Libertés Publiques et numéro pénitentiaire

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SOMMAIRE -

Édito / page 1

Vie dans les prisons et système carcéral -

La voix des murs - Claire Rösler / page 4

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Interview d'un CIP en milieu ouvert / page 10

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Interview d'Alba Vasseur, GENEPI - Margot Béal / page 14

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Prisons lyonnaises - Margot Béal et Clément Noël / page 20

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Témoignage de Yann Thompson, GENEPI Sciences Po / page 28

Les politiques sécuritaires et judiciaires en question -

Paupérisation de la justice - Julie Froment / page 32

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La vidéosurveillance et lutte contre la criminalité - Florian Dautil / page 37

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Démocratie pénale et marketing politique - Juan Paulo Branco / page 47

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Repenser l'évaluation des politiques de sécurité - Idama Al Saad / page 52

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Vers la privatisation du système pénitentiaire ? - Clément Noël / page 57


EDITO Libertés publiques, libertés individuelles : aujourd’hui dans nos systèmes démocratiques si fortement normatifs les deux questions nous semblent résolument inséparables. Pourtant, il n’est de jour où l’actualité nous rappelle tristement à travers des régimes autoritaires et leur déclinaison comme il peut être tentant au nom de la préservation des libertés individuelles d’annihiler l’espace public. Bercés par un désir social séculier d’une individualisation toujours plus poussée et pressés par une innovation technologique exponentielle, les régimes politiques et civils actuels ne manquent pas de réactualiser le sujet : Quelle régulation apporter face au tout-libertaire et à ses pièges ? Le citoyen est-il potentiellement victime ou coupable ? Quel équilibre garantir entre liberté et sécurité ? Comment évaluer nos angoisses sécuritaires ? Autant de questions qui nécessitent autant d’éclairages. L’actualité française, et sans doute, plus largement, occidentale, s’est à nouveau emparée du débat, sans hésiter à exploiter massivement la fibre sécuritaire, en réponse à une montée du terrorisme et dans un contexte d’une médiatisation aigüe de la violence ordinaire. Sans remettre en cause le droit à la sécurité et à la protection qui régit le modèle anglais, il n’est guère besoin d’une grande clairvoyance pour s’apercevoir que les réponses sécuritaires qui sont apportées aujourd’hui ne permettent pas d’apaiser l’éternelle tension entre sécurité et liberté publique. Alors que les libertés publiques diminuent pernicieusement, l’insécurité réelle, et non perçue, n’a pas disparu pour autant, mettant en exergue un arsenal sécuritaire contestable : prisons déshumanisantes et peu en phase avec le besoin de réinsertion, caméras de surveillance coûteuses et inopérantes, force policière mal répartie et privée de son rôle de prévention. Autant d’outils électoralistes jouant sur les peurs des citoyens sans pour autant altérer durablement la brutalité de la réalité quotidienne. Face au rétrécissement des libertés collectives, sans contrepartie sécuritaire convaincante, il est nécessaire de se livrer à l’analyse rigoureuse des « outils » de ce virage sécuritaire dans lequel la France, et plus largement les régimes occidentaux, s’engagent. L’objectif de ce premier numéro de Jeune République est de s’interroger sur les artifices sécuritaires mis en place et de leurs impacts au niveau global et local, en préalables à tout débat sur la question des libertés publiques.

Jeune République

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I Vie dans les prisons et système carcéral

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La voix des murs Comment réapprendre à vivre derrière des murs qui nous isolent et nous coupent de l'extérieur ? Comment réapprendre à vivre, confinés à plusieurs dans une petite cellule laissant l'intimité aux pieds des murs ? « Les murs ont des oreilles », cette expression usuelle résonne de façon étrange lorsqu’elle est prononcée dans une maison d’arrêt. Elle reçoit un sens fort, même si elle se dit tout bas, lors d’une confidence de parloir ou de cellule. Et si ces étranges murs pouvaient prendre la parole ? Ils auraient assurément tant à raconter, dans des registres variés allant du tragique au comique, en passant par l’absurde, pour s’achever sur un cruel réalisme où prévaut l’austérité institutionnalisée. Qu’entendent les oreilles de ces murs épais, tantôt blafards, tantôt dotés de fresques colorées ? Avant tout des cris, des cris de colère, des cris de détresse, des cris désemparés. Ils entendent aussi le bruit métallique des portes qui claquent, des grilles qui s’ouvrent, puis se ferment, à un rythme implacable, inlassablement réitéré au long des journées. Ils entendent des chuchotements, des paroles échangées, des questions sans réponses, des insultes insensées ou des appels impatients lancés sans relâche aux « surveillants ! », et puis, le bruit des trousseaux de clefs1. Oser quitter les sentiers confortables d’une vie lisse et tranquille pour aller à la rencontre de ceux que la société a affublés du masque social de « détenu » implique de fermer ses oreilles aux sirènes du prêt à penser individualiste, dont les jugements bienséants stigmatisent et dégradent irrémédiablement l’autre, l’inconnu, le « délinquant », sans autre forme de procès. Derrière ces raccourcis réducteurs se profilent des réalités d'une étonnante complexité. Les parcours sont aussi multiples que les personnes sont uniques. La punition légale est légitime, mais la discrimination sociale est arbitraire. Devenir sourd aux paroles convenues des discours galvaudés permet d’apprendre humblement à entendre ce que les murs ont à nous dire. Qui a entendu les murs des maisons d’arrêt de France parler, et même parfois pleurer ? Pénétrer cet univers clos, confiné derrière de grands murs de béton et d’indifférence, a quelque chose d’oppressant, et même d’effrayant, mais aussi de simple et d’essentiel comme un dépouillement. La gamme de sentiments éprouvés en écoutant les murs de cette institution aussi insupportable que nécessaire, varie de l’indignation à la résignation, en passant par l’étonnement face à la gageure de sa dénomination. Une « maison d’arrêt », quel curieux alliage de termes ! Comment comprendre cette alliance oxymorique ? La maison est un lieu de vie et de libertés, le foyer où il fait bon vivre et aimer, le lieu du familier où se tissent des liens privilégiés ; l’arrêt signifie la stagnation et la restriction, voire l’abolition mortifère des possibles : l’arrêt et le suicide sont tragiquement voisins. La maison d’arrêt n’est jamais un « chez soi » ou un « chez nous », mais un ailleurs où l’on demeure étranger, un lieu d’exil inhospitalier, un no man’s land qui prive entièrement d’intimité. Ces grands murs, affublés de spirales de barbelés, matérialisent l’arrêt légal qu’impose la sanction d’un acte délictueux ou criminel. Les murs qui barrent l’horizon, scindant la géographie civile en espaces symboliques et réels massivement marqués, se voient assignés à bon droit une fonction punitive, au nom de la protection des citoyens et de la préservation de la cohésion sociale. Mais leurs voix doivent-elles être uniquement répressives ? La prison est 1

Philippe Claudel, Le Bruit des trousseaux, Le livre de poche, p. 31 : « Parfois, je rêvais de la prison. Ce n’étaient pas des scènes précises mais plutôt des bruits de clefs et de serrures, si particuliers, que je n’ai jamais entendus ailleurs ».

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censée être un lieu d’amendement, où le citoyen déclaré coupable vient purger sa peine afin de pouvoir ensuite réintégrer le corps social, or il est notoire que cette institution est criminogène et pathogène. Une neutralisation provisoire de la violence ne constitue pas son règlement. La mise à l’écart, ou plus exactement derrière les verrous, est justifiée comme instituant de nouvelles conditions de vie, mais sont-elles propices à une reconstruction identitaire ? La réinsertion sociale peut-elle résulter de l’incarcération dans un milieu où les droits fondamentaux de l’homme sont constamment bafoués, en actions et par omission ? Le coupable n’est pas simplement puni, il est châtié, et qui plus est, de façon subrepticement infâmante. Ils sont à trois dans 9m2 : ce huis clos légal qu’ils subissent est infernal en vérité ! La santé en prison est malade, et il se pourrait que cela soit contagieux. Les murs se taisent ; malgré leur impressionnante hauteur, ils font profil bas : ils ont trop de miradors à porter et trop d’erreurs à excuser. « L’erreur est humaine » dit-on, mais n’est-elle pas parfois inhumaine ? Punir un acte, ce n’est pas condamner une personne : la damnation pénitentiaire devrait appartenir à une ère révolue. Surveillé et puni, le détenu risque d’être maintenu dans les menottes de la délinquance. Les murs possèdent certes des oreilles, mais ils sont également pourvus d’yeux. Que voient-ils hormis la grisaille des lieux, la pénombre glauque des cellules surpeuplées et vétustes, au mobilier rudimentaire, aux odeurs âcres de la sueur mêlées à l’urine ? Leur regard silencieux croise ceux d’hommes et de femmes, très différents par l’âge, l’origine, la trajectoire de vie - même si des approches statistiques repèrent des constantes macabres de la délinquance - qui ont en commun d’avoir porté atteinte aux lois en occasionnant des nuisances, parfois très graves, ce qui exige une sanction et, si c’est possible, une réparation. L’amère expérience de la détention confronte les détenus au tribunal de la justice, mais aussi à celui de leur propre conscience, et qui plus est, à celui de l’opinion publique. Leur errance ou leurs égarements, leur violence ou leur crime, reflètent des déséquilibres antérieurs aux faits qui proviennent souvent de souffrances profondes, de marginalisations multiples, d’un malêtre généré en grande partie par une société de l’exclusion. La précarité, l’illettrisme, les misères matérielles et spirituelles constituent le terreau des fruits du mal. Il ne s’agit pas de tolérer l’intolérable, mais de comprendre comment il advient, pour mieux le combattre et en préserver avant tout ceux qui le subissent, mais aussi ceux qui s’y adonnent. La banalité du mal est-elle la chose du monde la mieux partagée ? A en croire les faits divers que la presse étale avec fracas et les écrans de peur des médias qui induisent des réactions compensatoires, utiles à l’augmentation de la consommation, il faudrait répondre par l’affirmative. La maison d’arrêt est-elle le symbole d’un pessimisme anthropologique érigé en murs ? Les yeux de ces murs, pareils aux œilletons des portes des cellules, en observant en permanence les détenus, aperçoivent d’improbables et fugaces instants de bonheur dans la dureté de l’univers carcéral. Toute vie communautaire, même si elle n’est pas choisie, comprend sa part de détente et de réconfort. Des solidarités parfois surprenantes, plus ou moins durables, ponctuent la vie en cellule. Des rires et des partages cordiaux côtoient les violences et les restrictions quotidiennes. Les discours des murs de la maison d’arrêt, qui trop souvent sont ceux d’une école du vice, peuvent devenir ceux d’une école de la vertu, par les transformations qu’elle autorise, malgré tout. Les espaces restreints exercent un effet de concentration instaurant un dénuement qui fait tomber les masques des faux-semblants et décape le superficiel. Privés de tout, certains détenus découvrent la plénitude de l’essentiel : retirés des bruits et des fureurs du monde, et de ses multiples tentations, ils sont livrés à un examen de conscience, qu’ils assument différemment selon leurs parcours, leur situation, leur liberté. De même que la voix des murs peut dévoiler des vérités fondamentales, le lieu clos de la cellule laisse parfois advenir des éclosions. En effet, par toutes les restrictions qu'elle implique, la privation de liberté recentre les consciences sur leur vie intérieure et peut parfois en intensifier la portée, si bien que les mots des détenus sont lestés d'une profondeur

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insoupçonnée et reçoivent un relief inouï. Ils interpellent et sont, au sens fort du terme, émouvants, au point que les murs en sont presque ébranlés. Les paroles murmurées par les murs de la maison d’arrêt appartiennent à un registre que l’on pourrait qualifier, avec Emmanuel Mounier, d’ « optimisme tragique » : la détention exclut tout autant qu’elle protège, neutralise la violence tout autant qu’elle la cristallise. L’institution pénitentiaire n’est pas uniquement une machine infernale, même si elle peut froidement broyer des destins. Des initiatives admirables proposées par le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation (SPIP), par les enseignants en poste ou vacataires qui travaillent avec assiduité et dévouement, ainsi que par tous les partenaires engagés pour donner du sens à la réclusion, constituent un contrepoint optimiste à la tragédie pénitentiaire. Certains détenus, certes trop peu nombreux, ressortent avec une formation, un permis de conduire, une meilleure maîtrise de la langue, une santé rétablie, ils vivent une sortie hors de l’enfer des paradis artificiels. Ainsi l’isolement carcéral, et la terrible privation de libertés qui en résulte, induit une limitation, qui peut devenir salvatrice pour certains, mais qui reste très souvent destructrice par les carences qui la caractérisent. Les murs regardent froidement le désarroi de ces hommes et femmes à la recherche d’un équilibre de vie, confinés le plus souvent de manière sordide dans des pièces placards, supportant des nuits d’insomnies et de noirceurs, des pressions multiples qui mènent à la dépression. La sauvegarde de ces personnes correspond-elle à l’intention réelle de cette institution ? Vouloir le bien d’autrui (être bienveillant) requiert une vraie vigilance qui, d’un simple point de vue factuel, ne peut être effectuée par les vigiles recrutés : leur bonne volonté ne peut pallier les dysfonctionnements structurels, au premier chef, le manque de personnel. Pour une frange considérable de détenus, les murs de la prison se déclarent inadaptés : il faudrait qu’ils se transforment en enceintes d’établissement psychiatrique. Mais la psychiatrie elle-même ne se réduit-elle pas trop souvent aux camisoles chimiques qui aliènent plus qu’elles ne soignent, qui enferment dans l’enfer de la folie ? Sans innocenter les coupables, et surtout sans oublier les victimes, les murs s’exclament : « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Alors pourquoi les détenus sont-ils exclus, non pas temporairement (le temps de l’arrêt), mais hélas trop souvent définitivement (le temps d’une vie) ? La sortie hors des murs risque d’être un maintien tacite intra-muros, d’où le fort taux de récidive. Les murs des prisons ont des mains invisibles détenant un pouvoir ensorceleur, qui pourrait pourtant devenir rédempteur. Espérons qu’au lieu de déconstruire des êtres, l’architecture carcérale future sera à même de bâtir des avenirs, de reconstruire des identités, afin d’être un sas pour aller vers une nouvelle vie. L’optimisme tragique des murs de la prison s’exprime par des lamentations, comparables à celles du Philoctète de Sophocle. La réintégration dans le corps social est un possible que l’optimisme soutient, mais que le tragique questionne. La mise au ban de la société (qui redouble la souffrance physique et morale de la détention) se vit comme un abandon : non seulement les détenus endurent des maux multiples mais, qui plus est, leurs souffrances sont trop souvent méconnues, et ne dérangent personne à part leurs proches, et les murs. La recherche de reconnaissance est une constituante essentielle de l’affirmation de soi. Le paradoxe que soulèvent les murs de prison, c’est que la société oublie le détenu pendant son incarcération, mais une fois dehors, n’oublie pas qu’il a été incarcéré, l’empêchant d’en sortir, ou plus exactement de s’en sortir. Quelle main secourable, quel deus ex machina s’emploiera à reconduire les parcours chaotiques et les voies dissidentes de ces « têtes brûlées » vers des perspectives nouvelles, loin des murs de pierres et de préjugés ? Sans faire de l’angélisme, il serait grand temps de redonner une vraie dignité à ceux que la société juge être des parias. La perversité existe, et il faut s’en prémunir avec fermeté, mais elle n’est pas la seule, ni même la principale cause de l’enfermement. Une personne qui n’a pas bénéficié de conditions normales d’épanouissement

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dans sa vie personnelle ou professionnelle risque, par le biais de multiples déterminismes sociaux et personnels, de tomber dans des voies sans issues, de glisser sur les pentes tortueuses des tentations, aux néfastes conséquences. Susciter des envies illimitées, démesurées, sans éveiller les consciences à la sagesse, est une démarche sournoise, cruelle en vérité, qui pousse à la faute et incite à la transgression. Une éducation humaniste, remettant la personne au cœur des préoccupations, préviendrait la violence résultant de souffrances accumulées, qui acculent à la déchéance. La prison est le prisme d'une société : elle est révélatrice de son fonctionnement, mais aussi de ses failles. Une personne qui n’a pas été structurée par des interdits sociaux parentaux intériorisés, ne possède pas un « sur-moi » régulateur instaurant une discipline de soi, qui permet de maîtriser ses démons intérieurs. Sans excuser des dérives ou des dérapages, il ne faut pourtant pas occulter que certains détenus sont, eux aussi, victimes d’un modèle de société qui prône qu’exister, c’est acheter ; qu’être, c’est avoir ; qu’écraser l’autre, c’est être performant. Le fatum consumériste confine à l’absurde. La pandémie de l’argent est un symptôme de décadence : la vitalité créatrice de l’homme est asservie, au point que son esprit devient moribond. Les destins détenus sont plus répandus que ce que les murs des prisons ne sauraient le dire. Prisonniers, les hommes le sont de multiples façons. Par delà l'incarcération, les murs nous invitent à réfléchir aux multiples enfermements symboliques qui caractérisent la condition humaine. Nous sommes tous prisonniers de manières différentes et à des degrés divers. Et c'est en cela que nous sommes beaucoup plus proches les uns des autres que ce que la géographie sociale et civile des murs ne le laisserait penser. Pour construire des avenirs, il est important que tous les citoyens, qu'ils soient dans ou hors les murs, s'interrogent sur ce qui constitue la racine de leur liberté. Les portes de la maison d'arrêt sont fermées, et elles le sont légitimement, mais celles de l'avenir des personnes doivent rester grandes ouvertes. La voix des murs se fait incisive, elle rugit à en faire trembler ses assises : « J’accuse tout ce qui détruit les nobles visages de l’humanité, tout ce qui éteint cette étincelle éblouissante de liberté qui éclaire les consciences, tout ce qui réduit l’homme à n’être qu’un loup pour l’homme, alors qu’il pourrait être, si ce n’est un Dieu pour l’homme, à tout le moins un frère pour l’autre ». La parole des poètes constitue un possible antidote aux cœurs de pierre : « Frères humains, qui après nous vivez, n’ayez contre nous les cœurs endurcis, car si pitié de nous, pauvres, avez, Dieu en aura plutôt de vous, merci »2. Les rêves optimistes et visionnaires des philosophes et des poètes, tout en côtoyant le tragique, nous rappellent que la fraternité, par delà les murs, les grilles et les verrous, permettrait d’habiter une maison commune, un monde qui peut susciter légitimement l’émerveillement, si l’homme réapprend à vivre en harmonie avec la nature, dans le respect de tous les vivants. Les murs des prisons veillent, ils font obscurément des nuits blanches pour guetter la lueur d’une aurore aux doigts de liberté, transformant l’arrêt en départ, et le bouquet des possibles en fleurs du Bien. Claire Rösler Professeur agrégée et docteur en philosophie, Université Joseph Fourier à Grenoble

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François Villon, La ballade des pendus.

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Les voix intérieures. A la maison d’arrêt de Bonneville (en Haute-Savoie), je coordonne depuis quatre ans un journal intitulé : Les voix intérieures, conformément à la proposition d’un détenu. Ce journal est le résultat d'une collaboration où beaucoup de personnes généreuses ont donné de leurs compétences et de leur temps pour que les paroles de détenus passent les murs. Il n'aurait jamais pu être publié sans le soutien constant des directeurs de l'établissement, successivement Monsieur Régis Pascal et Monsieur Philippe Laroche. La maquette artistique des Voix intérieures est conçue bénévolement par l'artiste Kaviiik. La mairie de Bonneville soutient financièrement sa publication et l'imprimerie Uberti-Jourdan la rend possible. La réalisation de ce journal correspond à un pari humaniste : essayer de donner du sens à une citoyenneté créatrice. En effet, en donnant la parole aux détenus, ce petit bulletin a pour vocation de contribuer à les réinsérer dans la société. Par le biais de l'écriture, il devient possible de les réintroduire dans le débat qui est au fondement de toute démocratie. Il s'agit également de leur offrir un soutien réconfortant, afin qu'ils apprennent à oser prendre la parole. Offrir aux détenus, au sein de la privation de liberté, un espace d'expression permet non seulement de favoriser leur liberté de penser, mais aussi, ce faisant, de protéger leur dignité menacée du simple fait de l'enfermement : l’encellulement comporte le risque que les personnes le subissant finissent par abdiquer leur liberté et donc entrent dans des processus d'aliénation. En donnant aux détenus un accès à la « publicité » d'une parole publiée, privilège trop souvent réservé aux élites de notre société, ce journal répond à un double objectif : d'une part, essayer de participer à la reconstruction intérieure de celui ou de celle qui sera bientôt à l'extérieur, d'autre part, faire évoluer le regard que les gens de l'extérieur portent sur ceux de l'intérieur. Le journal comprend trois parties : 1. Des écrits de détenus lors de différents ateliers proposés à la maison d’arrêt : ce sont des témoignages souvent poignants, très variés dans leurs propos ; 2. Un échange épistolaire entre des personnalités3 et des détenus intitulé « L'extérieur vous a entendus » : des philosophes, écrivains et hommes engagés, dont certains fort célèbres, ont accepté de rédiger chacun une lettre ou un poème auxquels des détenus répondent ; 3. Le bilan d'actions citoyennes et culturelles menées tout au long de l’année. QUELQUES CITATIONS DE DETENUS : J. : « Quelques mots enfermés M'ont permis d'oublier la tempête affolante Et les vagues du temps contre les murs immenses » G. : « Pour être un enfant de la liberté, il faut en avoir été privé, afin de la défendre et de l’aimer » A. : « La liberté intérieure, pour moi, ressemble à une fleur qu'il faut arroser, il faut en prendre soin, même si ce n'est pas évident, et que cela demande beaucoup d'efforts et de souffrances, surtout 3

Raymond Aubrac, Jean-René Bachelet, Hervé Barreau, Walter Bassan, John Berger, Igor Bogdanov, Michel Butor, Soj Chalandon, Philippe Claudel, André Comte-Sponville, Guy Coq, Christian Desseaux, Daniel Dezeuse, Raphaël Enthoven, Luc Ferry, Bernard Giraudeau, Stéphane Hessel, Nancy Huston, Albert Jacquard, Renaud Javellas, Alexandre Jollien, Marie-Hélène Lafon, Jean-François Lavigne, Jean-Paul Le Van, Huguette Machado-Rico, Didier Magnin, Philippe Meirieu, Franck Pavloff, Henri Pena-Ruiz, Giles Peret, Valéry Pratt, Alain Refalo, Marie-Christine Schrijen, Christian Skimao, Tzvetan Todorov, Jean-Vincent Verdonnet, Maria Villela-Petit, Ghislain Waterlot.

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intérieures. Il faut résister à la tristesse et à ce qui détruit le cœur. L'ennemi le plus dangereux en prison, c'est l'inactivité et la paresse : certains ne font plus rien, ils se laissent aller, prennent des cachets pour oublier. Ici, c'est une formation à une constante patience. Il faut que l'on devienne plus fort que la porte fermée... » J. : « La plupart des gens sont enfermés dans une « prison des âmes ». Parfois la prison des corps libère l'âme ! » M. : « Pour se libérer, il faut être capable de s'exprimer, et en avoir les moyens. Nous sommes victimes de privations. Les gens de l'extérieur devraient se rendre compte combien ils ont de la chance d'être libres, car si un jour ils se trouvent à notre place, ils comprendront notre mode de vie, en cellule. Le manque de moyens, les privations me donnent le sentiment de vivre une double peine. Le pire à vivre, c'est le regard d'autrui. J'ai l'impression d'être devenu une autre personne au regard des gens. Pour moi, être libre, c'est quand on respecte mon intimité, ma vie familiale. Je crois en Dieu, et cela m'aide à tenir » A. : « Le manque de culture, l'ignorance, conduisent à l'enfermement de l'esprit » B. : « La seule puissance, c'est d'être sincère »

Dominique Jaud, écrivain public, qui soutient la réalisation de ce journal : Grâce à Claire Rösler, j’ai pu apporter mon concours au sein de la Maison d’arrêt durant une année et proposer ma plume à ceux et celles qui le souhaitaient. En deçà de la dimension proprement technique de l’écriture, il y a le ressenti relatif à l’intention d’écrire. Il est la base du projet social inhérent à chaque individu et dont la finalité est de découvrir ce qui unit à l’autre. Quand l’aptitude d’un individu à communiquer est défaillante il est en situation de vulnérabilité. En prison plus qu’ailleurs, l’inaptitude à écrire est une atteinte supplémentaire à l’intégrité et à l’identité sociales. Privé des compétences qui permettent la pratique ordinaire de l’écriture, celle du quotidien, un détenu se sent davantage encore prisonnier. On évoque souvent les vertus de l’écriture mais plus rarement les blessures provoquées par la privation de cette capacité. Des blessures qui sont d’autant plus douloureuses lorsque l’on est confiné et entravé dans ses mouvements. Dans ce cas, être en mesure de déposer des mots sur le papier devient vital. Lorsqu’au delà du besoin technique d’un écrit, l’enjeu est un soulagement mental et psychique, l’acte d’écriture prend tout son sens. Il est le résultat de la reconnaissance et de la prise en compte de l’intention ou du besoin d’écrire, indépendamment du fait que ces notions soient ou non rationnellement motivées et étayées. En rupture de lien social, la personne incarcérée cherche à modifier sa souffrance dans le but de rendre son existence supportable. Derrière les murs, l’écriture devient porteuse d’espoir et c’est alors d’écriture soignante dont il s’agit. Transformer une pensée en mots, poser ces mots sur le papier, des mots dont le détenu sait qu’ils vont se hisser au-delà des murs - conduit à l’apaisement et au réconfort. Identifier, comprendre et répondre à des demandes d’assistance est un processus éminemment gratifiant. C’est là que prend toute sa valeur la mise en œuvre d’un accompagnement à travers l’écriture. On peut certes classer les bénéfices de ce travail sur le registre relativement codifié et purement technique du « dispositif ». Pour moi aujourd’hui, ils se situent avant tout sur celui de l’expérience humaine. Je suis heureuse et fière de la confiance que m’ont accordée les hommes et femmes dont j’ai croisé le chemin. Je suis reconnaissante pour ce privilège qui m’a été accordé et pour l’occasion qui m’a été donnée d’appréhender au plus juste le sens du mot « solidarité ».

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Interview d’un CIP en milieu ouvert A travers cet entretien nous suivrons le travail quotidien d’un conseiller d’insertion et de probation chargé de la préparation à la sortie et la réinsertion des détenus. Cette profession, soumise à un devoir de réserve, a cependant fait grève pour la première fois de son histoire l'année dernière, faisant suite aux magistrats et précédent les gardiens de prison. Simple coïncidence ? Il existe deux types de Conseillers d’Insertion et de Probation. Le CIP en milieu fermé travaille à l’intérieur de la prison. Il s’agit pour lui de répondre à des demandes ponctuelles (problèmes de santé par exemple) et de préparer la sortie du détenu. A leur sortie les détenus sont suivis par les CIP en milieu ouvert avec pour fonctions principales le contrôle et le suivi de l’ancien détenu. Pour des raisons de contraintes professionnels et de devoir de réserve, tant l'intervieweur comme l'interviewé ont souhaité rester anonymes. Quel est la mission d’un CIP en milieu ouvert ? Nous nous occupons principalement de l’accueil des entrants. Quand on rentre en prison, deux cas se présentent: ou bien l'on a été condamné à une peine ferme, ou alors à une peine de sursis avec mise à l’épreuve. Il peut par exemple s'agir d'une peine de huit mois d’emprisonnement dont quatre mois de sursis avec mise à l’épreuve pendant deux ans. Quand le détenu sort de prison, il est suivi par le SPIP (Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation) pour la mise à l’épreuve, qui s’accompagne toujours d’obligations, liées au délit ou au crime commis. Quel genre d’obligations par exemple ? Si par exemple on a affaire à un escroc, cela peut être l’obligation de payer, de rembourser les parties civiles. S'il s'agit d'un toxicomane ou d'un alcoolique, cela peut être l’obligation de se soigner. Nous sommes chargés du suivi seulement s’il y a mise à l’épreuve, non lorsqu'il y a une condamnation à une peine ferme. Les sortants de prison sans mesures de contrôle judiciaire sont tout de même suivis pendant six mois […] Nous suivons par ailleurs particulièrement les SDF condamnés, que nous sommes chargés d'intégrer dans le réseau d'hébergement. Quels sont les axes de la réforme difficiles à accepter ? Aujourd’hui, on se bat beaucoup pour que la fonction de suivi et d’accompagnement ne soit pas effacée au profit de l’autre dimension de notre travail, le contrôle, et qui est quasiexclusivement mise en avant par la réforme en cause. Par exemple, nous aurons bientôt des surveillants dans notre équipe. On sent aujourd’hui qu’on veut évincer complètement la fonction de suivi social pour laquelle nous avons été formés, et pour laquelle nous nous sommes engagés dans cette voie. On nous demande de plus en plus de statistiques, de rapports. Cette réforme relève d'une volonté d'utilisation politique de l'administration judiciaire, volonté dont un des autres symptômes est la disparition du juge d’instruction. Par ailleurs, l’extension du port du bracelet électronique à deux ans, aussi prévue par la réforme, est un exemple qui prouve une méconnaissance totale de ce qui se passe à l’intérieur de la pénitentiaire.

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Le bracelet électronique n'est pas une bonne idée? Tout ce qui est une alternative à l'incarcération doit être étudié. L’incarcération est un processus terriblement destructeur, qui ne peut qu'enclencher un processus de désocialisation difficilement réversible. Lorsque je vois mes dossiers, je me dis qu'avec les moyens, l'on pourrait sans doute éviter neuf fois sur dix l’incarcération. Les délais par exemple : il arrive que l’on reçoive des personnes dont la peine date de quelques années et on réalise que la personne à six mois à faire. Or dans ce laps de temps la personne à radicalement changé, et la peine a perdu tout son intérêt. Il nous reste encore des marges de manœuvre pour ces cas, et il nous est possible de demander un aménagement de peine. Mais toutes les solutions ne sont pas bonnes à prendre. Le bracelet électronique par exemple. Dans la réforme de la loi pénitentiaire, il est prévu que l'on pourra l'utiliser sur une durée de deux ans, contre une année actuellement. Or le bracelet électronique impose un nombre de contraintes hallucinant en comparaison avec la simplicité apparente du système. Le porteur doit par exemple fournir son planning exact chaque semaine, et s'il ne respecte pas une seule des grilles horaires définies avec la personne chargée de son suivi, et il peut s'agir d'un décalage de quelques minutes, alors automatiquement l'alarme s'allume. Par ailleurs, les périmètres limitant les déplacements sont souvent très contraignants, et empêchent la recherche sérieuse d'un travail. Il s'agit donc d'une véritable peine, avec des contraintes lourdes difficilement soutenables sur une période de deux ans, et non d'une solution miracle pouvant être généralisée, comme aiment à le faire croire certains de ses défenseurs. Quelles sont vos fonctions en tant que CIP en milieu ouvert? Depuis plus d’un an, lorsqu’une personne est condamnée, celle-ci passe obligatoirement au BEX (Bureau d’Exécution des Peines, ndlr) qui lui remet une convocation pour notre service. On les reçoit, on fait un premier entretien : on leur explique le pourquoi de leur peine, et ce en quoi elle consiste. La plupart du temps, ils sont perdus face à la terminologie judiciaire, et entre l'avocat commis d'office et le juge débordé, l'on se retrouve souvent avec des personnes qui n'ont pas compris leur peine. Dans un deuxième temps, le dossier est affecté à un CIP unique qui va suivre le dossier jusqu'au bout. Celui-ci va alors lui expliquer les modalités de contrôle auquel il sera soumis. Par exemple, il y a pour le sursis avec mise à l’épreuve (SME) un certain nombre d’obligations générales qu’on leur présente : répondre aux convocations, avoir une autorisation de déplacement s’ils partent à l’étranger, prévenir si ils partent plus de quinze jours dans une autre région de France, et des obligations particulières selon les cas. Idéalement le suivi c’est tous les mois, cependant l'absence de moyens nous force à traiter un nombre tel de dossiers qu'il nous est impossible dans les faits de tenir les délais légaux et réglementaires. Quelles solutions adoptez-vous face au nombre grandissant de dossiers ? Des discussions sont en cours avec les juges d’application des peines pour faire une grille prioritaire pour les dossiers les plus sensibles, ce qui nous permettra d'effectuer un tri plus rationnel. Cela ne règle pourtant pas le fond du problème, il permet seulement d'essayer de limiter la casse, tout en sachant pertinemment que certains dossiers passeront inévitablement entre les mailles du filet. Les priorités concernent les criminels, les responsables de délits sexuels et les moins de vingt-cinq ans (qui sont nos interlocuteurs les plus faciles en général). Ces priorités répondent aux directives gouvernementales, et sont donc fluctuantes, au gré des faits divers notamment.

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Vous collaborez également à la préparation des décisions de justice ? On intervient lorsque les personnes sont sous contrôle judiciaire avec une obligation de suivi. Le service observe si l’individu répond aux obligations, occupe un emploi et rédige un rapport destiné à l'audience. Le but est d’individualiser la peine, et de permettre au juge d'avoir un point de vue supplémentaire sur le prévenu. Depuis Badinter, et malgré la récente résurgence des peines planchers, les peines ont beaucoup perdu de leur automacité: on essaie de tenir compte de la personnalité de l’inculpé. Mais nous voyons revenir de plus en plus souvent des cas symptomatiques des limites de la politique pénale du gouvernement actuel, par exemple le cas d'un adolescent qui a volé un portable pour la troisième fois et qui se retrouve en prison. Le cas était difficilement concevable il y a à peine cinq ans. On s’occupe également de l’aménagement de peine : le juge propose un ajournement de quelques mois par exemple (la personne ne passe pas en flagrant délit) et nous suivons l’inculpé. Ainsi notre point de vue sera déterminant au moment du prononcé du délibéré. A quoi ressemble une journée type d'un CIP en milieu ouvert? Nous sommes tenus à une présence minimale de 7 heures et 13 minutes par jour - on a une pointeuse depuis quatre ans ! C’est d'ailleurs très mal vécu, car nous donnons souvent beaucoup plus que ce qui nous est exigé, avec des moyens souvent misérables: dès lors, que l'on nous impose une pointeuse est assez ironique. Lorsque je suis de permanence, je peux recevoir jusqu’à huit personnes en une matinée (y compris ceux qui ne sont pas convoqués). Il faut compter entre 15 minutes et 45 minutes par rendez vous. Dans le dossier, j’ai le jugement mais je n'ai plus le casier judiciaire. Les juges d'application des peines (JAP) en ont décidé ainsi, et je considère qu'il s'agit d'une erreur: comment dès lors vérifier les déclarations du détenu et s'assurer que l'on est pas face à un bonimenteur? On est obligés de faire appel aux réseaux institutionnels que l’on crée soi-même. Par ailleurs, il faut aussi souvent jouer de nos réseaux existants au niveau des mairies, des associations etc… et travailler avec des employés de l’ANPE, des médecins de notre service, pour s'assurer que le relais sera bien pris lorsque notre mission sera finie. De façon générale, les détenus nous font confiance et nous parlent beaucoup après un certain temps. Le risque est d'être pris pour un confident, et d'en arriver à porter des secrets embarrassants. Il m’est arrivé d’entendre des choses qui auraient pu entrainer un certain nombre de conséquences si elles avaient été révélées. Qu'est-ce que je devais en faire? Pouvais-je trahir la personne qui s'était confiée, pour le « bien commun »? De façon générale nous faisons notre maximum pour aider le prévenu ou le condamné à dépasser le processus judiciaire auquel il a été soumis. Pour ceux qui veulent passer les concours administratifs, par exemple, il nous arrive de rédiger des rapports pour faire une requête de non inscription au casier judiciaire. Le problème est que depuis dix ans, et depuis trois ans en particulier, la fonction de contrôle prend vraiment le dessus. Or nous sommes le dernier rouage permettant la réinsertion dans la société dans l'administration judiciaire et pénitentiaire, alors même que c'est sensé être le rôle principal de la prison et de la justice, avec celui de la préservation de la société. Si notre dimension sociale disparaît, il n'y aura plus personne pour prévenir la récidive autrement que par la répression, et pour assurer une aide nécessaire aux plus fragiles et démunis face à la peine.

L’année dernière les CIP ont fait grève malgré leur devoir de réserve, pour la première fois de leur histoire. Quels étaient les sujets de revendication ?

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Le manque de moyens, les exigences de plus en plus grandes de rendre des comptes, la disparition de notre rôle d'accompagnement. On nous demande des statistiques tout le temps à tel point que certains collègues deviennent méfiants face à l’outil informatique et la façon dont pourraient être utilisées les données que l'on y rentre. On doit faire des rapports en permanence, donner des chiffres, des pourcentages. La dimension humaine de notre travail, le rapport à l'individu disparaît complétement. Éviter la récidive ne peut se résumer à deux tableaux, trois tickets restaurants et une carte orange par dossier. Cela crée de la méfiance. Par exemple, l'on nous propose maintenant de faire des suivis collectifs pour les problèmes de violence ou les affaires sexuelles (détention d’images pédophiles par exemple) – ce qui n’est pas une mauvaise idée en soi. Le problème vient lorsque l'on se rend compte que cela est proposé dans le seul but de nous faire suivre douze dossiers par heure au lieu d'un seul. La politique du chiffre est difficilement applicable: nous avons à faire à tellement de cas particuliers, tellement de trajectoires différentes, il est impossible de tout transcrire sur des grilles et d'uniformiser nos méthodes, ce qui à terme pourrait signifier la disparition de notre métier, rendu suffisamment mécanique pour être effectué par un ordinateur. L'on a d'ailleurs failli réduire à un an la formation préalable à la titularisation des CIP. Le projet a été retiré: imaginez vous, un an de formation pour un travail comme un autre?

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Interview avec Alba Vasseur, membre du GENEPI Clermont Une immersion dans le quotidien des volontaires du GENEPI et leur travail dans les prisons françaises. Pouvez-vous revenir sur votre parcours, académique notamment ? Alors j’ai passé mon Bac ES, j’ai fait une année d’hypokhâgne à Clermont-Ferrand et c’est là que j’ai entendu pour la première fois parler de GENEPI lors d’une intervention de l’association pendant un cours. J’ai été immédiatement conquise par la démarche de l’association, qui cherche avant tout à présenter le monde des prisons, dont j’ignorais pratiquement tout, j’avais plein d’apriori, qui étaient complètement faux, plutôt qu’à mettre l’accent sur l’engagement. C’est donc en deuxième année de licence de lettres, avec un emploi du temps plus allégé, que j’ai rejoint GENEPI Clermont. Actuellement en M1 « arts du spectacle » à Lyon II, je suis très intéressée par création théâtrale, actuellement membre d’une association de création et j’ai effectué un stage au Service Pénitentiaire d’Insertion et Probation, sous la direction du référent culturel. Comment s’est passé l’intégration à GENEPI ? On a d’abord des entretiens. N’est pas GENEPiste qui veut ! Il s’agit de voir si on est là pour les bons motifs, si on est là pour les bonnes raisons ou si c’est juste par curiosité, si c’est juste pour voir ce que c’est la prison. Bien sûr, ce « jugement » est fait des étudiants, qui, à plusieurs, en général autour d’un verre, cherchent à vérifier les motivations des futurs recrues. Mais il faut être plus que curieux, il faut essayer de proposer ce qu’on a envie d’apporter. Et donc je suis devenue GENEPIste pendant un an à Clermont Ferrand, où j’allais une fois par semaine, puis deux, au centre de détention de Riom. Quel est le fonctionnement de l’association en prison ? L’enseignement marche-t-il par groupe, cours individuel ? Qu’en est-il du suivi ? Je donnais des cours de français, en individuel, j’avais d’abord un détenu qui prenait un cours puis une deuxième. Il existe aussi des cours collectifs, mais là, pour les cours individuels, c’est à la demande des détenus. Là par exemple, on travaillait sur un objectif précis, qui était d’aider ce détenu à avoir le bac. C’était donc une demande très spécifique. Quand plusieurs personnes ont envie de faire la même chose, il existe des classes avec au minimum deux intervenants GENEPIstes. On ne peut jamais être seul avec plusieurs détenus. Ces cours collectifs peuvent concerner les langues, l’Histoire… Ensuite il y a également les activités, dont le but est de travailler par petits groupes sur un thème : par exemple sur le thème « actualité », ils font des revues de presse et discutent de l’actualité, des initiations musicales, des activités « cinéma-débats »…etc, etc, qui fonctionnent plutôt comme des ateliers, dans des salles différentes. Les cours individuels eux, se font dans les parloirs mais évidemment ça ne prend pas sur leurs heures de parloir. Comme ce sont les détenus qui en font la demande, ils peuvent utiliser notre suivi pour les dossiers de remise de peine, de conditionnelles, etc.

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Quels sont les liens entre les structures d’enseignement existantes en prison et GENEPI ? Nous fonctionnons en partenariat, même s’il peut être un peu déséquilibré : on rencontre les professeurs, qui peuvent nous demander où nous en sommes sur tel ou tel point, notre avis, nous donnent des conseils, nous orientent sur les détenus qu’ils connaissent. Souvent les détenus ont du mal à nous parler de leurs faiblesses, d’où la nécessité de rencontrer leurs enseignants. On essaye d’avoir un suivi avec eux, au moins par l’intermédiaire du référent GENEPIste, qui s’occupe aussi de la logistique. Justement, comment ça se passe au niveau du matériel ? Les GENEPIstes ont-ils le droit d’amener leurs livres en prison par exemple ? Il faut faire des demandes, il faut écrire une lettre une semaine avant avec la liste précise du matériel que l’on compte emmener… La liste est validée : tel article oui, tel non. Après, tout doit passer au détecteur de métaux. La règle absolue : rien ne sort, aucune production des détenus (enregistrement, dessins…), à mois de faire des demandes de dérogation longues et n’aboutissant pas souvent. Quelle est l’organisation de l’association ? Pour chaque lieu de détention, il y a un référent qui chapeaute un peu l’ensemble. Il va gérer les interventions, les activités et fait le lien avec l’administration pénitentiaire : enseignants, Service Pénitentiaire Insertion Probation (SPIP)… Personnellement, j’aime beaucoup cette organisation qui est à 100 % étudiante : il y a l’antenne de GENEPI national à Paris (Président, secrétaire, trésorier) et ensuite des structures dans toutes les villes où il y a une administration pénitentiaire, même s’il peut arriver, sur une année, qu’une section n’est pas trouvée assez de bénévoles, ou arrivent moins à être efficace. Ceci dit, c’est une question d’équilibre, il ne faut pas qu’il y ait trop de personnes non plus. Ensuite, il y a aussi une organisation régionale avec un responsable pour Lyon et Clermont par exemple qui s’occupe des liens entre les antennes. Ensuite il y a ce référent par lieu qui jongle avec tout ça pour trouver les salles, les horaires, et s’occuper donc de toute la logistique L’antenne nationale gère également l’une des formations. Il y a trois formations. La première est régionale (à Clermont ou à Lyon), sur deux jours avec des intervenants et des anciens GENEPIstes qui viennent expliquer comment se passent les interventions en prison, ce qu’est la prison, avec des ateliers pour se confronter aux situations potentiellement rencontrées en prison : comment réagir ? Ce sont des questions d’autant plus importantes que s’il y a le moindre problème, l’administration peut refuser à tous les GENEPIstes d’une région l’accès à la prison. On met en cause toute l’association si on fait une erreur. On a donc une pression : on n’agit pas en tant que personne mais en tant que GENEPIste. Ces décisions de sanction restent à la discrétion de l’administration pénitentiaire ? Oui, sauf si ça va très loin et qu’il y a poursuite judiciaire : aide à l’évasion, sortie de courrier, approvisionnement en drogues… Là, on rentre dans le domaine de la justice.

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Les autres formations… ? Les autres formations sont nationales. Elles sont plus corrélées à ce qui entoure le monde de la justice, les procédures, les prisons… Et on a vraiment plus l’occasion de rencontrer des psychologues, des psychiatres, des avocats, des intervenants qui ont l’habitude de ce milieu, qui travaillent en prison. On commence alors à comprendre tous les enjeux autour des prisons. Ces journées sont extrêmement importantes puisqu’elles prouvent que GENEPI n’envoie pas des étudiants comme ça et s’assure de les former un minimum pour qu’ils préparent au mieux leurs interventions. Dans les buts et les objectifs de l’association, l’aspect « extérieur » est véritablement important alors ? Oui, bien sûr. On a deux buts. D’abord au sein des prisons, il s’agit d’essayer d’aider des détenus au niveau de l’enseignement, avec du soutien scolaire. Le but n’est pas de remplacer l’enseignement qui a lieu en prison mais d’accompagner. Souvent, les détenus qui ont un niveau d’instruction vraiment bas bénéficient d’un enseignement, le problème se situe plutôt pour ceux qui sont au niveau intermédiaire. C’est là où nous essayons de faire du cas par cas, alors que l’enseignement en prison essaye de convenir au plus grand nombre. On peut aussi suivre des formations, par exemple pour l’enseignement à l’alphabétisation, mais c’est plus compliqué, c’est difficile de ne pas faire n’importe quoi, pour ne pas dégoûter à vie le détenu de la lecture. Les détenus sont volontaires, ils font la demande et nous y répondons. Pour les ateliers, c’est par contre nous qui leur demandons plutôt ce qu’ils ont envie de faire : jeux de société, sports… Ca peut prendre la forme d’une journée entière où tous les GENEPIstes d’une antenne se déplacent et jouent au foot, au volley ou à la belote avec les détenus ! Le but est d’instituer des moments un peu particuliers avec des détenus, pour leur amener quelque chose de l’extérieur. C’est l’objectif majeur de GENEPI : être un lien avec l’extérieur, les détenus en ont énormément besoin, dans des contacts respectueux. Le second objectif de GENEPI est à l’extérieur, qui nous tient très à cœur aussi, qui est d’informer, de sensibiliser le public à ce qu’est la vie en détention. Là on organise des grandes journées d’information et de sensibilisation du public. Par exemple, à Clermont Ferrand, sur une place, nous avions reconstitué une cellule aux dimensions réelles, au niveau du mobilier, et nous invitions les passants à regarder, à toucher cette réalité là. On essaye aussi d’organiser des expositions notamment avec les dessins, les textes qu’ont faits les détenus même si c’est difficile de les faire sortir (avec l’aide du SPIP). On intervient aussi en milieu scolaire, du primaire jusqu’au niveau universitaire, classes préparatoires… On utilise les liens qu’on a avec d’anciens professeurs, pour avoir un temps (1 à 2H) pour, autour d’un travail de discussion, rectifier les idées fausses sur la prison. Nos méthodes sont toujours basées sur l’échange, nous évitons de parler de GENEPI, on parle surtout de la prison. Quels sont vos liens avec d’autres associations, d’autres personnes qui ont des liens privilégiés avec les détenus ? Il existe des associations de visiteurs de prison, il y a les aumôniers… Des liens peuvent se créer, bien sûr, mais ils restent ponctuels et au niveau de chaque antenne. A Lyon, il existe « axès libre », qui propose des ateliers, le « CLIP » pour des formations informatiques par exemple… Le CLIP leur délivre même un certificat une fois que les détenus ont fini leur formation. Il existe aussi des unités d’intervention médicales, des entreprises qui viennent donner du travail au détenu, mais qui n’ont pas vraiment de contacts avec eux, qui ne

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proposent pas de formation professionnelle par exemple. Et puis au niveau de la législation sociale… Il est difficile de se défendre, quelque chose est signé mais ils n’ont pas les mêmes droits que dehors… En général, les détenus sont endettés (procès…) et ont besoin d’argent pour payer la blanchisserie, la télé, une partie de leur nourriture, des soins… que l’administration pénitentiaire facture. Rien n’est gratuit, sauf pour les indigents. Ceux-ci sont prioritaires pour l’attribution des postes dans la prison : bibliothécaires, blanchisseurs, ils font la plonge… L’administration leur délègue énormément de tâches, mais avec les nouvelles prisons, de plus en plus de ces services sont assurés par d’autres prestataires extérieurs. Et les contacts avec les surveillants ? Souvent ça se passe très bien entre GENEPI et surveillants. La plupart du temps, les personnels pénitentiaires ont conscience de l’importance de la tâche de la réinsertion et sont très respectueux. Ils savent que leur rôle est d’individualiser la peine. Ils ne sont pas que « surveillant », mais doivent aider à la réinsertion. Certains se spécialisent dans l’accompagnement des activités même, et c’est un vrai plaisir de travailler avec eux. D’autres sont plus tatillons, sur les retards par exemple, et ne nous aiment pas trop, ils aiment bien cumuler les problèmes, et peuvent même nous refuser l’accès en cellule. Il m’est arrivé de m’entendre dire : « ah ben tiens je ne retrouve pas ton autorisation d’entrée » deux semaines de suite. Ils sont dans un autre état d’esprit et ne facilitent pas franchement notre tache. Et quand on est GENEPIste on ne peut rien faire d’autres que de revenir la semaine d’après, c’est assez arbitraire et pas véritablement négociable. Les référents génépi permettent de faire remonter le problème plus haut et donc ensuite ces tensions disparaissent. Après, les détenus comprennent quand on ne peut pas entrer pour ces raisons, il est important de les prévenir, pour des questions de respect élémentaire. Au niveau des sites lyonnais ou de la région, que pouvez-vous me dire des conditions de détention sur les anciens sites ? A Clermont, le centre de détention de Riom est un ancien cloître, assez beau, refait dernièrement splendide. C’est très propre, les détenus l’ont même surnommé « le club med » des prisons ! Mais c’est un centre de détention, avec un public un peu différent, les détenus sont libres dans la journée de vaquer là où ils veulent pendant la journée et sont par régime individuel. A Lyon, les locaux de Perrache (Saint-Paul et Saint-Joseph) sont insalubres, obsolètes, crasseux… Au niveau des odeurs, c’est une horreur. Rien que les couloirs entre les bâtiments sont d’une puanteur rare : moisi, rats… Lyon mérite totalement sa réputation. Je crois qu’il n’y a que Marseille et Nice qui ont une pire réputation. Les conditions de vie sont inhumaines. La surpopulation est impressionnante. De toute façon, en France, toutes les maisons d’arrêt sont saturées : toute la chaîne de circulation des détenus est embouteillée. Les cellules en centres de détention (pour les peines de plus d’un an) ne sont pas libérées assez rapidement donc les détenus attendent des mois et des mois en maison d’arrêt (pour les peines inférieures à un an) qui mélangent prévenus et condamnés. Il peut avoir à des détenus de passer entre la préventive et leur condamnation de passer 5 ans en maison d’arrêt ! Les délais de jugement, les transferts qui ne se font pas assez vite… jouent énormément. Néanmoins, il faut comprendre que ces questions sont difficiles : pour maintenir le lien familial, on ne va pas transférer un détenu à l’autre bout de la France même s’il y a une place en centre de détention.

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Et les nouvelles prisons ; notamment celle de Corbas alors ? Répondent-elles à ces problèmes d’insalubrité, de propreté ? Pour l’instant, j’ai vu Villefranche, habitée, qui a dû être achevée en 2007… On sent déjà que cette prison vieillit très vite. Les ordures s’entassent, les peintures s’écaillent… Les détenus aussi sont parfois dégueulasses… Après Corbas, c’est une grosse prison de 690 places mais on en est déjà à plus de 900 détenus. Le progrès principal selon moi ce sont les douches et les toilettes dans les cellules. Donc supposées être individuelles, mais avant même l’ouverture de Corbas, les lits avaient déjà été doublés ! Mais c’est tout de même un progrès par rapport aux douches collectives. On a déjà une amélioration de l’intimité et de l’hygiène. Au niveau des salles, et des structures pour les associations comme GENEPI, y’a-t-il des aménagements prévus, supplémentaires ? Corbas est composé de trois quartiers d’hébergement pour hommes de 180 places, quasiétanches entre eux et d’un quartier pour femmes, celui-ci complètement étanche : on ne peut absolument pas voir ce qui s’y passe lorsqu’on est dans les autres quartiers et vice et versa. Il y a des grands, grands murs très impressionnants. Pour le quartier des femmes, je connais mal, mais je sais qu’il y a des aménagements de type nurserie, avec les petits landaus déjà tout prêts, puisque je crois que les mères peuvent garder leurs enfants avec elles jusqu’à 18 mois au moins. Il y a même une petite cour, mais vraiment ridiculement petite, pour que les enfants puissent « jouer ». Avant l’ouverture de la prison, ils n’avaient pas pensé à tourner les barbelés vers l’extérieur, je suppose que ça a été fait depuis, parce que sinon c’était vraiment… immonde, effrayant alors qu’il y a énormément de place autour de cette minicour, ça devait être pour des raisons de sécurité… Alors attention, ce n’est pas des cellules familiales, les enfants de plus de 18 mois visitent uniquement leur mère au parloir. Au niveau des quartiers hommes, ils fonctionnent en totale autonomie. Il y avait du mouvement entre Saint Paul et Saint Joseph, les détenus se croisaient, se parlaient… pour aller à la bibliothèque ou en activité. C’était vivant. Il n’y en a plus à Corbas, ce qui à mon sens est un peu déshumanisant. Maintenant, il y a une salle de cours, des salles d’activités, de sport une bibliothèque et une cour par bâtiment, c’est très cloisonné. L’étanchéité est totale pour que les détenus fassent le moins de déplacement possible. D’où ma crainte pour le caractère glacial et froid de cette prison, que ce soit pour les détenus ou pour les surveillants. Même les surveillants s’en plaignent, font état de leur malaise dans ces nouvelles structures qui ne fonctionnent quasiment que par vidéo, par système électronique, avec des grandes vitres… Il y a très peu de contacts, et d’ailleurs il y a plus de suicides dans ce genre d’établissement. Les activités qui permettent de mélanger les quartiers sont limitées au culte, qui se déroule dans une grande salle du bâtiment principal, et à certaines rares activités du SPIP. Un des points positifs des nouveaux aménagements est la présence de belles installations sportives, un grand gymnase, un stade de foot… qui ne sont pas en accès libre non plus, mais qui dans des activités sportives encadrées. La cour de promenade est beaucoup plus grande aussi.

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Qu’a pu organiser le GENEPI pour lutter un peu contre cet enclavement en « quartiers » ? Avec les femmes, c’est complètement impossible d’organiser quoi que ce soit. On n’y pense même pas. Cependant, après énormément de négociation et de renseignements, on a pu commencer de faire une programmation des activités sur Corbas. Ce déménagement a compliqué notre tâche et celle du SPIP : c’était difficile de savoir qui l’on pourrait toucher avec nos activités : un seul quartier sur trois jours, les trois quartiers sur un jour… Sachant qu’il faut qu’on garde à l’esprit le fait que le plus bénéfique pour les détenus c’est justement une certaine constance, un suivi et l’aboutissement d’une démarche : on ne peut pas se contenter du « ponctuel ». Corbas, prison du XXIe siècle ? Ah oui totalement ! Cette prison reflète complètement l’esprit du temps, je trouve, avec un accent très fort mis sur la technologie, au lieu du contact humain et du lien social. C’est très déshumanisant et c’est là où on se plante complètement, parce que les détenus ont besoin d’une chose : ne pas perdre leur humanité. Ils l’ont déjà parfois perdu dans les faits qui leur ont valu leur condamnation et ont leur enlève la dernière partie de ce qui l’en reste… Ce qui est complètement hypocrite c’est de voir aussi que la peine de mort étant abolie, la fonction de la prison est aussi la réinsertion. Je ne vois pas comment on peut réinsérer des gens après la prison, alors qu’il y a énormément de solutions alternatives, de choses que l’on peut apprendre d’autres pays : bracelet électronique, semi liberté, travaux d’intérêts généraux… puisqu’énormément de gens sont enfermés pour de très petites peines. Je suis sceptique. Il y a également à Corbas une unité SNPR régionale qui soigne les problèmes psychologiques, toxicomanies, tentatives de suicide… Mais il n’y pas assez de places, car beaucoup de détenus ont besoin de soutien, et les séjours sont écourtés parfois même contre avis médical. Et la distance entre Corbas et Lyon (par comparaison avec les anciens sites de Perrache), c’est un problème pour GENEPI ? Oui, c’est un problème pour nous et pour les familles. Il n’y a pour l’instant qu’une ligne de bus, même si la mairie de Corbas a implanté l’arrêt de bus juste devant. Il devrait y avoir des navettes mais… Par contre à l’extérieur de la prison, un bâtiment est géré par l’association San Marco, et est à disposition des familles lorsqu’elles attendent un parloir, où le bus… il y a des aires de jeux pour les enfants par exemple. Ce bâtiment a été lui aussi construit dans le cadre du partenariat public privé je crois… C’est aussi compliqué pour le personnel de la prison, qui vit à Lyon, et qui n’a pas forcément envie de déménager, alors ils envisagent des solutions comme le covoiturage. S’ensuit ensuite une conversation sur les politiques culturelles en prison et leurs contradictions. Alors que la DRAC dispense des subventions par projet assez généreuses, le poste du SPIP de référent culturel a été supprimé. La même personne effectue donc le même travail via les subventions allouées aux associations, et est maintenant salariée de l’association « Axès Libre »… Margot Béal, Antenne Lyon, IEP Lyon

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De Perrache à Corbas : Lyon, cas d’école de l’histoire des prisons en France 
 Le début de l’année 2009 a été marqué dans la région Rhône-Alpes par l’inauguration de deux nouvelles prisons : celle de Roanne et celle de Lyon-Corbas. Si l’ouverture de l’établissement de Roanne a fait moins de bruit, celle de la prison de Corbas a été plutôt médiatisée. Le Ministère de la Justice n’est pas étranger à cet éclairage nouveau. La prison reste en effet un sujet mal connu, d’abord par sa fonction, mais aussi pour son statut si particulier dans une démocratie prônant la « liberté » dans sa devise : car oui, on enferme des hommes et des femmes, et oui, les structures en place, nous le verrons sont sérieusement à remettre en question. Le livre de Véronique Vasseur sorti en 2000 a permis de donner un certain écho à ces questions1. Jeune République a souhaité donner un point d’éclairage précis sur la situation des prisons en France, en évoquant plus spécifiquement la situation des prisons à Lyon, considérée jusqu’à il y a quelques mois comme l’une des plus mauvaise de France. De la construction des prisons Saint-Joseph et Saint-Paul au transfert historique de 400 détenus de ces prisons au nouveau site de Corbas, nous observerons les évolutions de conception des établissements pénitentiaires, les évolutions philosophiques autour du concept d’incarcération, mais aussi les aspects stagnants de la situation française des prisons, à savoir le manque d’entretien et la surpopulation, qui semblent toujours avoir le dernier mot sur les initiatives philanthropiques. La prison Saint-Joseph, un projet d’architecture mûrement réfléchi En 1823, le département du Rhône décide de remplacer la prison de Saint-Joseph, qui occupait d’anciens bâtiments conventuels situés au sud de la place Bellecour. Le bail de cette prison expire en effet en 1828, et sa destruction permettrait de dégager une perspective intéressante entre la place Bellecour et le quartier Ampère d’aujourd’hui. Dès le mois de novembre de la même année, Louis-Pierre Baltard, théoricien de l’architecture carcérale, alors membre du Conseil des Bâtiments Civils et professeur de théorie de l’architecture à l’école des Beaux-Arts de Paris, annonce dans une lettre au préfet du Rhône son intérêt pour des terrains sur la zone de Perrache, avec son souhait déjà exprimé de « réaliser la pensée d’un lieu réservé aux enfants [au sein de la prison] 2». Baltard était alors également architecte des prisons, halles et marchés de Paris, et il est chargé depuis 1825 des tribunaux et prisons du département de la Seine. À ce titre, il effectue ainsi les travaux de restauration des prisons de Saint-Lazare et de Sainte-Pélagie. De longues négociations sur l’emplacement de la prison se mettent alors en place entre le département du Rhône et la Ville de Lyon. Le site de Perrache, qui a été évoqué dès l’origine du projet, pose problème, le préfet de Lyon s’opposant à la ville quant à l’implantation précise 



































































 1
 
 Véronique
 Vasseur,
 Médecin­chef
 à
 la
 prison
 de
 la
 Santé,
 éditions
 du
 Cherche‐Midi,

2000

2
 
Archives
départementales
du
Rhône,
1
y
299,
Lettre
de
l’architecte
Baltard
au
préfet

du
Rhône
:
Aperçu
général
sur
la
situation
actuelle
des
principaux
édifices
de
la
Ville
de
 Lyon
et
sur
les
agrandissements
projetés
par
l’administration
municipale
et
par
celle
des
 hospices,
30
novembre
1823

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de la prison au sein du quartier Perrache. De plus, un rapport fait à la société de médecine de Lyon par la Commission chargée d’examiner l’état sanitaire du quartier Perrache en août 1825 est sans appel : le quartier Perrache est considéré insalubre : « Les maladies sont plus multipliées à Perrache proportionnellement au nombre des habitants que dans les autres quartiers de la ville3 ».Face à ce constat accablant, peut être soufflé par le préfet qui a commandé ce rapport, une ordonnance de Charles X autorise le préfet à acquérir un autre terrain dit de la Ferratière. Le concours entre architectes confronte treize projets, et c’est le projet de Baltard qui est approuvé même si le jury a considéré qu’aucun des projets ne satisfaisant totalement au cahier des charges du programme. Très vite cependant, le terrain de la Ferratière pose problème lui aussi, il présente en effet de grandes irrégularités et des pentes qui rendent difficiles la construction de la nouvelle prison Saint-Joseph. Fin 1826, face aux retards pris par le projet, on décide d’en revenir finalement à la zone de Perrache, et après un rapport du conseil de salubrité plus rassurant, les travaux débutent en 1827, même si le plan de la prison donne lui aussi lieu à un certain nombre de discussions. La prison devait être en effet construite sur un plan d’inspiration panoptique, sur le modèle des propositions faites par le philosophe anglais Jeremy Bentham dès 1791. Finalement, notamment à cause du prix d’une telle réalisation, on décide la construction de Saint-Joseph suivant un plan en grille. Ce plan permet de séparer hommes, femmes, jeunes détenus, et est articulé par une impressionnante rotonde centrale octogonale servant de geôle-chapelle. Le quartier Saint-Joseph est mis en service fin 1830, et il est important de souligner combien à l’époque la prison Saint-Joseph a été considérée comme un modèle d’humanité, ce qui semble une constante dans l’inauguration de chaque nouvelle prison, comme nous le verrons plus loin. Dans sa conception déjà, Baltard avait souhaité davantage d’humanité dans les prisons, dans le prolongement du courant philanthropique originaire du siècle des Lumières, avec notamment l’isolement des enfants. L’inspection du conseil de salubrité fait en septembre 1830, avant le transfert des prisonniers, un rapport dithyrambique. « Grâce aux progrès de la civilisation, la question pénitentiaire est aujourd’hui bien comprise. […] Dans la prison de Perrache, […], l’amour de l’humanité a présidé à tout ; la bienveillance éclate à l’égard même des grands criminels. On y chercherait en vain des réduits obscurs, humides, infects, tombeaux vivants où l’existence est plus cruelle que la mort. […] Six corps de bâtiments destinés aux prisonniers ont été judicieusement distribués par M. l’architecte, qu’on pourra les partager en deux classes. Chez les hommes, comme chez les femmes, les individus vicieux par inclination ou par habitudes incorrigibles, seront complètement séparés de ceux chez lesquels tout sentiment honnête n’est pas éteint et tout espoir de retour à la vertu détruit. Une autre division qui nous paraît de la plus haute importance, est celle que la commission administrative a établi entre les enfants et les adultes4 ». Dans deux bâtiments, il a été procédé à une division en cellules, ce qui est une évolution non négligeable, même s’il faudra attendre la loi du 5 juin 1875 prescrivant le régime cellulaire pour les détenus condamnés au plus à un an et un jour d’emprisonnement, pour que sa pratique soit généralisée. L’envol des beaux principes devant le mal chronique des prisons françaises, la surpopulation. 



































































 3
 
AD
Rhône,
1Y
300,
Rapport
fait
à
la
Société
de
Médecine
de
Lyon
par
la
Commission

chargée
par
elle
sur
la
demande
du
préfet
du
département
d’examiner
l’état
sanitaire
du
 quartier
Perrache
et
de
la
presqu’île
de
ce
nom,
1er
août
1825.
 4
 
AD
Rhône,
1Y
303,
Rapport
du
Conseil
de
salubrité
au
préfet
du
Rhône,
20
septembre

1830

- 20 -


Très vite, cependant, la prison, construite pour un maximum de 200 détenus, voit sa capacité dépassée, et la surpopulation gagner l’ensemble des quartiers. Huit ans après son inauguration, la prison compte déjà une population de 350 détenus. Les beaux principes de l’ouverture sont totalement remis en cause, comme le montre une lettre de la commission des prisons de Lyon au préfet du Rhône : « on est contraint de faire coucher les détenus et notamment les femmes dans les couloirs, dans les vestibules, dans les cachots même5 ». Si un agrandissement est effectué en 1857, la surpopulation reste un mal chronique de la prison Saint-Joseph. En 1865, la mise en service de la prison Saint-Paul, dans le voisinage de la maison de correction, ne semble pas apporter une aide efficace au désengorgement de SaintJoseph. Saint-Paul est une maison d’arrêt, c’est-à-dire qu’elle doit en principe exclusivement accueillir des prévenus et des condamnés dont la peine qu’il leur reste à purger est inférieure à un an. Elle a été construite par l’architecte Antonin Louvier, qui a adopté un plan radial à six branches, et qui reprend en partie les théories de Bentham. Autour du bâtiment central qui contient la salle centrale de surveillance et la chapelle, s’articulent sept quartiers : le premier était celui de la pistole, où étaient regroupés des détenus qui payaient pour accéder à davantage de confort ; un quartier pour les jeunes détenus, un pour les détenus politiques, un pour les prévenus récidivistes ou catégorisés dangereux, un pour les prévenus de délits peu importants, un pour les détenus pour dette, et un quartier cellulaire, plus grand que les autres, qui comprend les cellules de punition, celles de sûreté pour les prisonniers les plus dangereux, et celles réservées à des prévenus dits « honnêtes » qui demandent à ne pas être mêlés aux criminels. La maison d’arrêt peut contenir environ cinq-cents détenus. Enfin, au début du XXe siècle, le fort Montluc qui devait être une prison militaire et dont la construction s’achève en 1921 est utilisé. En 1947, il est mis à la disposition de l'administration pénitentiaire, devenant ainsi le troisième quartier dépendant des "prisons de Lyon". Jusqu’à sa fermeture, il a abrité uniquement une population pénale féminine. La surpopulation semble avoir constitué un mal chronique des prisons de Lyon tout au long du vingtième siècle. Les sites Saint Joseph et Saint Paul ont une capacité théorique de 431 places, or d’après l’observatoire international des prisons, ils sont largement surpeuplés. Il en est de même pour le site de Montluc qui accueille les femmes, dans des conditions encore plus précaires. Au 1er juillet 2005, on avait 26 places disponibles dans cet établissement pour 74 détenues, soit un taux d’occupation de 285 %. Et 2005 n’est pas une année exceptionnelle, puisque le taux d’occupation était de 267 % en 2003 et de 258 % en 2004. Sur le pôle Perrache, qui regroupe les maisons d’arrêt Saint Joseph et Saint Paul, on des taux tout autant alarmants, même si légèrement inférieurs. Pour 376 places disponibles en 2005, on avait 865 prisonniers, soit un taux d’occupation de 234 % (alors qu’il dépassait les 250 % en 2003 et 2004). Concrètement, cette situation se traduit par des cellules de 9m2 où l’on place trois couchettes superposées et parfois même un quatrième matelas au sol. Le WC est planté au milieu de la pièce, sans paravent. Ces taux d’occupation des sites de Lyon se situent parmi les records nationaux régulièrement, comme le montre les rapports annuels de l’administration pénitentiaire qui recense le nombre de prisonniers par rapport aux nombres de place. La moyenne nationale s’élève à 128% en 2005 à titre de comparaison. Les causes de cette surpopulation sont multiples. Les prisonniers ne sont pas réellement des personnes influentes qui peuvent s’exprimer facilement sur leurs conditions de détention. Les politiciens sont plus sensibles à un électorat qui réclame toujours plus de fermeté et qui reste 



































































 5
 
 AD
 Rhône,
 1
 Y
 305,
 La
 Commission
 des
 prisons
 de
 Lyon
 au
 préfet
 du
 Rhône,
 2
 août

1839

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assez insensible à l’idée de dépenser l’argent public pour améliorer les conditions de vie des détenus. En conséquence, des politiques pénales et pénitentiaires renforçant la prison comme réponse aux crimes et délits se sont mises en place, sans pour autant que les infrastructures soient rénovées ou agrandies. Ainsi on est passé en France de 78 personnes détenues pour 100 000 habitants en 1990 à 95 pour 100 000 en 2005 ; avec une hausse moyenne de plus d’un mois de la durée de détention moyenne. Et la situation ne s’est pas améliorée entre 2005 et 2009, loin de là6. En juillet 2008 selon l’Express, le record du nombre de détenus de 2004 est battu : plus de 63 800 personnes sont incarcérées pour un total de 50 736 places. 60% des prisons françaises sont surpeuplées. Ce constat n’est pas neuf : en 2000, une commission d’enquête sénatoriale animée par Jean-Jacques Hyest et Guy-Pierre Cabanel se lance dans 5 mois d’investigation et publie un rapport accablant intitulé : "Prisons : une humiliation pour la République"7. Ils mettent l’accent sur les bouleversements « de la structure de la population carcérale », qui, en plus d’être beaucoup trop nombreuses, est principalement composée de « délinquants sexuels, les malades mentaux et les toxicomanes ». La prison est redevenue un « hôpital général d’antan » pour le directeur régional des services de Paris. Les quelques efforts pour changer cette situation viennent également des détenus eux-mêmes, qui cherchent à témoigner à leurs sorties (interviews, livres…) ou qui portent plainte contre l’administration pénitentiaire comme en 2005 où 3 plaintes avaient été déposées au Tribunal administratif de Lyon. Ces démarches judiciaires semblent porter un peu plus, comme l’indique les observateurs de l’Observatoire International des Prisons qui laisse entendre que le nouveau projet de Corbas en serait la directe conséquence. Enfin il faut examiner les conséquences de la surpopulation. Pour les détenus, la promiscuité et l’absence d’intimité sont des atteintes directes à leur dignité. Par ailleurs, cela favorise la violence psychique et physique. Les plaintes pour viols se multiplient même si la loi du silence règne le plus souvent. La prison, instance de sécurité, devient un repère d’insécurité. Pour les surveillants, il faut passer de moins en moins de temps en contact avec chaque détenu. Presque toutes les organisations syndicales se plaignent de l’excédent de stress occasionné. L’absentéisme (avec des taux supérieurs aux moyennes nationales) en est une conséquence directe. Le statu quo quant aux conditions de détention Certains efforts, très modestes, au niveau national ont été consentis pour rénover les prisons et prendre en considération le fait que des établissements conçus et construits au XIXe siècle ne pouvaient répondre aux exigences en matière de conditions de détention. Si les travaux concernant la sécurité ont été réalisés constamment pour éviter les évasions, d’autres domaines ont été négligés. A la fin des années 1990, on a pourtant vu la rédaction d’un « guide de référence » et la réalisation d’une étude commandée par l’administration pénitentiaire et le Ministère de la Justice pour évaluer les besoins dans la rénovation des établissements antérieurs à 1990. Ces besoins ont été évalués à 11 millions d’euros par l’entreprise chargée de l’évaluation, INGEROP. On peut noter au passage que cette entreprise a fait donc l’objet d’un partenariat public-privé dans un contexte d’évaluation des politiques publiques. Les dépenses d’équipement de l’administration pénitentiaire ont été multipliées par 2,5 % en 2001, toujours selon le rapport de cette administration de 2001 mais Lyon ne représente que 8% du budget, contre 23 % à l’ensemble des sites parisiens… 



































































 6

Article
«
La
France
gardée
à
vue
»
Le
Monde,
2
avril
2009.
 7

Consultable
à
l’adresse
:
http://www.senat.fr/rap/l99‐449/l99‐449.html

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Ces efforts demeurent cependant insuffisants et nombreuses sont les associations qui dénoncent les conditions vétustes de détention. Le caractère vétuste et vieux des prisons de Lyon ont été au cœur du processus de transfert vers des nouveaux établissements en région lyonnaise, comme le souligne le procès verbal de la séance publique du 1er mars 2006 du Conseil de la Communauté urbaine. Mme Rabatel, Vice Présidente du Grand Lyon, va jusqu’à déclarer : « l’attente des prisonniers comme des personnels de surveillance n’a que trop duré depuis des années dans une situation de vétusté et de surpopulation, donc de souffrance, totalement inadmissible dans un pays riche et démocratique comme la France ». Jusqu’à sa fermeture, la prison de Lyon-Perrache, qui regroupe Saint-Paul et Saint-Joseph, est surnommée la « Marmite du diable » car en plus du problème de la surpopulation, son ancienneté était la cause de désagréments majeurs pour les détenus. Les températures caniculaires l’été et glaciales en hiver, l’humidité perpétuelle favorisait également la prolifération des rats et autres vermines, dont les détenus se plaignaient. Dans son témoignage sur la prison de la Santé, Véronique Vasseur mentionne les sites lyonnais comme particulièrement réputés pour leurs rongeurs au niveau national. Le déménagement des prisons de Lyon est ainsi un sujet récurrent à partir de la fin des années 1980 au Ministère de la Justice. Le transfert des détenus a eu lieu en mai 2009, principalement vers la nouvelle maison d’arrêt de Corbas, mais aussi vers le centre de détention de Saint-Quentin Fallavier, et le nouveau centre de détention de Roanne, construit comme Corbas dans le cadre du programme « 13200 places d’ici 2010 ». La carte des établissements pénitentiaires de la région de Lyon a ainsi été réformée en profondeur, avec l’ouverture des nouveaux établissements de Corbas, Roanne et Meyzieu (établissement pénitentiaire pour mineurs ouvert en 2007). Nous avons choisi de nous concentrer particulièrement sur le cas de la maison d’arrêt de Corbas, en tentant de reconstituer un historique de la décision d’implantation, et en faisant le point sur les innovations et améliorations apportées par ce nouvel établissement. La nouvelle prison de Corbas, histoire d’une implantation. La décision de déménager les sites Saint Joseph et Saint Paul étaient à l’étude dès la fin des années 1990. Raymond Barre, alors Président en exercice du Grand Lyon, avait commandé une étude pour envisager différents sites possibles dans les communes de la Communauté Urbaine. Ensuite, Gérard Collomb a pris la tête de la Communauté urbaine du Grand Lyon. Marquant sa volonté à son tour de fermer les sites de Lyon pour les raisons que nous avons évoquées plus haut, il a mis au point en 2001 un projet à Vaulx en Velin, avec l’accord du maire Maurice Charrier, en charge des finances et de la sécurité. Ce projet avait été dans un premier temps accueilli favorablement par le gouvernement Jospin. On peut ainsi penser que la collaboration entre les acteurs représentant différents échelons et différentes légitimités semble se mettre en place grâce aux attaches partisanes communes. On avait concrètement un représentant élu du local, le maire, l’accord de l’Etat via le gouvernement et le travail d’une collectivité intermédiaire, plus importante pour avoir l’oreille de l’Etat et qui doit mettre en application ses directives avec la communauté urbaine. Le Grand Lyon et son Président Gérard Collomb étaient d’autant plus accessibles à Maurice Charrier qu’il s’agissait d’un acteur avec également un ancrage local et une légitimité démocratique forte (fraîchement élu). Cependant, le gouvernement de Lionel Jospin et le Ministre de la Justice Marylise Lebranchu ne mèneront jamais le projet à terme, suite à leur défaite en avril 2002 aux élections

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présidentielles. Jacques Chirac est réélu, et nomme Dominique Perben Garde des Sceaux, Ministre de la Justice. Ce dernier s’empare rapidement du problème des prisons françaises qui sont sans cesse épinglées par des rapports européens ou nationaux, notamment ceux de l’observatoire international des prisons. Le projet à Vaulx-en-Velin est abandonné, pour des raisons qui semblent difficiles à établir avec précision. En effet, Dominique Perben affirme aujourd’hui que le maire de Vaulx-en-Velin n‘était plus intéressé par le projet, alors que lors de la séance publique du conseil de Communauté du 1er mars 2006, Mme Thérèse Rebatel, vice-présidente de la Communauté urbaine du Grand Lyon, avait affirmé que c’est Dominique Perben qui avait refusé l’implantation malgré l’accord de Charrier. S’il est ainsi difficile de savoir quelle interprétation est la plus proche de la vérité, nous pouvons néanmoins rappeler qu’une prison est source de revenus pour la commune d’accueil, et que M. Dominique Perben a pu préférer privilégier un maire appartenant à l’UMP plutôt qu’un maire d’obédience communiste, comme M. Maurice Charrier. Lors de l’installation du nouveau gouvernement, Jacques Chirac montre un véritable volontarisme politique à ce sujet, et décide de créer un nouveau Secrétariat d’État aux Programmes Immobiliers de la Justice, qui aura comme fonction principale la réalisation de ce qui deviendra le programme 13200. Pierre Bédier, qui occupe cette fonction, prend en charge le dossier, tente de suivre les avis du Sénateur Georges Othilly, dans l’avis sur le projet de loi de finances pour 2003, ainsi que les pistes proposées par M. René Eladari, spécialiste des prisons, et qui rend un rapport au Ministre de la Justice sur la conception des nouveaux établissements pénitentiaires. Le Ministère de la Justice demande alors à la Communauté Urbaine de proposer des sites, en respectant un certain nombre de critères. Dominique Perben fait son premier choix, certains terrains sont rejetés, et bientôt il ne reste plus que le site de Corbas, un tel étant inondable, un tel étant sous des pylônes électriques. Le maire de Corbas, André Sardat, est un ami politique, ce qui semble là encore avoir joué un rôle important dans la décision. Le maire est élu UMP, siège au Grand Lyon, et M. Dominique Perben négocie directement avec lui l’implantation de la prison, même si l’ancien maire s’en défend aujourd’hui. Le maire pose la question de l’implantation d’une prison à ses concitoyens, qui s’y montrent très largement opposés. Mais le choix s’inscrit dans un plan national, et la décision est prise place Vendôme et annoncée sur France 3 début novembre 2004. Le site est une ancienne carrière de matériaux, le terrain est une propriété du Grand Lyon, de la SERL8, et de l’entreprise Perrier SA. On choisit de construire cette prison en partenariat public-privé, et de mettre en concurrence cette construction entre des candidats privés présélectionnés fin octobre 2004. Fin 2005, la société OPTIMEP 4, filiale d’Eiffage, est choisie, et le contrat est signé entre l’État et le privé le 23 février 2006. En avril-mai 2006, le dossier du permis de construire est déposé, l’acquisition foncière et l’Autorisation d’Occupation Temporaire sont faits en juin de la même année. Le terrain est acquis par l’État à l’amiable pour un montant de 1.350.000 euros. Les travaux débutent en décembre 2006, et la première pierre est officiellement posée par le successeur de M. Dominique Perben, M. Pascal Clément le 9 mars 2007, pour une ouverture prévue au printemps 2009. Il est important de noter que le contrat signé avec Eiffage regroupe la construction de trois autres établissements pénitentiaires outre Corbas : Roanne, Nancy-Maxéville et Béziers, pour un total de 2.790 places de détention. Le même architecte a été engagé pour ces quatre établissements, le cabinet Valode & Pistre Architectes. Le 4 mai 2009, 430 détenus ont été transférés des prisons de Lyon-Perrache à la maison d’arrêt de Corbas, sous une très haute surveillance policière. Il s’agit probablement du plus 



































































 8

SERL
:
Société
d’Équipement
du
Rhône
et
de
Lyon

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gros transfert de détenus jamais opéré en France. Si nous avons tenté de dresser un historique de la décision politique d’implantation d’une maison d’arrêt à Corbas, il est également intéressant de voir si la prison de Corbas, censée incarner la « prison du XXIe siècle » selon la formule de l’ancienne Garde des Sceaux Rachida Dati, est réellement une prison novatrice. Corbas, une prison du XXIe siècle ? Sur un certain nombre d’aspects, il est incontestable qu’une prison comme Corbas apporte de nombreuses améliorations à la situation des détenus, surtout si on compare la nouvelle maison d’arrêt à la situation lyonnaise catastrophique des prisons de Perrache. Les parloirs sont nombreux et plus grands pour les familles. Certains sont munis d’hygiaphones, pour les détenus en quartier disciplinaire, privés de parloirs auparavant. La société constructrice a consulté une association pour mieux évaluer les besoins des familles. Ensuite, la future prison de la région lyonnaise a été construite en partie par des détenus et des personnes placées sous contrôle judiciaire, dans le cadre d'un projet qui est présenté comme inédit par la préfecture. A Corbas, 19 personnes ont été recrutées dans le cadre de cette clause des "10%". Objectif affiché des autorités publiques : l'insertion. Ce point fait cependant l’objet d’une polémique, puisque certains qualifient le travail des détenus d’exploitation, les détenus se voyant verser des salaires bien inférieurs à ceux prévus par la législation du travail à l’extérieur des prisons. Le ministère de la Justice a insisté sur l’effort porté à une grande individualisation des cellules : 256 détenus seront en cellules doubles et 252 en cellules individuelles. Des lieux de loisirs et de travail ont été aménagé en vue de la réinsertion , et la maison d'arrêt compte un centre médico-psychologique de 30 cellules, 1.600 m2 d'atelier de formation et d'activité, des salles de classe, une bibliothèque, une salle informatique, un gymnase et une salle de sport. Un bâtiment équipé d'un restaurant est construit à l'extérieur de l'enceinte avec des parloirs où des réunions familiales seront autorisées. Les chambres ont été équipées d’installations plus humaines, avec une attention particulière portée à l’espace et à la salubrité. Les cellules sont un peu plus grandes, avec des cabines comprenant douche, WC et lavabo, derrière une porte dans le style saloon. Le pommeau de douche ne résiste pas au poids d’un humain, ce qui permet de réduire les risques de suicide. Il a été décidé que la prison de Corbas aurait une mixité partielle : sur 690 places, 60 sont réservées aux femmes. Trois cellules avec nursery pour accueillir des mères avec leurs enfants ont été conçues dans le quartier féminin. Enfin, en ce qui concerne la sécurité, un système renforcé a été mis en place, et consiste principalement en un glacis de sécurité de 30m autour de la prison. Cette prison moderne sera tournée vers l’extérieur avec un accent tout particulier mis sur la réinsertion et la prévention de la récidive. Si ces dispositions semblent aller dans le sens réclamé par l’ensemble du milieu carcéral (personnel, détenu, associations, familles…), certains dispositifs tiennent du symbole pur et simple : la prison du XXIe siècle, c’est une prison où les personnels pénitentiaires auront adopté «un code déontologique »… De même la petite aide financière accordée aux détenus les plus démunis est un premier pas pour éviter les pressions exercées sur eux, mais ce problème nécessite une réponse plus étudiée, avec de réelles possibilités de travail ou d’aménagements. Et il n’est pas difficile de constater les résidus du passé, et le retour persistant de la surpopulation. L’encellulement individuel présenté comme novateur dans la présentation de la maison d’arrêt de Corbas n’est que partiel. Le journal le Monde rapporte en effet que « Le projet de loi pénitentiaire présenté lundi 28 juillet met fin à l'obligation de l'encellulement individuel des prévenus. Prévu dans la loi française depuis 1875, ce principe n'a jamais été appliqué. » 256 détenus seront donc en cellules doubles. Un surnombre

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arithmétique est déjà prévu. Les syndicats des personnels pénitentiaires craignent une surpopulation et dénoncent des effectifs insuffisants : « Corbas risque de ne pas échapper à la surpopulation. « Les lits ont déjà été doublés dans les cellules individuelles », note un gardien, interrogé pour le gratuit 20 Minutes. « On sait que le centre pénitentiaire de Corbas comptera 690 places. Or à Perrache et au quartier pour femmes de Montluc, 834 détenus sont recensés pour 365 places. ». Certains surveillants ont également craint une diminution du nombre de postes de surveillants. En terme de transport, des problèmes ont été rapidement soulevés, puisqu’aucun transport n’avait été conçu pour transporter les familles des détenus jusqu’à la prison de Corbas pour leur rendre visite. Dominique Perben le rappelait lors de l’entretien. Des accords ont semble-t-il été trouvés entre le SYTRAL et l’administration pénitentiaire. Si l’on peut constater une vraie volonté politique, une vraie prise de conscience de la précarité des prisons en France par l’ensemble de la classe politique, le manque de personnel ne permet pas de pousser à leur terme ces idées. La contradiction entre politique pénale (peines planchers) et politique pénitentiaire, que déplore par exemple Elisabeth Guigou, alimente la surpopulation. Des dysfonctionnements au sein de nouveaux établissements, comme la prison de Roanne (dans la Loire), mettent en exergue les difficultés rencontrées par les partenariats publics privés. Son inauguration en janvier 2009 a été l’occasion pour les personnels pénitentiaires de montrer à François Fillon et Rachida Dati les murs fissurés et autres malfaçons. Ces bâtiments, blancs, véritables « vitrines » selon la volonté ministérielle ne sont pas prêts. A Corbas, l’implantation de la prison dans une ville à la périphérie de Lyon pose elle-même la contradiction : la loi pénitentiaire prévoit un effort pour maintenir les liens familiaux, mais on éloigne les familles en éloignant la prison de la ville et des transports en commun… Margot Béal et Clément Noël (IEP Lyon)

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TÉMOIGNAGE Yann Thompson, ancien génépiste et responsable du Club Genepi des étudiants de Sciences Po raconte son expérience en milieu carcéral. Il appelle à une plus grande mobilisation de la société civile au service des prisons afin que l’espace carcéral ne se trouve plus dans l’angle mort de la société. La première fois que j’ai mis les pieds en prison, il y a un peu moins de deux ans, je m’attendais à un grand choc, avec son lot de frissons et d’adrénaline. Je venais de faire ma rentrée à Sciences Po, j’étais heureux et chanceux, tout se passait bien pour moi. Il y avait juste ce petit sentiment de culpabilité : la vie m’avait souri plus qu’à d’autres, et je m’en sentais redevable. Redevable envers les personnes incarcérées par exemple, rejetées par une société pourtant coupable de n’avoir souvent pas entendu et résolu leurs problèmes, tant qu’il en était encore temps. En adhérant au Genepi et à son projet en faveur de la réinsertion des personnes détenues, je me donnais donc bonne conscience. Mais je me lançais dans une aventure humaine et intellectuelle particulièrement stimulante. Au cours de cette première année d’engagement, je suis intervenu une demi-journée par semaine dans la maison d’arrêt de Meaux-Chauconin, en Seine-et-Marne. J’y animais un atelier de découverte des pays du monde, avec un public variant selon les semaines d’une seule à une douzaine de personnes. On y lisait des articles tirés de Courrier International, on y débattait, on y partageait nos connaissances sur le pays de la semaine, moi à travers mes fiches "made in wikipedia", eux à travers un souvenir de cours, un reportage vu à la télé, ou parfois même une expérience du terrain, quand l’un d’eux était originaire du pays en question. Tous les jeudis, ceux qui avaient réussi à s’inscrire à cette activité pouvaient ainsi sortir de leur cellule et "s’évader", le temps de deux petites heures, vers un autre continent. Certains ne recevant jamais de visites au parloir, c’était l’occasion pour eux d’avoir un contact direct avec le monde extérieur, avec quelqu’un qui ne soit ni détenu ni professionnel de la prison. C’était peut-être aussi l’occasion pour eux de retrouver le plaisir des discussions innocentes, celles qu’on peut avoir avec un inconnu dans les cafés du commerce, de l’autre côté des murs. Je me souviendrai longtemps de la surprise affichée par certains de mes "élèves" lorsque je me suis présenté à eux et qu’ils ont découvert que j’intervenais à titre bénévole. Cette attention gratuite que des étudiants pouvaient porter sur eux les touchait. Ils ne demandaient que ça : de l’attention, de l’écoute, des gestes venus de l’extérieur. Il fut un temps où les prisons françaises vivaient en vase clos, à l’abri des regards. Les châtiments n’étaient plus publics, bien au contraire ; même la guillotine, autrefois attraction des grandes places parisiennes, se trouvait cachée dans la cour de La Santé ou des Baumettes. Aujourd’hui, les murs entre « l’intérieur » et « l’extérieur » sont moins imperméables. Des professeurs de l’Education nationale, des génépistes, des visiteurs de prison y entrent régulièrement. Des entreprises y apportent du travail et y organisent même parfois des entretiens d’embauche, contribuant ainsi à l’effort public de réinsertion. Depuis 2000, les parlementaires bénéficient d’un droit de visite dans les prisons de la République, tandis que depuis 2008 un contrôleur général

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indépendant veille au respect des droits fondamentaux dans les lieux de privation de liberté. En sens inverse, les personnes détenues bénéficient parfois de mesures de semi-liberté, passant la journée à l’extérieur et la nuit à l’intérieur. La télévision a aussi fait son entrée en prison, de même que certains journaux, permettant au plus grand nombre de se tenir au courant de l’actualité hors les murs. Il reste cependant beaucoup à faire. Les intervenants extérieurs sont trop rares, particulièrement l’été, période de vacances des professeurs et des génépistes. Les prisons françaises sont toujours une zone d’ombre de notre société, et l’administration pénitentiaire a des progrès à faire en matière de transparence : demandez par exemple aux journalistes de vous raconter le parcours du combattant que constitue encore l’obtention d’un badge pour entrer en détention… Bien souvent, les informations ne peuvent sortir de prison que via des intermédiaires, comme les intervenants associatifs – et encore, ceux-ci ne sont pas toujours enclins à s’étendre sur le sujet, ne devant leur présence en détention qu’à une convention établie avec l’administration pénitentiaire, d’où le risque permanent d’être mis à la porte. La loi du silence n’est donc pas encore abrogée entre les murs. Ce qui ne facilite pas le rapprochement entre la société libre et ses prisons, reléguées à ses marges… Dans les textes, le service public pénitentiaire a deux missions : l’exécution des peines d’une part, « la réinsertion sociale des personnes » d’autre part. Dans la pratique, l’impératif de sécurité publique l’emporte sur le travail de réinsertion. Résultat, trop de personnes se retrouvent libérées du jour au lendemain, sans préparation, et surtout sans repères dans un monde parfois quitté vingt ans plus tôt. Les témoignages de personnes détenues ne manquent pourtant pas pour comprendre à quel point la vie en prison diffère de la vie en liberté. Régis par leur propre règlement intérieur, les établissements pénitentiaires forment un monde parallèle, un monde à part. Il faut y oublier certains codes en vigueur à l’extérieur et en intérioriser de nouveaux. Des notions comme l’intimité perdent tout leur sens, dans des cellules parfois partagées par quatre personnes et où le regard d'un surveillant peut s'introduire à tout moment par l’œilleton de la porte. Les sens eux-mêmes sont perturbés, à cause du manque de lumière, de la limitation de l’espace de vie, de la restriction des contacts. Je me rappelle de ce que m’a confié cet homme, la cinquantaine, incarcéré à Meaux en attente de jugement : « la prison nous aliène, elle nous infantilise, on y perd toute capacité d’initiative ». Il faisait référence à son quotidien dicté par un emploi du temps décidé pour lui, à son mode de vie passif et non actif, à cette attente permanente qu’on vienne le chercher, pour aller en promenade, au parloir, aux « activités ». Les personnes détenues perdent de leur autonomie en même temps que se défont parfois leurs quelques liens avec l'extérieur, qu'ils soient familiaux, amicaux ou professionnels. Il est de l’intérêt de chacun d’éviter ce genre de situations, car c’est d’elles que naît par exemple la récidive. Il est du devoir de la société civile de s’assurer que la prison remplit correctement sa mission de réinsertion. Il est de notre responsabilité de citoyens de nous emparer du débat sur les prisons. Enjeu de société fondamental, la prison questionne la nature même de notre organisation sociale ; à nous d'apporter les bonnes réponses. Je me souviens d’une visite que j’ai faite à la maison d’arrêt de Paris la Santé, il y a un an. C’était avec un groupe d’étudiants de Sciences Po, dans le cadre d’une

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conférence sur les prisons. Nous étions montés dans les ateliers de travail, au dernier étage, là où une vingtaine de détenus s’affaire chaque jour à répondre aux commandes des entreprises, allant de la confection de guirlandes de Noël ou de couronnes de galettes des rois jusqu’à la mise en place de bandeaux pour les prix littéraires. Il y avait de la gêne des deux côtés : nous, étudiants, qui ne savions pas trop où nous mettre ; eux, détenus, qui se sentaient observés, comme des animaux en cage. Une gêne assez révélatrice d’une rencontre entre deux univers éloignés, trop éloignés. Nous étions dans la même pièce, mais pas dans le même monde. Le jour où la prison sera devenue un lieu d’intégration plutôt que de désocialisation, ce jour là, la société aura remporté son pari de réinsertion. Yann Thompson – yann.thompson@sciences-po.org

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II Les politiques sécuritaires et judiciaires en question

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Paupérisation de la justice et suppression du juge d’instruction : la France judiciaire devientelle une terre anglo-saxonne ? La France, patrie des droits de l'homme, est pourtant le 23e pays sur 25 de l'Union Européenne en termes de budget pour sa justice. Paupérisée, celle-ci ne peut jouer entièrement son rôle et fournir aux victimes comme aux accusés les garanties de fonctionnement et d'équité qu'ils sont en droit d'espérer. Ainsi fragilisé par la constante réduction de ses moyens, le modèle français risque de subir un coup fatal avec la suppression du juge d'instruction. Nous dirigeons-nous vers un système accusatoire à l'anglaise où la justice, dénuée de moyens, n'aurait d'autre choix que de laisser aux parties la charge de l'enquête et ce-faisant d'augmenter le fossé entre les plus riches et les plus démunis ? Faut-il s'en inquiéter, ou chercher des à présent à imposer les garanties nécessaires au maintien d'une véritable équité entre les parties, quels que soient leurs revenus et leur connaissance de l'institution judiciaire ? Le 22 juin 2007, tout juste nommée au poste de Garde des Sceaux, Rachida Dati se rend au TGI de Bobigny, et y affirme vouloir une « justice paisible proche des Français. Une justice sereine, qui constitue une présence vigilante et rassurante ». Mardi 13 octobre 2009, plus de deux ans après cette déclaration d’intentions, les têtes ont changé, Rachida Dati a laissé sa place à Michèle Alliot-Marie, et pourtant…rien n’a changé. France 2 dévoile ce jour-là un sondage TNS-Sofres sur la perception de l'institution judiciaire par les français: 59% des Français pensent qu'elle fonctionne mal. Pire, à la question « Si vous étiez victime, auriez-vous confiance dans votre justice ? », près de 47% des sondés répondent « non », montrant ainsi leur crainte pour une justice non seulement lente, mais aussi à deux vitesses, où les moyens seraient l'un des facteurs clefs déterminant le jugement. Nous sommes alors en pleine polémique sur la suppression du juge d'instruction, potentiel vecteur d'inégalités toujours plus grandes face à la justice. Pourquoi les français ont-ils une perception si négative de leur justice? Il faut tout d'abord chercher du côté de l'image que l’institution donne d’elle même. Celle-ci semble en effet traverser une crise identitaire grave, symbolisée par les manifestations, autrefois exceptionnelles, auxquelles a participé la plus part de ses corps au cours des trois dernières années avec une régularité alarmante. Les causes sont multiples : craintes liées à une politisation croissante de la justice, difficultés matérielles et financières de plus en plus accusées pour une institution dont le budget est déjà l’un des plus faibles d’Europe… Ce sentiment d'abandon est généralisé et a été très justement dépeint par une récente édition du blog « Maître Eolas », qui reprenait cinquante réactions de représentants de métiers les plus divers de l'administration judiciaire et pénitentiaire, toutes empreintes d'un véritable malaise.

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Dans ce contexte, et alors que la justice n'est pus considérée comme étant à la hauteur des attentes de la société, l'immobilisme semble être la pire des solution. Car la crise n'est pas seulement imputable aux manques de moyens. L'évolution de la société française a rendue caduque depuis des décennies certaines conceptions autrefois sacrées, sans entrainer de véritable réforme. Tout étudiant de droit aujourd'hui saura vous énumérer les penes que lui font subir des jurisprudences interminables et parfois contradictoires, Or si Nicolas Sarkozy a bien perçu ce besoin d'une réforme, rien ne semble indiquer qu'il en ai saisi le bon sens. Car si avec la réforme inspirée du rapport Léger, la France se rapprocherait incontestablement du modèle anglo-saxon, c'est non pas par le souhait de l'institution judiciaire, ni par celui des citoyens et justiciables français, qui ne pensaient certainement pas à l'abandon du juge d'instruction lorsqu'ils ont accordé leur vote à Nicolas Sarkozy. N'ayant fait figuré sur son programme, ayant pour objectif la protection du pouvoir et présentant un intérêt très relatif par ailleurs, cette proposition, récusée par la population dans les sondages, se cherche encore une légitimité. Retour sur les évolutions proposées. Des deux systèmes organisant la justice dans le monde… Le rapport Léger propose, on verra qu'il y a quelques nuances à apporter dans le détail, de rapprocher le système judiciaire français d'un modèle « accusatoire » d’inspirations anglo-saxonnes. Dans ce modèle, l'institution judiciaire s’en remet entièrement aux forces de police pour mener l’enquête jusqu’à l’audience de jugement. Le recours à un juge s’exerce ponctuellement, pour autoriser un acte attentatoire aux libertés individuelles par exemple, mais n'intervient généralement qu'au moment de la mise en examen. La procédure de type accusatoire calque le procès pénal sur le procès civil. La victime déclenche le processus judiciaire, et doit alors apporter les preuves de ses accusations. A l'accusé ensuite de les contester. Le modèle de justice anglo-saxonne assure un équilibre apparent entre justiciable et plaignant. Toutefois, la procédure du plaider-coupable, qui après négociation entre le procureur et l'accusé permet une réduction de peine pour celui-ci s'il admet sa culpabilité avant le jugement, est un exemple des vicissitudes potentielles de ce système : l'accusé, mal conseillé, pouvant accepter la procédure sans pour autant être coupable ou seulement partiellement, dans le simple but d'éviter les aléas d'une procédure judiciaire où ses chances de réussite dépendraient d'un nombre de facteurs extérieurs importants, ses ressources financières notamment. Dans le cas d'une adoption du Rapport Léger, les justiciables les plus aisés ne verront sans doute aucun problème dans le fait de s’offrir les services d’avocats chevronnés, qui sauront au mieux s’adapter à ce nouveau système accusatoire, alors même que les plus pauvres risquent d’être broyés par une machine judiciaire qui laissera peu d'espoirs à un avocat commis d'office. Jusqu'à aujourd'hui, la justice française s'est fondée sur un modèle « inquisitoire », que l'on oppose généralement à ce premier modèle. En 1808, le Code d’instruction criminelle consacre l’existence du juge d’instruction et lui charge l'enquête précédant

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le jugement. Depuis, l’adoption du Code de procédure pénale (1958) et le temps ont transformé et assoupli le caractère exclusivement inquisitorial de l’instruction, et plusieurs magistrats interviennent dans chaque affaire, chacun a un rôle précis, bien que sous la tutelle du Juge d'instruction. De façon générale, si le juge d’instruction dispose de pouvoirs attentatoires aux libertés individuelles, il représente par son existence même une garantie fondamentale en tant que magistrat indépendant du pouvoir exécutif, et permet d'assurer l'équité de l'instruction, quels que soient les moyens des parties: ainsi, c'est lui qui décide s'il faut relever des empreintes digitales sur la scène d'un crime ou délit, et c'est l'État qui prendra en charge le coût de la procédure, évitant ainsi tout déséquilibre dans l'instruction selon que l'on soit aisé ou non. Le système inquisitoire sacrifie cependant en partie la marge de manœuvre de l’accusé au profit de celui de la société, qui peut enquêter « à charge » ou à « décharge », selon l'intime conviction du juge d'instruction. Une deuxième différence apparaît selon les modèles. Si dans la justice anglo-saxonne le procureur est effectivement indépendant, et parfois élu, il n'en est rien en France. Celui-ci est en effet aux ordres, indirectement, du garde des Sceaux, dont sa carrière dépend. Or le rapport Léger prévoit de confier à ce même procureur, aux ordres du pouvoir exécutif, la charge de l'enquête. Non seulement il serait atteint à la séparation des pouvoirs, mais toute procédure pouvant inquiéter le pouvoir en place ou un de ses proches se verrait d'office suspectée de partialité, et pourrait à tout moment être classée sur simple instruction ministérielle officieuse. Mais pourquoi vouloir supprimer le juge d'instruction ? Cherchons tout d'abord du côté de nos voisins. Si l’Allemagne (1974) a supprimé le juge d’instruction, un certain nombre de démocraties européennes ont décidé de conserver ce magistrat qui instruit les affaires pénales mais ne juge pas les auteurs des infractions. Ainsi, l’Espagne, le Portugal, la Belgique ou encore le Luxembourg ont choisi de fonder leur édifice judiciaire sur le magistrat instructeur. Il est vrai qu'il y a seulement vingt ans, l’Italie a supprimé le juge d’instruction, et choisi de concentrer les pouvoirs d’instruction entre les mains du parquet. Cependant, celui-ci est devenu dans le même temps autonome du pouvoir politique, ne recevant d'instructions de personne. S'interroger sur les causes de cette proposition, qui provient du même Président qui avait proposé la dépénalisation du droit des affaires, est une question délicate. La réforme de la justice et la suppression du juge d’instruction sont en effet présentés comme une occasion unique de redonner du poids à la défense en permettant à l’avocat du mis en cause d’intervenir dans l’enquête où le procureur est consacré comme « l’unique directeur d’enquête, l’autorité de poursuite naturelle et l’accusateur de l’audience ». Les pouvoirs de l’avocat seront renforcés et il sera présent dès la première heure de garde à vue, accèdera aux procès-verbaux et pourra assister aux interrogatoires en cas de prolongation de la garde à vue au-delà de 24 heures. Surtout, et c’est là une grande innovation et un véritable calque sur le système judiciaire anglo-saxon, l’avocat pourra contre-interroger les témoins à la suite du parquet.

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Selon Dominique Coujard pourtant, président de la Cour d’Assises de Paris, «Les réformes proposées sacrifient la recherche de la vérité au seul but de faire du rendement. Ces propositions nous acheminent vers une privatisation de la justice, une justice de la négociation, à l’anglo-saxonne, qui ne nous ressemble pas, et qui n’a qu’un piètre avantage, celui de gérer les flux ».

De la paupérisation de la justice… Or il est vrai qu'à l'heure actuelle la justice française a bien du mal à gérer ces flux. Les difficultés matérielles et financières de la justice ne sont pas nouvelles, notamment au sein des prisons. Déjà Voltaire au 18ème siècle affirmait que « la plupart des geôles en Europe sont des cloaques d’infection qui répandent des maladies et la mort, non seulement dans leur enceinte mais aussi dans leur voisinage ». La France, régulièrement condamnée pour traitements inhumains et dégradants du fait de l'état de ses prisons, est aussi dans le peloton de queue en termes de budget pour son institution judiciaire. Pourtant, Rachida Dati avait à plusieurs reprises affirmé sa volonté d'en finir avec sa situation. La mission Justice du budget prévisionnel de l’Etat 2010 est présentée par Michelle Alliot-Marie comme une exception et érigée en priorité parmi les dépenses. Le plus frappant est que le ministère de la Justice est le seul à voir budgété la création de nouveaux postes : 512 pour 2010. Les crédits alloués à la mission Justice, près de 6,5 milliards par an, auront augmenté de 9% entre 2008 et 2011. Si l’effort semble louable, une question demeure : l’accent, mis sur l’administration pénitentiaire, va-t-il permettre à l’ensemble de la justice de mieux fonctionner ? Car si l'on prend en compte le fait que cette dépense ne fait que compenser proportionnellement l'augmentation de la population carcérale et s'y voit presque exclusivement destinée, l'on se rend compte que la justice ressort, encore une fois, comme la grande perdante du budget de l'Etat. Michèle Alliot-Marie, garde des Sceaux depuis juin 2009, l’a encore reconnu le 13 octobre dernier, « La justice connaît un certain nombre de difficultés, et pas que des difficultés immobilières ». Pour y remédier, et en réponse aux nombreuses revendications internes, la ministre de la Justice souhaite créer 400 postes de greffiers et d’assistants de justice en 2010. Plus original, Mme Alliot-Marie entend mettre en place une réserve de juges parmi les magistrats qui viennent de passer de la vie active à la retraite... Du contradictoire dès le départ à l’habeas corpus : le système anglo-saxon imité Nicolas Sarkozy l’affirme, il « pense qu’il est possible d’aborder toutes les questions de justice avec le souci d’un dispositif équilibré et pleinement contradictoire ». Le juge Delmas-Marty, qui avait été à la tête du précédent comité de réflexion sur la réforme de la justice, estime également qu’il faut se tourner vers un nouveau système de justice : « pour dépasser le vieux clivage qui oppose une justice inquisitoire à la

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française à une justice accusatoire à l’anglo-saxonne, nous proposions une procédure contradictoire, combinant par hybridation le meilleur de chaque système ». Le comité Léger évoque finalement l’idée d’un habeas corpus à la française. L’habeas corpus est un des principes fondamentaux de la justice anglo-saxonne, grâce auquel le système accusatoire est justifié. Nicolas Sarkozy a repris cette proposition d'un habeas corpus à la française qui passerait par « la prise en compte d’un réel débat contradictoire dès l’origine du procès », coupant l'herbe sous le pied du magistrat instructeur et visant à réduire la durée des procédures, au risque d'une justice expéditive. De quoi réduire l'espérance d'un système mixte, et se rapprocher chaque fois plus du modèle anglo-saxon. Oui, aujourd’hui, la paupérisation de la justice et la suppression du juge d’instruction font de la France judiciaire une terre anglo-saxonne en puissance. La justice n’échappe pas au processus d’américanisation et de standardisation des sociétés. Après l’économie, les modes de consommation, la culture… le modèle judiciaire serait-il condamné à un nouveau formatage? La France a toujours su se démarquer en résistant aux trop fortes importations de ses modèles d'outre-manche et d'outreAtlantique et a toujours su conserver sa spécificité. Si en l'état, la réforme est inacceptable, le rapprochement du système anglo-saxon, avec les adaptations nécessaires, pourrait apporter un certain nombre d'améliorations à une institution en manque de repères. Car s'il semble en effet intéressant de se pencher avec attention sur la possibilité d’adopter une troisième voie, de sortir de la simple opposition frontale entre les systèmes accusatoire et inquisitoire de justice, la réforme actuelle ne le permet véritablement pas, comme nous l'avons brièvement vu. Mais, pourquoi, à l’image de la Cour pénale internationale, ne pas rénover la justice française pour la transformer sur un fondement mixte ? La CPI a par exemple choisi d’adopter un tel système qui fait coexister et collaborer un procureur indépendant et une chambre préliminaire qui contrôle le procureur, délivre les mandats et veille au respect des droits des victimes et de la défense. Ce système accompagné par exemple d'une réforme de l’aide juridictionnelle, permettant à tous, et non seulement à une fraction des plus démunis, d'avoir un accès équitable à la justice, pourrait faire l'objet d'intéressantes réflexions afin que, comme l’affirmait Rachida Dati, alors Garde des Sceaux, « nos concitoyens, tous nos concitoyens, retrouvent confiance dans leur justice ». Julie Froment, étudiante à SciencesPo Lyon, édité par JPBL

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Derrière les évidences: La vidéosurveillance Le 19 août dernier, suite à la publication des chiffres de l'Observatoire National de la Délinquance, qui notaient, entres autres, une hausse de plus de 4% des violences faites à la personne, Brice Hortefeux, Ministre de l'Intérieur, a annoncé l'objectif du gouvernement de voir passer le nombre de caméras de surveillance sur la voie publique de 20 000 à 60 000 d'ici à 2011. Cette déclaration ne fait que reprendre l'objectif fixé par Mme Michèle Alliot-Marie, qui en novembre 2007, avait rendu publique sont intention de voir la France dotée de 60 000 caméras de surveillance en 2009. Cependant, bien que faussement inédite, cette annonce n'a pas manqué de susciter un débat idéologiquement chargé, et qui s'est rapidement fixé sur les différences de perception du coût d'opportunité liberté/sécurité. Ainsi, ceux pour qui la sécurité est la première des libertés estiment que la vidéosurveillance des voies publiques n'est qu'un outil supplémentaire et nécessaire pour permettre aux forces de l'ordre de s'acquitter leur mission efficacement. Dans ce point de vue, à travers ces caméras, l'Etat se dote d'une capacité complémentaire pour remplir le rôle qui lui est assigné par le Contrat social: assurer la sécurité des citoyens, et dans ce cas précis leur permettre de se mouvoir librement et sans crainte dans l'espace public. A l'inverse, ceux pour qui la liberté est la première des sécurités dénoncent le danger que font peser ces nouveaux équipements sur les libertés individuelles, et s'émeuvent en pensant à la potentielle dérive vers une société « orwellienne » que ces nouveaux télécrans pourraient enclencher. Dans ce point de vue, l'Etat rompt le contrat social en enfreignant les conditions de respect des libertés individuelles qui président à sa validité. Bien qu'ici décrites à gros traits, ces positions semblent bien trop chargées en valeurs et en émotions pour pouvoir apporter une lumière utile au débat. C'est pourquoi, cet article entend reposer la question de la vidéo surveillance des voies publiques sur des bases concrètes. Qu'est ce que la vidéosurveillance? Pourquoi le débat autour de son utilisation est si présent depuis quelques années? Quels sont les objectifs d'un renforcement du nombre de caméras de surveillance? A la lumière de ces objectifs, quelle est l'efficacité de cette technologie? Pour quels risques? Voilà un ensemble de questions qui permet de repositionner ce débat, et de déplacer la question du coût d'opportunité liberté/sécurité, vers un plus pragmatique coûts/avantages.

Vidéosuveillance: De quoi parle-t-on? Tout d'abord, de quoi parle-t-on lorsqu'on évoque le mot de caméra de surveillance dans le débat actuel. Il s'agit de caméra destinées à être disposées sur la voie publique. On peut en effet admettre que les caméras de surveillance situées dans des lieux accueillant du public tel qu'un parking, un banque, ou un centre commercial, relèvent d'une logique différente. Lorsqu'on pénètre dans ces lieux, on accepte d'être surveillé. A l'inverse, sur la voie publique la légitimité de la surveillance est plus contestable, il n'y a pas de raison évident pour qu'un citoyen accepte de se faire filmer lorsqu'il sort de chez lui. D'ailleurs, si on peut, théoriquement, choisir de ne pas rentrer dans un magasin truffé de caméras, il est plus dur de passer sa vie enfermé dans sa maison. Quel cadre juridique régit actuellement l'installation et l'utilisation de ces caméras de surveillance sur la voie publique? Il s'agit de la loi Pasqua de 1995, amendée par la loi relative à la lutte contre le terrorisme de 2006. Cette loi prévoit les justifications acceptables pour l'installation d'une caméra de vidéosurveillance sur un espace public. Parmi celles-ci on trouve le besoin de protection des bâtiments publics et de leurs abords, de régulation du trafic routier, mais surtout, dans le cadre de notre débat, l'objectif de « prévention des atteintes à la sécurité des personnes et des biens dans les lieux particulièrement exposés à des risques d’agression ou de vol ». Ainsi tout

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installation de caméras doit faire l'objet d'une demande justifiée auprès des services préfectoraux. La loi de 2006 ajoute une dernière justification possible: la lutte contre le terrorisme. Celle-ci ouvre une brèche non négligeable dans l'encadrement juridique de l'utilisation de la vidéosurveillance. Par exemple, grâce à cette loi, le Préfet de Police de Paris peut décider de l'installation d'une caméra de surveillance pendant 4 mois sans avertir aucune autorité, si cette installation a pour objectif la lutte anti-terroriste. Etrangement c'est cette dernière justification qui fut retenue dans le Plan vidéosurveillance initié par le Ministère de l’Intérieur en novembre 2007, qui entend « lutter contre le terrorisme » en couvrant « le plus large territoire possible »1. A l'inverse, les objectifs publiquement assignés aux caméras de Vidéosurveillance par M. Brice Hortefeux lors de ses déclarations reprennent les thématiques déjà connues: dissuader les potentiels auteurs de délits, et si la dissuasion se révèle insuffisante, disposer d'images permettant d'identifier l'auteur du délit, en un mot de faciliter l'enquête. « La fin justifie les moyens » Après avoir défini le type de caméras visées par les mesures gouvernementales et les objectifs qui leur sont assignés, et avant d'interroger concrètement l'efficacité de ce dispositif, il convient de s'interroger sur le contexte qui s'est montré si favorable à l'irruption de la question de la vidéosurveillance dans le débat public. En effet, depuis quelques années les campagnes municipales sont rares durant lesquelles la possibilité d'installation de caméras de surveillance n'est pas abordée, par les partis politiques de droite comme de gauche. La vidéosurveillance est en effet une question qui puise ses racines à l'échelon local. Laurent Bonnelli, enseignant chercheur à Paris X-Nanterre et spécialiste des questions de sécurité, va chercher les raisons à la présence de cette question dans le débat dans la montée de la délinquance juvénile, qu'il fait remonter aux années 1960-1970 2. A cette époque, la transformation des quartiers populaires, l'anonymat des grands ensembles urbains, affaiblissent le contrôle social et les formes de disciplines qui pesaient sur les jeunes jusqu'alors. Ainsi, dans les années 1980, la question de l'indiscipline juvénile, et donc celle de l'ordre public, se pose de plus en plus aux élus locaux. Ceux-ci font l'objet de pression récurrentes de la part de groupes organisés et politiquement actifs, tels que des associations de propriétaires, de commerçants etc. , qui insistent pour que des mesures soient prises pour lutter contre ces formes accrues de délinquance. Une autre forme de pression est exercée par les compagnies d'assurance qui menacent d'augmenter leur cotisation si les collectivités locales ne placent pas leur patrimoine sous surveillance. Les élus se retrouvent donc contraints de rechercher des solutions. Il s'agit de rassurer les « bonnes familles » (développement de la Police municipales etc.) et de menacer les « mauvaises familles » (développement des couvre-feu pour mineurs, des Conseils des droits et des devoirs des familles etc.) Dans ce contexte la vidéosurveillance n'est qu'un avatar de plus des ces tentatives sans cohérence pour renormaliser les jeunes délinquants. Elle rassure les « bonnes familles » qui se promènent dans l'espace public. En effet IPSOS réalisé en mars 2008 auprès d’un échantillon de 972 personnes, 65% des personnes interrogées considèrent que la vidéosurveillance permet de lutter efficacement contre la délinquance et le terrorisme3. Et elle menace les « mauvaises familles » et va accessoirement jusqu'à les repousser loin des lieux fréquentés par les « bonnes familles ». A ce contexte premier, s'ajoute la tendance actuelle de réduction des formats des forces de police et de prévention (suppression de postes). La substitution de ces forces humaines par un outil technologique censé lutter contre un vaste panel de formes de criminalité apparaît alors comme une solution. Présentée comme le remède miracle aux problèmes de délinquance, la vidéosurveillance a 1 Extraits du Plan Vidéosurveillance de 2007, cité dans le rapport Vidéosurveillance et espaces publics réalisé par Mathilde FONTENEAU sous la direction de Tanguy LE GOFF pour l'IAU, octobre 2008 2 Extraits de propos tenu lors d'une table ronde organisée par Jacques Boutault, maire du Iième arrondissement de Paris 3 Sondage cité dans le même rapport, p.3

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donc gagné le coeur de beaucoup d'élus (qui par la même occasion bénéficient des subventions accordées par l'Etat dans le cadre de politiques incitatives au développement de cette technique), mais aussi d'une vaste partie de la population. En effet, d'après le sondage Ipsos précedemment cité, 71% des personnes interrogées se disent favorables à la présence de vidéosurveillance dans les lieux publics. Ainsi, de plus en plus, l'apologie qui est faite par certains élus et par le gouvernement de la vidéosurveillance s'approche fortement de la logique exprimée dans le fameux adage : « la fin justifie les moyens ». En effet, l'insécurité qui pèse sur les citoyens doit être combattue. L'Etat doit jouer son rôle, et pour cela, disposer des moyens les plus appropriés. La vidéosurveillance s'impose alors comme un outil fabuleux dont il aurait tort de se priver, pour le bien de la communauté. Après tout, Michèle Alliot-Marie n'a-t-elle pas affirmée en 2007, quand elle était encore Ministre de l'Intérieur, que « L’efficacité de la vidéosurveillance n’est plus à démontrer, des expériences étrangères l’ont largement prouvé, notamment au Royaume-Uni. »? Justement, il est maintenant temps de se pencher plus sérieusement sur ces expériences étrangères, et les études qui en ont été faites, afin de savoir si ce moyen (la vidéosurveillance) est réellement légitime à la lumière de sa fin (la lutte contre la criminalité). Pour cela, il est en effet nécessaire de se tourner vers l'Angleterre, pays qui s'est engagé très tôt dans la voie de la vidéosurveillance (début des années 1990) et compte aujourd'hui une caméra pour 14 habitants. En effet, en France, aucune étude scientifiquement sérieuse n'a été menée pour appréhender l'efficacité de cette technique. Celle-ci est plus ou moins acceptée comme évidente, alors qu'Outre-Manche, la CCTV (closed-circuit television) n'a jamais fait l'objet de critique aussi sévère. « Un fiasco complet » Cette phrase, prononcée par M. Mick Neville, responsable du Bureau des images, identifications et détections visuelles (Viido) de la police métropolitaine de Londres (Scotland Yard), illustre la disgrâce et le désenchantement dont fait l'objet la vidéosurveillance au sein des forces de l'ordre britanniques. Ces propos font suite à une série d'études qui jettent la lumière sur l'efficacité réelle de cette technologie, à la fois dans sa capacité à dissuader que dans son utilité pour mener l'enquête. Ainsi, dès 2003, un rapport commandé par le Home Office (équivalent du Ministère de l'Intérieur) affirmait que « De manière générale, on peut conclure que la vidéosurveillance ne réduit la criminalité que dans une faible mesure »4. Cette conclusion intervenait alors que, sur la période 1999-2003, les dépenses publiques en matière de vidéosurveillance avaient représenté 75% des fonds affectés à la prévention du crime. Dès lors, il convient d'affiner l'étude de l'efficacité dissuasive de la vidéosurveillance. En 2005, le Home Office a commissionné une étude, qui fut réalisé par deux criminologues de l'Université de Leicester (Gill & Spriggs) dans 13 villes ayant mis en place un système de vidéosurveillance, comparées à un panel de 13 villes similaires sans vidéosurveillance5. Les conclusions sont contrastées selon le type de délit. Ainsi il apparaît que les caméras ont un rôle dissuasif dans les lieux fermés dont l'entrée est surveillée (hôpitaux, parkings) et sur les délits prémédités, particulièrement les atteintes aux biens (vols de voitures etc.). En revanche, les études concluent à un effet nul sur les délits impulsifs (viols, agressions etc.), et plus généralement sur les atteintes aux personnes. En comparant les résultats, on se rend compte que les violences faites à la personnes ont diminué de façon significative pour 1 des 11 sites (deux n'ayant pas fourni d'informations exploitables), ont augmenté de façon non significative pour 3 d'entre eux, alors que 7 d'entre eux voyaient ces violences augmenter de façon significative. A Airdrie (banlieue de Glasgow), les délits de type cambriolages, vols de voitures, vols à l'étalage etc. ont diminué de 48%, les crimes sexuels et agressions violentes n'ont pas évolué, et les troubles à l'ordre public (bagarres 4 « CCTV 'Not a crime deterrent' », BBC News Online, 14 Août 2002, disponible sur http://news.bbc.co.uk/2/hi/uk_news/2192911.stm 5 Les chiffres qui suivent sont tous tirés du compte-rendu fait de cette étude dans le rapport Vidéosurveillance et espaces publics réalisé par Mathilde FONTENEAU sous la direction de Tanguy LE GOFF

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etc.) ont augmenté de 133%. Bien sûr, il ne faut pas conclure de ces chiffres qu'en plus de ne pas prévenir les délits, la vidéosurveillance les exacerbent. En effet, à travers ces données, on jette la lumière sur un des paradoxes qui entravent toute tentative d'évaluation de ce dispositif: puisqu'il est censé à la fois prévenir et détecter les délits (pour en identifier les auteurs), doit-on chercher son efficacité dans la baisse du nombre de délits, ou dans leur hausse? De plus il est clair qu'une étude sérieuse différencie l'impact en fonction des délits. On peut faire l'éloge de la vidéosurveillance pour les vols de voitures, mais pas pour les violences personnelles et les troubles à l'ordre public. Or c'est souvent pour lutter contre ces catégories de crime que les autorités publiques justifient l'installation de caméras de surveillance. Ainsi à Birmingham, Gill et Spriggs ont noté que l'utilisation de ce dispositif se faisait à 19% contre les vols, et à 28% pour le maintien de l'ordre public. Concluons donc franchement: la vidéosurveillance est inutile dans son rôle de dissuasion. Il reste toutefois un des supposés rôles des caméras de surveillance à étudier: l'aide que les images peuvent apporter aux forces de l'ordre pour identifier les auteurs de délits. Une fois de plus M. Neville jette une lumière sur le débat; il affirme ainsi dans la déclaration citée précédemment que cette technologie a été utile pour la résolution d'un délit sur mille en 2008 dans les zones les plus pourvues de CCTV6, et pour seulement 3% des délits ayant eu lieu sur les voies publiques de Londres en 2006. En août 2009, un rapport interne de la Police britannique révélé par Skynews7 concluait quant à lui que les enregistrements des caméras de surveillance de Londres n'ont été utiles que pour résoudre moins d'un crime pour 1000 caméras, ce qui, au vu du coût d'un tel dispositif, est un rendement dont la faiblesse effraie. Enfin, un rapport du Ministère de l'Intérieur français datant de juillet 2009, censé enfin prouver aux élus locaux récalcitrants l'efficacité de la vidéosurveillance, n'est en réalité guère plus convaincant : sur les 63 brigades de Gendarmerie retenues pour l'étude, seulement un 12 faits par an (donc 1 par mois) et par brigade ont été résolus grâce à l'utilisation des images enregistrées de caméras de surveillance. La vidéosurveillance ne semble donc pas plus utile pour la police qu'elle ne l'est pour prévenir les délits. Une question demeure: pourquoi? Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer l'inefficacité de ce dispositif. Certaines sont liées à la technologie elle-même. Ainsi, comme George Moreas, Commissaire principal honoraire de la Police Nationale l'explique, la qualité de l'image produite par ces caméras est souvent très médiocre. En lieu et place de visages, les enquêteurs ne disposent souvent que de traits grossiers pour identifier l'auteur du délit, et font face à des vidéos inutilisables devant la justice. Ce problème est évidemment exacerbé la nuit, surtout quand l'installation de caméras n'est pas accompagnée d'une amélioration de l'éclairage urbain comme c'est souvent le cas8. Par ailleurs lesdites caméras ne sont pas encore capable d'ôter de force la capuche, la casquette ou le béret des individus qu'elle filme... En dehors de cette faiblesse technique, l'efficacité de la vidéosurveillance est entravée par le facteur humain qu'elle comporte. En effet derrière ces caméras, il y a des hommes chargés de visionner les images (du moins en théorie) dans des salles de contrôle. Ces « opérateurs » ont à faire à un flot immense et ininterrompu d'images que même le plus zélé d'entre eux aurait du mal à gérer. Un opérateur doit surveiller plusieurs écrans à la fois, et chaque écran est rélié à plusieurs caméras. Dans ces conditions il est illusoire de croire que la gestion de la montagne d'information produite par les caméras est efficacement traitée. Noé le Blanc, journaliste spécialisé dans les questions de sécurité, rapporte dans l'un des ses articles9 le désarroi témoigné par des opérateurs devant le nombre de délits filmés mais manqués alors qu'ils regardaient le « mauvais » écran. Plus significatif 6 « CCTV cameras help to solve one in every 1000 crimes », The Independent UK (Online), 24 Août 2009, disponible sur http://www.independent.co.uk/news/uk/home-news/cctv-cameras-help-to-solve-one-in-every-1000-crimes1776678.html 7 Mark White, « CCTV boom 'Failing in fight against crime' », Skynews (Online), 24 Août 2009, disponible sur http://news.sky.com/skynews/Home/UK-News/Internal-Police-Report-Recommends-New-Focus-On-CCTV-SayingCurrent-Use-Is-Ineffective/Article/200908415367491 8 Propos tenus lors de la table ronde déjà mentionnée 9 « Sous l'oeil myope des Caméras », Le Monde Diplomatique (Online), septembre 2008, disponible sur http://www.monde-diplomatique.fr/2008/09/LE_BLANC/16294#nb4

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encore, Georges Moreas explique simplement que beaucoup de caméras de surveillance de Paris sont reliées à des salles de contrôle... vides la plupart du temps. Si le fait que ces opérateurs (quand ils sont présents) manquent certaines informations est important, c'est que, pour des raisons techniques évidentes de stockage, seuls 5% des images produites sont enregistrées. Pour lutter contre le flagrant délit il faut donc visionner ces images en temps réel. Il faut ensuite que la communication entre les opérateurs et la police soit effective, ce qui, d'après l'étude Gill & Spriggs est rarement cas, les forces de l'ordre mettant souvent en doute le professionnalisme et les récits de ces agents. Il faut enfin que la police puisse réagir rapidement en déployant des forces sur le lieu de l'agression. Or l'argent qui est investi dans les caméras constitue autant de moyens non attribués à des formes plus classiques de lutte contre les délits. Sans intervention policière, on peut douter que le citoyen se sente rassuré par un dispositif qui lui assure à peine d'être « visionné » par opérateur alors qu'il se fait agresser, et lui offre l'hypothétique consolation que son agresseur soit retrouvé. Par ailleurs les caméras de vidéosurveillance sont souvent rendues inefficaces du fait même de leur localisation. Pressés de mettre en place ce nouveau dispositif, les élus locaux, souvent dépourvus de guide méthodologique pour monter leur projet, négligent de mener des études approfondies pour savoir où ces caméras seraient les plus utiles, en fonction du type de délit visé. Puisque l'Etat ne les encourage pas à pratiquer une évaluation régulière de ces nouveaux systèmes, la situation a peu de chances de changer. Enfin, au vu de son inefficacité, le coup de grâce porté à la vidéosurveillance, c'est son coût. Selon M. Neville, le gouvernement britannique a dépensé plus de 500 millions de Livres sur cet équipement. A Lyon, l'installation en 2006 de 154 caméras à coûté 9,1 millions d'euros à la ville 10, et ce chiffre ne prend pas pas en compte le coût de fonctionnement (paiement d'opérateurs 24h/24), ni de maintenance. Dans une période où les contraintes sur les budgets se font de plus en plus lourdes, il serait surement plus judicieux de rediscuter un tel investissement pour une technologie si peu efficace, et reconsidérer les décisions actuelles qui visent à supprimer des postes de fonctionnaires de forces de l'ordre (10 000 d'ici 2012 selon le Syndicat général de la Police (SGP-FO). Un tel portrait de la vidéosurveillance devrait suffire en soi à en décourager l'usage. Mais en outre, non contente d'être complètement inefficace, cette technique risque de générer des effets pervers qui achèvent de la disqualifier. « Vidéodiscrimination, Vidéooppression, Vidéonormalisation » Ces termes ont été développés par Noé le Blanc pour qualifier les effets réels de la vidéosurveillance, et en réaction à l'utilisation par les défenseurs de cette technique de nouveaux termes comme « Vidéoprotection », voire même « Vidéoconvivialité ». C'est son analyse qui est développée dans les paragraphes suivants11. Celui-ci explique tout d'abord que la marée d'information qui submerge les opérateurs de salles de contrôle les oblige à développer des stratégies pour trier les images. Pour cela, il est tentant d'élaborer des catégories de passants, et de se concentrer sur celles plus susceptibles d'avoir des « attitudes suspectes ». Ainsi, d'après Noé le Blanc « 86 % des individus surveillés ont moins de 30 ans, 93 % sont de sexe masculin, et les individus noirs ont deux fois plus de chances de faire l’objet d’une attention particulière que les individus blancs »12. On peut se poser la question s'il est plus rationnel de surveiller de manière accrue des populations qu'on estime criminogènes (jeunes, minorités, SDF), en vue d'améliorer l'efficacité de la surveillance, où si l'éthique impose un traitement égal de tous les individus. Quoi qu'il en soit ces stratégies d'opérateurs créent de la discrimination et des « catégories » de citoyens. Cette discrimination n'est pas sans effet. Si à l'instar John Gatlung on définit la violence comme un phénomène présent lorsque les individus sont 10 p.16 du rapport Vidéosurveillance et espaces publics 11 Analyse développée entre autres lors ors d'une table ronde organisée par Jacques Boutault, maire du Iième arrondissement de Paris 12 Noé le Blanc «« Sous l'oeil myope des Caméras », Le Monde Diplomatique (Online), septembre 2008 »

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influencés de manière telle que leurs réalisations (achèvements) physiques ou mentales actuelles sont inférieures à leur réalisations potentielles13, alors cette discrimination produite par la vidéosurveillance constitue une véritable violence structurelle accrue pour une certaine partie de la population. En effet, les individus qui savent être visés particulièrement par le système de vidéosurveillance vont déserter les zones surveillées. On risque alors de renforcer des phénomènes de ghettoisation des périphéries d'une part (où ce qui est considéré comme de la marginalité est rejetée), et d'autre part de gentrification des zones surveillées, des centres villes notamment, où seul circuleront les individus qui ne ressentent pas la violence structurelle de la vidéosurveillance, n'ayant pas l'impression d'être surveillés. Ce sentiment est bien illustré par les sondages qui montrent une opinion largement favorable à l'installation de caméras de surveillance, et qui, de manière générale, se dit non gênée par le fait d'être filmée. Effectivement, pour la plupart des cas, la caméra ne va pas « regarder » cette catégorie de la population... Ainsi pour Noé le Blanc, la Vidéosurveillance est « une institutionalisation, une technologisation du délit de faciès »14. En d'autres termes une nouvelle violence installée dans portée par une nouvelle structure. Noé le Blanc poursuit son analyse en posant la question suivante: qui surveille qui? Selon lui ce n'est pas l'Etat en soi, personnifié en une espèce de Big Brother, qui surveille les citoyens. La vidéosurveillance est en réalité la surveillance d'une certaine classe sociale par une autre classe sociale dominante. Noé le Blanc note ainsi une corrélation très forte entre le creusement des inégalités sociales et le développement de ce système de surveillance, citant en appui l'exemple de la Grande-Bretagne. La vidéo surveillance servirait à surveiller ces masses appauvries potentiellement turbulentes. Elle serait en réalité une Vidéooppression. Enfin, comme expliqué plus haut, la vidéosurveillance risque de créer des zones d'apartheid sociale, desquelles les individus ayant un comportement considéré gênant seront exclus. Pour illustrer cet argument, Noé le Blanc utilise l'exemple du centre commercial qui cherche, à travers la vidéosurveillance à éloigner les individus susceptible de perturber les acheteurs. Pour lui ce modèle est aussi celui de la vidéosurveillance appliquée aux voie publiques: dans un certain espace, défini, clos et surveillé, on cherche à regrouper les gens se ressemblant, à normaliser les comportements. On applique une Vidéonormalisation. La vidéosurveillance est donc une technologie à la fois inefficace et perverse. Se pose donc une question centrale: pourquoi continue-t-elle d'occuper le débat public et d'être défendue par de nombreuses élites politiques? La réponse est à chercher dans les soubassements idéologiques du discours qui soutient l'utilisation de cette technologie, et dans les réalités que celui-ci cache. La vidéosurveillance, ultime avatar du Panoptisme Dans l'engouement que provoque la vidéosurveillance au sein des gouvernements et des populations, et dans les arguments employés pour la défendre, on peut percevoir quelque chose qui relève de la croyance scientiste en la capacité de la technologie, et spécialement d'une technologie nouvelle, à résoudre seule tout un éventail de maux dont souffre la société. Cette croyance est bien illustrée dans Le Panoptique écrit par le philosophe utilitariste Jeremy Bentham. Dans ce livre, celui-ci imagine un modèle architectural de prison où les cellules sont disposées en cercle autour d'une cour intérieure, au centre de laquelle se trouve une tour abritant un gardien. Celui-ci peut alors observer tous les prisonniers sans même que ceux-ci s'en rendent compte. Cette disposition crée donc chez les détenus un sentiment d'omniscience invisible. Le but recherchée par cette technique est que ce regard tout-puissant devienne culpabilisateur pour les prisonniers et que sa simple action suffise à réformer leurs âmes et à les remettre dans le droit chemin. Bentham l'écrit lui-même : « La morale réformée, la santé préservée, l'industrie revigorée, l'instruction diffusée, les charges publiques allégées, l'économie fortifiée - le Nœud Gordien des lois sur les pauvres non pas tranché, mais dénoué - tout cela par une simple idée architecturale . ». Lorsque qu'on attend de la 13 Gatlung J., Violence, peace and peace research, Journal of Peace Research 1969/6, p. 167 14 Extrait de propos tenus lors la même table ronde

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vidéosurveillance qu'elle dissuade, par la simple magie de sa présence, les vols, les agressions, le vandalisme, les troubles à l'ordre public, et qu'elle permette d'arrêter les auteurs de tous ces délits, on relève parfaitement de cette foi irraisonnée en la capacité d'une technique à résoudre tout un pan des maux dont souffre la société. A partir de l'exemple cette nouvelle prison, le Panopticon, Michel Foucault, dans son livre Surveiller et Punir (1975), développe l'idée d'un panoptisme qui fonctionne indépendamment de tout dispositif architectural. Ce panoptisme abstrait désigne le processus par « lequel la collectivité et les individus entretiennent un nouveau savoir sur ces individus »15. Michel Foucault oppose le processus de Panoptisme, qui se développe dans les sociétés modernes, aux organisations sociales précédentes, décrites par lui comme des sociétés du spectacle. Dans ces sociétés, le pouvoir s'exerce par l'acte de montrer. Foucault prend pour exemple la violence des exécutions publiques de la société d'Ancien Régime, censées déployer au grand jour le pouvoir royal. Les personnes qui sont vues sont rares et dominent la société (le roi etc.), et celles qui les regardent restent dans l'ombre. A l'inverse selon John Lyons, avec le Panoptisme « posséder le pouvoir consiste à voir, tout en restant invisible – c’est-à-dire sans se laisser capter dans le savoir des autres. Le Panoptisme renverse la civilisation du spectacle de telle sorte que désormais aucun détail, aucun acte, aucun individu ne sont sans intérêt pour l’observateur »16. Le Panoptisme a pour but de créer un savoir sur l'individu. Comme la caméra de surveillance qui permet à l'observateur d'étudier un par un les passants sur un espace délimité, le Panoptisme a pour effet de faire ressortir les individus du groupe, et de permettre leur comparaison. La vidéosurveillance recherche recherche à faire émerger l'individu de la foule. C'est l'individuation technologisée, le Panoptisme poussé à son paroxysme technique. On ne surveille pas une masse, mais on compare les comportement de chaque élément de cette masse par rapport à une attitude prédéfinie comme normale. Ainsi, pour John Lyons « un nouvel individu est ainsi conçu : Objet de ce savoir, la personnalité panoptique constitue la force active du système, puisque celui-ci dépend de la croyance inculquée à l’individu selon laquelle tout peut être observé à tout moment »17. Pour le même auteur, le Panoptisme a pour caractéristique « la mise en place d’une conscience d’être vu, « un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir » (p. 202)18 et la création d’un état moderne de solitude sans un repli de liberté »19. A travers cette conscience d'être vu, on essaye de provoquer en l'individu une transformation positive: le dissuader de commettre des délits, de recourir à la violence, l'inciter à normaliser son comportement. Le Panoptisme, s'il fonctionne parfaitement, doit rapidement rendre la punition des comportements déviants inutile, puisqu'il n'y aura plus de comportements déviants. Le regard du pouvoir a une fonction disciplinaire et normalisatrice. Par ailleurs, comme le notent Jacques Colson et David Couzens Hoy20 « l'objet du pouvoir [l'individu surveillé] est partout pénétré par le regard à la fois bienveillant et sadique d'un pouvoir diffus et anonyme dont l'existence réelle devient bientôt superflue dans l'exercice de la discipline ». On voit à quelle point cette réflexion est pertinente dans le cas de la vidéosurveillance, puisque comme on l'a vu le visionnage des images est dans la plupart du temps inefficace, et parfois même absent : il n'y a pas d'opérateurs, les caméras tournent dans le vide. Derrière la vidéosurveillance, il y a donc la croyance, directement issu de la théorie du Panoptisme, que la simple présence de caméras sur la voie publique, même non activement gérées par des opérateurs, suffira à produire tous les effets bénéfiques qu'on attend de la vidéosurveillance. La technologie, délestée de tout facteur humain, réformera à elle seule l'individu. On touche là au coeur du problème de la vidéosurveillance: derrière cette foi proclamée en la toute-puissance de cet ultime avatar technologique du Panoptisme qu'est la vidéosurveillance, se cache en réalité un véritable désengagement de l'Etat de son rôle de gardien de la sécurité des individus. 15 16 17 18 19 20

Lyons J., Au seuil du Panoptisme général, XVIIe siècle 2004/2, n°223, p.277 Idem p. 278 Idem Citation de Michel Foucault dans Surveiller et Punir (1975) Idem p. 279 Dans Michel Foucault, Lectures critiques, Editions Universitaires/De Boeck Université, 1989, 265 pages (p.218)

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En effet, l'Etat, en affirmant aux citoyens qu'il s'engage dans la protection de leur sécurité en investissant dans la vidéosurveillance, leur ment. Derrière les justifications apportées à ces mesures, qui relèvent de la mythologie technologique et l'idéologie panoptique (qui a l'avantage d'avoir un écho important dans l'opinion publique), l'Etat vend au citoyen une politique de sécurité inefficace. A travers cette rhétorique, l'Etat fait croire au citoyen à la toute-puissance de la vidéosurveillance, et se désengage parallèlement des formes plus efficaces de prévention des délits. Puisque que la présence de caméras de surveillance va transformer l'individu et régler le problème de la violence, à quoi bon investir dans un renforcement de la police de proximité, par exemple? Ainsi, quand Brice Hortefeux réagit aux mauvais chiffres de la délinquance par une grande déclaration annonçant qu'il va renforcer la vidéosurveillance, il annonce en réalité un plus grand désengagement de l'Etat de la politique de sécurité. Enfin, en Angleterre, le développement de la vidéosurveillance risque même de donner lieu à un abandon par l'Etat de sa prérogative en matière de sécurité. On peut déjà questionner la délégation des gestion de ces système de surveillance à des entreprises privées, et se demander si cette pratique n'est pas qu'une première étape vers une délégation plus généralisée de la prérogative de maintien de la sécurité publique vers le secteur privé. Mais un exemple en Grande-Bretagne est bien plus inquiétant : il montre qu'à terme la vidéosurveillance fait peser le risque que l'Etat délègue la prérogative de maintien de l'ordre public....aux citoyens eux-mêmes. En effet, pour augmenter l'efficacité de ce système de surveillance la Police anglaise a jugé bon de rendre disponible sur internet les images d'individus suspectés de vols, aggressions et viols, afin d'en appeler à la coopération des citoyens pour pouvoir les identifier. On imagine quels problèmes peut poser la généralisation de la publication de ce genre d'images. En effet, qu'est-ce qui peut nous assurer qu'un individu, croyant reconnaître une des personnes recherchées (avec toute l'incertitude que fait peser la mauvaise qualité de ces images!), ne va pas chercher à rendre la justice lui-même? Mais cette dérive risque d'aller beaucoup plus loin. Constatant que l'absence de visionnage sérieux de la plupart des images produites par la vidéosurveillance était une entrave réelle à l'efficacité de cette technique, une entreprise anglaise du nom inquiétant d'Internet Eyes, a décidé de franchir un nouveau pas dans l'utilisation de cette technologie. Elle propose à n'importe quel citoyen de s'inscrire sur un site internet diffusant les images de caméras de surveillance d'entreprises clientes d'Internet Eyes, afin d'y jouer le rôle de « super snooper » ou « super dénicheur », autrement dit, de passer leur temps à visionner les images afin de reporter les délits commis par n'importe quel autre citoyen, qui auraient autrement été manqués. Les bons citoyens-dénicheurs, ceux qui reporteront le plus délits avérés, se verront attribués des points, qui se transformeront en rémunération. Ainsi, plus on est zélé en délation, plus on espionne notre voisin, plus on gagne d'argent. En voilà une bonne idée. Peu importe si en agissant de cette manière on crée une société de surveillance et de suspicion permanente, confirmant ou réalisant ainsi l'idée hobbesienne qui veut que les hommes ont un penchant naturel à se méfier les uns les autres, si au final on augmente l'efficacité de la vidéosurveillance! Le site internet va même plus loin: il établit un tableau de chasse des « criminels » arrêtés, en précisant le délit de chacun d'entre eux (quid du droit à l'oubli?) et quel super-héros citoyen l'a coincé. Voilà une belle forme de reconnaissance sociale rendue possible pour tous les citoyens... Grâce à ce système le groupe des gentils-citoyens pourra rendre gloire à ses héros, et déchainer sa violence sur des boucs-émissaires trainés en place publique. On en reviendrait presque aux sociétés primitives décrites par René Girard. Mais là où ce système s'avère tout à fait significatif de la réalité de la vidéosurveillance, c'est que ses concepteurs espèrent l'élargir aux caméras de vidéosurveillance publiques. Que penser d'un Etat qui, incapable d'assurer lui-même la gestion d'un dispositif mis en place pour maintenir l'ordre public, délègue cette prérogative à ses citoyens? Selon l'idée que Robert Cover , développé dans son article « Violence and the World »21, dans le processus à travers lequel les citoyens confèrent à l'Etat le monopole de la violence légitime (processus à la base de la formation de l'Etat), et donc la prérogative d'assurer leur sécurité, les citoyens, par la même occasion, se désinvestissent de la gestion de la violence. Si, partant d'un point de vue Freudien, on estime que chaque individu porte 21 Publié en 1986 dans le Yale Law Journal

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en lui une part de rancoeur et de violence, alors, à travers ce processus, les citoyens redirigent cette violence vers une structure, l'Etat, chargée de l'exprimer à leur place. Cover estime ainsi que la loi est une expression et un outil d'organisation sociale de la violence manifeste dans la société. Au lieu d'être exprimée de manière anarchique par les individus, cette violence est inscrite dans un système, elle est structurelle. Maintenant, si l'Etat en venait à demander aux citoyens de visionner les images prises par les caméras de surveillance afin d'aider à la détection des délits, il demanderait par la même occasion aux citoyens de se réinvestir dans la gestion et l'expression de cette violence. Car si on demande au citoyen de faire le travail de l'Etat: prévenir et détecter les délits, il n'y a qu'un pas vers la deuxième étape de se travail: en punir les auteurs. On en revient à la dérive possible de l'individu se faisant justice lui-même. Ainsi, en demandant au citoyen de se ré-impliquer dans gestion du maintien de l'ordre public, alors que de son côté l'Etat s'en désinvestit, celui-ci abandonne une des prérogative fondamentale à la base de sa formation: assurer la sécurité des citoyens pour leur permettre de vivre une vie libérée du sentiment de crainte etc. En quelque sorte, en agissant ainsi l'Etat rompt le contrat social. Conclusion: Maintenir la sécurité, rejeter la vidéosurveillance En conclusion, il semble nécessaire de sortir de la dichotomie sécurité/liberté pour jeter un regard éclairer sur la question de la vidéosurveillance. Certes, il est évident que l'installation à grande échelle d'un système de vidéosurveillance des voies publiques présente un danger réel pour les libertés individuelles. Le rapport d'activité de la CNIL en 2006 alerte l'opinion publique sur la menace que constitue la possibilité de « tracer » les citoyens, qui est rendue plus facile avec ce système de surveillance. Par ailleurs, La Palisse l'aurait dit s'il avait vécu aujourd'hui, il est plus facile de détourner un réseau de surveillance vers une utilisation liberticide s'il existe, que s'il n'existe pas. En effet, la vidéosurveillance si elle est développée produira des images, et ouvrira donc des possibilités. Dès lors, des questions se posent: comment les images enregistrées serontelles sécurisées, combien de temps seront-elles conservées, quels systèmes seront mis en place pour contrôler l'efficacité des garde-fous encadrant l'utilisation de cette technologie? En effet, à la lumière des récents dysfonctionnements et fuites des (trop?) nombreux fichiers de police (fonctionnaires de Police consultant la fiche de personnalités en toute impunité pour passer le temps, publication de certaines de ces fiches sur internet etc.), on peut se demander quelle confiance avoir dans la gestion des informations récoltées par la vidéosurveillance. Enfin si cette technique venait à se perfectionner, il est légitime de spéculer sur les liens qui pourraient être établis avec d'autres méthodes de surveillance et de fichage des citoyens, telles la biométrie (qui pourrait permettre de reconnaître automatiquement un visage filmé et d'y associer un nom), ou la géolocalisation par GPS ou téléphone portable. Pour toutes ces technologies, les barrières établies pour en contrôler l'utilisation sont encore aujourd'hui trop poreuses pour être rassurantes. Toutefois, reposer le débat de la vidéosurveillance sur des bases concrètes suppose d'en questionner l'efficacité, à la lumière de son coût (au sens large du terme). On se rend alors compte que, des deux objectifs de prévention et de détection des conflits assignés à cette technique, aucun n'est réellement atteint. Parallèlement, une étude approfondie révèle que ce système peut générer de nombreux effets pervers, dont certains portent atteinte aux principes même de la République. La discrimination est un de ces effets, mais d'autres représentent des dangers équivalents. Par exemple, Georges Moreas, avertit sur le risque de retournement de la charge de la preuve que pourrait engendrer la vidéosurveillance22. Ainsi, un suspect pourrait un jour se trouver dans la situation où des agents des forces de l'ordre, estimant que les images d'un auteur de délit lui ressemblent et l'accusent, lui demandent de prouver que ce n'est pas lui. Quel respect dans ce cas pour la présomption d'innocence? Ainsi, condamner la vidéosurveillance ce n'est pas faire l'apologie d'une société de chaos où l'insécurité règne en maître. C'est au contraire détourner l'attention d'une technique coûteuse et 22 Propos tenu lors de la table ronde citée précédemment

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inefficace, et la recentrer vers d'autres techniques qui ont fait leurs preuves (éclairage public, Police de proximité etc.). C'est déchiffrer et déconstruire la rhétorique scientiste et panoptique qui fait de la vidéosurveillance la panacée face à l'insécurité constatée dans nos sociétés. C'est lutter contre « l'essentialisation » du crime, qui est vu comme un acte monolithique qui requiert une solution unique, sans que soient posées des questions fondamentales comme : qui commet quel crime? Pour quelles raisons et dans quelles circonstances ? . C'est enfin attirer l'attention du citoyen sur les réalités que cachent le discours défendant la vidéosurveillance, en démontrant que cette technique n'est pas un investissement efficace de l'Etat dans la lutte contre l'insécurité, mais en plus risque fortement de mener à l'abandon de cette prérogative par ce dernier. On se rend compte alors que si évidence il y a quant à l'utilisation de la vidéosurveillance, c'est qu'il faut la rejeter. Florian Dautil

Références

« Vidéosurveillance et espaces publics réalisé » par Mathilde FONTENEAU sous la direction de Tanguy LE GOFF pour l'IAU, octobre 2008, disponible sur http://www.iauidf.fr/fileadmin/Etudes/etude_534/Synthese_video_esp_public.pdf Rapport sur l’efficacité de la vidéoprotection, Ministère de l’Intérieur de l’Outre-Mer et des Collectivités territoriales, juillet 2009, disponible sur http://www.localtis.info/cs/BlobServer? blobcol=urldata&blobtable=MungoBlobs&blobkey=id&blobwhere=1250155764842&blobheader= application%2Fpdf Le Goff Tanguy, Heilmann Eric, « Videosurveillance: un rapport qui ne prouve rien », septembre 2009 disponible sur http://www.laurent-mucchielli.org/public/Videosurveillance.pdf Bétin C., Martinais E. et Renard M.C, Sécurité, vidéosurveillance et construction de la déviance: l'exemple du centre-ville de Lyon, Déviance et Société 2003/1, 27, p.3-24 Noé le Blanc «« Sous l'oeil myope des Caméras », Le Monde Diplomatique (Online), septembre 2008 » disponible sur http://www.monde-diplomatique.fr/2008/09/LE_BLANC/16294#nb4 Manach Jean-Marc, « Technologie de surveillance ou de discrimination », 31 Août 2009, disponible sur http://www.internetactu.net/2009/08/31/technologies-de-surveillance-ou-dediscrimination/#pariscctv Foucault Michel, Surveiller et Punir. Naissance de la prison. Paris: Editions Gallimard 1975, Chapitre « Le Panoptisme » Lyons J., Au seuil du Panoptisme général, XVIIe siècle 2004/2, n°223, p.277-287

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Repenser l’évaluation des politiques de sécurité et de prévention de la délinquance en France L'évaluation des politiques est une pratique indispensable à la démocratie. Or l'évaluation « à la française » se focalise trop souvent sur les principes de gestion, ignorant trop souvent l'impact réel de ces politiques. En décortiquant les méthodes d'évaluation des politiques de sécurité et de prévention, nous montrerons ainsi les limites des méthodes d'évaluation françaises, trop gestionnaires. Évaluation bien singulière que celle que l’on trouve sur le site des Jeunes UMP, et révélatrice du problème lié à l’évaluation des politiques de sécurité en France : «Les chiffres sont significatifs et illustratifs de l’action sans faille menée de longue haleine par le Président de la République depuis son élection; 2 millions : c’est le nombre de crimes et délits évités depuis 2002. 39 % : c’est le nombre d’élucidation des affaires entre mars et juin de la même année 2009. Enfin, en bref, 25 : c’est le nombre de quartiers sur lesquels l’action de la force publique s’est concentrée en priorité. Ainsi, des résultats concrets qui ont nécessité des mesures exemplaires afin d’y parvenir». Cette multiplication de chiffres et de statistiques, qui nous sont exhibés bruts, sans aucun semblant d'analyse, comme valant pour eux-mêmes alors qu'ils ne permettent aucune évaluation de l'efficacité réelle de la politique de sécurité du gouvernement (qu'est-ce que des crimes et délits évités, que signifient 39% d'élucidations d'affaires, pourquoi 25 quartiers?) montre l'inanité actuelle du débat public en ce qui concerne les politiques de lutte contre la délinquance. Évaluer une politique, ce n’est pas citer des statistiques à tout bout de champ, ni même, de manière plus réfléchie et rationnelle, faire un constat de ce qui a été mis en place. L’évaluation commence lorsque l'on dépasse le stade du simple bilan et que l'on entre dans la sphère de l’analyse des conséquences de l’action menée. Ainsi, s’il est aisé de citer chiffres et statistiques, cela ne garantit pas un quelconque apport au débat public, la question de l’évaluation étant bien plus épineuse, notamment dans un domaine aussi délicat que celui de l’insécurité et des politiques pénales. Trouver des évaluations réelles des politiques françaises de sécurité et de prévention de la délinquance n’est pas aisé. Si l'on peut saluer des initiatives isolées de criminologues tels Pierre Victor Tournier, qui résume et analyse hebdomadairement l'évolution des indicateurs de délinquance avec une régularité et une neutralité louables, elles n'ont en général que peu d'impact sur le débat public et restent très largement marginales. En effet, l’évaluation, comprise non comme le bilan chiffré d’une politique menée, mais comme la mesure de l’impact de cette politique sur la société, reste très minoritaire dans un espace médiatique où priment sondages et effets d'annonce. Le souci même d’évaluer les politiques est très récent en France puisqu’il est né avec le concept d’”État moderne”, inventé par le gouvernement Rocard à la fin des années 1980 et est aujourd'hui plus le prétexte a une guérilla politique permanente que l’occasion d’une analyse de fond des effets sociétaux de l'action de l'État. S'il n'existe pas au niveau national de véritables politiques d'évaluation en termes de sécurité, ce constat ne se retrouve pas aux échelles inférieures. Par exemple, si aucune évaluation scientifique n’est réellement menée au niveau étatique sur les politiques de sécurité dans leur globalité, les contrats de sécurité, passés entre le ministère de l’intérieur et les communes sont systématiquement accompagnés d'études intégrant un caractère évaluatif. Trois types d'évaluations peuvent être menées. Les évaluations «administratives» se présentent sous forme de tableau synthétisant les contrats passés et les moyens mis en œuvre. Elles s’apparentent plus à un bilan financier qu’à une réelle évaluation. Les études «internes» sont réalisées par des évaluateurs rémunérés par les communes ayant passé avec l’État un contrat de sécurité. Depuis 2005, ces études sont devenues des «diagnostics préalables de sécurité», réalisés selon un modèle fourni par le

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ministère de l’Intérieur. Aujourd’hui obligatoires au lancement d’une politique de sécurité, ils dressent le bilan de la situation avant la mise en œuvre de la politique et définissent les objectifs et les moyens de la politique à venir. Enfin, les évaluations «formatives», amorcées dès 1985 afin d’évaluer la police, puis élargies à toutes les politiques de sécurité et de prévention de la délinquance, ont pour but d’analyser les faiblesses des politiques et de faire des propositions afin de les améliorer. Ces analyses, trop descriptives, n’ont cependant pas abouti jusqu'ici à des propositions concrètes et n’ont pas donné les résultats escomptés. Elles ont peu à peu été abandonnées, ou du moins marginalisées, au profit de diagnostics stéréotypés produits par des entreprises privées, dont le souci principal est celui de la rentabilité financière. Ainsi, ces études (administratives, internes et formatives), dont le but est de souligner les difficultés rencontrées à la mise en œuvre d’une mesure et de dresser un bilan des contrats passés entre l'État et ses communes afin de décider de l’éventuelle poursuite d’une politique, perdent, par l'absence d'analyse sérieuse des résultats et des conséquences de ces mêmes politiques, l'intérêt qui les avait vu naître. Il est dans le même temps aisé de comprendre que, pressés par un agenda politico-médiatique décidé au niveau national par des politiques ne bénéficiant pas des mêmes outils de mesure, les élus locaux ne puissent se permettre d'en dévier véritablement sans en payer le prix fort. Car au niveau national, si les données existent, leur compilation pose problème. Les observatoires, véritables inventions françaises, constituent une base de données impressionnante, rendant caduque toute critique potentielle concernant l'absence de données sur la délinquance en France. Ces organismes indépendants, dont les plus importants sont l’Observatoire National de la Délinquance (OND) et l’Observatoire National des Zones Urbaines Sensibles (ONZUS) collectent des informations (souvent chiffrées) relatives à une question particulière et publient des rapports, commandés ou non par l’administration, dans une perspective d’évaluation large des politiques de prévention. De même l’Institut National de la Statistique et des Études Économiques (INSEE) réalise des études pouvant se rapprocher d’une évaluation de ces politiques , comme le montre l’étude sur l’évolution des quartiers soumis à la politique de la Ville entre 1990 et 1999. Ces rapports représentent une source d’information importante pour l’évaluateur, mais ne peuvent se substituer au travail d’analyse qu’exige l’évaluation. L´évaluation «à la française» des politiques nationales est de plus une évaluation administrative. Institutionnalisée et rendue obligatoire par le gouvernement Rocard, elle est réalisée au mieux par des cabinets extérieurs payés par ceux qu'ils sont chargés d'évaluer, et donc plutôt enclins à la complaisance, et au pire par des évaluateurs internes à l’administration n’ayant reçu aucune formation spécifique. Ces évaluateurs improvisés utilisent uniquement les données produites par l’administration concernée et leurs analyses sont souvent gardées secrètes. Autant dire que l’évaluation pratiquée par l’administration française relève plus de l’audit interne que d’une véritable politique d'évaluation publique destinée à enrichir le débat national, et fournir les clefs de compréhension suffisantes à une analyse rationnelle de la réalité. On peut cependant noter un progrès amorcé par la Loi Organique relative aux Lois de Finance (LOLF), datée du 1er août 2001 et applicable a toute l’administration depuis le 1er janvier 2006, qui opère un bouleversement dans la gestion des finances de l’État, et qui pourrait ouvrir la porte à une évaluation sérieuse dans d'autres domaines à plus long-terme. Désormais, la gestion des dépenses ne s’opère plus par ministère mais par mission et les objectifs et les moyens de la mise en œuvre de chaque politique doivent être définis avant le lancement de cette dernière et renvoyer à des indicateurs quantitatifs de performance. Menacée de restrictions budgétaires si elle ne démontre pas l’amélioration de la situation et la pertinence des ses mesures, l’administration, à défaut d’être soumise à une véritable évaluation, se voit contrainte de penser ses politiques en termes d’indicateurs et de se soucier de leur impact. Cette évolution souligne cependant un autre défaut de l’évaluation «à la française» : la prédominance, voir l'omniprésence, des questions exclusivement financières et budgétaires. L’évaluation est en effet pensée comme le moyen de contrôler la bonne gestion et utilisation de l’argent de l’État, et de s’assurer de la rentabilité financière des politiques menées. Cette évaluation managériale, promue par le gouvernement actuel, renvoie ainsi aux

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hommes politiques et à l'administration une fausse image de l’évaluation, perçue comme une simple technique de réduction de coûts et non comme une méthode permettant d'inscrire son action dans un temps long de façon rationnelle et non purement instinctive ou idéologique. La France est l'un des seuls pays d’Europe où l’évaluation a pris cette tournure. Nos partenaires européens semblent en effet pratiquer l’évaluation de façon non seulement plus systématique mais aussi plus rationnelle. Appuyons-nous ici sur deux exemples concrets : les PaysBas et l’Angleterre. Les Pays-Bas est le pays de la «méta-évaluation», selon l’expression employée par Philippe Robert dans L’évaluation des politiques de sécurité et de prévention de la délinquance en Europe. En effet, l’évaluation d’une mesure politique néerlandaise est un long processus. Chaque volet de la mesure est considéré dans un chapitre, et pour chaque chapitre, une multitude d'analyses complémentaires sont systématiquement mises en place. Ainsi, pour procéder à l’évaluation globale d’une politique, les chercheurs, qui sont, contrairement aux évaluateurs français, indépendants et extérieurs à l’administration, doivent faire le tri parmi les micro-évaluations qu’ils ont à disposition et ne retenir que celles qui leur sont utiles à l’évaluation générale, passant ainsi en revue les différents points de la politique à évaluer. La «méta-évaluation» consiste donc en une synthèse globale de ces micro-évaluations. Force est de constater que malgré l’abondance des évaluations quasi-expérimentales, les chercheurs néerlandais estiment que c’est un secteur à développer, l’objectif étant d’obtenir des évaluations quasi-expérimentales concernant chacun des volets de chaque politique à évaluer. Pour ce faire, 10% du montant des programmes de prévention et de sécurité sont dédiés à l’évaluation. L’objectif néerlandais est donc de développer les évaluations quasi-expérimentales et d’homogénéiser leur niveau, qui demeure aujourd’hui encore différencié du fait de la diversité des méthodes utilisées par des chercheurs formés dans des institutions différentes. On notera la différence fondamentale avec l’évaluation «à la française», qui n’est pas partie intégrante de la politique mais qui se contente de surveiller le bon usage des finances publiques d'une façon comptable. Sans doute très influencé par la vision qu’avait Campbell de la société réformiste, où la science devait impulser au gouvernement les outils méthodologiques lui permettant de gérer les politiques et d’être responsable de ses actions vis-à-vis du de l’intérêt public, le Royaume-Uni est pionnier en matière d’évaluation. En effet, en Angleterre l’évaluation accompagne systématiquement les programmes de sécurité et de prévention de la délinquance. La politique de baisse de la délinquance est couplée depuis le retour du Labour au pouvoir en 1997 à une «Evidence-based policy», politique consistant en l’accumulation d’un savoir construit à partir de l’évaluation sans cesse répétée des politiques mises en place. Elle a permis la multiplication de travaux d’évaluation suivant différentes démarches, ouvrant en Angleterre un débat de forme (concernant la méthodologie) et de fond (relatif à l’analyse). Contrairement à la France où une fracture très nette existe et demeure entre les mondes politique et scientifique, les ressources scientifiques y sont largement mobilisées et servent des finalités de politiques publiques. Grâce à cette politique systématique, il a été finalement possible de démontrer l'inefficacité comparative des caméras de surveillance vis-à-vis des moyens traditionnels de prévention de la délinquance, et de ré-allouer les sommes engagées dans ce système à d'autres secteurs, tandis que la même années, la France s'engageait piteusement dans un vaste plan de quadrillage du territoire par ces outils, sans aucune étude préalable. Le plus original étant que l'impulsion du retrait fut donnée par des officiers de Scotland Yard, au cours d'une conférence exclusivement menée dans le but de demander cette réallocation. Inconcevable en France, du fait notamment de l'absence d'évaluations scientifiques suffisantes permettant de dénoncer les effets d'annonce d'une politique idéologique et non rationnelle.

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Est-il alors possible d’améliorer la qualité de l’évaluation des politiques de sécurité et de prévention en France ? Une première idée serait de systématiser l’évaluation, et de la considérer comme partie intégrante de la politique. Cela a été en partie fait, des études et des consultations auprès d'experts et scientifiques étant obligatoires avant la discussion de toute Loi au Parlement. Cependant, l'application de cette obligation est très aléatoire, et la confidentialité des avis d'organismes tels la CNIL, le Conseil d'État ou l'ARCEP rendent leur consultation très largement symbolique. De façon générale, l’étude des données nécessaires à l’évaluation devrait être réalisée en amont, non pas une fois le programme lancé ou achevé, mais avant même qu’il ne démarre, et ce de façon systématique. Considérée comme un moyen de contrôle, l'évaluation pourrait devenir aux yeux des hommes politiques le moyen d’apprendre des échecs du passé, de rendre des comptes, de nourrir le débat et ainsi, comme l’avait souligné Campbell, de servir l’intérêt public, notamment en renforçant la pratique de la transparence dans les politiques institutionnelles. Le deuxième point est méthodologique : comme nous l’avons vu précédemment, la démarche française ne semble pas être appropriée à une évaluation indépendante et impartiale. L’évaluateur, qui est avant tout un scientifique ayant reçu une formation particulière, ne doit pas se contenter d’utiliser les données et les informations fournies par l’administration, car ces données, présentées à l’avantage de l’institution, peuvent l’induire en erreur. Il doit construire sa propre base de données, les diagnostics locaux de sécurité et les observatoires pouvant être des points de départ. De plus, dans la mesure où il ne s’agit pas d’apprécier la mise en place d’une politique mais d’analyser son impact, par exemple en réalisant une comparaison temporelle, l’analyse ne doit pas porter uniquement, comme c’est souvent le cas, sur la population visée par la politique, mais sur l’ensemble de la population concernée dans les faits. La question de l’évaluation des politiques de sécurité, et même de l’évaluation des politiques en général ouvre un débat plus large, qui est celui du rapport entre science et politique. La situation française témoigne du malaise, ou du moins de la méfiance, qui règne entre ces deux mondes. D’une part, les hommes politiques se montrent souvent réticents à entendre l’avis des scientifiques, accusés de critiquer trop facilement et systématiquement l’action publique, sans prendre en compte ses nécessaires arbitrages avec des questions morales et idéologiques. D’autre part, les chercheurs et le monde universitaire dénigrent l’évaluation administrative pratiquée en France, considérant que les études attendues relèvent plutôt de l’audit interne et ne présentent pas un grand intérêt. Le lien entre ces deux mondes doit être repensé. Bien-sûr, cela n’est pas tâche aisée, et ce point de vue comporte des écueils à éviter. Pour qu’une telle équation fonctionne, il est en effet nécessaire que l’autonomie et l’indépendance entre institutions du pouvoir et communauté savante (universitaires, chercheurs et experts) soit conservée, notamment dans un sujet où l’enjeu politique est si élevé, l’insécurité étant devenue moins un problème à résoudre qu’un alibi électoral. Ainsi, il faudra veiller à proscrire toute politisation de la science qui remettrait en cause l’apport de la recherche scientifique à l’action politique. Cependant, malgré le décalage entre le temps du politique (régi par des objectifs de pouvoir et d’efficacité à courts termes) et celui de la recherche (qui est plutôt celui des résultats à longs termes), une démarche scientifique pouvant nourrir la réflexion politique et permettant de déterminer la politique à mettre en place et les outils à mobiliser est possible et nécessaire, afin de sortir du lieu-commun permanent qui semble habiter et intoxiquer la réflexion publique et l'espace démocratique dans son ensemble. L’évaluation «à la française» des politiques de sécurité et de prévention de la délinquance est donc caractérisée par trois traits principaux : elle est institutionnalisée, administrative et managériale. De plus, la tendance aujourd’hui est à la baisse de la qualité des analyses, avec le développement d’un marché de l’expertise en matière de sécurité, sur lequel prédomine un souci de rentabilité financière. Si la situation de nos partenaires européens est difficilement importable sur le court-terme en France, car elle relève d’une longue tradition, elle n'en reste pas moins une source d’inspiration non négligeable en l'état actuel de nos politiques d'évaluation, et notamment en ce qui

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concerne le rapport qu’entretiennent science et politique. En effet, la méfiance qui règne entre le politique et le monde de la recherche en France pèse sur la qualité de l'action publique actuelle et alimente les fausses perceptions que peuvent avoir les gouvernants de leur société. Cette relation est donc à repenser sur la base d’un échange entre ces deux sphères, l’indépendance étant une exigence et un pré-requis nécessaire à ce nouveau rapport. Idama Al Saad Quelques références pour ceux qui souhaiteraient approfondir la question : L’évaluation des politiques de sécurité et de prévention de la délinquance en Europe, ouvrage coordonné par P. Robert Victimation et Insécurité en Europe : un bilan des enquêtes et de leur usages, R. Zauberman Sur les politiques de prévention et de sécurité en Europe : Réflexions introductives sur un tournant, P. Hebberecht, D. Duprez

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Démocratie pénale et marketing politique: nos libertés en questions Le caractère démagogique et l’éparpillement des initiatives gouvernementales touchant aux libertés publiques donnent à penser qu’aucune idéologie ne les sous-tend. On aura peine, en effet, à trouver de la cohérence à l’ensemble disparate que forment les prises de positions favorables "par principe" à la vidéosurveillance, la création du passeport biométrique "pour faire plaisir aux Etats-Unis", la loi Hadopi dirigée vers l'électorat artistique, la multiplication par trois des fichiers sans augmentation d'effectifs pour les contrôler. Cependant, l'accumulation de réformes structurelles telles que la suppression du juge d'instruction, le recoupement facilité des données personnelles, les extensions du secret défense, la rétention de sûreté, ou le renforcement de la préfecture de police de Paris est plus inquiétante. Faisons donc la part des choses et posons la question de l’opportunité de ces mesures et du risque d’arbitraire qu’elle font courir.

Désidéologisation, aveuglement, effondrement Partons d'un constat simple et consensuel: le droit pénal Français s'est trouvé bouleversé par l'arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy, à la fois dans sa philosophie et dans ses effets. La conception très particulière de la justice du Président de la République, à cheval entre l'idéologie sécuritaire et l'obsession victimaire, a entrainé la mise en place d'un nombre important de réformes, accueillies pour la plupart très fraîchement par les professionnels de la justice. De la rétention de sûreté aux peines plancher, un véritable tour-de-vis a été donné aux libertés publiques et à l'autonomie des magistrats. Le gouvernement s'en revendique, et l'opposition l'admet jusqu'à l'envier dans le cas de Manuel Valls. L'enjeu de notre propos ne se situe pas dans la dénonciation de cette « révolution » pénale par de nombreux aspects absurde et fondatrice du sarkozysme, mais dans la compréhension de ce qui l'a amenée, c'est-à-dire l'élection présidentielle de 2007. Cette élection semble au regard de nombreux analystes avoir en effet amorcé un tournant sur le plan des constructions programmatiques et idéologiques des politiques en France: dans ce qui est alors une première, une rupture diront certains, ni Nicolas Sarkozy ni Ségolène Royal n'auront montré un véritable intérêt pour inscrire leurs propositions dans la structure idéologique dominante des partis qui les avaient investis. Gaullisme et socialisme se retrouvaient d'un coup « has beens » face à la montée du story telling, concept creux mais hautement médiatique impulsé par des agences marketing payées rubis sur l'ongle pour supplanter la désaffection des formes de militantisme traditionnelles. L'idéologie devenait dès lors une donnée marchande et fluctuante au grès de la demande sondagière dont l'évolution pouvait être suivie quasiment en temps réel. En privilégiant aux clivages idéologiques traditionnels un jeu de prédiction statistique, les candidats finissaient d'abolir les quelques repères qui permettaient encore de se distinguer aux yeux des électeurs, et ne faisaient qu'ajouter de la confusion dans un paysage politique pourtant déjà sinistré. L'émergence de François Bayrou, enchanté de pouvoir neutraliser le débat en l'individualisant plutôt que de devoir déterminer une ligne politique claire pour son parti, s'en trouvait grandement facilitée, au grand dam d'une Ségolène Royale trop isolée. Si les apparences poussèrent certains analystes à se féliciter de cette apparente émancipation de la

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démocratie partisane et dogmatique, les deux années qui ont suivi l'élection de Nicolas ont montré à quel point la politique restait dépendante de discours holistes à l'univers référentiel marqué. Leur abandon réfléchi au profit d'une rhétorique apolitique a lourdement et durablement handicapé à la fois le Président de la République et ses opposants traditionnels depuis 2007, au point de laisser un vide idéologique rapidement investi par de nouvelles forces politiques aux idées pourtant anciennes. Soutenable le temps d'une campagne électorale, où seuls les mots ont un poids, l'apolitisation du débat démocratique s'est révélée complétement inadaptée à l'action gouvernementale, créant une distorsion entre le discours et l'action qui ne pouvait faire illusion qu'un temps. En se refusant à distinguer le temps de l'élection de celui du gouvernement, transformé en un grand barnum médiatique permanent où le sondage devient le seul outil d'évaluation, Nicolas Sarkozy a imposé à l'ensemble de sa majorité la formule qui lui avait donné tant de succès lors de l'élection de 2007: l'utilisation d'une sémantique générique de l'efficacité et du bien commun et le refus presque obsessionnel de se montrer attaché à toute affiliation partisane, le tout pour mieux renforcer l'apparence de pragmatisme de son action et étouffer ainsi tout débat idéologique (au sens noble), prétendument distortionnant et éloigné des réalités. Ce faisant, Nicolas Sarkozy remplissait son premier objectif: l'étouffement de l'identité même de ses opposants, dont les programmes et l'action politique des vingt dernières années s'était construite en opposition à des systèmes de pensée critiqués car conservateurs, liberticides ou tout simplement rétrogrades, toujours opposable dans son tout comme dans ses parties à un système de pensée directement inspiré des lumières et plus récemment des philosophes et sociologues engagés comme Pierre Bourdieu, Gilles Deleuze ou Michel Foucault. Droit de l'hommiste contre sécuritaire, démagogique contre populiste: chaque partie s'y retrouvait, et l'électeur avait l'impression de se retrouver face à deux choix « faisant sens ». A ce premier brouillage aussi déstabilisant pour l'opposition que pour l'électorat, Nicolas Sarkozy en a rajouté un deuxième: le refus systématique de voir mises en oeuvre des mesures d'expertise et d'évaluation démocratique de son action politique, qui permettraient de juger sur pièce de son efficacité. Ce paramètre est essentiel car il entre de plain-pied en contradiction avec le discours de la présidence et fini de neutraliser le débat démocratique, celui-ci ne pouvant se tenir ni sur le terrain des valeurs (difficile de combattre une mesure prétendue efficace par des arguments éthiques), ni sur celui des conséquences réelles de ces politiques prétendument menées par pur pragmatisme. En agissant ainsi, la majorité s'arroge le monopole de la capacité critique pour mieux l'inhiber et se sortir de ce même champ critique, stérilisé et rendu inoffensif. Si la neutralisation du débat idéologique n'est pas une tactique nouvelle à droite, la revendication d'un utilitarisme exacerbé pour mieux désarmer ses adversaires étant une vieille tactique néolibérale parfaitement rodée par le couple Thatcher-Reagan, le refus de se soumettre à une évaluation naturelle de cette même action d'un point de vue utilitaire est un artefact supplémentaire et relativement nouveau en France qui a permis de silencier ces deux dernières années tout débat sociétal sur des questions de première importance, l'opposition « républicaine » (qui inclut la société civile), se voyant confisquer à la fois la parole « idéologique » et les outils d'analyse rationnelle des pouvoirs publics, censurés, mis sous coupe et déméditatisés au profit des sacrosaints sondages. L'exemple de la généralisation des caméras de surveillances est l'un des plus criants de l'utilisation d'une technique aussi infantine que difficilement parable. Massivement déployées sans contestations sérieuses sur l'ensemble du territoire, leur « si évidente efficacité » rendant absconse toute tentative de débat éthique sur la question, les caméras de surveillance n'ont souffert que de contestations mineures, Bertrand Delanoë allant jusqu'à se féliciter de leur augmentation. L'évidence de leur efficacité étant tellement indiscutable aux yeux de Michelle Alliot Marie, et face au silence des

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forces politiques et sociales majeures, le gouvernement se permit même de se passer de toute étude de faisabilité et de coût-opportunité avant de soumettre au vote du parlement son plan. Pourtant, des échos provenaient déjà du déchantement des benthamiens en herbe de l'autre côté de la manche, où vingt ans et des dizaines d'études après un déploiement similaire, Scotland Yard reconnaissait l'absolue inefficacité du système et demandait une réorientation massive des budgets vers des moyens traditionnels de prévention de la délinquance. La désactivation en amont du débat idéologique, facilitée il est vrai par une opposition en perte de repères, couplée à un aberrant refus d'expertises scientifiques, permis non seulement de faire passer cette mesure sans coup férir mais de ridiculiser au passage les associations et forces politiques minoritaires qui avaient osé lever la voix et qui, privées de tout relais médiatique, se virent fragilisées et réduites au simple rôle d'agitateurs irresponsables agissant à l'encontre du bon sens. Etouffé par cette prétention à savoir de façon certaine ce qui est bon pour le pays sans accepter le moindre questionnement idéologique ou scientifique, le débat démocratique se voit singulièrement appauvri par cette invocation permanente de fausses évidences réellement idéologiques, invocation qui se refuse à une quelconque analyse sérieuse de son efficacité et de son supposé pragmatisme. L'exemple de l'Hadopi est aussi flagrant que celui de la vidéosurveillance, sinon plus : les deux posaient de réels problèmes éthiques et provoquaient un conflit entre plusieurs droits et libertés. Or, si l'on peut admettre que le gouvernement considère que ce conflit politique a été résolu par l'élection de N. Sarkozy sur un programme où l'importance de la sécurité primait sur celle de la protection des libertés et que donc l'opposition doit se contenter d'acquieser, comment comprendre qu'après que leur inefficacité a été démontrée, et même leur inapplicabilité et leur inconstitutionnalité dans le cas d'Hadopi, le gouvernement s'entête à passer en force, allant même jusqu'à cacher des rapports d'agences gouvernementales recommendant l'abandon de ces dispositifs? S'agit-il d'une simple obsession politicienne et médiatique, ou assistons-nous à un véritable aveuglement idéologique aujourd'hui inavouable mais pourtant en constante progression? L'impossible dénonciation Il demeure, que l'une hypothèse ou l'autre soit la bonne, que la multiplication des réformes pénales a eu pour conséquence un ébranlement fondamental de notre Etat de Droit, pourtant solidement ancré dans des principes juridiques fondateurs de la France et dans son ordre constitutionnel. Cet ébranlement, n'est d'ailleurs pas le seul fait des réformes législatives, mais aussi d'une pratique du pouvoir chaque fois plus éloignée de la distance requise pour la fonction présidentielle vis-à-vis des institutions, distance essentielle au vu des pouvoirs quasi-autocratiques dont dispose le Président de la République au vu des textes de la Constitution de 1958 et toujours volens malens respectée par les prédécesseurs de Nicolas Sarkozy. Mais il aura suffit la saisine du président de la Cour de Cassation, et son acceptation !,afin de contourner la décision du Conseil Constitutionnel lors de la censure partielle du dispositif de rétention de sûreté pour montrer que la toute-puissance présidentielle n'entendait souffrir d'aucune limite lors de ce mandat, fussent-elles constitutionnelles. Or il est devenu aujourd'hui politiquement incorrect, voir risqué, de dénoncer ce centralisme autoritaire débarassé de toute opposition et de tout garde-fou par un grossier mélange de rhétorique pseudo-technocratique et de mise sous tutelle de tout instrument d'analyse, la légèreté de nos gouvernants s'accompagnant sur le sujet d'une féroce incapacité à se fixer des limites et remettre en cause les actions engagées. Dans un pays qui ne supporte pas les références à son passé vichyiste (le documentaire Apocalypse, très largement acclamé, le montre tout autant que les directives demandant aux préfets d'engager systématiquement des procédures judiciaires contre ceux qui oseraient comparer la politique actuelle avec le pétainisme), il est devenu courant que les mises en garde contre un glissement institutionnel dangereux soient systématiquement tournées en dérision au motif que l'histoire ne se répète pas, et ce quand bien même celles-ci proviendraient de Robert

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Badinter (rétention de sûreté), Simone Veil (tests ADN) ou même du Conseil Constitutionnel (Hadopi). Alors que les réformes attentatoires aux libertés publiques se multiplient au fil des faits divers (chaque ministre y allant de sa petite touche), que le débat public est réduit à néant par un écrasement progressif de tous les contre-pouvoirs, et qu'aucun membre de la majorité ne tente de justifier ses prises de position selon un schéma idéologique particulièrement défini, l'affaiblissement continu de nos institutions permet la relégitimation d'acteurs autrefois marginalisés par les forces républicaines et qui ne se privent pas de profiter de cette absence de tout débat critique et d'incapacité à déterminer le fondement idéologique poussant le gouvernement à agir de façon si confuse et préoccupante pour imposer leurs idées et leur personnalité dans l'espace médiatique. Ainsi Marine Le Pen, ainsi Philippe de Villiers, ainsi Philippe Nihous ont-il retrouvé une parole médiatique avec le silence complice de la majorité présidentielle, mais surtout une véritable écoute auprès du public, lassé de l'inanité du gouvernement de son incapacité à inscrire son action dans un véritable dessein, dans ce qui montre l'échec patent de l'importation du « story telling »(autre concept marketing adoré par les éditorialistes) en politique sur un moyen terme. Car si certains éléments donnent une cohérence indéniable à la politique gouvernementale, et c'est particulièrement le cas en ce qui touche au pénal, il n'en reste pas moins que l'éparpillement des réformes, leur inscription dans un temps médiatique extrêmement court, la multiplicité des voix autorisées sur le sujet (les ministres de l'intérieur et de la justice, les portes paroles et secrétaires de l'UMP et bien sur le président de la République), et l'absence de toute inscription dans un dessein clairement assumé forcent le questionnement : ce gouvernement a-t-il vraiment idée de ce qu'il fait? Tout porte à croire en effet, qu'en dehors de quelques signes d'une volonté répressive obsessionnelle bien portée par certains ministres, le gouvernement navigue à vue, jouant sur l'opinion sans chercher à assoir une politique cohérente destinée à durer. Or c'est bien cette impression, faussement rassurante, qui permet la multiplication de ces réformes sans que l'on sente une véritable inquiétude monter dans la société civile, et sans que l'opposition ne réagisse avec la force attendue, au risque de se voir l'un comme l'autre décrédibilisés et méprisés au profit de forces plus marginales, voir extrêmes. Le danger vient dès lors bien plus que des politiques du gouvernement actuel que de ce que, profitant de cette désidéologisation du débat public où tout ne semble qu'instinct, incohérence et discours incantatoires, certaines idéologies oubliées refassent surface de la main de personnalités charismatiques relégitimées dans leur discours « blanc-bonnet bonnet blanc » et dotées d'une marge de manoeuvre médiatique il y a quelques années inimaginables, et ce sans que les traditionnels garde-fous démocratiques n'aient plus les marges d'action suffisantes pour empêcher leur installation durable dans le paysage politique. La banalisation des propos racistes, du népotisme et du mensonge d'Etat1, de l'arbitraire administratif (explosion des GAV, politique du chiffre, contrôles fiscaux politisés....), de la surveillance généralisée (fichiers de plus en plus croisés et nombreux, écoutes démultipliées, vidéosurveillance et biométrie), de l'automatisation des sanctions judiciaire (rétention de sureté, peines plancher, ordonnances pénales) et la réduction progressive des contre-pouvoirs (suppression du juge d'instruction, mise sous tutelle des procureurs, financement des médias par la publicité gouvernementale...), ne font en effet qu'affaiblir les moyens d'éviter, sinon la répétition de l'histoire, du moins son bégaiement. Accompagnées de l'institutionnalisation d'une extrême-droite (ou droite-extrême, c'est selon) qui a déjà ses entrées à l'UMP (Nihous, De Villiers, Besson) et dont l'influence aujourd'hui limitée pourraient devenir hégémonique si elle venait à occuper le vide laissé par une droite gaulliste et l'inconséquence court-termiste et politicienne du Président de la 1

Besson et Lefevbre en font gala jour après jour (le débat sur le délit de solidarité étant particulièrement illustratif du phénomène)

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République2 (qui ne s'est pas embarassé de questionnements éthiques à l'heure de substituer les appuis traditionnels de la droite de pouvoir par ses trublions les plus dangereux), ces atteintes profondes aux bases les plus essentielles de notre démocratie montrent que malgré l'absence évidente de dessein anti-républicain de Nicolas Sarkozy, la fragilisation critique des institutions provoquée par son mandat les empêcheront de prévenir le risque de retour au pouvoir d'idéologies de type néo-pétainiste ou poujadiste que lui même encourage par son aveuglement non pas idéologique, mais tactique et politicien. Par Juan Paulo Branco Lopez, étudiant à l'ENS-Ulm et à l'IEP Paris

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Des rumeurs de plus en plus récurrentes promettent à Besson le poste de premier ministre

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Vers la privatisation du système pénitentiaire français ? Les contrats de partenariat public-privé pour les prisons françaises Créé par une ordonnance du 17 juin 2004, le contrat de partenariat est un outil de plus sur la palette de la commande publique en France. Pour le sénateur Laurent Bétheille, on peut définir ce contrat comme « un contrat administratif par lequel l’Etat, les collectivités territoriales ou leurs établissements publics confient à un tiers, pour une durée déterminée en fonction de la durée d’amortissement des investissements ou des modalités de financement retenues, une mission globale relative au financement d’ouvrages, d’équipements ou de biens immatériels nécessaires au service public, à la construction ou transformation de ces ouvrages […], ainsi qu’à leur entretien, leur maintenance, leur exploitation ou leur gestion, et le cas échéant, à d’autres prestations de services concourant […] à l’exercice de la mission de service public1 ». Plus largement, le terme de partenariat public-privé désigne de manière générique l’ensemble des formes d’association du public et du privé dans le but de mettre en œuvre tout ou partie d’un service public, le contrat de partenariat ne constituant au regard de cette définition qu’un genre spécifique de partenariat public-privé. Au 1er janvier 2009, parmi les 194 établissements pénitentiaires français, l’administration pénitentiaire française relevait 38 établissements en gestion mixte. Et il est aujourd’hui question d’étendre la gestion mixte aux prisons jusqu’alors uniquement publiques. La loi Chalandon de 1987, qui fut la première étape vers la gestion mixte des prisons, tout comme la loi d’orientation et de programmation pour la justice de septembre 2002 ne semblent pas avoir suscité véritablement de débat de société à grande échelle. Dans les milieux de la justice, l’intrusion du privé dans un domaine considéré comme régalien par excellence a cependant donné lieu à un débat entre défenseurs de la gestion mixte, qui mettent en avant les progrès quantitatifs qui peuvent être réalisés par l’introduction du privé, alors que les opposants dénoncent la mise en place de logiques de profit dans un service public, ainsi que le désengagement progressif de l’Etat au profit des entreprises dans un domaine tout à fait spécifique. Face à une privatisation qui semble croissante des prisons françaises, que faut-il penser de ce phénomène ? Faut-il s’inquiéter du rôle croissant des entreprises privées dans les prisons françaises ? De 1987 à 2004, la mise en place d’une législation autorisant les partenariats public-privé Avant l’ordonnance de 2004, des partenariats public-privé avaient déjà été mis en place, tout en étant réservé à des secteurs spécifiques d’intervention de l’administration. Le domaine pénitentiaire semble avoir été un terrain d’expérimentation de l’Etat pour la passation de contrats public-privé. La loi du 22 juin 1987 qui porte le nom de son instigateur, Albin 1

Laurent Béteille, Rapport n°432 fait au nom de la commission des lois, relatif au projet de loi relatifs au contrats de partenariat, déposé le 26 mars 2008, Sénat

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Chalandon, alors Garde des Sceaux, autorise la passation de contrats globaux de conception, de construction et d’aménagement d’établissements pénitentiaires. Confronté à une situation très délicate de surpopulation, et à la vétusté de nombreux établissements pénitentiaires , il décide la construction de 21 établissements dans le cadre du « programme 13 000 ». Ces contrats tendaient également à confier la gestion et l’exploitation des services concourant au fonctionnement de ces établissements. D’après cette loi, tout peut être délégué au secteur privé sauf ce qui relève des fonctions régaliennes essentielles de l’Etat, à savoir la direction, la surveillance et le greffe. Une seconde étape est franchie avec la Loi d’Orientation et de Programmation pour la Justice (LOPJ) de septembre 2002, qui permet à l’Etat de conclure des contrats élargissant le champ d’implication du privé, avec des domaines ouverts au privé comme l’insertion ou certaines activités de formation. Le grand changement de cette loi, pour Dominique Perben, alors Garde des Sceaux, c’est que si la loi Chalandon permettait de mettre en concurrence construction et gestion, la LOPJ « mettait en place un système sur financements, c’est-à-dire que la concurrence portait sur la durée du contrat et le montant du loyer. Et à charge pour le groupe privé de trouver les financements les plus économiques2 ». Le programme 13200 est ainsi lancé et prévoit la construction de nouveaux établissements pénitentiaires suivant différents types de réalisation, afin de comparer les coûts et les rapidités d’exécution, un souhait de Dominique Perben. Il est ainsi prévu la construction de trois établissements en maîtrise d’ouvrage publique traditionnelle, pour une ouverture prévue en 2012. Trois autres établissements sont conçus en maîtrise d’ouvrage publique en conception-réalisation, par le biais de l’ex-AMOTMJ3, l’Agence des Programmes Immobiliers de la Justice (APIJ). Les autres établissements, divisés en trois lots pour un nombre total d’environ 7000 places, font l’objet d’un contrat de partenariat public-privé. Pour les deux premiers lots, qui regroupent 7 établissements (dont le centre de détention de Roanne et la maison d’arrêt de Lyon-Corbas), la maîtrise d’ouvrage privé AOT-LOA a été choisie. Il s’agit d’un partenariat Autorisation d’Occupation Temporaire -Location avec Option d’Achat. Ce montage juridique complexe autorise un opérateur privé à construire un bien immobilier sur le domaine public de l’Etat, et sur lequel il dispose de biens réels, pour les louer à la personne publique qui pourra également décider de les acquérir avant la fin de ladite location. Ce contrat regroupe le financement, la conception, la réalisation, l’entretien et la maintenance sur une durée d’environ 27 ans de ces établissements. Le contrat de partenariat public-privé peut être considéré comme une étape ultime de l’association du partenaire privé. Ce contrat a visé trois établissements du programme 13200, les établissements pénitentiaires de Lille-Annoeullin, de Réau, et de Nantes, pour un total de 2060 places. En plus des prestations prévues dans le cadre du contrat AOT-LOA, le contrat inclut les services correspondants aux marchés déjà existants dans de nombreuses prisons dits de « gestion déléguée », même s’il est prévu que ces services soient remis en concurrence tous les huit ans. Ces services concernent notamment la restauration, la buanderie, le transport des détenus, la cantine, la formation professionnelle, ou le système de cantine pour les détenus. Le privé s’occupe par exemple du transport des détenus de la maison d’arrêt au Palais de Justice, fournissant véhicules et chauffeurs, mais aussi des services d’ « hôtellerie » de la prison. L’administration pénitentiaire semble ainsi réduite à sa fonction première. Le 19 février 2008, Rachida Dati a ainsi signé le contrat de partenariat pour la réalisation de ces trois établissements avec Yves Gabriel, PDG de Bouygues Construction. Une société de projet ad 2 3

Entretien avec Dominique Perben, Permanence du Député à Lyon, propos recueillis le 28 novembre 2008 AMOTMJ : Agence de Maîtrise d’Ouvrage des Travaux du Ministère de la Justice

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hoc, THEIA, a vu le jour, et regroupe les différentes entreprises et groupes qui réalisent des prestations de conception construction, ou des prestations de services4. Depuis 1987, il est aisé de constater une évolution nette des contrats passés entre l’Etat et les prestataires privés. Si la part du privé semble toujours plus importante, les contrats deviennent de plus en plus contraignants pour les deux parties. Du côté de l’Administration Pénitentiaire, les contrôles des prestataires privés se sont multipliés, notamment après le rapport critique du Sénateur Georges Othilly dès 20025, et un rapport de la Cour des Comptes sur la gestion des prisons en 20066. Les contrats récents contiennent près de 80 indicateurs, aussi variés que la température de l’air, le nombre d’emplois ou de formations fournies, tous associés à des pénalités en cas de manquement avéré. Les politiques publiques ayant évolué au cours des années 1990, les contrats semblent avoir évolué d’une obligation de moyens à une obligation de résultats pour les entreprises partenaires, ce qui est un poids financièrement important pour ces dernières. L’Etat peut également faire l’objet de sanctions, notamment dans le cas de surpopulation des établissements. Il reste cependant le seul à pouvoir modifier les contrats en cours d’exécution, afin d’empêcher que la logique de profit des entreprises ne s’impose par rapport aux objectifs de l’Administration pénitentiaire. Des améliorations concrètes à la situation des prisons françaises Les contrats public-privé semblent avoir permis des améliorations quant à la situation des prisons françaises. D’abord, ces contrats sont considérés comme plus rapides que les maîtrises d’ouvrage publiques classiques, et c’est tout l’enjeu du plan 13200 que de montrer l’efficacité des contrats public-privé en terme de rapidité. Ensuite, dès que le contrat est signé, il n’est plus question de revenir dessus, ce qui permet de passer outre les éventuelles restrictions budgétaires imposées par le ministère des Finances. Cela permet également de ne pas avoir une dépense immédiate dans le budget d’une année. Comme l’affirme Dominique Perben pour la maison d’arrêt de Lyon-Corbas, « je suis convaincu que si on avait utilisé une procédure classique la prison ne serait pas ouverte, elle aurait peut être même été abandonnée pour restriction de crédits, alors qu’à partir du moment où on avait signé le contrat, on était sûrs que les choses iraient jusqu’au bout.7 » En ce qui concerne les prestations de service à la personne, la gestion des repas par le privé semble avoir abouti à une amélioration qualitative, avec des innovations du privé (recours à des diététiciens lors de la conception des menus; encadrement des détenus affectés aux cuisines par des professionnels). Sur le plan de l’entretien, de la maintenance, la mise à disposition rapide de professionnels, notamment pour les problèmes techniques d’entretien semble satisfaire les directeurs d’établissements pénitentiaires en gestion, puisque les interventions sont plus rapides. En se forçant à définir clairement des standards et en les imposants par contrat, l’Administration Pénitentiaire semble avoir ainsi imposé aux prestataires privés des contraintes qu’elle ne s’appliquait pas à elle-même, et a favorisé l’émergence de prestations de meilleure qualité. 4

Pour de plus amples détails concernant ce contrat de partenariat http://www.presse.justice.gouv.fr/art_pix/1_DPSignaturecontratBouygues.pdf 5 Georges Othilly, Avis présenté au nom de la commission des Lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d’administration générale sur le projet de loi de finances pour 2003, adopté par l’Assemblée Nationale; Tome V, Justice: administration pénitentiaire, Sénat, Session ordinaire de 2002-2003, 21 novembre 2002 6 http://www.ccomptes.fr/fr/CC/documents/RPT/RapportGestionPrisons2.pdf 7 Entretien avec Dominique Perben, 28 novembre 2008

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Du coût de la gestion mixte au danger de constitutions d’oligopoles : limites des contrats de partenariat public-privé. Le 2 septembre dernier, les contrats de partenariat public-privé se sont retrouvés au cœur d’une polémique, puisque la prison de Roanne, inaugurée en janvier 2009, a été paralysée par une panne informatique bloquant l’ouverture de toutes les serrures électroniques du centre de détention8. Une situation identique à celle survenue à la maison d’arrêt de Lyon-Corbas quelques jours auparavant, Corbas ayant été inauguré en mai. Ces deux prisons ont été construites suivant des contrats AOT-LOA, et si les cahiers des charges de construction des établissements sont extrêmement précis, ces deux problèmes s’ajoutent à une liste conséquente de dysfonctionnements rencontrés récemment lors de l’ouverture de nouveaux établissements, ce qui a ouvert la voie à des critiques dénonçant des logiques de rentabilité. Ensuite, le coût réel de la gestion mixte semble remettre en question les objectifs affichés par l’Etat de faire des économies sur différents plans (main d’œuvre, dépenses matérielles, bail à construction). Dans le dernier cas du bail à construction, si la construction d’une prison en partenariat public-privé permet de ne pas avoir de dépense immédiate, le coût d’un bail se révèle nettement plus élevé pour l’Etat. La Cour des Comptes rappelle ainsi dans son rapport de 2006 qu’il serait moins coûteux de procéder à un emprunt étatique. De nombreux frais additionnels suscités par la gestion mixte ont fait conclure la Cour des Comptes que le surcoût représenté en 2000 par la gestion mixte par rapport à la gestion publique est environ de 50%. On peut en effet recenser des charges additionnelles, les marges bénéficiaires des entreprises, qui ne facturent pas les différents services au coût de production, contrairement à l’Etat, ou encore des charges supplémentaires imputées aux frais d’études et de conseil. Cependant, ces surcoûts peuvent correspondre à une qualité des services bien meilleure. D’abord, il est impossible de modifier le budget ex post pour ces établissements, ce qui implique que les entreprises en gestion mixte ont une garantie de ressource, alors que les autres établissements peuvent voir des coupures budgétaires intervenir à tout moment. Les prestations des entreprises privées semblent ensuite relever d’un cahier des charges bien plus strict, et il n’est pas possible pour eux de réduire la qualité des services. Si ces surcoûts sont à évaluer, et si des améliorations doivent être apportées, le plus inquiétant à notre sens du développement des partenariats entre entreprises privées et Etat est le risque de constitution d’oligopoles. En effet, le dernier type de contrat utilisé, et donc les nouveaux appels d’offre favorisent de fait les grands groupes, puisque c’est l’ensemble des prestations d’entretien, de maintenance, de construction, de services à la personne, qui est proposé. Seuls ces grands groupes peuvent en effet proposer des prix compétitifs sur l’ensemble des demandes. Pour Yasmine Bouagga, Aurélie Ouss et Arnaud Philippe qui ont réalisé pour POLLENS un dossier intitulé « Prisons privatisées, Etat désengagé ? », ce déséquilibre pourrait poser de graves problèmes, avec outre le problème de la libre concurrence et de l’équité des marchés le risque d’une pression des entreprises dominantes sur le marché de la prison privée en faveur de l’incarcération. Si les partenariats public-privé semblent ainsi se généraliser depuis plus de vingt ans dans la construction de nouvelles prisons en France, et si certains apports bénéfiques peuvent être soulignés, il convient d’être prudent sur les coûts réels de cette privatisation du secteur pénitentiaire. Ce sujet pose également la question épineuse du rôle que doit jouer l’Etat dans 8

http://tf1.lci.fr/infos/france/faits-divers/0,,4671508,00-portes-bloquees-a-la-prison-.html

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la France du XXIe siècle. Il semble, sur un certain nombre de domaines dont les prisons, avoir fait le choix de se recentrer sur ses fonctions régaliennes d’administration pure, ce qui ne sera pas selon nous sans conséquences de taille. Pour Philip Bobbitt, professeur à la Columbia Law School, ce type de partenariat conduit à la transformation des Etats, qui deviennent de plus en plus souvent des « marchés-Etats », davantage que des « Etats nations »9. Clément Noël (Paris I, Sciences Po Lyon)

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Philip Bobbitt, Terror and Consent : The Wars for the Twenty-First Century, New York, Knopf, 2008

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