(0
EUNE ¿PUBLIQUE .UM¿RO .OVEMBRE
%[+,$ !ĉ $),!W)Ć,$*)Ć'!
Nos antennes Margaux Salmon – Cambridge ms98@cam.ac.uk
Lisa Behrends – SciencesPo Paris – lisabehrends@jeunerepublique.fr
Clément Noël - SciencesPo Lyon – redaction@jeunerepublique.fr
Jerôme Fagelson – Université de Louvain - jeromefagelson@student.uclouvain.be
Martin Samson – SciencesPo Bordeaux – samson.martin@jeunerepublique.fr
Florian Dautil – Columbia University - f.dautil@yahoo.fr Idama Al Saad - ESSEC - al.saad@gmail.com
Clément Seitz - HEC - clement.seitz@hec.edu
Mickael Hvem - Oxford mikaelhv@yahoo.com -
Felix Blossier – Ecole Polytechnique felix.blossier@polytechnique.fr
Xavier Jaravel - Harvard University xavier.jaravel@sciences-po.org David Djaïz – ENS Ulm - recherche@jeunerepublique.fr
Amos Reichman – ENS Lyon amos0205@hotmail.com
Caroline Le Pennec - MIT - c.lepennec@hotmail.fr
Anne-Lorraine Imbert – Rutgers annelorraine.imbert@gmail.com 2_Jeune République
Nos parrains Stanley Hoffmann, politologue, Professeur à Harvard University
Jacques Attali, économiste, ancien Président de la BERD
Dominique de Villepin, avocat, ancien Premier Ministre
Souleymane Bachir Diagne, philosophe, Professeur à Columbia University
Bertrand Badie, politologue et professeur des universités à SciencesPo
Luis Moreno-Ocam po, Procureur de la Cour pénale internationale
Salomé Zourabichvili, ex-ambassadeur de France et Ministre des Affaires Etrangères de Géorgie
Christian Paul, député, président du Laboratoire des Idées Alain Li pietz, économiste, ancien député européen Jeune République_3
Nos partenaires
Harvard Center for European Studies Bureau du procureur de la Cour pénale internationale Laboratoire des idées Programme Jeunesse et Action de la Commission Européenne
Amnesty International France
Le monde diplomatique
4_Jeune République
SOMMAIRE Jeune République - Numéro 4 - Novembre 2010 Edito - p. 7
I_ La Cour pénale internationale en questions - p.8 - La cour pénale internationale à l’heure d’un premier bilan, par Florent Dejonge. - p.10 - L’arrestation des criminels inculpés par la CPI, par Isabelle Tallec - p.19 - Out of Africa, La CPI du Kenya à l’Afghanistan, par A. Punchancho - p.27 - Enjeux de la définition du crime d’agression, par Armand Terrien - p.42
2_ Pacifier et faire justice, une complémentarité nécessaire - p.52 - L’exigence philosophique d’une justice universelle, par David Djaïz - p.54 - La défaite de la démocratie espagnole, par Juan Branco - p.61 - Entretien avec Baltasar .Garzon - p.67 - Droit à la guerre: évolutions de la Convention de Genève au Statut de Rome, par Armand Terrien - p.82 - Pourquoi l’échec de la SDN, par Sundar Ramanadane & Adrien Baysse - p.91 - La Cour internationale de justice et le Kosovo, par Gaëtan Bruel - p.101 - Mémoire et justice de la décolonisation et des indépendances, par Hervé Lado - p.110
LIVRET PHOTO EMERIC LHUISSET COMBATTANTS - p.120 3_FAIRE FACE AU GÉNOCIDE - P.126 - Le génocide au Darfour en questions, entretien avec Marc Lavergne, par Margaux Leridon - p.128 - Un exemple de justice transitionnelle : la justice Gacaca au Rwanda, par Clement Seïtz - p.140 - Arendt et le Procès Eichmann, par Jérôme Esnouf - p.150 - Peut on comparer Auschwitz et Srebrenica ? par Amos Reichman - p.160
Jeune République_5
Srebrenica, 1995 (TPIY)
La justice est un combat
EDITO
La justice internationale est née le 20 novembre 1945. Ce jour-là s’ouvre le Procès de Nuremberg sur les ruines de la capitale du nazisme. 24 haut-dignitaires du parti NAZI y sont jugés par les nations victorieuses de la deuxième guerre mondiale. Il se raconte que c’est grâce à Truman que, in extremis, cette solution est préférée à l’exécution pure et simple de 50 000 officiers allemands, acquise jusqu’à la mort de Roosevelt. Le Tribunal, en révélant la systématicité et l’ampleur des crimes commis par la machine nazi, dépasse les attentes de ses initiateurs et gagne une puissance symbolique telle qu’il rend inutile toute épuration massive. La publicité des audiences en fait une référence immédiate et confirme la pertinence de juridictions pénales internationales pour statuer sur des cas exceptionnels. Surtout, il matérialise l’idée d’une communauté de valeurs globale qui ne peut tolérer l’impunité pour les crimes les plus graves commis à son encontre. Une communauté de valeurs dont l’existence appelle naturellement à la création d’une cour internationale permanente qui parachèverait son ouvrage et donnerait à l’humanité les moyens d’éviter un nouveau face-à-face avec l’horreur. Soixante cinq ans plus tard, le même jour de novembre, s’ouvre à La Haye le procès devant la Cour pénale internationale d’un ancien vice-président congolais, Jean-Pierre Bemba. Poursuivi pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, il est le premier accusé majeur à être jugé par cette institution. Au regard des espoirs nés il y a à peine un demi-siècle, cet événement est historique. Il n’en passera pas moins complétement inaperçu. Car dans le même temps, la justice internationale a connu un parcours difficile, dont les derniers épisodes ne prêtent guère à l’optimisme. Alors que le Procureur de la CPI a lancé des mandats d’arrêts contre le Président soudanais Omar Al Bashir pour génocide, celui-ci se dispose en effet à commettre de nouveaux massacres au SudSoudan dans la plus grande indifférence de la communauté internationale. Dans le même temps, les guerres en Irak et en Afghansitan font toujours rage, sans que leurs responsables ne soient menacés de poursuite. Baltasar Garzon, qui avait gagné une reconnaissance internationale en arrêtant Pinochet, a été suspendu, longtemps après que Carla Del Ponte s’est vue démise de ses fonctions aux TPIY et TPIR pour avoir voulu enquêter sur les responsabilités de Paul Kagamé. La realpolitik, la pax americana, donnent progressivement l’impression d’une justice des vainqueurs, délégitimée à Kinshasa parce que muselée à Washington. Les crimes de Bemba sont relativisés parce que ceux de Bush sont ignorés. «Les criminels n’ont plus qu’un seul espoir, celui que le droit soit resté tellement en retard sur le sens moral de l’humanité qu’un crime, selon la conscience, ne soit pas considéré comme tel devant la loi. La civilisation se demande si la justice est tellement arriérée qu’elle se trouve complètement impuissante devant des crimes d’une telle ampleur et commis par des criminels d’une telle envergure.». Ces mots du Procureur de Nuremberg, Robert H. Jackson ont été prononcés lors du discours d’ouverture du procès de Nuremberg le 21 novembre 1945. Soixante-cinq ans plus tard, cette crainte resurgit, non pas du fait de la justice, mais des Etats, dont les atermoiements à faire prévaloir le droit sur les priorités géopolitiques empêchent toute concrétisation d’une justice véritablement universelle. Le constat est pour l’instant amer pour la justice internationale, qui s’est certes montrée capable du meilleur lorsqu’il s’agit d’agir après les conflits, mais qui n’a toujours pas su concrétiser son rêve premier, à savoir la prévention des conflits et des crimes les plus graves. Un rôle impossible à tenir tant que ses priorités ne seront pas partagées par les plus « grands de ce monde ». Jeune République_7
Thématique I
La
Cour pénale internationale en questions 8_Jeune République
Le siège de la Cour pénale internationale à La Haye
- La cour pénale internationale à l’heure d’un premier bilan, par Florent Dejonge. - p.10 - L’arrestation des criminels inculpés par la CPI, par Isabelle Tallec - p.19 - Out of Africa, par A. Punchancho - p.27 - Enjeux de la définition du crime d’agression, par Armand Terrien - p.42
Jeune République_9
La COUR PÉNALE INTERNATIONALE à l’heure d’un premier bilan
Par Florent Dejonge
Alors que de nombreuses critiques s’élèvent face à une institution dont on conteste l’efficacité et qu’approche le dixième anniversaire de sa création, l’heure d’un premier bilan sonne pour la Cour pénale internationale. Un premier procès qui va de complications en complications, trois autres qui ne veulent commencer,et surtout les princi paux accusés en fuite. Sans oublier l’incapacité à intervenir concernant le conflit irakien et à juger les responsables des crimes en Afghanistan :la CPI est-elle une institution impuissante ?
La Cour pénale internationale est la première cour internationale permanente ayant compétence pour poursuivre les individus responsables de génocides, crimes contre l’humanité et crimes de guerre lorsque les juridictions nationales ne sont pas capables ou n’ont pas la volonté de le faire. Créée par une convention internationale signée à Rome le 17 juillet 1998 (le Statut de Rome) et effectivement mise en place en 2003, cette juridiction est le fruit d’une réflexion datant de plus d’un siècle sur la nécessité de combattre l’impunité à grande échelle. Avant sa création, seuls des tribunaux dits « de vainqueurs », tels que ceux de Nuremberg et de Tokyo à l’issue de la seconde guerre mondiale, ainsi que des Tribunaux ad hoc établis après un conflit armé de grande ampleur tels que le Tribunal pénal international pour l’Ex-Yougoslavie (TPI-Y) et le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPI-R), avaient concrètement matérialisé cette idée de nécessité d’une justice pénale internationale.
10_ La Cour pénale internationale en questions_Jeune République
A coté de ces tribunaux instaurés a posteriori pour répondre à des conflits spécifiques officiellement terminés, la CPI présente de part sa permanence et son universalité un avantage supplémentaire. Théoriquement, des citoyens nationaux de tous les Etats-membres des Nations-Unies, que ces Etats aient ou non ratifié le Statut de Rome, « La CPI a vocation, par la poursuite pourraient avoir à répondre un jour leurs actes devant la CPI, sans des principaux responsables de prescription, depuis 20022. En d’exactions, qu’ils soient dirigeants cela, cette jeune juridiction remplit, étatiques1 ou « seigneurs de contrairement aux tribunaux évoqués, un des guerre », à instaurer l’idée que les précédemment objectifs poursuivis par la loi pénale crimes de masse ne resteront plus dans un système juridique interne : la prévention du crime par la peur impunis.» de la sanction. Jeune République_La Cour pénale internationale en questions_11
1 et 3_ Le Statut de Rome interdit en effet à un individu de se réfugier derrière tout type d’immunité. L’article 27 prévoit ainsi un défaut de pertinence de la qualité officielle pour s’exonérer de toute responsabilité. 2_ Outre les cas dans lesquelles la Cour est saisie par un Etatpartie d’une situation se déroulant ou s’étant déroulée sur son territoire, cette juridiction peut aussi être saisie par le Conseil de Sécurité, en application de l’article 13(b) du Statut de Rome, d’une situation se déroulant sur le territoire de tout Etatmembre des Nations Unies même non partie au Statut de Rome, comme ce fut le cas concernant la situation au Darfour (voir Résolution du Conseil de sécurité n°1593 du 31 mars 2005)
La CPI a en effet vocation, par la poursuite des principaux responsables d’exactions, qu’ils soient dirigeants étatiques3 ou « seigneurs de guerre », à instaurer l’idée que les crimes de masse ne resteront plus impunis. Le Statut de Rome est à ce jour ratifié par 114 Etats. Certaines grandes puissances manquent toutefois à l’appel, tels que les Etats-Unis, la Chine ou la Russie. L’absence de ces membres permanents du Conseil de Sécurité est une des raisons ne facilitant évidemment pas les perspectives de succès de la Cour. Ne disposant pas de force armée propre, la CPI est intrinsèquement contrainte à la dépendance absolue du bon-vouloir des Etats non parties comme des Etats-parties dans la mise en œuvre de ses décisions. Ce handicap majeur résume à « Huit ans après l’entrée en vigueur lui seul le défi fondamental auquel se trouve du Statut de Rome, que peu de confrontée cette institution indépendante. résultats concrets et tangibles sont Si les Etats ont suivi le mouvement impulsé aujourd’hui visibles. Un grand par les ONG pour mener à la création de nombre de personnes poursuivies cette Cour et en prennent en charge le sont encore en liberté.» financement, il est évident que dès lors que leurs nationaux sont mis en cause, surtout lorsque ceux-ci sont dans la sphère du pouvoir, la question de leur coopération devient toute autre. La mission de la CPI n’a donc rien d’évident. L’analyse de ses premiers pas en est l’illustration. A l’heure actuelle, la Cour est chargée de cinq situations.
12_ La Cour pénale internationale en questions_Jeune République
Trois lui ont été déférées par des Etats-parties eux-mêmes concernant des faits s’étant déroulés sur leur territoire : la République démocratique du Congo, la République Centrafricaine et l’Ouganda. La situation au Darfour a quant à elle été déférée à la Cour par le Conseil de Sécurité des Nations Unies, le Soudan n’étant pas partie au dit Statut. En outre, le Procureur a également été autorisé par la Cour à ouvrir une enquête de sa propre initiative dans le cadre de la situation au Kenya. Malgré cela, on constate, huit ans après l’entrée en vigueur du Statut de Rome, que peu de résultats concrets et tangibles sont aujourd’hui visibles. Un grand nombre de personnes poursuivies sont encore en liberté. L’exemple le plus frappant est celui du Président soudanais Omar Al Bashir, et de deux de ses anciens officiers. Par ailleurs, aucun des procès commencés n’est aujourd’hui achevé. A première vue, la critique semblerait donc logique. Par manque de résultats clinquants, cette institution ne réussirait tout simplement pas là où elle est attendue. Peut-être serait-elle même vouée à ne pas réussir. Des personnes poursuivies restent en liberté, des exactions et leurs auteurs continuent d’échapper à la compétence de la Cour qui semblerait ne pas parvenir à s’imposer aux yeux des Etats sur la scène internationale concernant d’autres conflits4. Dès lors, quoi de plus facile que d’avancer Sur la photo : Luis Moreno-Ocam po, Procureur à la CPI l’idée d’un échec. Cette position n’est toutefois pas de nature à convaincre. Elle semble faire fi du postulat de départ ainsi que du contexte international dans lequel vient s’insérer la naissance de la Cour pénale internationale. Si l’on considère que cette juridiction est de par sa nature supérieure aux Etats, possède en elle-même les moyens de les contraindre, qu’elle peut s’affranchir du principe même selon lequel les Etats restent les vrais décideurs dans la société internationale contemporaine, alors oui, il devient logique de parler d’échec dès lors que les résultats apparaissent peu satisfaisants.
«La CPI doit faire avec l’état actuel de la société internationale. Les Etats, et évidemment les plus puissants, ne l’ont pas dotée des moyens de passer outre.»
4_Critique affirmant que la Cour est inefficace concernant Afghanistan et Iraq.
En revanche, une analyse un peu approfondie du postulat de départ dans lequel s’insère cette jeune institution permet, au regard des défis énormes auxquels elle est confrontée, d’en déduire, après seulement sept années de fonctionnement, des exigences moindres, éloignant certainement le spectre prématuré d’un jugement négatif. La CPI doit faire avec l’état actuel de la société internationale. Les Etats, et évidemment les plus puissants, ne l’ont pas dotée des moyens de passer outre.
Jeune République_La Cour pénale internationale en questions_13
Ne pas attendre de la CPI ce que l’on attend d’une juridiction répressive nationale Contrairement à des juridictions pénales étatiques, qui sont en mesure, au cours d’une phase d’enquête, d’identifier des suspects puis de les arrêter directement sur le territoire étatique par l’emploi de la force publique, la CPI ne dispose pas de ce pouvoir, et se trouve dès cette étape, entièrement dépendante du bon-vouloir des Etats. Non dotée de force de police propre – et même si c’était le cas, des problèmes continuels d’autorisation d’intervention des Etats sur les territoires desquels se trouvent les personnespoursuivies se poseraient – la Cour se trouve dès cette phase primordiale confrontée à des obstacles de taille. Dès lors, à supposer qu’elle soit saisie d’une situation dans un Etat donné, elle devra, de part l’intervention du Procureur, entamer des négociations
14_ La Cour pénale internationale en questions_Jeune République
dans l’ombre pour parvenir à l’arrestation effective par des autorités étatiques des personnes poursuivies. La situation paraît évidemment plus facile lorsque la personne poursuivie n’est pas protégée par les dirigeants de l’Etat sur lequel elle se trouve ou encore, quand ces dirigeants ont un intérêt à voir telle personne transférée au centre de détention de la Cour. Ainsi, il ne semble pas y avoir eu de difficultés particulières pour obtenir l’accord du Président Kabila en République démocratique du Congo (RDC) concernant le transfert à La Haye du premier accusé, Thomas Lubanga, ce dernier ayant été le leader d’un parti opposé au pouvoir du chef d’Etat congolais, et restant un danger politique pour Kabila. La question devient toute autre dès lors que l’on s’interroge sur le cas de Bosco Ntaganda, également sous le coup d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale relatif à la situation en RDC, et qui, plus de quatre ans après la délivrance dudit «Lorsque les grandes idées et mandat, a été réintégré dans l’administration de la justice pénale l’armée régulière congolaise internationale entrent en contradiction et continue de vivre en toute avec leurs intérêts, les belles déclarations tranquillité en RDC, protégé par les autorités de Kinshasa.
et autres promesses (des Etats) ne trouvent souvent plus d’écho.» Dès lors que les personnes poursuivies sont au pouvoir d’un Etat concerné ou sont protégées par ce pouvoir, la difficulté est réelle pour la CPI. D’autres paramètres, aucunement juridiques mais politiques, diplomatiques et n’ayant souvent pas la moindre vocation à être rendus publics, entrent alors en compte. Dans ce cadre, la possibilité de recourir à des moyens de pression devient primordiale.
5_Paix et Châtiment, Les guerres secrètes de la politique et de la justice internationales, Florence Hartmann , Ed. Flammarion
Le travail de négociation, lorsque les Etats sont récalcitrants à intervenir ou coopérer, est un travail de longue haleine qui révèle la part d’ombre
Jeune République_La Cour pénale internationale en questions_15
omniprésente dans les relations inter-étatiques, comme le détaille Florence 5 Hartmann , ancienne porte-parole du Bureau du Procureur du TPI-Y, dans un ouvrage qui lui a d’ailleurs valu d’être poursuivie par cette juridiction. Si le TPI-Y a pu disposer de moyens de pression de nature à « encourager » la Serbie à coopérer avec lui en raison du souhait serbe d’entrer dans l’Union Européenne, ce cas de figure semble relever de l’exception. Les Etats, nos Etats, n’ont pour objectif autre que de défendre leurs intérêts propres. Lorsque les grandes idées et l’administration de la justice pénale internationale entrent en contradiction avec leurs intérêts, les belles déclarations et autres promesses ne trouvent souvent plus d’écho. C’est toutefois dans ce cadre, avec ces règles dictées par la politique et par les rapports de force inhérents aux relations internationales, que la CPI est apparue et doit évoluer pour construire sa crédibilité aux yeux de la communauté internationale. Elle ne s’affranchira pas des règles officielles mais surtout officieuses dictant les relations internationales. Elle doit au contraire tout tenter pour réussir dans ce cadre. Vaste chantier. Extraordinaire défi. On ne saurait attendre pour ces raisons, une révolution mondiale, huit ans seulement après la mise en place de cette juridiction. Certes, des personnes à l’encontre desquelles des mandats d’arrêt ont été délivrés coulent des jours tranquilles loin du centre de détention de Scheveningen (centre de détention de la CPI, basé tout comme la Cour, à La Haye). Certes, le premier procès semble s’éterniser et la Courne peut se targuer d’abriter une activité judiciaire foisonnante. Toutefois, les choses ne sont pas aussi mal engagées et certains éléments positifs sont à dénombrer. Le deuxième procès se déroulant devant la Cour, celui des congolais Germain Katanga et Mathieu N’Gudjolo Chui, se déroule «Il ne semble dès lors pas exagéré, en sans incident notable. Le troisième procès ayant conscience des défis énormes relatif à la situation en Centrafrique et dont auxquels (la CPI) se trouve confrontée, l’accusé, Jean-Pierre Bemba, a été remis à la Cour après avoir été arrêté par les autorités de requérir patience et compréhension belges, commencera ce mois-ci.
quant au regard critique à lui porter.»
Il convient en outre de s’arrêter un instant sur le cas du Président soudanais, Omar Al Bashir, dont l’affrontement médiatique avec la CPI fait périodiquement couler de l’encre dans les presses du monde entier. Depuis la délivrance d’un premier mandat d’arrêt à son encontre en mars 2009, celui-ci est dans un bras de fer permanent avec la CPI. Il a notamment et par provocation nommé un des autres accusés concerné par la situation au Darfour, Mohamed Haroun, en tant que « ministre des affaires 16_ La Cour pénale internationale en questions_Jeune République
humanitaires » de son gouvernement. Le Président du Soudan s’estime à l’abri de toute arrestation. Ayant la main mise sur le pouvoir, on voit mal, il est vrai, comment il pourrait à l’heure actuelle se retrouver détenu à Scheveningen. Toutefois, cela ne signifie pas que le mandat d’arrêt dirigé à son encontre soit sans le moindre impact. Al Bashir ne peut plus se rendre dans la majorité des Etats-parties au Statut de Rome, qui se trouveraient dans l’obligation de l’arrêter sur leur territoire et de le transférer à La Haye. En outre, l’inculpation de Bashir ne constitue pas la première fois qu’un président est poursuivi par la justice internationale pendant l’exercice de ses fonctions. Outre l’ex-président libérien Charles Taylor, jugé depuis juin 2007 par le Tribunal Spécial pour la Sierra Leone, Slobodan Milosevic représente le cas le plus emblématique d’un chef d’Etat que son inculpation aura contribué à faire chuter de son piédestal. Président de la République fédérale de la Yougoslavie, il fut inculpé le 22 mai 1999 par le TPI-Y pour « crimes contre l’humanité et violations de droits et coutumes de guerre » au Kosovo. Ayant refusé un accord de paix avec les forces du Kosovo, Milosevic n’a pas empêché les longs bombardements de l’OTAN, et la population l’a peu à peu laché. Il ne se sera écoulé que deux ans entre son inculpation pour crimes contre l’humanité et son transfert au TPI-Y6.
6_Aucun jugement n’aura toutefois pu être rendu à l’encontre de Milosevic, celui-ci étant décédé en détention à La Haye lors de son procès.
Si l’on ne peut présager d’une issue similaire dans le cas du Président soudanais, il reste permis de penser que le contexte géopolitique aboutira peut-être un jour, de part l’éventuel affaiblissement d’Al Bashir, à rendre une arrestation possible. Là encore, seul le temps, mais surtout la volonté des autres Etats et la combativité des organes de la CPI, pourront ouvrir la voie à un tel succès. Ainsi, la réponse qu’apportera la CPI à toutes les attentes placées en elle se fera sur le long terme, par l’accumulation de petites victoires. A sa création en 1993, rien n’était d’ailleurs gagné pour le Tribunal pénal pour l’Ex-Yougoslavie, qui est pourtant, à l’aube de sa fermeture, un exemple d’avancée considérable d’administration de la justice pénale internationale. A ce jour, ce tribunal a mis en accusation un total de 161 personnes et les procédures sont closes pour 124 accusés. Le caractère permanent de la CPI et sa vocation à exercer sa compétence concernant des faits se déroulant dans le monde entier rend les choses autrement plus difficiles que pour les tribunaux ad hoc tel que le TPI-Y. Cette nouvelle institution a vocation à durer, à s’inscrire en tant qu’acteur permanent dans la communauté internationale. Il ne semble dès lors pas exagéré, en ayant conscience des défis énormes auxquels elle se trouve confrontée, de requérir patience et compréhension quant au regard critique à lui porter.Il paraît donc opportun, quelques années après l’entrée en vigueur du Statut de Rome et donc de la naissance de la Cour, de souligner les difficultés et nombreuses embûches se dressant sur le chemin de la réussite de cette
Jeune République_La Cour pénale internationale en questions_17
institution unique en son genre, et de tenter d’en comprendre les raisons. Il semble cela dit prématuré de se permettre autre chose. Sa réussite et sa crédibilité ne pourront être atteintes sans le concours effectif des Etats. Cette jeune juridiction ne leur est pas supérieure. Elle n’est que le fruit de leur accord, d’un consensus impulsé par les ONG et articulé autour d’une idée unique : celle de la lutte contre l’impunité. Les avancées de cette juridiction ne se font pour le moment qu’avec parcimonie ? Soit. Elle n’en est qu’à ses premiers pas. Et ce sera toujours mieux que rien. Car l’idée d’une justice pénale internationale permanente et universelle est belle et mérite un soutien sans failles. Le chemin vers sa concrétisation au travers de la Cour pénale internationale est parsemé d’obstacles. Ne serait-ce pas une raison de plus pour la défendre ? Par Florent Dejonge [élève-avocat – EFB Paris]
18_ La Cour pénale internationale en questions_Jeune République
L’ARRESTATION DES CRIMINELS : le talon d’Achille de la Cour pénale internationale Par Isabelle Tallec
La création de la Cour Pénale Internationale a donné naissance à une vague d’espoirs dont les plus importants concernaient la fin de l’impunité des criminels d’Etat, pour lesquels toute immunité est nulle en ce qui concerne la compétence de la CPI. C’était sans compter la difficulté, une fois inculpés, qui préside à leur arrestation. Cette difficulté n’est pourtant pas nouvelle. Le Procureur de la CPI a beau renouveler ses appels afin d’arrêter le Président du Soudan comme Carla Del Ponte criait : « Arrêtezles », les chefs d’Etat et autres ministres inculpés pour crime contre l’humanité voyagent, gouvernent et se baladent dans la nature en toute impunité. Quelles difficultés judiciaires se posent à l’arrestation des grands criminels et que faire pour remédier à une bureaucratie internationale ineffective ?
Dans son autobiographie «La Traque, les criminels de guerre et moi», publiée en 2009, l’ancienne Procureure des tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, Carla Del Ponte, se souvient des efforts considérables déployés par son équipe pour surmonter les réticences des Etats à coopérer avec ces tribunaux, et plus encore, pour les convaincre d’arrêter les criminels abrités sur leur sol.1 « Nos exigences, écrit-elle, exaspéraient […] les bureaucrates et les dirigeants, qui souriaient et secouaient la tête en nous berçant de promesses, avant de se retrancher derrière un mur de silence et de nous opposer une formidable force d’inertie. Je répétais inlassablement les mêmes mots : ‘’Arrêtez-les, arrêtez-les, arrêtez-les…‘’ »2
1_Carla Del Ponte, La Traque, les criminels de guerre et moi : Madame la Procureure accuse, en collaboration avec Chuck Sudetic, Editions Héloïse d’Ormesson, Paris, 2009 2_Ibid., p.21
Jeune République_La Cour pénale internationale en questions_19
«Je répétais inlassablement les Quinze ans auparavant s’était pourtant ouverte une mêmes mots : ‘’Arrêtez-les, période faste pour la justice pénale internationale. En l’espace de dix ans, la pression du vaste mouvement arrêtez-les, arrêtez-les…‘’» unissant la société civile à des Etats favorables à l’institutionnalisation d’une justice supraterritoriale avait abouti à la création de trois juridictions pénales internationalisées : le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) en 1993, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) en 1994 et la Cour pénale internationale (CPI) en 1998. Cherchant à la racine des conflits l’impunité des crimes les plus attentatoires à l’essence de l’humanité, tous ces projets avaient en commun de vouloir l’éradiquer et de réconcilier, par la justice, la communauté des hommes. Très vite cependant, ces institutions ont été confrontées aux limites de leur mandat, posées par ceux-là mêmes qui en avaient été les géniteurs : les Etats. Ces initiatives se situaient en effet « sur la ligne de partage entre souveraineté nationale et responsabilité internationale, dans cette zone grise entre le 3_Ibid., p.23 judiciaire et le politique ».3 Erigées sur un subtil et fragile équilibre entre les droits des Etats et les droits des individus, il leur fallait ménager les uns tout en essayant de faire respecter les autres. Plus que toute autre contrainte, la «Si le bilan aujourd’hui est globalement capacité à appréhender les suspects honorable pour les tribunaux ad hoc, mis en accusation par les juges est les premières années de la récente Cour apparue comme l’un des plus grands pénale internationale ont été marquées défis pour des juridictions dépourvues par un faible « taux de retour » qui de moyens coercitifs, sans armée ni n’est pas sans peser sur l’avenir de la police, étroitement dépendantes du bon juridiction.» vouloir des Etats pour la conduite de leurs enquêtes. Comment, dès lors, cette justice sans glaive allait-elle pouvoir remplir la mission qui lui avait été confiée ? Cherchant à faire évoluer les maigres atouts de leurs dispositions statutaires, 4_ Avec 124 procédures les tribunaux internationaux ont à cet égard tenté chacun à leur manière et closes sur 161 mises en accusation et deux dans des contextes différents de mettre en œuvre des moyens de pression accusés en fuite (dont plus ou moins efficaces et d’influer sur la volonté des Etats par la construction Ratko Mladic, l’ancien chef militaire des Serbes de discours et de pratiques inédites sur la scène internationale. Si le bilan de Bosnie), les résultats aujourd’hui est globalement honorable pour les tribunaux ad hoc4, les premières du TPIY sont toutefois nettement supérieurs à années de la récente Cour pénale internationale ont été marquées par un faible ceux du TPIR qui n’a à ce « taux de retour » qui n’est pas sans peser sur l’avenir de la juridiction. jour mené à terme que 52 procès, pour dix accusés encore en fuite.
En effet, à ce jour, sur les treize mandats d’arrêt lancés par la Cour, seuls cinq ont été exécutés, tous relatifs à des crimes commis en République démocratique du Congo et en République Centrafricaine. Premiers de ces mandats toujours « pendants » : ceux émis en 2005 à l’encontre des leaders ougandais de l’Armée de Résistance du Seigneur (Lord’s Resistance Army LRA).5 Connue pour son extrême brutalité, ses atrocités envers les civils et ses
20_ La Cour pénale internationale en questions_Jeune République
campagnes d’enlèvements forcés, cette guérilla pseudo-messianique, apparue en 1988 dans le nord de l’Ouganda, opère depuis quelques années à l’intérieur d’un vaste périmètre qui s’étend du nord-est de la République démocratique du Congo au sud du Soudan et au nord-est de la République centrafricaine. En août 2010, l’ONG Human Rights Watch a fait état d’une nouvelle campagne d’enlèvements menée au cours des 18 mois précédents par le groupe rebelle en République centrafricaine et dans le nord de la République démocratique du Congo, une opération destinée à « reconstituer ses effectifs en arrachant brutalement les enfants de leurs villages et en les forçant à combattre »6. Près de 700 personnes, dont un tiers d’enfants, auraient été kidnappés, et plus de 250 autres tués. Selon le Haut commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR), plus de 2000 personnes ont depuis décembre 2008 trouvé la mort lors de ces attaques incessantes qui ont entraîné le déplacement de pas moins de 400 000 civils dans la région. En République démocratique du Congo, l’ancien chef rebelle Bosco Ntaganda n’a, lui, pas besoin de se cacher. Quatre ans après l’émission du mandat d’arrêt lancé à son encontre par la CPI, il continue de vivre en toute tranquillité à Goma, chef-lieu du Nord-Kivu, quasiment au vu et au su de tous. Recherché pour crimes de guerre commis en 2002-2003 dans la région de l’Ituri, au nord-est du pays, Ntaganda était le chef d’état-major adjoint des Forces patriotiques pour la libération du Congo (FPLC), le bras armé de l’Union des patriotes congolais (UPC) dont le chef présumé, Thomas Lubanga, est actuellement jugé par la Cour. Accusé, tout comme son compatriote, d’enrôlement et de conscription d’enfants de moins de quinze ans, il aurait également été responsable de nombreuses autres exactions contre la population civile, ce qui lui aurait valu le surnom de “Terminator”.
5_ Sont visés par ces mandats : Joseph Kony, commandant en chef, Vincent Otti, son second, et deux autres commandants adjoints, Okot Odhiambo et Dominic Ongwen. Suite au décès en août 2006 du cinquième inculpé, Raska Lukwiya, le mandat d’arrêt a été annulé et son nom, retiré de l’affaire.
6_ « RCA/RD Congo : La LRA mène une campagne massive d’enlèvements », communiqué de Human Rights Watch, 11 août 2010.
Jeune République_La Cour pénale internationale en questions_21
7_ Voir récemment : « RD Congo : Un criminel de guerre inculpé par la CPI est impliqué dans des assassinats d’opposants », communiqué de Human Rights Watch, 13 octobre 2010. 8_ « Ntaganda : la RDC maintient sa position », Le Figaro, 2 octobre 2010.
Après avoir quitté l’UPC, Ntaganda «En République démocratique du Congo, l’ancien a rejoint les rangs du Congrès chef rebelle Bosco Ntaganda n’a, lui, pas besoin national pour la défense du peuple de se cacher. Quatre ans après l’émission du (CNDP) avant de signer en janvier mandat d’arrêt lancé à son encontre par la CPI, 2009 un accord de paix avec le il continue de vivre en toute tranquillité à Goma, gouvernement et de rallier l’armée chef-lieu du Nord-Kivu, quasiment au vu et au régulière. En récompense de cette su de tous.» décision, le président Kabila avait laissé entendre qu’il ne livrerait pas Ntaganda à la CPI et ce malgré les appels répétés de la communauté internationale7, en particulier des Etats-Unis. La RDC a depuis réitéré à plusieurs reprises ce refus. Epinglées en décembre 2009 par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, les autorités de Kinshasa n’ont jamais fait mystère de leur volonté de protéger l’ancien chef rebelle, dont le rôle clé dans le processus de stabilisation de la partie orientale du pays demeure selon elles indispensable. “Les exigences de la paix priment parfois sur la justice”, avait ainsi déclaré le président Kabila en février 2009. En octobre dernier, le ministre congolais de la justice a publiquement réaffirmé cette position.8 Aujourd’hui Bosco Ntaganda fait partie intégrante de l’Etat-major de l’armée congolaise, et travaille en collaboration avec la MONUSCO, la plus importante force de maintien de la paix onusienne, présente en RDC.
«Epinglées en décembre 2009 par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, les autorités de Kinshasa n’ont jamais fait mystère de leur volonté de protéger l’ancien chef rebelle, dont le rôle clé dans le processus de stabilisation de la partie orientale du pays demeure selon elles indispensable. “Les exigences de la paix priment parfois sur la justice”»
Mais c’est sans aucun doute le Soudan qui donne le plus de fil à retordre à la juridiction de La Haye. En effet, contrairement à l’Ouganda et au Congo, le Soudan n’est pas un Etat partie au Statut de Rome. Les crimes commis dans la région du Darfour ont été déférés en 2005 à la CPI par le Conseil de Sécurité de l’ONU, en application de l’article 13(b) du Statut de Rome. Trois mandats d’arrêt ont été délivrés : en mai 2007 contre Ahmad Muhammad Harun, (dit « Ahmad Harun »), ancien ministre de l’Intérieur et ancien ministre chargé des Affaires humanitaires, et Ali Muhammad Ali Abd-AlRahman (dit « Ali Kushayb »), dirigeant présumé des milices Janjaweed ; en mars 2009 contre le président Omar Hassan Ahmad Al-Bachir (pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité), suivi d’un second mandat émis en juillet dernier
pour génocide. L’inculpation du chef de l’Etat soudanais a d’ailleurs fait l’objet d’une vive polémique, née à la fois de l’inclusion du chef de génocide dans l’acte d’accusation et de la dimension contre-productive qu’on prête à l’action de la CPI dans le cadre du processus de paix à l’œuvre au Soudan. Si les déplacements du Raïs se sont vus limités par l’émission des mandats, cela ne l’a pas empêché, au grand dam de la Cour, de se rendre cet été au Tchad et au Kenya, sans être d’avantage inquiété par ces deux Etats pourtant signataires du Statut de Rome et 22_ La Cour pénale internationale en questions_Jeune République
auxquels avaient été préalablement adressés «L’inculpation du chef de l’Etat soudanais fait l’objet des « requêtes aux fins d’arrestation et de d’une vive polémique, née à la fois de l’inclusion du remise de M. Al-Bachir ». « En dépit des chef de génocide dans l’acte d’accusation et de la obligations du Kenya à l’égard de la CPI, notre dimension contre-productive qu’on prête à l’action pays a un intérêt légitime et stratégique de la CPI dans le cadre du processus de paix à à assurer la paix et la stabilité de la sous- l’œuvre au Soudan.» région et à encourager la paix, la justice et la réconciliation au Soudan », a déclaré le vice-ministre des Affaires étrangères kenyan, en réponse aux critiques formulées à l’encontre de son pays au lendemain de la visite du président Bachir. Même écho au Tchad, où le président Idriss Déby a choisi de privilégier, pour des raisons d’opportunisme politique, le processus de réconciliation entamé depuis peu avec son homologue soudanais, après des années d’affrontement. Dans un monde où il n’existe pas d’autorité supranationale capable de contraindre les Etats à honorer leurs obligations contractuelles, de quels moyens de pression disposent les tribunaux internationaux pour rendre effectives les opérations d’arrestations indispensables à l’exercice de leur mandat ? Souffrant, malgré la force obligatoire de la résolution du Conseil de Sécurité qui avait acté sa naissance, du manque chronique de coopération de la part des Etats concernés et des divisions internes au Conseil9, le Tribunal pénal international pour l’exYougoslavie avait décidé, au lendemain de la signature des accords de Dayton, de se tourner vers la SFOR, seule force armée présente sur le terrain et capable d’exécuter les mandats d’arrêt émis par le tribunal.10 Pour ce faire, deux moyens avaient été mis en œuvre pour parvenir à une meilleure coopération de la part des puissances de l’OTAN et des nouveaux territoires issus de l’ex-Yougoslavie démembrée : la conduite d’une politique très offensive par le Procureur – notamment par la canadienne Louise Arbour et la suissesse Carla Del Ponte – reposant entre autres sur la réorganisation totale du Bureau du Procureur, la mise en place d’une nouvelle stratégie en matière de poursuites et un fort activisme diplomatique11 ; l’émancipation du mandat du tribunal via une large interprétation des termes de son statut. Les juges du TPIY avaient en effet obtenu le pouvoir tout à fait exceptionnel de pouvoir rédiger et approuver eux-mêmes les dispositions de leur Règlement de Procédure et de Preuve, permettant notamment de requérir une plus grande collaboration de la part des organisations internationales œuvrant en ex-Yougoslavie. Dix ans plus tard et fortement soutenue, il est vrai, par l’administration américaine, cette politique avait porté ses fruits, puisqu’en 2005, seules dix personnes étaient en fuite sur les 126 inculpées par la juridiction. A l’inverse, les dispositions du Statut de Rome de la Cour pénale internationale sont vite apparues comme faiblement contraignantes et tout aussi dépendantes, dans leur application, du contexte géopolitique des enquêtes. Si la Cour obtient de manière générale la coopération qu’elle sollicite, l’arrestation des individus inculpés continue de représenter une épine dans le pied de la juridiction.
9_ En 1996, soit trois ans après sa mise en route, sur les 76 personnes inculpées par le tribunal, seuls 6 étaient en détention.
10_ Han-Ru Zhou, « The enforcement of arrest warrants by international forces : from the ICTY to the ICC », Journal of International Criminal Justice, mai 2006.
11_ Voir notamment Carla Del Ponte, La Traque, les criminels de guerre et moi, op.cit. ; John Hagan, Ron Levi, « Social skill, the Milosevic indictment, and the rebirth of international criminal justice », European Journal of Criminology, octobre 2004.
Jeune République_La Cour pénale internationale en questions_23
Aux termes de l’article 86 du Statut, les Etats parties ont pourtant l’obligation générale de coopérer avec la Cour en matière d’enquêtes et de poursuites. La même obligation peut également être étendue aux Etats non parties, lorsque la situation sur leur territoire a été déférée à la Cour par une résolution du Conseil de Sécurité au titre du chapitre VII de la charte des Nations unies, comme c’est le cas pour le Soudan. L’article 89 stipule notamment que la Cour peut solliciter de la part de tout Etat une coopération pour l’arrestation et la remise d’un individu se trouvant sur son territoire. Si un État Partie n’accède pas à une demande de coopération de la Cour et l’empêche «Dans un monde où il n’existe pas d’autorité ainsi d’exercer les fonctions et les supranationale capable de contraindre les Etats pouvoirs que lui confère le Statut, à honorer leurs obligations contractuelles, de la Cour peut en prendre acte et quels moyens de pression disposent les tribunaux en référer à l’Assemblée des États internationaux pour rendre effectives les opérations Parties ou au Conseil de sécurité d’arrestations indispensables à l’exercice de leur lorsque c’est celui-ci qui l’a saisie. mandat ?»
12_ « Demande d’information à la République démocratique du Congo sur l’exécution des mandats d’arrêt émis dans le cadre de la situation en Ouganda », communiqué de la Cour pénale internationale, 21 octobre 2008.
13_ « Onzième rapport du Procureur de la Cour pénale internationale au Conseil de Sécurité de l’Organisation des Nations unies en application de la résolution 1593 (2005) », Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale, 11 juin 2010.
En octobre 2008, la Chambre préliminaire de la Cour a par exemple demandé à la République démocratique du Congo de lui fournir « des informations détaillées sur les mesures prises pour l’exécution des mandats d’arrêt émis en 2005 à l’encontre de quatre chefs de l’Armée de résistance du Seigneur suspectés de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre présumés commis sur le territoire de l’Ouganda »12. Le mois précédent, des demandes d’arrestation et de remise avaient été transmises à la RDC, suite à l’information envoyée par le gouvernement ougandais à la Chambre selon laquelle la LRA était basée depuis plus de trois ans dans ce pays, plus particulièrement dans le Parc national de la Garamba. La Cour a par ailleurs plusieurs fois informé le Conseil de Sécurité de l’ONU du refus par le Soudan de se conformer aux obligations de coopération qui lui incombent en vertu de la résolution 1593 qui a déféré en mars 2005 la situation au Darfour. Ces derniers mois, les juges de la Chambre préliminaire ont rendu plusieurs décisions à cet effet dans l’affaire Ahmad Harun et Ali Kushayb, ainsi qu’au lendemain des visites d’Al-Bachir au Tchad et au Kenya. Le Procureur lui-même, présentant chaque année au Conseil son rapport sur la situation au Darfour en application de la résolution 1593, a le 11 juin 2010 avisé le Conseil de l’absence de coopération du gouvernement soudanais et notamment de la responsabilité d’Ahmed Harun dans la perpétuation des crimes perpétrés au Darfour. Il a exhorté le Conseil à « faire preuve de cohérence et d’exiger que le Soudan, en tant qu’État membre des Nations Unies, se conforme entièrement aux obligations qui lui incombent au regard des résolutions du Conseil de sécurité »13.
24_ La Cour pénale internationale en questions_Jeune République
Au-delà de la mise en œuvre de ses dispositions statutaires, la Cour s’est également engagée depuis sa mise en route dans un processus de « galvanisation des efforts visant à l’arrestation des individus recherchés »14, une opération de mobilisation dans laquelle le soutien du public et l’appui diplomatique revêtent un caractère prioritaire. Ainsi, en 2007, le Bureau de l’Assemblée des Etats Parties a publié ses recommandations en matière de coopération, soulignant notamment « la nécessité de susciter un appui politique et de créer une dynamique en faveur de l’arrestation et de la remise en temps opportun des personnes recherchées, tant dans le cadre des contacts et activités au niveau bilatéral que dans le cadre des organisations régionales et internationales »15. A l’égard de la coopération avec les organisations internationales, la Cour avait du reste signé en novembre 2005, un Mémorandum d’accord avec la MONUC, dont l’article 16 stipule que la force de maintien de la paix est prête à étudier au cas par cas les requêtes formulées par le gouvernement de la République démocratique du Congo requérant son assistance pour arrêter les personnes recherchées par la Cour.16 Dans sa stratégie en matière de poursuites pour la période 2009-201217, le Bureau du Procureur a de son côté défini des recommandations spécifiques, à l’usage des États, relatives à l’arrestation et à la remise des individus recherchés par la Cour : interdire tout contact non essentiel avec les personnes qui tombent sous le coup d’un mandat d’arrêt délivré par la Cour ; lors de réunions bilatérales ou multilatérales, militer préventivement en faveur de l’application des décisions de la Cour ; contribuer àla marginalisation des fugitifs et prendre des mesures visant à empêcher que les fonds destinés à l’aide humanitaire ou aux pourparlers de paix soient détournés au profit de personnes recherchées par la Cour ; collaborer à la planification et à l’exécution de l’arrestation de personnes visées par un mandat d’arrêt délivré «Au-delà de la mise en œuvre par la Cour, notamment en fournissant l’appui de ses dispositions statutaires, opérationnel ou financier aux pays désireux de les la Cour s’est également engagée appréhender. Ces directives ont été diffusées à de depuis sa mise en route dans multiples reprises, notamment lors des missions un processus de « galvanisation menées par le Bureau du Procureur dans les des efforts visant à l’arrestation Etats concernés par les enquêtes ouvertes par la des individus recherchés », une Cour. Beaucoup ont eu pour objectif de proposer opération de mobilisation dans des mesures visant à éradiquer l’aide apportée laquelle le soutien du public et par des réseaux offrant des sanctuaires ou l’appui diplomatique revêtent un apportant un appui logistique, politique et financier caractère prioritaire.» aux suspects.
14_ Discours du Procureur Luis Moreno Ocampo, 8ème session de l’Assemblée des Etats Parties au Statut de Rome, 18 novembre 2009.
15_ « Renforcement de la Cour pénale internationale et de l’Assemblée des Etats parties », résolution de l’Assemblée des Etats parties, 14 décembre 2007 (ICC-ASP/6/Res.2) 16_ « Memorandum of understanding between the United Nations and the International Criminal Court », 8 novembre 2005 (ICC-01/04-01/06-1267Anx2)
17_ « Stratégie en matière de poursuites, 2009-2012 », Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale, février 2010.
Ce programme ambitieux n’a pour l’heure offert que de biens maigres résultats. Les individus arrêtés par la Cour l’ont tous été dans des conditions qui ne pouvaient que faciliter leur arrestation. Certains, comme Thomas Lubanga et Germain Katanga, étaient déjà détenus en République Jeune République_La Cour pénale internationale en questions_25
démocratique du Congo. D’autres, comme Jean-Pierre Bemba et dernièrement Callixte Mbarushimana ont été interpellés parce qu’ils se trouvaient au moment de leur arrestation sur le sol de deux Etats européens parties au Statut de Rome : la Belgique et la France. La Cour n’est pas seulement dépendante des Etats qui ont ratifié son traité constitutif. Elle est aussi tributaire de la politique des grandes puissances et des rapports de force qui continuent de marquer les relations internationales. Si tous les Etats sont loin d’avoir joué le jeu de la coopération judiciaire avec le TPIY, les pressions américaines sur la Serbie ont largement contribué à obtenir l’arrestation et le transfert de Slobodan Milosevic à La Haye en 2001. La CPI ne peut hélas se prévaloir d’un tel soutien, les Etats-Unis n’étant pas un Etat partie au Statut de Rome. Et bien qu’elle soit passée, depuis l’arrivée de Barak Obama au pouvoir, à une approche plus constructive dans ses relations avec la Cour, la première puissance mondiale continue de privilégier des solutions politiques aux conflits qui perdurent aux quatre coins de la planète, tout en protégeant ses propres intérêts géostratégiques. En 1998, la rédaction du mandat très ambitieux de la CPI avait symboliquement sonné le glas de l’impunité pour les auteurs de crimes de masse et soulevé de grands espoirs pour leurs victimes. Mais le Statut de Rome se devait aussi de ménager la souveraineté des Etats pour ne pas rester lettre morte. A l’épreuve de la Realpolitik, la Cour doit à présent composer avec le compromis qui a permis sa naissance. Un compromis qui, il faut l’espérer, ne lui coûtera pas un prix trop élevé : celui de la traque infructueuse des criminels qu’il y a douze ans, elle avait été mandatée pour condamner. Par Isabelle Tallec [doctorante et journaliste spécialisée dans les questions de justice internationale]
26_ La Cour pénale internationale en questions_Jeune République
OUT OF AFRICA : La CPI du Kenya à l’Afghanistan
Why the ICC must investigate the Taliban to hold the United States accountable for its crimes.
Par A. Punchancho
Alors que le Procureur de la Cour pénale internationale s’apprête à émettre des mandats d’arrêts contre les principales commanditaires des violences électorales ayant touché le Kenya, l’auteur revient sur les raisons qui l’ont poussé à ouvrir une enquête de son propre chef dans le pays, une première dans la courte histoire de l’institution. Il étend son analyse au cas Afghan, défendant la nécessaire ouverture d’une enquête, non pas au nom de principes immanents, mais afin de mettre en cohérence l’action du Procureur avec les éléments de stratégie qu’il avait lui même publiés dans un document officiel de la Cour en 2009.
A Realpolitik Prosecutor. The Prosecutor of the International Criminal Court, Luis Moreno-Ocampo, has his share of critics. The NGOs and civil society that lobbied for the Rome Statute malign his lack of activism in taking up cases such as Colombia and Palestine. The Carla Del Ponteschool of international criminal prosecution accuses him of taking on too few cases. Fans of current ICTY Prosecutor Serge Brammertz complain of Ocampo’s unceremonious, brash nature. Kenyan ethnic leaders claim he is targeting one ethnic group in the interests of preserving the authority of another. The African Union calls him political and a tool of Western interests. The Sudanese government – home to some of the most horrific crimes of our times – questions his moral authority.
«“Why Africa?”, albeit a misplaced and misguided question, cannot be denied. » The Prosecutor shies away from big-power politics. He often boasts the absence of the United States from the list of signatories of the Rome Statute, painting the Court as a tool for weaker, smaller states, for forgotten victims with no other recourse to justice. But big-power politics does not shy away from the Prosecutor. The fundamental problem seems to be that he is caught between the ICTY/R and the UN system. He is stuck between well-established ad hoc criminal tribunals, with concrete areas of operation, where hostilities have ceased, and international organizations that are involved in ongoing conflicts, Jeune République_La Cour pénale internationale en questions_27
negotiations, peace deals and act with political agency. The impetus is for the ICC to have a preventative, deterrent function; to get involved in ongoing protracted conflicts and end impunity, thereby ending the conflict itself. This is the ICC’s biggest opportunity – to become a tool of conflict resolution at no additional cost. This is fundamentally political. The Prosecutor cannot, and should not, attempt to act otherwise. Politics should not trump the law, and the law surely should not trump politics. The mandate of the Prosecutor and his actions should be strictly defined according to the Rome Statute. There is no room for teleological interpretations, for molding the Rome Statute into what its purpose may have been envisioned to be. So the arguments for the Prosecutor to make an independent declaration on Palestine should not stand – the Statute is what it says, not what some may have intended it to be. But he cannot ignore the political nature of his post, the political consequences of his actions, and the political considerations he must take into account. By functioning within a strictly legalistic framework, the Prosecutor is very realpolitik: his national interest is the interest of the law. His practical, material considerations are that of the law. The law is not an ideal, moral or principle for the ICC, it is a hard fact; the Rome Statute is a concrete document that cannot be deviated from. To bring it to fruition, it is no surprise the Prosecutor acts with pragmatism. Yet, try as he may, murmurs of neocolonialism, bias, partiality and prejudice will persist. “Why Africa?”, albeit a misplaced and misguided question, cannot be denied. This question has gained a certain level of urgency following the opening of the Kenya investigation in March 2010. While it was impossible to object to the gravity of crimes in the Democratic Republic of Congo and Sudan, the sheer numerical value of deaths in Kenya during the 2007/2008 post-election violence was sufficiently comparable to deaths in Iraq, Colombia, Sri Lanka, and Afghanistan and countless other nations. Why Kenya and not
Colombia? Why Kenya and not Afghanistan? After all, the Prosecutorial Strategy is eager to highlight that “The same criteria and standards are applied to all situations.”1
«The gravity of the Kenya situation is not limited to the couple months around December 2007 and January 2008; the gravity, in the Prosecutor’s mind, is that of two decades of violence, fuelled and perpetuated through impunity.» In fact, the Kenya case is symptomatic of the challenges faced by the Prosecutor: on one hand, there are no other situations that are as grave as the DRC or Darfur. Thus, the gravity threshold established in the first seven years of the Court must be lowered if the Court is to hear any other cases. It should not wait for another genocide to act. On the other hand, the Prosecutor sticks to his word: to fight impunity. Kenya has experienced postelection cycles of violence from 1992, then in 1997, in 2002 and again in 2007. The Prosecutor has moved to act to prevent the cycle of violence from recurring during the next elections, in 2012. The gravity of the Kenya situation is not limited to the couple months around December 2007 and January 2008; the gravity, in the Prosecutor’s mind, is that of two decades of violence, fuelled and perpetuated through impunity.
Juris-prudence. From December 2003, when the situation regarding the Lord’s Resistance Army in Northern Uganda was first referred to the Prosecutor by the government of Uganda, to the proprio motu initiation of the investigation into Kenya’s 2007/2008 post-election violence, two trends have emerged in the strategy of the Prosecutor, and in the reasoning of the Judges.
1_http://www.icc-cpi.int/NR/rdonlyres/66A8DCDC-3650-4514-AA62-D229D1128F65/281506/OTPProsecutorialStrategy20092013.pdf 28_ La Cour pénale internationale en questions_Jeune République
Jeune République_La Cour pénale internationale en questions_29
The International Criminal Court is creating jurisprudence – the Prosecutor is directing, and the Judges, writing the law. Article 21 of the Rome Statute dictates that the Judges can, but are not obliged to, refer to the case law of the ICTY, ICTR, Special Court for Sierra Leone, the Extraordinary Chambers in the Courts of Cambodia, or any other international criminal law. In paragraph 2, Article 21, it is established that “The Court may apply principles and rules of law as interpreted in its previous decisions.” Ultimately, the Court creates its own jurisprudence. To predict the future path of the Court, it is useful to look at where it is being directed.
«The International Criminal Court is creating jurisprudence – the Prosecutor is directing, and the Judges, writing the law.» A broad ratione temporis In the Kenya situation, the Pre-Trial Chamber established a significantly broader mandate for the Prosecutor in investigating post-election violence than the Prosecutor had requested. This demonstrates the willingness of the Judges to encourage the Prosecutor to expand the scope of his investigation beyond the original focus. Whereas the Prosecutor noted in his initial filing that an investigation would be “including but not limited to the time period between 27 December 2007 to 28 February 2008”, the PreTrial Chamber in “observ[ing] that in the Prosecutor’s Request the temporal scope of the investigation is not clearly defined,” “the Chamber considers it appropriate to define the temporal scope of the authorized investigation of the events that took place as between 1 June 2005 (i.e., the date of the Statute’s entry into force for the Republic of Kenya) and 26 November 2009 (i.e., the date of the filing of the Prosecutor’s Request).” Defining it any narrower,
in the Chamber’s opinion, “would be inconsistent with: (i) the purpose behind investigating an entire situation as opposed to subjectively selected crimes and; (ii) the Prosecutor’s duty to establish the truth by extending the investigation to cover all facts and evidence pursuant to article 54(1) of the Statute.”2 This creates the precedent, for Judges of the Court, in response to a Prosecutor’s request for authorization for an investigation, to broaden the scope of ratione temporis jurisdiction. The reasoning relies on, indeed, a rather liberal interpretation of the Prosecutor’s mandate: an investigation must aim at covering an “entire situation”, with the Prosecutor having a “duty to establish the truth.” Ultimately, this means that a filing by the Prosecutor regarding specific crimes committed in the context of a situation, that may include crimes not covered by the initial filing yet later uncovered by the investigation, would be admissible, and encouraged by the Chamber.
Prosecutorial Strategy The Prosecutorial Strategy published in early 2010, outlining the Prosecutor’s goals till the end of his mandate in 2012, reveals a practice that has largely defined his cherry picking of cases. In the interests of the victims, the Office of the Prosecutor aims to “address, to the extent possible, the full range of criminality.”3 This means that the Prosecutor will examine allegations against all parties to the conflict. In practice, and emanating from his pragmatic, realpolitik approach, this means that ‘both sides’ will be investigated, and ultimately, tried in Court. The Prosecutor has gone to great lengths to satisfy this particular form of non-discrimination. The DRC cases, with their focus on the Ituri conflict – a confrontation between the Hema and Lendu ethnic groups – are reflective of the reality on the ground. Thomas Lubanga, charged with the forcible conscription of child soldiers, is of the Hema ethnic
2_http://www.icc-cpi.int/iccdocs/doc/doc854287.pdf
3_http://www.icc-cpi.int/NR/rdonlyres/66A8DCDC-3650-4514-AA62-D229D1128F65/281506/OTPProsecutorialStrategy20092013.pdf
30_ La Cour pénale internationale en questions_Jeune République
group; his militia, the Union of Congolese Patriots (UPC), a Hema armed group. Germain Katanga and Mathieu Ngudjolo Chui, both charged with murder, sexual slavery, and the enlistment of child soldiers, led the Patriotic Force of Resistance, a Lendu militia.
«The Judges have shown their willingness to encourage the Prosecutor to expand the scope of his investigation beyond its original focus.» In the Darfur situation, where the UN Security Council referred the conflict “prevailing in Darfur since 1 July 2002 to the Prosecutor of the International Criminal Court,” the preliminary examination yielded arrest warrants in 2007 for Ahmad Harun for 20 counts of crimes against humanity and 22 counts of war crimes, and Ali Kushayb for 22 counts of crimes against humanity and 29 counts of war crimes. A year later, the Prosecutor issued an arrest warrant application for Sudanese President al Bashir, the second case based on allegations of crimes committed by government and pro-government forces. In focusing on the murder of African Union peacekeepers during the Haskanita raids, the Prosecutor chose an isolated incident, largely unrelated to the general dynamics of the war in Darfur. The cases that followed indicted Abu Garda (against whom charges were dropped for lack of evidence), Banda and Jerbo, all commanders within the Liberation and Justice Movement, that fight against the Sudanese government. The initial reports upon which the preliminary examination into post-election violence in Kenya, was based, did point to involvement of both major parties and their affiliates in orchestrating and inciting the violence. However, the Prosecutor, even prior to the commencement of an investigation, had committed himself to opening two cases, with two to three individuals in each. The investigation and collection
of evidence followed, but was framed firmly by his premature statements. The commitment of the Prosecutor to present “two cases”, was not only based on purely political considerations of the Kenyan political context, but also followed the prosecutorial strategy of actively demonstrating a lack of bias in the selection of cases, and approaching the fight against impunity from a pragmatic, realist standpoint. (Stating the number of suspects in each case prior to the beginning of the investigation, however, may have not been so pragmatic).4 Consequently, there are two lessons that will govern any new situations taken on by the Court (excluding DRC3, 4, 5, ad infinitum): the situation will be broadly defined by the Pre-Trial Chamber, thereby allowing for an ever-growing scope of cases emanating from the investigation, and, the cases, reflecting the prosecutorial strategy, will “address… the full range of criminality.”
Afghanistan Afghanistan is currently under preliminary examination by the Jurisdiction, Complementarity and Cooperation Division of the Office of the Prosecutor. The Office publicly announced its examination of the situation in Afghanistan in 2007, and has been silent since. It is unclear what three years of ongoing analysis has yielded, but it is safe to assume that the Office of the Prosecutor cannot be ignorant of the war crimes and crimes against humanity being committed on the territory of Afghanistan.
Jurisdiction Afghanistan has signed and ratified the Rome Statute. The International Criminal Court has jurisdiction over crimes committed on the territory and by the nationals of Afghanistan since 1 May 2003. From October 2001, when the United States
4_The Prosecutor has consistently stated that there will be “2-3 people each” in the two Kenya cases, thereby shielding the 4th, 5th and 6th most responsible for post-election violence. Jeune République_La Cour pénale internationale en questions_31
32_ La Cour pénale internationale en questions_Jeune République
commenced Operation Enduring Freedom, till mid2002, Afghanistan was in a state of international armed conflict. After the fall of the Taliban, the United States, NATO and other international forces began acting in Afghanistan with the consent of the national government, resulting in a non-international armed conflict. The ICC has jurisdiction over the noninternational armed conflict in Afghanistan from May 2003 till the present day.
Crimes Political considerations aside, the one party to the non-international armed conflict in Afghanistan that is irrefutably guilty of systematic crimes is the Taliban. The cadre of crimes committed by the Taliban can broadly be painted in two camps: war crimes related to attacks on civilians through road and suicide bombings, and crimes against humanity by virtue policies of sexual violence and persecution.
Crimes against humanity Article 7 (1) (a): Crime against humanity of murder The Taliban “Book of Rules”, published in September 2009, and translated from Pashto, contains a chapter on “Martyrdom Operations” outlining four conditions according to which such acts are to take place. In issuing the “Book of Rules” the Taliban aimed to simultaneously assert the power of Mullah Omar from Pakistan, constraining the more innovative entrepreneurial factions bearing the Taliban label for political purposes, and spread the Taliban public relations message. One chapter notes, “Mujahideen should behave well with general public and make efforts to bring their hearts closer to them. It must be the quality of a Mujahid to present himself as a role model for a common man.” Accordingly, the Book of Rules condemns mass loss of civilian life – to focus public anger at US and NATO troops and their airstrikes, and overrides previous Taliban codes of conduct that among other things, prescribed
particularly harsh punishment, such as mutilation. The Taliban, just like the US, are fighting for the “hearts and minds” of Afghans. The statements regarding avoiding wanton loss of civilian life in the “Book of Rules” is not sufficiently exculpatory for three reasons: the first being that prior to 2009, the policy of attacking civilians, although not codified, was broadly endorsed and perpetrated; the second, that the Taliban are still undertaking “Martyrdom Operations” in obviously civilian areas such as market places; and thirdly, even if an attack were to be carried out against a “major” target – and the outcome of mass civilian loss of life was foreseeable, those that ordered, planned or participated in the policy that prescribed such an attack, would be responsible. Martyrdom Operations – which result in mass murder, are governed by the following rules: 1) The Martyrdom seeker must be well-trained prior to attack. 2) Such attacks should be carried out against major and main targets. The brave sons of Muslim Ummah must not be sacrificed for minor and less-important targets. 3) The utmost steps must be taken to avoid civilian human loss in Martyrdom operations. 4) The Mujahideen are required to seek authorization and instructions of Provincial commanders for such operations. These rules prove that the operations of the Taliban are planned, authorized by and according to the instructions of Provincial commanders, and most importantly, are systematic and widespread. Article 7 (1) (h): Crime against humanity of persecution The Taliban are guilty of many different policies of persecution. For example, the Hazara ethnic group (10% of Afghanistan’s population, which the Taliban consider “non-Muslim”) are obliged to, according to Jeune République_La Cour pénale internationale en questions_33
Taliban law, to wear a distinct badge or stitch a yellow cloth on their clothing to differentiate themselves from the Muslim population. Yet, it is the widespread persecution of women that can no longer be ignored, relegated to a socio-religious particularity of a dangerous extremist group. The Taliban’s persecution of women must be viewed separately from their other criminal policies. Gender violence is both structural and material: structural in the oppression of women to a level that amounts to “Persecution against any identifiable group or collectivity on political, racial, national, ethnic, cultural, religious, gender as defined in paragraph 3, or other grounds that are universally recognized as impermissible under international law, in connection with any act referred to in this paragraph or any crime within the jurisdiction of the Court;” with “«Persecution» [as defined as] the intentional and severe deprivation of fundamental rights contrary to international law by reason of the identity of the group or collectivity.” Material oppression is more blatant. Employment for women was first restricted to the medical sector (as male personnel were not allowed to give medical help to women), then entirely – causing Afghanistan to have one of the highest infant and maternal mortality rates, with no nurses, doctors, or midwives, to oversee the pregnancies and births. Schools were closed down, not only for girls but also for boys, as most teachers were women. Women were required by law to wear the burqa. In February 1998, after the Taliban took over Kabul, religious police banned women off the streets of the capital, and issued regulations for all windows to be blackened, so that women could not be visible from the outside. If any country in the world were to treat a national or ethnic group the way that the Taliban treat women, there would be cries of the most horrific of apartheids. Gender should not be ignored by international criminal law simply due to cultural or religious interpretations. Taliban law comes from a mixture of Sharia, Pashtun 34_ La Cour pénale internationale en questions_Jeune République
tribal codes and Wahhabism, formed in the context of a long protracted war with the Soviets. It is fundamentally contrary to Islam, where the sin of “bid’ah” (innovations in religious matters) is ranked just below the sin of “shirk” (polytheism), making it the second gravest sin. Taliban prohibitions of “pork, pig oil, anything made from human hair, satellite dishes, cinematography, and equipment that produces the joy of music, pool tables, chess, masks, alcohol, tapes, computers, VCRs, television, anything that propagates sex and is full of music, wine, lobster, nail polish, firecrackers, statues, sewing catalogs, pictures, Christmas cards” is too arbitrary to find any real basis in the Koran. While a prohibition on chess and sewing catalogs may be sufficiently harmless to resign it to a socio-political particularity not worthy of international attention, the Taliban, alongside the prohibitions on employment and education, prescribe equally arbitrary – and particularly cruel – punishment for violations of the prohibitions. The possession of sewing catalogs is classified as ‘carrying objectionable literature or written material’ – punishable by execution. Theft is punished through the amputation of a hand, rape and murder through public execution, adulterers are stoned to death – in each crime, women are particularly vulnerable as their word in court is valued at half of that of a man. Scores of women have “disappeared”, hundreds have been publicly stoned to death for having sex outside marriage. Women not accompanied by a blood male relative, or not clothed in accordance with Taliban rules, would be whipped and beaten. Women with uncovered ankles are whipped in public. The Taliban prohibition on cosmetics punishes women with painted nails by cutting of their fingers. Persecution of women is not uniform across Afghanistan, insurgent groups vary their tactics: Hezb-i-Islami is known to impose conditions for girls’ education, such as male chaperones, female teachers and conservative clothing, while some Taliban impose a blanket ban, and yet others issue coercive threats.
War crimes
From: The Islamic Brotherhood Group.
Article 8 (2) (a) War crime of grave breaches of the Geneva Conventions of 12 August 1949
In February 2010 a girls’ school in a northern province received the following night letter:
The universally applicable Common Article 3 safeguards a basic standard that is intended to limit violence and suffering during non-international armed conflicts. In the Second Additional Protocol, under Article 4 (2), it is emphasized that under paragraph (d) acts of terrorism, “Without prejudice to the generality of the foregoing… are and shall remain prohibited at any time and in any place whatsoever.”
You were already informed by us to close the school and not mislead the pure and innocent girls under this nonMuslim government; however you did not pay attention and you are continuing to keep the school open. We want to remind you that we are going to implement what we are saying, and we do not want to discuss this. This is the last warning to close the school immediately and put a lock on its door. We should not see you in the province too. If you remain in the province, remember that you along with your family will be eliminated. Just wait for your death. It will be a good thing to accept our order. It depends on you.5
The Taliban instil terror into a civilian, vulnerable population for political gain. Those seen as collaborating with “enemy” forces: US troops, NATO, the UN, and the “morally corrupt” government of Hamid Karzai – teachers, local administrators, medical personnel, humanitarian aid workers, police officers, etc. are threatened through “night letters.” Night letters are left at the doors of individuals threatening them and their families with dire consequences – often death, until they cease to perform the function they are currently performing. The result is two-fold: threatened persons are forced to move from their homes, relocating their livelihoods and families – and – the guarantee that the only profession free from such danger is in affiliation with the Taliban. Human Rights Watch has documented and translated several “night letters”, the following were sent to a large number of homes in Kapisa Province in 2009: To all those girls who live in Kohistan 1 district of Kapisa province and to those girls in particular who make telephone call to radio stations and introduce themselves and request songs. Hereafter, they are seriously warned that they should not call any local or international radios. If anyone does it again, particularly girls, they will face serious consequences: they will either be beheaded or acid will be thrown in their faces.
The night letters are usually anticipated or followed by actual attacks on schools in the province. For example, around August 2009, the Taliban moved into the outskirts of Kandahar, immediately after which, posters were posted around local mosques saying “Don’t Let Your Daughters Go to School.” On November 12, men circling a school on motorcycles attacked girls with acid sprayed from bottles, squirt guns, and jars. They hit 11 girls and 4 years, 6 of whom were hospitalized for serious injuries. Article 8 (2) (c) (i)-1: War crime of murder; Article 8 (2) (e) (i): War crime of attacking civilians The Afghan Independent Commission for Human Rights (AICHR) issues press releases regarding incidences of grave human rights violations. Countless statements read as follows: At about 6:30am February 27, 2010, the armed assailants arrived at a residential and commercial area of Kabul city, Shahr-e-Naw, with a vehicle laden with explosives. After a horrific explosion, crossfire was exchanged between the perpetrators and security
5_ http://www.hrw.org/en/reports/2010/07/13/ten-dollar-talib-and-women-s-rights Jeune République_La Cour pénale internationale en questions_35
You [name removed] teaching at [name removed] School which is a girl’s school. You should be afraid of God. We warn you to leave your job as a teacher as soon as possible otherwise we will cut the heads off your children and will set light to your daughter. We will create a situation that you will regret. This is the first and last warning. The focus of Taliban tactics on suicide bombings on densely populated civilian areas is contrary to every international forces. Eventually, the national security forces norm, and a grave crime when committed as brought the situation under control, and killed the assailants. As a result of these attacks, 13 civilians systematically as in Afghanistan in the context of both Afghan and foreign nationals were killed and an armed conflict. Taliban militants are tactically about 32 other civilians, including foreign nationals, indistinguishable from other militant groups in Afghanistan. They borrow and inspire each sustained injuries.6 other’s actions. On March 13 and 14, 2010, seven suicide bombers attacked Kandahar city, killing and wounding nearly 100 civilians. The reason for the high number of casualties was that the bombers detonated themselves in heavily populated areas in Kandahar city, effectively targeting both civilian and military objects. Based on the latest report received by the Commission 37 civilians were killed, including four women and four children, and approximately 50 civilians were injured..7
Article 8 (2) (c) (iv): War crime of sentencing or execution without due process The Taliban “Book of Rules” vests the power to grant death penalty in the consent of the “Imam”, defined as Mullah Omar. Mullah Omar’s power (and that of his deputy) is reiterated throughout the code. In the chapter on “Prisoner’s Dealing”, it is emphasized that “No one has the authority to execute the prisoners except Imam and his deputy.”
6_ http://www.aihrc.org.af/2010_eng/Eng_pages/Press_Releases/2010/Pre_27_Feb_2010.pdf 7_ http://www.aihrc.org.af/2010_eng/Eng_pages/Press_Releases/2010/Pre_14_Mar_2010.pdf 36_ La Cour pénale internationale en questions_Jeune République
If the detainee is a local landlord, militia commander, provincial or district administrator of slave Afghan government, having any other influential status or foreign Muslim their fate will be decided by the Imam and his deputy.
conflict, to attacking protected sites such as hospitals. As Colonel Richard Kemp, a formed Commander of the British forces in Afghanistan said in 2009:
The Taliban in southern Afghanistan are masters at shielding themselves behind the civilian population and then melting in among them for protection. Women and children are trained and equipped to fight, collect intelligence, and ferry arms and ammunition between battles. Female suicide bombers are If he embraces Islam, Imam and his deputy have the increasingly common. The use of women to shield authority to release him after being ensured that he gunmen as they engage NATO forces is now so will not renounce his new religion. normal it is deemed barely worthy of comment. Schools and houses are routinely booby-trapped. It is safe to assume that the decisions of the Snipers shelter in houses deliberately filled with “Imam and his deputy” do not satisfy the criteria women and children.8 of “due process”. The “Book of Rules” doles out arbitrary punishments, such as the execution This is not surprising considering the foreword to of enemy prisoners if the convoy carrying the Taliban Book of Rules: them is attacked, or the killing of spies with a single gunshot – the testimony of two or more Striving (Jihad) in the way of Allah (SWT) is the witnesses as sufficient proof of their guilt. foremost duty of every Muslim. Jihad is the sole option through which we can restore the lost Article 8 (2) (e) (iii): War crime of attacking dignity and prestige of the Ummah. Quitting Jihad personnel or objects involved in a humanitarian is the main reason behind the present sufferings assistance or peacekeeping mission of the Muslims across the world in the hands of Infidels (Kuffars). Mujahideen of Islamic Emirates of There are countless incidences where the Taliban Afghanistan have been victoriously and gloriously have attacked personnel or objects involved in resisting the Crusaders and their local cohorts with humanitarian assistance or peacekeeping – the their blood and flesh. worst of which was the October 2009 attack Chain of Command on United Nations staff in Kabul. In July 2007, 23 South Korean missionaries were taken hostage, The Taliban, despite that they may seem two of whom were executed. In August 2010, disparate and loosely associated at first glance eight doctors were shot dead by the Taliban. – at the highest echelons, and those with the Recently, on 23 October, the Taliban attacked the highest responsibility, are within a rigid command UN base in Herat. structure.9 The structure of the Taliban is a mirror to that of the “Islamic Emirate of Afghanistan” – The Taliban are guilty of a score of other the return to which is their end goal. At the very international crimes – from using children in top is the Imam, currently Mullah Omar. Under In case of capturing military infidel, his execution, release in prisoner exchange, receiving payment, in a goodwill gesture, all these matters will be dealt by the Imam and his deputy.
8_ http://www.jcpa.org/JCPA/Templates/ShowPage.asp?DBID=1&LNGID=1&TMID=111&FID=378&PID=0&IID=3026 9_ Antonio Giustozzi, One or many? The issue of the Taliban’s unity and disunity, (hereinafter One or many?) Pakistan Security Research Unit, 23 April 2009, http://spaces.brad.ac.uk:8080/download/attachments/748/Brief+18 Jeune République_La Cour pénale internationale en questions_37
him is the Deputy Imam, currently Mullah Abdul Qayyum Zakirm, a former Guantanamo detainee who replaced Mullah Abdul Ghani Baradar after his capture in February 2010. Lower down the hierarchy, are the Provincial Organization Heads, who pass on orders to the Provincial Mujahedeen Commanders. At the bottom is the Group or Party Commander.
between 2001 and 2006. The Taliban have a lot on their side: a safe haven in Pakistan, the absence of any military or security forces is rural areas, an infinitely accommodating landscape, and perhaps most of all, a public backlash among the Afghan population caused by the enormous civilian casualties inflicted by US and NATO air strikes.
There are – broadly speaking – seven armed groups operating in Afghanistan. Four of them bear the flag of the Taliban, and three others act separately. They have different command structures, but cooperate and coordinate activities, sometimes acting in tandem. They are: The Taliban, an overarching label for four distinct groups: the Kandahari mainstream Taliban; The Haqqani network; The Tora Bora front in Eastern Afghanistan; The Mansur Network; Hezb-e-islami Afghanistan (HIG) led by Gulbuddin Hekmatyar; Salafi groups, and Al Qaeda fighters. They are opportunistically aided by criminal gangs and bandits who adopt the Taliban label to increase their legitimacy.
In 2006, the Taliban’s strength, and ruthlessness, came to the fore. There was an enormous upsurge in armed attacks, particularly in suicide and roadside bombings targeting civilians. Such tactics had been a unique characteristic of the Iraq insurgency, but relatively absent from Afghanistan’s wars. The gravest of crimes have been committed in the period from 2006 till the present day.
What is important – for Afghanistan and for the West – is that the Taliban are not a monolithic force. There are extremists and moderates, those in Afghanistan and those in Pakistan, ideologues and opportunists. The US, and Karzai – via diplomat extraordinaire Richard Holbrooke – are currently taking advantage of these factions to negotiate with some to join the government and alienate the al-Qaeda and Pakistan ISI factions, such as Mullah Omar, in exchange for a blanket amnesty.
The Long War The end of the Taliban regime in December 2002 did not bring peace or an end to the human rights atrocities. The conflict brought a violent confrontation between insurgent groups and the government and coalition forces – which persists to this day. The security situation ebbs and flows, but is largely deteriorating in most parts of Afghanistan, especially since the relatively low level of insurgent violence 38_ La Cour pénale internationale en questions_Jeune République
Peace vs. Justice Afghanistan is the perfect case study for the perennial debate on “peace vs. justice”. The crimes committed are so horrific that it is unfathomable how – even if peace were achieved – the country would be reconciled. The amnesty currently being negotiated by Karzai with some Taliban commanders may work in the short term, to allow US troops to withdraw while weakening the base of Mullah Omar’s Pakistan factions. Yet it also provides an incredible opportunity – and this is where the International Criminal Court must play a role. The Prosecutor is a pragmatist. Afghanistan, from the outset, seems like utter political suicide. On the other hand, even if the Prosecutor were to be an idealist lemming of the law, opening an investigation into Afghanistan would need serious political support from concerned parties – if only to make the arrest of suspects a realistic prospect. And this is where “peace vs. justice” becomes more of a question of “justice for peace”. Assuming a peace deal can be hammered out between Karzai, Holbrooke and select Taliban moderates, it will be vulnerable and fragile. Vulnerable to the reach of Mullah Omar, and fragile due to the nature of the Taliban. It may last until
Obama can claim a military and diplomatic victory, but it will survive neither the political ambitions of Mullah Omar, not the religious fervour of his followers. The Taliban present a very particular challenge – no peace deal can bring about the Islamic Emirate of Afghanistan – and no solution short thereof can satisfy Mullah Omar. He must be delegitimized, captured and tried – and most importantly, physically removed from Afghanistan. His power and divisiveness is of Charles Taylor proportions. The Hague is the only probable location for his trial. There are serious concerns regarding amnesties as a tool to end a conflict. The underlying injustices are never addressed, old grievances never healed. There is no truth, no reconciliation. Yet, in Afghanistan, the need for a blanket amnesty cannot be denied. Where such a large part of the population is in some way affiliated with the Taliban, a future is bleak without some form of forgetfulness and forgiveness. Nonetheless, the hordes of amateur Taliban that have been recruited across the country as a means to a livelihood will be susceptible to mobilization – no matter what peace deal is signed in Kabul. Those extremist factions of the Taliban not participating in the Jirga process are ripe for ICC investigation. Not only will it be in the interest of the Afghan government to delegitimize Mullah Omar as a perpetrator of crimes against humanity and war crimes, but it will be in the interest of justice. This type of pragmatism works in the case of Afghanistan because those most responsible for the gravest crimes and their perpetration are also those least likely to be part of any Afghan government. The Prosecutor of the International Criminal Court must take advantage of this.
Americana The question will inevitable arise as to why the focus is on the Taliban, and not American forces for the crimes that they committed. An initiation of an investigation on evidence of Taliban attacks is sufficient, as it will result in the Pre-Trial Chamber assigning a much broader temporal jurisdictional scope. The consequent investigation may indeed yield evidence of crimes committed by the US, NATO or ISAF. But they will be fed through the mechanical investigative process of the Court – the Prosecutor will be free of political accusations. The potential allegations against US forces are two fold: the blatant disregard for civilian life during airstrikes and bombardments – as evidenced through the recent Wikileaks revelations – and widespread policies of torture and ill-treatment in Army and CIA detention facilities across Afghanistan. According to the Church Report, prior to the initiation of OEF in October 2001, the US Central Command (CENTCOM) had sought clarification from the Department of Defense Joint Staff as to the legal status of persons who might be captured in Afghanistan – and two days after hostilities began, “these questions had not yet been resolved to CENTCOM’s satisfaction.”10 The involvement of the US in Afghanistan began with a legal void. Shortly after the ground offense began in Afghanistan in October 2001, the US military littered Afghanistan with leaflets offering cash bounties for captured Taliban ($5,000) and Al-Qaeda ($20,000) members. In a press conference in November 2001, Secretary of Defense Donald Rumsfeld said, “leaflets are dropping like snowflakes in December in Chicago.”11 The leaflets depicted smiling Afghans accompanied by the caption, “Get wealth and power beyond your dreams… You can receive millions of dollars helping the anti-Taliban forces catch al-Qaida and Taliban murderers. This is enough money to take care of your
10_ Church Report, p. 186, http://www.defense.gov/news/Mar2005/d20050310exe.pdf 11_ CNN, Rumsfeld: Leaflets offer $25 million for Bin Laden, November 20, 2001 http://archives.cnn.com/2001/US/11/20/ret.us.binladen/index.html Jeune République_La Cour pénale internationale en questions_39
family, your village, your tribe for the rest of your life. Pay for livestock and doctors and school books and housing for all your people.”12 Not surprisingly, according to a Seton Hall Law School study from 2005, only 5% of Guantanamo detainees were captured off the battlefield.13 95% were turned in for bounty. From October 2001 to January 2003, the only official guidance regarding military detainee interrogation techniques in Afghanistan was Field Manual 3452.14 However, there were no Standard Operating Procedures (SOPs) to guide the implementation of the doctrine outlined in FM 34-52. FM 34-52 was in place, but without any guidance, except for Presidential and Department of Defense orders emanating from Washington classifying the detainees as ‘unlawful combatants’ and deeming the Geneva Conventions inapplicable. The rules of engagement were not clear – FM 3452 prescribed humane treatment in accordance with the Geneva Conventions, Rumsfeld had issued an order to treat prisoners “humanely” and when possible, in accordance with the Geneva Conventions, and President Bush had made a final determination in February 2002 that the Geneva Conventions did not apply to the conflict with al Qaeda and that Taliban fighters were not accorded the rights of prisoners of war. It is not surprising, then, that the interrogators believed they “could deviate slightly from the rules.”15 The detainees were to be considered terrorists – without any rights – until proven otherwise. That they were never going to be given a chance to prove their innocence, thereby labeled, as ‘terrorists’ indefinitely, was not a concern. In July 2002, a new interrogation unit arrived, consolidated as Company A of the 519th Military Intelligence Battalion. The
previous unit had limited sleep deprivation to 24 hours or less, requiring that the interrogator remain awake with the prisoner as a check against inhumane treatment. The 519th interrogators set their own procedures, deciding on 32-36 hours, and eliminating the practice of staying up with the detainees.16 When interrogators used approaches that were deemed “too soft” (such as rapport-building), Sergeant Loring, the officer in charge of interrogations, “would sit [the interrogators] down and remind [them] that these were evil people and talk about 9/11 and they weren’t our friends and could not be trusted.”17 This is the context within which US troops were interrogating Afghans – so when Donald Rumsfeld authorized a list of 18 techniques for Guantanamo, which included waterboarding, beating and sensory deprivation – they migrated to Afghanistan. What followed was a decade of uncontrolled torture that emanated from policies written for Guantanamo. For current generation, coming of age during a time of global terrorism, this has been the most definitive – and darkest – decade, where fundamental rights are swept aside to achieve political goals. These rights, and the laws protecting them, must be liberated from their hijackers. There have been thousands of documents disclosed incriminating the highest echelons of the military and legal institutions of the US government in the planning and perpetration of a global system of torture.18 But President Obama is holding his breath, waiting for the penny to drop. It will not drop inside the United States. But it might be sparked into motion by an international investigation into the gravest crimes committed by the Taliban in Afghanistan.
12_ Joseph Margulies, Guantánamo and the Abuse of Presidential Power, New York: Simon & Schuster, 2006 pp. 69 13_ Denbeaux, Mark, et al. “REPORT ON GUANTANAMO DETAINEES: A Profile of 517 Detainees through Analysis of Department of Defense Data,” Seton Hall School of Law 14_ Church Report, p. 186, http://www.defense.gov/news/Mar2005/d20050310exe.pdf 15_ Sgt. James A. Leahy, Utah Reservist, quoted in: http://www.nytimes.com/2005/05/20/international/asia/20abuse.html?pagewanted=all 16_ former interrogator, Eric LaHammer in NYT interview 17_ Golden, Tim, “In U.S. Report, Brutal Details of 2 Afghan Inmates’ Deaths,” New York Times, 20 May 2005, http://www.nytimes.com/2005/05/20/international/asia/20abuse.html?pagewanted=all 18_ ACLU Freedom of Information Act litigation 40_ La Cour pénale internationale en questions_Jeune République
The debate as to whether responsibility can be traced to the top of the Bush Administration is ongoing – coloured significantly more likely by George W. Bush’s recent admission that when asked whether the US Army could waterboard, he replied, “Damn right.”
An Exit Strategy Two questions arise – the first, and one to which the Office of the Prosecutor can easily find the answer, is whether either the Afghan or the American judiciary is either unwilling or unable to initiate national proceedings. The Afghan judiciary is grossly incapacitated, through corruption, a sheer lack of political will and very serious security concerns as a result of an ongoing war. The Prosecutor does not need to be reminded of the difficulties he faces in the DRC, where hostilities are ongoing. The American judiciary is unwilling. The Obama Administration appealed – successfully – the decision to grant Bagram detainees in Afghanistan habeas corpus rights in US courts. Thus, the soldiers that operate Bagram, are stuck in a paradoxical position whereby they are applying Afghan law. The Obama administration on the other hand, can “evade judicial review of executive detention decisions by transferring detainees into active combat zones, thereby granting the executive the power to switch the Constitution on or off at will.”19 Afghan’s that were tortured by US troops have no recourse to US courts. Their access to Afghan courts is the stuff of fantasies. The potentially prophetic nature of John Yoo’s – one of the lawyers from the Department of Justice Office of Legal Counsel who wrote the “Torture Memos” providing the legal justification for enhanced interrogation – comments on the ICC comes to mind:
“actions taken as part of the interrogation.. cannot fall within the jurisdiction of the ICC, although it would be impossible to control the actions of a rogue prosecutor or judge.”20 One can only hope that such a “rogue” prosecutor would one day open an investigation into the conduct of the Taliban: genuinely some of the worst crimes that are being perpetrated today. And that a “rogue” judge would broaden the scope of the investigation to include the US-sanctioned system of torture in Afghan jails. The second question, which is perhaps more difficult, and a little more uncomfortable, is whether the International Criminal Court has the capacity to carry out an investigation in Afghanistan. The answer, however unfortunately, is no. This brings the Prosecutor back to square one – his pragmatism is informed by the potential impact his actions can have. But the potential impact is entirely dependent on a political opportunity. Luckily, Afghanistan is one.
Par A. Punchancho [University of Latvia]
19_ Savage, Charlie, “Detainees Barred From Access to U.S. Courts,” The New York Times, 21 May 2010, http://www.nytimes.com/2010/05/22/world/asia/22detain.html?_r=1 20_ US Department of Justice, Office of Legal Counsel, August 1, 2002 http://www.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB127/020801.pdf Jeune République_La Cour pénale internationale en questions_41
ENJEUX de la DÉFINITION du CRIME D’AGRESSION
Par Armand Terrien
Lors des négociations qui aboutirent à la création de la Cour pénale internationale à Rome en 1998, l’un des principaux points d’achoppement entre les Etats avait concerné l’inclusion ou non du crime aggression dans le traité fondateur de la Cour. La discussion sur le crime d’aggression fut finalement ajournée et remise à la conférence de révision suivante. Celle-ci s’est réunie en mai dernier à Kampala (Ouganda). Retour sur une question polémique qui pourrait aboutir sur un changement de perspectives radical tant dans le cadre des relations internationales que du droit de la guerre. Le 11 juin 2010 à Kampala a peut-être marqué la fin de douze ans de suspens et de débats. Les États participant à la Conférence de révision du Statut de Rome, le Statut par lequel fut créée en 1998 la Cour Pénale Internationale (CPI), ont enfin adopté par consensus une définition du crime d'agression et se sont accordés sur son régime. L’occasion a été saisie par certains pour parler d’un changement de paradigme dans l’histoire du droit de la guerre. Peut-être serait-il plus juste, moins idéaliste mais tout aussi optimiste, de voir dans la révision de Kampala une étape de plus dans l'élaboration d'un système pénal international. Car cette révision, donnant enfin corps à la notion de crime d'agression mentionné à l'Article 5 §2 du Statut, tardera à montrer ses effets. Ce n'est après tout qu'au 1 janvier 2017 que les États Parties auront à décider s'ils activent ou non la compétence de la CPÏ en matière de crime d'agression. Compter le crime d'agression au nombre des crimes dont peut connaître la CPI est une idée suffisamment audacieuse pour provoquer la méfiance des États signataires originaux. Le consensus atteint en 1998 lors de la négociation de son traité fondateur avait ainsi fait porter mention de ce crime dans le Statut, 42_ La Cour pénale internationale en questions_Jeune République
sans que les États parviennent pour autant à s'accorder sur sa définition. Les autres crimes, génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre, n’avaient pas connu cette problématique. La notion de « crime d'agression » a vu le jour au début du XXe siècle, et a fleuri à Genève au temps de la Société des Nations, sans que le concert des nations n'arrive à mettre en place un quelconque organe coercitif ou punitif pour en faire respecter le principe. Elle a évolué au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, et c'est sous le nom de « crimes contre la paix » que furent réunis certains des chefs d'accusation contre les accusés des tribunaux de Nuremberg et Tokyo. Ces deux expressions recouvrent une même réalité, et leurs champs d'application matérielle sont suffisamment proches pour qu'elles soient aujourd'hui considérées comme interchangeables.
Crime contre la paix, monde en guerre L'expression finalement retenue par les rédacteurs du Statut de Rome de crime d'agression, plus sobre, moins chargée d'émotions, répond peut-être à un désir de dépassionner le processus pénal. La théâtralité cathartique du procès pénal a souvent été mentionnée comme l'une de ses vertus, et pour la partie civile, et pour le public, de même que son exemplarité doit servir de leçon et de mise en garde au criminel en puissance. Cette vertu est particulièrement évidente dans la mise en scène du retour au droit après le chaos, à Nuremberg et Tokyo. Le second conflit mondial en suivait d'ailleurs un premier que les puissances alliées «L’expression finalement retenue par avaient pris soin de toujours présenter, avec un les rédacteurs du Statut de Rome de heurt tout relatif, comme une guerre du droit, crime d’agression, plus sobre, moins en réponse à l'agression allemande. Notons au passage que ce terme ne saurait se confondre chargée d’émotions, répond peutavec celui de guerre juste, surtout dans la être à un désir de dépassionner le réappropriation théorique qui a pu en être faite processus pénal.» dans la seconde moitié du XXe siècle autour des travaux de Carl Schmitt. Le choix des mots s'inscrit au contraire dans l'héritage d'un XIXe siècle positiviste qui avait culminé avec les Conférences de La Haye. C'est pourtant de manière trompeuse que le crime d'agression semble d'abord relever davantage du droit de La Haye que du droit de Genève. Le droit de conflits armés se sépare en trois branches, droit de la guerre, ou droit de La Haye, droit humanitaire, ou droit de Genève, et enfin droit de la maîtrise des armements. On voit bien que des trois, seuls les deux premiers retiennent ici l'attention. Pour reprendre les définitions de l'époque moderne, qui recouvrent assez exactement cette séparation théorique entre droit de la guerre et droit humanitaire, l'agression, ou la rupture de la paix, relève du jus ad bellum, droit d'entrée en guerre, par opposition au jus in bello, droit de la conduite des Jeune République_La Cour pénale internationale en questions_43
hostilités. La notion d'agression semble donc s'inscrire tout naturellement dans le champ du droit de la guerre, du jus ad bellum. Mais au carrefour du droit international et des relations internationales, et surtout à s'engager sur la voie du droit pénal plutôt que sur celle du droit public des relations entre les États, il apparaît que la notion de crime d'agression, et non plus celle de simple agression, s'inscrit plus facilement dans un discours moderne, où l'État peut encore se confondre dans la personne de son souverain, que dans une perspective contemporaine. Ce sont en effet des personnes, et non des États qui sont justiciables devant la CPI. On voit ainsi combien la notion de crime d'agression, après celle d'agression qui avait déjà tant coûté à l'ONU, est difficile à cerner, car transversale, occupant le champ du droit de la guerre, mais nécessitant un appareil répressif plus exactement développé par le droit humanitaire. Les réalités de l'entrée en guerre d'un État semblent dans cette perspective appeler les solutions propres à la sanction de la conduite de guerre par un chef de guerre, mais aussi d'État, ou son équivalent, avec toutes les difficultés que présente l'explosion de la notion de conflit inter-étatique à l'heure du terrorisme international.
La place du crime d'agression dans le Droit International Pénal contemporain Avant de se pencher de plus près sur le crime d'agression, il peut être utile de voir comment celui-ci s'inscrit aujourd'hui dans l'ordre des crimes portés devant justice pénale internationale. Le Statut de Rome est l'aboutissement de la pénalisation des relations internationales contemporaines. Il identifie les quatre catégories de crimes dont peut connaître la CPI « afin d'exercer sa compétence sur les violations les plus sérieuses des droits de l'homme et des droits humanitaires internationaux ». L'Article 5 du Statut de Rome énumère quatre catégories que sont le génocide, les crimes contre l'humanité, les crimes de guerre et enfin le crime d'agression. La CPI est à même d'exercer sa compétence sur les trois premières de ces catégories depuis le 1er juillet 2002. Il faudra attendre la ratification de Kampala pour qu'au plus tôt en 2017, la CPI puisse exercer sa compétence en matière de crime d'agression. Constitue un crime de génocide tout acte qui a l'intention de détruire, tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux. Les crimes contre l'humanité sont une série d'actes, meurtre, extermination, réduction en esclavage, déportation, etc., faisant partie d'une attaque généralisée ou systématique dirigée contre toute population civile, et en connaissance de cette attaque. Constitue enfin un crime de guerre, toute infraction aux Conventions de Genève du 12 Aout 1949 perpétrée contre toute personne ou tout bien. Une liste détaillée des actes constitutifs de ces crimes accompagne chaque définition. Symbole d'un droit actuel et dynamique, l'Article 9 prévoit que les définitions 44_ La Cour pénale internationale en questions_Jeune République
des crimes peuvent être étendues pour inclure d'autres éléments. La proposition d'amendement peut être le fait de tout État Partie, ou des Juges eux-mêmes, agissant à la majorité absolue, ou du Procureur auprès de la Cour. Toute proposition est soumise à l'approbation d'une majorité qualifiée des deux tiers des membres de l'Assemblée des États Parties. Il s'agit là d'une possibilité, théorique mais néanmoins ambitieuse, d'évolution du texte au delà du consensus nécessaire à son adoption. Se dessine ainsi déjà en creux et en mouvement la définition du crime d'agression.
Éléments de Définition du Crime d'Agression La définition du crime d'agression passe nécessairement par une définition de la notion d'agression même. Si le terme est bien présent dans la Charte des Nations Unies, au Chapitre VII « action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d'acte d'agression », il faut attendre 1974 et la XXIXe session de l’organisation pour voir adopter une définition de l'agression. Cette définition conventionnelle, limitée et incomplète pose la base du débat pour une définition véritablement pénaliste et actuelle du crime d'agression proprement dit.
Éléments de définition conventionnelle La résolution 2330 (XXII) du 18 décembre 1967 de l'Assemblée Générale des Nations Unies a créé un Comité spécial pour la question de la définition de l'agression, qui dans les travaux de sa septième «Quant au concept de session, tenue du 11 mars au 12 avril 1974, a adopté par « guerre d’agression », il consensus une définition de l'agression adoptée à son tour n’est plus satisfaisant dans par l'Assemblée Générale par sa résolution 3314 (XXIX) du 14 un siècle caractérisé par un décembre 1974. « état de guerre contre », de L'agression y est définie comme « l’emploi de la force armée par un État contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou guerre ouverte, continue, l’indépendance politique d’un autre État, ou de toute autre contre un ennemi sans manière incompatible avec la Charte des Nations Unies, ainsi visage.» qu’il ressort de la présente définition. » (Art. 1). L'emploi de la force armée en violation de la Charte emporte par ailleurs présomption d'agression (Art. 2). Suit dans l'Article 3 une énumération des actes qui, accompagnés ou non d'une déclaration de guerre, réunissent les conditions d'un acte d'agression. On compte parmi eux, l'invasion ou l'attaque par des forces armées, le blocus, le bombardement, le fait pour un État d'admettre que son territoire soit utilisé par un autre État pour perpétrer un acte d'agression envers un troisième, ou encore l'envoi par un État ou en son nom, de bandes ou de groupes armés, de forces irrégulières ou de mercenaires. Cette énumération est non limitative, et le Conseil de sécurité peut qualifier d'autres actes d'actes d'agression conformément aux dispositions de la Charte (Art. 4). Enfin, l'Article Jeune République_La Cour pénale internationale en questions_45
5.2 précise qu'une « guerre d’agression est un crime contre la paix internationale. L’agression donne lieu à responsabilité internationale. » La définition retenue en 1974 apparaît comme trop prudente. Dès l'abord, on note son inadéquation avec le droit pénal, en ce qu'elle fait nécessairement d'un État l'agresseur. Les notes explicatives portées par le Comité spécial précisent qu'il faut entendre par là un État sans préjuger la question de la reconnaissance ou le point de savoir si l'État est Membre de l'ONU, et que la définition inclut le cas échéant un groupe d'États. Les conflits modernes ont amplement montré que l'agresseur n'est pas toujours un acteur étatique, réalité ici ignorée. Quant au concept de « guerre d'agression », il n'est plus satisfaisant dans un siècle caractérisé par un « état de guerre contre », de guerre ouverte, continue, contre un ennemi sans visage, telle qu'a pu la théoriser Philip Bobbitt Parallèlement à cette définition, s'est dégagée en creux une définition plus lâche de l'acte constitutif d'une agression par le biais de la notion de légitime défense, présente à l'Article 51 de la Charte. L'Article 51 ne précise pas, lui, si l'agression entrainant usage de la force par l'agressé en situation de légitime défense doit être le fait d'un État. Même en s'astreignant à une lecture du texte de la Charte à la lumière de la résolution 3314, on se rappelle cependant du pouvoir de qualification conféré au Conseil de sécurité par l'Article 4, heureusement flexible. Ainsi, par une résolution 1368 (2001) du 12 septembre 2001, le Conseil de sécurité a-t-il pu reconnaître le droit de légitime défense des États-Unis face à une agression par nature non-étatique. On note cependant une interprétation différente, surprenante et beaucoup plus restrictive, de la part de la Cour Internationale de Justice (CIJ), qui illustre bien les difficultés d'articulation de la notion d'agression en droit positif. Dans un avis du 9 juillet 2004, Conséquences juridiques de l'édification d'un mur dans le territoire palestinien occupé, la Cour a estimé que la légitime défense 46_ La Cour pénale internationale en questions_Jeune République
exercée sur le fondement de l'Article 51, l'était forcément à l'encontre d'un État. Cette interprétation est d'autant plus surprenante, qu’elle ne suit pas le texte de la Charte, lequel reprend quant à lui sans s'y substituer, le droit coutumier des relations entre États. L'avis est donc contraire à la Charte, à la pratique internationale, et en particulier à celle du Conseil de sécurité, qui a pu par exemple reconnaître la licéité du recours à la force pour légitime défense d'Israël. L'agresseur n'était alors pas un État, le Liban, mais un acteur nonétatique, le Hezbollah. S'il permet de se dégager du recours obligé à la notion d'État, l'exercice de définition en creux de l'agression par le biais de la légitime défense de l'Article 51 reste délicat et insatisfaisant à deux titres. L'acceptation, toujours plus grande en pratique, du recours à la légitime défense préventive nuit à l'élaboration d'une notion d'agression, en empêchant de dégager un champ d'application temporel clair de la notion. Puis, la Charte et la pratique se concentrent encore sur une notion dont on envisage de plus en plus les limites, celle d'agression armée. C'est ici le champ d'application spatiale de la notion qui trouve trop tôt sa limite, en particulier à l'heure du développement des cyber-conflits.
Perspectives pénalistes
«L’enjeu est de forger une définition permettant la mise en cause d’individus ayant commandé ou participé à un acte d’agression dont un État peut également avoir à répondre.»
L'Article 5 §2 du Statut de Rome dispose: « La Cour exercera sa compétence à l'égard du crime d'agression quand une disposition aura été adoptée conformément aux Articles 121 et 123 du Statut, qui définira ce crime et fixera les conditions de l'exercice de la Compétence de la Cour à son égard. Cette disposition devra être compatible avec les dispositions pertinentes de la Charte des Nations unies », l'Article 121 concernant les amendements, et l'Article 123 concernant la révision du Statut. La première difficulté soulevée par la pénalisation du droit de la guerre tient à la définition du champ d'application ratione personae de ce droit. D'un point de vue pénaliste, l'enjeu est de forger une définition permettant la mise en cause d'individus ayant commandé ou participé à un acte d'agression dont un État peut également avoir à répondre. Force est de reconnaître que même à mener un raisonnement dégagé de toute considération politique, il reste ambitieux de vouloir incriminer une personne pour des actes commis par un État, ou au nom d'un État. Et qui incriminer? L'instigateur de l'agression, s'il est même possible de remonter à un instigateur unique? Les généraux qui ont commandé l'agression depuis leur bunker? Le capitaine qui a emmené la charge? Car contrairement à ce qui est admis en matière de jus in bello, il semble beaucoup moins évident qu'on puisse incriminer l'exécutant. Le crime contre la paix reste au premier chef un crime contre un État. Deux pistes pourraient être explorées. Ce n'est tout d'abord pas trop forcer les limites de l'entendement que d'envisager le crime d'agression comme un
Jeune République_La Cour pénale internationale en questions_47
crime contre une Nation ou un Peuple, et non seulement contre un État. On voit bien quel rôle le pouvoir de qualification de l'Article 4 de la Résolution 3314, au niveau conventionnel et d'amendement de l'Article 9 du Statut, au niveau pénal, peut jouer face aux évolutions des réalités de la guerre dans ce domaine précis. Voir dans le crime d'agression un crime contre des personnes, au même titre que le soldat sur le terrain peut être reconnu coupable de crime contre l'humanité au titre du jus in bello, relève par contre davantage du saut de foi. A l'époque moderne, où la guerre relevait encore du fait du prince, il aurait été théoriquement légitime de retenir la responsabilité de tel monarque dans la commission du crime d'agression. La personne du prince se confondait alors suffisamment avec celle de l'État. Aujourd'hui, «A l’époque moderne, où la cela reviendrait, même dans le cadre du régime le plus guerre relevait encore du totalitaire, à forcer le trait: le leader en est trop souvent fait du prince, il aurait été la figure de proue d'un appareil, et parfois le simple jouet théoriquement légitime de d'une guerre de factions au sein d'un organe étatique retenir la responsabilité de tel uni seulement en façade. Incriminer une personne et une seule relèverait alors plus du symbole politique ou monarque dans la commission politicien que de l'administration juste d'une politique du crime d’agression.» pénale cohérente. Le procédé d'assimilation de la personne à l'État, impossible théoriquement à l'époque des démocraties, même populaires, n'est pas non plus satisfaisant alors que l'agresseur se fait non-étatique. On peut avoir autant de raisons de vouloir amener devant les tribunaux le chef d'une organisation terroriste que le dictateur qui lui offre refuge et soutien, mais il faudrait pour cela non seulement redéfinir la notion d'agression, selon les lignes esquissées plus haut, mais aussi construire un système de responsabilité pénale sans doute plus proche des solutions du droit pénal des affaires, qui peut retenir la responsabilité d'un patron du fait de son entreprise, que de celles du droit de la guerre, pour le coup encore trop archaïques. La première solution au problème de l'incrimination fut posée par l'Accord de Londres du 8 aout 1945 mettant en place le Tribunal de Nuremberg. Cet accord prévoit la responsabilité individuelle des organes étatiques qui ont préparé et entrepris une guerre d'agression en violation du Pacte de la SDN. Il définit les incriminations en son Article 6a, et prévoit les sanctions en son Article 27. Le crime contre la paix est défini par l'Accord comme "la préparation, le déclenchement ou la poursuite d'une guerre d'agression, ou d'une guerre de violation des traités, assurances ou accords internationaux, ou la participation à un plan concerté ou à un complot pour l'accomplissement de l'un des actes qui précèdent". Le recours aux notions de « participation à un plan concerté ou à un complot » permet ainsi de ramener l'incrimination sur le chef de personnes physiques. Le critère de rattachement, la notion de participation restent cependant trop flous pour que la solution, efficace et de circonstance, offre véritablement satisfaction. 48_ La Cour pénale internationale en questions_Jeune République
Onze des accusés de Nuremberg, et 24 des 25 condamnés de Tokyo le seront pour crime contre la paix. Et le jugement de Nuremberg retiendra explicitement que la notion d'agression suffit à cela, sans qu'il soit besoin de se pencher sur les questions de violation des traités, assurances ou accords internationaux. La théorie d'un crime contre la paix plus vaste en sa définition que le crime d'agression ne prospère donc pas même chez les juges, et on comprend ainsi que le Statut de Rome préfère revenir aux termes d'avant-guerre. Le Crime d'Agression dans le Droit Positif: la Révision de Kampala Le texte adopté en 1998 ne portant pas définition du crime d'agression, l’Assemblée des États Parties a créé en Septembre 2002 un Groupe de Travail Spécial sur le Crime d’Agression (GTSCA), ouvert à tous les États y compris les États non parties, afin de parvenir à l'élaboration d'une définition de ce crime. Le Groupe de travail s’est réuni officiellement et officieusement de 2003 à 2007. Au cœur des travaux du GTSCA se trouvent les questions de définition du crime lui-même et celles de l'exercice des compétences de la CPI dans la poursuite du crime. Les travaux de la Conférence de Kampala qui s'est tenue du 31 mai au 11 juin 2010 reflètent ces réflexions et en consacrent l'adoption. Une brève présentation de ce texte, ainsi que la confrontation aux travaux préparatoires, permettra d'en dégager les forces et les insuffisances.
Définition du crime d'agression L’article 8 bis, remplaçant désormais l'Article 5 §2, définit le crime d’agression individuel comme la planification, la préparation, le lancement ou l’exécution d’un acte d’agression qui, par sa nature, sa gravité et son ampleur, constitue une violation manifeste de la Charte des Nations Unies. La vague notion « d'organe étatique » de l'Accord de Londres est remplacée par celle d'une « personne effectivement en mesure de contrôler ou de diriger l’action politique ou militaire d’un État ». On entend désormais par acte d’agression l’emploi par un État de la force armée contre un autre État, en l’absence de situation de légitime défense ou d’autorisation du Conseil de sécurité. La définition du crime d’agression ainsi que les actes constitutifs d’un crime d’agression contenus dans les amendements découlent directement de la résolution 3314 de 1974 et de la définition conventionnelle de l'agression. Il est malheureux que la définition retenue ne concerne que les agressions étatiques. La lecture des travaux préparatoires ne semble pas indiquer qu'une définition plus ambitieuse ait retenue l'attention des rédacteurs à un quelconque moment. Trois éléments qui avaient guidé la réflexion du GTSCA offrent d'utiles pistes d'interprétation de ce nouveau texte: la condition du dirigeant, le comportement de l'individu, et le comportement de l'État dans le crime d'agression. Tout d'abord, Jeune République_La Cour pénale internationale en questions_49
le dirigeant incriminé doit être « véritablement en mesure de contrôler ou de diriger l’action politique ou militaire d’un État » au moment de la commission du crime d’agression. Les autres crimes sont définis à l'Article 25 du Statut, qui décrit les différentes formes que la participation d'un individu peut prendre dans la perpétration d'un crime. Cette approche différenciée retient également la préférence de la majorité des États Parties, même si une approche moniste avait suggéré de traiter le caractère particulier du crime dans sa définition. Le comportement individuel donnant lieu à la qualification de crime d'agression suppose donc « la planification, la préparation, le déclenchement ou la commission » de l’acte collectif d'agression. Les discussions sur le rôle de l'État portent à la fois sur le comportement seuil à partir duquel il convient de parler d'agression et sur la place à donner à la Résolution 3314, laquelle ne figurera pas, en fin de compte, en annexe du Statut révisé. Régime du crime d'agression et ratification de la révision La principale question relative au régime du crime d'agression tient à savoir qui doit décider si un État a commis un crime «La solution retenue, différente de d'agression, pour lequel la responsabilité d'une celle valant pour tous les autres personne pourra ensuite être recherchée. La crainte parfois exprimée était celle d'une crimes, confirme le rôle central du éventuelle politisation de la Cour. Un projet Conseil de sécurité en matière de faisait dépendre l'exercice de la compétence crime d’agression, et par là même, le de la CPI du constat préalable du Conseil de sécurité, de l'Assemblée Générale ou de la Cour caractère unique de ce crime.» Internationale de Justice. Un autre projet voyait une Chambre préliminaire élargie décider de la possibilité d'engager des poursuites. Un dernier projet permettait au Conseil de sécurité de fournir une déclaration signifiant son absence d'objection à la saisine de la Cour. La France avait la position la plus ferme à ce sujet, posant que le Conseil de sécurité tirait du texte de la Charte la compétence exclusive de traiter de l'agression. Le Royaume-Uni, plus conciliant, appelait à une collaboration étroite du Conseil et de la Cour. Les États-Unis, pour leur part, rejetaient la légitimité de la CPI de connaître même de l'agression, argumentant qu'elle ne pouvait connaître que du droit coutumier des États, et que le crime d’agression ne relevait tout simplement pas d’un tel droit. Il est à ce titre peu surprenant de voir que ce sont les membres permanents du Conseil de sécurité qui ont lutté pour voir confirmer son rôle prépondérant. La solution retenue, différente de celle valant pour tous les autres crimes, confirme le rôle central du Conseil de sécurité en matière de crime d’agression, et par là même, le caractère unique de ce crime. Désormais, conformément à l’article 15 ter du Statut, lorsqu’une situation est renvoyée au Procureur par le Conseil de sécurité de l’ONU, la compétence de la Cour est activée de la 50_ La Cour pénale internationale en questions_Jeune République
même manière que pour les autres crimes du Statut, ce qui signifie que le Procureur peut ouvrir une enquête sur le crime d’agression. Conformément à l’article 15 bis, en revanche, le Procureur ne peut ouvrir une enquête sur un crime d’agression proprio motu ou sur renvoi par un État seulement qu’après s’être assuré que le Conseil de sécurité a constaté qu’un acte d’agression a été commis par l’État en cause, après avoir laissé passer six mois à compter de la détermination du Conseil de sécurité, lorsque la situation concerne un acte d’agression commis entre États parties, et à condition que la Section préliminaire de la Cour ait autorisé l’ouverture d’une enquête. Les États Parties peuvent se soustraire à la compétence de la Cour par une déclaration de nonacceptation. Enfin, les États non parties ne seront pas soumis à la compétence de la Cour vis-à-vis du crime d’agression lorsque celui-ci aura été commis par des ressortissants ou sur le territoire d’un État non partie, et le constat d’un acte d’agression par un organe extérieur à la Cour est sans préjudice des constatations que fait la Cour elle-même en vertu du présent Statut. La Cour pourra connaître du crime d’agression lorsque au moins 30 États Parties auront ratifié ou accepté l’amendement, et lorsque les deux tiers des États parties auront adopté une décision pour activer la compétence, à tout moment à compter du 1er janvier 2017. Par Armand Terrien [ENS Ulm/Columbia University]
Jeune République_La Cour pénale internationale en questions_51
Thématique II
PACIFIER & FAIRE JUSTICE une complémentarité nécessaire
52_ Jeune République
Justice et Paix,par Corrado Giaquinto
- L’exigence philosophique d’une justice universelle, par David Djaïz - p.54 - L’échec de la démocratie espagnole, par Juan Branco - p.61 - Entretien avec B.Garzon - p.67 - Droit à la guerre: évolutions de la Convention de Genève au Statut de Rome, par Armand Terrien - p.82 - Pourquoi l’échec de la SDN, par Sundar Ramanadane & Adrien Baysse - p.91 - La Cour internationale de justice et le Kosovo, par Gaëtan Bruel - p.101 - Mémoire et justice de la décolonisation et des indépendances, par Hervé Lado - p.110
Jeune République_53
L’EXIGENCE PHILOSOPHIQUE d’une JUSTICE UNIVERSELLE
Par David Djaïz
Comment revenir à la source conceptuelle de la justice universelle afin de mieux l’adapter aux temps presents? Si la souveraineté jalouse des Etats fait souvent obstacle à l’activité de la CPI et au progrès d’une véritable justice universelle, il s’agit d’en tirer les consequences et de reposer radicalement la question du rôle des Etats dans la constitution d’une véritable société juridique internationale en envisageant une disjonction de l’Etat et de la souveraineté qui permettrait l’universalisation de l’intérieur des justices nationales particulières. L’exigence d’une justice universelle, valable en tous temps et en tous lieux est déjà fortement présente chez les penseurs jusnaturalistes, c’est-à-dire ceux qui croient en l’existence d’un droit naturel antérieur à toute règle de droit positive et à caractère divin ou métaphysique. On en trouve une expression très forte chez John Locke lorsque dans son Second traité du Gouvernement civil il thématise la notion de «compétence universelle». Qu’est-ce que la compétence universelle? C’est un ensemble de droits et de devoirs d’inspiration divine et attachés à tout individu sans distinction. Mais cette compétence universelle a une forte dimension prescriptive puisqu’il ne s’agit pas simplement d’impératifs moraux mais bel et bien de règles de droit dont l’infraction doit être sanctionnée. Ces règles de droit s’imposent donc aux individus, mais ce qui s’impose plus encore, c’est la nécessité qui incombe à chaque individu de les faire respecter par tous ses congénères. Voilà l’ordre juridique tel que l’imagine Locke à l’état de nature. Mais que deviennent ces lois naturelles lorsque des Etats se sont constitués et que le droit positif consubstantiel à l‘existence de l‘Etat a pris le relais? Que devient la compétence pénale universelle dès lors que chaque homme s’est défait de son pouvoir juridictionnel naturel au profit de la société dont il est membre? En d’autres termes, si l’application de ce droit naturel est pensable à l’état de nature - les hommes, dans un état pré-civil, doivent pour vivre en bonne intelligence veiller à ce que tous les autres respectent un certain nombre 54_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
de lois d’inspiration divine - elle l’est beaucoup moins à l’état civil, lorsque la communauté des hommes s’est fragmentée et que les Etats se sont constitués, s‘accaparant le monopole de l‘exercice du droit en le confisquant aux individus. A l’état civil, ce droit universel lockéen est en fait dans un régime de subsidiarité par rapport au droit positif, c’est-à-dire : dans un régime de subordination. La création de la cour pénale internationale comme solution au problème de la compétence universelle en droit positif Pourquoi ce détour par Locke? Il nous permet de comprendre le problème qui a appelé la création de la Cour Pénale Internationale (CPI) définie par le Statut de Rome de 2002. La CPI a prétention de juger tout individu au regard d’une compétence pénale universelle, qui a été historiquement reconstituée après 1945, non plus dans l’espace du droit naturel mais dans l’espace du droit positif, lorsque se sont élaborées les notions de crime contre l’humanité, crime de génocide, crime de guerre, et la plus récente notion de crime d’agression. Bien que la compétence universelle dont se réclame la CPI se soit transférée dans l’espace du droit positif, le fonctionnement de la cour n’en repose pas moins sur le principe de subsidiarité (et donc de subordination) qui permet de concilier la construction d’une justice internationale réelle et le respect de la sacro-sainte souveraineté des Etats. Par exemple, lorsqu’il s’agit de juger d’un Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_55
crime contre l’humanité, la CPI passe après les tribunaux nationaux qui ont une compétence nationale sur le prévenu (par exemple un tribunal rwandais habilité à juger un national rwandais), mais aussi après les tribunaux nationaux qui ont une compétence internationale sur le même prévenu (par exemple un tribunal français habilité à juger un national rwandais pour des crimes commis contre des français au titre de sa compétence internationale). Il est intéressant de noter que les tribunaux «La CPI a prétention de juger tout individu au nationaux sont prioritaires par rapport regard d’une compétence pénale universelle, à la CPI non pas seulement à l’égard de qui a été historiquement reconstituée après leurs propres ressortissants mais aussi à l’égard de tout ressortissant soupçonné de 1945, non plus dans l’espace du droit naturel crimes qui entrent dans leur «compétence mais dans l’espace du droit positif.» universelle». On voit ici que la création de la CPI témoigne d’une véritable volonté de faire progresser l’idéal d’une justice universelle, c’est-à-dire valable en tous temps et en tous lieux, mais que cette volonté reste néanmoins subordonnée au principe de souveraineté des Etats, principe politique autant que juridique. Le progrès réel réside néanmoins dans l’existence d’une cour transnationale capable de prendre le relais en cas de défaillance des justices nationales. A ce titre, la stabilisation de la justice pénale internationale en une cour permanente, la cour de La Haye, constitue une véritable avancée par rapport aux tribunaux ad hoc qui depuis Nuremberg se constituaient dans l’urgence la plus totale. Surtout cette cour participe par ses arrêts, susceptibles de faire jurisprudence, à l’internationalisation et, souhaitons-le, à l’universalisation du droit pénal. Solution du problème, problème de la solution Mais la contradiction n’est jamais loin quand d’un côté la CPI est subordonnée au principe de souveraineté des Etats (et donc passe après les justices nationales particulières) et d’un autre côté elle cherche à élaborer des règles de droit réellement universelles. On peut en effet soupçonner que la CPI, qui n’intervient qu’à un troisième niveau, ne soit qu’une concession que la realpolitik des Etats souverains a fait à l’utopie d’un droit pénal réellement universel. On peut donc aussi interpréter la création de la CPI comme sinon une victoire de l’état de fait sur le devoir-être, du moins un compromis passé entre les deux, le devoir-être (l’exigence d’un droit pénal universel) se trouvant relégué dans les lointains contreforts de La Haye. Un esprit malin pourrait même suggérer que la subsidiarité de la CPI est non seulement subordination du droit universel aux politiques nationales (et notamment aux politiques nationales les plus agressives) mais aussi substitution, pâle substitution, la CPI remplaçant en effet les tribunaux nationaux dans la tâche ingrate de traquer et de juger les criminels (tâche qui pourrait nuire aux relations diplomatiques entre l’Etat poursuivant qui l’assumerait et l’Etat dont le ressortissant est poursuivi). On 56_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
voit bien aujourd’hui que le courage du juge Garzon, qui a ordonné l’arrestation de Pinochet en territoire espagnol, ou les velléités de magistrats belges d’inculper George Bush pour crimes de guerre restent des actes très isolés, et le plus souvent lettre morte, ce genre de procédure pouvant mettre en difficultés diplomatiques les Etats concernés. Il ne faut pas s’y tromper : le fait que la CPI soit obligée de se subordonner aux politiques particulières ou de se substituer au travail qui incombe aux Etats est bien l’indice du manque de vitalité de la justice internationale réelle. Notre propos n’est évidemment pas d’accuser la CPI de freiner l’universalisation du droit, il faut au contraire saluer sa création comme un précédent louable. Il s’agit plutôt de faire apparaître le caractère abstrait de cette cour qui, quoique reposant sur un idéal sincère de justice universelle, a une efficacité concrète limitée, en tant qu’il y a une apparente contradiction entre ses idéaux (de l’ordre de l’idéologie) et le contexte réel de sa création (subordination et substitution).
On le voit, la création de la CPI se donnait comme la solution à un problème qui était posé de la façon suivante: comment créer une véritable société juridique internationale qui excède les limites imposées par la souveraineté et les intérêts particuliers des Etats? La CPI semblait à ce titre une solution heureuse, mais elle apparaît surtout comme une solution abstraite, qui contient dans son élément même les termes d’un nouveau problème : comment articuler cette cour à un contexte politique réel? ou, pour paraphraser Hegel, comment sortir du droit abstrait? Revenons à la subsidiarité de la CPI. Nous avons vu que les justices nationales étaient prioritaires par rapport à elle, y compris dans leur compétence universelle. Cependant, c’est au Procureur et aux chambres de la Cour pénale internationale de déterminer les conditions de l’exercice de la priorité, et la Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_57
capacité à agir de la Cour. C’est peutêtre dans cet espace, à mi-chemin entre les intérêts particuliers des justices nationales dans leur compétence nationale, et l’abstraction d‘une cour transnationale, qu’il faut rechercher la solution à notre nouveau problème. Celle-ci pourrait passer par une 1 cosmopolitisation des justices nationales. Qu’est-ce à dire? Plutôt que de déléguer la tâche de juger des crimes de portée universelle à une cour aux marges de tout contexte politique concret, c’est-à-dire externaliser une tâche qui incombe aux entités politiques réelles que sont les Etats, il s’agirait d’impliquer réellement les Etats dans ce processus, en faisant en sorte que la compétence universelle des tribunaux d’un Etat prenne le pas sur la compétence nationale, soit dit autrement : dénationaliser les tribunaux nationaux. Il faut penser cette cosmopolitisation de l’intérieur du droit pénal sur le modèle du droit privé qui a déjà accompli d’impressionnants progrès en la matière. Un tribunal français peut par exemple juger un différend opposant un couple d’Américains en s’appuyant sur le droit américain. On notera que le droit privé (qui protège essentiellement les intérêts individuels) se cosmopolitise plus vite et plus efficacement que le droit public et notamment pénal : il y a ici une différence de rythme qu’il faudrait interroger. Les tribunaux dénationalisés continueraient à être du ressort de tel ou tel Etat (il y aurait toujours des tribunaux français ou américains par exemple) mais ils ne jugeraient qu’au regard de leur compétence universelle et non plus nationale. C’est bien sûr une pierre dans le jardin des Etats souverains, puisqu’une justice nationale (au même titre qu’une police nationale ou une défense nationale) est un attribut régalien par excellence. Justement : pour réaliser la justice internationale, il faudrait articuler la CPI à des tribunaux internes (ou nationaux) dénationalisés quant à leur compétence. C’est une façon d’éviter l’extranéité et l’abstraction d’une justice universelle pénale qui se réduirait à la seule cour de La Haye.
«Les tribunaux dénationalisés continueraient à être du ressort de tel ou tel Etat mais ils ne jugeraient qu’au regard de leur compétence universelle et non plus nationale.»
1_Nous reprenons ce terme à Stéphane Chauvier, telle qu’on le trouve dans Justice et droits à l’échelle globale, Vrin, 2006.
Vers la réalisation concrète de la justice universelle : repenser l’Etat et poser la question de la souveraineté Il reste maintenant à expliquer de quelle conception de l’Etat procède une telle proposition de dénationalisation des justices internes. Il s’agit de voir l’Etat comme une forme-Etat, c’est-à-dire, pour reprendre une typologie d’inspiration aristotélicienne, comme une support susceptible de recevoir des attributs variables et indifférents. A cet égard, la justice nationale (tout comme la police nationale ou l’armée nationale) n’est qu’un attribut parmi d’autres. En tant qu’attribut, une justice nationale est purement accidentelle et peut donc être remise en question. 58_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
Ce serait, selon nous, une erreur de croire que l’Etat n’est pas pensable détaché de ses attributs régaliens. On a coutume de proposer l’équation : Etat = attributs régaliens + x (x désignant les attributs non-régaliens). C’est une façon de poser qu’il y a une antériorité et pour ainsi dire une principialité du régalien sur le non-régalien. De cette conception procède la pensée néolibérale qui souhaite l’identification de l’Etat à ses supposées élémentaires fonctions régaliennes (justice, police, armée). Nous soutenons une autre conception de l’Etat qui fait de l’Etat une «forme-Etat», ce qui implique une inessentialité «Nous soutenons qu’un de toutes ses attributions, quelles qu’elles soient, par Etat sans justice ou police rapport à l’Etat comme pure forme. Nous soutenons qu’un Etat sans justice ou police nationales est pensable, nationales est pensable, et que et que c’est même la seule condition de possibilité d’une c’est même la seule condition justice internationale réalisée. L’Etat est le seul support de possibilité d’une justice capable d’éviter l’abstraction d’une justice internationale internationale réalisée.» qui n’existerait que dans des cours transnationales et transétatiques, mais pour autant il convient de le repenser profondément. Débarrasser l’Etat de tous ses attributs régaliens (en dénationalisant la justice par exemple), c’est en fait repenser radicalement la question de la souveraineté. Sans justice nationale, l’Etat n’est plus identifiable au souverain traditionnel et il serait légitime de se demander si l’Etat conserverait encore quelque souveraineté. Nous voyons revenir la morose objection : «Pas d’Etat sans souveraineté.» Mais nous affirmons que l’Etat est irréductible à ses attributions. Or le caractère souverain de l’Etat peut être lu comme une attribution parmi d’autres, et il n’a pas selon nous de valeur principielle. L’Etatsouverain n’est qu’un certain type d’Etat, même s’il nous offre une grande quantité d’exemples historiques ou empiriques d’Etat. Il resterait alors à se demander précisément ce qui demeurerait une fois les attributions régaliennes soustraites à l’Etat. Il resterait l’Etat comme pur support, et support susceptible de recevoir de nouvelles attributions, notamment celles qui touchent à la protection des citoyens et de la société civile. Comme certains néolibéraux, nous pensons donc que l’Etat doit restreindre son champ d’action, mais nous ne partageons pas du tout l’idée qu’il ne faudrait garder que les fonctions de police, de justice, et de défense nationales. Bien au contraire ! C‘est à elles qu‘il faut s‘attaquer, pour ne garder que les fonctions non régaliennes dites de protection : protection sociale et économique, protection des citoyens, et surtout une justice (voire une police) vraiment cosmopolitisée. Ce serait une façon de découpler enfin l’Etat de l’imaginaire du souverain transcendant qui a le monopole de la violence légitime, et de le mettre vraiment au service de la société civile, et idéalement d’une société civile et juridique internationale en voie de réalisation. Surtout, ce serait une façon de réaliser concrètement, à l’aide de l’Etat, une véritable justice universelle, qui ne soit plus simplement abstraite et idéologique, mais réelle, et au service des citoyens. Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_59
L’Etat est un relais important dans ce processus, mais à condition de montrer avec radicalité l’inessentialité de sa souveraineté, donc de le repenser dans le sens d’une dénationalisation et d’une «désouverainisation» : l’Etat deviendrait bien plutôt un échelon protecteur immanent à la société civile. Penser l’Etat comme le support, et donc comme le gardien de la société civile internationale. Voici l’une des pistes de réflexions qui engagent le pôle recherche de Jeune République: il ne s’agit pas d’un exposé de doctrine et encore moins d’une théorisation achevée. Elles ont simplement une valeur programmatique, dans la recherche d’une nouvelle utopie démocratique.
Par David Djaïz (ENS Ulm, responsable du pôle recherche de Jeune République]
60_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
Prix Liberté et Démocratie René Cassin
La DÉFAITE de la DÉMOCRATIE ESPAGNOLE
Par Juan Anatole Branco
Un colloque sur la justice internationale a été organisé le 17 mai en l’honneur de Baltasar Garzon à SciencesPo Paris par l’association Jeune République, en partenariat avec Amnesty International, le Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale, la Coallition française pour la CPI et Sciences Po. Luis Moreno-Ocampo, Procureur de la Cour Pénale Internationale, Stephen Rapp, Ambassadeur plénipotentiaire des Etats Unis aux Crimes de Guerre et ancien procureur de la Cour spéciale pour le Sierra Leone ; François Zimeray, Ambassadeur de France aux droits de l’homme, Dominique de Villepin ; Eva Joly ; Mireille Delmas-Marty, Elisabeth Guigou, Bruno Cathala, Béatrice le Fraper du Hellen et Louis Joinet ont participé à l’événement. Leurs interventions sont disponibles sur le site de l’association. Cette tribune vise à redonner des éléments de contexte expliquant l’engagement de l’association Jeune République aux côtés du juge espagnol. Une version courte a été publiée par Libération le 18 mai 2010 Le juge d’instruction espagnol, Baltasar Garzon, qui reçoit le prix Liberté et Démocraties ce lundi à Paris, s’est vu écarter de ses fonctions à l’initiative de la phalange espagnole. Prenez un magistrat espagnol, connu du monde entier pour avoir arrêté Pinochet, émis un mandat d’arrêt contre les plus proches collaborateurs de Bush Junior, fait tombé pour terrorisme d’Etat un gouvernement socialiste auquel on l’avait invité à participer pour une décennie plus tard mettre à jour un réseau de corruption remontant jusqu’à Aznar au sein du parti d’opposition. Un juge qui, en passant, à soigneusement désactivé la structure espagnole d’Al Qaeda et la façade légale de l’ETA (Batasuna), dont il est devenu l’ennemi numéro un au point de devoir se déplacer systématiquement avec deux gardes du corps. Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_61
Prenez donc Baltasar Garzon, 56 ans, monument de la justice internationale, qui décide en 2008, appuyé par une jurisprudence internationale abondante, d’ouvrir une enquête sur les disparitions de la guerre civile et du régime franquiste afin de mettre fin à près de 80 ans d’impunité et offrir aux 100 000 familles de disparus le repos de l’âme que serait celui d’apprendre enfin où se trouvent les corps de leurs proches. Prenez de l’autre côté trois organisations d’extrême droite, dont la tristement fameuse Phalange espagnole, ex-milice du régime franquiste qui a formé un certain José Maria Aznar. Des nanostructures pas forcement ravies à l’idée que l’on s’attaque à leurs idoles d’antan, mais à priori peu nuisibles. Rajoutez un parti d’opposition dont le président d’honneur est l’ancien Ministre d’Etat de Franco (Manuel Fraga), et qui jongle entre la vie et la mort du fait des révélations de Garzon sur sa corruption endémique. Ajoutez-y un magistrat du Tribunal Suprême, Luciano Varela, qui haït notre juge depuis que celui-ci l’a empêché de devenir président de la même instance, et qui, ne supportant pas qu’un juriste « moins doué » lui fasse de l’ombre, attends depuis longtemps le coup qui lui permettra de le remettre à sa place. Mélangez le tout un pays que la doxa décrit comme ayant vécu une transition démocratique « exemplaire », mais qui plus de trente ans après celle-ci, n’a guéri aucune des blessures restées ouvertes après l’amnistie générale dont la classe politique a bénéficié en 1977. Une société crispée et divisée, qui n’oublie pas une période dont elle n’a jamais fait l’inventaire, – il suffit de se balader dans les rues de petites communes pour trouver encore une abondante symbologie franquiste, ou de lire des sondages montrant
«Une société crispée et divisée, où le principal parti de droite n’hésite pas à traiter le gouvernement du « plus radical de l’histoire de la démocratie », « partial à l’heure de lire l’histoire », pour avoir retiré une statue de Franco qui trônait en plein Madrid.»
Luis Moreno-Ocam po
62_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
Elizabeth Guigou
que près de la moitié des jeunes ont une opinion neutre decette époque, et où l’église nostalgique manifeste régulièrement dans les rues avec des centaines de milliers de fidèles pour peser de tout son poids sur la politique gouvernementale. Une société où le principal parti de droite n’hésite pas à traiter le gouvernement du « plus radical de l’histoire de la démocratie », « partial à l’heure de lire l’histoire », pour avoir retiré Dominique de Villepin une statue de Franco qui trônait en plein Madrid. Secouez ce mélange détonnant par l’ouverture d’une information judiciaire sur les crimes de la guerre civile, saupoudrez d’une crise économique et d’un gouvernement à la dérive, et vous pourrez enfin déguster l’adaptation d’UbuRoi en langue espagnole. Lorsque Garzon ouvre son enquête sur les crimes du franquisme, l’initiative est accueillie avec scepticisme, voir une franche hostilité. Une hostilité telle qu’il se voit forcer d’arrêter son enquête au bout de quelques mois, tandis que les socialistes dégainent une « loi sur la mémoire historique » afin d’empêcher que toute initiative similaire se reproduise. L’affaire semble close, malgré les contestations violentes de la gauche de la gauche espagnole et des proches des victimes, qui se voient par cette même initiative interdits d’accès aux près de 450 fosses communes qui restent encore à ouvrir. Mais fin 2009, patatras. Suite aux plaintes des deux associations d’extrême droite, et contre l’avis du Ministère public, Luciano Varela, juge au Tribunal Suprême, accepte le principe de celles-ci et ouvre le chemin à une inhabilitation temporaire de Garzon. Indignation des familles de victimes et de la communauté internationale, qui s’inquiète que se trouve «Ce consensus national est sur le banc des accusés un juge pour la simple raison d’avoir de plus en plus fragile, et voulu ouvrir un procès contre des criminels de guerre. Mais en Espagne, silence radio ou presque pendant de longs exemplifie les limites des mois. Peu se trouvent pour défendre un juge dont ils savent amnisties générales.» qu’ils n’obtiendront aucune faveur en retour. Le spectacle se poursuit donc face à l’atonie générale, et la Phalange, ouvertement anti-démocratique, se félicite pour la première fois depuis la mort de Franco de la « parfaite équité » avec laquelle le Tribunal la traite. C’est en effet elle, aux côtés du pseudo-syndicat d’extrême droite « Manos Limpias » (Mains propres) qui a déclenché la procédure contre Garzon pour « abus de pouvoir » et atteinte à leur honneur. Alors même que Baltasar Garzon s’était lui-même dessaisi de l’affaire, classée depuis plus d’un an, Varela accepte la demande par un tour de passe-passe judiciaire : il tourne en effet ainsi le dos à une jurisprudence qu’il avait lui-même Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_63
établie, et qui consistait à rejeter systématiquement toute plainte provenant d’une tierce-partie non concernée directement par une affaire. Ce qui était à l’évidence le cas en l’espèce, étant donné que les phalangistes d’aujourd’hui ne sont pas ceux qui commirent les massacre de 1936-1939. Si le droit n’est pas immuable et la jurisprudence encore moins, Luciano Varela ne se contente pas de cette première manœuvre. Stephen Rapp Quelques semaines plus tard, se croyant immunisé par l’absence de réaction politique forte, il rédige «Le juge a reçu de une note publique à l’attention des plaignants détaillant explicitement nombreux soutiens les nombreuses erreurs formelles et juridiques émaillant leur demande, afin, concluait-il, de pouvoir admettre leur plainte et (enfin ?) ouvrir le internationaux, du New procès, qui signifierait la mise au pas automatique du juge Garzon et York Times à Amnesty la fin de sa carrière de magistrat. Lorsque l’on sait que 50 des 74 International en passant pages des écrits déposés contre Garzon étaient, de l’aveu de Varela par des représentants lui-même, soit manifestement hors de propos, soit tout simplement de 26 pays membres de aberrants, l’on comprends que les raisons de ce procès ne se trouvent définitivement pas du côté du droit. D’autant que dès le début de l’affaire, l’ONU.» le ministère public n’a cessé de demander le classement de l’affaire, et que la tradition judiciaire veut qu’en des cas similaires, où la plainte est reconnue comme partiellement invalide, celle-ci soit systématiquement classée. Ce dont Garzon est accusé reste de fait extrêmement flou. Les plaintes déposées par les associations lui reprochent un abus de pouvoir, caractérisé en Espagne « lorsqu’il est évident, au-delà de tout doute raisonnable, que le juge a en conscience dépassé ses prérogatives et utilisé le droit de façon partiale dans un but autre que celui de la justice ». Il aurait donc abusé de son pouvoir en ouvrant des enquêtes sur les disparitions du franquisme alors même qu’il était conscient que la loi d’amnistie de 1977 l’en empêchait. Ce que Luciano Varela résumait dans des termes peu usuels pour une Cour 64_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
Baltasar Garzon
suprême : Garzon aurait abusé de son « imagination créative ». Le problème de ce raisonnement, en apparence limpide, est le suivant : l’Espagne a signé un certain nombre de traités internationaux incompatibles avec les lois d’amnistie. Certains de ces traités ont donné naissance à des institutions, qui se sont à leur tour Eva Joly,Dominique de Villepin,Baltasar Garzon,Stephen Rapp prononcées explicitement pour l’abrogation de la loi de 1977 et l’ouverture de procédures judiciaires sur la guerre civile. La première d’entre elles est la commission des droits de l’homme de l’ONU. Or la constitution espagnole est limpide sur la question du conflit de normes: les traités internationaux signés par l’Espagne ont primauté sur les lois nationales, et s’imposent à elles. La décision, éminemment politique, de ne pas avoir agit jusqu’ici afin d’abroger la loi de 77 tenait bien plus à « l’esprit de consensus » de la transition que Garzon se voit reprocher d’avoir rompu qu’à «L’un des rares symboles de la une quelconque argumentation juridique valable. justice indépendante dans une Or ce consensus national est de plus en plus fragile, Europe chaque fois plus asservie et exemplifie les limites des amnisties générales. Les manifestations en soutien de Garzon, convoquées sans aux volontés de ses dirigeants le soutien des partis majeurs, et qui ont réuni plusieurs vient d’être suspendu, et son dizaines de milliers de personnes, se sont transformées en procès ouvert, contre toute logique des hommages à la mémoire des victimes du franquisme, et et devant l’incrédulité d’une scène ont mis à jour les insuffisances d’un processus qui a permis internationale impuissante.» à d’anciens bourreaux d’obtenir des postes d’honneur dans la démocratie, tandis que le simple recensement de leurs victimes restait formellement interdit. Si le juge a reçu de nombreux soutiens internationaux, du New York Times à Amnesty International en passant par des représentants de 26 pays membres de l’ONU, la classe politique espagnole, tout aussi crispée que la société, ne lui pardonne par l’intransigeance avec laquelle il a traité ses dérives politico-financières. Le parti populaire a même profité de l’agitation pour tenter d’enfoncer le juge en déposant dans la foulée une deuxième plainte contre lui pour écoutes illégales (voir encadré). Le gouvernement socialiste se refuse lui d’intervenir au prétexte du respect de l’indépendance de la justice, José Luis Zapatero étant allé jusqu’à convoquer une réunion à la Moncloa pour demander à son parti de réfréner leurs prises de position publiques en la faveur du juge. Les autres magistrats, tenus au devoir de réserve, n’ont le courage de le Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_65
rompre. Seule une des magistrate ayant fait partie de l’assemblée du Tribunal Suprême ayant rejeté la demande de Garzon d’ouvrir le procès au franquisme a pris sa plume dans El Pais dans une tribune où elle se demandait si, parce qu’elle avait pris le parti de Garzon dans une assemblée où à la fin la majorité des magistrats refusèrent la demande du juge (13 contre 4), celle-ci ne devrait pas se voir à son tour accusée des mêmes délits que Garzon. Mais Varela, qui suite aux manifestations a décidé d’écarter temporairement la Phalange pour vice de procédure, a verrouillé la procédure et montré clairement, qu’en l’absence de réaction politique, il n’entendait pas céder. L’un des rares symboles de la justice indépendante dans une Europe chaque fois plus asservie aux volontés de ses dirigeants vient d’être suspendu, et son procès ouvert, contre toute logique et devant l’incrédulité d’une scène internationale impuissante. Réduite à lui rendre des hommages et à signer des pétitions dans lesquels ses plus éminents membres, à commencer par Carla Del Ponte, celleci lui a offert un exil doré à la Cour pénale internationale. Un soutien en forme de désespoir à celui qui, par l’arrestation de Pinochet alors que celui-ci faisait son shopping à Londres, fit de la justice universelle un peu plus qu’une simple utopie. Un soutien à un combat, plus qu’à un homme. ParJuan Anatole Branco [fondateur de Jeune République] L’ensemble des photos sont tirées du colloque Justice internationale organisé par Jeune République le 17 mai dernier. Droits réservés à Ines Branco. Les deux autres affaires auxquelles Garzon est confronté Dans le même temps qu’était acceptée la plainte contre son enquête sur les crimes de la guerre civile, deux autres plaintes ont été déposées et ouvertes à son encontre. La première,concernant son enquête sur la trame de corruption du Parti Populaire, vise des écoutes requises par le Procureur du Royaume et validées par Garzon, qui ont permis de révéler l’implication des plus importants cadres du parti. Le PP récuse par ailleurs l’enquête dans son intégralité, malgré l’accablante accumulation de preuves, et les aveux de certains de ces cadres, à commencer par leur trésorier, qu’ils refusent cependant de révoquer.
La troisième procédure concerne des dons effectués par la Banque Santander à une chaire de l’université de New York,qui avait à son tour invité Baltasar Garzon à donner une série de conférence. Celui-ci avait, quelques mois plus tard,classé une affaire concernant la même banque,suivant ainsi l’avis du Ministère public, et avait vu sa décision confirmée par la Salle pénale du Tribunal suprême. Bien que les preuves démontrant que Baltasar Garzon n’a bénéficié d’aucun défraiement ni touché un quelconque salaire pour ses conférences aient été apportées,le juge a été convoqué par le Tribunal. La troublante coïncidence des trois procédures a alimenté la théorie d’une conspiration contre le juge visant à l’écarter définitivement de la scène espagnole. Cette théorie,portée par le très sérieux quotidien El Pais,a été accréditée les révélations de propositions faites au juge d’accepter un poste honorifique à l’étranger en l’échange de l’arrêt des procédures.
66_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
Prix Liberté et Démocratie René Cassin
Entretien avec
BALTASAR GARZÒN Récipiendaire du premier prix Liberté et Démocratie René Cassin, attribué par Jeune République, le juge espagnol Baltasar Garzon revient au cours de cet entretien exclusif sur les durs combats qu’il a du mener ces derniers mois et qui l’ont mené de son tribunal madrilène à la Cour pénale internationale sise à La Haye. Fameux pour avoir arrêté Pinochet, s’être engagé au Parti socialiste espagnol avant d’en inculper la coupole dirigeante pour l’affaire des GAL, combattu avec férocité les narcotraficants galiciens et l’ETA, révélé des trames de financement occulte au Parti Populaire espagnol, ou encore inculpé les principaux membres du gouvernement Bush et démantelé les réseaux européens du terrorisme islamique, il s’est trouvé face à une terrible opposition lorsqu’il a souhaité initier une enquête sur les crimes franquistes. La polémique qui s’ensuivra aboutira à sa suspension, et son recrutement par le Procureur de la CPI, Luis Moreno-Ocampo. Monsieur le juge, vous avez affronté certaines des organisations criminelles les plus puissantes au monde, d’Al-Qaeda à ETA en passant par les réseaux de narcotrafiquants et de corruption politique. Pourtant, en mai dernier, ce ne sont pas eux, et ce n’est pas faute d’avoir essayé, mais de petits groupuscules d’extrême droite qui ont réussi à vous déstabiliser et à vous faire suspendre dans vos sanctions. Est-ce plus difficile de lutter contre l’oubli que contre l’ETA ou des chefs d’Etat ? Il est difficile de lutter contre une quelconque organisation criminelle. Si elle est terroriste, d’autant plus. Ne parlons même pas des organisations à caractère international. Cependant, le plus difficile est d’affronter, non seulement des faits délictueux, comme l’ont été sans aucun doute les assassinats et tortures commis pendant l’époque franquiste, depuis la guerre civile jusqu’à 1951, mais surtout, les disparitions forcées de personnes. La disparition forcée est une forme de détention illégale sans qu’il n’y ait, à partir du moment où cette détention à lieu, plus d’information sur le destin des personnes concernées. Qu’elle soit morte, qu’elle ait été enterrée ou non «L’oubli fait que le crime continue à et où, nul ne le sait, bien que les espoirs s’amoindrissent à être commis» mesure que le temps passe. Ce sont des crimes que le droit Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_67
international protège particulièrement. Ce même droit insiste particulièrement sur le fait que, quel qu’ait été le temps passé depuis les faits, si aucune explication ou indice n’a été donné sur le lieu où les victimes ont été portées disparues qui pourrait permettre aux familles de victimes de se recueillir, le crime continue à être commis. Du Chili au Pérou en passant par de nombreux pays africains, l’absence d’enquête sur ces crimes est perçue comme inacceptable. En Espagne, cela est considéré comme normal. La situation espagnole, et notamment son rapport à la mémoire de la guerre civile et du franquisme, est-elle si spécifique ? Il y a un problème en Espagne, enfin il y en a plusieurs, mais il y a un problème grave, qui est que, pour une raison qui m’échappe bien que je la connaisse, une partie «Une partie de la société espagnole, de la société espagnole, s’appuyant sur le mythe s’appuyant sur le mythe d’une fausse d’une fausse réconciliation, refuse de donner un réconciliation, refuse de donner un espace quelconque à la mémoire historique. Ce espace quelconque à la mémoire refus s’appuie le fait qu’il y a eu une transition historique.» exemplaire, qu’il n’y a plus rien à faire étant donné que les responsables des crimes sont aujourd’hui morts et que ces histoires auraient été oubliées. Or le fait est que ces histoires n’ont pas été oubliées : elles n’ont même pas été racontées. Si nous faisions aujourd’hui un sondage en Espagne sur la tranche des 18-30, voir 35 ans, en leur posant des questions sur la guerre civile espagnole, la disparition de 30.000 enfants pendant la guerre civile et les nombreux autres crimes, nous nous trouverions avec un résultat terrible. Pour une simple raison : parce que jusqu’aux événements qui ont conduit à ma suspension en tant que juge, l’histoire du franquisme ne «Or le fait est que ces histoires s’est jamais contée. Il n’y a jamais eu dans les institutions, ni n’ont pas été oubliées : elles n’ont dans les universités, une seule parcelle d’enseignement de même pas été racontées.» cette histoire. Moi-même, j’ai du apprendre par la force des choses ce qu’a été la guerre civile autrement que par le point de vue franquiste. Lorsque Franco meurt en 1975, j’ai alors vingt ans, rien ne change. Je n’ai toujours accès qu’aux récits de mon oncle, qui avait fait la guerre civile, été arrêté et condamné à mort. Des informations parcellaires, secrètes, rares. Ma famille refusait catégoriquement d’en parler. 68_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
L’on fermait les fenêtres dès que l’on abordait un sujet politique, dix ans après la transition ! Aujourd’hui encore, lorsque l’on aborde ces thématiques, des personnes âgées continuent à demander de baisser la voix. Mais pourquoi leur demande-t-on ? Au cas où, sait-on jamais. Trente «Jusqu’aux événements qui ont cinq ans après la transition ! Cette histoire, donc, conduit à ma suspension en tant n’a jamais été racontée. Et cela, parce que ceux que juge, l’histoire du franquisme qui ont le plus d’intérêts à ce qu’il n’existe pas une ne s’est jamais contée.» vision plus correcte de ce qui s’est passé, ces groupuscules, qui ne représentent rien si ce n’est ce secteur ultra-minoritaire qui prône encore le retour du fascisme au pouvoir, ont gardé un pouvoir de nuisance considérable. Lorsque la polémique concernant les enquêtes que j’avais lancées a commencé, l’un de mes enfants m’a demandé ce que signifiait ce terme de « mémoire historique », s’il s’agissait de donner aux parents la possibilité de savoir où avaient été enterrés ses enfants, afin de pouvoir enfin se recueillir. Lorsque je lui disais que oui, schématiquement, c’était l’enjeu principal, il me demandait : mais alors, quel est le problème ? Et bien le problème est qu’encore aujourd’hui en Espagne, l’on continue à nier qu’il existe des fosses communes. «L’un de mes enfants m’a demandé ce Il est encore des groupuscules, des personnes, qui que signifiait ce terme de « mémoire défendent cet état de fait, où des centaines de milliers historique », s’il s’agissait de donner aux de familles n’ont pas accès aux sépultures de leurs parents la possibilité de savoir où avaient été proches, et ne veulent pas qu’elle change, parce qu’il enterrés ses enfants, afin de pouvoir enfin s’agit de « rouges », et qu’en tant que tels, ils ne méritent se recueillir. Lorsque je lui disais que oui, que les fosses communes et l’oubli de l’histoire. Et ce, schématiquement, c’était l’enjeu principal, alors que dans le même temps, au Valle de los caidos il me demandait : mais alors, quel est le (lieu de recueillement franquiste, ndlr), ces mêmes problème ?» groupuscules continuent à se réunir en toute liberté, afin d’exalter les grandes figures du franquisme. Il n’y a pas si longtemps, j’ai participé à une conférence à Ségovie lors de laquelle un représentant d’un collectif de victimes s’est présenté et nous a dit : vous savez, je n’ai aucune volonté de vengeance ou quoi que ce soit de similaire. Je n’ai qu’une attente : qu’on me dise, enfin, ce qui s’est passé avec mon père, avec mes proches, et que l’on puisse, en famille, les recevoir dignement, que l’on reconnaisse leur statut, et qu’on les réintègre enfin dans notre communauté. Au-delà du débat purement mémoriel, est-il toujours aussi difficile d’effectuer des recherches et d’identifier des fosses communes en Espagne ? Une tentative de normalisation est apparue depuis différentes institutions étatiques. Une loi de mémoire historique a été votée, qui n’est pas très protectrice mais qui est un premier pas, et qui permet aux associations de victimes de faire valoir leurs droits. C’est d’ailleurs dans ce cadre là que Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_69
des associations se sont adressées à moi, dans ce qui a été le point de départ de la polémique. J’ai interprété la loi de façon à leur permettre de connaître la vérité sur cette époque, m’appuyant sur un droit coutumier et international étendu. D’autres juges, majoritairement, ont décidé que j’étais en tort, bien que certains fussent de mon avis et continuent aujourd’hui à défendre ce point de vue. Jusqu’ici, rien que de très normal : cette affaire constituant la première tentative d’interprétation d’une loi, il est tout à fait légitime de s’attendre à des différences d’interprétation de celle-ci. Cependant, à la suite de ce rejet, deux groupes d’extrême droite, et un troisième dont la plainte était un sarcasme en soi, car elle provenait de la même Phalange qui avait commis les crimes soixante dix ans auparavant, m’accusèrent d’abus de droit du fait de l’ouverture de cette enquête. Jamais, jamais, l’interprétation d’une loi ne doit et ne peut être considérée comme un abus de droit, de mon point de vue. Cependant, le contexte, et la réaction de ces mêmes groupements, appuyée par certains moyens de communication qui lui sont proches, a débouché sur ce processus dont les perspectives sont aujourd’hui pour moi, je dois le dire, assez sombres.
«Jamais, jamais, l’interprétation d’une loi ne doit et ne peut être considérée comme un abus de droit, de mon point de vue.»
Cette situation semble montrer à quel point la transmission de la mémoire est importante, et comment le fait que cette transmission n’ait pas eu lieu peut mener à des situations complètement absurdes. Revenons sur un point qui peut sembler dérisoire, mais qui est aussi fortement symbolique. Lors de la polémique de l’année dernière, et au-delà d’un soutien populaire inédit en Espagne (près de 100.000 personnes manifestent pour appuyer le juge, ndlr) vous avez été très soutenu par la communauté du cinéma, tant espagnole qu’internationale. Pedro Almodovar a par exemple organisé une conférence de presse afin de vous défendre, épaulé par les pontes du cinéma espagnol, et le festival d’Estoril vous a rendu un hommage. Comment interprétez-vous ces gestes ? Pensez-vous que le cinéma et la justice poursuivent le même objectif, et aient dans la même mesure le besoin de défendre une certaine conception de la mémoire historique ?
Le cinéma comme la justice et comme toutes les activités humaines sont faites par des hommes, ce qui explique cet irrépressible besoin d’interpréter l’histoire dans un sens ou dans un autre, et d’y chercher des enseignements à tirer. Sur la mobilisation des acteurs et réalisateurs en Espagne en particulier, elle s’inscrit dans la continuité de son premier engagement, massif, contre la guerre en Irak. Les collectifs d’artistes qui s’étaient alors «Pervertir la relation d’une société à son histoire formés et qui avaient joué un simplement parce que l’on refuse d’accepter, après rôle très important dans le tant de temps, la réalité des faits tels qu’ils nous mouvement pacifiste ont laissé sont exposés, est extrêmement grave, surtout des structures importantes lorsqu’elle débouche sur l’utilisation de l’art à des qui ont essaimé et abouti à leur fins politiques.» remobilisation pendant cette 70_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
période. Il est selon moi logique qu’ils se soient particulièrement engagés sur ce thème de la mémoire et plus largement de la justice universelle : ces collectifs sont, ou devraient être, toujours aux avant-gardes de l’engagement, de tous les engagements. Ils l’ont d’ailleurs été dans des situations similaires tant en Argentine, au Chili comme en Espagne. Sur la question plus spécifique des crimes du franquisme, si un grand nombre d’entre eux se sont mobilisés, il ne faut pas oublier ceux qui continuent d’offrir un révisionnisme historique sur cette période extrêmement dangereuse. Pervertir la relation d’une société à son histoire simplement parce que l’on refuse d’accepter, après tant de temps, la réalité des faits tels qu’ils nous sont exposés, est extrêmement grave, surtout lorsqu’elle débouche sur l’utilisation de l’art à des fins politiques. Dans le cas de la mobilisation en ma faveur, il s’est agi exclusivement de prises de parole et d’engagements dans le réel, et non de l’utilisation de la fiction à des fins propagandistes. La distinction mérite d’être établie. La transition espagnole La transition espagnole a toujours été présentée comme un modèle, et elle l’a très certainement été. Mais la transition espagnole a été aussi emplie de vides, d’absences, dont la justice a été la principale composante. Personne, à l’époque, ne s’était posé la question de la justice. Ceux qui aujourd’hui s’appuient sur la loi d’amnistie votée à l’époque, pour défendre le fait que l’on ne puisse enquêter sur ces crimes semblent oublier que, lorsque cette loi fut votée, personne n’avait envisagé qu’elle s’appliquerait contre des crimes contre l’humanité. Premièrement parce qu’elle ne le pouvait pas : aucune loi d’amnistie ne peut se prévaloir d’une quelconque validité dès lors qu’il s’agit de crimes contre l’humanité. L’essence même de la déclaration universelle des droits de l’homme et toute l’évolution du droit international depuis Nuremberg l’interdit. Le dernier exemple de cela est en Uruguay, où la Cour suprême a déclaré nulle et non avenue « la loi de caducité », décision qui devrait être suivie ce mois par la décision de la Cour interaméricaine des droits de l’homme sur loi d’amnistie du Brésil, qui très prévisiblement l’annulera. Deuxièmement, parce qu’elle était à l’époque même interprétée différemment. La loi d’amnistie et le décret royal qui l’avait précédé en juillet 1976 avaient été interprétés par le Procureur général du Royaume de façon extrêmement restrictive, celui-ci ayant diffusé des instructions afin qu’elle ne s’appliquât explicitement pas à des crimes contre l’humanité. Mais de toute façon j’avais pour ma part tenté de montrer que la loi d’amnistie n’avait lieu d’être appliquée sur l’affaire dont j’étais saisi en montrant que, selon la coutume du droit international, les crimes dont nous parlons, bien qu’ils prennent leur racine dans Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_71
la période allant de la guerre civile à 1951, continuent aujourd’hui à être commis, du fait même qu’aucune aide n’ait été apporté aux victimes pour connaître la vérité et les emplacements des fosses communes où ont été enterrés leurs proches. La transition a eu une autre caractéristique qui a affecté fondamentalement les questions de justice, et qui est que l’objectif principal de l’époque, tant des élites que des populations, était d’entrer au plus vite dans les communautés européennes, et de devenir plus européens que Bruxelles. L’Europe était un exemple, la modernité que nous souhaitions atteindre. Le passé dans ce cadre n’intéressait personne, seules passionnaient les perspectives d’avenir. Il n’y eut d’ailleurs pas de « dépassement » de ce passé dont parlent aujourd’hui certains : personne n’en discuta jamais. Les archives des débats parlementaires de l’époque le montrent : il n’y a pas une référence aux crimes du passé, pour lesquels il n’y avait à l’époque de toute façon aucun espoir de réparation. Il faut ajouter à cela que la justice, en Espagne, n’a pas connu de transition. Les mêmes juges qui agissaient pendant l’époque franquiste, et en appliquaient les lois, ont commencé à appliquer les lois de la démocratie, sans qu’il n’y eu nulle épuration ni réflexion sur la nature des instances judiciaires. La loi instituant «Les mêmes juges qui agissaient pendant le Tribunal Suprême (qui a statué sur sa l’époque franquiste, et en appliquaient les suspension, ndlr) est restée la même que lois, ont commencé à appliquer les lois de la démocratie, sans qu’il n’y eu nulle celle de 1944. Cette accumulation de circonstances, épuration ni réflexion sur la nature des compréhensibles pour une période où instances judiciaires.» l’évolution politique comportait un risque évident de rechute, a empêché à l’époque l’émergence de toute réflexion sur les crimes du passé. Les tentatives de coup d’Etat qui suivirent les premières années de la transition ont montré à quel point ce processus était fragile et ont donné leur part de raison aux décideurs de l’époque. Mais aujourd’hui, lorsque les victimes demandent des enquêtes, et demandent à savoir ce qu’il s’est passé avec leurs familles, l’Etat n’a plus de raison objective de leur opposer une fin de non recevoir. Au contraire, cela devrait devenir une affaire d’Etat. Il est temps que les 132 à 152 000 disparus soient rendus à leurs familles.
«L’Europe était un exemple, la modernité que nous souhaitions atteindre. Le passé dans ce cadre n’intéressait personne, seules passionnaient les perspectives d’avenir.»
Comment expliquez-vous que toutes, ou presque toutes, les forces politiques, aient, sous des gouvernements de droite et de gauche, refusé d’ouvrir ce dossier depuis l’avènement de la démocratie espagnole? - Regardez encore aujourd’hui, sous un gouvernement socialiste. La loi de mémoire historique, pourtant on ne peut plus symbolique et faible, n’a pas été approuvée à l’unanimité, malgré l’inanité de ses dispositifs : le parti populaire (principal parti d’opposition espagnol, de droite libérale, ndlr) s’y est opposé. Pourquoi reste-t-on dans cette crispation, et pourquoi rien n’a-t-il été tenté 72_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
auparavant? Parce qu’à l’évidence, l’on n’a pas donné au sujet l’importance politique qui lui revenait, au contraire de la majorité des pays qui ont connu des situations similaires. Le processus de réconciliation avec le passé et la récupération de la mémoire ont toujours été liés aux processus juridiques. L’Argentine est en train de donner un exemple d’éthique et de responsabilité au monde entier qui sera difficilement imitable dans les prochains temps. Les chefs de la junte militaire, les plus hauts responsables de la dictature et de ses crimes, ont été jugés et condamnés en 1985. «Parce qu’en Espagne, et l’on a Pourtant, dès l’année suivante, une sorte de loi d’amnistie était tendance à l’oublier à l’étranger, votée, coupant l’herbe sous les pieds de l’institution judiciaire. il y a eu une dictature de 40 Les plus hauts responsables se voyaient graciés en 1990. Il a ans. Tout change. Une dictature fallu attendre 2005, et que de nombreux facteurs, notamment décennale n’a pas les mêmes l’action de la justice pénale universelle y concourent, pour que effets qu’un demi-siècle de cette immunité soit rompue par la Cour suprême. Une décision répression.» qui suppose qu’aujourd’hui même, plus de 500 personnes sont en attente de jugement, tandis qu’une centaine d’entre elles a déjà été condamnée. Cela montre que, même si la volonté politique peut retarder les processus judiciaires, ceux-ci finissent normalement par s’imposer. Pourquoi cela n’est pas encore arrivé en Espagne ? Parce qu’en Espagne, et l’on a tendance à l’oublier à l’étranger, il y a eu une dictature de 40 ans. Tout change. Une dictature décennale n’a pas les mêmes effets qu’un demi-siècle de répression. Pendant ces quarante ans, des choses positives ont dilué le souvenir des côtés négatifs de la dictature. Le passage du temps, les problèmes du quotidien sur plusieurs générations, ont fait disparaître la référence aux événements les plus dramatiques et laissé s’installer une certaine habitude. Malgré cela, il est triste de constater que les forces politiques n’aient pas effectué de retour sur ces événements. Je le regrette personnellement. Je me suis engagé il y a de nombreuses années à ne pas mettre les pieds au Valle de los
Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_73
caidos jusqu’au jour où il ne devienne un centre de la mémoire historique nationale. Peut être ce jour là pourrons nous parler de réelle réconciliation. Regardez l’exemple argentin, l’école mécanique de l’armée de Buenos Aires, où cinq mille sept cents personnes ont été arrêtés et ont disparu, et où seulement une centaine de prisonniers a survécu. Cette école mécanique est devenue aujourd’hui un centre de la mémoire historique où les enfants et les petitsenfants des victimes se mobilisent pour leur mémoire, de façon beaucoup plus intense que les personnes qui se sont vues directement concernées par les événements. Il s’agit d’un véritable exemple de capacité à s’approprier la mémoire par ses symboles, et renverser le sentiment d’oppression qui accable les victimes longtemps après la commission des crimes. La justice est-elle véritablement le seul moyen d’accéder à une réconciliation de la nation avec son passé ? D’autres exemples, tels celui de l’Afrique du Sud post-apartheid, ne doivent-ils pas être privilégiés ? L’on prend souvent l’exemple sud-africain comme modèle qui montrerait comment la justice pénale ne serait pas le passage obligé vers la réconciliation. Mais l’on tend à oublier que Mandela est le rouage clef qui a permis ce processus. Son rôle crucial, sa personnalité, son parcours, n’existent pas dans l’ensemble des pays connaissant des processus transitionnels. Il n’y a eu qu’un Mandela, malheureusement. Par ailleurs, s’il a permis d’obtenir un accord national, il l’a surtout accompagné d’une importante «Ne pas reconnaître, ou reconnaître reconnaissance devant les commissions Vérité et partiellement, les crimes qui ont réconciliation, face auxquelles chacun des responsables touché les populations d’un pays des crimes de l’apartheid a du reconnaître ses crimes et ouvre la porte à la répétition de demander pardon aux victimes. Celui qui s’y refusait était l’histoire.» déferré devant un juge et emprisonné ! Il faut donc rétablir un semblant d’objectivité sur le processus sud-africain. Ce processus est né d’une décision politique, importante, mais qui s’est fondée sur l’acceptation de la confrontation du pays avec son passé, avec un passé qui autrement aurait gardé une actualité dangereuse. Ne pas reconnaître, ou reconnaître partiellement, les crimes qui ont touché les populations d’un pays ouvre la porte à la répétition de l’histoire. Encore une fois, ce doit être une décision étatique qui doit ouvrir la porte à la réconciliation, et elle doit passer par une confrontation avec le passé. Cela étant dit, je ne prétends pas que la justice, et la justice pénale soit un moyen idoine. Je ne l’ai jamais dit et je ne le dirai jamais. Au contraire, la justice pénale doit être le dernier recours. Disons seulement qu’en l’absence d’autres alternatives, elle doit pouvoir agir.
74_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
Cette situation que vous décriviez en Espagne, de refus de la mémoire, s’est développée dans de nombreux pays, au Portugal entre autres, où les dictatures ont aussi connu une existence très prolongée. Elle ne concerne d’ailleurs pas seulement les crimes, mais aussi la douleur causée par la faim, des structures sociales figées… Les propos que je tiens valent pour tous les citoyens et tous les pays du monde. Les crimes dont nous parlons, des crimes de guerre au génocide en passant par les crimes contre l’humanité, affectent la communauté internationale dans son ensemble. Ce sont des crimes universels. Je suis tout aussi victime que vous de ce qui est en train d’arriver aujourd’hui au Kenya, en Afghanistan, en Colombie en France ou en Espagne. La grande conquête de la justice universelle est d’avoir montré cette identité, et de s’être érigée en dernière, ultime arme contre l’impunité, qui est «Evidemment, l’impunité ne sera jamais un phénomène qui nous touche tous. Evidemment, éradiquée. Cependant, les dernières l’impunité ne sera jamais éradiquée. Cependant, décennies, et en particulier depuis les dernières décennies, et en particulier depuis Nuremberg, se sont formés une série de Nuremberg, se sont formés une série de principes principes qui ont progressivement créé qui ont progressivement créé une sécurité juridique une sécurité juridique mondiale contre mondiale contre ces crimes. Dans le même temps, ces crimes.» ce que je viens de dire devient contestable dès que vous mentionnez l’Irak, le Soudan, l’Afghanistan, la Palestine… Là, nous pourrions en discuter, et notamment du rôle de la CPI dans ces situations. La CPI, pour moi, est l’initiative de paix la plus importante du XXe siècle. Pour la première fois, un nombre important de pays, maintenant 114, se sont mis d’accord pour créer un organisme judiciaire permanent, indépendant et autonome, pour exiger la responsabilité pénale à ceux qui commettent des crimes contre la communauté internationale, comme les crimes de guerre, contre l’humanité, génocide ou d’agression. Cette avancée est spectaculaire. Peut-être pas encore à la mesure de nos désirs, mais elle est spectaculaire. Quant à la question du passé, elle est encore vivante dans de nombreux pays. Dans d’autres, elle est en cours de résolution. Différents moyens de s’y confronter s’opposent, se concurrencent. En Espagne, on a décidé de prendre une voie que je qualifierais de moyenne : attaquons nous au juge, car en tuant le chien, la rage disparaîtra. Aujourd’hui, plus personne ne fait ni n’enquête sur rien de relatif au franquisme. Fini. Mais attention, une autre des conquêtes de la communauté internationale, et donc de chacun d’entre nous, est qu’un système juridique de garanties et de principes internationaux s’est progressivement développé à l’échelon supraétatique. Ce système pose des limites très claires à l’inaction, quelle que soit le statut des personnes concernées dans leur pays. En Espagne, certains disent qu’il ne faut pas enquêter sur les crimes du franquisme. Qu’il ne faut pas enquêter sur les enfants perdus du franquisme, afin de ne pas ranimer Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_75
de trop vieilles tensions et rancœurs. Or, dans le même temps, le Conseil de l’Europe, le Conseil des droits de l’homme des nations unies, le rapporteur aux droits de l’homme des nations unies, de façon réitérée, répètent que ces faits doivent être mis sur enquête, qu’une réponse doit être donnée aux victimes. Nous devons enquêter sur ces crimes, nous disent-ils. Il arrivera certainement un moment lors duquel la Cour Européenne des droits de l’homme, à qui a déjà été déposée une plainte provenant des associations de victimes en question, prononcera: il faut enquêter sur ces faits. Et alors les autorités judiciaires espagnoles, et l’Etat espagnol, devront enfin répondre aux sollicitations, et devront trouver une solution. Judiciaire ou non. Rien ne se perd véritablement donc. Bien évidemment, certains faits seront difficilement réparés ou établis par la voie de la justice et devront l’être par d’autres moyens qui sont ceux de la justice transitionnelle, mais ils finiront par connaître des enquêtes, et une reconnaissance de leur existence. (Question de la salle) Je souhaiterai vous demander votre point de vue sur la situation actuelle, où nous voyons certaines idéologies extrêmes, notamment des nationalismes à la limite du fanatisme comme en Russie, resurgir ; où les sociétés occidentales reconnaissent difficilement les valeurs politiques et sociales au fondement de leur contrat social: où les jeunes, et moins jeunes, préfèrent jouer l’autruche quand tout s’effondre. L’extrémisme vis à vis des immigrés, des plus pauvres et défavorisés, bref des situations les plus fragiles, me rappelle étrangement une situation que nous avons vécu avant les première et deuxième guerres mondiales. La question que je souhaiterai vous poser est : comment pouvons-nous, nous, en tant que société civile qui avons vécu auparavant les dictatures et connaissons trop bien la différence avec la démocratie, aider les plus jeunes, ne serait-ce qu’à leur faire réaliser la valeur du régime dans lequel ils vivent; et comment pouvons nous agir afin que les dictatures brutales d’une droite qui peut se montrer fanatique, et qui ont marqué la péninsule, ne ressurgissent pas? Vous posez une question fondamentale, qui est celle de l’engagement individuel. Il est intéressant de faire l’analyse historique des faits, de chercher à ce que le passé devienne un appui dans le présent pour construire un avenir par le biais de la justice, les institutions, la protection des victimes, la recherche de la vérité etc. Mais que pouvons nous faire de plus, à titre individuel, effectivement ? Lorsque vous dites qu’au coin de la rue pourraient nous attendre des situations similaires à celle qu’à vécu toute une partie de l’Europe occidentale au long du XXe siècle, et je crois personnellement que si elles venaient à se reproduire ces situations ne seraient pas similaires mais bien plus graves, je vous réponds que la seule réplique que nous pouvons apporter est à la fois antique et fondamentalement actuelle : lutter contre l’indifférence. Le sens du bien commun, de l’Etat, la défense des valeurs de base (l’éthique, la responsabilité, 76_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
l’engagement, la tolérance…) que nous ne réinventerons pas mais que nous devons maintenant mettre en application, sont autant de chantiers à mettre en œuvre d’urgence. Ancrer dans le réel ces valeurs implique un engagement responsable de tous, depuis les pouvoirs publics jusqu’aux parents, pour réussir à moyen et long terme que cette indifférence qui menace la cohésion de nos sociétés disparaisse. «Lutter contre l’indifférence. Le sens du bien Il y a maintenant de nombreuses années, commun, de l’Etat, la défense des valeurs de Victor Hugo se voyait poser la question base (l’éthique, la responsabilité, l’engagement, suivante par des entrepreneurs qui l’avaient la tolérance…) que nous ne réinventerons pas invité : que pouvons-nous faire pour lutter mais que nous devons maintenant mettre en contre la corruption ? Victor Hugo leur application, sont autant de chantiers à mettre en répondit : construisez des écoles et appliquez œuvre d’urgence.» vous-mêmes les principes qui y sont développés et transmis. L’éducation est un outil fondamental. Elle est un outil fondamental pour la reconnaissance du passé et la construction du futur. Lorsque des discours négationnistes émergent face à des phénomènes pour lesquels l’on n’ose reconnaître nos torts, toute construction sociétale devient impossible. L’utilisation de l’immédiat, les profits tirés de la chose publique, la rentabilité exclusivement électorale afin de gagner le pouvoir pour ensuite s’en désengager au détriment du pacte signé avec le citoyen, par exemple, sont autant d’éléments qui empêchent la construction d’un futur commun, et qui ne permettent pas d’empêcher que le serpent ponde à nouveau son oeuf. Albert Camus, dans la Peste, décrivait parfaitement cette éthique de responsabilité qui doit nous animer. Il faisait répondre à son médecin à la question « qu’est-ce que l’honnêteté ? », qu’il n’en savait rien, mais que dans son cas, il s’agissait simplement de faire ce qui lui correspondait en fonction du rôle qui lui était attribué dans une situation donnée. Répondre de ses actes, être cohérent avec ses idéaux et chercher l’éthique de la responsabilité plutôt que l’intérêt individuel. «L’éducation est un outil Que faire pour le futur ? Si nous ne réussissons pas fondamental. Elle est un à rétablir ces valeurs, cette conscience de la chose outil fondamental pour la publique, du bien commun, de la tolérance, nous ne reconnaissance du passé et pourrons rien. Vous mentionniez l’immigration, la la construction du futur.» pauvreté. Evidemment, il s’agit d’un chapitre essentiel. De quoi nous sert parler de droits de l’homme si ceuxlà mêmes à qui nous demandons de s’engager n’ont pas de quoi se nourrir. Chercher à résoudre ces questions avant d’exiger aux populations de se pencher sur des situations plus complexes, plus éloignées, plus difficiles, est impossible. Et là, les Etats et les dirigeants ont une responsabilité d’engagement, qui montre à quel point droits de l’homme et droits sociaux sont liés.
Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_77
Plus spécifiquement, dans le domaine du respect des droits de l’homme Sur la limite entre le bien et le mal, entre ce qui doit et ne pas être fait, je me réfère à cette anecdote datant de 1978 en Italie, dont le protagoniste est le général Carlo Alberto Dalla Chiesa, tué par la mafia en 1982. A cette époque, le Général Dalla Chiesa a sous son commandement les unités anti-terroristes. Lorsqu’Aldo Moro, président de la démocratie «Là est l’exemple à suivre. Là est la limite chrétienne et ancien Président de la république est séquestré par les brigades Rouges, qui entre ce qui peut et ne peut être.» demandent une série de compensations auxquelles l’Etat refuse de se soumettre, c’est à lui qu’il revient de gérer la situation. Les brigades rouges menacent d’exécuter l’otage, ce qui arrivera plus tard. En attendant, l’un des membres des brigades rouges est détenu, et est porté auprès du général. Après une série d’interrogatoires, l’un des membres de l’Etat major lui fait comprendre que la seule façon par laquelle ils pourraient réussir à obtenir les informations sur le lieu de séquestration d’Aldo Moro est la torture. Le général répondit simplement : L’Italie peut certainement se permettre la perte d’Aldo Moro. Elle ne peut se permettre la torture. Là est l’exemple à suivre. Là est la limite entre ce qui peut et ne peut être. Le jour ou nous réussirons, comme parents, comme citoyens, comme institutions, à transmettre à ceux qui nous succèdent cette conscience, jusqu’à ce qu’eux mêmes soient capables d’assumer cette part de responsabilité, d’assumer que ce qui aujourd’hui arrive au Soudan, en Afghanistan, en Espagne ou en Italie, chez leurs pires ennemis comme chez leurs proches comme leur problème, ce jour là, nous aurons effectué un pas en avant majeur. Nous avons déjà avancé en ce sens. Par exemple, «Si nous commencions par tenter grâce au développement qu’ont connu les de convaincre nos voisins, qui moyens de communication. Il peut être négatif en jusqu’à ce qu’ils nous écoutent, certains points mais a été massivement positif et à leur tour essayent d’en en amenant, par l’immédiateté des images, en convaincre d’autres ?» temps réel, à faire prendre conscience, par les journaux, les 20H, au déjeuner, au diner, l’ensemble des sociétés occidentales des crimes commis aux quatre coins de la terre. Combien d’entre nous ne nous sommes pas dit : il faut que je coupe la télé, je ne supporte plus ces images. Avoir fait ressentir cette sensation à des millions de personnes, non pas pour qu’elles aient au final changé de chaine au profit d’une émission people, mais pour qu’elles aient fini par accepter cette réalité, s’identifier et réagir voilà une avancée formidable. Face à cela, nombre d’indifférents préfèrent répondre ; « mais qu’est ce que je pourrais faire moi ? Même mon voisin ne m’écouterait pas ». Et s’ils commençaient, si nous commencions par tenter de convaincre nos voisins, 78_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
qui jusqu’à ce qu’ils nous écoutent, et à leur tour essayent d’en convaincre d’autres ? Je me souviens d’un journaliste, ami, qui écrivait dans un grand journal espagnol lorsque commencèrent les procédures en Espagne contre la dictature argentine, sur le principe de justice universelle. Peu confiant, il utilisait dans ses articles une symbolique taurine, afin de donner son point de vue : l’ouverture des procédures en Argentine était décrite comme un salut porté au soleil. Ceux qui aiment les corridas comprendront la parabole : le salut porté au soleil est un geste désespéré du torrero qui, lorsque plus rien ne va, regarde le soleil les yeux dans les yeux, et fini à l’aveugle sa corrida. Un acte héroïque qui ne débouche sur rien, voir sur la perdition de celui qui le commet. Voilà donc comment mon ami décrivait les procédures initiées contre des dictateurs situés à 10 000 km des juges qui les avaient initiées. «Le salut porté au soleil est un geste désespéré Mais voilà, malgré la métaphore, les procédures du torrero qui, lorsque plus rien ne va, regarde le furent lancées. Les victimes en Argentine s’y soleil les yeux dans les yeux, et fini à l’aveugle sa accrochèrent et formèrent un mouvement. corrida. Un acte héroïque qui ne débouche sur rien, Pendant 20 ans, semaine après semaine, elles voir sur la perdition de celui qui le commet.» s’installèrent chaque jeudi, sur la Place de Mai à Buenos Aires, afin de dénoncer l’absence de justice. Seules, allant frapper aux portes de chaque homme politique, de chaque juge, couvrant de honte ceux qui ne leur répondaient pas, elles continuèrent, et continuèrent. Un jour, s’ouvrirent quelques portes à l’international. Elles continuèrent. Plus tard, s’ouvrirent des portes de juges en Espagne, puis dans d’autres pays. Et elles continuèrent, faisant face jour après jour au mur du silence. Elles continuèrent jusqu’à ce qu’un jour, une personne accepte de collaborer. Cette personne se présenta et confessa ses crimes. Peut-être n’imaginait-il pas à l’époque qu’il serait aujourd’hui condamné à 1088 années de prison pour crimes de l’humanité, mais il fut condamné. Et elles continuèrent. Et cette seule présence, accompagné de ce salut porté au soleil, finit par créer un mouvement de contagion. Et aujourd’hui, l’exemple argentin est un compendium de tout ce qui a été ce mouvement qui, à ses débuts, pouvait porter à croire qu’il n’amènerait à rien, qu’il n’était qu’un salut porté au soleil, un mouvement qui finalement est devenu une réalité qui s’est étendue à d’autres pays. Ce salut porté au soleil est entrain de devenir un exemple de comment un mouvement initié par des juges, dans différentes parties du globe, peut permettre que la justice d’un autre pays finisse par se dignifier, et se transformer. Ces exemples sont importants. L’effort de chacun est important. Bien sur ces efforts peuvent conduire à une frustration, et à ce que quelqu’un dise « à quoi bon tous ces efforts si au final, c’est pour que Pinochet s’en soit allé mourir dans son pays natal ». Il faudra alors rappeler que le Pinochet qui s’en fut agoniser au Chili n’était déjà plus le même que celui qui avait atterri à Londres avec un problème d’hernie discale. Il venait de passer plus de 500 jours en prison, même s’il s’agissait d’une villa de luxe où Margaret Thatcher venait lui rendre régulièrement visite. Il y était arrêté, n’en pouvait sortir, et Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_79
Remise du Prix René Cassin
pendant ce temps là, au Chili, et dans le monde entier, de nombreuses autres procédures furent déclenchées. Je racontais tout à l’heure l’anecdote suivante, qui montre un peu comment l’effet papillon, comment un geste qui peut sembler insignifiant quelque part peut avoir des effets sans commune mesure dans une autre partie du globe. En décembre 1998, je donnai l’ordre formel d’initier les procédures contre Augusto Pinochet. Un mois auparavant avait été ordonné son arrestation. Dans cet intérim, des mesures avaient été prises pour obtenir l’extradition du dictateur pour 1148 cas de disparitions qui avaient été plus ou moins inventoriées pendant son mandat. L’histoire de son arrestation, et du refus de son extradition, est bien connue. Elle permet à certains de dire, voilà, tout ça pour ça. Je voudrais revenir sur un autre élément, moins connu, de cette affaire. Bien plus tard, en 2002, un grand avocat et militant des droits de l’homme, qui avait été l’avocat qui avait lancé les accusations contre Pinochet, un avocat qui fut conseiller de Salvador Allende, qui était là lorsque le Palais de la Monnaie fut encerclé, et auquel Salvador Allende avait exigé, quelques minutes avant son suicide, « Pars et raconte au monde ce qui est arrivé ici. Assure toi que justice soit faite». Cet homme, qui depuis lors a accompli cette promesse, est s’est dédié corps et âme à obtenir une réponse pénale à ces faits, viens me voir en 2002 et me dit qu’il existe une possibilité qu’aux Etats-Unis il soit possible de bloquer les avoirs placés par Pinochet. Lorsque je lui demande comment, il répond que l’un des comités du Sénat américain est en train d’enquêter sur le cas Pinochet, par le biais du Patriot act, que j’ai beaucoup critiqué mais qui a peut être connu là sa seule application positive. Cet acte permet en effet de confisquer les avoirs des dictateurs. La banque sous enquête s’appelait la Riggs Bank, qui aujourd’hui à disparu en conséquence de cette affaire, et le Sénat demandait une copie «Réalisez comment l’engagement concret de ma résolution afin de la condamner. d’une personne dans un quelconque endroit, Une résolution jamais appliquée, dont pour isolée qu’elle puisse paraître, peut on aurait pu croire qu’elle avait été un produire des effets imprévisibles.» coup d’épée dans l’eau. Or justement, le comité inculpait la banque pour avoir, connaissant l’ordre international de gel des avoirs, permis le retrait à sa filiale Londres des 7 ou 8 millions d’euros le jour après l’émission de cet ordre par des proches et familiers de Pinochet. Le comité accusait la banque d’avoir rompu différentes normes américaines, et lui imposèrent une amende de 16 millions de dollars, ainsi que le retrait de
80_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
la licence opérationnelle aux Etats-Unis. Une action fut lancée en Espagne à la suite de cette condamnation contre Pinochet, sa famille, son avocat et de nombreux employés de la banque concernée. Au final, et alors que les procédures sont encore en cours, l’on obtint de la banque pour qu’elle signât un accord avec les victimes par lequel elle s’engageait à leur verser 9 millions d’euros. Ce fut la première quantité, qui à travers la fondation Salvador Allende, fut distribuée à chacune des victimes de la dictature chilienne. Ce fut cette procédure qui mis à jour la supercherie utilisée par Pinochet, qui se prétendait sénile afin d’échapper aux poursuites, alors que son rôle venait d’être établi dans ces opérations. Ce fut cette condamnation qui permit de poursuivre, pour détournement de fonds et blanchiment d’argent, la plupart de ses proches collaborateurs. Réalisez comment l’engagement concret d’une personne dans un quelconque endroit, pour isolée qu’elle puisse paraître, peut produire des effets imprévisibles. C’est cette action que nous devons tous exercer. Un quelconque effort, un quelconque engagement, aussi futile, aussi inutile qu’il puisse sembler, peut produire des effets que l’on ne peut anticiper. Pour peu qu’elle nous semble nécessaire, elle doit être menée avec rigueur et constance, à quelle qu’échelle qu’elle puisse se trouver. Propos recueillis par J.B
Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_81
DROIT À LA GUERRE: Evolutions de la Convention de Genève au Statut de Rome Par Armand Terrien
En 1859, l’homme d’affaires suisse Henri Dunant découvre les horreurs du champ de bataille de Solférino. L’expérience le conduit à publier trois ans plus tard son Souvenir de Solférino, dans lequel il développe la double thèse selon laquelle chaque pays devrait doter son armée d’une force auxiliaire de secours aux victimes de la force armée, et définir avec ses voisins un cadre juridique destiné à prévenir ou limiter les maux infligés aux personnes, combattants ou non, durant un conflit armé. En 1864 est ratifiée la première convention de Genève: le droit international humanitaire contemporain est né.
Premières prescriptions, premières codifications unilatérales Déjà, au fil des siècles, des individus, personnes privées ou chefs de guerre avaient cherché par des écrits prescriptifs, traités de philosophie ou manuels du combattant, à retenir le bras du guerrier, conscients que le besoin des nations à mener la guerre devait trouver sa limite dans celui des individus à vivre en paix. L’exemple fondateur souvent cité est celui des lois de Manou, rédigées selon les sources sources vers 1200 avant J.C ou entre 200 avant et 200 après J.C.: ces maximes ou préceptes religieux commandent au vainqueur d’épargner le vaincu, le blessé et le guerrier qui se rend et de respecter les lois des nations conquises. Il interdit également l’utilisation de flèches à pointe recourbée, empoisonnée ou enflammée. Ce souci de la personne identifie cet écrit de l’Inde ancienne comme un texte de droit humanitaire, et non de droit des relations entre États. L’émergence du droit de la guerre suit ensuite le mouvement de la pensée médiévale, moderne et contemporaine. Au Xe siècle, dans l’esprit des textes des Pères de l’Église, les Conciles de Charroux, Narbonne, Anse et Limoges consacrent la paix de Dieu, paix qui protège les édifices religieux, mais aussi les pauvres, les clercs, les marchands, agriculteurs et pèlerins ainsi que leurs
82_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
biens. Le non-respect de la Paix de Dieu entraîne l’excommunication. Le Viqâyet de 1280 entreprend pour sa part une codification systématique du droit de la guerre, entendant protéger vieillards, femmes, enfants, aliénés, infirmes, parlementaires, sources et fontaines, des effets de la guerre. A l’époque moderne apparaissent les codes prescrits par les souverains. Ainsi, les Articles de guerre imposés à ses troupes par Gustave II Adolphe de Suède en 1621, punissent le viol de mort, interdisent l’incendie des villes, églises, hôpitaux, moulins et écoles, sauf ordre direct du supérieur hiérarchique. Les philosophes et jurisconsultes, «Bien avant le XIXe siècle et la conventionnalisation Montesquieu, Vattel et Rousseau en tête, du droit des conflits armés, les grands principes qui témoins des guerres qui continuent à déchirer vont animer celui-ci sont déjà identifiés: exigence l’Europe tentent d’influer les esprits. Mais on de distinction entre combattant et non-combattant, est passé de la guerre courtoise à la guerre de de limitation dans les moyens de conduire la guerre, religion, justement, et d’autres, comme Grotius ainsi que possibilité de réprimer les violations des ou Wheaton affirment sans vergogne que tous règles applicables aux combats.» les sujets de l’ennemi, sans distinction, peuvent encourir le sort des armes. On voit ainsi que bien avant le XIXe siècle et la conventionnalisation du droit des conflits armés, les grands principes qui vont animer celui-ci sont déjà identifiés: exigence de distinction entre combattant et non-combattant, de limitation dans les moyens de conduire la guerre, ainsi que possibilité de réprimer les violations des règles applicables aux combats. Dans une moindre mesure, la non-discrimination dans les soins apportés aux blessés et aux malades, puis les règles de la neutralité, se développent également. Le dernier, et le plus abouti de ces efforts de codification unilatérale du comportement des forces armées d’une nation, est le Code Lieber. En 1863, un an avant la ratification de la première convention de Genève, le président Lincoln promulgue un acte dont il a confié la rédaction au juriste et philosophe politique Francis Lieber, qui dicte les règles que les troupes de l’Union doivent suivre dans leurs rapports avec les populations et armées des États sécessionnistes. Ce code embrasse tout à la fois la loi martiale, le traitement des espions, des traitres, des prisonniers de guerre ainsi que celui des personnes civiles (régime des réquisitions en territoire ennemi, etc.). Il pose également les principes d’une juridiction militaire qui soit plus qu’une juridiction ad hoc ou d’exception. L’approche de Lieber envisage enfin, et apparaît comme révolutionnaire dans la nuance de son propos à ce sujet, un rapport réciproque entre population civile et force armée, sous la forme d’un pacte moral. Tant que la population n’entrave pas la marche de l’armée, elle doit être bien traitée. Si elle entre en résistance, des mesures peuvent être prises pour contrer son action, mais avec le plus grand discernement.
Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_83
L’ère contemporaine du multilatéralisme conventionnel La première Convention de Genève marque le début d’un vaste mouvement de codification conventionnelle du droit de la guerre, qui trouve rapidement son articulation entre droit des conflits et droit des personnes. On en vient ainsi à parler de Droit de Genève pour tout ce qui concerne le droit des personnes entrainées dans le tourbillon de la guerre, et de droit de La Haye, pour ce qui relève des rapports entre États. Les Conférences de La Haye de 1899 et 1907 pour le désarmement et la prévention de la guerre ne font pas clairement cette distinction, qui sera plutôt le fait du droit dérivé. La célèbre « Clause de Martens », du nom du délégué russe à la Première Conférence, consacre la place de la coutume dans le droit de la guerre, et dispose que « en attendant qu’un code plus complet des lois de la guerre puisse être édicté, les Hautes Parties contractantes jugent opportun de constater que, dans les cas non compris dans les dispositions réglementaires adoptées par elles, les populations et les belligérants restent sous la sauvegarde et sous l’empire des principes du droit des gens, tels qu’ils résultent des usages établis entre nations civilisées, des lois de l’humanité et des exigences de la conscience publique. » La clause, on l’imagine bien, donnera lieu à une très vaste jurisprudence. Elle constitue la formulation la plus largement acceptée des principes du droit humanitaire, et a pu être convoquée lors du procès d’anciens officiers nazis, ou plus récemment dans un avis consultatif de la CIJ sur la licéité de l’utilisation des armes nucléaires par un État dans un conflit armé (8 juillet 1996). Quatre Conventions de Genève de 1949, assorties de deux Protocoles additionnels de 1977 et d’un Protocole Additionnel de 2005, forment aujourd’hui le gros du droit international humanitaire. La Première Convention protège les soldats blessés ou malades sur terre en temps de guerre et la Seconde Convention, les militaires blessés, malades ou naufragés sur mer en temps de guerre. La Troisième Convention s’applique aux prisonniers de guerre. La Quatrième Convention assure la protection des civils, notamment en territoire occupé. 84_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
Envisager l’évolution du droit de la guerre de la Convention de Genève de 1864 au Statut de Rome instituant en 1998 une Cour Pénale Internationale, revient à en apprécier la valeur normative et la volonté contraignante. Il est souvent dit que le droit de la guerre a toujours une guerre de retard: on verra dans quelle mesure la charge vaut aujourd’hui encore. De l’influence des traités du droit de la guerre sur les Etats et les personnes Sept ratifications intervenues depuis 2000 portent à 194 le nombre d’États parties aux conventions de Genève de 1949, ce qui les rend universellement applicables. D’autres instruments moins ratifiés, n’en ont pas moins de force: ainsi le Règlement de La Haye de 1907 a-t-il vu son caractère coutumier reconnu par le tribunal de Nuremberg. Pour quelle raison un État peut-il être conduit à abandonner ainsi une part de sa souveraineté? Des considérations d’ordre moral propres à quelques hommes, et entrainant ensuite l’adhésion des populations offrent l’explication la plus évidente à ce phénomène. Ainsi de Dunant frappé par le chaos de Solférino ou de Briand et Kelllog déclarant la guerre hors-la-loi en 1929. Mais de tels engagements, même proférés par un nombre important de pays, ne servent à rien s’ils ne sont assortis de la volonté des peuples de les respecter. D’un point de vue strictement juridique, il est fréquent qu’un État signant ou ratifiant un «L’impunité parait la règle en matière de droit traité le fasse en émettant des réserves, ou de la guerre, en tout cas dans le champ du droit proférant des déclarations interprétatives, international humanitaire.» limitant ainsi l’étendue de son engagement. Certaines de ces réserves atteignent crucialement la force applicative des traités. Ainsi, le Protocole de Genève de 1925, premier texte sur les armes bactériologiques, une menace apparue avec la première guerre mondiale, compte 132 États signataires. Sur ces 132 États, 36 refusent de se considérer liés au Protocole si l’ennemi ne le respecte pas. Les deux Protocoles Additionnels de 1977 aux Conventions de Genève ne lient que les deux tiers des États signataires, et la France, après avoir attendu 2001 pour les ratifier, a émis une réserve semblant subordonner son respect du premier Protocole à l’appréciation par ses forces des nécessités de leur défense. Quant aux personnes, elles sont sujets de droit soit en tant qu’organes de l’État, soit en tant que personnes privées. En règle générale, le rapport de droit envisagé est celui de la personne avec la puissance ennemie et ses représentants. Il arrive cependant parfois que le rapport envisagé relève du droit international humanitaire par nature plus que du fait des circonstances politiques des personnes. Un exemple simple serait celui des rapports de la puissance belligérante avec ses ressortissants lorsque ceux-ci auraient trouvé refuge sur le territoire désormais occupé, d’une puissance adverse avant le Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_85
début du conflit (Art. 70, al. 2 de la Quatrième Convention de Genève). Le principe de responsabilité individuelle des personnes formant l’organe de l’État est le fondement juridique appliqué à tous les cas de poursuites pénales entamées contre des combattants. La réciproque n’est cependant pas évidente: si tout fait d’un État est nécessairement imputé à une personne, le fait individuel de l’organe d’un État peut exister comme tel et indépendamment de toute imputation à un État. C’est cette interprétation large de la notion d’auteur d’un crime de guerre qui permet aujourd’hui la poursuite par une juridiction pénale internationale d’un civil qui se serait livré, même en dehors de son rapport à l’État, à des actes de torture. De leur capacité contraignante Mais si les textes de La Haye et de Genève couvrent un vaste champ d’application matérielle, s’ils engagent la plupart des acteurs potentiels d’un «Depuis la fin de la première conflit, ce n’est pas pour autant, loin de là, qu’ils s’imposent à ces guerre mondiale s’est engagé mêmes acteurs. De fait, l’impunité parait la règle en matière de un processus de judiciarisation droit de la guerre, en tout cas dans le champ du droit international du droit international et des humanitaire. Au delà des réserves et des interprétations que les relations entre États, dans États apportent aux textes internationaux qu’ils signent ou ratifient, l’espoir de voir les conflits se existe la possibilité beaucoup plus simple, et souvent exercée, résoudre sans que les armes d’ignorer ces textes. Le recours à la force armée, l’agression, peut aient à parler.» faire l’objet de sanctions, même provoquer le déploiement d’une force d’interposition sous l’égide de l’ONU. Les premiers casques bleus armés furent ainsi déployés en 1956 lors de la crise du Canal de Suez. Mais des interventions de ce type, justement qualifiées d’opérations de maintien de la paix, n’ont pas vocation à punir un comportement criminel, et peuvent au mieux en prévenir la réitération. Il faut cependant noter une évolution des mandats d’intervention de telles forces. Alors que l’intervention impliquait auparavant tout à la fois le consentement des États concernés au déploiement de la force de maintien de la paix, une parfaite impartialité des casques bleus et le recours à la force uniquement en cas de légitime défense, depuis le génocide rwandais, la plupart des mandats autorisent l’usage de la force lorsque les populations civiles sont considérées comme étant en danger, ouvrant ainsi largement le champs des possibles de cette modalité d’action. Depuis la fin de la première guerre mondiale s’est engagé un processus de judiciarisation du droit international et des relations entre États, dans l’espoir de voir les conflits se résoudre sans que les armes aient à parler. Cependant, le manque de volonté politique de bien des États, l’absence de véritable instrument de prévention et de contrôle ne font que renforcer le sentiment d’impunité des acteurs. Les mécanismes des Conventions et du Premier protocole, système des puissances protectrices, procédure d’enquête formelle et instauration d’une Commission internationale d’établissement des faits, restent peu efficaces, car soumis à l’acceptation des parties au conflit. 86_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
Il existe certes une Cour Internationale de Justice (CIJ), établie par l’Article 92 de la Charte des Nations Unies, qui prend en 1946 la suite de la Cour permanente de justice internationale, l’organe juridictionnel de la SDN, et statue au conseil et au contentieux. Malgré quelques affaires retentissantes, comme le contentieux Nicaragua c/ États-Unis de 1986, son rôle dans la définition et la construction d’un droit des conflits armés reste marginal. Et de fait, il est très facile à un État d’échapper à la juridiction de la Cour: la déclaration de juridiction obligatoire étant… facultative (article 36-2 du Statut de la CIJ), et pouvant être assortie de réserves. Ainsi, la France, après avoir accepté la juridiction obligatoire en 1966, quoiqu’assortie d’une réserve précisément en matière de défense nationale, et en particulier le feu nucléaire, a abrogé sa déclaration en 1973. Initiée par les grands procès de la seconde guerre mondiale, Nuremberg et Tokyo, dont le cadre juridique fut hâtivement fixé par l’Accord de Londres du 8 aout 1945, la pénalisation du droit de la guerre semble une voie plus prometteuse. Elle a d’ores et déjà permis l’apparition de juridictions ad hoc et commence à avoir un effet d’entrainement sur le développement de la compétence des États. Nous avons vu par quel mécanisme le droit des conflits armés peut incriminer le fait d’un État sur le chef d’une personne physique. De même, apparaissent en 1945 les grandes catégories de crimes dont tout homme doit être amené à répondre: génocide, crime de guerre, crime contre l’humanité et crime d’agression. Le Tribunal Pénal International pour l’Ex-Yougoslavie, le Tribunal Pénal International pour le Rwanda ont été institués par résolutions du Conseil de Sécurité respectivement en 1993 et 1994. Leurs statuts font références aux « personnes présumées responsables », laissant soigneusement de côté les
signature des conventions de genève
Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_87
responsabilités étatiquess. Si le travail est de longue haleine, et la coopération des États difficile à assurer, ces juridictions semblent à même de remplir les fonctions, y compris symboliques, traditionnellement assignées aux juridictions pénales: juger et punir, mais aussi permettre le travail de deuil et la constitution d’une conscience et d’une mémoire des crimes chez ceux qui les ont subis ou perpétrés. Le Tribunal Spécial pour la Sierra Leone, instauré par résolution du Conseil de Sécurité de 2000, et dont la création a été ratifiée par le Parlement de Sierra Leone, présente une expérience juridique plus révolutionnaire, dont s’inspireront les Chambres extraordinaires sises au Cambodge. Contrairement aux tribunaux ad hoc, il siège dans le pays où ont été commis les crimes, et si ses juges sont internationaux, il est inscrit dans l’ordre juridique national de la Sierra Leone, et applique un droit mixte, fait à la fois de droit national et international. Instaurée par le Statut de Rome de 1998, la CPI peut connaître depuis le 1 juillet 2002, des quatre crimes de génocide, de guerre, contre l’humanité et d’agression. Sa compétence est subsidiaire, et s’efface donc devant celle des États Parties au Statut de Rome. Une loi du 9 aout 2010 adapte par exemple le droit pénal français au Statut de Rome, et pose les bases de la compétence du juge français à connaître de ces quatre crimes. Le débat est nourri en doctrine, et la question du respect des engagements internationaux de la France difficile à saisir dans son ensemble, mais l’on peut regretter que la loi adoptée ait retenu le critère de résidence habituelle de l’auteur, critère de statut personnel, plutôt que de conditionner la compétence du juge à la simple présence de l’auteur sur le territoire national. Si l’inquiétude qu’un État peut éprouver pour ses citoyens dans un champ du droit international où la réciprocité ne serait justement pas la règle peut être légitime, force est tout de même d’admettre qu’un consensus devrait se dégager pour une compétence aussi large que possible du juge pour des catégories tel que le génocide. Si l’impunité des acteurs traditionnels des conflits est heureusement de plus en plus menacée, le droit des conflits armés doit aussi s’adapter à des modes de conflits en constante et rapide évolution. Un droit toujours en retard d’une guerre? Un reproche souvent adressé au droit des conflits armés, est qu’il peut parfois tenter de guérir, mais qu’il est bien en mal de prévenir les conflits et les crimes qui les accompagnent. Notons cependant que le droit de Genève serait presque en avance d’une guerre par rapport au droit de La Haye. En effet l’article 3, commun aux quatre Conventions de 1949, et les deux protocoles de 1977 reconnaissent les conflits non-internationaux. Mais le souverain droit de la guerre devra engager de profondes réformes pour rester d’actualité dans un monde où de nouveaux acteurs participent aux conflits et où de nouveaux modes de conflits se développent. 88_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
L’émergence de nouveaux acteurs conflictuels exige une adaptation du droit de la guerre Dans les conflits actuels, le rôle des différentes parties est de plus en plus difficile à définir. Ainsi, des factions non-étatiques, constituées en milices souvent ethniques ou religieuses, opèrent de constants renversements d’alliances. De même des groupements para-étatiques ou transnationaux, peuvent devenir acteurs d’agressions reconnues par l’ONU. Ainsi, si la préoccupation depuis la deuxième guerre mondiale, était que les civils, hommes, femmes, enfants, étaient de plus en plus victimes d’une guerre totale menée sur un champ de bataille global, il faut aussi maintenant compter avec le fait que le civil est de plus en plus souvent combattant. Originellement, le droit de la guerre considérait deux groupes d’individus, combattants et non-combattants, et ce couple pouvait se réduire à celui de soldat et de civil. L’on ne passait en toute hypothèse d’un statut à l’autre que dans la durée. Même la notion de résistance trouvait sa place dans ce modèle. Ces notions sont désormais insuffisantes, et le civil du matin peut devenir le combattant de «Si le droit international humanitaire est le seul et unique l’après-midi, sans même percevoir de corps de droit qui lie les groupes armés non-étatiques, changement dans son statut personnel. ceux-ci sont peut-être encore moins disposés à s’y Plus encore, des civils peuvent s’impliquer soumettre que les armées régulièrement levées.» toujours davantage dans des activités si étroitement liées au combat, qu’on ne saurait plus les distinguer: activité de support logistique, etc. A cela s’ajoute l’intervention de compagnies militaires et de sécurité privées, sociétés privées au comportement parfois mercenaire, n’arborant pas forcément l’uniforme, ce qui ne facilite pas la tâche au soldat sur le terrain. En effet, le soldat régulier est victime lui aussi de cet effet de brouillage: s’il ne peut plus reconnaître avec certitude un combattant d’un non-combattant, il ne peut ni se protéger ni protéger le non-combattant efficacement, et fera, on le conçoit bien, le choix de sa propre sécurité. Pour répondre à ce problème, le CICR a publié en juin 2009, un guide interprétatif, revenant sur la notion de participation directe aux hostilités, qui est le critère déterminant le comportement du combattant face à un individu rencontré sur le champ de bataille. Si le droit international humanitaire est le seul et unique corps de droit qui lie les groupes armés non-étatiques, ceux-ci sont peut-être encore moins disposés à s’y soumettre que les armées régulièrement levées. L’Article 3 commun aux Conventions et le deuxième Protocole Additionnel de 1977, ainsi qu’une large coutume auraient pourtant vocation à s’appliquer à ces nouveaux conflits. Mais, que ce soit par conviction religieuse, ou parce que le caractère de plus en plus asymétrique des conflits modernes ne les y encourage pas, ces groupes tendent à ne pas faire grand cas des lois de la guerre. L’argument qu’une partie viole systématiquement ces règles de conflit ne doit pas pour autant justifier que l’autre partie, surtout une force nationale ou internationale, abandonne ces règles pour compenser un quelconque désavantage ressenti. Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_89
Le problème de la compétence des juridictions nationales ou internationales pour connaître des actes des membres de ces groupes armés non-étatiques déjà posé pour les terroristes d’Al-Quaïda, est partout le même. Dans la guerre des pirates qui se livre avec une intensité renouvelée depuis 2008 au large de la Somalie, un accord initial avait conduit la Force européenne de protection déployée dans les eaux internationales, à remettre tous les pirates à la justice du Kenya. Or, par une décision du 9 novembre 2010, la Haute juridiction kenyane a refusé la compétence des tribunaux de son ressort pour connaitre d’actes de piraterie commis dans les eaux internationales, ce qui interrompt toutes les procédures en cours et porte à s’interroger sur le sort de la centaine de pirates déjà condamnés par ces tribunaux. Le débat sur la constitution d’un tribunal ad hoc est donc relancé, avec d’autant plus de vigueur qu’un juge américain a posé le 17 aout 2010 une définition suffisamment restrictive de la piraterie, pour décourager de futures plaintes devant les juridictions de ce pays. Des nouveaux modes de conflits Nombre d’innovations ont profondément changé la nature des conflits contemporains, jusqu’à rendre le droit de la guerre impuissant dans de nombreux domaines. De nouvelles armes tout d’abord, peuvent causer des dommages d’une nature encore insoupçonnée. L’attaque cybernétique dont a été victime l’Estonie en avril 2007, montre par exemple la vulnérabilité d’une société moderne face à ces menaces dont les premières victimes sont les civils, qui se retrouvent privés de l’accès aux services publics de communication, de transport et potentiellement de santé, ce qui est propice au chaos et à la panique, et pour laquelle aucune régulation n’a encore été adoptée. En parallèle de ce champ de bataille numérique, il convient aussi de noter le déplacement des conflits vers des zones toujours plus densément urbaines. La question de la force employée, en particulier le recours à des frappes de missiles chirurgicales, ou à l’usage de drones, modifie la donne. Les civils sont de plus en plus souvent victimes de ces nouvelles méthodes. Si au cours du XXe siècle, les nations ont pu s’accorder pour interdire les gaz d’attaque, les baïonnettes scies, puis les mines anti-personnel ou les armes à sous-munition, il faudrait aujourd’hui également se pencher sur la question de la réglementation de ces nouvelles armes. Finalement, les nouveaux conflits entrainent aussi des déplacements de populations civiles sans précédent, et qui appelleraient enfin une réglementation adéquate et une meilleure prise en compte par les divers processus juridictionnels internationaux. Par Armand Terrien [ENS Ulm/Columbia University]
90_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
L’Échec de la SDN Par Sundar Ramanadane & Adrien Baysse
L’échec de la SDN doit-il servir d’exemple à ne pas suivre pour les institutions internationales aujourd’hui naissantes, et en particulier la Cour pénale internationale ? Cette dernière reprend le même rêve kantien de « paix perpetuelle », notamment par l’adoption du crime d’agression, ainsi que plus largement une vocation universaliste qui entre en contradiction avec un développement entravé par les grandes puissances : prétendant instaurer un contrat social global, elle est aujourd’hui à un moment clef de son histoire. Les deux organisations ont connu des événements imprévisibles majeurs qui ont rompu avec la logique historique qui avait amené à leur création alors même qu’elles étaient en pleine phase de maturation : pour la SDN, il s’agit bien évidemment du retrait des Etats-Unis puis de la crise de 1929. Pour la CPI, les attentats du 11 septembre, la dé-signature par les Etats-Unis du Statut de Rome et les conséquentes tentatives de création d’une pax américana qui mettent fin à l’illusion de la fin de l’histoire et de l’universalisation quasi-évangélique des valeurs occidentales, alors même que son traité fondateur n’a que trois ans. Peut-on raisonnablement établir un parallèle, qui expliquerait des syndromes d’impuissance comparables et dramatiques au regard de l’ambition rousseauiste initiale de ces deux institutions ? Introduite par le traité de Versailles en 1919, dans le but de préserver une paix fragile (dénoncée comme une prémisse de guerres futures par Keynes1), la Société Des Nations a laissé le souvenir d’un échec cuisant qui, à partir d’une succession de fiascos se profilant à partir des années 1930, est allé crescendo jusqu’à la Seconde guerre mondiale. Cet échec fonde cependant l’approche contemporaine d’une justice internationale qui a tenté de s’inspirer des erreurs de la SDN pour créer un système de régulation plus efficace ; l’on ne doit oublier le caractère proprement révolutionnaire de l’entreprise de la SDN, qui fut une première expérience de ce que pourrait être une instance supranationale régulatrice des conflits entre les États, mettant en place le projet de paix perpétuelle de Kant, et proposant aussi une ébauche de la gouvernance mondiale (en terme de santé ou d’hygiène par exemple). Elle nous a légué un héritage qui est l’ONU, système amélioré de la SDN et qui procède des mêmes institutions, qu’elle a absorbées, améliorées et complétées. Ici, nous cherchons à nuancer le constat d’un échec radical de la SDN, surtout à ses débuts. Certes, celui-ci a eu lieu, mais l’institution a connu durant quelques années un grand succès et un grand prestige sur lesquels il faut revenir avant d’analyser les causes de son échec, puis sa postérité, notamment en nous demandant si les faiblesses de la SDN ont été enrayées par l’ONU, ou au contraire si les problèmes systémiques de la SDN demeurent.
1_ Les conséquences économiques et politiques de la paix. Keynes.
Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_91
Les origines conceptuelles de la SDN Bien avant la première guerre mondiale, de nombreux milieux ont pensé, puis influencé la création de la SDN. L’influence d’Emmanuel Kant, qui propose outre son Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique un Projet de paix perpétuelle est reconnue et son projet constituera le socle idéologique de nombreux mouvements pacifistes et de penseurs humanistes comme Victor Hugo. Mais ce sont surtout les milieux intellectuels pacifistes contemporains qui ont inspiré la SDN, en constituant notamment une formation internationale. Présents dans les grandes capitales occidentales depuis le début du XIXème siècle (à New York, Londres, Genève et Paris notamment) ils s’attachent à penser une institution capable de réguler les conflits et d’apporter la paix et le développement. Cette pensée se traduit aussi sur le terrain par quelques événements qui acquièrent une grande notoriété parmi les intellectuels du monde, et au-delà, parmi les peuples. La création d’un Prix Nobel de la paix en 1901, qui récompense dès 1910 le Bureau International pour la Paix, n’est pas étrangère à un mouvement qui, partant des élites intellectuelles, acquiert peu à peu une plus large audience, sur le modèle «Le projet de Wilson est relativement mal de la conquête verticale (décrit par Norbert accueilli en France du fait des réticences des Elias2). En 1899, puis en 1907, les Conférences États-Unis à infliger de trop lourdes sanctions internationales de paix de La Haye aboutissent à aux nations vaincues lors de l’élaboration la création de la Cour d’arbitrage international de du traité de Versailles.» La Haye. La «Confédération des États de la Haye», comme l’a appelée le pacifiste et néo-kantien W. Schücking, formait une alliance universelle dont le but était le désarmement et le règlement pacifique des conflits par l’arbitrage. D’autres principes sont affirmés par ces conférences, notamment l’égalité légale des nations du monde, réclamée par le délégué du Brésil R. Barbosa. Néanmoins, si les pacifistes forment un milieu fécond en pensée et qui a une grande aura parmi les intellectuels, leur influence reste réduite en dehors de ces milieux jusqu’en 1918. La guerre est le catalyseur qui mène à la création de la SDN comme réponse aux aspirations pacifistes. En effet, avant la guerre, les nationalismes sont exacerbés, les populations formées aux armes et à la revanche. Aussi, quand le conflit éclate, le consensus se fait dans les grands pays en faveur de l’union de tous autour des drapeaux. L’audience des pacifistes chute donc à partir de 1900 et est très réduite lors du conflit. Ce dernier ne fut pas pour autant un frein à ces théories. Au contraire, les horreurs des tranchées et les massacres de masse invitent les pacifistes à penser par avance l’après-guerre. C’est notamment le cas aux États-Unis, pays neutre jusqu’en 1917, mais aussi en France où, en 1917, une commission interministérielle conduite par le pacifiste Léon Bourgeois tente de penser la SDN dans le monde post-conflictuel. Dans le même temps, au fur et à mesure que la guerre dure, que son intensité augmente et que ses horreurs sont connues des populations, se développe chez les peuples mêmes une aspiration 92_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
à la Paix. Une fois le conflit fini, le pacifisme s’impose comme une des idées fondamentales de l’ère des masses. La fondation de la SDN est la réponse à cette aspiration globale à la paix et à la réalisation des projets pacifistes. Après le cataclysme mondial de 1914-1918, la paix apparait donc comme une nécessité impérieuse. On doit à quelques hommes politiques courageux l’initiative de la création de la SDN. Du coté Anglais, il y a la figure de Lord Robert Cecil : défenseur acharné du premier projet de SDN, il inspire le plan « Phillimore » qui planifie l’existence d’une SDN sans pouvoir de coercition. Le Français Léon Bourgeois propose quant à lui une organisation qui prendrait en temps de paix la suite de l’organisation interalliée. Mais l’impulsion définitive à la création de la SDN est bien donnée par le président américain Woodrow Wilson, qui voit dans une société internationale la possibilité d’une politique Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_93
économique libérale et d’un développement de la moralité des peuples. Le Président « fait » la SDN, en inscrivant la nécessité de sa création dans ses « quatorze points », et permet qu’elle émerge lors du Traité de Versailles. Wilson, encore étudiant, avait établi des contacts avec les milieux pacifistes de son époque qu’il maintiendra tout au long de sa vie. Cependant, le projet de Wilson est relativement mal accueilli en France du fait des réticences des États-Unis à infliger de trop lourdes sanctions aux nations vaincues lors de l’élaboration du traité de Versailles. Comprenant que seulement ainsi ses exigences sur l’Allemagne pourront être imposées aux Etats-Unis, le Président du Conseil Georges Clemenceau accepte d’adhérer à la SDN. L’organisation est ambitieuse, elle doit entre autre mettre fin à la pratique de la diplomatie secrète, qui avait déclenché le conflit, et affirmer le droit des peuples à disposer d’eux mêmes (la conséquence directe étant la condamnation de l’ingérence dans la guerre civile russe). Elle propose aussi un volet économique, qui doit permettre la liberté de circulation sur les mers. Son but premier est le respect du pacte fondamental et la résolution des conflits par l’arbitrage. Elle se dote de quatre organes principaux pour mener ses projets à bien, lesquels sont : la Cour permanente de justice internationale (CPJI), le Conseil qui regroupe les belligérants vainqueurs de la Première Guerre mondiale (sauf les États-Unis, le Sénat refusant de signer le «Il convient donc de nuancer texte en invoquant la tradition isolationniste), rejoints par le Japon une historiographie parfois puis l’Allemagne en 1926, le Congrès où toutes les nations membres trop critique envers la SDN siègent, le secrétariat général enfin, qui gère l’aspect administratif et en rappelant quelques unes qui a un rôle consultatif. Par ailleurs, d’autres organes sont créés sur de ses innovations, et ses des points plus précis et techniques : le Comité des armes à feu, le réussites majeures.» Comité pour l’hygiène, etc. Les quelques réussites de la SDN, aussi bien sur le plan diplomatique que sur d’autres plans, sont remarquables, mais oubliées à cause de son échec final. Il convient donc de nuancer une historiographie parfois trop critique envers la SDN en rappelant quelques unes de ses innovations, et ses réussites majeures. Des petites avancées en ce qui concerne la justice internationale ont été accomplies. De nombreux conflits furent en effet évités grâce à l’arbitrage des experts de la SDN : entre la Finlande et la Suède, l’Albanie et la Yougoslavie, mais aussi à une échelle plus grande encore, entre l’Autriche et la Hongrie, pays auxquels la SDN consentit des prêts pour les redresser économiquement. On pourra aussi rappeler l’organisation réussie du plébiscite en Sarre, et la résolution du conflit entre Irak et Turquie concernant la province kurde de Mossoul. La gestion des flux de refugiés de la guerre entre la Turquie et la Grèce prouve que la SDN a aussi été capable de déployer d’importants moyens. Enfin, le plus grand succès diplomatique reste la lutte qu’elle a engagé pour l’éradication totale de l’esclavage, qui a porté ses fruits en de nombreux points de la planète - notamment dans la Corne de l’Afrique. Mais ces réussites, isolément remarquables, sont souvent d’ordre technique et surtout ponctuelles. 94_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
D’autres succès ont aussi laissé un empreinte profonde dans la société civile et les moeurs du temps. Le succès de l’Organisation internationale du travail, seule à survivre à la deuxième guerre mondiale, reste le plus marquant. La SDN participe aussi de façon plus discrète au progrès de la science politique et stratégique en publiant des rapports des différents gouvernements, en produisant des statistiques mondiales et des études comparatives : elle devient vite un lieu de visibilité pour les luttes anticoloniales notamment. Dans un contexte de déprise économique, après la tragédie mondiale, la SDN se dote aussi d’un conseil économique, véritable prédécesseur de la Banque mondiale et du FMI. Les emprunts qu’elle permet, la libéralisation des transports, la modernisation des ports sont des initiatives qui ont eu un succès indéniable dans cette pré-mondialisation et que la deuxième guerre mondiale mettra à bas. Néanmoins, la SDN souffre de problèmes structurels (qui ne sont pas bien différents des problèmes systémiques «La règle de l’unanimité dans la de l’ONU de nos jours) du fait même de ses traités prise de décision amène bien vite fondateurs, problèmes qui l’ont rendue inefficace à la SDN à devenir muette en période long terme et incapable de lutter, dans le contexte des de crise et à ne se cantonner années 1930, contre la montée des totalitarismes et la qu’à ses activités de régulation crise économique. Tout d’abord, pour faire appliquer ses techniques.» prérogatives, la société ne disposait d’aucune force propre et était tributaire des grandes puissances, encore frileuses et réticentes à jouer le rôle de gendarme du monde, qui sera dévolu aux Etats-Unis et à l’URSS après le second conflit mondial. L’application des décisions juridiques de la SDN dépendait donc du bon vouloir des États. Sa représentativité a de même toujours posé problème : la plupart des États n’y participent que durant une période assez brève et surtout l’absence des Etats-Unis pose un réel problème de crédibilité, à relativiser cependant du fait de son poids diplomatique limité à l’époque. La règle de l’unanimité dans la prise de décision amène bien vite la SDN à devenir muette en période de crise et à ne se cantonner qu’à ses activités de régulation techniques. Ces problèmes devaient se révéler et s’aggraver dans les années 1930 et mener la SDN à la faillite. La fin de l’espoir universaliste L’exemple de la SDN peut être intéressant à analyser comme paradigme de l’échec d’une institution internationale interétatique et à tendance universaliste dépendante de son extension permanente. La SDN après une première phase d’extension, voit comment, du fait de la stagnation puis la décrue de ses soutiens, tout l’édifice sur laquelle elle se maintient s’effondre. La contradiction toujours plus forte entre le socle idéologique universaliste sur lequel elle s’appuie et la réduction progressive de ses perspectives d’extension semblent avoir créé un découplage intenable au sein même des fondamentaux de l’organisation qui ne pouvait mener qu’à son abandon progressif. Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_95
Nombre de pays se désengagent ainsi du fait de l’évolution de leur situation politique interne. Au Japon, la crise porte les nationalistes et l’armée au pouvoir. A la fin de 1931, le Japon effectue une intervention militaire, puis occupe toute la Mandchourie chinoise. Le Conseil n’ose pas parler d’agression, et met en place une commission internationale d’enquête. Après son rapport et l’échec d’une conciliation, l’Assemblée reconnaît à l’unanimité les torts du Japon (février 1933). Ce dernier annonce son départ de la SDN en mars (prenant effet en mars 1935). « La contradiction toujours plus En Allemagne, l’exigence d’une révision du Traité de Versailles forte entre le socle idéologique est constante depuis 1919; la crise puis l’arrivée au pouvoir universaliste sur lequel elle s’appuie d’Hitler réduisent encore plus les velléités de négociation et et la réduction progressive de ses de détente. La première conséquence de ces résistances est perspectives d’extension semblent l’échec de la Conférence internationale sur le désarmement, avoir créé un découplage intenable ouverte en 1932. L’Allemagne adhère à un plan général de au sein même des fondamentaux de désarmement (mars 1933). Mais, inquiets des débuts du l’organisation qui ne pouvait mener régime nazi, les grandes puissances assortissent ce plan de conditions qu’Hitler prend comme prétexte, le 14 octobre qu’à son abandon progressif.» 1933, pour quitter la Conférence et la SDN. Poursuivant son entreprise de déstabilisation de la SDN, Hitler l’attaque sur les questions relatives aux traités (dénonciation des traités). Début 1934, l’Allemagne signe un pacte de non-agression avec la Pologne, qui se retire alors du système international de protection des minorités, pour traiter directement de la question avec l’Allemagne. Par contagion, la SDN perd peu à peu son rôle de garant des droits des minorités, et la question redevient source de tensions interétatiques. Début 1935, la Sarre redevient allemande (la réannexion est votée par référendum à une écrasante majorité) : la SDN n’a donné aucun encouragement aux partisans du statu quo et laissé échapper l’occasion d’affirmer son autorité. A Dantzig (ville libre placée sous le contrôle de la SDN), l’arrivée au pouvoir des Nazis conduit à la discussion directe des différends avec la Pologne (la SDN est écartée), et surtout à des atteintes au caractère démocratique du régime. Enfin, Hitler annonce officiellement le réarmement allemand en mars 1935. Le Conseil de la SDN se réunit, mais il est doublé par les trois Grands du front de Stresa (France, Grande-Bretagne, Italie) dont il doit avaliser une résolution sans en discuter les ambiguïtés. L’épisode décrédibilise définitivement le Conseil, frustre les petites puissances, et l’organisation des sanctions économiques et financières qui est alors prévue n’a pas d’effet: le 7 mars 1936, Hitler remilitarise la Rhénanie sans provoquer de réaction officielle de la société. La France renonce aux sanctions militaires immédiates qu’elle avait le droit d’appliquer et saisit le Conseil, qui constate la violation du Traité de Versailles et des accords de Locarno, mais renvoie l’affaire aux signataires des accords. Aucun compromis n’étant ensuite trouvé, Hitler sort victorieux de l’affrontement et achève de montrer la stérilité des organes genevois. Fin 1934, un incident frontalier entre l’Éthiopie et l’Italie dégénère, et l’Éthiopie demande au Conseil de sauvegarder la paix dans la région. Mais celui-ci, 96_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
dominé par la France et la Grande-Bretagne, qui veulent se ménager les grâces de Mussolini, renvoie à la procédure d’arbitrage entamée, qui débouche sur un jugement sans sanctions. Après l’échec d’une conciliation du Conseil (septembre 1935), Mussolini envahit l’Éthiopie (3 octobre). L’Assemblée, pressée par une opinion publique indignée, réagit, et applique l’article 16 du Pacte, pour la première fois (sanctions militaires et commerciales). Elles ne sont cependant pas assorties d’une aide à l’Éthiopie, et l’Italie remporte la victoire (9 mai). De plus, la France et la Grande-Bretagne avaient proposé à Mussolini un plan secret de partage de l’Éthiopie (plan Laval-Hoare), qui échoue quand il est dévoilé à l’opinion publique (fin 1935). Pour finir, les sanctions sont levées (juillet Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_97
1936), ce qui marque la démission des puissances. A partir de cette date, l’idée de sécurité collective est morte; de nombreux pays quittent la SDN et l’article 16 est discrédité. C’est dans ce contexte d’une SDN très affaiblie que se produisent les événements préludant à la guerre. Aux appels de l’Espagne républicaine (novembre 1936) et de la Chine (septembre 1937), la SDN ne répond pas, du fait notamment de la tiédeur franco-britannique. L’Anschluss ne suscite aucune réaction de sa part, de même que le démembrement de la Tchécoslovaquie et l’annexion de l’Albanie en mars et avril 1939. La question des Sudètes (septembre 1938) est réglée à la conférence quadripartite de Munich, en dehors de la SDN, et au mépris (consenti par les Quatre de Munich) du Pacte. A Dantzig, le haut commissaire est depuis longtemps débordé ; le 23 août (pacte germano-soviétique), le nazi A. Forster se déclare chef d’Etat, dissout la constitution, puis c’est l’Anschluss le 1er septembre. Lorsque la France et la Grande-Bretagne déclarent la guerre à l’Allemagne (3 septembre), la SDN est déjà un outil oublié, une organisation sans ancrage sur le réel. Les faiblesses structurelles de la SDN l’ont rendue vulnérable face à une conjoncture économique et politique toujours plus délicate. Confrontés à la crise économique et sociale des années 1930, les États répondent par des réflexes d’égoïsme national. Dans ce contexte, la vieille diplomatie bilatérale et secrète d’inspiration bismarckienne resurgit; la France et la Grande-Bretagne n’utilisent plus la SDN qui n’est entre temps, selon les railleries des publicistes, devenue un «club franco-anglais», que pour cautionner des décisions prises hors de son cadre ou la court-circuiter (dialogue d’apaisement avec les dictatures). De plus, les interprétations du Pacte faites par les États, complaisants et indifférents en général, l’ont affaibli: la solidarité avec un État agressé (art. 10) a perdu toute valeur juridique; les sanctions économiques prévues contre les États violant le Pacte (art. 16) ont été tacitement reconnues comme facultatives. La faiblesse du secrétariat de Joseph Avenol explique également que la SDN n’est plus un acteur principal de la justice internationale et du règlement des conflits. Ceux-là mêmes qui l’ont portée sur les fonds baptismaux la renient, et l’absence de plus en plus visible de grandes puissances (Etats-Unis dès la genèse, puis Allemagne, Japon et URSS) font bien vite de ce «club» une donnée négligeable des relations internationales. De 1939 à 1946, la SDN est confinée à un rôle de spectateur des relations internationales. La France et la Grande-Bretagne déclarent en septembre 1939 considérer le Pacte comme dépassé, l’Assemblée et le Conseil sont ajournés. Alors que l’organisation semble condamnée, l’invasion de la Finlande par l’URSS (30 novembre 1939) suscite une réaction exemplaire: l’initiative immédiate du secrétaire général, imputable à l’unanimisme anticommuniste qui préside à l’organisation pendant cette période, conduit à l’exclusion de l’URSS (14 décembre). L’assistance humanitaire à la Finlande est recommandée aux États membres et coordonnée par le secrétariat. Cette réaction sans précédent renforce la légitimité de la SDN parmi les puissances occidentales 98_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
et anticommunistes, mais reste une réponse très insuffisante à la situation générale qui prévaut alors en Europe. Le nouveau secrétaire général S. Lester obtient le soutien de 13 États membres (anglo-saxons et latino-américains) et réunit fin septembre la commission dite de contrôle (à composition fixe), ce qui permet in extremis le vote d’un budget et la survie de la SDN. La SDN, dont le nombre d’États membres baisse peu, est surtout financée par la Grande-Bretagne et les Dominions. La commission de contrôle, seul organe à pouvoir siéger régulièrement, devient l’autorité supérieure de la SDN, et permet de garantir sa survie et de garder quelques contacts avec les gouvernements. En revanche, le secrétaire général (Lester) n’a plus qu’un faible rôle. La SDN exerce donc deux fonctions pendant la guerre. Elle poursuit des activités techniques, se consacrant notamment à limiter les fléaux engendrés par le conflit (sort des réfugiés). Mais elle mène aussi un travail théorique visant à préparer l’après-guerre: analyse critique de l’œuvre accomplie, continuation de l’effort de documentation, publication de plusieurs études sur la reconstruction internationale. Enfin les services de la SDN établissent des relations avec les services internationaux créés par les Alliés à la suite de la Charte des Nations Unies. Les créateurs de l’ONU s’inspirent beaucoup de la SDN: les structures sont identiques, la réforme Bruce est appliquée dans son esprit (mais pas dans sa lettre). Cependant, le modèle de la SDN n’est pas assumé: la Société est soit ignorée, soit prise comme bouc-émissaire par les nouveaux caciques des relations internationales. Une dernière assemblée est solennellement tenue en avril 1946 à Genève: la SDN s’autodissout au profit de l’ONU, à qui elle transmet ses avoirs et archives, ainsi que ses organismes auxiliaires non politiques. De la SDN à l’ONU, la victoire du principe de réalité L’ONU semble être à ce jour l’institution de régulation internationale qui a le mieux réussi. Cette perception est renforcée par son opposition systématique à la SDN, perçu comme le modèle d’échec absolu. Or si l’ONU semble avoir gagné en efficacité par rapport à la SDN, il s’agit principalement du fait qu’elle a pu être imposée à tous, et a vu son fonctionnement passer d’un système «démocratique» à un système «aristocratique» dont on peut discuter les fondements. Le Conseil de sécurité de l’ONU est la clé de voûte de son fonctionnement, cinq États en sont membres permanents et possèdent un droit de veto sur toutes les décisions. Ce sont les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale qui contrôlent le vote des résolutions contrairement à la SDN, où tout État pouvait bloquer une résolution en raison de la politique d’unanimité. L’ONU gagne aussi en autorité et s’offre de nouveaux outils de résolution de conflits, avec notamment une force armée qui lui est propre, les casques bleus (même si les contingents de casques bleus restent «nationaux» et leur quantité à la discrétion des Etats membres). Très critiqué par le bloc communiste qui jouera Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_99
longtemps à la politique de la chaise vide, le système gagne progressivement en efficacité et renforce surtout ses institutions satellites, tel le FMI. Bien plus représentatif, avec ses cinq membres permanents dominants, dans tous les domaines il est le reflet d’une hiérarchie à l’échelle mondiale, qui se verra cependant progressivement erodée. Depuis les années 1990, avec l’apparition de nouvelles puissances amenées à devenir des « Grands » de la scène internationale (l’Inde et le Brésil notamment), la question de la représentativité du conseil de sécurité de l’ONU se pose à nouveau : il y a un risque réel de retomber dans le travers de la SDN. Les exemples irakien (en 2003) et israélopalestinien ont montré que l’ONU manque toujours de leviers efficaces pour faire appliquer ses résolutions, lorsqu’elles réussissent à dépasser la logique de vétos. Un État suffisamment puissant peut toujours imposer au monde sa volonté malgré l’opposition d’une majorité de nations, et pas plus que la SDN, l’ONU ne peut protéger l’intégrité de tous ses États membres, surtout s’il ne s’agit pas de grandes puissances. Dans le dossier israélo-palestinien les résolutions successives enjoignant l’État hébreu à respecter les lignes de cessez-le-feu sont restées lettre morte, notamment à cause du soutien américain apporté à Israël, tandis que la guerre en Irak a montré peut-être l’aporie d’un système. Tentative de concrétisation d’un projet de paix perpétuelle qui était devenu l’aspiration des peuples après la Première Guerre mondiale, la SDN a connu dans les années 1920 des succès diplomatiques et surtout techniques, mais elle n’a plus fait le poids dans les années 1930 dans un contexte de retour de la diplomatie secrète et de l’usage de la force au mépris de la régulation internationale. Cela a été principalement dû à des coups de boutoir conjoncturel et à des faiblesses de structure, mais peut être avant tout à cette contradiction interne qui a fait qu’un projet dont l’essence était universaliste n’ait pu survivre au coup d’arrêt qu’a connu son extension, tant en termes d’adhésion qu’en termes de légitimité. Un exemple à méditer, notamment dans le cadre de la réflexion sur la Cour pénale internationale, qui semble elle aussi aujourd’hui à la croisée des chemins.
Par Sundar Ramanadane [élève à l’Ecole Normale Supérieure (Géographie, Economie)] et Adrien Baysse [élève à l’Ecole Normale Supérieure (Histoire, Géographie)]
100_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
La Cour internationale de justice et le Kosovo
Par Gaëtan Bruel
En se prononçant sur la légalité de la proclamation d’indépendance du Kosovo, la Cour internationale de justice avait l’opportunité, de marquer son autorité et d’être reconnue comme une instance de légitimation de premier ordre au niveau international. Retour sur ce qui aurait pu être un tournant pour la justice internationale. Indépendance n’est pas reconnaissance La proclamation unilatérale d’indépendance du Kosovo, le 17 février 2008, a constitué une étape importante de l’histoire contemporaine des Balkans, et ouvert la voie à la reconnaissance effective de l’Etat kosovar par la communauté internationale Trois ans plus tard, cette reconnaissance bute encore sur les efforts diplomatiques déployés par la Serbie auprès de la communauté internationale pour empêcher l’émancipation de ce qui demeure à ses yeux l’une de ses provinces autonomes. Dans cette guerre diplomatique, qui n’a de feutré que le cadre des chancelleries, les armes ne sont pas égales : alors que Belgrade a hérité du réseau d’ambassades de l’ex-Yougoslavie, désormais clairement surdimensionné, Pristina doit bien souvent se contenter d’émissaires, de surcroît peu insérés dans les circuits diplomatiques. À Paris par exemple, «À ce jour, 71 États ont la représentation serbe est actuellement assurée reconnu la République par six diplomates1, tandis que la représentation du Kosovo, et seule une kosovare n’en compte qu’un seul : l’ambassadeur, poignée d’organisations Muhamedin Kullashi, qui n’est d’ailleurs pas diplomate internationales lui ont de carrière mais philosophe et maître de conférences ouvert ses portes.» à l’université Paris-VIII. Les amitiés dont dispose Pristina, à Washington, à Paris, n’ont suffit pour
1_Selon le site internet de l’ambassade, www.ambserbie.fr.
Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_101
2_Il s’agit du FMI et de la Banque Mondiale, en raison du poids économique des EtatsUnis, son principal soutien, mais également de l’Union internationale des transports routiers, de l’Association internationale du barreau et de quatre fédérations sportives : celles d’Haltérophilie, de Lutte, de Softball et de Tennis de table. A l’inverse, pour en rester au domaine sportif, le Comité international olympique, la FIFA et l’UEFA ont par exemple rejeté les demandes d’adhésion kosovares.
3_Pierre-Yves Condé, « Causes de la justice internationale, causes judiciaires internationales. Note de recherche sur la remise en question de la Cour internationale de justice », Actes de la recherche en sciences sociales, 2008/4, n° 174, p. 25.
l’heure à gagner une majorité d’Etats à sa cause et inverser le rapport de force initial. Un élément pèse de tout son poids dans cette évolution: le camp proserbe compte parmi ses soutiens indéfectibles deux membres du Conseil de sécurité des Nations Unies, la Russie et la Chine, dont la détermination empêche toute action au niveau du Conseil de sécurité. À ce jour, 71 États ont reconnu la République du Kosovo, et seule une poignée d’organisations internationales lui ont ouvert ses portes2. Ainsi le Kosovo, qui fut sous administration des Nations Unies de 1999 à 2008, n’est toujours pas membre de l’ONU près de trois ans après avoir proclamé son indépendance. L’Arlésienne de la justice internationale Les enjeux de légitimation au sein du système international ne sont pas l’apanage des États en devenir comme le Kosovo. La Cour internationale de justice (CIJ) fait elle-même face à des problématiques similaires à bien des égards. Créée en 1946 en remplacement de la Cour permanente de justice internationale (CPJI), qui avait disparu avec la Société des Nations, elle a pour charge « de régler conformément au droit international les différends qui lui sont soumis » par les Etats et les Etats seulement (article 38 du Statut). Sa compétence n’est pas seulement contentieuse : elle peut également être saisie par les organes de l’ONU pour répondre à des questions de droit international, et rend alors des avis consultatifs. Elle est ainsi « l’organe judiciaire principal des Nations Unies », selon l’article 92 de la Charte, et, à cet égard, son existence est reconnue par l’ensemble des Etats-membres «La CIJ, pourtant « organe judiciaire de l’Organisation. La Cour n’en souffre pas moins d’une « faiblesse principal des Nations Unies », est structurelle »3 et, partant, d’un déficit d’autorité, comme éclipsée par l’identification auquel deux éléments concourrent. Le premier – qui semble aller croissante – est son incapacité à se faire entendre au-delà entre justice internationale et des cercles institutionnels et médiatiques. Dans justice pénale internationale.» la presse, l’expression « le Tribunal de La Haye » ne désigne qu’exceptionnellement la CIJ, dont le siège – le Palais de la Paix – est pourtant sis à La Haye depuis sa création, mais réfère beaucoup plus aux juridictions pénales, qui siègent dans la même ville, qu’il s’agisse de la Cour pénale internationale, créée en 2002, ou des tribunaux pénaux internationaux (pour l’ex-Yougoslavie, la Sierra Leone et le Liban), juridictions temporaires mises en place respectivement en 1993, 2002 et 2005. La CIJ, pourtant « organe judiciaire principal des Nations Unies », est comme éclipsée par l’identification – qui semble aller croissante – entre justice internationale et justice pénale internationale. La CIJ souffre par ailleurs de pouvoir être contournée. En l’occurrence, elle n’est pas la seule ; c’est même là l’un des maux les mieux partagés entre les institutions internationales ; mais cette caractérisation s’avère plus que problématique dans le cas d’une institution judiciaire. Dès la création de la
102_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
CPJI – et sur ce point le Statut de 1946, qui a cours aujourd’hui, ne diffère pas de celui de 1922 – l’idée d’une « compétence obligatoire » est abandonnée au profit d’une « compétence facultative » : la Cour n’est compétente que lorsque les parties se soumettent à sa juridiction. Si l’Etat poursuivi entend se dérober aux procédures, la Cour n’est pas en mesure de le contraindre: de même, elle n’a pas de moyens propres de contrainte permettant de mettre en application ses décisions de façon autonome. La Cour a besoin d’un consentement des Etats à chaque fois renouvelé. Certes, l’article 36 du Statut prévoit que les Etats peuvent « à n’importe quel moment, déclarer reconnaître comme obligatoire […] la juridiction de la Cour », en déposant un acte unilatéral auprès du Secrétaire général de l’ONU ; mais il n’en reste pas moins que la compétence de la Cour n’est obligatoire que pour les Etats qui l’acceptent, au cas par cas, d’autant plus que cette clause est révocable, pareillement, « à n’importe quel moment ». La France, par exemple, s’est désengagée en 1974 pour éviter que la CIJ ne se penche sur les essais nucléaires, de même que les Etats-Unis après la décision Nicaragua c. EtatsUnis (1986), qui établissait que ces derniers, dans leur soutien aux Contras contre le gouvernement sandiniste, avaient violé plusieurs règles du droit international. La Cour, en cela, est loin de disposer de toute l’autorité que l’on pourrait attendre de l’« organe judiciaire principal des Nations Unies ». « Les peuples disposent-ils d’eux-mêmes ? » Il convient de lire la décision de la CIJ du 22 juillet 2010 relative à l’indépendance du Kosovo à la lumière de ces éléments. La Serbie est à l’origine de la saisine de la CIJ ; ne pouvant attaquer le Kosovo au contentieux sans lui reconnaître une dignité étatique, elle a fait saisir la CIJ par l’intermédiaire de l’Assemblée générale des Nations Unies, le 8 octobre 2008. La Cour n’avait donc pas à trancher un différend territorial, mais à rendre un avis consultatif sur la conformité au droit international de la déclaration d’indépendance du Kosovo. La décision, prise deux ans après la saisine, a fait l’objet d’une véritable attente médiatique et institutionnelle, et drainé une attention inusuelle auprès de la CIJ, qui s’est vue en Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_103
quelques sortes reconnaître la capacité à trancher le conflit dans un sens ou dans un autre. Après avoir rappelé qu’elle répondait à une question juridique sur une potentielle violation du droit international, et qu’à cet égard elle n’avait pas à se prononcer sur le fait positif, à savoir l’accession du Kosovo à la qualité d’Etat, la CIJ , par dix voix contre quatre, « est d’avis que la déclaration d’indépendance du Kosovo adoptée le 17 février 2008 n’a pas violé le droit international ». Au premier abord, cet avis, très attendu, ne fait date que par la visibilité médiatique qu’il a immédiatement offert à la Cour. En effet, cette dernière semble simplement réaffirmer le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes tout en gardant silence sur les fondamentaux de la question kosovare, se gardant ainsi de toute intromission pouvant être perçue comme politique dans le
4_Voir Souad Lakhal, Les Revendications territoriales devant la Cour internationale de justice, thèse, université PanthéonSorbonne, 2006, 578 p.
conflit. La décision est pourtant historique à trois égards. La réaffirmation du principe d’autodétermination est primordiale. L’article 1er de la Charte des Nations Unies, en effet, ne fait pas du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes un droit à la sécession. Si la décolonisation a en pratique rapproché les deux notions, le “droit” à la sécession, qui a fini par être reconnu aux peuples coloniaux, n’a eu de cesse d’être dénié aux autres peuples dépendants, les institutions préferant dans «Sans avoir eu à se prononcer politiquement, la lignée du droit international garantir le la Cour entérine un processus hautement statut-quo au dépends de novations toujours polémique sans mettre en jeu sa neutralité incertaines. La CIJ elle-même, au contentieux, ni sa capacité à faire consensus.» s’est toujours distinguée par son souci de préserver au mieux l’intégrité territoriale des Etats4. Dans ces conditions, la décision du 22 juillet 2010 marque une évolution. L’indétermination de la Cour quant aux aspects politiques de la question qui lui était posée, à savoir la reconnaissance du Kosovo comme Etat, était statutairement nécessaire, la Cour étant, de par le moyen de saisine
104_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
utilisé, compétente pour statuer sur la légalité de l’indépendance du Kosovo et non sur sa légitimité. Cela n’en réduit pas la portée de sa décision, qui, bien qu’ennoncée négativement, rend de fait la remise en cause de l’indépendance du Kosovo irréversible juridiquement, puisque légale. Ainsi, sans avoir eu à se prononcer politiquement, la Cour entérine un processus hautement polémique sans mettre en jeu sa neutralité ni sa capacité à faire consensus. Le troisième point, qui porte sur l’interprétation que l’on peut faire du caractère non contraignant de l’avis rendu par la CIJ, est peutêtre le plus important. Certes cet avis consultatif ne contraint pas les Etats à reconnaître l’indépendance du Kosovo, au point que la Serbie, qui était pourtant à l’origine de la saisine de la CIJ, a décidé de n’en tenir nul compte ; cependant, le fait même que la compétence consultative de la Cour soit ici engagée, donne à cette décision une portée générale qu’elle n’aurait eue au contentieux, qui n’aurait alors fait que toucher les Etats directement concernés. Peut-être ne faut-il pas être dupe des préventions de la CIJ sur ce point5, qui ne semblent qu’en partie fondées : si l’avis de la Cour est aussi motivé par le contexte très spécifique de la proclamation d’indépendance du Kosovo, tout semble indiquer que cette décision est appelée à faire jurisprudence, à commencer par sa forme (un avis consultatif, c’est-à-dire le point de vue de la Cour sur une question de droit international officiellement communiqué à l’ensemble des membres de l’ONU).
5_« La Cour n’est pas tenue, par la question qui lui est posée, de prendre parti […] sur le point de savoir si le droit international confère en général à des entités situées à l’intérieur d’un Etat existant le droit de s’en séparer unilatéralement ». CIJ, résumé de l’avis consultatif du 22 juillet 2010.
« La vraie leçon qu’il faut tirer de la décision de la CIJ sur le Kosovo, ce n’est pas que le Québec n’est pas le Kosovo, mais plutôt que le Canada n’est pas la Serbie » Aucune des réactions à la décision de la CIJ sur le Kosovo n’a manqué de signaler ce dernier point. « La vraie leçon qu’il faut tirer de la décision de la CIJ sur le Kosovo, ce n’est pas que le Québec n’est pas le Kosovo, mais plutôt que le Canada n’est pas la Serbie », écrivait Louis Bernard dans Le Devoir, quotidien québecois, le 27 juillet 2010. L’avis de la CIJ sur le Kosovo était également Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_105
attendu à Stepanakert, capitale du Haut-Karabagh, territoire qui a proclamé son indépendance de l’Azerbaïdjan en 1991 mais qui n’est reconnu par la 6_Ancien territoire britannique, au nordcommunauté internationale, à l’exception de la Transnitrie, autre République ouest de la Somalie, non reconnue qui a pareillement suivi de près les délibérations de la Cour sur le qui a proclamé son indépendance en 1991. Kosovo. Québec, Haut-Karabagh, Transnitrie, également Somaliland6, Abkhazie et Ossétie du Sud7, autant de territoires qui se posent à des degrés divers la 7_Provinces de la Géorgie qui ont fait sécession en question de leur indépendance et semblent vouloir voir dans l’avis de la CIJ un 1992. précédent de poids. Vladimir Tchijov, ambassadeur de Russie auprès de l’Union européenne, pourtant opposé à l’indépendance du Kosovo et a fortiori à sa valeur jurisprudentielle, reconnaît cette dernière : 8_ Interview du 23 juillet « N’importe quelle décision, même un avis consultatif comme celui de la Cour, 2010, Euronews. peut être perçu et peut être utilisé comme un précédent par de nombreuses personnes à travers le monde. Il y a beaucoup de pays qui ont des problèmes d’intégrité territoriale. Je dirais qu’il y a des dizaines, sinon des centaines de régions dans le monde où la délibération de la Cour a été suivi de très près »8. Les affrontements entre partisans de Pristina et de Belgrade relatifs à la décision de la CIJ se sont polarisés sur sa potentielle portée jurisprudentielle. Tandis que la Russie s’inquiète pour ses républiques caucasiennes, à commencer par la Tchétchénie, la Chine pour le Tibet et le Xinjiang, l’Espagne pour le Pays basque et la Catalogne… les pays qui soutiennent l’indépendance kosovare, Etat-Unis et France en tête, ne se sentent pas directement concernés par la portée jurisprudentielle potentielle de la décision. De fait, force est de constater que l’avis de la CIJ sur le Kosovo, pour l’heure, n’a pas eu l’effet que certains escomptaient : alors que 69 Etats avaient reconnu l’indépendance du Kosovo au moment de la décision de la Cour, ils sont 71 aujourd’hui – seulement 2 de plus. Il en faudrait 97 pour que le Kosovo devienne le 193ème membre des Nations Unies. Comment expliquer que la décision de la CIJ ait «L’automne devait marquer un nouveau eu, contre toute attente, si peu d’impact sur départ pour le Kosovo ; il lui sera peut être la reconnaissance internationale du Kosovo ? fatal. Aux difficultés persistantes à se faire On peut penser que si les quelques Etats qui reconnaître internationalement, s’ajoute s’interrogeaient sur le bien-fondé juridique de la la crise politique interne inattendue qui a proclamation d’indépendance ont été rassurés, éclaté à la fin du mois de septembre avec la les autres, pour lesquels le problème est avant démission de Fatmir Sejdiu, le président du tout politique, et parfois de politique intérieure, ont vu leurs craintes redoubler. Quand bien même le Kosovo.» Kosovo serait un cas sui generis qui n’appellerait aucune transposition jurisprudentielle postérieure, l’avis consultatif du 22 juillet 2010 reste de fait une bombe à retardement dans la main des indépendantistes qui pourrait les menacer. Plus que jamais, le Kosovo est perçu comme une boîte de Pandore.
106_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_107
Commissions techniques
CEE : Europe (Genève)
CCS : mécanisme central de coordination du système des Nations unies. Ce conseil n’est pas un corps « établi » du système mais plutôt un « forum » composé de deux comités de haut niveau, un pour la gestion, l’autre pour les programmes de l’ONU. Il est présidé par le secrétaire général et se réunit deux fois par an. Organisations apparentées ayant des accords spéciaux avec les Nations unies mais non-membres du système.
Organisations autonomes liées à l’ONU dans le cadre de l’Ecosoc et du Conseil des chefs de secrétariat pour la coordination (CCS).
TPI Tribunal pénal international
Unifem : droit des femmes FENU : fonds d’équipement de l’ONU VNU : volontaires de l’ONU
NE SIÈGE PLUS DEPUIS 1994
CONSEIL DE TUTELLE
ORGANE ÉCONOMIQUE
Instraw : promotion féminine UNU : université des Nations unies
ONU-Habitat : logement HCDH : droits humains PNUD : développement
ECSNU : école des cadre du système des Nations unies
Unrisd : développement social
Onusida : sida
Unitar : formation et recherche PAM : alimentation
Unicri : criminalité et justice
Instituts de recherche et de formation Unidir : désarmement
ASSEMBLÉE GÉNÉRALE
ORGANE LÉGISLATIF
ORGANE ADMINISTRATIF
ORGANE JUDICIAIRE
CCS Conseil des chefs de secrétariat pour la coordination
TI O
Grandes commissions Désarmement Droit international Fonction publique internationale Droit commercial international (Cnudci) Commission de conciliation de l’ONU pour la Palestine Une quarantaine de conseils et de comités principaux, consultatifs et exécutifs Groupes d’experts et groupes de travail Tribunal administratif
Organes subsidiaires
OIAC : interdiction des armes chimiques
Otice : Traité d’interdiction complète des essais nucléaires
Départements de l’Assemblée générale et de la gestion des conférences
N
Départements
Services de contrôle interne Affaires juridiques Représentant pour les pays les moins avancés (PMA), les pays en développement sans littoral et les petits Etats insulaires en développement Coordination des affaires humanitaires Coordonateur des Nations unies pour les questions de sécurité
Bureaux
Office de l’ONU contre la drogue et le crime
Affaires politiques Désarmement Affaires économiques et sociales Information Gestion
(2) Le Pnucid est un département de l’Office des Nations unies contre la dogue et le crime qui fait officiellement rapport à l’Assemblée générale.
(1) Ne rapporte directement qu’à l’Assemblée générale.
Retrouvez sur www.monde-diplomatique/cartes/onu les noms complets et les sites Internet de toutes les institutions mentionnées sur cet organigramme.
Bureaux délocalisés de l’ONU ONUG Genève ONUN Nairobi ADM I N IS ONUV Vienne TR A
SECRÉTARIAT GÉNÉRAL
Opérations de maintien de la paix
CIJ Cour internationale de justice
D
N ÉCISIO
Comités d’état-major
UNHCR : réfugiés
Pnucid : contrôle des drogues (2)
Unops : reconstruction
Unicef : protection de l’enfance
UNRWA : réfugiés palestiniens (1)
PNUE : environnement
Fnuap : population
Programmes et fonds Cnuced : commerce
AIEA : énergie atomique
CONSEIL DE SÉCURITÉ
Comités permanents
ORGANE ÉXÉCUTIF
ECOSOC Conseil économique et social
Indemnisation
Commissions Contrôle, vérification et inspection (Irak)
CCI : centre du commerce international (Cnuced/OMC)
OMC : Organisation mondiale du commerce
Commissions économiques régionales CEA : Afrique (Addis-Abeba) Cesao : Asie occidentale (Beyrouth) Cepalc : Amérique latine et Caraïbes (Santiago du Chili) Cesap : Asie-Pacifique (Bangkok)
Statistiques
Développement durable
Science et technologie au service du développement
Stupéfiants
Prévention du crime et justice pénale
Condition féminine
Développement social
Population et développement
Droits humains
Organes principaux : les traits pleins représentent un rapport direct, et les traits tiretés un lien non subsidiaire.
Instance sur les questions autochtones Fonds des Nations unies pour les forêts Comités permanents et groupes d’experts
Organes subsidiaires
Institutions techniques spécialisées OIT : travail OMS : santé FAO : alimentation et agriculture FIDA : développement agricole Unesco : éducation, science et culture OMPI : propriété intellectuelle et brevets Onudi : développement industriel UIT : télécommunications OMM : météorologie OACI : aviation civile OMI : transport maritime UPU : union postale OMT : tourisme
Fonds monétaire international
Institutions financières spécialisées Groupe Banque mondiale : BIRD, AID, SFI, AMGI et Cirdi
Nouvelle crise kosovare et perspectives européennes
9_ Interview du 29 octobre 2010, Vecernje Novosti, citée par l’AFP.
L’automne devait marquer un nouveau départ pour le Kosovo ; il lui sera peut être fatal. Aux difficultés persistantes à se faire reconnaître internationalement, s’ajoute la crise politique interne inattendue qui a éclaté à la fin du mois de septembre avec la démission de Fatmir Sejdiu, le président du Kosovo. La Cour constitutionnelle lui reprochait d’avoir violé la Constitution en ne renonçant pas, après sa désignation comme chef de l’Etat, à la direction de son parti, la Ligue démocratique du Kosovo. La plus grave crise survenue au Kosovo depuis 2008 se voie suivie par l’adoption par le parlement kosovar, le 2 novembre 2010, d’une motion de censure contre le gouvernement, dès lors contraint à démissionner. Les élections législatives du 12 décembre 2010 visent à rétablir un certain équilibre, mais présentent un véritable risque de délégitimiation en cas d’échec, qui aurait un impact international certain. Si la reconnaissance juridique de l’acte d’indépendance du Kosovo est acquise depuis le 22 juillet, sa reconnaissance politique et durable est encore incertaine et ne se verra peutêtre confirmée qu’après le rétablissement de son équilibre institutionnel. Un déblocage de la question de la reconnaissance pourrait alors venir, non pas d’une quelconque décision juridique, mais du processus d’intégration à l’Union européenne. L’Union n’a toujours pas reconnu le Kosovo, cinq Etats-membres (Chypre, l’Espagne, la Grèce, la Roumanie et la Slovaquie) s’y refusant absolument; mais la perspective, qui se précise, d’une intégration européenne pour la Serbie a conduit cette dernière, qui avait d’abord réagi avec intransigeance à la décision de la CIJ, à se montrer plus flexible sur la question du Kosovo. Belgrade, par la voix de son ministre des affaires étrangères, s’est en effet récemment prononcée en faveur d’un « dialogue » avec Pristina, en souhaitant même que ce dialogue « débute le plus vite possible »9 ; au même moment, le Conseil des vingt-sept ministres des Affaires étrangères transmettait à la Commission européenne la candidature serbe, pour examen. A cet égard, la reconnaissance serbe du Kosovo, posée comme une condition à l’intégration serbe, semble inéluctable – comme à terme son entrée aux Nations Unies. Enfin « l’organe judiciaire principal des Nations Unies » ?
10_ Guillaume Devin, « Ces institutions qui font la paix qui fait les institutions », in Faire la paix. La part des institutions internationales, Presses de Sciences-Po, 2009, p. 16.
La décision de la CIJ relative au Kosovo, tout en rappelant que « les institutions internationales ne sont pas pensables sans les Etats qui cherchent à en tirer le plus grand avantage »10, accompagne la montée en puissance de l’institution. Que l’avis du 22 juillet 2010 fasse date – contre toute attente – plutôt dans l’histoire de la Cour que dans celle du Kosovo, ne saurait en atténuer la portée. Le développement de la compétence consultative, un temps laissée de côté, et qui apparaît comme une façon de remédier aux faiblesses de la compétence contentieuse, notamment en faisant pièce à son caractère facultatif, est une évolution essentielle qu’a permise cette décision. L’avis consultatif, parce qu’il est adressé à l’ensemble des Nations Unies par le biais
108 _ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
de l’Assemblée générale et du Conseil de sécurité, ainsi que sa capacité à se montrer éloignée des enjeux politiques, laissés au bon soin des Etats, distingue la CIJ du maquis des autres juridictions internationales, dont la compétence est essentiellement contentieuse11 ; par le développement de cette compétence consultative, la Cour s’affirme donc comme « l’organe judiciaire principal des Nations Unies », dont la tâche, de ce fait, n’est pas seulement de trancher des différends particuliers, mais également et peut-être principalement d’orienter le droit international, lentement mais sûrement.
11_ Des juridictions telles que la Cour de justice des Communautés européennes ou Cour interaméricaine des droits de l’Homme, jouissent bien d’une compétence consultative ; cependant aucune n’a le caractère universel de la CIJ.
Par Gaëtan Bruel (ENS Ulm) REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUE : Claudie Barrat, « Le mur. Analyse d’une décision de la Cour internationale de justice », Etudes rurales, 2005/1-2, n°173-174, pp. 109-126 Pierre-Yves Condé, « Causes de la justice internationale, causes judiciaires internationales. Note de recherche sur la remise en question de la Cour internationale de justice », Actes de la recherche en sciences sociales, 2008/4, n° 174, pp. 24-33 Bruno Coppieters, « Les peuples disposent-ils d’eux-mêmes ? », Le Monde diplomatique, octobre 2008, n°655. Jean-Arnault Dérens, « Prodiges et vertiges de la diplomatie serbe », Le Monde diplomatique, septembre 2010, n°678. Guillaume Devin (dir.), Faire la paix. La part des institutions internationales, Presses de Sciences-Po, 2009, 271 p. Alain Ondoua et David Szymczak (dir.), La fonction consultative des juridictions contemporaines, Pedone, 2009, 166 p.
Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_109
MÉMOIRE et JUSTICE de la DÉCOLONISATION et des INDÉPENDANCES
Par Hervé Lado
Le processus de décolonisation et les mouvements d’indépendance qui ont suivi n’ont jamais fait l’objet d’un véritable travail de mémoire, tant dans la métropole que dans les anciennes colonies. Alors que l’indépendance, non plus seulement politique mais aussi économique et géopolitique, est enfin devenu une réalité tangible, ce travail doit-il être effectué, et par l’impulsion de qui ? Doit-on privilégier le travail des historiens, avec l’appui de l’Etat, ou l’ouverture de procédures, judiciaires ou non, est-elle encore opportune ? D’Haïti en Algérie, en passant par l’ex-Indochine, les pays d’Afrique subsaharienne et Madagascar, évoquer la colonisation réveille un traumatisme profond ancré dans l’imaginaire des peuples. Même si la plupart des populations de ces pays aujourd’hui (essentiellement jeunes) n’ont pas elles-mêmes été témoins de cette période, pour beaucoup d’entre elles, toute référence à cette période fait écho à un présent qui peine encore à trouver des voies de pacification durable, ce qui explique en partie la nature de leurs rapports avec la France, et plus largement avec l’Occident. Il n’y a point de paix durable sans justice, et la justice requiert de la réconciliation, étape essentielle dans la normalisation durable des relations humaines. Estimé à plusieurs centaines de milliers «Traquer l’impunité est un impératif moral, voire plusieurs millions de tués, sans oublier que les crimes aient été commis par la France les traitements dégradants, les peines ou par les anciens colonisés eux-mêmes.» d’emprisonnements et les déracinements culturels, le tribut payé par les résistants et les défenseurs du droit à l’autodétermination est lourd en drames humains, sociaux et culturels. Au-delà de la guerre des mémoires que se livrent régulièrement des historiens plus ou moins passionnés, on peut s’accorder sur le fait que la période de la colonisation-décolonisation jusqu’autour des années 1960 demeure pour la France et les anciennes colonies une plaie non cicatrisée, faute de soins en profondeur. Est-il pertinent que ces soins viennent des Etats, du prétoire ou des historiens ? En tout état de cause, au nom du respect de la dignité humaine, traquer l’impunité est un impératif moral, que les crimes aient été commis par la France ou par les anciens colonisés eux-mêmes. 110_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
Tout l’enjeu repose sur le calendrier et le procédé, qui eux, dépendent à la fois de conditions sociologiques, politiques et économiques internes des anciens colons comme colonisés. Ici et là, alors que les acteurs d’hier disparaissent les uns après les autres, et que cette période de tensions conduite sur fond de guerre froide cherche encore désespérément dans le patrimoine historique des différentes nations une place définitive, les langues se délient, les faits commencent à faire corps, et l’horizon d’un dénouement se rapproche inexorablement.
«Il ne fautpas attendre de la France qu’elle ouvre d’ellemême ces dossiers souvent à charge. Il s’agira davantage d’une démarche revendicatrice des peuples des ex-colonies que d’une volonté unilatérale française de repentance.»
Nature et ampleur des crimes : les responsabilités sont lourdes et partagées De toutes les puissances coloniales présentes en Afrique jusqu’aux indépendances, la France est reconnue par de nombreuses recherches concordantes pour avoir conduit le processus de décolonisation le plus sanglant vis-à-vis des peuples Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_111
colonisés et en particulier des leaders nationalistes. Au sein des jeunesses africaines demeure comme une vague croyance que les dirigeants français 1_Documentaire d’alors et d’aujourd’hui portent une lourde responsabilité historique partagée « Autopsie d’une avec leurs successeurs locaux. La période de 1940 à 1970 reste ainsi une indépendance » réalisé en 2007 par Gaëlle Le Roy sorte de trou noir dans l’histoire de ces pays tant elle évoque, sans mémoire et Valérie Osouf, sur le réelle, des moments douloureux : main-basse sur les ressources naturelles processus d’indépendance au Cameroun des pays colonisés, répression contre les peuples réclamant l’indépendance, assassinats ciblés ou massifs contre les nationalistes, tortures et mauvais traitements, extermination de villages entiers pour mater la rébellion, certains soutiennent même la thèse de génocides perpétrés dans certains pays pour anéantir les tribus particulièrement récalcitrantes. Au Cameroun par exemple, Ruben Um Nyobé, fondateur du «Les responsabilités sont principal mouvement de résistance, l’Union des Populations manifestement partagées entre du Cameroun, créée en 1948 pour réclamer une la France et les anciennes indépendance totale du Cameroun, est assassiné en 1958, colonies, notamment les après que son parti ait été dissous par Pierre Messmer, leaders locaux qui ont succédé Haut-Commissaire de la République au Cameroun de 1956 à l’administration française à 1958. Um Nyobé était pour une indépendance totale et après la proclamation des s’insurgeait contre les arrangements qui, pour lui, iniques et indépendances.» illégitimes, visaient à laisser le Cameroun largement sous la supervision de la France. Ses partisans et successeurs, nombreux, populaires et organisés, en payeront un lourd tribut : ils seront traqués, torturés, assassinés. Seraient tombées sous les balles et le napalm de trente mille à cinq cent mille personnes1 selon les sources. Félix Roland Moumié, le successeur de Um Nyobé, poussé à l’exil à Genève, sera rattrapé 2_OK Cargo !, Max Bardet par les services secrets français en 1960, et empoisonné. Pour la veuve de ce et Nina Thellier, Grasset, 1988, p.77-78. dernier, le Général de Gaulle est responsable de ce crime. Ces faits demeurent globalement peu documentés car, souvent, avec la complicité des dirigeants locaux installés après les indépendances, les preuves ont été systématiquement détruites ou rapatriées en France. Il ne faut dès lors pas attendre de la France qu’elle ouvre d’elle-même ces dossiers souvent à charge. Il s’agira davantage d’une démarche revendicatrice des peuples des ex-colonies que d’une volonté unilatérale française de repentance, d’autant plus qu’il est démontré que la France n’était pas seule responsable des crimes. Il ne faut pas perdre de vue qu’une fois aux commandes, les premiers Présidents Africains ont constamment sollicité la France pour obtenir des appuis multiformes notamment militaires, pour faire face à des affrontements internes souvent armés, mêlant tribus et partis locaux pour le contrôle du pouvoir. Dans l’ouvrage OK Cargo !2, récit de la saga africaine d’un pilote d’hélicoptère de l’armée française, Max Bardet raconte ses expéditions dans les djebels algériens, en Afrique de l’Est, au Tchad lors des massacres des bandes armées d’Hissein Habré en appui au premier Président Tombalbaye, et au Cameroun dans le pays bamiléké en appui de l’armée locale du premier Président Ahmadou Ahidjo. 112_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
« Chaque balle en traversait deux ou trois, tellement ils étaient agglutinés. […] Une boucherie. Les soldats camerounais avaient tellement peur que les gendarmes français ne pouvaient plus les arrêter. Un vrai massacre…Ensuite ils ont entassé les morts dans les camions-bennes pour aller les jeter dans une cascade. C’était une cascade de quatre-vingt mètres qui tombait du haut pays Bamiléké jusqu’à la vallée du Noun. Ils ont ramassé tous les morts…et quelques vivants…et les ont balancés dans cette cascade. Il y avait des milliers de corps qui tombaient dans la vallée du Noun, si bien que les crocodiles étaient très gras, mais il n’y avait plus un habitant dans la vallée tellement ça puait. Quelques temps après, j’y suis repassé, le fond de la rivière était blanc d’ossements. En deux ans, l’armée régulière a pris le pays bamiléké, du sud jusqu’au nord, et l’a complètement ravagé. Ils ont massacré trois ou quatre cent mille Bamilékés. Un vrai génocide. Ils ont pratiquement anéanti la race. Les sagaies contre les armes automatiques. […] Peu de Français sont intervenus directement. J’en ai connus trois ou quatre c’est tout. La presse n’en a pas parlé. Les Français aident un peu ces pays quand il y a ce genre de guerre, mais ils ne veulent pas savoir exactement ce qui se passe. On faisait plaisir au Président Ahidjo parce qu’il fallait que le Cameroun garde ses liens avec la France.» Ce témoignage d’un acteur de terrain sur ses opérations des années 62 à 64 est, sous toutes réserves, assez éloquent sur la difficulté à ouvrir aujourd’hui les dossiers de la période de décolonisation. Tout d’abord, les responsabilités sont manifestement partagées entre la France et les anciennes colonies, notamment les leaders locaux qui ont succédé à l’administration française après la proclamation des indépendances. Nombre de ces dirigeants ou leurs anciens collaborateurs sont encore en vie, et demeurent à des postes de responsabilité dans certains pays «La colonisation ne renvoie plus à la France africains. Leurs pays n’ont pas encore réussi le l’image de grandeur et de puissance pari de la formation d’institutions étatiques fortes, d’autrefois, les sentiments qu’elle évoque encore moins le défi de la construction de nations. se sont transformés en une sorte de Les peuples, tribus ou ethnies qui se battaient hier culpabilité embarrassée. Pour autant, la au lendemain des indépendances avec l’appui des nostalgie n’a pas été effacée.» puissances étrangères n’ont pas encore scellé en interne le pacte du vivre ensemble dans les mêmes frontières et sous la même bannière. Hissein Habré, dirigeant du Tchad de 1982 à 1990, est par exemple actuellement sous le coup d’une procédure judiciaire internationale, alors que les peuples tchadiens cherchent encore les moyens de sortir de cinq décennies de luttes sécessionnistes exacerbées par les soutiens militaires extérieurs. Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_113
La difficulté à définir les conditions de jugement d’Hissein Habré, réfugié au Sénégal dans l’attente d’une résolution internationale et condamné à mort par contumace à Ndjamena, est symptomatique du caractère problématique que ce type de démarche représente aujourd’hui l’ensemble des puissances et voisins impliqués dans la résolution de la crise régionale. Au-delà de la France et de ses anciennes colonies, ces dossiers impliquent bien d’autres acteurs. Il convient de rappeler que dans les années 60, on se trouve en pleine guerre froide, contexte qui a vu diverses puissances étrangères occidentales ou de l’Est s’engager aux côtés soit des leaders locaux au pouvoir, soit du côté des rebelles. Ainsi, est-il démontré que la Chine a pu former, financer et équiper selon les cas des mouvements nationalistes rebelles ou des leaders au pouvoir dans les différents pays, pour faire gagner du terrain au communisme. Aujourd’hui encore, elle joue un rôle actif au Soudan, n’hésitant pas à échanger pétrole contre armes avec le gouvernement central, accusé de génocide au Darfour. Par ailleurs, lumière n’a pas encore été faite en interne sur ces trahisons, alliances et liaisons coupables qui ont touché aux différentes étapes de la 114_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
décolonisation. Tant que ces peuples ne seront pas encore prêts à ouvrir par eux-mêmes les pages de l’histoire commune, il apparaîtra prématuré, illusoire voire dangereux de réclamer justice à la France, ou à d’autres puissances. Le poids de la colonisation sur les consciences demeure en effet étouffant. L’impact de la colonisation sur les consciences résiste au temps, en France comme dans les anciennes colonies La colonisation ne renvoie plus à la France l’image de grandeur et de puissance d’autrefois, les sentiments qu’elle évoque se sont transformés en une sorte de culpabilité embarrassée. Pour autant, la nostalgie n’a pas été effacée. Ces sentiments complexes ont pu expliquer certaines politiques d’aides publiques au développement officiellement généreuses vis-à-vis de l’Afrique, parfois nourries de la secrète ambition de mériter l’absolution pour solde de tout compte. Ces aides au développement versées par la France depuis les indépendances auraient pu constituer de salutaires amortisseurs psychologiques si elles avaient été dès le départ mises en œuvre dans des conditions associant directement les peuples et non les seuls gouvernants. Leurs failles béantes et les systèmes de corruption des élites qu’elles ont permis de nourrir ont davantage armé les pourfendeurs du néocolonialisme en éloignant davantage les peuples africains de la France. De «Il est essentiel, pour une paix durable, que même, les politiques d’immigration hostiles à une des mots soient posés sur ces maux, et que libre circulation, ainsi que les mesures compliquant des responsabilités puissent être établies, dans l’acquisition de la nationalité française, quelle que soit des processus qui devront être enclenchés à la pertinence des justifications, sont implicitement l’intérieur des pays.» ressenties chez les peuples des anciennes colonies comme des manquements graves et irréversibles aux multiples devoirs de réparation de la France. Plus généralement, la tendance observée depuis les indépendances à soutenir de manière directe ou indirecte au gré des intérêts les leaders africains installés au pouvoir parfois au mépris des dynamiques citoyennes locales, a achevé de noircir les relations avec la France, dont l’illustration peut être trouvée dans les nombreux quolibets lancés envers Chirac et Sarkozy lors de l’enterrement d’Omar Bongo au Gabon. Cela laisse présager pour les prochaines décennies l’éventualité de révoltes plus ou moins violentes des peuples des anciennes colonies pour défendre une seconde indépendance qui débarrasserait complètement les paysages politiques, économiques, militaires et culturels nationaux des avatars coloniaux observés au cours de ces cinquante premières années. La Côte d’Ivoire serait à ce titre d’une certaine manière en avance sur le temps, si l’on considère que sa révolte contre l’opération Licorne était spontanée et non manipulée par les forces patriotiques de Laurent Gbagbo, au même titre que le Zimbabwe, avec les conséquences radicalement différentes que l’on sait. Au final, le sentiment qui se dégage cinquante ans après les indépendances en Afrique est que les nouvelles générations d’Africains ou d’origine africaine se reconnaissent de moins en moins dans ce regard paternaliste, et parfois Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_115
sincèrement compatissant, qui ne leur apparaît pas digne de leur époque, et dont on pourrait trouver l’illustration la plus forte dans le Discours de Dakar. Elles souhaiteraient dans leur immense majorité que la France fasse amende honorable d’une manière ou d’une autre, et renonce aux vieilles recettes de coopération économique, politique et militaire qui ont fait ses années de gloire. Les engagements qui ont été pris, jusqu’ici jugés tièdes et, à certains égards, provocateurs ou démagogiques, donnent du poids à la thèse qu’il faudra encore du temps. Un temps qui s’inscrit dans la durée, une durée psychologiquement voire psychanalytiquement utile à ce que les peuples africains reprennent eux-mêmes possession de leurs voix dans leurs pays respectifs. Alioune Diop, Abdoulaye Sadji, Sembène Ousmane, Birago Diop, Camara Laye, Bernard Dadié, Ferdinand Oyono,…soutenus par Sartre, Camus et autres Gide, en révèrent en leur temps, en fondant la revue Présence Africaine dans les années 50. Les avancées apparaissent depuis bien maigres, ne serait-ce que dans le dialogue universitaire et intellectuel, en constante régression. Construction d’une identité nationale et transparence sur l’histoire sont liées Il n’y aura pas de solution durable aux relations entre anciens colonisateurs et colonisés tant que les protagonistes d’hier seront encore d’une manière ou d’une autre en responsabilité politique en France comme dans les anciennes colonies. Dans les anciennes colonies en Afrique, de nombreux leaders politiques des années 60 ou leurs collaborateurs sont encore aux affaires et savent à quel point ces dossiers sont complexes, délicats et potentiellement explosifs. Il apparaît dangereux pour eux-mêmes et pour leurs entourages d’exposer à une lumière judiciaire potentiellement corrosive des conforts personnels bien établis. Peut-être convient-il dans ce cas de laisser cette dimension du problème au temps. Par ailleurs, on l’a vu, les unités nationales demeurent fragiles. Les accusations fréquentes de tribalisme dans les pays africains ne sont que la partie apparente de l’iceberg des ressentiments profonds qui trouvent leurs racines dans ces luttes historiques tragiques de la période de décolonisation, où ont pu s’installer de part et d’autre des tribus, des sentiments de profonde trahison, et donc de haine mutuelle aujourd’hui plus ou moins latente. Le génocide de 1994 au Rwanda est venu montrer le potentiel explosif de ces ressentiments quand on s’enferme dans l’illusion que le temps et les décrets finiront par en avoir raison. Il est donc essentiel, pour une paix durable, que des mots soient posés sur ces maux, et que des responsabilités puissent être établies, dans des processus qui devront être enclenchés à l’intérieur des pays. Il s’agit d’une des conditions de la croyance en l’appartenance à une même nation. Chaque nation s’y engagera donc quand elle sera prête à assumer elle-même ce défi national de manière apaisée.
«Les relations bilatérales avec la France, progressivement décomplexées par un rééquilibrage économique, permettent la libération des les paroles et, sans aucun doute, des mémoires.»
116_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
Cela passera-t-il par des commissions Vérité et Réconciliation ? Des tribunaux internationaux ? Que les mémoires soient douloureuses ou heureuses, les anciennes colonies françaises devront passer, d’une manière ou d’une autre, par des moments de communion interne, et chaque pays inventera le procédé qui correspond à sa propre histoire et à sa propre expérience de la décolonisation. A terme pourra-t-on, comme dans les grandes nations, ériger dans les mémoires nationales des personnages historiques nationaux qui font droit à l’idée de nation et donne de l’épaisseur au concept d’indépendance. Le processus endogène de maturation dans les esprits est en marche dans ces pays, notamment avec l’émergence observée d’une société civile jeune et entreprenante. Ainsi, les sociétés civiles seront les vecteurs d’une prise de conscience collective en créant les conditions d’un débat citoyen d’abord interne, et ensuite étendu aux pays étrangers. Ce sera alors le moment d’identifier et de traquer l’impunité à l’extérieur des frontières. Un processus qui va de pair avec la conquête des indépendances économiques, qui dissoudra cette forme raffinée, subtile et pernicieuse de liens économiques de dépendances -et non d’interdépendances- qui étouffent passivement toute forme d’émancipation. L’indépendance économique est une condition à la traque de l’impunité Même lorsque les anciennes colonies auront réussi le pari de la construction nationale, il faudra, pour qu’ils puissent ouvrir sereinement les dossiers de la décolonisation, qu’ils jouissent d’une indépendance économique. Aujourd’hui, la plupart des anciennes colonies françaises d’Afrique en sont encore à entretenir avec la France, cinquante ans après les indépendances, des relations économiques ombilicales : la France les appuie et les aide dans la gestion de leur monnaie et la définition de leur politique monétaire, elle est leur premier partenaire commercial et leur premier investisseur, notamment en ce qui concerne la zone Franc qui concerne quatorze pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre partageant le Franc CFA. A titre d’exemple, alors que la France dispose dans chaque pays de la zone Franc d’une part de marché en moyenne de 15 à 30% par pays, la part de marché de chacun de ces pays en France est de l’ordre d’un centième ou d’un cinquantième, et celle de l’ensemble des pays de la zone Franc en France représente à peine 1%. En même temps, Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_117
en matière d’investissement directs étrangers, ces pays abritent en premier lieu des investissements français -certains datant de la période coloniale- et ces investissements sont en général prépondérants, fournissant une part significative des recettes fiscales nationales, et la majorité des emplois formels dans les secteurs économiques clés de ces pays (transports, communications, agro-alimentaire, BTP, Banques et assurances, etc.). Le processus de désengagement est toutefois en cours. Sur les vingt dernières années, la part de marché de la France s’est considérablement érodée dans la zone Franc, passant de plus de 40% (hors pétrole) à environ 20%, à la faveur de l’entrée sur les marchés africains de nouveaux partenaires commerciaux asiatiques et d’Amérique Latine. L’offensive observée au cours de cette dernière décennie de la Chine, de l’Inde et du Brésil, dans plusieurs secteurs (télécommunications, BTP, mines) dans ces pays promet une diversification progressive des partenariats. De plus, on observe dans plusieurs pays l’émergence de champions économiques à capitaux africains, PME et grands groupes, particulièrement entreprenants, qui commencent à rivaliser avec les majors historiques à capitaux étrangers. De telles évolutions sont porteuses d’indépendance économique, érodant progressivement la domination économique de la France dans la zone et, sans doute, diluant son influence dans la sphère politique. Les relations bilatérales avec la France, progressivement décomplexées par un rééquilibrage économique, permettent la libération des les paroles et, sans aucun doute, des mémoires. Les conditions du retour sur soi Les crimes de la décolonisation ne resteront pas impunis, ils seront documentés, reconnus, et réparés. Ce sera davantage à l’initiative des peuples des anciennes colonies, à l’issue d’une maturation des esprits dans ces pays, mais aussi en France, que d’un quelconque mouvement international. Ces problématiques deviendront donc d’actualité lorsque : • la génération des dirigeants locaux qui ont succédé à la France, et les décideurs français d’alors, aura définitivement quitté les arènes politiques • la conscience démocratique et citoyenne se sera suffisamment développée dans les anciennes colonies au point d’armer les citoyens de moyens de dialoguer sans complexe avec leur histoire, d’abord à l’intérieur des pays, puis avec les partenaires historiques dont la France. • les anciennes colonies auront significativement réduit leur dépendance économique vis-à-vis de la France En l’absence de l’un de ces ingrédients, hâter des procédures judiciaires pourrait prendre une tournure dramatique, surtout dans les anciennes colonies qui sont toutes encore au début d’un processus délicat et incertain de construction des identités nationales, et à une étape où semble prioritaire l’apaisement des hostilités tribales que la période coloniale a largement contribué à exacerber. Connaître ce passé chargé et complexe passera davantage par de patientes 118_ Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_Jeune République
initiatives citoyennes, académiques, scientifiques et artistiques. Cela ne commencera en tout cas pas par le prétoire avec accusés et plaignants, tant les faits sont encore parcellaires, rares et les torts diffus. A l’image du film « Indigènes » qui a contribué à rendre tangible la responsabilité historique de la France vis-à-vis des anciens combattants, des travaux de recherche de plus en plus nombreux et édifiants permettront de reconstituer ce patrimoine historique commun en parallèle avec la maturation des esprits en faveur de la justice et d’une paix durable. Cette exigence de transparence sur les patrimoines mémoriels est une condition de la construction des identités nationales dans les anciennes colonies, et même en France. C’est plus globalement, un impératif pour la préservation de l’une de ces valeurs majeures qu’on peut considérer comme universelle : la dignité humaine. Par Hervé LADO [Doctorant à La Sorbonne et Chercheur à l’ESSEC]
Jeune République_Paix et Justice : une complémentarité nécessaire_119
Livret Photo
Emeric Lhuisset
COMBATTANTS
120_ Livret Photo_Emeric Lhuisset_Jeune RĂŠpublique
(extrait)
scéance de poses avec Peshmergas, photographie numérique, 15 formats 42 x 31,5 cm, Irak, 2010. Jeune République_Livret Photo_Emeric Lhuisset_121
Cet extrait de la série «Combattants» découle d’une étude sur l’uniformisation et la mise en scène des zones de conflits contemporains dans les médias réalisé en Irak, Afghanistan et Israël / Palestine. Pour des raisons de sécurité, le mouvement d’appartenance de ces combattants ne sera pas révélé.
Né en 1983, Emeric Lhuisset vit et travaille entre Paris (France) et New York (USA). Il est diplômé de l’école des beaux-arts de Paris (ENSBA) et parallèlement à sa pratique artistique, enseigne à l’Institut d’Études Politiques de Paris (Sciences Po). Son travail s’articule autour de l’actualité, et c’est à la manière d’un journaliste qu’il procède à un vaste travail d’investigation (aussi bien dans les médias que sur les zones concernées), précédant la réalisation de ses œuvres. Il a ainsi travaillé en Colombie (2006), au Pakistan (2004), en Afghanistan (2004 et 2010), en Irak (2010) et en Russie (2009). Louis Marin nous dit du piège qu’il est « d’autant plus efficace qu’il n’apparaît point tel » ; ou encore qu’il « fonctionne merveilleusement à condition de n’en rien dire ». Ces propos se confirment pour les ravissements qui parcourent l’œuvre d’Émeric Lhuisset. Les œuvres issues de ces projets attirent le regard : elles sont composées de façon à dégager une beauté plastique immédiate, les lumières, les contrastes, la mise en scène, séduisent de prime abord et dissimulent les ressorts de la création qui ne sont jamais exhibé tels quels. Il faut donc fouiller, exhumer l’image pour y lire les agencements, les rythmes, les compositions qui donnent à ces travaux, par delà leurs thèmes, leur force et leur authenticité. La séduction a un prix : les images charment mais pour mieux interpeller le spectateur, l’emmener dans une aventure et une réflexion sur sa place et son rôle. Au travers de ces œuvres, tout l’invite à ne pas se sentir « en dehors » mais impliqué par la vie: autant de raisons pour affirmer qu’elles tranchent bel et bien avec le flux d’images froides et obscènes dont nous abreuvent, quotidiennement, les grands flux médiatiques.
122_ Livret Photo_Emeric Lhuisset_Jeune République
Jeune RĂŠpublique_Livret Photo_Emeric Lhuisset_123
124_ Livret Photo_Emeric Lhuisset_Jeune RĂŠpublique
Jeune RĂŠpublique_Livret Photo_Emeric Lhuisset_125
Thématique III
FAIRE FACE au GÉNOCIDE
126_Jeune République
Tribunal de Nuremberg,1946
- Le génocide au Darfour en questions, entretien avec Marc Lavergne, par Margaux Leridon - p.128 - Un exemple de justice transitionnelle : la justice Gacaca au Rwanda, par Clement Seïtz - p.140 - Arendt et le Procès Eichmann, par Jérôme Esnouf - p.150 - Peut on comparer Auschwitz et Srebrenica ? par Amos Reichman - p.160
Jeune République_127
LE GÉNOCIDE AU DARFOUR EN QUESTIONS : entretien avec MARC LAVERGNE
Par Margaux Leridon
Entretien avec Marc Lavergne, directeur de recherche au CNRS, directeur du Centre d’Etudes et de Documentation Economiques, Juridiques et Sociales (CEDEJ) au Caire, co-directeur du panel d’experts de l’ONU sur le Darfour.
E
ntre décembre 2002 et janvier 2003, une révolte éclate au Darfour, à l’Ouest du Soudan. Cette révolte constitue le point culminant d’un long processus de montée des tensions dans la région, notamment entre les tribus nomades et les villageois sédentaires pour l’accès à l’eau et aux pâturages. Elle est menée par des chefs villageois désorganisés dont les revendications vont de la fin d’une sujétion à l’égard de Khartoum qui se rapproche d’un système de colonisation intérieure (exploitation des richesses sans aucune contrepartie en matière de développement ou d’infrastructures) à l’indépendance du Darfour. Abdelwahid Mohamed al-Nour, fondateur du Mouvement de Libération du Darfour, est le seul chef rebelle à incarner un projet fort pendant le conflit. La crise intervient au beau milieu des négociations internationales concernant le SudSoudan, qui s’était aussi révolté contre Khartoum, et cherchait à obtenir son indépendance. Personne ne veut prendre le risque de retarder ces pourparlers déjà compliqués, et une répression violente est menée au Darfour afin d’étouffer le conflit. L’armée n’étant ni disponible, ni disposée à se battre dans la région, le gouvernement emploie des milices tribales arabes, les Janjawids, envoyées combattre les rebelles et leurs soutiens. Les Janjawids procèdent à un véritable massacre, détruisant et pillant les villages, faisant plus de 200 000 morts et deux millions de déplacés. La catastrophe du Darfour dépasse largement le cadre d’une répression sanglante qui aurait mal tourné : des populations toutes entières ont été systématiquement visées et détruites. On a souvent tenté d’expliquer ce massacre par sa supposée dimension raciste, portée par les tribus arabes nomades contre les villageois sédentaires noir africains. Le terme de génocide apparaît très rapidement. Les autorités américaines l’utilisent pour la première fois en février 2004, par l’entremise de Colin Powell. Pour la commission d’enquête mise en place par Kofi Annan en octobre 2003 à la demande du Conseil de Sécurité de l’ONU, cependant, il n’est pas de « génocide », mais des violations systématiques de droits de l’Homme, qui pourraient être qualifiées de crimes contre l’Humanité. L’administration américaine elle-même cesse momentanément d’utiliser le terme lorsque Condoleeza Rice remplace Colin Powell. Pourtant, de larges campagnes médiatiques internationales s’emploient à imposer le terme. Le dossier est finalement transféré à la Cour Pénale Internationale, qui émet dans un premier temps, le 4 mars 2009, un mandat d’arrêt international contre le Président soudanais Omar el Béchir pour 128_ Faire face au génocide_Jeune République
crimes de guerre et crimes contre l’Humanité, puis le 12 juillet 2010, un second mandat d’arrêt, pour génocide. Dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 1948, le génocide est défini comme un acte « commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux. » L’utilisation du terme de génocide au regard de cette convention impliquerait : de reconnaître une intention initiale meurtrière de la part du gouvernement soudanais, quand celui ci pourrait prétendre qu’il s’agissait de mesures répressives légitimes aux conséquences démesurées mais imprévues, d’introduire une dimension ethnique, raciale ou religieuse dans ce qui apparaît avant tout comme un massacre politique. Pour traiter cette problématique délicate, nous avons fait appel au spécialiste du Soudan Marc Lavergne, qui a accepté de répondre aux questions de Jeune République.
Le rapport de la commission d’enquête mise en place en octobre 2004 par Kofi Annan accusait Khartoum et les milices Janjawid de « crimes systématiques » et « à grande échelle ». Pensez-vous que ces crimes se soient intégrés à une stratégie planifiée, comme le laisse supposer le mandat d’arrêt pour « génocide » lancé contre Omar El Béchir en juillet dernier ? Je crois qu’il n’y a aucun doute là dessus. La décision de faire appel à des milices tribales est une décision qui a été prise par le gouvernement soudanais et assumée de façon collective, parce que l’armée n’était pas disponible (les effectifs de l’armée gouvernementale ont été constitués jusqu’à 50% de fours à une période, ndlr), et n’était pas non plus disposée à intervenir au Darfour. Le fait que des crimes « à grande échelle » aient été commis constituet-il selon vous un dérapage, ou bien était-il intégré à la stratégie ? Je pense que le gouvernement soudanais a montré par le passé, bien avant le Darfour, qu’il ne s’embarrassait pas du respect des principes humanitaires. Jeune République_Faire face au génocide_129
Une guerre très meurtrière avait déjà été menée à son instigation au Sud 130_ Faire face au génocide_Jeune République
Soudan, où des milices tribales avaient déjà été mis à contribution, alors même qu’à l’époque un gouvernement parlementaire élu démocratiquement était encore en place à Khartoum. Le coup d’Etat de 1989 (qui a vu le Président actuel Omar Al-Beshir prendre le pouvoir, ndlr) avait été justement motivé par la peur d’une guerre entre le gouvernement central et le Sud. Donc, est-ce que les massacres découlent d’un dérapage ou d’une stratégie assumée ? Il y a une volonté initiale assumée d’anéantir la rébellion et de s’en prendre à la population qui la soutient ; avec l’accord des Américains, c’est important de le signaler. Alors on a fait appel à des tribus qu’on sait ne pas pouvoir contrôler. On les paye, on les équipe et on les envoie attaquer des villages, pour anéantir les rebelles, en sachant que ce qui intéresse les dits miliciens, ce n’est pas attaquer les rebelles. Ceux-ci sont armés, ils connaissent le terrain, sont situés en amont dans des paysages montagneux. En revanche attaquer les villages en aval, piller, est beaucoup plus intéressant, ne serait-ce que parce que ça libère des terres fertiles et des troupeaux. Donc dérapage peut-être, mais dérapage contrôlé. Il y a une dimension ethnique dans la notion de génocide. Est-il juste d’ « ethniciser » le conflit au Darfour alors que l’opposition semble plus sociale, entre nomades et sédentaires ? Peut-on parler de persécution religieuse alors que tout le monde est musulman au Darfour? Là encore nous partons de présupposés qui sont plaqués sur le conflit, ce qui nous amène a avoir une perception différente de la situation de celle qu’en ont les acteurs. Les habitants ont tous une conscience d’appartenance au Darfour, non pas seulement au territoire mais à l’entité, l’Etat, le Darfour ayant été un sultanat pendant trois-cents ans. Les Fours, comme le nom de la région l’indique (Darfour signifie la maison des fours en arabe, ndlr) en étaient les maîtres. Le sultanat est né parce que la région est devenue musulmane, mais il a fallu beaucoup de temps avant que l’ensemble des populations se convertisse. Les populations du Darfour n’étaient pas arabisées, et les Arabes vivaient en périphérie, utilisés et envoyés comme armée de soutien, ils étaient les plus pauvres. (…) Mais tout le monde était en relation avec tout le monde, et il n’y avait pas de différenciation ethnique (la différenciation entre populations « africaines noires » et « arabes » au Darfour est idéologique et déclarative, et ne repose pas sur des critères physiques, ndlr). Il y avait une différenciation cependant en termes d’activité, entre nomades et sédentaires, qui recoupait partiellement les critères ethniques. (…) Mais cette question ne s’est posée que très tardivement. Le Darfour était une région prospère. Au début des années 1980 est apparu un antagonisme pour l’accès à la terre, qui a cristallisé les tensions. Il n’y a donc pas à l’origine d’antagonisme ethnique, mais une ethnicisation du conflit de l’extérieur, qui s’est appuyé sur des circonstances particulières. Les arabes étaient souvent considérés comme les derniers des derniers, des « sauvages ». Jeune République_Faire face au génocide_131
Une question terminologique : c’est pourtant Khartoum qui se réclame « Arabe » et massacre les Africains au nom d’une supériorité ethnique… Les gens de la capitale du Soudan, de Khartoum, se considèrent comme la quintessence de l’arabité et de l’Islam, alors qu’ils sont de source africaine, c’est bien connu. Les Nubiens qui commandent à Khartoum sont les descendants des paysans de la vallée du Nil. Ils ont été arabisés, et se servent de cette « supériorité arabo-islamique » pour dire que les autres sont des sauvages avec lesquels on peut faire ce que l’on veux. Ils ont inculqué aux chameliers du désert du Darfour l’idée qu’ils appartenaient à une nation arabe puissante qui se bat pour la Palestine, qui se bat contre l’Occident… eux n’avaient jamais entendu parler de cela. On leur a dit « on va vous aider parce que vous êtes nos frères, vous donner de bonnes terres fertiles au bord de l’eau, mais il faut d’abord tuer ces gens là qui étaient vos maîtres » donc ils y sont allés, ils ont brûlés les villages, et ils se sont installés à leur place. Je pense que le gouvernement de Khartoum n’a pas beaucoup de considération pour ses soi-disant « frères » arabes et musulmans. Il les utilise. Eux étaient étrangers à ces questions de races, mais ils sont bien contents qu’on leur donne des pâturages. Nomades et sédentaires vivaient ensemble depuis des temps immémoriaux, et ils ont besoin les uns des autres. Sauf qu’avec les circonstances, la sédentarisation des nomades et les questions de redistribution des richesses et des terres, des tensions et jalousies intertribales sont apparues. Alors lorsque le gouvernement distribue des armes automatiques, évidemment, ça dérape. Ajoutez à cela qu’elles sont données aux jeunes, ce qui de facto sape l’autorité des anciens, et l’ensemble de l’équilibre sociétal et régional explose. Quant à la problématique de la religion, vous avez répondu : il n’y en a pas. Les plus pieux ne sont pas les bédouins du désert, mais les Four, les gens des villages, qui sont reconnus pour leur piété. (…) C’est un islam populaire mais très intense. Donc là où la notion de génocide serait juste, c’est tout simplement pour la notion de massacre qu’elle implique, massacre en l’occurrence politique et non ethnique, ce qui de facto l’exclue de la définition de génocide selon les termes de la convention de 1948 ? Oui, de toute façon la convention de 1948 ne correspond pas à une réalité. Je crois que la question de l’intention est vraiment fondamentale. Le gouvernement soudanais avait-il l’intention de tuer tout le monde ? Non, mais une bonne partie, pour faire de la place. (…) Dire aux nomades, « vous êtes des arabes, vous avez le droit de tuer des noirs », c’est tout à fait nouveau, qui ne repose pas sur un état d’esprit local. Il y a quelque chose de criminel de la part du gouvernement soudanais à inventer cette idéologie délirante dans un but très rationnel. Le gouvernement soudanais n’en a rien à faire de la couleur des gens, il n’en a même rien à faire de la religion des gens. Tout ce qui l’intéresse c’est 132_ Faire face au génocide_Jeune République
le pouvoir et l’argent. Le Darfour est une région riche qui échappait jusqu’à présent à son exploitation et qu’il a décidé de mettre au pas, parce qu’il y avait un danger de sécession. (…) L’IMPORTANCE DE LA DIMENSION POLITIQUE DU CRIME1 Donc l’utilisation de la notion de génocide oui, mais ce qui me gène, c’est qu’elle induise une idée d’irrationnel, de folie, comme si l’hitlérisme, notamment de ses exécutants mais aussi de certains des planificateurs de la solution finale avait été purement irrationnel, ce qui n’est pas sûr, puisqu’il y avait aussi l’idée de prendre les biens des juifs et de se les partager. Ils n’étaient pas si fous qu’ils en avaient l’air. Mais cette notion d’irrationalité, exonère les responsables. Quand
1_ La déclaration de l’ONU de 1948 ne mentionne pas la raison politique parmi les motifs possibles de génocide ; on a pu attribué cet « oubli » à l’URSS, qui avait dans ce domaine biens des choses à se reprocher… (ndlr).
Jeune République_Faire face au génocide_133
on est fou on n’est pas responsable de ses actes. Et ça évacue le politique. Et là je trouve ça très grave. (…) On a évacué le politique de cette affaire, en particulier avec tous les Save the Darfur, Clooney et Mia Farrow qui en ont fait un argument publicitaire pour eux ; mais aussi en France Urgence Darfour. On a parlé d’un crime abject, dément, qu’il fallait arrêter, mais on n’a cherché à comprendre ni la réalité des gens du Darfour, ni la réalité du gouvernement soudanais. Et c’est pourtant ce qui est intéressant : chercher le politique dans tout ça… … Plutôt que de le réduire à une lutte irrationnelle du bien contre le mal. Parce que le racisme n’est jamais loin. Les gens qui disent « Sauvez le Darfour », ils disent « Salauds d’arabes, salauds de musulmans ». Or ceux qui ont déclenchés cette crise du Darfour ont eu une démarche parfaitement rationnelle, qui correspondait à leur intérêt, et le résultat le prouve, puisqu’ils ont gagnés ; ils ont tué 300 000 personnes, ils sont toujours au pouvoir. (…) Considérez-vous que ces pertes humaines soient imputables à une seule politique d’épuration ou y a-t-il des facteurs climatiques à prendre en compte aussi ? Cette idée, là encore, évacue le politique. Je veux bien qu’il y ait un changement climatique, mais je pense qu’il ne faut pas caricaturer les choses, et prendre le risque de nier la multiplicité des facteurs qui nous permettrait d’approcher 134_ Faire face au génocide_Jeune République
la réalité : la sécheresse est un facteur qui a été exploité à des fins politiques. Au Darfour il y a des années sèches, il y a des cycles, il y a des courbes, on les connaît. Le vrai problème c’est que la population a été multipliée par vingt au cours du dernier siècle, et qu’il n’y a pas eu le moindre effort de développement en dehors de l’agriculture, aucune implication de la part du pouvoir central. Le problème du Darfour aujourd’hui n’est pas qu’il pleuve moins. Il y a quand même une montagne qui s’élève à 3000 mètres d’altitude au cœur du Darfour, c’est un véritable château d’eau. Le problème est qu’on n’a pas exploité les ressources existantes parce qu’on ne se souciait pas du Darfour, trop éloigné de Khartoum. En dehors du génocide physique, Abdelwahid al-Nour parle d’un génocide culturel à travers l’endoctrinement coranique exercé dans les camps. Considérez-vous que la culture Four ait disparue aujourd’hui ? Les peuples du Darfour, qui ne sont plus à l’écart du village global, connaissent un véritable délitement de leur culture. La guerre a précipité les choses, par le biais essentiellement des ONG. C’est l’effet paradoxal et désastreux de l’aide humanitaire. Les gens des camps, en particulier les jeunes, ont été déracinés. Depuis maintenant 2003/2005, c’est à dire entre cinq et sept ans, les jeunes n’ont pas labouré la terre, n’ont pas trait les vaches et les chèvres, n’ont pas guidé les chameaux… La culture n’est pas quelque chose de détaché de l’activité de vie. Tout est mêlé dans ces villages, ou dans ces communautés nomades. La façon de vivre change dans les camps. On ne mange plus la même chose, on n’a même plus besoin de faire la cuisine, on vous donne à manger des choses que vous n’avez jamais mangé. On vous apprend dans les écoles l’anglais, l’arabe sans considération de votre culture d’origine, de la langue de votre communité, tout simplement parce que pour l’UNICEF et les autres, l’alphabétisation, c’est du chiffre. Face à ce bouleversement, les Frères Musulmans se sont saisis de la situation et en ont profité pour réislamiser une population qui était musulmane mais qui avait son propre mode de vie. Au Darfour tout le monde buvait de l’alcool de datte, de la bière de mil. Ça faisait partie de la culture depuis des millénaires. Ça n’existe plus. LA RESPONSABILITÉ DU GOUVERNEMENT SOUDANAIS Est-ce que c’est la faute du gouvernement soudanais ? Evidemment ; il n’a de cesse d’atomiser toute la société pour la contrôler, sur le modèle des jacobins français, en brisant les cultures régionales… Abdelwahid al-Nour a raison lorsqu’il dénonce cet état de fait. Le gouvernement soudanais est composé de gens qui ont fait des doctorats en occident ou de militaires, donc de gens qui sont décalés par rapport à leur société et qui considèrent qu’elle est archaïque, que les Soudanais, dans cette diversité culturelle, ne peuvent pas progresser, et qu’il faut uniformiser sur les canons de l’Islam et de l’arabité. Jeune République_Faire face au génocide_135
Je ne suis pas contre le changement, simplement, les gens du Darfour ont été dépossédés de leur avenir, de leur présent, de leur vie. Ils sont considérés comme des ventres à nourrir et des corps à protéger. Mais on n’a pas le temps, nous les occidentaux, de nous interroger sur ce qui fait la valeur de la vie pour ces gens là, et au fond on le méprise. Cela m’amène à la question de la responsabilité de la communauté internationale…
2_ Le « problème du Soudan » que voulaient régler à l’époque les Américains était celui posé par les rebelles Sudistes, chrétiens et animistes, qui réclamaient l’indépendance du SudSoudan. La rébellion au Darfour a commencé pendant les négociations. (ndlr)
C’est prouvé maintenant, les Américains et les Occidentaux ont donné le feu vert au gouvernement soudanais pour éradiquer la rébellion au Darfour quand elle a éclaté en décembre 2002 / janvier 2003. Si dès le départ, ils avaient dit non, le gouvernement soudanais ne l’aurait pas fait. Mais les Occidentaux avaient à l’époque envie de régler le problème du Soudan. Ils n’y connaissaient rien, et ils le savaient, mais ils avaient envie de le régler. En arrivant au pouvoir, Bush a vu qu’il y avait un problème là-bas ; du pétrole, des chrétiens, des Noirs et des arabes, des choses qui parlent aux Américains. En Palestine on n’y arrivait pas, on allait essayer de régler le Soudan. Lorsqu’ils se sont rendus aux négociations entre le Nord et le Sud-Soudan, il y eu ce « problème » au Darfour, mais l’important pour eux restait de régler l’accord CPA, compréhensive peace agreement, alors ils l’ont ignoré, ils ont fait confiance au gouvernement. Comprehensive pour dire que ça allait tout régler : on négocierait entre le gouvernement central et les rebelles du Sud, et tout le monde y trouverait son compte. Evidemment, ce n’est pas du tout comme ça que ça s’est passé, ni dans la tête du gouvernement, ni dans la tête des Sudistes, qui se sont partagé le gâteau en deux sans tenir compte des autres parties prenantes2. Quand Abdelawid al-Nour est allé voir Omar el Béchir pour lui demander « Et nous ? », il lui a répondu : « vous n’avez qu’à faire comme les autres, vous avez qu’à vous battre ». (…) Donc il y a eu ce feu vert, les choses ont pris une ampleur que les Américains n’avaient pas prévue, et ils étaient très embarassés quand la société civile américaine a commencé à s’inquiéter de la situation au Darfour. On a envoyé Kofi Annan, mais il s’y est rendu quand tout était été fini, quand tout le monde avait été chassé, massacré. Un cessez-le-feu humanitaire a été signé en 2004, donc un an après le massacre. Il y a eu complicité, et même plus que complicité. Les Américains savaient par les écoutes, par les images satellites, chaque fois qu’un village était bombardé. (…) J’ai dirigé le panel d’experts du conseil de sécurité au Darfour, j’ai trouvé que l’on se moquait de nous, parce que les Américains savaient tout, et il fallait qu’on aille, nous, faire les enquêtes, interroger les gens qui avaient été torturés, violés, trouver les endroits où avaient eu lieu les massacres, alors que tout ça est connu heure par heure, village par village, coup de téléphone par coup de téléphone. (…)
136_ Faire face au génocide_Jeune République
2006 : DES NÉGOCIATIONS FANTOCHES POUR UNE PAIX BÂCLÉE Après, on a fait semblant de vouloir régler le problème, ce qui est peut-être encore plus scandaleux. On a voulu forcer les rebelles à signer des accords, en leur imputant la responsabilité de la crise. Les rebelles n’avaient même pas de quoi payer leurs notes d’hôtel sur les lieux des négociations ; on les menaçait de mort s’ils ne signaient pas. Donc ils signaient. Il y a un chef rebelle, un jeune instituteur, Mini Minawi, qui a fini par signer. Une heure avant, son frère s’était fait tuer dans son village. Cela montre une incompétence de l’Occident et son manque de recherche de dissuasion de la violence. Le gouvernement soudanais est aujourd’hui tranquille. Il va recommencer la même chose au Sud dans quelque mois (le Sud-Soudan tient un référendum d’auto-détermination en janvier, ndlr), et on dira « ah bon, ils ont des gens pour faire ça ? ». Tout le monde sait que ce référendum n’a pas été préparé, que l’on s’apprête à revivre un conflit massif… Mais comment expliquez-vous que les Américains n’aient rien fait, en sachant tout ? Quel aurait été leur intérêt ? L’intérêt humanitaire n’existe pas. Le gouvernement soudanais est le seul gouvernement en mesure de donner des informations sur Al-Qaeda à la CIA. Ben Laden habitait au Soudan au début des années 1990, et les Soudanais continuent de fournir des renseignements, il y a une coopération très étroite. Le gouvernement soudanais à toujours le nez dans tous les réseaux terroristes qui tournent dans la région. Or Al Qaeda et le terrorisme, c’est plus important pour les Américains que tout le reste. Quant aux autres pays occidentaux, ils privilégient la « stabilité » à la démocratie en Afrique. Le point de vue occidental est simple. En Afrique c’est la zizanie, des luttes armées, pas de contrôle, et on ne peut pas exploiter correctement. (…) Mais là, c’est le plus grand pays d’Afrique, et il a un gouvernement solide. Donc c’est bien. Demandez à n’importe quel homme d’affaire, quand vous traitez avec Khartoum, Jeune République_Faire face au génocide_137
3_ Chef d’un groupe rebelle d’inspiration islamiste, différent de celui d’Abdelwahid el-Nour. (ndlr)
c’est du solide. (…) Ils ont du pétrole, donc ils ont un besoin d’infrastructures colossal. Alors les petites histoires du Darfour qui veut son indépendance ou même pas, simplement avoir une part du budget, des écoles, des hôpitaux et des routes, rien à cirer. Ces gens là, on ne les connaît pas. Il y a beaucoup de leaders rebelles qui sont des chefs de village ou des jeunes qui ont un fusil et une bande de copains. Abdelwahid al-Nour est le seul qui ait fait des études et qui incarne quelque chose de fort, à son corps défendant d’ailleurs parce qu’il n’a pas d’expérience politique. Mais les autres… Khalil Ibrahim3, c’est un ancien du gouvernement qui a trahit simplement parce qu’il n’avait pas assez du gâteau… Vous avez prononcé le mot « pétrole », quelle est la place des enjeux pétroliers dans le conflit ? Elle est marginale. Interpréter le conflit du Darfour par le biais des hydrocarbures est une erreur. Le Soudan a actuellement des ressources pétrolières qu’il convertit en armes. (…) Pour l’instant, du pétrole a été trouvé au Sud du Darfour, mais ce n’est pas la région où il y a des combats. La montagne qui domine la région est volcanique, on n’a jamais trouvé de pétrole dans de la lave volcanique. Il est simpliste de réduire le conflit à cette donnée. Pour revenir à notre problématique de départ sur la question du génocide au Darfour, si je résume, il y a une vraie responsabilité de Khartoum dans ce qui a été un massacre, mais un massacre pensé politiquement, et dont il ne faut surtout pas négliger l’aspect politique en le réduisant à une notion ethnocentrée du génocide comme un simple délire raciste. Oui, on nous dit « c’est le mal absolu », donc on ne peut rien dire. Mais je me demande si ça ne demande à revenir sur la compréhension de la Shoah qui est à l’origine du concept de génocide. (…) Le massacre des juifs dans toute l’Europe n’obéissait-il pas, peut-être, à une rationalité ? Vous remettez en question de la notion de « banalité du mal » telle que développée par Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem ? Je pense qu’Hannah Arendt serait d’accord pour dire qu’il y a différents niveaux d’analyse. C’est allé un peu vite, après la guerre. On a dit « plus jamais ça », parce que ce n’est pas humain ; eh bien si, c’est très humain, parce que c’est
138_ Faire face au génocide_Jeune République
l’intérêt, et l’intérêt je connais, je comprends de quoi il s’agit. Quand on me dit qu’il y a des fous partout et qu’il faut faire attention, non. Ce sont des gens qui sont le produit d’une culture, avec des préjugés etc. Mais l’antisémitisme, comme le racisme, n’a été qu’un prétexte au service d’un objectif, d’intérêts, comme l’a montré Hannah Arendt: les Allemands étaient antisémites depuis des décennie, l’antisémitisme datait du MoyenÂge, ils n’en avaient pas moins commis de génocide jusqu’à ce que le contexte particulier de l’après guerre et de l’après crise surgisse. Vous dîtes que la Shoah n’est pas une sorte d’antisémitisme qui serait devenu fou, mais plus une instrumentalisation de l’antisémitisme par la politique dans un but rationnel. Cela échappe à notre rationalité. Mais ça n’échappait pas à la rationalité des gens qui raflaient les juifs en France. Rony Brauman4 l’a bien montré par le biais du procès d’Eichmann : « moi je suis un simple exécutant », disait-il. Mais il faut bien qu’à un moment il y ait eu des gens qui aient pris des décisions. La guerre a résolu le problème du chômage en Allemagne, et a permis de trouver un ennemi. C’est comme quand ici5 on désigne les Algériens comme l’ennemi, c’est quelque chose qui est organisé par le gouvernement égyptien. L’histoire regorge d’exemples où le motif du bouc-émissaire ressurgit pour des motifs politiques. Il n’y a rien de fou, d’exceptionnel. Non, à un moment on rejoint l’éternel humain.
4_ Médecin français né en Israel, connu pour son investissement humanitaire, et qui a co-réalisé avec le cinéaste israelien Eyal Sivan un film sur le procès d’A. Eichmann, basé sur l’ouvrage d’H. Arendt. 5_ En Egypte, lieu de l’entretien (ndlr)
Donc vous ne croyez pas, à la source du génocide, à un espèce d’emportement irraisonné : c’est une instrumentalisation du racisme à des fins politiques. Oui, le racisme qui est quelque chose d’ancré chez les êtres humains, la méfiance vis-à-vis du corps étranger est intrinsèque à la nature humaine. Dans le cas du Soudan, j’ai rencontré les personnes concernées, et j’ai vu toute la froideur qu’ils avaient mise dans la planification et l’exécution du génocide. Il faut sortir de notre vision ethnocentrée, ce génocide a été préparé, et préparé par des personnes qui ont tous des diplômes universitaires de très haut niveau. Il n’y a pas eu de délire religieux, aucun d’entre eux n’a fait d’études religieuses. Ils se sont appuyés sur la religion sans n’en rien connaître, sans lui accorder un quelconque intérêt. (…) Il y a beaucoup d’instrumentalisation dans cette présentation de la situation. Les gens qui sont au pouvoir, veulent garder le pouvoir, voilà la réalité. (…) Alors ils veulent bien donner des cacahuètes aux sudistes, qui pour eux sont des nègres qu’ils tiendront d’une manière ou d’une autre, mais avec le Darfour, ils ont eu peur, et on a vu le résultat. Propos recueillis par Margaux Leridon
Jeune République_Faire face au génocide_139
Un exemple de justice transitionnelle : LA JUSTICE GACACA AU RWANDA
Par Clément Seitz
Les Gacacas ont été instaurés au Rwanda pour désengorger les tribunaux chargés de juger les génocidaires et les prisons où demeuraient près de 100.000 personnes accusées d’avoir participé aux massacres dix ans après le génocide. Forme évoluée de justice populaire garantissant un respect procédural minimum, les gacacas ont longtemps été érigés en exemple d’efficacité et de réalisme. Pourtant le modèle commence à trouver ses limites, alors qu’un million de personnes sont suspectés d’avoir participé aux crimes de 1994 et que seuls 4.000 personnes ont jusqu’ici été condamnés. Véritable outil pour la mémoire et la réconciliation, le mécanisme est-il exportable, et sous quelles conditions ? « Personne ne parlera de la nuit mieux que celui qui a été dans cette nuit-là. » Ce proverbe rwandais rappelle d’une part qu’il est toujours délicat et malaisé pour un observateur extérieur d’évoquer les souffrances inouïes d’un peuple ayant subi le crime de génocide. D’autre part ce dicton illustre bien ce qui rend l’après génocide rwandais si particulier : au Rwanda ce sont les génocidaires et les victimes qui, ensemble, témoignent du génocide. Le génocide de 1994 est peut-être celui qui a laissé aux historiens le plus grand nombre de témoignages. C’est également celui qui a été le plus jugé, avec plus d’un million de personnes ayant comparu devant des tribunaux pour leur implication dans le processus génocidaire. Dans l’apparent succès que constitue la gestion de l’après génocide par les Rwandais eux-mêmes, les tribunaux «À l’heure actuelle, le regard que portent la société Gacaca ont joué un rôle clef. Rwandaise, les universitaires et les ONG sur ces Les tribunaux Gacaca sont des tribunaux tribunaux est bien plus critique que celui des participatifs locaux, qui servaient à l’origine institutions internationales ou des États.» à la résolution de conflits civils mineurs au Rwanda. Il s’agit d’une pratique traditionnelle 140_ Faire face au génocide_Jeune République
qui existait avant la colonisation. Ces tribunaux de village se tiennent habituellement en plein air sur les collines rwandaises. Cette tradition a été réinventée en l’an 2000 avec la double tâche de faire justice aux victimes du crime de génocide et de restaurer le contrat social au Rwanda. Depuis, environ 11 000 Inkiko Gacaca (tribunaux Gacaca) ont été créés pour juger les 130 000 personnes suspectées d’avoir participé au génocide et qui se trouvaient alors incarcérées Les tribunaux Gacaca ont été considérés sur la scène internationale jusqu’à très récemment comme un exemple réussi de justice transitionnelle, cette justice exceptionnelle mise en place après les conflits, guerres civiles ou génocides Voir sur ce sujet le dans un objectif de retour du pays à la normale1. Cependant, à l’heure actuelle, 1_ Rapport du Secrétaire le regard que portent la société Rwandaise, les universitaires et les ONG sur général de l’ONU du août 2004 sur L’État ces tribunaux est bien plus critique que celui des institutions internationales 23 de droit et la justice ou des États. Alors qu’Amnesty international a condamné le principe et le transitionnelle. fonctionnement des tribunaux Gacacas dès 2002, et qu’International Penal Reform s’est montré très critique à leur égard dès 2004, l’ONU par la voix de son Haut Représentant pour les Pays en Développement a loué les Gacaca en 2006 qui ont « aidé la société Rwandaise à reconstruire la confiance, partager la vérité sur le génocide et permettre l’accès du public à la justice ». Cet antagonisme permet de relever que les «Les Gacaca sont encore un sujet Gacaca sont encore un sujet d’enjeux pour les acteurs d’enjeux pour les acteurs des relations des relations internationales. En effet, les Tribunaux internationales.» Gacaca sont en concurrence avec d’autres outils de la justice transitionnelle en cours de construction comme les tribunaux pénaux internationaux ou les « Commissions Vérité et Réconciliation » telles que pratiquées en Afrique du Sud avec l’Ubuntu, et sont dès lors l’objet d’attention et d’espoirs nourris. Il est ainsi légitime de s’interroger sur le succès de ces tribunaux tant en termes d’efficacité juridique que de compatibilité avec les conditions de l’État de droit et des droits de l’homme. Les Tribunaux Gacaca s’inscrivent en effet dans un contexte historique très particulier qui leur a attribué le rôle d’unifier le pays après le génocide. Les Gacaca : une réponse à l’aspect participatif du génocide. Les tribunaux Gacaca, qui sont une création de l’après-conflit, ont été conçus comme un remède symétrique au génocide, et sont en conséquence liés à un contexte qu’il est nécessaire de rappeler. Le génocide au Rwanda commence après l’assassinat du Président Juvenal Habyarimana le 6 avril 1994. Ce génocide a pour spécificités sa rapidité et son aspect collectif: 800 000 personnes sont assassinées en trois mois. La minorité ethnique Tutsi, qui représente 20% de la population est la cible principale des massacres perpétrés par la majorité Hutu. Lorsque le Front Patriotique Rwandais (FPR) réussi à repousser les génocidaires hutus hors Jeune République_Faire face au génocide_141
du pays et gagne les élections en 1994, la priorité est à la reconstruction de la sécurité et de la prospérité dans le pays. Le thème de la réconciliation, invoqué dès 1994 par la communauté internationale, devient un thème national dès 1999, au point que la Commission aux Droits de l’Homme de l’ONU note dans un rapport de 2000 : « les Rwandais acceptent maintenant que la réconciliation soit donnée comme un objectif national de plein droit. » La première réaction du gouvernement FPR après juillet 1994 est de faire arrêter les personnes soupçonnées d’avoir participé au génocide. Ainsi 130 000 personnes sont incarcérées en dehors de toute procédure judiciaire, à la suite de dénonciations. Cette méthode trouve vite ses limites. André Sibomana, prêtre rwandais, écrit en 1998 : « pour une maison, un champs, ou un objet, des gens sont dénoncés sans preuves et des voisins embarrassants sont arrêtés. » Cinq ans plus tard, en 1999, peu de détenus ont pu être jugés. Kagamé exprime le problème en ses termes : « Actuellement le maintien en prison de 120 000 détenus coûte 20 millions de dollars par an. » Ce surpeuplement des prisons est indirectement la cause de la création des tribunaux Gacaca.
«Les Gacaca traditionnels chargés de juger des délits et crimes liés à la propriété, aux dommages corporels, aux relations conjugales, aux problèmes d’héritage, mais pas aux crimes plus graves comme les homicides.»
Un « nouveau type d’arbitrage » issu de la tradition. Pour les universitaires et hommes politiques rwandais la question de la gestion juridique de l’après-génocide devient centrale dès 1995. Le climat est alors à la concurrence entre trois solutions possibles : une justice nationale mise en place 142_ Faire face au génocide_Jeune République
par le Rwanda, des Commissions Vérité et Réconciliation comme en Afriquedu-Sud, ou un tribunal pénal international. Le Rwanda, après l’avoir demandé, sera le seul pays à voter contre la création du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) en 1994. Étonnamment, les tribunaux Gacaca traditionnels sont d’abord rejetés comme moyen d’établir la culpabilité des accusés et de leur infliger des sanctions. Le Haut Commissaire aux Droits de l’Homme de l’ONU écrit en 1996 : « La justice Gacaca serait incompétente en matière de génocide, parce qu’elle ne peut même pas juger d’un homicide ». Malgré cela le Président Bizimungu crée en avril 1998 une commission pour explorer un « nouveau type d’arbitrage ». Cette commission rend un rapport en janvier 1999 décrivant un système de Gacaca modernisés, sans néanmoins en employer le terme. En 2000 une loi s’inspirant du rapport créé 11000 tribunaux Gacaca dirigés par 260 000 juges. L’application de la loi est d’abord précédée par une phase pilote de juin 2002 jusqu’en 2004 et les Gacaca sont lancés de façon nationale en janvier 2005. Ils disparaitront officiellement en décembre 2009. Les Gacaca traditionnels étaient des institutions dirigées par les aînés de la communauté, les «Le tribunal Gacaca se conçoit inyangamugayo, « ceux qui détestent la disgrâce. » réellement comme un lieu où la parole Ils sont chargés de juger des délits et crimes liés à s’échange dans l’objectif d’obtenir la la propriété, aux dommages corporels, aux relations vérité sur les événements du génocide. conjugales, aux problèmes d’héritage, mais pas aux Des réductions de peines sont promises crimes plus graves comme les homicides. Les Gacaca aux détenus s’ils acceptent de confesser modernisés sont eux aussi dirigés par des aînés mais leurs crimes avant d’en être accusés.» de façon collégiale, 5 à 7 inyangamugayo présidant chaque tribunal. Les femmes y sont admises, contrairement à la forme traditionnelle. Trois différents types de Gacaca sont créés : 9201 tribunaux de base chargés de l’attribution de compétences et des jugements relatifs à des problèmes de propriétés, 1545 tribunaux de crimes de sang (massacre, meurtre, viol, organisation du génocide), et 1545 tribunaux d’appel de ces jugements. Les différences dans les attributions de compétences sont liées à la nature de l’accusation. Il existe 3 catégories de crimes : la catégorie 1 qui regroupe les planificateurs locaux, les assassins notoires et les violeurs, la catégorie 2 qui regroupe les autres auteurs de crimes de sang, et la catégorie 3 qui regroupe les pilleurs. Ces tribunaux se distinguent également par leur dispositif procédural réduit au minimum. Ainsi, aucun avocat n’accompagne la défense, ni l’accusation et il n’y a pas de procureur pour représenter l’État. Un greffier prend en notes des séances dont la procédure est uniquement orale. Le tribunal Gacaca se conçoit réellement comme un lieu où la parole s’échange dans l’objectif d’obtenir la vérité sur les événements du génocide. Des réductions de peines sont promises aux détenus s’ils acceptent de confesser leurs crimes avant d’en être accusés. Les tribunaux Gacaca modernisés visent un double paradigme : que les poursuites individuelles brisent le cycle de la violence et que la parole promeuve la réconciliation. En cela les objectifs des Gacaca Jeune République_Faire face au génocide_143
2_ Reyntjens et Vandeginste, in L’Afrique des Grands Lacs, 2006
traditionnels n’ont été qu’à moitié révisés puisque d’après des universitaires belges : « l’objectif traditionnel des Gacaca n’est pas de déterminer une culpabilité individuelle ou de mettre en pratique l’État de droit de façon cohérente et régulière mais de restaurer l’harmonie de même que l’ordre social dans une société donnée et de réintégrer la personne qui était source de désordre. »2 Les Gacaca ont donc été choisis pour leurs visées réconciliatrices plus que pour répartir la culpabilité du génocide entre un million de Hutus, soit un quart de la population hutu adulte.
Des enjeux où s’associent la justice et la culture du «Les Gacaca ont donc été Rwanda choisis pour leurs visées réconciliatrices plus que Continuer à vivre ensemble après le génocide est une épreuve qui pour répartir la culpabilité semblait insurmontable, et qui aujourd’hui encore n’est pas sans du génocide entre un million causer des problèmes de premier ordre. Le génocide est un crime de Hutus, soit un quart de la anti-culturel, qui détruit jusqu’aux raisons de la vie en société. Le population hutu adulte.» caractère massif du crime rend l’idée de justice dérisoire, ce qui conduit à ôter au droit une partie de sa légitimité. Plus encore, le génocide par son poids meurtrier est aussi une rupture historique avec laquelle un pays doit vivre. Les tribunaux Gacaca constituent une réponse idiosyncrasique à une situation exceptionnelle créée par un crime inédit. Le problème principal qu’elles posent est celui de la justification des nombreuses dérogations vis-à-vis des standards procéduraux qu’elles imposent afin d’être effectives. En effet, les entorses aux droits de la défense et surtout au droit de tout accusé de ne pas s’incriminer lui-même sont patentes dans la procédure Gacaca. Ne serait-ce que par l’absence d’avocats, ou parce que le gouvernement promet des réductions de peine significatives à tous les prisonniers qui accepteraient d’avouer leur crime, un procédé quasi-systématiquement utilisé. Cependant ce n’est pas en raison de son caractère traditionnel que la procédure Gacaca est tolérée. En 1999, la Commission Africaine pour les Droits de l’Homme l’a énoncé clairement : « les tribunaux traditionnels ne sont pas exemptés des dispositions de la Charte Africaine relative «Le génocide est un crime anti-culturel, qui au jugement équitable ». De plus détruit jusqu’aux raisons de la vie en société. Le des critiques très dures sont caractère massif du crime rend l’idée de justice venues de la part d’ONG diverses. dérisoire, ce qui conduit à ôter au droit une partie Amnesty International condamne de sa légitimité.» ces tribunaux en 2002 en faisant référence aux violations de la Convention des Droits de l’Homme de 1947 que le Rwanda a ratifiée. Avocats Sans Frontières (ASF) critique les tribunaux Gacaca en 2005 et 2008 pour leur non-conformité aux lois et directives qui les ont institués. Selon l’ASF, il y a deux raisons pour lesquelles les Gacaca ne parviennent pas à respecter les droits de l’homme : le manque de 144_ Faire face au génocide_Jeune République
moyens alloués à la formation et à la rémunération des juges, et la pression gouvernementale pour obtenir des procès rapides. D’autres problèmes procéduraux se posent en pratique, notamment lorsque des femmes doivent témoigner de viol dans des audiences publiques. Le procès Gacaca qui se faisait traditionnellement à huis clos est maintenant ouvert à toute la communauté qui y assiste. C’est une procédure inclusive où chacun peut participer. Nelson Nouyadamoutsa, psychiatre Rwandais, a même pu déclarer3 : « la population entière est invitée à participer à une enquête policière. Il y a une sorte de congruence entre la façon dont le crime a été commis et la réparation. » Cette ouverture est le moyen pour la population de s’approprier ces tribunaux locaux et d’en faire les tribunes de la douleur des rescapés. Le rôle de la parole dans ces procès est en effet incontournable. Ceux sont l’oralité et l’ouverture à la population de la procédure qui rendent la justice Gacaca légitime dans l’après-conflit.
« la population entière est invitée à participer à une enquête policière. Il y a une sorte de congruence entre la façon dont le crime a été commis et la réparation. »
3_ Le bien commun, France culture, 13 mai 2009
Une continuité entre la tradition et le devoir de mémoire. En faisant appel à la justice Gacaca pour rétablir la paix sociale, le gouvernement du Rwanda a choisi de croire que la tradition pouvait aider à juger ce qui était sans précédent. Par cette référence à la culture du pays, les dirigeants Rwandais cherchent à recréer un lien social à partir des «Les tribunaux Gacaca modernisés pratiques culturelles qui existaient avant le génocide et ont été accusés de n’avoir de qui étaient interethniques. C’est aussi pour cela que la traditionnel que le nom et de langue, véhicule de valeurs, tient un si grand rôle dans ne partager que peu de points ces tribunaux. Dans la langue rwandaise, le kinyarwanda, communs avec les précédents le témoignage se fait au présent de l’indicatif, ce qui Gacaca» rend les témoignages parfois très violents, au point que les participants ont souvent l’impression de revivre le génocide. Ces témoignages constituent une véritable décharge émotionnelle et cathartique. C’est donc à partir de la culture que l’on a cherché à créer une grammaire pour juger le génocide. Dans un discours du 22 avril 2004 à Kigali, le Président Kagame avait promu les Gacaca comme un système participatif traditionnel qui aurait servi « bien avant la colonisation. » Cependant, les tribunaux Gacaca modernisés ont été 4_ »Chronique politique Rwanda, 2009accusés de n’avoir de traditionnel que le nom et de ne partager que peu de du 2010», Reyntjens F. 4 points communs avec les précédents Gacaca . Les Gacaca modernes sont et Vandeginste S., des grands des institutions d’État appliquant une législation codifiée alors que les Gacaca in L’Afrique lacs: annuaire 2009/2010, traditionnels utilisaient le droit coutumier. La nature des crimes jugés a bien Paris, Ed Harmattan. sûr été modifiée puisque les Gacaca par le passé étaient en charge de délits civils mineurs, alors qu’à l’heure actuelle les Gacaca jugent les crimes les plus graves. Plus encore les Gacaca sont présidés par des juges plus jeunes dont Jeune République_Faire face au génocide_145
le recrutement est mixte, alors que par le passé il s’agissait nécessairement d’aînés. Enfin les tribunaux Gacaca réaménagés sont devenus publics. Tout le processus de réconciliation est passé par une « rwandisation » des institutions et de leur dénomination, les gacaca n’étant ainsi qu’un exemple mari d’autres. La Commission pour l’Unité Nationale et la Réconciliation appelle ses camps de rééducation « ingando » «Le gouvernement est progressivement revenu sur d’après le nom Rwandais, alors même que sa volonté de dédommager les victimes.» ces camps sont plus proches du Chakamchaka Ougandais5. Il est légitime de soupçonner que le vernis traditionnel et culturel que le gouvernement rwandais apporte à ces institutions serve à les légitimer de l’intérieur en les articulant avec la culture du pays, et à l’extérieur en arguant d’un particularisme culturel dès lors intouchable. Ainsi, en anticipant une critique de Human Rights Watch, 5_ Voir l’article « Like le Ministre rwandais de la culture avait déclaré « Les Gacaca, c’est la culture jews waiting for Jesus » de rwandaise ».6 Lars Waldorf in Localizing Transitional Justice Une autre fonction de ces juridictions a été de reconstituer un fil narratif sur les évènements. Les tribunaux Gacaca ont été autant de lieux de témoignages, 6_ International où tous les acteurs du génocide ont pu être rassemblés. Des milliers de cahiers Conference on the Impact of the Judicial Reforms, ont été produits par les juridictions Gacaca, grâce aux greffiers et secrétaires Kigali, 17 juin 2008 qui prennent en notes chaque allocution. Une numérisation de ces documents est même prévue. Des pièces à conviction sont également stockées par le Service National des Juridictions Gacaca (SNJG). Ces documents permettent à l’heure actuelle de mieux comprendre l’organisation des tueurs, les techniques de mobilisation et la façon de rassembler les Tutsis. Ces tribunaux ont donc permis de reconstituer une histoire factuelle et psychologique des tueries. Et plus intéressant peut-être est le fait que cette histoire du génocide a été écrite par le bas, par les témoignages de toute une population. Un bilan provisoire mitigé De 2000 à avril 2009, le Parlement a amendé la loi Gacaca à 5 reprises, et le SNJG a publié 15 circulaires modifiant les Gacaca. Les tribunaux Gacaca ont d’abord été transformés pour permettre de vider les prisons surpeuplées après le génocide. Par exemple, le SNJG a décrété en 2007 qu’une fois condamnés, les participants au génocide exécuteraient d’abord leur service d’intérêt communautaire avant de purger leur peine de prison, ce qui a contribué à stabiliser le nombre de prisonniers. D’années en années, la procédure a été simplifiée dans un souci logistique. Ainsi en 2005 la période d’instruction a été déléguée à des administrations locales peu ou pas préparées. Enfin, le gouvernement est progressivement revenu sur sa volonté de dédommager les victimes. En 2001 des listes des dommages à réparer ont été rédigées afin d’être transmises à un Fonds de Compensation qui devait être créé dans un futur proche. En 2004 cependant, la question des compensations s’est vue retirée de la loi sur les Gacaca, et aujourd’hui en 146_ Faire face au génocide_Jeune République
2010 le fonds n’existe toujours pas. Ce qui transparaît de ces modifications progressives est la difficulté matérielle qu’a eue le Rwanda à assurer une justice de masse qui soit à la fois efficace dans une perspective pratique et acceptable par tous. La décision la plus controversée à propos des Gacaca est à cet égard éclairante. En 2008, le gouvernement décide le transfert des cas de crimes les plus graves (dont 6000 à 7000 cas estimés de viols) des juridictions nationales à 1545 juridictions Gacaca. En 2000 les organisations de femmes et de survivants avaient obtenu que les cas de viols soient classés en crimes de Catégorie 1 (crimes les plus sérieux) pour être ainsi jugés par les tribunaux nationaux. En 2008 le crime est toujours de catégorie 1, mais jugé par les tribunaux Gacaca dans des procès filmés. Cette décision déclenche la colère de certaines organisations de femmes victimes : « Les juges ne sont pas des professionnels ce qui implique que l’on ne peut leur demander de garder le secret professionnel. Donc cela signifie que tout ce que ces femmes diront, sera sur la place publique le lendemain. Nous demandons que ces personnes accusées de viol paraissent devant des cours classiques. »7
7_ Conférence sur le génocide Tutsi, Kigali, Juillet 2008
Jeune République_Faire face au génocide_147
Vérité, Justice, Réconciliation : les limites des réalisations comparées aux objectifs
8_ Rettig 2008, 40-41 9_ Avocats Sans Frontières 2005 :4 et n. 9 ; PRI 2005 :32, 41, 62, 70, 73
10_ Antoine Mugeseraj, Conference sur les tribunaux Gacaca, 14 février 2003 11_ Avocats Sans Frontières 2005 :11 ; Tertsakian 2008 :396-97, 412-15 12_ Karekezi 2004 :79 13_ PRI 2004b :77
Plus généralement les tribunaux Gacaca n’ont pas rempli leurs objectifs de façon complètement satisfaisante. La devise Gacaca étant ainsi formulée : « Inkiko Gacaca : Ukuri, Ubutabera, Ubwiyunge » (Tribunaux Gacaca : Vérité, Justice, Réconciliation), il est possible d’étudier les limites de chacun de ces objectifs. Les Gacaca ont été créés pour que la vérité soit dite de façon libre sur les collines rwandaises. Cependant beaucoup de faits ont été passés sous silence. Le mutisme des témoins a même gagné un nom, celui de ceceka ou « pacte du silence »8. Le silence est un moyen de se préserver, d’autant plus que les génocidaires et les victimes vivent souvent côte à côte et craignent des représailles les uns des autres. Sous la loi Gacaca de 2004, des amendes et des peines de prison sont prévues contre des ceux qui décident de garder le silence9. Même pour les confessions faites spontanément des doutes demeurent parfois. Les tribunaux Gacaca s’ouvrent par les paroles rituelles du président « ‘Le génocide est trop lourd pour les du tribunal invitant les gens à venir épaules de la justice‘ écrivait Zarir Merat, le témoigner et confesser leurs crimes, chef de la mission Avocats Sans Frontières en leur rappelant ensuite que ceux qui au Rwanda.» confesseraient leurs crimes avant d’en être accusés auraient les réductions de peines maximales. Un ancien président de l’IBUKA (la plus grande association de survivants) s’inquiétait : « Ce n’est pas la vérité qui leur importe, leur pur objectif est de sortir de prison. »10 Pire un commerce amoral de la culpabilité se serait développé dans les prisons.11 L’expression « kugura umusozi » (« acheter la colline ») a été consacrée pour décrire une situation dans laquelle une personne est payée pour confesser le crime commis par une autre. Une équipe de chercheurs rwandais a estimé que « le sentiment de ne pas vouloir s’attirer des ennemis (kutiteranya) prévaut dans l’ensemble de la population » durant les séances de Gacaca12. « Le génocide est trop lourd pour les épaules de la justice » écrivait Zarir Merat, le chef de la mission Avocats Sans Frontières au Rwanda. Il sanctionne ainsi la difficulté à assurer un procès équitable et à fournir des garanties aux droits de l’homme par les mécanismes mis en place au Rwanda. Mais plus encore le sentiment d’injustice est peut-être toujours latent dans la population. La porteparole d’AVEGA, la principale association de femmes rescapées, déclarait le 23 juillet 2002 : « Les tribunaux Gacaca servent à libérer les prisonniers. C’est une sorte d’amnistie déguisée. » Les juges des Gacaca eux-mêmes ont parfois été décrédibilisés. Penal Reform International notait dans un rapport de 2004 que « de nombreux juges ont perdu leur poste après avoir été accusés d’avoir participé au génocide. »13 C’est la capacité des tribunaux Gacaca à rendre une justice équitable qui peut légitimement être remise en question. Les Gacaca ont été à l’origine d’un formidable espoir de réconciliation dans le
148_ Faire face au génocide_Jeune République
pays. Le fait de dire la vérité devant un tribunal devait avoir un effet cathartique et faciliter à terme le retour à la normale des relations entre les habitants du pays. Le pardon de la communauté et des victimes est un des objectifs premiers des Gacaca. Il opère dans un second temps une fois que les coupables ont parlé et présenté leurs excuses à la communauté. La Commission pour l’Unité Nationale et la Réconciliation a néanmoins conduit des sondages pour mesurer la cohésion sociale au Rwanda. Ces sondages montrent à quel point il est douteux que les tribunaux Gacaca aient promu la cohésion et la réconciliation dans le pays : « presque deux tiers de la population estiment que l’on ne peut faire confiance aux témoins des deux côtés, accusation ou défense. Un nombre écrasant de prisonniers (83%) ne croit pas à la véracité des témoignages de l’accusation et un nombre important de rescapés (77%) ont des doutes quant aux déclarations faites par des témoins de la défense. » L’exemple rwandais n’est pas à écarter comme procédé de justice transitionnelle. Sur le principe, il demeure l’exemple quasi unique de gestion par un pays d’un après-génocide de façon participative et sans amnistie. La démarche mise en place par les tribunaux Gacaca peut «Les Gacaca ont été créés pour certainement être critiquée sur un plan que la vérité soit dite de façon pratique, des procédures d’investigation plus libre sur les collines rwandaises. longues sont nécessaires par exemple, mais elle Cependant beaucoup de faits ont a permis d’éviter à la fois une désagrégation de la société rwandaise, un refoulement mémoriel été passés sous silence.» et une faillite complète de la justice. Plutôt que de parler de réussite ou d’échec des tribunaux Gacaca il est préférable de mettre en lumière trois enseignements que la justice Gacaca peut transmettre à la justice internationale. La justice traditionnelle ou usuelle peut être modernisée et adaptée à l’échelle de la gestion d’un après-conflit. Une justice locale et participative est parfois plus appropriée qu’un tribunal international spécial, qui s’adresse davantage à la communauté internationale qu’au pays lui-même. La justice Gacaca, en allant plus loin que n’importe quelle autre forme de justice avant elle, a prouvé qu’il était possible de poursuivre les génocidaires jusqu’au plus petit niveau sans générer une seconde guerre civile. Par Clément Seitz [SciencesPo-HEC] Jeune République_Faire face au génocide_149
Arendt et le Procès Eichmann
Par Jérôme Esnouf
Dans le cadre d’un retour sur le procès Eichmann, l’auteur trace les destinées parallèles de ce qui en fit l’un des évènements philosophiques, politiques et juridiques les plus marquants de l’après guerre, à savoir non pas seulement le procès en soi, mais aussi et peut être surtout l’ouvrage qu’en en tira la philosophe Hannah Arendt, « Eichmann à Jérusalem », cinglant réquisitoire contre les autorités israéliennes du moment et leur incapacité à juger la « banalité du mal ». Le procès et son jugement Du 11 avril 1961 au 29 mai 1962, Adolf Eichmann comparaissait au tribunal de Jérusalem pour répondre de la responsabilité de ses actes lors de la mise en oeuvre de la «Solution finale» à la question juive par l’administration nazie. L’inscription durable de ce procès dans la mémoire collective implique qu’il fut l’occasion unique d’un dépassement de sa seule dimension juridique normalement dévolue aux procès pour prendre un sens intrinsèquement politique : les jugements relatifs à Eichmann qui comptèrent, en effet, furent moins ceux du procès lui-même que ceux dont ce procès fut l’objet. En se prononçant sur la responsabilité d’Eichmann, le jugement du tribunal, et plus encore celui des acteurs comme des observateurs de ce procès, prenait la responsabilité de déterminer la notion même de responsabilité, une responsabilité devenue impérieuse au vu de ce dont il s’agissait : juger l’inouï. Capturé à Buenos Aires le 11 mai 1960 par des agents du Mossad, Eichmann rédigea un texte dans lequel il affirmait accepter de se rendre à son procès en Israël pour, dit-il, «faire connaître la vérité aux générations futures» et «être en paix» avec lui-même. Hannah Arendt, à l’automne de la même année, fit part à Karl Jaspers de sa décision d’aller assister à ce procès ; il s’agissait d’un «devoir» à remplir vis-à-vis de son propre passé, celui d’une jeune intellectuelle juive allemande de gauche ayant dû s’exiler par deux fois pour fuir la nouvelle donne historique des années 1930. Avec ces deux figures-clé du procès Eichmann, 150_ Faire face au génocide_Jeune République
donc, un même désir de régler des comptes avec l’histoire, d’en fixer le sens et les responsabilités, pour mieux pouvoir engager l’avenir. Cette responsabilité de conscience, pour l’acteur et celle qui deviendrait la spectatrice principale du procès, s’engagea d’autant plus que chacun d’eux contesta par la suite la légitimité du jugement final donné par le procès, selon un même argument entendu en deux sens opposés : le tribunal avait mal jugé la teneur juridique propre des actes condamnés, l’un prétendant à l’irresponsabilité vis-à-vis de ses actes, l’autre avançant au contraire une responsabilité totale d’Eichmann, mais vis-à-vis de ses actes seulement, et non de la souffrance juive tout entière récupérée par l’accusation aux fins idéologiques du moment. Cette double dimension de la responsabilité (une dimension juridique, objet du procès d’Eichmann, et une dimension politique, objet du «rapport» d’Arendt) fut d’autant plus prégnante qu’Eichmann à Jérusalem, publié aux Etats-Unis en mai 19631, soit un an après l’exécution d’Eichmann, déclencha une vive polémique internationale. En distinguant le «cas Eichmann» du procès d’Eichmann, comme si l’un devait conserver sa valeur normative vis-à-vis des imperfections de l’autre, Arendt reconstituait le procès en le conceptualisant. C’est bien dans ce contraste que se joua précisément le travail de pensée d’Hannah Arendt, déguisée en reporter spécial du New Yorker pour couvrir un procès qui, selon son propre jugement, aura manqué son rendez-vous avec l’histoire. Par ce jugement critique, Arendt esquissait par là une redéfinition du concept de «jugement» hors d’un cadre juridique trop étroit et surtout dépassé, pour l’ouvrir aux dimensions d’une pensée philosophique proprement dite.
1_ La version réservée au New Yorker parut en cinq livraisons, entre le 16 février et le 16 mars 1963 ; le livre, lui, parut en mai, sous le titre Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal.
Polémique autour du renversement des responsabilités : les prémisses d’une philosophie du jugement Le «rapport» d’Arendt suscita immédiatement la polémique, aux EtatsUnis d’abord, sur deux points essentiels au moins, qui inversaient le sens de l’accusation. Le premier de ces points concernait le portrait d’Eichmann brossé par Arendt : loin de le présenter sous l’aspect d’un pervers sadique et démoniaque, incarnant ce «mal radical»2 qu’elle diagnostiquait dans Les Origines du totalitarisme comme propre au «système totalitaire», Arendt décrivait un être médiocre que l’histoire avait malencontreusement délogé d’une vie sans consistance ; cette «petite feuille prise dans le tourbillon du temps», par là, n’était plus l’antisémite viscéral que le procureur Hausner se complaisait à mettre en scène dans son réquisitoire. Derrière cette présentation provocante, et ce concept à peine esquissé de «banalité du mal» qu’Eichmann incarnait, Arendt, loin de théoriser un nouveau concept métaphysique du mal, comme on a parfois voulu le penser, ébauchait plus profondément une conception philosophique de la faculté de juger, qui sera l’un de ses ultimes objets de recherche à la suite de ce procès.
2_ Cf. la lettre qu’écrit Arendt à Gershom Scholem, lors d’un échange épistolaire publié notamment dans Encounter en janvier 1964 : «Le mal n’est jamais radical, il est seulement extrême et il ne possède ni profondeur ni dimension démoniaque… Il défie la pensée parce que la pensée essaie d’atteindre la profondeur, de toucher aux racines et, du moment qu’elle s’occupe du mal, elle est frustrée parce qu’elle ne trouve rien. C’est là sa «banalité». Seul le bien a de la profondeur et peut être radical».
Jeune République_Faire face au génocide_151
152_ Faire face au génocide_Jeune République
La première caractéristique d’Eichmann, dans ce portrait, était sa remarquable inaptitude à déployer un langage innovant, créatif ; Eichmann est l’être du bavardage, d’un langage cristallisé dans des formes d’expression sociales et figées, rendant par là le sujet de cette parole inapte à une pensée nonconformiste. L’ironie de ce portrait est porté à son faîte lors du récit des dernières paroles d’Eichmann avant son exécution ; après avoir rappelé qu’il ne croyait pas en la vie après la mort, il s’exclama en effet ainsi : «Dans peu de temps, messieurs, nous nous reverrons. C’est le destin de tous les hommes. Vive l’Allemagne, vive l’Argentine, vive l’Autriche. Je ne les oublierai pas». Eichmann déréalisait ainsi sa propre mort en empruntant un langage conventionnel ; dans ses Considérations morales, Arendt montrera cette fonction déréalisante, chez Eichmann, d’un langage dépourvu de toute aptitude à s’adapter au réel : «Eichmann avait une provision limitée d’expressions toutes faites : clichés, phrases toutes faites, adhésion à des codes d’expression ou de conduite conventionnels», qui ont «socialement la fonction de nous protéger de la réalité, de cette exigence de pensée que les événements et les faits éveillent». Le manque de consistance d’Eichmann, sensible dans son usage même du langage, constituait ainsi le premier signe d’explication de son inconscience morale. D’autres signes remarquables de cette inconsistance sont également mis en avant : tout d’abord la faculté d’Eichmann à oublier les faits le concernant, ceux-là mêmes qui auraient parfois pu le disculper de certaines accusations, ou encore son manque cruel d’imagination, dont Arendt, par exemple dans ses conférences tardives sur la faculté du jugement3, montrait le rôle fondamental pour pouvoir se mettre à la place d’autrui -sans que cela, précisément, soit de l’empathie-, donc pour pouvoir accéder à une forme objective du jugement.
3_ Cf. Arendt, Juger : Sur la philosophie politique de Kant, oeuvre posthume qui devait constituer le troisième tome de La Vie de l’esprit et couronner son édifice théorique.
Ce portrait sembla à certains lecteurs d’Arendt conforter la défense d’Eichmann elle-même, qui revendiquait l’irresponsabilité vis-à-vis de ses actes, d’une part en arguant de son intérêt réel et de son engagement actif envers la cause sioniste (il s’agissait, d’après ses propres termes, de «mettre de la terre ferme sous les pieds des Juifs», cet engagement se matérialisant alors par sa coopération avec les Juifs de Palestine lorsqu’il officiait en Autriche avant la guerre, puis par la conception de «l’idée de Nisko», et enfin par la préparation du «plan Madagascar» avant la résolution de la «Solution finale» par Hitler en mai-juin 1941), et d’autre part en se défendant de sa prétendue vertu principale, utilisée à des fins meutrières par ses dirigeants, à savoir l’obéissance inconditionnelle aux ordres directs de ses supérieurs. Or, là où la défense reliait l’inconscience morale d’Eichmann à son irresponsabilité pénale, Arendt théorisait au contraire la responsabilité politique et pénale du sujet visà-vis de son inconscience même, et des actes que cette inconscience avait permis de commettre. Comme le remarque Arendt, pour que le mal prît la dimension d’un génocide organisé sous une forme administrative, il fallait que Jeune République_Faire face au génocide_153
des sujets fussent les rouages de cette administration, des rouages incapables de discerner entre le bien et le mal pour ne pas avoir affaire à des problèmes de conscience. Une conscience, si viciée par l’idéologie fût-elle, était toujours responsable de crimes d’une bien plus faible ampleur par rapport à ce que l’inconscience morale et politique, elle, permettrait.
4_ Distinction opérée dans La Condition de l’homme moderne, Chapitre premier, «La vita activa et la condition humaine» ; cette distinction est liée à la théorie de l’action dans le chapitre V, «L’Action».
Eichmann, pour Arendt, était responsable des actes de son inconscience, car le jugement, pour être politique, et Arendt considère en effet qu’un jugement juridique doit prendre une dimension politique pour pouvoir donner un sens à la sphère historique dans laquelle il s’insère, a fortiori dans le cas des crimes contre l’humanité, ne doit pas prendre en considération ce qu’est l’individu, qui se réduit à l’ensemble de ses qualités naturelles et qui ne définissent en rien sa singularité propre, mais qui il est 4, c’est-à-dire l’ensemble de ses actes et de ses paroles, qui singularisent l’individu en le faisant apparaître sur la scène publique. De fait, donner un sens politique au jugement d’Eichmann, c’est le faire apparaître comme un individu public, c’est-à-dire irréductible à ses caractéristiques naturelles privées, et déterminer le sens de ses actions, non en se tournant vers leur motif psychologique, idéologique etc., mais vers le sens que ces actions ont objectivement introduit dans le monde commun. Juger l’action, c’est donner un sens politique à cette action, donc ne pas la réduire à ses causes, mais à ses conséquences dans le monde. En ce sens, juger Eichmann, selon une autre perspective que celle revendiquée par Eichmann lui-même, c’est faire de lui non l’auteur (selon des motivations privées) de ses actes, mais leur acteur (selon un sens politique d’apparence, c’est-à-dire d’apparition de ces actes au sein de l’espace public). Eichmann, figure historique de l’inconscience morale et politique, et précisément en raison de cette inconscience, devait dans l’esprit d’Arendt être jugé responsable de ses actes comme acteur ; c’est là le sens d’un dépassement nouveau de la dimension juridique et morale de la responsabilité vers un sens résolument politique. Quel juif pour quel procès ? redéfinition de la responsabilité de l’ensemble des acteurs du procès
5_ Cf. Eichmann à Jérusalem, « Epilogue » : « La première question générale en jeu au procès Eichmann est le présupposé commun à tous les systèmes juridiques modernes, selon lequel il faut avoir l’intention de faire le mal pour commettre un crime ; quand la faculté de distinguer le bien du mal est atteinte, nous pensons qu’il n’y a pas eu crime ».
En initiant ainsi une théorie politique du jugement concernant précisément celui qui se caractérisait par son manque de jugement, Arendt tentait une redéfinition de l’espace de la responsabilité. Or, c’est précisément à l’occasion de cette redéfinition que la polémique enfla et prit un tour réellement offensif à l’égard de ses thèses. Si, selon la conception juridique classique, la responsabilité est liée à la faute, donc à l’intention privée de l’auteur de cette faute5, c’est à l’inverse en aval, selon Arendt, qu’il s’agirait désormais d’assigner la responsabilité en fonction de la commission de l’acte, eu égard au risque impliqué par l’action jugée. A partir du moment où l’action est désormais jugée en rapport au sens qu’elle introduit dans l’espace public d’apparence, il s’agit de lui appliquer un concept de la responsabilité qui, également, considère l’agent de l’acte non plus comme son
154_ Faire face au génocide_Jeune République
auteur privé, mais comme l’acteur public qui a fait apparaître cet acte dans l’espace visible commun. En d’autres termes, la responsabilité n’est plus morale, elle devient politique : l’obéissance, vue par certains comme une vertu politique essentielle, et par d’autres comme un moindre mal nécessaire en raison des circonstances historiques contraignantes, devient, du fait des dégâts qu’elle a impliqué dans l’espace public, la raison même de la mise en accusation et peut dès lors s’étendre à tous ceux qui furent les acteurs de l’acte historique jugé ici, à savoir le génocide du peuple juif. Forte de cette nouvelle théorie de la responsabilité, Arendt renouvelle dès lors l’assignation des responsabilités des acteurs du procès : Eichmann, d’une part, est ainsi présenté comme ayant eu un rôle mineur dans la décision politique de la « Solution finale » et dans sa mise en œuvre administrative, en raison d’une position sociale et politique largement surestimée par l’accusation et par l’opinion publique en général ; d’autre part, par contraste avec cette volonté toujours affichée d’instruire à nouveaux frais la responsabilité réelle d’Eichmann, concernant des actes bien moins étendus que ceux avancés par l’accusation, mais selon une responsabilité qui n’en reste pas moins totale, Arendt instruit les responsabilités à charge d’autres acteurs du génocide juif. Cette redétermination politique du jugement historique, et donc de la responsabilité des acteurs, et non plus des auteurs, de l’action, eut ainsi pour conséquence immédiate, dans le «rapport» d’Arendt, la critique sèche et sans compromis des acteurs du génocide, qui avaient parfois été catégorisés par l’opinion publique générale du côté des victimes de la terreur nazie. Car, selon Arendt, si, du côté de ces responsables, nous trouvons de façon évidente les chefs nazis, puis le peuple allemand lui-même, voire enfin le peuple juif sous un certain aspect (n’est-ce pas précisément en refusant le mythe d’un destin victimaire du peuple juif que la réflexion sur le système totalitaire était initiée dans les Origines du totalitarisme6 ?), c’est le rôle nodal des Judenräte dans la déportation et la gestion administrative des Juifs d’Europe qui fut l’objet du jugement principal de l’auteur, puis de la polémique que provoqua cette critique. La révélation de ce rôle, qui avait cristallisé les oppositions pendant le procès, en avait été un élément central, non pas tant dans la détermination de la culpabilité pénale en tant que telle d’Eichmann, mais en ce qu’il étendait et partageait cette même responsabilité à des représentants du peuple qui le jugeait. Dans Eichmann à Jérusalem, Arendt analyse en effet systématiquement le rôle de ces Conseils juifs dans le processus de la déportation, pays par pays, en montrant combien la coopération active ou non de ces conseils avait eu une incidence directe sur l’efficacité du processus de déportation et de destruction des populations juives d’Europe. C’est donc précisément l’efficacité concrète de cette coopération, sans considération du ressenti privé de ces dirigeants Juifs, compris selon la conception classique de la responsabilité comme une «circonstance atténuante», qu’Arendt visait ici sous l’angle de la culpabilité politique : «Toute la vérité, c’est que, si le peuple juif avait vraiment été non organisé et dépourvu de direction, le chaos aurait régné, il y aurait eu
6_ Cf. Les Origines du totalitarisme, «L’Antisémitisme», 1. «L’Antisémitisme, insulte au sens commun».
Jeune République_Faire face au génocide_155
beaucoup de misère, mais le nombre total des victimes n’aurait pas atteint quatre et demi à six millions». Dans un procès qui, sous l’impulsion du procureur Hausner, avait clairement réparti les rôles entre les victimes et les bourreaux, la conceptualisation arendtienne d’une dimension politique du jugement et de la responsabilité ne pouvait que provoquer un conflit idéologique avec les tenants de la conception classique de la responsabilité ; c’était les mêmes, au jugement d’Arendt, qui se méprenaient sur le caractère résolument inouï des actes qu’il s’agissait ici de juger. Cette interchangeabilité des responsabilités nazie et juive est conduite par Arendt jusqu’à la présentation d’Eichmann lui-même dans des conditions identiques à celles des Juifs lors de leur destruction pendant la guerre : un statut juridique fatal d’apatridie au moment de leur «destruction» (rappelons que si Eichmann est jugé en Israël, c’est précisément parce que l’Etat ouestallemand refusa son extradition, donc ne le reconnut plus comme constituant l’un de ses ressortissants), une absence similaire de jugement concernant leur passé respectif (les Juifs d’Allemagne, par leur mécompréhension de leur propre passé historique, avaient sous-estimé la menace nazie, de même qu’Eichmann n’avait pas la lucidité nécessaire sur ses actes passés pour comprendre la responsabilité de ses actes), une idéologie partagée en commun, le sionisme, et une affection avouée par Eichmann vis-à-vis des Juifs en général, dont certains mêmes faisaient partie de sa famille, et enfin une «destruction» programmée à l’avance à des fins idéologique extérieures (l’antisémitisme d’Etat dans le cas de la destruction juive, et le sionisme conquérant affiché par Ben Gourion dans le cas de la capture et l’exécution d’Eichmann). Une telle confusion orchestrée par Arendt dans l’identification des responsables et des victimes avait pour conséquence de refuser de faire de l’Allemand voire du monde entier un responsable unique ou un complice actif du génocide, et du Juif une victime historique, ayant connu avec le génocide un pogrom de plus programmé dans sa cruelle destinée. Le vrai bourreau dans l’esprit d’Arendt n’était ni spécifiquement allemand, ni spécifiquement juif, il avait une nature plus volatile et étendue : c’était l’idéologie comme telle ; quant à la victime, nous la trouvions du côté de la liberté de jugement. Cette redistribution des rôles fut celle-là même qu’Arendt appliqua aux acteurs de la polémique provoquée par la publication d’Eichmann à Jérusalem : le procès, telle qu’elle l’instruisit, fut celui de l’idéologie, elle-même se faisant le procureur de l’indépendance et de la neutralité du jugement, en faveur de la justice. Au-delà du soupçon, l’exigence de la justice L’arrière-fond du rapport d’Arendt est la dénonciation structurante de l’idéologie pro-sioniste qui aurait marqué la tenue du procès d’Eichmann, dont l’influence sur l’ensemble du processus aurait, conséquence des propres considérations 156_ Faire face au génocide_Jeune République
d’Arendt sur le même procès et sur la responsabilité générale de l’idéologie, délégitimé le procès en tant que tel. Cette idéologie, selon le diagnostic arendtien, aurait été celle du président Ben Gourion, relayée sur la scène du procès par le procureur Hausner ; c’était également l’idéologie compassionnelle de la société israélienne, dont la législation, pourtant, se serait révélée être tout aussi injuste que celle, jadis, de Nuremberg. Néanmoins, le soupçon arendtien fut en passe, avec le déclenchement de la polémique, de se retourner contre Arendt elle-même : certaines erreurs du rapport (notamment l’oubli des nombreux témoignages lors du procès qui firent mention de la coopération des Judenräte avec les autorités nazies, ou encore le fait important que la loi israélienne de 1950 sous laquelle fut jugé Eichmann avait précisément été promulguée afin de poursuivre les «collaborateurs» juifs de la Solution finale), qui avaient eu pour effet d’insister sur la teneur idéologique d’un procès favorisant l’accusation unilatérale des responsables nazis et des populations juives issues de la diaspora, amorphes devant leur sort, mais aussi son style incisif, ironique et clairement accusatoire ne seraient-ils pas, en effet, le signe tout aussi explicite d’un règlement de comptes d’Arendt7 elle-même, qui viserait autant les autorités juives vis-à-vis desquelles elle entretenait un vieux ressentiment
7_ A ce propos Arendt parle, concernant la rédaction d’Eichmann à Jérusalem, d’avoir eu la sensation d’une cura posteriori (cf. lettre à Herr Meier-Cronemeyer du 18 juillet 1963).
Jeune République_Faire face au génocide_157
8_ Cf. Norman Podhoretz, Ex-Friends. Falling out with Allen Ginsberg, Lionel and Diana Trilling, Lillian Hellman, Hannah Arendt and Norman Mailer.
9_ Cf. L’enthousiasme de Dominique Jamet pour «l’esprit libre, critique et désintéressé» d’Arendt : Le Figaro, 1° décembre 1966.
datant de ses premiers engagement dans des organisations sionistes dans les années 1930, que le tournant nationaliste du sioniste, matérialisé par la politique d’Etat israélienne et son comportement vis-à-vis de la question arabe ? La deuxième critique majeure, celle de Podhoretz8, visa, elle, moins le fond que la forme de ce rapport : Arendt ne s’était-elle pas laissée entraîner par le brio de sa plume ? Ces renversements brillants d’accusation des acteurs du procès n’avaient-ils pas finalement pour unique fonction de mettre en scène l’auteur même de ces nouvelles accusations ? Néanmoins, si Eichmann à Jérusalem n’avait été qu’un brillant brûlot idéologique tourné contre l’idéologie elle-même, ne s’étant attaché qu’à détruire des idoles qu’il s’était efforcé au préalable de constituer, nous comprendrions mal la fortune réelle de sa postérité ; l’idéologie, quand elle est avérée, ne dure en effet que le temps de son efficacité sur l’opinion du moment. Or, cette postérité fut réelle, et prit au moins une double forme : d’une part, elle prit la forme diverse d’une influence concrète sur des mouvements intellectuels ou politiques modernes, parmi lesquels figuraient notamment la voix des jeunes contestataires de la politique du président Johnson aux Etats-Unis et de la conduite de la guerre au Vietnam dans les années 1960 (opérant l’identification entre l’Amérique de la guerre du Vietnam et l’Allemagne nazie, entre Mc Namara ou Johnson et Eichmann), l’émergence du courant des «nouveaux historiens» en Israël (un courant qui acceptait de réexaminer les fondements de l’Etat d’Israël en deçà de toute idéologie), ou encore la victoire finale, en France, de la posture de la liberté et de l’indépendance de l’intellectuel dans son jugement politique par rapport aux cristallisations idéologiques qui l’entourent et qui entravent sa liberté d’expression9. Mais, plus profondément, cette postérité fut interne à l’oeuvre d’Arendt, puisque l’Eichmann à Jérusalem marqua dans la pensée d’Arendt, après les prémisses théoriques d’une philosophie du jugement dans La Condition de l’homme moderne, une orientation résolue vers la détermination du lien intrinsèque entre l’exercice de la pensée d’une part, et la teneur politico-morale des actes du sujet du jugement d’autre part. C’est en effet en partant de l’interrogation sur les conditions de l’exercice du mal dans sa «banalité» constitutive sous sa forme moderne, qu’Arendt, dans l’Introduction de La Vie de l’Esprit, ira conduire son enquête sur les déterminations de la vita contemplativa, qu’elle avait laissées de côté dans La Condition de l’homme moderne pour n’analyser que les ressorts de la vita activa. Si l’inconscience morale d’Eichmann servit de catalyseur, chez Arendt même, à une réflexion continue sur les conditions de la conscience morale et politique proprement dite, de ce «deux-en-un» conscientiel analysé dans les Considérations morales, c’est bien que le sens du procès Eichmann était de se prolonger en un «cas Eichmann», dont la valeur n’était plus prescriptive, mais paradigmatique : le jugement du procès sur les actes d’Eichmann n’avait, en effet, pas valeur de prescription sur l’assignation de la responsabilité pénale des individus vis-à-vis de leurs actes, mais la valeur d’un exemple, celui de l’échec historique d’un
158_ Faire face au génocide_Jeune République
procès qui n’aura jamais réussi à se hausser au-dessus de l’idéologie pour atteindre à l’objectivité de la justice, que seul le jugement objectif en tant que tel permet. Or, c’est précisément la mise en lumière d’une telle exigence que l’Eichmann à Jérusalem visait, plutôt que l’entrée dans une polémique vis-à-vis de laquelle Arendt se sera toujours interdit toute participation ; son affaire était ailleurs, c’était celle d’une exigence, non celle d’une vérité. La réussite d’Eichmann à Jérusalem, mesurable à la fortune de sa postérité, fut ainsi en proportion inverse de l’échec qui y fut diagnostiqué du procès Eichmann, dans la veine de l’échec, déjà, des procès de Nuremberg et des autres procès successeurs. Tout se passe ici comme si, dans ce décalage fertile entre le procès Eichmann et le «cas» Eichmann, l’exigence théorisée de la justice, ici sous la forme d’un appel final à la constitution d’une justice internationale qu’aurait pu revendiquer Israël et qui aurait pu être le cadre de ce procès10, dépassait immanquablement l’ancrage toujours-déjà historique, et donc idéologique, de tout procès judiciaire proprement dit. L’autorité finale d’Eichmann à Jérusalem, par là, se mesure moins à la mise en lumière de vérités historiques fracassantes apportées par l’historienne Hannah Arendt, qu’à la puissance de la mise en scène d’une exigence : celle de penser, de juger, préalables nécessaires à l’émergence de la justice ; c’est en ce sens que la polémique autour d’Eichmann à Jérusalem constitua une erreur d’appréciation sur le statut réel de la philosophe Hannah Arendt, observateur «objectif» du procès Eichmann. Il s’agirait, dans l’esprit d’Arendt, de se rapprocher de ces « hommes rares » qui, alors que « la société respectable avait succombé à Hitler », avaient conservé leur capacité de jugement, de « distinguer le bien du mal » ; comment ne pas voir, dans ces dernières lignes du « Post-Scriptum » de l’Eichmann à Jérusalem, une mise en abyme de la position d’Arendt ellemême vis-à-vis des détracteurs de son rapport ? Comment ne pas voir dans l’indépendance de jugement des rares héros de la guerre11 la mise en scène de sa propre posture ? Il s’agit bien, ici, de n’avoir que son propre jugement pour guide, alors même que ce jugement « se trouve être en contradiction avec l’opinion unanime » de l’entourage. Entre reportage objectif et report subjectif, donc, ce «rapport» sur le jugement d’Eichmann apparaît surtout, aujourd’hui encore, comme le procès d’un procès, c’est-à-dire non comme un jugement de plus sur la responsabilité d’Eichmann, mais comme l’esquisse historicojournalistique d’une théorie philosophique à venir sur les conditions de possibilité d’un jugement juste.
10_ La formulation de cette exigence se trouve dans l’Epilogue d’Eichmann à Jérusalem : il faut l’élaboration d’un droit pénal international pour ce type de crimes sans précédent, et qui constituent désormais une potentialité dans l’histoire humaine, car « aucun peuple au monde, désormais, ne peut être certain de survivre sans l’aide et la protection du droit international ».
11_ Cf. l’exemple exceptionnel relaté, dans le paragraphe XIV d’Eichmann à Jérusalem, du sergent allemand Anton Schmidt, exécuté pour avoir aidé des partisans juifs durant la guerre.
Par Jérôme Esnouf [Normalien (Ulm) et agrégé de philosophie]
Jeune République_Faire face au génocide_159
PEUT ON COMPARER AUSCHWITZ ET SREBRENICA ?
Par Amos Reichman
Auschwitz, Srebrenica, métonymies de l’indicible, noms de l’innommable. Derrière les toponymes se jouent les horreurs incommensurables, celles qu’on est incapable de regarder avec netteté. De ce halo infernal jaillit l’idée de l’incomparable, du caractère absolu de chacun de ces événements. A première vue, comparer serait nier la spécificité, souiller l’unique souvenir des disparus. Comme l’écrit l’historien Yves Ternon à propos des génocides : « le comparatisme comporte un risque de banalisation et c’est un instrument de la négation ». Commencer à comparer Auschwitz et Srebrenica reviendrait alors à relativiser des absolus, des points de non retour sur lesquels reposent d’incomparables mémoires. Auschwitz, Srebrenica, métonymies de l’indicible, noms de l’innommable. Derrière les toponymes se jouent les horreurs incommensurables, celles qu’on est incapable de regarder avec netteté. De ce halo infernal jaillit l’idée de l’incomparable, du caractère absolu de chacun de ces événements. A première vue, comparer serait nier la spécificité, souiller l’unique souvenir des disparus. Comme l’écrit l’historien Yves Ternon à propos des génocides : «Incarnation métaphysique du « le comparatisme comporte un risque de banalisation et Mal contemporain, Auschwitz c’est un instrument de la négation ». Commencer à comparer Auschwitz et Srebrenica reviendrait alors à relativiser des serait un incomparable.» absolus, des points de non retour sur lesquels reposent d’incomparables mémoires. Cette aspiration à nier la pertinence d’une comparaison entre les génocides se retrouve plus singulièrement dans le cas particulier de la Shoah, Auschwitz pouvant être considéré comme un point aveugle de l’Histoire, plus qu’une crise historique, une crise métaphysique dont l’Humanité ne pourrait sortir indemne. Ce n’est alors pas tant la singularité de chaque génocide en tant que tel qu’il s’agirait de préserver en refusant la comparaison, mais bien celle d’Auschwitz, symbole d’un « à part » absolu. Est-il possible d’écrire après Auschwitz se 160_ Faire face au génocide_Jeune République
demande Adorno ? « L’expression fondamentale de notre époque et sa détresse fondamentale » affirme Hannah Arendt lorsqu’elle évoque « cet enfer construit par les nazis ». Incarnation métaphysique du Mal contemporain, Auschwitz serait un incomparable. L’esprit malveillant pouvant aller jusqu’à analyser la singularité du terme Shoah comme un «Si Srebrenica fut bien le lieu d’un signifiant privilège. Si Srebrenica fut bien le génocide, Auschwitz serait le lieu d’un génocide, Auschwitz serait le camp camp du génocide» du génocide, de l’Holocauste, de la Shoah. En témoignent les travaux de certains historiens comme l’Israélien Yehuda Bauer, ayant mis en place les Holocaust and Genocide Studies, qui, si elles semblent à première vue autoriser une comparaison entre la Shoah et les autres génocides, s’appliquent en fait à démontrer la singularité de la Shoah, considérée comme faisant partie d’une autre catégorie, comme un génocide incomparable. S’arrêter froidement aux seuls chiffres pourrait nous inciter à considérer Auschwitz et Srebrenica comme deux événements de fait incomparables. A Auschwitz, cinq années durant, la mort frappa près d’un million cent mille personnes. A Srebrenica, pendant six jours, près de huit mille hommes furent massacrés. Pourtant, cette différence « comptable », s’il ne s’agit pas de la nier, ne peut en aucun cas servir d’argument pour justifier la prééminence d’un événement sur l’autre, l’incomparable d’Auschwitz alors que Srebrenica pourrait être comparé avec d’autres génocides, considérés comme « mineurs ». Si Auschwitz, événement radical et fondamental qui redéfinit notre temps, est effectivement différent de Srebrenica, ce qui s’est joué dans ces deux lieux n’en est pas moins comparable. Refuser la comparaison au nom d’une unicité absolue d’Auschwitz témoignerait d’une conception extrêmement fermée, «S’autoriser à comparer ces génocides, c’estréaliser d’un aveuglement historique. En effet, celui ce saut qualitatif de la mémoire à l’Histoire, de qui cherche à voir clair dans ce qui est la chair déchirée qui porte en elle les traces du ne peut que constater des continuités, massacre, de l’inconcevable partage du vide des ressemblances entre Auschwitz et métaphysique ressenti par un peuple, à l’étude qui Srebrenica, rapprochements qui semblent s’espère distancié des continuités, des fractures, autoriser une comparaison qui se doit dévoilant le plus sereinement possible ce dont nous cependant de respecter le caractère sommes capables.» unique de chacun de ces moments à l’histoire et aux mémoires propres. Sans mélanger Auschwitz et Srebrenica, il s’agirait d’essayer de les comparer pour mieux saisir l’horreur de ce qui s’est déroulé en ces lieux. Dès lors, s’autoriser à comparer ces génocides, c’est – une fois le terme génocide accepté – réaliser ce saut qualitatif de la mémoire à l’Histoire, de la chair déchirée qui porte en elle les traces du massacre, de l’inconcevable partage du vide métaphysique ressenti par un peuple, à l’étude qui s’espère distancié des continuités, des fractures, dévoilant le plus sereinement possible ce dont nous sommes capables.
Jeune République_Faire face au génocide_161
La convention pour la prévention et la répression du crime de génocide établie par l’Organisation des Nations Unies (ONU) en 1948 définit le génocide comme « un acte commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel ». Définition reprise dans l’article 4 du statut de la Cour Pénale Internationale (CPI), qui y ajoute le caractère systématique des actes comme pré-requis. A Auschwitz comme à Srebrenica, on retrouve cette volonté de détruire les membres d’un « groupe » parce qu’ils sont nés dans ce groupe. Le juif déporté à Auschwitz a comme seul tort d’être né juif. Le même schéma s’applique au Bosniaque musulman massacré à Srebrenica. C’est bien le concept de responsabilité individuelle qui est mis en cause à Auschwitz comme à Srebrenica, l’individu n’étant ici pas responsable de ce qu’il a fait mais de ce qu’il est, coupable d’être né quelque part. Reste que dans le cas du génocide perpétré par les nazis, l’objectif déclaré est bien de détruire « en tout » le « groupe religieux » juif, les nazis aspirant à exterminer dans son intégralité un peuple vivant en diaspora, présent dans plusieurs dizaines de pays. L’imaginaire allemand est celui «A Auschwitz comme à Srebrenica, on d’un corps pur souillé de l’intérieur : « un peuple retrouve cette volonté de détruire les membres débarrassé de ses juifs revient spontanément à d’un « groupe » parce qu’ils sont nés dans ce l’ordre naturel » écrit Hitler. Si à Srebrenica s’est groupe. Le juif déporté à Auschwitz a comme joué un génocide à part entière, à Auschwitz, seul tort d’être né juif. Le même schéma c’est une partie d’un génocide qui s’est déroulé, s’applique au Bosniaque musulman massacré camp parmi d’autres, entre Treblinka et à Srebrenica.» Buchenwald, Auschwitz est un rouage dans cette machine à exterminer un peuple qui vit périr en tout près de six millions de personnes. A Srebrenica, il s’agit davantage de détruire « en partie » un groupe présent sur un territoire. Pour les Serbes, il ne s’agit pas d’exterminer tous les musulmans de la planète, mais de faire disparaître un groupe donné d’un territoire donné. Srebrenica, considéré comme une « impureté » sur un territoire que les Serbes aspirent à « épurer » fut ainsi le lieu d’un génocide où 8 000 hommes furent sauvagement massacrés parce que nés musulmans sur un territoire précis. Une autre différence distingue ces deux génocides : à Auschwitz, femmes, hommes et enfants furent exterminés, en revanche à Srebrenica, seuls les hommes furent tués. Pour certains, comme le journaliste David Rhode, présent à Srebrenica en 1995, il faudrait davantage parler de « grand massacre » que de « génocide ». Reste que le Tribunal pénal international pour l’Ex-Yougoslavie a bien qualifié en 2001 de génocide les crimes commis à Srebrenica. Pour les juges du TPI, la mort de tous les hommes condamnait inéluctablement à terme les femmes, devenues proies et objets des bourreaux ; de plus, d’après l’enquête mise en œuvre, ce n’est pas tant le manque d’intention que l’incapacité militaire qui fit que seuls les hommes furent exterminés. L’intentionnalité, c’est d’ailleurs ce qui permet notamment de rapprocher Auschwitz de Srebrenica. En effet, en janvier 1942, la conférence de Wannsee voit les principaux dignitaires nazis se réunir autour d’Adolf Hitler pour mettre en place le plus concrètement possible 162_ Faire face au génocide_Jeune République
l’organisation de l’extermination des juifs. Comme Auschwitz, Srebrenica est consciencieusement mis en œuvre, préparé en amont. Ainsi, en décembre 1991, les principaux dirigeants serbes se réunissent à l’hôtel Holiday Inn de Sarajevo où sont planifiés à l’aide des documents Variante A et B le traitement réservé aux populations croates et «En ce qui concerne les mécanismes musulmanes. Comme l’écrit Sylvie Matton, intellectuels qui conduisent à Auschwitz Srebrenica est « un génocide annoncé ». et à Srebrenica, on retrouve une idée Mais au-delà de ces réunions qui prouvent sous-jacente de pureté, appuyée sur un l’organisation et la concertation préalables aux tragédies d’Auschwitz et de Srebrenica, nationalisme intransigeant.» c’est le caractère fantasmé de la relation à l’autre des bourreaux qui est en jeu, la fiction mémorielle qui fait de l’autre un adversaire absolu. A Auschwitz comme à Srebrenica, c’est une construction délirante qui conduit à l’inimaginable. En ce qui concerne les mécanismes intellectuels qui conduisent à Auschwitz et à Srebrenica, on retrouve une idée sous-jacente de pureté, appuyée sur un nationalisme intransigeant. Dans l’imaginaire du grand Reich allemand, le juif est cet appendice dégénéré dont il s’agirait de se débarrasser. Auschwitz est rendu possible par un antisémitisme qui fait du juif le responsable de tous les maux allemands. Mein Kampf et propagande nazie à l’appui, l’extermination des juifs apparaît comme la conclusion extrême des constructions racistes utilisées par l’Allemagne hitlérienne. Pour les Serbes, la mémoire fantasmée est celle d’une Grande Serbie, renvoyant au Moyen-Age et qui trouve sa source dans la bataille de Kosovo Polje en 1389. L’ennemi symbolique, la victime expiatoire serait alors le « Turc », le musulman descendant des ottomans considéré comme responsable de la souffrance des Serbes, du Moyen-Age aux guerre balkaniques. C’est ce « Turc » qui allait s’incarner à Srebrenica dans le musulman bosniaque, présenté comme une incarnation du Mal, coupable des malheurs d’une Serbie éternellement martyre. Cette présentation paradoxale des Serbes en victime, qui leur permet de justifier l’atrocité de la violence commise contre les musulmans de Bosnie comme une revanche, se nourrit d’ailleurs singulièrement de la mémoire de la Seconde Guerre Mondiale. En effet, une partie de l’opinion serbe s’est construite une «Dans le cas de ces génocides, la mythification délirante nourrie d’une comparaison violence est loi, inscrite dans la invraisemblable: celle d’un « génocide serbe » lors de la loi, justifiée de droit par l’appareil Seconde Guerre mondiale, comparable au génocide des étatique.» juifs. Ce million de morts « fantasmé » par les Serbes (en réalité, 100 000 Serbes sont morts lors de la Seconde Guerre Mondiale dans des conditions qui n’ont strictement rien à voir avec celles d’un génocide) a paradoxalement contribué à justifier à leurs yeux les massacres de Srebrenica. Etrange situation où des massacres subis mythifiés servent de la légitimation aux réels massacres commis à venir, où de folles comparaisons mémorielles justifient l’injustifiable. Ces constructions mémorielles et les comparaisons malvenues qu’elles engendrent semblent Jeune République_Faire face au génocide_163
appeler en creux à la nécessité de comparer avec objectivité, en sortant des querelles de mémoire pour entrer dans le domaine de l’Histoire et chercher à comprendre ce qui est.D’Auschwitz à Srebrenica, de profondes continuités semblent ainsi justifier la comparaison. Dans les deux cas, le modèle n’est pas celui du combat, de deux légitimités qui s’affrontent, mais bien celui du massacre où l’Etat s’affirme sur l’effacement de la légitimité existentielle d’une partie de sa population. Dans le cas de ces génocides, la violence est loi, inscrite dans la loi, justifiée de droit par l’appareil étatique. A Auschwitz comme à Srebrenica, c’est bien un Etat qui instaure en droit la possibilité de massacrer. Le crime et la violence sont institutionnalisés. Qui plus est, ces deux génocides se sont déroulés dans le cadre d’une guerre, dans une société « brutalisée » ou le mal est « banalité ». « Dieu merci, nous avons maintenant pendant la guerre, toute une série de possibilités qui, en temps de paix, nous seraient interdites » écrit Goebbels. La guerre, ou le « droit » de laisser s’exprimer les plus mortelles des pulsions. De la Seconde Guerre Mondiale à la guerre de Yougoslavie, on a affaire à des situations où l’Etat autorise le meurtre. Dès lors, quand la barrière juridique n’est plus, quand la menace de la sanction semble en suspens, tout est permis. En effet, ce qui rapproche Auschwitz de Srebrenica, c’est également le caractère inouï de la violence mise en œuvre par les bourreaux. On retrouve dans les deux cas les mêmes phénomènes de déshumanisation, les assassins réifiant et animalisant leurs victimes, les privant de sépultures comme s’ils aspiraient à les faire oublier, pour qu’ils errent impersonnellement dans l’infini de l’à venir. Cette négation absolue de l’identité de la victime va de pair avec une affirmation virile du bourreau, se mettant en scène comme tout puissant, capable de passer d’un état « normal » à celui de destructeur total, libérant ses pulsions sans aucune inhibition. A Auschwitz plus singulièrement, l’extermination passe par une rationalisation extrême, une standardisation de la mort sur le modèle du travail à la chaine en usine. Le Mal même semble avoir perdu tout sens métaphysique dans cet univers sans dieu de la rationalisation humaine. C’est bien le massacre sordide à l’heure de la reproductibilité technique, lorsque cheveux, dents et peaux des morts sont récupérés pour être recyclés, lorsque l’on meurt, douché par le gaz. «Cette négation absolue de l’identité de la victime va de pair avec une affirmation virile du bourreau, se mettant en scène comme tout puissant, capable de passer d’un état « normal » à celui de destructeur total, libérant ses pulsions sans aucune inhibition.»
164_ Faire face au génocide_Jeune République
En 1995, tout ce qui avait eu lieu à Auschwitz était su. L’horreur, la culpabilité d’une Humanité capable d’Auschwitz, mais aussi de laisser faire Auschwitz, tout cela faisait partie d’une conscience commune. Ainsi, en juillet 1995, à Srebrenica - en un temps où la télévision et l’information se sont imposés dans chaque foyer, rupture non négligeable par rapport à Auschwitz puisqu’il n’était dès lors plus possible «Malgré son caractère exceptionnel, de prétendre ne pas savoir – lorsque des soldats Auschwitz n’est pas l’exception, ce serbes séparent sous les yeux de spectateurs n’est pas le nazi, mais l’homme qui ébahis femmes et hommes, comme de lointains est capable d’Auschwitz, comme échos d’Auschwitz, comment ne pas se sentir il est capable de Srebrenica.» accablés par la trop comparable continuité historique d’Auschwitz à Srebrenica. En effet, si à cinquante ans d’écarts deux événements comme Auschwitz et Srebrenica peuvent se répéter, c’est que se joue quelque chose de plus durable qu’un « accident » métaphysique. Cinquante années plus tard et six cent kilomètres plus loin, Srebrenica ramène l’Humanité à sa tragédie. Malgré son caractère exceptionnel, Auschwitz n’est pas l’exception, ce n’est pas le nazi, mais l’homme qui est capable d’Auschwitz, comme il est capable de Srebrenica. Le Polonais Marek Edelman, chef de l’insurrection du ghetto de Varsovie, ne s’y trompe pas lorsqu’il dit de la purification ethnique en Yougoslavie : « c’est une victoire posthume de Hitler ». Par sa primauté historique et son caractère extrême, fondamentalement radical, Auschwitz peut apparaître comme le premier terme de la comparaison, phare de l’atrocité à partir duquel se reflètent les infâmes lueurs de Srebrenica. La continuité n’en reste pas moins évidente, implacable. A Srebrenica résonne le même silence assourdissant de la communauté internationale qui avait scellé le destin d’Auschwitz. Même si durant la Seconde Guerre Mondiale les dirigeants des grandes puissances savaient qu’Auschwitz existait, si les habitants des pays occupés savaient que les populations juives étaient déportées, le génocide a été mené. Dès lors, après Auschwitz, c’est en connaissance de cause, en ayant conscience des possibles humains qu’il a fallu reconstruire le monde, trouver une relève à la silencieusement coupable Société des Nations. L’ONU et ses casques bleus devaient assurer la sécurité et la paix. Il suffit pourtant d’écouter les mots de «A Srebrenica résonne le Gilles Rabine, envoyé spécial de France Télévision, en direct de même silence assourdissant de Bosnie à l’heure de Srebrenica, pour comprendre la faillite de la communauté internationale ce système international : « les Bosniaques ont le sentiments qui avait scellé le destin d’être trahi par l’ONU (…), ils en ont assez qu’on les regarde d’Auschwitz.» mourir en direct sans rien tenter pour les sauver ». En effet, Srebrenica était censée être défendue par la FORPRONU, les casques bleus devant surveiller et protéger cette « zone de sécurité ». Reste que les casques bleus demeurèrent neutres, et tolérèrent que des hommes dont la sécurité devait être garantie par la communauté internationale soient abandonnés sous les yeux de tous. Comparables, Auschwitz et Srebrenica le sont en cela qu’ils nous mettent face à l’infamie humaine, ce dont nous sommes Jeune République_Faire face au génocide_165
capables, mais aussi face à ce que la prétendue communauté internationale peut laisser faire. Face à l’atrocité répétée, à l’Humanité comparable dans son horreur d’un génocide à l’autre, on ne peut qu’éprouver un malaise, un dégoût mais aussi un profond remords devant le caractère dérisoire d’une justice internationale qui ne peut s’élever dans sa justice à l’injustice de l’innommable génocidaire. D’Auschwitz à Srebrenica, de Nuremberg à la Haye, on retrouve ce même décalage entre une communauté internationale incapable d’empêcher l’atroce qui se dévoile sous ses yeux et une prétendue justice internationale qui, agissant a posteriori, n’apparaît que trop abstraite après l’horreur trop humaine d’Auschwitz, comme de Srebrenica. Par Amos Reichman [ENS Lyon]
166_ Faire face au génocide_Jeune République
ILLUSTRATIONS Les cartes, sauf mention contraire, ont été élaborées par Le Monde Diplomatique et par Philippe Rekacewicz, qui en détiennent les droits réservés. Elles ont été cédées à titre gracieux et nous tenons ici à les remercier. Nous vous invitons fortement à découvrir leur travail et à soutenir Le monde diplomatique en vous y abonnant ou en achetant l’un de leurs produits. Les éléments de contexte peuvent être retrouvées sur le site suivant : http://blog.mondediplo.net/-VisionscartographiquesLes cartes produites par l’atelier de cartographie de Sciences Po ont leurs droits réservés et peuvent être retrouvées sur le site : http://cartographie.sciencespo.fr/ Les caricatures reproduites dans ce numéro sont des créations originales de Thibault Boucher (thibault.boucher@ sciences-po.org) produites en exclusivité pour Jeune République.
Notre équipe JEUNE RÉPUBLIQUE - ASSOCIATION LOI 1901 Adresse de l’éditeur : 92, rue de Rennes 75006 Paris Président & Directeur de la Publication : Juan Branco COMITÉ ÉDITORIAL David Djaïz Lisa Behrends Paul Rhoné Julie Gatineau Ange Boyou Clément Noël Martin Samson Jean-Marie Wecker Thibault Boucher CONCEPTION GRAPHIQUE ET ILLUSTRATION COUVERTURE Fanny Estournet : fanny.estournet@hotmail.fr Numéro ISSN : 2105-0988
Sauf mention contraire, et à l’exclusion des éléments précédents, l’ensemble des illustrations et photos reproduites le sont sous licence creative commons reproductible.
Nous contacter contact@jeunerepublique.fr Jeune République_167
(
(0 EUNE
¿PUBLIQUE HTTP JEUNEREPUBLIQUE FR WP