Le grand écart entre l’humain et la nature L’écoquartier de la Zac de Bonne à Grenoble Jérémy Lasne (dir.) Arlette Hérat 6 janvier 2016
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SOMMAIRE Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 1. En quoi le rapprochement humain/nature est-il important ?. . . . . . 9
- Un désir de fuite
- Une demande de proximité
- Un besoin relationnel
2. La Zac de Bonne a-t-elle l’ambition de ce rapprochement ? . . . . 13
- Les montagnes sont pourtant proches
- Politique d’aménagement : au-delà d’une végétalisation ?
- Vers une rencontre entre humain et nature ?
3. Comment le rapprochement est-il vécu ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
- La nature comme bien être
- La nature comme loisir
- La nature comme esthétique
- La nature du lointain
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24
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Au regard des crises, économiques, politiques, environnementales et sociales, notre attitude face à la nature semble avoir une part de responsabilité. Un écart s’est creusé entre l’humain et la nature depuis la sur-production de celle-ci. Réconcilier cette opposition nature/culture pourrait être possible si l’on pense un « bien vivre ensemble », une cohabitation respectueuse en diminuant la distance entre l’humain et la nature et vise versa. RÉSUMÉ /
Cohabiter, c’est, dans un premier temps, partager un milieu de vie commun. Comment penser alors ce rapprochement en ville, où vivent plus de la moitié de la population mondiale ? L’étude s’intéresse à la réponse proposée par un écoquartier, qui fait actuellement modèle dans nos politiques d’aménagement urbain. L’hypothèse serait de dire que le rapprochement entre humain et nature n’est pas une priorité. Pour vérifier cela, l’idée est d’éclaircir dans un premier temps l’importance de remédier à la distanciation. Cette explication est ensuite mise en perspective avec l’ambition affichée des écoquartiers à ce sujet. Enfin, une analyse les différentes représentations de la nature que se font les usagers pourra mesurer cette rencontre entre l’humain et la nature.
MOTS-CLÉS
Distance Ville Nature Ecoquartier 3
4
Introduction « Nul besoin d’être un grand clerc pour prédire que la question du rapport des humains à la nature sera très probablement la plus cruciale du présent siècle. Il suffit de regarder autour de soi pour s’en convaincre : les bouleversements climatiques, l’érosion de la biodiversité, la multiplication des organismes transgéniques, l’épuisement des énergies fossiles, la pollution des milieux fragiles et des mégapoles, la disparition accélérée des forêts de la zone tropicale, tout cela est devenu un sujet de débat public à l’échelle de la planète et alimente au quotidien les inquiétudes de nombre de ses habitants1 » prévient Philippe Descola.
1. Philippe Descola, L’écologie des autres, L’anthropologie et la question de la nature, Gallimard 2011, p. 77. 2. Martin Heidegger, La question de la Technique, Essais et conférences, Éditions Gallimard, trad. André Préau, 1958.
Interagissant symbiotiquement avec la nature, l’humain cueilleur a brutalement industrialisé la nature, imposant sa domination sur celle-ci. Dans cette vision utilitariste, le surcroît de la consommation des ressources planétaires positionne la nature comme un « réservoir » et l’humain comme un « seigneur de la terre2» pour reprendre les mots de Martin Heidegger. La différenciation et la distanciation entre les deux, tout comme le déni de démocratie, font parties des principales causes à l’origine de la situation actuelle de crises environnementale, économique, politique et sociale. Face à ce constat, deux orientations s’affrontent. D’un coté, cesser d’exploiter les ressources de la nature afin de la préserver tout en lui faisant confiance dans son évolution spontanée. De l’autre, augmenter les interventions de la science et la technique pour guérir les maux environnementaux. Entre ces deux pôles, un autre choix peut être envisagé : une réconciliation considérant que la nature et 5
l’humain ne sont plus opposés, mais mêlés l’un à l’autre. Pour un chemin commun et un sort commun. Raphael Mathevet insiste sur l’urgence d’une telle pensée : « L’indépendance humaine est absurde, une schizophrénie, on ne peut s’affranchir du creuset écologique, de la matrice du vivant. Il s’agit vraiment de faire enfin la paix avec un adversaire qui n’en est pas un3. » Alors, les hommes vivent dans un milieu totalement anthropisé : 50% de la population mondiale vit en ville en 2007 et ce chiffre s’élèvera vraisemblablement à 70% en 20504, ils expriment cependant leur besoin de côtoyer les champs, les montagnes, la mer (entre autres). La France n’échappe pas à ce phénomène : en 2008 et 2010, l’Union nationale des entreprises du paysage publie une étude (sûrement tintée d’une volonté de marketing), montre que, les Français rêveraient de « villes vertes». D’après leurs résultats, 9/10 des personnes interrogées considèrent que la nature et les jardins sont des éléments importants de leur vie quotidienne et 7/10 choisissent leur lieu de vie en fonction de la présence d’espaces verts à proximité de leur habitation5. C’est une demande qui traduit l’urgence de rapprochement entre l’homme et la nature. Cette aspiration n’est pas nouvelle et a été prise en compte dans le cadre de projets d’urbanisme. À la révolution industrielle, à l’heure de l’intensification des productions, les villes se densifient, l’air est pollué, la campagne s’éloigne. Alors, pour penser la ville, apparaissent les premiers parcs publics et avenues arborées. La ville haussmannienne fait entrer l’air et le soleil, à travers des projets esthétiques mais aussi hygiénistes, l’idée étant de favoriser et de maintenir les espaces ouverts destinés aux loisirs des citadins. A la fin du XIXème siècle, la planification urbaine intègre la question paysage. À cette occasion Ebenezer Howard6 préconise la présence d’une ceinture 6
3. Raphaël Mathevet, La solidarité écologique – ce lien qui nous oblige, Actes Sud, 2012, p. 42. 4. Les chiffres sont repris de Julien Damon, « L’urbanisation du monde : espoirs et menaces », dans scienceshumaines.com, 2011, consulté le 24 décembre 2015, URL : www.scienceshumaines. com/l-urbanisation-dumonde-espoirs-et-menaces_fr_27892.html. 5. Enquêtes Unep/Ipsos 2008 et 2010.
6. Ebenezer Howard (1850-1928) est un urbaniste britannique. Il est à l’origine du concept de cité-jardin défini dans son livre intitulé Tomorrow a Peaceful Path to real Reform (Londres 1898). 7. Ignacy Sachs, d’origine polonaise, est un professeur français de socioéconomie. Il est connu pour avoir été pionnier dans le champs du développement durable. 8. Ignacy Sachs, Écodéveloppement. Paris, Syros, Alternatives Économiques, 1993. 9. Philippe Descola, Pardelà nature et culture, Paris, Gallimard, 2006.
agricole autour de la ville. Après la première guerre mondiale les tenants du Mouvement moderne en architecture vont jusqu’à imaginer une ville concentrée dans des immeubles collectifs pour libérer le sol au profit de vastes espaces plantés. C’est dans les années 1960-1970 que l’histoire de la nature en ville s’accélère grâce à la montée des préoccupations environnementales et à une critique soutenue des effets néfastes de l’urbanisation sur les espaces dits « naturels ». Parce qu’initialement une volonté de se rapprocher de la nature, l’étalement urbain disproportionne les villes éloignant leur centre de la nature. La notion de « ville durable », apparue en 1988 lors de la Conférence générale de l’Unesco, relaye l’idée de « ville écologique » pensée comme un écosystème qui, présente des contradictions et une vision réductrice [Theys et Emilianoff, 2001]. La ville durable a comme double objectif de redensifier les villes sans sacrifier l’accès à la nature. Le développement soutenable qui lui correspond est définit par Ignacy Sachs7 comme « développement endogène et dépendant de ses propres forces, soumis à la logique des besoins de la population entière, conscient de sa dimension écologique et recherchant une harmonie entre l’homme et la nature8 ». Une des formes les plus manifestes du développement soutenable est la diffusion du modèle des écoquartiers. C’est un quartier conçu (ou renouvelé) avec une démarche environnementale. Celle-ci porte notamment sur le paysage, la qualité environnementale des bâtiments (conservation du patrimoine, énergie, matériaux, etc.) ou la « végétalisation des quartiers ». En parallèle de ce soucis renouvelé de qualité de vie et de nature en ville, nous observons des réflexions autour de la question de l’espace urbain comme lieu d’habitat pour de nombreuses espèces animales et végétales (Blanc, 2004). Ces réflexions se rapprochent de la pensée de Philippe Descola qui nous propose à ce titre une écologie des relations9. 7
Nous pouvons alors nous interroger si les écoquartiers, considérés comme des laboratoires10 de la ville du futur, proposent-ils effectivement une tentative de rapprochement entre humains et nature où persistentils à contribuer à leur distanciation ? L’ambition économique, la quête des indicateurs (labels) et les recettes techniques (Theys, Emilianoff, 2001) omniprésents dans les discours des acteurs de ces opérations nous laissent supposer que le rapprochement humain/nature n’est pas une priorité. Il s’est produit jusqu’à maintenant une tentative « de compenser la ville déficiente par la nature, ou par l’image que les gens se font de la nature11» pour reprendre les termes de Michel Corajoud. Cette attitude ponctuelle de revitalisation de la ville par le vivant satisfait-elle la demande des citoyens de renouer des liens avec le monde ? Ou est-ce « la politique qui fait de l’acharnement thérapeutique pour maintenir à tout prix un modèle de société12 » ? se demande Pierre Rabhi. Pour tenter de répondre à ces questions, nous allons, dans une première partie, nous demander pourquoi il est si important d’orchestrer le rapprochement entre l’humain et la nature. L’explication de ces besoins, désirs et demandes, sera mise en perspective avec l’ambition affichée des écoquartiers au niveau du rapport humain/ nature. Elle permettra d’ouvrir une étude plus rapprochée sur le premier Eco-quartier français, la caserne de Bonne à Grenoble, analysant les différentes représentations de la nature que se font les usagers.
10. Yves Bonard et Laurent Matthey, Les éco-quartiers : laboratoire de la ville durable, Cybergeo : European Journal of Geography [En ligne], Débats, Quartier durable ou éco-quartier ? Mis en ligne le 09 juillet 2010, consulté le 8 décembre 2015. URL : http://cybergeo.revues. org/23202 ; DOI : 10.4000/ cybergeo.23202 11. Propos de Michel Corajoud dans une vidéo diffusée à l’occasion de l’exposition du 23 mars au 24 juillet 2011 à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine. 12. Osmose avec la nature, entretien avec Pierre Rabhi. Par Jacky Durand, directeur du magazine Soleil Levant, été 2014 à MontchampLablachère, Ardèche. URL : https://www.youtube. com/watch?v=219sL6fRNo (visionnée le 5 septembre 2015)
8
1.
Allée devant les nouveaux commerces
13. Enquêtes Unep/Ipsos 2008 et 2010. 14. Lise BourdeauLepage et Roland Vidal, Comprendre la demande sociale de nature, in Nature urbaine en projet (direction Catherine Chomarat-Ruiz), Archibooks + Sautereau éditeurs, Paris, 2014.
En quoi le rapprochement humain/nature est-il important ?
1.1 Un désir de fuite En 2008, une étude13 a montré que 72% des français interrogés déclarent prendre en compte les espaces verts lorsqu’ils choisissent où habiter et 75% d’entre deux affirment se rendre souvent dans les espaces verts de leur commune. Les habitants de villes aspirent à une cohabitation quotidienne avec des « espaces verts » souhaitant qu’ils fassent parti de leur cadre vie. Cependant la nature dont on parle doit surtout répondre à l’image que l’on s’en fait et qui est le résultat d’une lente construction sociale. Le désir de nature des citadins n’est pas quelque chose de nouveau. La fuite de la ville s’est renforcée à la fin du XIXe siècle quand l’espace urbain est devenu un lieu de développement industriel. Celle-ci est vécue comme comme trop dense, trop bruyante et trop polluée. L’image de la nature est représentée comme l’opposition des déplaisirs urbains. Par conséquent, l’attrait pour la maison individuelle développera une banlieue en périphérie de ville. Pendant cette même époque où l’industrialisation rendait la vie en ville insupportable, il était possible d’observer la prolifération de lotissements hors de la ville le long des lignes de chemins de fer ce qui transforma considérablement le paysage des campagnes et des forêts dans la zone périurbaine. « Campagnes lointaines et espaces verts de proximité contribuent donc, chacun à leur manière, à satisfaire un désir de nature14 » nous expliquent Lise Bourdeau-Lepage et Roland Vidal. Cependant l’étalement urbain qui découle de ce désir de rapprochement, progresse rapidement en grignotant la 9
campagne. De nos jours, ces phénomènes sont encore observables, mais les villes durables font de la densification une lutte contre l’étalement urbain. Une étude du ministère du développement durable note que des « évolutions entre 2000 et 2006, prolongeant celles des années 1990, ont abouti à une extension des surfaces à couverture artificialisée de + 3,0 % en France métropolitaine15 ». Nous sommes en train de détruire cette nature que nous désirons. 1.2
Un demande de proximité
Dans cette quête de nature, de nouvelles contradictions apparaissent. S’éloigner du centre ville pour rejoindre la banlieue, la périphérie, plus « verte » plus aérée a répondu à ce désir de respiration, d’espace et de nature. Cependant aujourd’hui l’étalement urbain est montré du doigt comme étant le principal destructeur d’espaces agricoles, d’imperméabilisation des sols, d’une pollution de l’air, de destructions des paysages. Fuir la ville n’a fait qu’engendrer des quartiers résidentiels et une ville diffuse, où les entrées de villes s’effacent rendant floue l’idée même de la ville. Augustin Berque fait aussi ce triste constat : «l’urbain diffus, [...] ne peut pas faire monde à son tour, [...] non seulement parce qu’il n’est pas viable écologiquement, mais parce qu’il n’a plus aucune limite qui puisse l’instituer comme tel16 ». D’un autre coté, les habitants de villes sont aussi consommateurs d’énergie en vue des déplacements réguliers vers leurs lieux de loisirs ou de vacances. D’autres dangers voient le jours : à partir des mêmes besoins, la satisfaction des aspirations de l’un peut aller à l’encontre des désirs des autres. Ainsi, les aménagements réalisés dans une volonté de développement durable ne profitent pas à tous de manière égale : la qualité de l’environnement, notamment l’exposition aux risques (inondations, bruits, etc.) et la valorisation foncière a été un facteur de ségrégation sociale (Emilianoff, Theys 10
Jardin des Vallons, vers midi.
15. Dorothée Pageaud, La consommation d’espaces agricoles et naturels observée par Corine Land Cover, Collection « La Revue » du Service de l’observation et des statistiques (SOeS) du Commissariat général au développement durable (CGDD), mars 2012. 16. Augustin Berque, Le rural, le sauvage, l’urbain, Palaiseau, 17 septembre 2010.
2001). En parallèle, avec une inquiétude toujours grandissante des dégradations environnementales de causes anthropiques, les français se mobilisent. (Manifestations au moment de la Conférence des Nations unies sur les changements climatiques en décembre 2015). Aujourd’hui la demande de satisfaire un besoin commun, un désir individuel de nature est toujours présente. Suite aux Lois Grenelle 1 et 2, promulguées par les pouvoirs publics français en 2008 et 2010, des politiques d’aménagements qui s’emparent aussi de cette sensibilité écologique au risque d’un éco-blanchissement17 de projets urbains. La ville durable représentative de ce mouvement là, a l’ambition de conjuguer densification et végétalisation de l’espace bâti en proposant aux habitants une proximité avec le végétal. Nous vous proposons alors d’étudier un cas précis d’écoquartier, type d’aménagement qui, aujourd’hui, fait modèle dans nos villes : La Zac de Bonne à Grenoble. 1.3
17. D’après l’office québéquois de la langue française, l’écoblanchiment est une opération de relations publiques menée par une organisation, une entreprise pour masquer ses activités polluantes et tenter de présenter un caractère écoresponsable. Le terme vient de l’anglais « Greenwashing » de David Beers et Catherine Capallaro dans leur article « Greenwash » rédigé par Mother Jones en 1991. 18. Augustin Berque, Écoumène – introduction à l’étude des milieux humains, Berlin, Paris, 1987
Un besoin relationnel
Être en contact avec la nature c’est la vivre, la voir, la traverser, la respirer, l’écouter, la toucher, la goûter : en faire l’expérience sensible. Une fois en dehors de notre habitat, des murs de nos villes, une fois en contact avec la nature, nos sens sont en éveil. L’instinct de survie réveillé, notre corps reçoit. Il est touché sensiblement et émotivement. Il est alors possible de se sentir faire partie d’un tout, d’exister. Exister, du latin sistere ex c’est « se tenir au dehors » si l’on s’intéresse à la racine éthymologique comme Augustin Berque dans son essai sur la médiance18. Pour lui, exister c’est être au delà de son enveloppe corporelle. Le corps médial figure à ce titre l’intermédiaire entre le corps animal (à l’intérieur de l’enveloppe corporelle) et l’environnement et « si il y a harmonie entre le corps médial et le corps animal, on a alors le sentiment 11
d’exister, un bonheur à vivre19 ». Faire l’expérience de la nature nous permet de prendre conscience de notre existence dans ce monde par l’éveil et/ou le réveil de nos sens, jusqu’à l’émerveillement. Augustin Berque esquisse alors une explication à cette attirance de la nature au moment où « l’existence humaine atteint sa vérité quand le souffle du corps animal et celui du corps médial sont à l’unisson20 ». Ceci expliquerait selon lui « l’inconsciente motivation qui fait migrer les foules modernes vers la nature21 ». Nous avons là bel et bien un besoin relationnel de lier une intériorité à une extériorité. Prendre conscience de ce que nous sommes, de notre appartenance au monde c’est aussi prendre conscience de notre interdépendance avec les éléments qui composent ce monde. Philippe Descola nous propose à ce titre une écologie des relations : « Il existe une diversité des relation entre humains et non-humains que la planète et il n’est plus question de rapport culture à la nature mais bien des schémas relationnels complexes qui se déploient par delà nature et culture22 ». Pour cela, prendre conscience, comprendre et respecter les relations d’interdépendance entre l’écosystème humain et l’écosystème global pourrait organiser cette cohabitation entre humains, végétaux, animaux ainsi que les éléments minéraux et gazeux qui composent notre milieu. C’est en cela que faire l’expérience de la nature devient un besoin vital en initiant des gestes mesurés, responsables.
19. Ibid. p. 328. 20. Ibid. p. 259. 21. Ibid. p. 259. 22. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2006.
12
Jardin des Vallons - La «grande nature» 23. Michel Corajoud dans une vidéo diffusée à l’occasion de l’exposition du 23 mars au 24 juillet 2011 à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine. 24. Bernard Debarbieux, Histoire contemporaine de l’agglomération et de ces choix stratégiques, Actes Sud du colloque 400000 habitants au cœur des Alpes : le rôle de la montagne dans le développement de Grenoble et de son agglomération, Ville de Fontaine, pp. 45-59. 1996.
2.
La Zac de Bonne a-t-elle l’ambition de ce rapprochement ?
2.1
Les montagnes sont pourtant proches
Pour comprendre les rapports humains/nature à Grenoble, il est indispensable d’évoquer son contexte géographique particulier. Les massifs de la Chartreuse, du Vercors et de la chaîne de Belledonne entourent l’agglomération. En levant les yeux vers les montagnes la nature est présente en ville. La présence des montagnes est forte, elle en fait l’identité de la ville. Des expressions comme « l’Y grenoblois », « la capitale des Alpes », « la cuvette » le confirment. Elle apparaît donc comme une sorte de cohabitation entre nature sauvage, la « grande Nature23 » pour reprendre les termes de Michel Corajoud, et nature domestiquée. Cependant, Bernard Debarbieux, note que dès les années 1918 à 1925 « les représentations collectives à Grenoble déclassent les montagnes. L’image véhiculée depuis le XVIe siècle d’une ville sauvage entourée de montagnes s’est effacée Dès le XIXe siècle, apparaît une image plutôt dynamique, celle des hommes dominant la nature. L’image des montagnes est supplantée par celle du génie humain, puis celle des J.O. D’hiver où la référence à la montagne est devenue artificielle. La ville est déconnectée de la montagne24 ». Depuis l’industrialisation et l’intensification de l’exploitation de la nature, la montagne est devenue ressource économique et de loisirs. Notamment grâce à des barrages hydroélectriques qui alimentaient la ville et les industries en électricité, ces massifs ont permit le développement économique, social et culturel de 13
Grenoble. Le désir de domination humaine par la science et le sport explique la distanciation ville/ montagne que constate Debarbieux. Depuis les rues de la ville cette distance est aussi visuelle : les montagnes sont là, mais leur expérience n’est que visuelle. La présence des montagnes contribue à la satisfaction du désir de nature des Grenoblois mais est insuffisante. Le besoin de contact physique quotidien justifie de s’intéresser à ce qu’il se passe en ville. 2.2 L’objectif de la politique d’aménagement : au-delà d’une végétalisation ? (figure 1) Dans ce contexte montagnard, la Zac de Bonne, qui présente une « densification végétale dans les quartiers où l’ambiance est très minérale » est affichée dans le Plan local d’urbanisme de la ville25 comme un exemple, un « des projets qui font avancer » , « où les espaces publics [dessinent] un maillage paysager au cœur du quartier ». C’est un des aménagements qui a comme dessein de « développer le lien avec le grand paysage (rivière et montagnes) qui font l’identité de Grenoble ; mais aussi développer et valoriser la trame verte en ville, notamment comme support des mobilités douces, en facilitant l‘accès des habitants aux espaces plantés et en créant des continuités végétales entre quartiers. ». Il est écrit, dans le bilan du PLU de 2005, en gros caractères que l’objectif était de « construire une ville compacte en préservant les espaces naturels26 ». Le désir de rapprocher l’humain de la nature n’est pas clairement évoqué. C’est le schéma directeur de l’agglomération grenobloise qui confirmera que la nature n’a de valeur qu’économique : « Reconnues de longue date, la qualité des espaces et la diversité des paysages naturels de la région grenobloise sont des atouts à préserver et à valoriser. Ce majestueux écrin vert constitue un environnement naturel favorable à la poursuite de son 14
Photographies au jardin Hoche
25. Bilan du Plan Local d’Urbanisme de 2005 – Thématique Formes Urbaines, p.3. 26. Bilan du Plan Local d’Urbanisme de 2005 – Thématique Environnement, p.3.
27. Schéma directeur de l’agglomération grenobloise : www. region-grenoble.org. 28. 2001-2007 : bilan de 7 ans d’initiatives démocratiques, écologique, économiques et solidaires. 2007, consulté le 20 décembre 2015, URL : http://www. ades-grenoble.org/bilan/ bilan_ville/bilan-ville.pdf, p. 5. 29. L’Express, 14 au 20 mars 2002. 30. Tract de campagne de la liste « Écologie et solidarité en actes », élections municipales de Grenoble, mars 2008. 31. Le métroscope, mars 2006. 32. A ce sujet, une controverse existe, si l’on en croit le Raymond Arvillier (élu ADES), le quartier comptera en fait « à peine 25% de logements sociaux, si l’on exclut les programmes locatifs sociaux qui n’ont de social que le nom » dans Acteurs de l’économie Rhône-Alpes, février 2008.
développement et, croisé avec son potentiel humain et économique, en renforce l’attractivité27 ». Les élus écologistes (Association démocratie écologie solidarité/Verts/Alternatifs de 2001 à 2007) nous présentent alors le projet de la Zac de Bonne comme étant « une véritable expérimentation de la ville écologique28 ». Et pour Pierre Karmen, adjoint Vert à l’urbanisme de Grenoble, « c’est carrément un projet de ville et de vie29 ». Pour palier aux problèmes de «logements trop chers, pollutions, bruit, manque d’espaces verts30 » (arguments pour justifier un départ du centre ville et d’un éloignement en périphérie), les élus proposent une recette : « une ville qui entend reconquérir une population et se densifier, devra se montrer attractive et proposer un lieu de vie pratique et agréable : des transports en commun, des services administratifs, sociaux, éducatifs, des commerces, mais aussi des espaces verts, des offres de loisirs et cultures31 ». L’idée est donc d’empêcher les citadins de fuir la ville en la rendant plus « attractive ». Aujourd’hui, l’ambition première n’est pas de rapprocher l’homme de la nature, mais créer des lieux « attractifs » pour « reconquérir une population ». Avec l’implantation de grandes marques dans l’espace commercial de la Caserne et l’absence de commerces de proximité, nous supposons que cette « population » n’est pas celle qui vivra dans les 40% de logements sociaux32. Face à ces contradictions, nous pouvons nous demander si les 5 hectares de parc prévus par les aménagements ont-ils vraiment cette ambition de rapprochement ? 2.3
Vers une rencontre entre homme et nature ?
Christian Devilliers, architecte urbaniste chargé du du plan urbain de la Zac, propose un plan masse généreux en espaces publics en contre partie d’une grande compacité. Il propose entre autres de prolonger la trame viaire des îlots voisins ainsi que l’alignement de 15
parcs. C’est l’atelier de paysagistes Jacqueline Osty33 qui était chargé de dessiner un parc qu’il pensera comme trois jardins : le jardin des Vallons, la requalification de l’esplanade Général Alain Le Ray et la reprise du parc Hoche. C’est trois entités ont-elles l’ambition de répondre au besoin, au désir et à la demande de nature ? Faire l’expérience de la nature, c’est rentrer en contact avec elle. Visuellement, auditivement, olfactivement, tactilement mais aussi gustativement : l’expérience de la nature est forcément sensuelle. Suggérant des petites étendues d’herbes, un parcours tracé à travers les haies, une topographie, mais aussi un ruissellement, des ombres et l’automne par les feuilles colorées, une atmosphère semble esquissée. Dessinée avec soin, satisfait-elle ce besoin réellement de relation ? Faire d’un espace un lieu désirable c’est le dessiner accueillant, rassurant, appropriable, c’est donner envie et séduire. La présence quotidienne peut développer ce sentiment de familiarité et d’appartenance. Dressant le décor de nombreux vélo-cyclistes et piétons de l’axe de « mobilité douce », la proposition de parc de Jacquelin Osty semble participer à ce sentiment d’attachement. Cette continuité végétale et aquatique, traversant le quartier prétend apporter un support de détente, de promenade, de respiration commun à de nombreux habitants issus de tissus de logements différents. Suffira t-elle pour autant à palier au désir de fuite ? La cohabitation entre humains et nature peut répondre à cette demande de proximité. Visuellement l’aménagement paysager proposé semble noyer le quartier dans la végétation : formant des alignements, des zelkouas (Zelkova serrata), de frênes (Fraxinus exelsior ‘Jaspidea’ ) et de platanes d’Orient (Platanus orientalis) rythment le parc et les rues. Mais d’autres espèces de cépées à fleur et vivaces, de pinacées (mélèzes entre autres) et de bétulacées (notamment bouleaux pubescents et aulnes) composent les parcs. Les 16
33. Le volet paysage, 5ha de parc urbain est confié à la paysagiste Jacqueline Osty et son équipe qui réhabilitent le parc Hoche et l’étendent à l’intérieur de l’ancienne Caserne militaire.
jardins en cœur de ces îlots, ouverts sur un coté, ne participent pas à la séquence d’entrée de bâtiments mais jouent un rôle d’apparat et atténuent le vis à vis. La présence végétale semble être là pour compenser et rendre plus « supportable » la densité de l’espace bâti. Jacqueline Osty, dans un entretien, insiste sur l’importance « d’apporter dans un milieu extrêmement dense, souvent artificiel, où la nature est éloignée, une centralité autour des jardins, insérer ainsi des morceaux de nature dans la ville dense34 ». La proximité semble présente mais est-elle vraiment vécue ?
Le long du jardin des Vallons, à midi.
34. A l’occasion de la journée de l’université d’été de l’EIVP 2010 portant sur « les ressources de la biodiversité », Jacqueline Osty, donne sa vision de la nature en ville. URL :http://www. dailymotion.com/video/ xepsyt_jacqueline-ostypaysagiste_news, 6 septembre 2010, consulté le 2 janvier 2016.
17
3.
Comment le rapprochement est-il vécu ?
L’immersion dans le site d’étude s’est faite à plusieurs reprises alternant observations, prises de notes, relevés photographiques, dessins et questionnements personnels avec des entretiens courts, informels d’une partie des personnes rencontrées. A l’analyse, quatre thèmes autour de la nature ont été abordés par celles-ci. Réflexions personnelles, observations (figures 2,3,4) et témoignages (figures 5) s’entremêleront dans ces catégories. 3.1
La nature comme bien être
L’espace dégagé du parc laisse rentrer la lumière, l’air : la chaleur du soleil, le vent dans les arbres, la lumière du soir traverse tout le parc en projetant des ombres au sol parfaitement dessinées. Ces éléments sont les premiers évoqués par les usagers du parc qui indiquent qu’à l’intérieur on est « un peu à l’abri du vent » où « l’ensoleillement est agréable en hiver », qu’ils viennent ici « quand il y a du soleil ». Faire l’expérience sensible de l’espace, le vivre, se mouvoir et s’émouvoir c’est prendre conscience de notre existence. Juhani Pallasmaa en est aussi convaincu : « A l’évidence, une architecture (ici le terme « architecture » peut être généralisé par « espace ») qui améliore la vie, doit s’adresser à tous les sens à la fois et fondre l’image de notre moi dans notre expérience du monde. […] L’architecture exprime les expériences d’être-dans-le-monde et renforce notre sens de la réalité du soi35 » Par opposition à la ville, le parc est aussi décrit comme un lieu de tranquillité, de repos : « l’absence de voiture 18
L’expérience du jardin des Vallons
35. Juhani Pallasmaa, Le regard des sens, Éditions du Linteau, 2010, p. 11.
et de pollution » rend cet « espace calme » où « l’eau aussi est apaisante ». « C’est reposant » insistent-ils à plusieurs reprises. Imaginons un instant que la ville toute entière soit calme : les aménités végétales n’auront plus l’exclusivité de la tranquillité et l’ambiance des parcs se confondrait alors avec le reste de l’espace urbain fondant ville et nature entre eux. Il est aussi intéressant d’entendre que c’est « un espace pas triste » comme si la gaîté d’un lieu, ses couleurs, ses textures et sa musique, influeraient sur l’humeur des personnes qui le traversent. Finalement, c’est une forme de relation : un lieu agréable, comme une personne joyeuse peuvent communiquer leur bonne humeur. 3.2
36. Cabinet Argos, ville de Grenoble, évaluation externe du quartier De Bonne, année 2, janvier 2013, p. 24.
La nature comme loisir
Les usages de l’espace public du quartier sont semblables aux parcs traditionnels : certains aiment « lire entre midi et deux », d’autres y « boire un café », faire une « promenade en ville pour bouger un peu » ou profiter simplement de « la possibilité de pique niquer ». C’est un lieu « adapté aux enfants » où ils « s’épanouissent, où il y a des jeux », un parcours tout en plastique, posés sur un épais sol en caoutchouc fuchsia qui a beaucoup de succès. C’est un endroit parfait pour « faire plaisir à mon fils » mais l’éveil de l’enfant à la nature est discutable. Au jardin des Vallons quand il fait beau, « il y a foule ». Les avis sont partagés sur ce point. Certains le trouvent « calme » par rapport au « parc de la Tête d’or (à Lyon) qui est une créature qui vomit des gens » alors d’autres préfèrent des parcs où « il y a plus d’espace ». Très bien résumé par l’évaluation du quartier réalisée par le cabinet Argos : « c’est un carrefour36». L’espace est multifonctionnel mais une fois à l’intérieur nous avons l’impression que le parc est tourné vers les commerces et renvoie plus à une extension de celui-ci. D’ailleurs le CAUE d’Isère s’interroge : « La présence des diverses 19
activités du quartier (commerces, restauration, école, bureaux, cinéma) participe à l’attractivité du parc, à moins que ce soit l’inverse...37» 3.3
La nature comme esthétique
La présence de « fleurs et arbres », « du vert, pas que du béton, des arbres, de la vie » attirent certains, d’autres trouvent que « ce parc est joli, avec ses jets d’eau ». Il y a en a même qui disent qu’il est « magnifique en automne ». Cependant « cette conception humanisée », « cet idéal », cet espace « bien traité avec une conception harmonieuse » peut revêtir un aspect artificiel perçu par de nombreuses personnes. Il arrive à ces dernières de se déplacer pour trouver un endroit « plus naturel avec moins d’aménagements ». « Les jets d’eau [par exemple] ce n’est pas de la nature ». Face à cette « uniformisation », des habitants sont demandeurs de « plus de nature ». Les grenoblois, habitués à la présence de la grande nature, sont-ils plus exigeants où est-ce un véritable besoin ? Cet espace donne l’impression d’un contrôle total de l’ambiance et de l’espace (bâtiments millimétrés, arbres méthodiquement taillés, jardins encadrés, feuilles ramassées, axes rigoureusement tracés). Rien ne dépasse. Malgré le fait que certaines personnes rejettent ces espaces végétalisés, en raison de leurs caractères anthropiques, tous leurs confèrent une bienfaisance38 pour la ville. Contrairement aux parcs, les jardins en cœur d’îlots, sont, dans une grande majorité peu utilisés selon l’étude d’Agros. Ces jardins sont pensés « pour la contemplation39 » et pour masquer « le vis à vis » confirmé par un des paysagistes : « les jardins ont été conçus comme des tableaux40 ». Rendre la qualité esthétique perceptible principalement depuis les balcon instaure une distanciation inévitablement. Ces espaces suggèrent peu cette rencontre entre humain et nature. Perçus alors comme des équipements ou comme un décor 20
37. Conseil d’architecture, d’urbanisme et d’environnement de l’Isère, Un parc, trois jardins. Aménagement urbain et paysager, parc et jardin, Edition juin 2014, p. 2. 38. Anthony Tchékémian, Le citadin et la nature : entre représentations et pratiques sociales de la nature sauvages et domestique à Grenoble, Publication de l’Université Paul Valéry, Montpellier III, Imaginaire, Territoires, Sociétés, Montpellier, 2007. 39. Cabinet Argos, ville de Grenoble, évaluation externe du quartier De Bonne, année 2, janvier 2013, p. 12. 40. Ibid., p. 83.
supplémentaire à la ville au lieu de ce que nous appellerons support de vie, l’humain est consommateur ou spectateur mais rarement acteur. 3.4
Lire un livre au bord de l’étan du jardin des Vallons entre midi et deux
La nature du lointain
L’idée de la nature sauvage arrive spontanément dans les discussions. Et quand elle est évoquée, elle l’est de manière forte et passionnée. Considération et respect sont perceptibles dans le discours de chacun. En pointant du doigts les massifs, un homme s’exclamait : « la nature est partout ici, levez les yeux ! ». Effectivement « dès qu’on lève les yeux, on a les montagnes » Il opposait la situation montagneuse de Grenoble avec la planéité de Paris où les parcs « grouillent de gens ». La présence d’une topographie aurait donc une influence sur la sensation de vivre « dans la nature » et d’appartenir à un territoire. Ceci est rendu possible grâce aux limites perceptibles entre ville et nature. Les parisiens sentiraient donc plus le besoin de côtoyer la nature reconstituée des espaces publics. (ou de venir skier sur les sommets Alpins). Les montagnes sont des indicateurs météorologiques (si leurs sommets sont visibles clairement, il fera beau les jours qui suivent). Avec leurs sommets enneigés, elles nous rappellent qu’il fait froid même dans la vallée. Elles sont aussi des repères qui permettent de s’orienter dans la ville et dans le territoire. Les montagnes font donc le quotidien des grenoblois. Jusque dans leur logement où « regarder la fenêtre c’est comme être dehors ». Malgré la distance, voir les montagnes depuis là où l’on vit c’est en quelque sorte un premier appui pour se situer dans la ville, dans la vallée et dans le monde. Un premier pas pour prendre conscience que l’on existe.
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Conclusion A Grenoble, pour reprendre les paroles d’une personne interrogée, « il manque une philosophie urbaine », une utopie réalisable41 au sens de Yona Friedman, autrement dit, un projet, un rêve partagé d’une nouvelle manière de vivre en ville. Notre intuition a suivit celle de Philippe Descola dans cette réconciliation entre l’homme et nature. Bien que les montagnes enveloppent la ville, les aménagements paysagers étudiés au sein de la Zac De Bonne, ne répondent que partiellement à la demmande de rapprochement à la nature. En effet, l’espace public est encore pensé, perçu et vécu comme un cadre ou une décoration, alors qu’il pourrait être, comme le propose Pierre Donadieu, un lieu aux fonctions et aux usages multiples qui augmenterait la résilience urbaine. C’est à dire un lieu où s’exprimerait « la capacité des systèmes urbains comme de la société urbaine et de chaque citadin à résister et s’adapter aux risques environnementaux et sociétaux42.» L’enquête révèle aussi une dénonciation de « l’artificialité » des lieux par les usagers. Dans leur conception ces espaces sont trop contrôlés, maîtrisés, et réduits à une couleur alors qu’ils pourrait être liberté, partage et sensualité. Effectivement, le « vide » généré par les constructions du quartier auraient pu être abandonné à une nature spontanée, offrant ainsi une liberté d’appropriation pour la faune, la flore et l’humain. La politique d’aménagement aurait pu promouvoir aussi une participation des habitants à l’occasion d’une mise culture partagée de la terre à l’image des jardins collectifs. Pour finir, une meilleure 22
Vers une réconcilliation ? Jardin des Vallons
41. Yona Friedman, Utopies réalisables, L’ecart, 2000. 42. Pierre Donadieu, Quelles natures urbaines durables, pour quelles politiques publiques ? In Nature urbaine en projets, dir. Catherine Chomarat-Ruiz, collection Crossborders, Archibooks + Sauterau éditeurs, Paris, 2014, p. 58.
appréhension de la « troisième nature43 » de John Dixon Hunt, c’est à dire une considération de la part sensible, onirique, du désir des habitants, pourrait être une clé pour le passage d’une ville artificialisée à une ville sensuelle éveillant les sens et le sentiment «d’être au monde». Ces aspirations pourraient se réunir au moment de l’élaboration d’une trame verte urbaine à Grenoble encore absente aujourd’hui. Ainsi, au lieu de penser une végétalisation ponctuelle d’une zone dense, ce nouvel outil d’aménagement urbain pourrait dessiner une nature irriguant progressivement la ville suivant les cours qui prennent leur source dans les massifs. Préservant et développant les espaces de nature en quantité et qualité en ville, les trames vertes urbaines pourraient générer une possibilité d’aménagement urbain en continu qui ancrerait la ville dans son milieu naturel et sa géographie. Relier la ville et son territoire, les espaces végétalisés entre eux, l’humain de la faune et de la flore ainsi que les humains entre eux, voilà le potentiel des trames vertes urbaines qui peut être exploré pour atteindre ce rapprochement «rêvé».
43. John Dixon Hunt, L’art du jardin et son histoire, Paris, Odile Jacob, 1996.
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Bibliographie Notions clés . BERQUE Augustin, Écoumène – introduction à l'étude des milieux humains, Berlin, Paris, 1987. . DESCOLA Philippe, Pars-delà nature et culture, Gallimard, 2005. Grenoble, ses habitants et sa géographie . DEBARBIEUX Pierre , Histoire contemporaine de l'agglomération et de ces choix stratégiques, Actes Sud, du colloque 400000 habitants au cœur des Alpes : le rôle de la montagne dans le développement de Grenoble et de son agglomération, 1996. . TCHEKEMIAN Anthony, Le citadin et la nature : entre représentations et pratiques sociales de la nature sauvages et domestique à Grenoble, Publication de l'Université Paul Valéry, Montpellier III, Imaginaire, Territoires, Sociétés, Montpellier, 2007. Rencontre entre ville et nature . BLANC Nathalie, De l'écologie dans la ville, dans Ethnologie Française, 2004. . CHOMARAT-RUIZ Catherine (dir.), Nature urbaine en projet, collection Crossborders, Archibooks + Sautereau Editeurs, Paris, 2014. . CLERGEAU Philippe, BLANC Nathalie (dir.) Trames vertes urbaines : de la recherche scientifique au projet urbain, Paris, Editions du Moniteur, 2013. . EMILIANOFF Cyria et THEYS Jacques, Les contradictions de la ville durable, Le Débat n°113, 2001. 24
Eco-quartier théories et critiques . OUTREQUIN Philippe, CHARLOT-VALDIEU Catherine, L’urbanisme durable, concevoir un écoquartier. Paris, Le Moniteur, 2009. . EMELIANOFF Cyria, Les quartiers durables en Europe : un tournant urbanistique ? Gresum eso, UMR 6590 CNRS URL:http://www.unil.ch/webdav/site/ouvdd/shared/ Colloque%202006/Communications/Eco-urbanisme/ Theorie/C.%20Emelianoff.pdf.
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En 2009, l’opération de la Zac de Bonne est la première labellisée « écoquartier ». C’est un quartier qui a été imaginé dès 2003 où le concept d’écoquartier n’avait pas encore été imaginé. Aujourd’hui, quelle est la place accordée à la nature dans ces opérations ? Regard sur la méthode du moniteur : Espèces en voie d’extinction, fragmentation des écosystèmes ainsi que la raréfaction de l’eau douce sont des constats pris en compte. Cependant, quand la nature est évoquée, l’accent est mis sur la gestion de l’eau, des déchets, matériaux de construction et l’énergie.Les espaces publics sont décrits comme de lieux « dédiés au repos, aux jeux d’enfants, à la convivialité ». Quand on parle de nature dans l’espace public il est question de « pourcentage d’espace vert ». Ce pourcentage compenserait celui du bâti et de la voirie ? L’idée ici est celle d’une quantité, d’une surface et d’une couleur. Ainsi, la « végétalisation des quartiers ». décrite comme un moyen « rapprocher la nature des milieu de vie » à t-elle vraiment l’ambition de générer une expérience de la nature où se réduit-elle à rendre plus supportable la règle de densité que s’impose le développement durable ? L’idée est aussi de « créer des liaisons, ne serait-ce que subjectives, entre les espaces intra-muros et les forêts ou les campagnes périurbaines toujours plus lointaines ». S’ajoute l’intention de diminuer « le stress » et profiter des capacités de « dé-pollution » et « d’ombre » des arbres. OUTREQUIN Philippe, CHARLOT-VALDIEU Catherine, L’urbanisme durable, concevoir un écoquartier. Paris, Le Moniteur, 2009
Figure 1 : écoquartier et nature
Figure 2 : prise de note 26
Figure 3 : prise de note
Figure 4 : prise de note 27
9h10 – Un homme âgé de 80 ans environs, assis avec son chien, dos aux commerces et face au parc. Cet homme m’indique qu’il vit à deux minutes de la Caserne. Il se déplace (à pied très lentement, ou avec un fauteuil électrique) pour profiter quotidiennement des espaces publics. Tous les jours il se rend dans un parc, celui de la caserne, Paul Mistral ou encore le Parc Pompidou. Bien qu’âgé il est autonome pour se déplacer. Il souligne qu’il lui est possible de mettre plus d’une heure en fauteuil électrique pour rejoindre le parc Paul Mistral beaucoup plus éloigné. Pour son chien et lui-même il est nécessaire de « changer de cadre ». Ce qui l’attire ce sont « les fleurs, les arbres ». Au parc Paul Mistral, plus au nord, il apprécie les arbres « énormes » de différentes « essences » qui est « magnifique en automne ». 11h50 - Une femme, la cinquantaine, assise au bord de l’eau, en train de lire. Cette personne vit dans le quartier mais dans une rue parallèle. Elle indique venir deux à trois fois par semaine pour lire
Le jardin des Vallons
à lire ici mais qu’elle traverse ce parc
Esplan
chaque jour. Pour elle, c’est « un espace
Génaral Ala
calme , sans voiture, avec de petits commerces » où « l’ensoleillement en hiver est agréable » car « un peu à l’abri du vent ». Elle a l’habitude de fréquenter ces lieux toute l’année « quand il y a du soleil. »
9h00 – Un homme, 30 ans, covoitureur, vivant à coté du jardin botanique. « La caserne de Bonne, c’est un jardin sans fleurs, je préfère l’autre [le parc adjacent : Hoche] où il y a plus de nature ». Ce médecin à l’habitude de fréquenter un jardin qui s’ouvre dans le prolongement de la rue où il habite.
15h00 – Une femme d’une trentaine d’année, assise par terre, en train de surveiller son fils Vivant un peu plus loin, dans un autre quartier, Échirolles, cette femme n’hésite pas venir en ville en voiture pour profiter des parcs avec son fils. Effectivement, en plus du parc de la caserne de Bonne, ils fréquentent le parc Bachelard dans le sud de la ville ainsi que le Jardin de ville situé dans l’hyper-centre. L’envie de « changer de cadre » justifie leur choix de l’un ou de l’autre. Si elle apprécie venir ici c’est parce qu’elle trouve ce parc « joli avec ces jets d’eau, c’est reposant ». Le critère de proximité est important pour elle pour faire un bon parc. S’ajoutent aussi, « de la nature », « des jeux d’eau l’été » (en vue du prix des piscines), « la possibilité de pique-niquer », « l’absence de voiture et de pollution » mais aussi « du vert, pas que du béton, des arbres, de la vie, [un espace] pas triste », « des lieux où les enfants s’épanouissent, où il y a des jeux » « un endroit bien pour les enfants ». Pour expliciter le terme de « nature » qu’elle a employé, elle l’explique comme « des espaces verts importants ». Cette femme divorcée, veut avant tout « faire plaisir à son fils » mais elle se dit « limitée par le temps et l’argent ». Ils arrivent à profiter quand même du cinéma, de promenades en ville, pour « bouger un peu »,
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15h20 – Personne âgée, debout avec sa
15h45 - Femme assise près de la fontaine, de 45-50 ans
poussette, surveillant son petit fils depuis le chemin
Elle m’explique qu’elle apprécie cet espace 1 fois par semaine. C’est une personne révoltée par le manque de respect des cyclistes : elle a
Vivant à 300m cette personne se rend
été victime d’un accident. Elle est contre un centre ville « tout piéton »
« régulièrement » dans le parc avec les
et préfère qu’on essaye de trouver une « juste mesure ». Elle
enfants, « quand il y a du soleil. » Mais
m’évoque un film d’Arte qui aurait changé son point de vue sur les
elle
la
espaces publics : « transformer les villes de manière radicale ». Pour
« foule » et préfère le parc Marliave plus
elle, en ville, il y a « un manque de proximité ». « on uniformise tout ».
à l’Est qui est plus « calme » et moins
Elle désigne ensuite le bassin en disant « là où il y a les poissons
« bobo » mais aussi « plus naturel avec
rouges ». Elle me parle aussi « d’immeubles avec des tas de cou-
moins d’aménagements ». Sinon, elle
leurs ». D’après elle « il manque une philosophie urbaine ».
n’apprécie
pas
beaucoup
reste chez elle parce qu’elle a le « privilège de posséder un jardin privé ». 14h35 - Une femme, la trentaine, assise sur un banc,
nade
surveillant son enfant.
ain Le Ray
Cette Parc Hoche
personne
vit
rue
Stalingrad. Elle a « plus l’habitude d’aller dans le parc Pompidou l’été parce qu’il y a plus d’espace ». Ici c’est les fins de semaine ou les jours fériés. En lui demandant ce qu’elle apprécie dans
jardin
des
vallons,
cette personne répond que « c’est joli, et à proximité des restaurants ». 11h30 – Professeure de littérature spécialisée dans la poésie allemande prenant les arbres en photo. Parc Hoche. C’est deux à trois fois par semaine que cette personne profite de sa retraire pour sortir. Elle m’indique qu’elle prenait des photos pendant de « longues randonnées en montagne et le long des berges de l’Isère », mais à cause d’un problème de santé se consacre maintenant à la photo dans des parcs. C’est quelque chose qui n’a pas l’air de la déranger. La photo numérique lui permet de voir des choses qu’on aurait pas vu préalablement. Elle qualifie le parc de Hoche comme étant un espace de convivialité, comme un deuxième centre. Le parc de la tête d’or à Lyon est ensuite évoqué, mais comme « une créature qui vomit des gens ». Alors qu’ici à Grenoble, les parcs « sont plus sympas », « c’est moins bourgeois » , où « il n’y a pas d’activités stéréotypées ». Elle évoque en levant les yeux : « dès que l’on lève les yeux, on a les montagnes. » . Pour elle, un avantage ici c’est que « regarder la fenêtre, c’est comme être dehors ». Quand on lui demande son point de vue sur le quartier : elle nous évoque l’espace des jets d’eau qui, pour elle « n’est pas de la nature ». Pour elle c’est un espace qui a été dessiné depuis « un point de vue américain : sous l’angle de la sauvagerie et de la grande étendue » « c’est une conception humanisée » « un idéal », « bien la traiter avec une conception harmonieuse » . L’eau est, pour cette personne, « apaisante ».
Figure 5 : entretiens 29