’Expo 2000 à Hanvore, Allemagne Peter Zumthor 1997-2000 Photographie : Giovanni Chiaramonte
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mosphère humide qui se dégage d’une photographie de Saul Leiter. Au contact des matériaux avec sa peau, l’habitant ou le visiteur prends conscience de son environnement mais surtout de la présence de son corps dans celui ci.
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Se rafraîchir à l’eau froide
3. Se regarder dans la glace Grimper une falaise c’est prendre conscience de son poids, de sa taille, de ses muscles. C’est aussi franchir, surmonter. Les mains en contact avec la roche rappeuse, le soleil dans la nuque, les muscles tendus, la respiration contrôlée, le ventre noué, la sueur sur le front, les avant-bras douloureux, la gorge sèche, les dents serrées, grimper procure cette sensation d’être bien vivant. Après une journée baignée dans l’agitation, le stress et les préoccupations, prendre de la hauteur en grimpant est un bon moyen de reprendre conscience de son corps, de soi. L’architecture est aussi capable de pro-
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«Saluer, l’élancer et sauter» Photographie personnelle (Modèle Péroline Lasne)
voquer cette sensation mais il n’y a pas qu’une seule ma-
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nière d’y parvenir...
Se regarder dans la glace
Le bâtiment de la Fondation Cartier ne joue pas seulement avec son environnement. En plus de mettre spectacle le jardin intérieur, l’espace de la rue et la structure du bâtiment dans un véritable vaudeville, les personnages n’échappent pas à la mise en scène. La magie de Jean Nouvel s’opère aussi sur gens qui s’approchent du bâtiment : il leur renvoie un reflet qui déstabilise. Projetés dans un monde parallèle, notre reflet est brouillé et notre visage métamorphosé. Ce qui est intéressant dans le travail de Jean Nouvel c’est qu’il propose une autre image de la réalité. Floue et incertaine, elle est le résultat d’une projection dans un monde en permanence changeant. Notre reflet nous observe et nous l’observons. Ainsi, dans un regard croisé, il est possible de comparer notre présence réelle et fictive. Pendant un instant, cette rencontre étrange avec nous même nous fait prendre conscience de notre corps. Ce phénomène peut s’observer aussi au musée du quai Branly à Paris. La transparence et les jeux de reflets provoqués par les vitrines doublées superposent l’image de notre corps aux objets exposés . Aussi pédagogique qu’hilarant, il est donc possible d’essayer la
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«Visages» Musée du quai Branly, Paris, Jean Nouvel, 2006 Photographie personelle
collection de robes, de chapeaux et de masques en posi-
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tionnant son corps exactement en face des vitrines. Plus sérieusement, c’est une astuce qui permet un retour vers soi.
Se regarder dans la glace
« L’architecture est un art sensuel, on l’appréhende avec les
sens 10 » écrit Peter Zumthor. En pénétrant dans les thermes de Vals, il nous plonge dans une atmosphère intense. L’air est humide et une lumière faible tamise les galeries. Pied nu, le corps du visiteur est en contact direct avec la pierre, avec l’édifice Le son est comme étouffé, inondant l’espace, il est difficile de savoir d’où proviennent les discussions dans l’édifice. A proximité d’un bassin il est aussi possible de respirer une odeur de fleurs. En vagabondant de bassin en bassin, nous explorons, découvrons les lieux et nous même. L’expérience de ces espaces sollicite tous les sens. C’est en cela que nous pouvons parler de réveil. Se réveiller c’est se ressourcer, retourner à la source, revenir à ce qui est essentiel en redécouvrant ses sens. C’est aussi reprendre conscience de son corps dans sa capacité à dialoguer avec son environnement, et se remémorer des émotions, les vivre et les revivre. Ce qui se produit là, Peter Zumthor en fait sa principale préoccupation : « C’est logique. Il existe une inte-
raction entre les êtres humains et les choses. C’est à quoi je suis confronté comme architecte. C’est ma passion 11 » Il appelle ceci « la magie du réel 12 » C’est en se recentrant sur nous-même, en réveillant notre système perceptif et en laissant les émotions nous envahir qu’il est possible de s’approcher de cette « magie du réel 13 ».
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Se regarder dans la glace
« La signification ultime de tout édifice se trouve au-delà de
l’architecture : l’architecture ramène notre conscience vers le monde et vers notre propre sens du moi et de l’être 14 » selon Juhani Pallasmaa. Ainsi, l’architecture nous permet d’ouvrir les yeux sur une réalité, de nous rafraîchir les idées en nous rapprochant d’elle pour enfin réinterroger notre sens du moi, comme si nous nous regardions dans une glace. L’architecte français utilise de nombreux effets visuels pour créer un monde illusoire définit comme nouvelle réalité. Celle ci nous renvoie une image de notre vrai visage. Encore une fois, Peter Zumthor nous propose de faire l’expérience du monde réel par tous nos sens en prônant l’authen»ticité de la matière. Par cette approche, le réveil est plus total. Dans l’extrême nous pourrions dire qu’il souhaite qu’il se produise une fusion entre le corps du visiteur et celui du bâtiment. Ceci permettrai de donner la sensation de faire entièrement corps avec le réel.
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Se regarder dans la glace
Notes 1. Juhani Pallasmaa 2. Peter Zumthor, Penser l’architecture, 2010, p. 11 3. Ibid. p. 37 4. Ibid. p. 34 5. Juhani Pallasmaa, Le regard des sens, 2011, p.47 6. Jean Nouvel et Jean Boudrillard, Les objets singuliers, p. 97 7. Ibid. 8. Peter Zumthor, Penser l’architecture, 2010 9. Juhani Pallasmaa, Le regard des sens, 2011, p. 49 10. Peter Zumthor, Penser l’architecture, 2010, p. 11 11. Peter Zumthor, Penser l’architecture, 2010, p. 16 12. Peter Zumthor, Penser l’architecture, 2010, p. 16 13. Ibid 14. Juhani Pallasmaa
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Réveiller
EMERVEILLER
admirer, s’enthousiasmer frapper d’admiration étonner par une sorte de merveille
Être là et rêver. Se rassurer d’exister pour mieux s’évader. Ainsi, bâtir revient à concevoir un espace qui soit le support du quotidien et des saisons et de l’évasion. L’ambition parait simple mais elle est difficile à atteindre. L’architecte aurait donc la possibilité de redessiner les contours de notre monde physique pour en suggérer un autre, mental, celui de l’imagination et du songe. Comme un dépassement, l’émerveillement vient après l’éveil et le réveil. Émerveiller, comme admirer dans le sens contempler. Émerveiller, comme frapper dans le sens interpeller, suggérer. Face à ces deux axes, Jean Nouvel et Peter Zumthor développent une poétique qui leur est propre.
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Emerveiller
1. Être là Pourquoi dit-on que prendre l’air nous fait du bien ? S’agit-il seulement de s’aérer l’esprit ou changer d’activité pour penser à autre chose ? Allez vous promener au Vieux port de Marseille un jour de Mistral vous comprendrez. Assis sur le quai, les pieds au dessus de l’eau, vous contemplez le port et pensez à l’immensité de la mer qu’il suggère. Pendant un instant vous vous sentez là et nulle par ailleurs. Sentir le vent vous balayer les cheveux, la ville vous envelopper, prendre l’air vous a permis de reprendre conscience de votre situation dans le monde. Comment mettre en valeur cet instant Château de Montjuïc Barcelone Photographie personnelle
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présent, cet moment de rencontre, cet instant de proximité avec votre environnement ?
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Etre là
Jean Nouvel essaye de saisir ces moments là. Pour lui, « c'est une des tendances de l'architecture d'aujourd'hui qui
consiste à capter tout ce qui peut jouer sur cette conscience de l'instant
1
». Les vitrages de la Fondation Cartier re-
transcrivent les mouvements sans cesse changeants de la rue. Mais ce n'est pas tout, Jean Nouvel « essaie de capter
aussi les variations du temps, des saisons, de capter les mouvements des visiteurs 2 ». Il est possible d'observer, au coucher du soleil, quand les rayons lumineux disparaissent derrière les bâtiments voisins, la Fondation se révèle. Poteaux, espaces d'expositions, sculptures, hall d'entrée réapparaissent. Toute la magie s'estompe laissant place à une ambiance toute autre. Un phénomène semblable est observable à l'aube. Tranquillement, pendant que la ville se réveille tout doucement, les premiers rayons de la journée mélangent lentement l'édifice avec la cime des arbres. Le bâtiment suit ainsi le rythme du jour. Toutes ces animations sont éphémères du fait de leur instantanéité. L'utilisation du verre en est pour quelque chose. « C'est le seul matériaux
qui permette de programmer visuellement un bâtiment en lui donnant divers visages 3 » explique t-il. Comme un écran, la vie du boulevard est filmée et retranscrite en direct. Il peut se «Là, sous nos yeux» Fondation Cartier, Paris Jean Nouvel, 1994 Photographie personnelle
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produire un sentiment d'émerveillement dans cette curieuse mise en scène : tout ce qui se passe est là, tout se passe au même moment au même endroit, là sous nos yeux.
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Etre là
Tout comme Jean Nouvel, Peter Zumthor est convaincu « qu’un bâtiment réussit doit être capable d’absorber les
traces de la vie humaine et qu’il peut acquérir ainsi une richesse particulière 4 ». Cependant, ses constructions sont bien réelles. Elles nous parlent d’une relation étroite avec un site, de matières qui ont un poids, d’un art de construire. Pour Peter lui, « l’étincelle d’une construction réussie ne s’al-
lume qu’entre la réalité des choses dont traite la construction et l’imagination 5 ». A travers la matière qu’il utilise, il exprime le soin qu’il a fallu pour réaliser l’édifice mais aussi le temps qui passe, le quotidien qui fait vivre le bâtiments. « Le
sens tactile nous lie au temps et à la tradition, par le toucher nous serrons les mains de générations d’innombrables 6 » approuve Juhanni Pallasmaa. Ainsi Peter Zumthor souhaite créer un « environnement d’hommes, qu’il soit le mien ou
non, et il devient une partie de leur vie, les enfants grandissent là. Peut être que 25 ans après, ils se souviendrons inconsciemment d’un bâtiment, d’un coin, d’une rue, d’une place 7 » L’architecte dessine un espace qui reçoit les événements de la vie, il nous fait prendre conscience notre place dans ce continuum temporel. Il associe à chaque événement, Serpentine Gallery Pavillon, Longres, Angleterre Peter Zumthor 2010-2011 Photographie Hélène Binet
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à chaque activité une ambiance, « une atmosphère apte à
nous émouvoir 8»L’émerveillement se fait à la rencontre de cette atmosphère, au contact avec cette poignée polie et à la vue des événements qui animent les bâtiments.
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Etre là
2. Contempler Contempler c’est regarder avec le temple. C’est porter un regard sur un paysage, un horizon, entre deux colonnes, un sol et un plafond qui cadrent le lointain. Un bâtiment peut être le point de départ du rêve. Juahni Pallasmaa évoque ce phénomène : « Le sens du soi, renforcé par l’art et l’archi-
tecture, nous permet de nous engager pleinement dans les dimensions mentales du rêve, de l’imagination et du désir 9» «Orageuse» Immeuble de Mérande - Chambéry Photographie personnelle
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Comment les deux architectes s’emparent de cette dimension du rêve ?
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Contempler
Pour nous transporter, Jean Nouvel nous suggère un espace théâtrale, une mise en scène, un spectacle. Au levé de rideau, les décors, le scénario, les personnages, les dispositifs d’éclairages mènent le bal. Pour commencer, il a recours à un effet de suggestion et d’effacement : « La disparition
c’est le fait qu’une forme disparaisse dans une autre, c’est une métamorphose : une apparition-disparition. 10 » explique t-il. C’est exactement ce qui se produit à la Fondation cartier. Le réel sera le substrat de cette mise en scène. Assis devant le bâtiment, il est possible de rester des heures à observer la diversité des scènes : un camion traverser un vitrage, une secrétaire assise sur une branche, un lampadaire dans la salle d’exposition ou un sportif courir dans les couloirs. En fonction de la lumière, de la fréquentation de la rue, de la saison, du temps, le spectacle sera littéralement différent. Les riverains doivent s’émerveiller à chaque fois qu’ils passent devant le bâtiment ! Ensuite, il utilise une batterie d’effets spéciaux, qui alimentent « cet espace de séduction,
cet espace virtuel de l’illusion 11 » Encore une fois visuels, ces effets sont là pour provoquer une sensation de vertige «Là, sous nos yeux» Fondation Cartier, Paris Jean Nouvel, 1994 Photographie personnelle
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et pour abuser de l’œil. Mais tous ces phénomènes fantastiques vont êtres capables de développer une imagination et un rêve éveillé.
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Contempler
Peter Zumthor nous évoque cette dimension de l’évasion et du songe par un autre processus. D’une certaine manière il a comme ambition de nous rapprocher des choses simples, naturelles et essentielles. Il les met en valeurs pour nous émouvoir. Pour lui, « l’architecture ne doit pas provoquer
les émotions mais les laisser surgir
12
» Il nous met tout
simplement face aux matériaux qui n’expriment que ce qu’ils sont, face à la vérité constructive, face à un paysage, un monde et face à nous même. Ses espaces sont dépourvus d’ornementations. Il n’y a qu’ombre, lumière et matière. Justement, comme le souligne Juahani Pallasmaa, « l’ombre
donne forme de vie à l’objet dans la lumière. Elle offre aussi un royaume d’où surgissent l’imaginaire et les rêves
13
».
En plus de cela, elle enveloppe le corps, l’apaise, et aide à la concentration, à la méditation et à l’évasion. Une fois de plus notre corps joue un rôle important dans cet émerveillement. Contrairement à Jean Nouvel, l’émerveillement se fait avec l’ensemble des sens. Le visiteur est là, dans cet espace, il ressent le contact de son corps avec celui du bâtiment. Il peut estomper l’acuité de sa vision en fermant ses yeux pour rendre la profondeur et la distance ambiguë et dessiner un ailleurs. C’est en effet avec un regard vague et absent que les pensées voyagent. Peter Zumthor nous immerge donc dans un univers bien réel, simple, mais qui suggère cependant l’évasion de la pensée et le voyage des idées.
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Contempler
« Comme tout autre art, l’architecture, est fondamentale-
ment confrontée aux questions de l’existence de l’homme dans l’espace et le temps, elle exprime et dit la présence de l’homme dans le monde 14 » Selon Juhani Pallasmaa. Ainsi, l’émerveillement peut se produire au moment de la prise de conscience de notre situation dans le monde. Cette sensation peut aussi naître en apercevant la dimension imaginaire du rêve qu’un bâtiment suggère. Jean Nouvel, en maintenant un spectacle permanent, essaye de capter le courant de la vie. Mais l’image attrapée est éphémère. L’architecte des Alpes suisses, avec la patine des matériaux, garde une trace de la vie et la fait perdurer dans le temps. Il tente ainsi de nous rapprocher des choses simples en fabricant des atmosphères aptes à nous faire rêver, à nous émouvoir, à nous émerveiller.
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Contempler
Notes 1. Jean Nouvel et Jean Boudrillard, Les objets singuliers,
2006 , p. 100 2. Ibid. 3. Ibid. 4. Peter Zumthor, Penser l’architecture, 2010, p. 24 5. Ibid. p. 36 6. Juhani Pallasmaa, Le regard des sens, 2011, p. 65 7. Peter Zumthor, Penser l’architecture, 2010, p. 64 8. Ibid p. 11 9. Juhani Pallasmaa, Le regard des sens, 2011, p. 11 10. Jean Nouvel et Jean Boudrillard, Les objets singuliers,
2006, p. 51 11. Ibid p. 11 12. Peter Zumthor, Penser l’architecture, 2010, p. 29 13. Juhani Pallasmaa, Le regard des sens, 2011, p. 55 14. Peter Zumthor, Penser l’architecture, 2010, p. 19
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Emerveiller
Conclusion En comparant le travail de Jean Nouvel avec celui de Peter Zumthor, nous avons pu révéler l’importance du corps dans l’expérience de l’architecture. Vivre un espace c’est l’expérimenter avec son corps, le percevoir avec tous ses sens. Percevoir, provoquer une sensation et émouvoir est un système qui mérite d’être interrogé et compris. L’architecture a l’incroyable capacité d’éveiller, de réveiller, et d’émerveiller. Au contraire, la tendance à la dématérialisation architecturale a comme ultime conséquence la « dé-sensualisation, de
dé-érotisation glaçantes de notre relation à la réalité. 1 » prévient Juhani Pallasmaa. A travers la réflexion que nous avons menée, il s’est avéré que l’architecture corporelle, sensuelle apporte une réponse plus cohérente à notre quête de compréhension du monde et de soi. Cette réalité est vérifiable sur plusieurs points. Pour commencer, à travers la flânerie, la déambulation, la séduction, il peut naître un sentiment de proximité et de complicité avec le monde. Dans cette promenade, l’architecture « apprivoise un espace sans limites et nous per-
met de l’habiter, de même elle devrait apprivoiser le temps sans limites pour nous permettre d’habiter le continuum du temps 2 » souligne Juhani Pallasmaa. Ensuite l’architecte
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Conclusion
suisse nous parle de matière et de l’authenticité de celle ci. Pour lui, la fusion entre le corps du visiteur et celui du bâtiment et du monde est possible uniquement au moment de la rencontre sensuelle avec les matériaux naturels. Juhani Pallasmaa confirme cette intention : « les matériaux naturels
– pierre, brique et bois – permettent à la vision de pénétrer leur surfaces et nous convainquent de l’authenticité de la matière. 3» D’après lui, « nous avons besoin de nous sentir enracinés dans la continuité du temps et, dans ce monde humain, l’architecture a pour tâche de faciliter cette expérience. 4 » Après cela, Peter Zumthor nous propose des espaces, qui, avec la patine des matériaux, gardent une trace de la vie et la fait perdurer dans le temps. Il tente ainsi de nous rapprocher des choses simples en fabricant des atmosphères aptes à nous faire rêver, à nous émouvoir, à nous émerveiller. Juhani Pallasmaa s’accorde aussi sur le fait que « les matériaux naturels disent leur âge et leur histoire, au-
tant que leur origines et leur utilisation par l’homme. 5 » et il ajoute que « les matériaux industriels d’aujourd’hui – feuille
de verre hors d’échelle, métal émaillé et plastiques synthétiques – offrent à l’œil leurs surfaces rigides mais non leur essence matérielle ni leur âge. 6 » Notes 1,2,3,4,5,6 Juhani Pallasmaa, Le regard des sens, 2011, p. 36-37
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Conclusion
Notice bibliographique
Ouvrages sur le thème . PALLASMAA Juhani, Le regard des sens, Paris, Editions du Linteau, 2010, 98 p. . ZUMTHOR Peter, Atmosphères, Bâle, Birkhauser, 2006, 75 p. . ZUMTHOR Peter, Penser l’Architecture, Bâle, Birkhauser, 2010, 111 p. . ZUMTHOR Peter, Réalisations et projets, Scheidegger & Spiess, 2014, 5 tomes. . JEAN BAUDRILLARD et JEAN NOUVEL, Les objets singu-
liers, Paris, Calmann-Levy 2006, 127 p.
Articles de périodiques . PALLASMAA Juhani, Toucher le monde in Les cahiers de la recherche architecturale et urbaine, Paris, 2007, mars, no 20-21, p. 223-233 . MALFROY Sylvain, Perception critique à l’oeuvre et per-
ception critique de l’oeuvre in Matières n°3, 1999, p. 42-54 . STEINMANN Martin, De la perception de l’espace in Matières n°9, 2008, p. 73-85
Documentaire télévisé Richard COPANS et Stan NEUMANN, 2003, Les thermes de pierre, documentaire, 26 min. Interview
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France Culture, 2011, rencontre avec Peter Zumthor
Conférence Centre Pompidou, 2011, conférence de Peter Zumthor
Ouvrages généraux complémentaires . MICHAUD Yves, L’art à l’état gazeux, Pluriel, Paris, 2010, 204 p. . PALLASMAA Juhani, La main qui pense, Actes Sud, Saint Etienne, 2013, 150 p. . ARDENNE PAUL & POLLA Barbara, Architecture émotion-
nelle, matière à penser, La Muette, Lormont, 2011, 192 p. . BOTTON Alain, L’architecture du bonheur Mercure de France, Paris, 2006, 340 p. . TONKA Hubert et SENS Jeanne-Marie, Le Bateau Ivre
Cartier, 261, boulevard Rasapil à Paris de Jean Nouvel, Sens & Tonka, Paris, 1994, 96 p. . TANIZAKI Junichirô, Eloge de l’ombre, Publications orientalistes de France, 1996 . VON MEISS Pierre, De la forme au lieu : une introduction à
l’étude de l’architecture, Lausanne : Presse polytechniques et universitaires romandes, 1993, Chapitre 2, Phénomènes perceptifs.
Ressources internet Photographies de Hélène Binet, Hans Danuser et Giovanni Chiaramonte Photographies de Dominique Issermann Photographie de couverture : Dominique Issermann