TUNIS De l’architecte au peuple, du peuple à l’architecte TUNIS De l’architecte au peuple, du peuple à l’architecte
TUNIS De l’architecture au peuple, du peuple à l’architecte
Mémoire de Sarah JILLITI Promoteur M Henry Pouillon Lecteur M Quentin Wilbaux Année Universitaire 2013-2014 UCL LOCI - site de Tournai - Saint-Luc
Ce mémoire dévoile un petit peu de moi…. Afin que vous compreniez qui je suis et comment je vois les choses….. Je suis née le 15 août 1988 dans un milieu de « Fellah » à Zarzis, un village du sud-est de la Tunisie, des oliviers à perte de vue, un climat chaud et humide et des coutumes qui rythment la vie quotidienne. Plus tard, la vie a fait que ma famille et moi déménageons à Tunis. Tunis, ville au bord de l’eau mais néanmoins fidèle à l’image de toute capitale: Pollution-Verticalité-Immeuble-Boulevard-Modernité. D’une mère belge et d’un père tunisien, j’ai profité très tôt d’une double culture. Ces deux origines toujours présentent dans ma vie ont nourri en moi une double vision du monde. A quinze ans, j’arrivais à Paris et je commençais une nouvelle vie. Je rencontrais de nouveaux codes, de nouveaux paysages, de nouvelles exigences et un climat différent. Tous ces évènements, m’ont permis de me découvrir une passion pour l’architecture. Ce mémoire est pour moi la parfaite occasion de vous exposer un questionnement présent dans ma vie quotidienne.
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TABLE DES MATIERES
Préambule Introduction
I.
Architecture populaire: Une architecture sans architecte Méthodologie et approche
1.1
Cité El-Najeh, modèle d’un quartier informel
19
1.2
Typologie et organisation socio- spatiale
31
1.3
Matériaux et techniques de construction
41
II.
Architecture savante: Une architecture avec architecte Méthodologie et approche
2.1
Les berges du Lac, modèle d’un quartier réglementé
2.2
Typologie et organisation socio- spatiale
57
2.3
Matériaux et techniques de construction
65
III.
Bilan comparatif des moyens et techniques
3.1
Comparaison des deux modèles
71
3.2
Diagnostic bilan
77
Conclusion Bibliographie
49
9
Introduction
Tunis, ville au bord de l’eau est la zone la plus anciennement urbanisée et la plus densément peuplée de la Tunisie. Située au Nord du pays, elle englobe à elle seule une multitude et une diversité architecturale. L’architecture de Tunis manifeste une histoire rythmée de changements. De nombreux chercheurs, artistes et poètes se sont inspirés de cette richesse. Guy de Maupassant en témoigne. Au cours d’un de ses voyages en Méditerranée de la fin du XIXème siècle, il compare Tunis à un burnous étendu autour de ses trois grands lacs, l’écrivain écrit : « Les arabes comparent Tunis à un burnous étendu ; et cette comparaison est juste. La ville s’éclate dans la plaine, soulevée légèrement par les ondulations de la terre qui font saillir par places les bords de cette grande tache de maisons pâles d’où surgissent les dômes des mosquées et les clochers des minarets. A peine distingue-t-on que ce sont là des maisons, tant cette plaque blanche est compacte, continue et rampante. Autour d’elle trois lacs qui, sous le dur soleil d’orient, brillent comme des plaines d’acier. Au nord, au loin, la Sebkra-er-Bouan ; à l’ouest, la Sebkra- Seldjoumi, aperçue par-dessus la ville, au sud le grand lac Dahira ou lac de Tunis... »
1- GUY (de Maupassant), De Tunis à Kairouan, Coll. Le Regard Littéraire,Paris, Complexes, 1993 .p. 20.
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Introduction
Tunis ville ancienne : la médina, le port de Tunis. Dans Histoire de l’architecture en Tunisie de Leila AMMAR.
Plan de Tunis en 1861 dit (Plan Collin). Dans Histoire de l’architecture en Tunisie de Leila AMMAR.
Introduction
Ainsi, Il est indispensable de parcourir les traces du passé, les moments qui ont modelé la ville, le paysage et l’architecture. On ne peut aborder la capitale de Tunis sans évoquer brièvement la Médina, les quartiers coloniaux ou encore l’avenue Habib Bourguiba. Ses quartiers témoignent d’une société, d’une mémoire collective, d’une histoire et permettent d’alimenter les débats sur l’architecture tunisienne actuelle. Mentionner cet héritage permet de comprendre les grands bouleversements et d’appréhender le futur. La colonisation est l’un des événements qui a le plus influencé la capitale de la Tunisie. Depuis 1881, début de la colonisation, partout dans le pays et surtout dans la ville des changements urbains et architecturaux ont eu lieu. L’ancienne ville de Tunis a préservé son intégralité et est restée à l’intérieur de ses remparts. Au-delà de ses murs, on a pu observer une tendance vers le développement d’immeubles de rapport et de villas. Cette nouvelle ville se construit progressivement sur un sol humide et marécageux. S’ensuit l’émergence de grands équipements tels que le chemin de fer, les réseaux d’assainissement. Ces grandes transformations qu’elles soient sociales, économiques, urbanistiques ou architecturales étaient rythmées au gré des évènements politiques. Avec le recul, on ne peut ignorer l’impact qu’a tenu la politique sur les différents secteurs d’activités. Cette européanisation du style architectural et urbain s’est poursuivie après l’Indépendance. Elle a influencé, par la suite, tous les plans d’aménagement de la ville de Tunis. Ces changements socioculturels se sont accompagnés par l’introduction de nouvelles typologies, de nouveaux matériaux (verre, fer forgé, alu-
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minium) et techniques de construction. Ces nouvelles techniques de conception moderne apparaissent dans les quartiers chics qui émergent ça et là au Grand Tunis. L’avenue Habib Bourguiba en témoigne. Le long de son axe principal, on voit apparaitre des immeubles de style international inexistant dans le paysage urbain antérieur. L’hôtel Africa, du haut de ses 23 étages, ainsi que l’hôtel international El-Hana marquent le modernisme naissant dans cette ville contemporaine. S’ensuit l’émergence de nouvelles structures verticales sur des terrains restés longtemps en friche tels que: l’hôtel Abou Nawas, la tour du parti du RCD et les sièges des grandes banques de l’avenue Mohamed V. Au-delà des ses emblèmes, la Tunisie s’intéresse également au développement de ses nouveaux équipements au nord tels que la cité des sciences, l’institut national des sciences arts et techniques ou encore au sud avec la construction de la nouvelle cité olympique du 7 novembre. D’autres grands projets ont été édifiés telles que des ponts ou encore des viaducs qui permettent de renforcer l’image moderne de la capitale. Toutes ces transformations modifient fortement le paysage urbain de Tunis. Entre 1970 et 1980, Tunis connait une expansion urbaine sans précédent qui s’accélère et se poursuit après 1985. La ville continue à se répandre sur les terres agricoles et naturelles. Aujourd’hui, la ville s’étend au-delà de ses limites avec l’apparition au Nord de nouveaux quartiers résidentiels et luxueux et à l’Ouest des quartiers spontanés. La disparité entre ses deux zones ne cesse de se creuser. En effet, Tunis ne se limite pas à ses quartiers réglementés, à la médina, aux anciens quartiers coloniaux ou encore à l’avenue Habib Bourguiba. A proximité de ses grandes figures du patrimoine architectural tu-
BIZERTE
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Introduction
sabkhet ariana
LA MARSA
SIDI BOU SAID CARTHAGE
lac de tunis
CENTRE DE TUNIS
LA GOULETTE
BIZERTE
RADES
sabkhet sejoumi
EZZAHRA
sabkhet ariana
LA MARSA
SIDI BOU SAID CARTHAGE
CENTRE DE TUNIS
lac de tunis
LA GOULETTE SOUSSE - SFAX
RADES
sabkhet sejoumi KAIROUAN
EZZAHRA
ZONE D'EXTENSION
PERIMETRE AGGLOMERE DE TUNIS SOUSSE - SFAX ZONE AGRICOLE
ZONE DE FORTE PENTE
AEROPORT TUNIS - CARTHAGE KAIROUAN
RESEAU ROUTIER
VOIES FERREES
CENTRE DE TUNIS
Le contexte régional dans le grand Tunis. -Travail personnel sur base d’une vue google maps 2013.
LIMITE DU DISTRICT
ZONE D'EXTENSION
PERIMETRE AGGLOMERE DE TUNIS
ZONE AGRICOLE
ZONE DE FORTE PENTE
AEROPORT TUNIS - CARTHAGE
RESEAU ROUTIER
VOIES FERREES
CENTRE DE TUNIS
LIMITE DU DISTRICT
Introduction
nisien, on voit apparaitre à la périphérie des quartiers informels dénommés anciennement « gourbi villes ». Cet habitat spontané contraste fortement avec le paysage architectural et patrimonial et se révèle comme l’une des faces cachées de Tunis. Ces zones d’habitat jadis illégales demeurent marginalisées par rapport au développement urbain économique et infrastructurel. L’absence de règles strictes de contrôle urbain a conduit au fil du temps au développement de ce type d’habitat dans le sud et l’ouest de Tunis. Les clivages entre le centre et la périphérie et la marginalisation des quartiers populaires périphériques font partie des nombreux problèmes dont souffre cette ville. Un projet urbain global pour la ville de Tunis se fait urgent Mon mémoire traite du Tunis d’aujourd’hui. Plus précisément, sur deux quartiers types qui représentent deux paysages différents de Tunis, d’une part, le quartier des Berges du Lac et d’autre part; le quartier El Najeh. Ces deux quartiers constitueront le sujet majeur de ma recherche. A travers cette analyse, je vais tenter de comprendre comment par l’éclatement de la ville de Tunis sont apparus ces nouveaux quartiers périphériques « délaissés » ? Quelle est cette nouvelle urbanité qui émerge dans la capitale ? Pourquoi cette ville a tant de mal à intégrer ses quartiers populaires périphériques ? Peut-on envisager d’intégrer ses quartiers et de reconstruire une unité globale dans cette ville? Quelles sont les perspectives d’avenir pour ces quartiers? De ces questionnements, je cherche à comprendre comment la culture, la société et les tensions qui traversent Tunis influent sur l’architecture. Puisque l’archi-
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tecture fait partie intégrante du quotidien de l’homme, l’architecture est l’expression d’une société, d’une culture, d’une identité particulière et cela quelque soit le lieu ou le pays. Ma réflexion se développera en trois temps. Le premier temps s’attachera à analyser le quartier Ennajah comme exemple d’un quartier spontané. Une analyse portera sur l’étude des liens entre l’architecture et les habitants. Le deuxième temps sera consacré au quartier des Berges du Lac comme exemple d’un quartier réglementé. Le troisième temps consistera à réaliser une étude comparative entre ces deux types de quartiers opposés de par leur situation, leur typologie et leur réglementation. L’ensemble de la recherche me permettra de conclure par un avis personnel. L’étude de ce mémoire est un processus long qui voit son prolongement dans l’enquête de terrain, l’observation in situ, le croquis, la documentation. Il est le fruit d’un questionnement personnel et permanent, d’une recherche approfondie.
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Architecture populaire Architecture sans architecte
Méthodologie et approche
Dans cette première partie du mémoire, je vais vous exposer une analyse approfondie et personnelle du quartier spontané El Najeh. Ce quartier se trouve aujourd’hui au sud-ouest de Tunis. Il demeure, cependant, isolé et marginalisé. L’opinion commune en Tunisie concernant l’image d’Essijoumi reste pleine de préjugés. Ces quartiers sont généralement décrits comme dangereux et sales. Les habitants des quartiers périphériques ne s’y aventurent pas. Afin de comprendre ce quartier ségrégé, j’ai effectué dans un premier temps une recherche sur base d’une documentation historique, géographique et cartographique. Cette première étape fut laborieuse. La crise politique et sociale que traverse le pays depuis la révolution du jasmin de janvier 2011, en est une des principales causes. En effet, la révolution du jasmin débute en décembre 2010 suite à l’immolation d’un vendeur ambulant «Mohamed Bouazizi» dont le chariot plein de fruits et légumes a été confisqué par les policiers . S’en suit quatre semaines de manifestation contre le chômage et la répression policière qui mène à la fuite du président de la république Zine El Abidine Ben Ali, après 24 ans de pouvoir. Tous ces évènements mènent la Tunisie à une situation d’instabilité et d’insécurité. De plus, l’activité des administrations est fortement
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Méthodologie et approche...
ralentie. En effet, les employées ne respectent plus les horaires de travail. C’est après de longues heures d’attente devant le centre de documentation de l’urbanisme au siège de l’AUGT (Agence d’Urbanisme du Grand Tunis) que j’ai enfin pu accéder aux archives. Il en va de même pour l’accès aux vues aériennes à l’office de la topographie et de la cartographie. Après, avoir réuni toute la documentation requise, l’enquête de terrain est devenue nécessaire au bon avancement de mes recherches. Sur le site, l’observation constructive ainsi que le dessin étaient mes meilleurs outils pour analyser et comprendre cette cité habitée et les pratiques quotidiennes de ses habitants. Mes premiers pas dans ce quartier furent assez timides. Sous les précieux conseils de Leila Ammar2, je me suis introduite dans le quartier sans mon appareil photo munie de mon carnet de croquis et de quelques bonbons et crayons pour les enfants. Au début, les habitants m’ont beaucoup observée. Etant étrangère au quartier, ils m’ont d’abord identifiée afin de juger si je constituais une menace ou non pour leur communauté. Dans ce quartier limité et fermé au monde extérieur, les occupants n’ont pas pour habitude de côtoyer des résidents étrangers. En effet, je me suis vite aperçue que tout le monde se connaissait. Pour la plupart, leur relation repose sur des liens familiaux au sens large. La vie communautaire se trouve donc avant tout au niveau de la famille mais également au niveau du bâtiment de la rue ou de la zone. C’est grâce à ces liens sociaux que ces familles défavorisées continuent à survivre. Ces liens de solidarité constituent un système de protection mentale et physique essentielle dans la vie quotidienne de ces personnes en situation précaire.
2.Architecte et enseignante à l’Ecole Nationale d’Architecture et d’Urbanisme de Tunis. Leila Ammar écrit de nombreux ouvrages tels que l’Histoire de l’Architecture en Tunisie ou encore Tunis d’une ville à l’autre.
Architecture sans architecte
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1.1 Cité El-Najeh, modèle d’un quartier informel
Cette étude de la cité spontanée El Najeh-Malassine s’inscrit dans la volonté de comprendre le phénomène de péri-urbanisation qui a touché la capitale. Dans le dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, Françoise Choay distingue la péri-urbanisation de la rurbanisation et la définit comme « l’urbanisation continue aux franges des agglomérations »3. Ces espaces issus le plus souvent d’une urbanisation informelle prennent à ce jour une grande place dans le paysage urbain de la capitale. C’est dans ce sens que j’ai orienté mes recherches. Ainsi, l’enquête est consacrée au quartier spontané El Najeh situé au sud-ouest de Tunis et se fonde plus particulièrement sur la base de l’analyse approfondie d’un ilot d’habitations appartenant au Lac Essijoumi…. Dans les années 60, la Tunisie commence à se préoccuper de l’organisation et du déploiement de ses villes. Elle décide d’orienter ce projet en faveur du développement agricole. Cependant, le programme se limitera à la démolition des bidonvilles et conduira à un exode rural vers le centre ville. Ce projet sera un échec. Ce n’est qu’à partir des années 70, après de nombreuses tentatives, que la Tunisie accorde un intérêt à la question urbaine. La Tunisie se concentre alors essentiellement sur le développe-
3. CHOAY (Françoise) et Merlin (Pierre), Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, 2° édition, Paris, Presses Universitaires de France, 1996.p.201.
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Architecture sans architecte
AVANT 1974
1984 Construction de quartier spontané periurbain. Evolution du grand Tunis au XXe siècle: Travail personnel sur base de différentes cartes : -L’urbain en Tunisie ; processus et projet, CHABBI M.
1974
APRES 1988 Projet du Lac en construction.
Cité El-Najeh, modèle d’un quartier informel
ment de l’habitat destiné aux classes moyennes. Cela induit dans un premier temps la création d’une nouvelle profession celle d’urbaniste puis la constitution de nouvelles institutions telles que l’ASM (Association de Sauvegarde de la Médina) ou encore l’agence de l’urbanisme du grand Tunis. Cependant, cette mesure en faveur des classes moyennes tend à isoler les catégories populaires du marché du logement. C’est la raison pour laquelle on observe l’émergence accélérée de quartiers spontanés périurbains. « Totalisant une population de près de 45.000 habitants en 1987, les quartiers d’ Habitat Spontané Péri Urbain ont connu une très forte croissance depuis cette date et approchent, en 1985, les 100.000 habitants. Cette croissance a connu une progression importante, de 1985 à 2011 l’ensemble de la population des quartiers d’H.S.P.U est évalué à prés de 400.000 habitants.»4 L’habitat spontané à la périphérie de Tunis apparait dans les années 1940. Ce mouvement d’urbanisation clandestin explose entre 1970 et 1985. Des lotissements clandestins apparaissent à la place de terrains publics non immatriculés. Ces formes d’urbanisation sont liées d’une part à l’exode rural et d’autre part à la migration résidentielle des différents quartiers populaires au sein de la ville de Tunis et plus particulièrement d’anciens « gourbivilles» tels que la médina. Morched Chabbi affirme ce fait et écrit ainsi dans son livre L’urbain en Tunisie : « La médina de Tunis et ses faubourgs qui comptaient en 1966 plus de 160.000 habitants, ne comptent plus en 2004 que 95.000 habitants, perdant ainsi en 35 ans plus de 65.000 habitants, dont la grande majorité s’installa dans les zones périurbaines du Grand Tunis.»5 Ce sentiment de désintérêt pour la médina signe
4. CHABBI (Morched), L’urbain en Tunisie ; Processus et projets, Tunis, Nirvana, 2012.p.88.
5. CHABBI (Morched), L’urbain en Tunisie ; Processus et projets, Tunis, Nirvana, 2012.p.18.
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le début de nombreux changements tant culturel, paysager qu’urbanistique. Dans l’imaginaire arabe, « Dar» (maison) signifie femme. La forme ronde qui domine la conception architecturale de la médina est le symbole de la femme. Toutefois, après l’indépendance, les pratiques et la conception des femmes au foyer ont changé. En effet, la femme et l’homme travaillent en dehors du foyer et passent plus de temps sur leur lieu de travail ou dans les lieux publics. Dès lors, le temps passé à la maison devient moins long et le besoin de vivre dans une maison à cour centrale diminue en raison de ces nouveaux rythmes de la vie quotidienne. Une nette tendance se développe en faveur de la maison individuelle et de l’immeuble de rapport. Ce dépeuplement de la médina et des quartiers européens de Tunis a favorisé une dédensification de leurs tissus urbains. Toutefois, la migration de la population vers de nouveaux quartiers périphériques provoque un étalement urbain sans précèdent. Cette expansion se fait dans toutes les directions au détriment des terrains agricoles. Cette périurbanisation déclenche alors une forte ségrégation sociale et spatiale entre le centre ville et la périphérie. Les quartiers spontanés au sud-ouest de la ville se trouvent isolés voire rejeté par le centre. Ce syndrome de construction spontanée est un obstacle au bon développement de la ville. Aujourd’hui, les limites de Tunis ne sont plus perceptibles ce qui engendre des problèmes liés à la vie quotidienne tels que les transports ou les déchets ménagers. La ville doit, donc, réorganiser ses services urbains à l’échelle des nouvelles transformations urbaines et ériger de nouvelles structures institutionnelles.
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Architecture sans architecte
Photographie aérienne du quartier Ennajeh Malassine. 2011. Issue via le centre national de la Cartographie Télédétection.
Photographie aérienne de la zone nord est du lac Essijoumi. 1943. Issue via le centre national de la Cartographie Télédétection.
Cité El-Najeh, modèle d’un quartier informel
Le lac Essijoumi se situe à l’ouest du Grand Tunis. Toute cette zone spontanée se développe en champignon sur des terres appartenant au domaine maritime de l’état. Elle reste encore aujourd’hui marginalisée par rapport au développement urbain de la capitale. Les clivages entre cet habitat et le centre ne cessent de s’accroître. L’opinion commune en Tunisie concernant l’image des quartiers El Najeh reste pleine de préjugés. Ces quartiers sont généralement décrits comme dangereux et sales. Les constructions y sont inachevées ce qui est synonyme de pauvreté. Plus que cette image populaire, cette zone est reconnue comme lieu mémorial des martyrs de la Tunisie. Chaque 9 avril, l’état tunisien commémore la place des martyrs. Cependant, les habitants n’assimilent pas leur espace habité uniquement à la mémoire mais également au paysage naturel (la sebkha), à la famille et à la religion (communauté des musulmans). Dans son livre Tunis architecture et urbanisme, le sociologue Abdesselem Mahmoud identifie ce fait sur la base d’un questionnaire de dix huit questions. Ce questionnaire est soumis à 32 personnes âgées de 20 à 30 ans, appartenant au territoire d’Essijoumi. De cette enquête, Abdesselem MAHMOUD en déduit que : « La zone de «Essijoumi » est perçue aussi comme un lieu mémorial des martyrs de la Tunisie. Cette désignation est reconnue seulement par (24%) et occupe le troisième rang après l’identification de la région comme lieu d’habiter (29%) et comme un lac «Sebkha» (26%). On pourrait prétendre, désormais, que le sens d’appartenance à cette zone de la « Sebkha » réfère au paysage naturel, à la famille et à la communauté des musulmans».6 Sur le terrain, j’ai pu vérifier cette hypothèse et en
6.ABDESSELEM (M.), Tunis : Architecture et urbanisme d’hier et demain, Tunis, Cen tre de Publication Universitaire, 2010. p.142.
7. http://www.espritcritique. fr/publications/1001/esp10 01article03.pdf, consulté le 28/07/2013.
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conclure que la vie des habitants se structurait sur la base d’une identité religieuse et mémorielle. Dans le quotidien de ces hommes, la mémoire et la tradition font partie intégrante de leur vie. C’est ainsi que la notion de « houma » (quartier) acquiert une importance primordiale. Le terme « houma » est une valeur issue de la mémoire collective spatiale des habitants. Bien plus que cela, Nora Bouaouina définit la « houma » de la façon suivante : « La «houma» est un quartier urbain qui combine la double particularité d’un espace collectif et privé, le mot signifie à la fois garder son espace privé et s’insérer dans une identité commune créée par la sacralité de la relation. Comme à l’origine, le terme «houma» traduit un ordre social, il désigne un sentiment d’appartenance à une identité communautaire de proximité spatiale à l’intérieur de l’espace social de la ville. La proximité spatiale et sociale prend ici le sens de fratrie et de grande famille, où les rapports de voisinage ont un sens sacré. Se référer à la «houma» c’est à la fois inventer, créer son espace quotidien et être inséré dans une communauté de quartier qui prend le sens d’un vaste cercle de relations et de paysages familiers. »7 Dans l’esprit collectif, la « houma » constitue l’espace intermédiaire entre la maison privée et l’espace extérieur aux limites du quartier. Les habitants du quartier El Najeh considèrent ainsi l’espace collectif public comme un espace privé. Ils nettoient et entretiennent ces espaces et préservent leur territoire du monde extérieur. De ce fait, un étranger est immédiatement identifié comme un danger dont il faut se méfier. A ce propos, Jean – Charles Depaule écrit : « Dans un tel contexte, où hiérarchie, stratification et identité du groupe sont considérées comme le fonde-
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Architecture sans architecte
1943
Evolution du cadre bâti au bord du lac Essijoumi entre 1943 et 2011.
2011
Travail personnel sur base de carte aérienne: Issue via le centre national de la Cartographie Télédétection.
Cité El-Najeh, modèle d’un quartier informel
Vue d’ensemble du quartier spontané Ennajeh-Mallassine. Photo personnelle, mai 2013.
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Architecture sans architecte
Dessin personnel de «zanka» du quartier El Najeh. La «zanka» l’impasse symbolise un espace communautaire et social majeur de la «houma», Aquarelle, juillet 2013.
Cité El-Najeh, modèle d’un quartier informel
ment de l’ordre social et de l’idéologie de «l’honneur», prédominent les situations spatiales dans lesquelles le degré de clôture, d’exclusion, de visibilité ou d’invisibilité est primordial pour tous, sauf pour ceux qui ont le droit de voir. Rares sont les espaces ouverts. La présence d’un homme dans un lieu particulier est considérée comme l’indice soit qu’il a quelque chose de très spécifique à y faire et qu’il est lié à un individu ou un groupe donné, soit qu’il a un droit reconnu à être là et à y être vu. Espace signifie relation (…)».7 «Aujourd’hui, le terme «houma» n’a pas disparu du mécanisme de fonctionnement des liens sociaux dans l’espace public. La «houma» reste dans l’imaginaire collectif l’espace communautaire idéal de la ville. Elle constitue une composante importante de la mémoire du tissu urbain.»8 et un soutien dans le quartier, comme le dit un habitant : « On risque moins de se faire attaquer en cas de dispute, on peut s’approprier la rue pour une fête familiale, avoir une entraide entre voisins dans des circonstances familiales».9Les quartiers spontanés d’Essijoumi et plus précisément le quartier El Najeh regroupent différentes couches sociales. Schématiquement, on peut distinguer trois groupes socio professionnels dans le quartier El Najeh: - La catégorie populaire constitue plus de 65,8%. Les ouvriers, les manœuvres, les journaliers, les employés de commerce et d’artisanat et également les chômeurs font partie de cette catégorie. - Les catégories moyennes qui représentent environ 20% de la population globale des quartiers spontanés sont constituées d’agriculteurs, employés de bureau, personnel de service....
7. Depaul (Jean-Charles) et Armand (Jean-Luc), A travers le mur, Paris, éd Centre Georges Pompidou Paris, collection Alors,1985 , p 89.
8.http://www.espritcritique. fr/publications/1001/esp10 01article03.pdf, consulté le 28/07/2013.
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- Les catégories aisées (cadre supérieur, patron). Bien que, ces quartiers spontanés demeurent une forme d’habitat illégale, ils rassemblent différentes catégories sociales. Cette particularité fait l’originalité de ce quartier qui se distingue des quartiers défavorisés des autres grandes villes tunisiennes.. Cette mixité sociale qui demeure dans cette zone n’est pas spatialement délimitée. C’est ainsi que les exclus et les mieux lotis se retrouvent à cohabiter dans un même quartier, voire dans un même bâtiment. Durant l’enquête de terrain, une des habitantes du quartier El Najeh m’a confirmé que : « Dans le quartier ont toujours coexisté la misère et l’opulence. Au rez-de- chaussée habite généralement le pauvre, le sous prolétariat, mais au fur et à mesure que l’on monte les étages la situation économique des occupants change et il n’est pas rare de trouver aux étages supérieurs un avocat, un architecte ou un représentant d’une autre activité libérale. Ces différentes catégories ont toujours cohabité même si les interactions demeurent limitées. »10 On peut établir un parallèle entre l’organisation spatiale de ces logements et les immeubles haussmanniens. En effet, une hiérarchie sociale «verticale» semble s’y être installée. Cette mixité sociale m’a dans un premier temps étonnée puis j’ai vite compris que c’est de par cette discrétion commune que ces hommes et ces femmes appartenant à différentes couches sociales arrivent avoisiner sans altercation. Comme me le témoigne un des jeunes chômeurs qui habite dans le quartier : « Ici personne nous demande de papier. On se comporte bien, on n’ennuie personne et eux nous laissent tranquilles. »11
9. Extrait d’une interview de Sarah JILLITI mené le 13 juillet 2013 dans le quartier Ennajeh Mellasine TUNIS.
10.11. Extrait d’une inter view de Sarah JILLITI mené le 6 juillet 2013 dans le quartier Ennajeh Mellasine TUNIS.
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Architecture sans architecte
Ces codes liés à la vie quotidienne cachent une obsession permanente de protection qu’elle soit mentale ou physique. Ce besoin perpétuel peut s’expliquer par le fait que les habitants de ses quartiers n’ont pas une représentation rassurante de leur environnement. La pauvreté et le chômage dont sont victimes les jeunes participent à alimenter ce sentiment d’insécurité qui se traduit généralement par la délinquance (vol, drogue, prison...). Il serait cependant démesuré de généraliser ce phénomène à l’ensemble de ces jeunes.
Le tissu urbain du quartier El Najeh se rapproche morphologiquement des villes arabo-islamiques. Les unités d’habitations se trouvent groupés et la surface des voiries minimisées a fin de maximiser les profits. Le plus souvent, les parcelles sont achetées en commun puis subdivisées en plusieurs lots entre les différents parents de la famille. Tout cela explique l’importance des liens de parentés dans ce quartier clandestin. L’acquisition de la parcelle devient un acte collectif et non individuel basé sur des liens de familiarité.
TABLEAU : PRATIQUE DES RELATIONS DE VOISINAGE
Source : Enquête par sondage du District de Tunis – (M. CHABBI) Aout 1980.
Cité El-Najeh, modèle d’un quartier informel
« El hanout » ( en français épicerie ) représente un lieu d’intéraction social et communautaire majeur dans la «houma». Photo personnelle, mai 2013.
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Comme le fait apparaitre ce tableau, les relations sociales au sein du quartier ne dépendent pas uniquement des relations familiales ou amicales. Ainsi, 71,1% des ménages échangent des services avec des personnes avec qui ils entretiennent des liens familiaux ou amicaux. En revanche, 8,2% des ménages échangent des services sans relation suivie. Ceci signe une forme de repliement. On remarque également que 19,7% de l’ensemble des ménages hspu s’isolent de toute relation sociale relative au quartier. Cette attitude de repliement peut être sans aucun doute assimilée aux classes moyennes supérieures qui indiquent leur statut afin de se démarquer des autres catégories. Ces formes d’entraides entre les ménages ne se limitent pas aux simples emprunts d’ustensiles de cuisine ou de petits mobiliers (ex : chaises). Couramment les voisins sont conviés à participer au coulage d’une dalle. Généralement, la journée se finit avec le sacrifice d’un mouton et un bon couscous entre voisins. Ces pratiques nous rappellent certains rituels pratiqués dans les tribus et les villages reculés de la Tunisie.
Architecture sans architecte
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1.2 Typologie et organisation socio- spatiale
Le quartier spontané El Najeh se situe à proximité de la banlieue Nord-Ouest et se rattache au gouvernorat de Tunis. Il fait ainsi partie de Tunis el médina. C’est dans les années 40 que cette région commence à se développer. La proximité avec la médina et le système juridique foncier des habous (en droit musulman) encouragent l’essor de cette région. Les bruits courent que le nom Mallassine voit son origine dans la fabrication de braseros en argile. L’histoire raconte que les habitants prélevaient l’argile dans la sebkhat pour fabriquer les outils nécessaires à la vie quotidienne. Actuellement, aucune trace sur le site ne permet d’affirmer cette hypothèse. Au bord de la sebkhat Essijoumi, la cité se trouve enclavée entre une voix de chemin de fer et un réseau routier. Cette situation l’isole du reste de la ville. En analysant le tissu urbain existant du quartier El Najeh-Malassine, on remarque des rues principales, des voies secondaires mais également des ruelles. Ainsi, le quartier est bordé de rues principales et les commerces et les marchés tant hebdomadaires que quotidiens se greffent le long de ces axes principaux. Tous les dimanches, les grands espaces vides du quartier sont accaparés par un marché que les habitants nomment le marché de Libye. Ce «souk» est connu à l’origine comme
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Architecture sans architecte
MARCHE QUOTIDIEN
MARCHE HEBDOMADAIRE ECOLE, CENTRE CULTURELLE ZONE D' HABITAT
ADMINISTRATION MOSQUEE HAMMAM
MARCHE QUOTIDIEN
MARCHE HEBDOMADAIRE ECOLE, CENTRE CULTURELLE ZONE D' HABITAT
MARCHE QUOTIDIEN
ADMINISTRATION MOSQUEE
MARCHE HEBDOMADAIRE
MARCHE QUOTIDIEN Répartition de la cité El Najeh par fonctions. -Travail personnel sur base d’une vue google maps 2013.
ECOLE, CENTRE CULTURELLE
MARCHE HEBDOMADAIRE
ZONE D' HABITAT
ECOLE, CENTRE CULTURELLE
ADMINISTRATION
ZONE D' HABITAT
MOSQUEE
ADMINISTRATION
HAMMAM
MOSQUEE
HAMMAM
HAMMAM
Typologie et organisation socio- spatiale
étant un marché clandestin qui se développa dans les années 60. Il n’est légalement inauguré qu’en octobre 1981. Aujourd’hui, cet espace public est un lieu de rencontre connu non seulement des bidonvilles aux alentours mais également des habitants de Tunis. Particulièrement en ces temps de crise, les prix attractifs de ce marché attirent les habitants de toute la ville. C’est incontestablement un lieu d’échange social et économique ouvert à tous. Il se déroule dans le plus grand désordre. Les étalages des vendeurs sont mal organisés et le stationnement anarchique des véhicules paralyse totalement la circulation. Le long de ces grands axes, on trouve également des cafés qui constituent un lieu de sociabilité important pour les hommes. Ils sont des lieux de passage délicat et gênant pour les femmes et les enfants. Ils sont considérés par la majorité comme des zones répulsives pour les femmes. On remarque une forme de dichotomie entre l’espace de la femme et l’espace de l’homme. Seules des voies secondaires et des ruelles se trouvent à l’intérieur des limites du quartier. Les voies secondaires permettent la connexion entre les rues principales. Leur largeur varie de 2 à 4 mètres alors que les ruelles peuvent atteindre la largeur de 1 mètre correspondant au passage d’une porte. Ces lieux de passages où la circulation automobile est presque absente constituent une chaine d’espaces discrets fortement appropriés par les habitants. Toutefois, ces ruelles permettent un usage différent selon leur largeur: aire de jeux, stationnement, passage. Le long de ces artères, les différents logements affichent un décalage de quelques centimètres. Les logements s’alignent rarement les uns aux autres, donnant naissance
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à des formes de ruelles sinueuses et labyrinthiques ce qui créent des perspectives interrompues (réseau arborescent). Cette irrégularité se perçoit également par les différentes hauteurs, les obstacles, les balcons en porte à faux sur les trottoirs, les câbles électriques. Les débordements d’habitation constituent des brises soleil. Cela interrompt l’ensoleillement essentiellement au niveau du rez-de-chaussée. Des traces d’humidité en témoignent. A l’inverse des quartiers aisés, les venelles paraissent comme un prolongement de l’espace privé. Souvent on peut y apercevoir des réunions entre voisins ou encore des femmes échangeant leur préoccupation de la vie quotidienne. Le trottoir devient une pièce à air libre à part entière faisant partie intégrante du quotidien et de la vie de l’homme. Ce lieu est considéré par les habitants comme un espace privatif. Une marche permet de soulever cet espace privatif et marque la limite de l’espace public. Il est un lieu de sociabilité privé mais ouvert. En fonction de leur besoin et de leur culture, les habitants s’approprient et aménagent tant leur espace intérieur qu’extérieur. Dans ce quartier populaire existe ainsi une hiérarchie entre les différentes voiries. Les limites du public et du privé dérogent au schéma traditionnel habituel. Lors de l’observation in situ, j’ai découvert une hiérarchie dans l’entretien des venelles. Dés lors, plus l’espace est entretenu et soigné, plus il est considéré comme un espace privé. Ainsi, les rues principales qui encerclent le quartier El Najeh constitue l’espace public par excellence. L’empilement des ordures ménagères ainsi que les différentes activités publiques en sont la preuve. Ces axes sont le plus souvent embouteillés et saturés. Les habitants se trouvent souvent
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Architecture sans architecte
Voies principales et secondaires de la citÊ El Najeh -Travail personnel sur base d’une vue google maps 2013.
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contraints de les contourner. C’est dans ce sens, que les habitants considèrent ces rues comme une barrière physique et sociale difficilement franchissable. Dans le quartier spontané El Najeh, on note que la limite entre espace intérieur et extérieur s’estompe. Dans la société magrébine, « La zanka n’est pas la rue au sens commun du terme. Il s’agit, pour nous, d’une notion liée au mode d’appropriation socioculturelle de l’espace urbain
propre aux sociétés arabo-musulmanes dites traditionnelles, et dont la meilleure expression est la médina. Cette appropriation se fait selon un critère dichotomique – dedans / dehors, intérieur / extérieur - : deux catégories spatiales sont opposées, modèles culturels de la séparation entre le privé et le public; ce modèle a déterminé l’organisation générale du plan de la ville – médina -, et continue à se reproduire encore, sous des formes différentes, aussi bien dans l’habitat individuel
12 https://enfance-buisson niere.poivron.org/La_%22 zanka%22_:_espace_d’au tonomisation_et_de_socia lisation de_l’enfant_dans_ la_ville_au_Maghreb consulté le 09/10/2013.
Ruelle en terre battue. Le long des ruelles, on peut percevoir des briques rouges en attente d’un revêtement, des
aciers apparents en suspens, du sable et des gravas éparpillés au seuil des logements. Photo personnelle, mai 2013.
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Architecture sans architecte
Dans la ville magrébine traditionnelle, la maison, l’espace privé ne peut avoir un accès direct sur une rue principale donc public. La zanka est l’interface entre l’espace intérieur et privé dédié généralement aux femmes et l’espace public extérieur pratiqué couramment par les hommes. Elle est considérée par tous les habitants comme étant un espace sécurisé où les enfants peuvent jouer et discuter librement. Cette représentation de l’espace urbain se rapproche fortement du modèle de la médina. Un autre aspect permet d’établir un lien avec la médina : l’autoconstruction. La médina est un modèle d’architecture sans architecte, le quartier El Najeh s’en rapproche. A l’origine, la construction de ces logements sur ce terrain appartenant à l’état est illégale et se réalise hors permis de construire par un ouvrier ou par l’habitant lui-même. Ainsi, cette autoconstruction s’effectue de nuit loin du regard veillant des autorités. Les logements évoluent constamment au gré des besoins des habitants : l’ajout d’une chambre d’un niveau pour un fils marié ou encore d’un escalier menant à la toiture sont monnaie courante. A chaque visite de terrain, on peut constater de nouvelles ouvertures, des étages qui s’élèvent. Le long des ruelles, on peut percevoir des briques rouges en attente d’un revêtement, des aciers apparents en suspens, du sable et des gravas éparpillés au seuil des logements. De part la volonté de ses habitants, ce quartier est en perpétuelle évolution. Ces transformations clandestines modifient fermement le paysage urbain et le dégradent. L’absence de réglementation se lit dans l’architecture de ses logements notamment en façade : certains logements possèdent un revêtement de peinture blanche d’autres arborent des murs en briques apparentes ou encore un revê-
tement de ciment. Mais encore d’autres signes extérieurs offrent une image affligeante à la cité : implantation d’escaliers privés interrompant la continuité du trottoir, construction d’étages et de balcons en porte à faux de 1m, agencement de commerces sur les voies de circulation. Paradoxalement à ce désordre, on peut noter des détails de décoration en façade tels que une décoration florale aux portes, aux fenêtres, les karmouds (tuile), ou encore un revêtement de faïence.
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Dessin aquarelle personnel. Vue des toitures du quartier El Najeh Essijoumi. Juillet, 2013.
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Architecture sans architecte
Aux premiers abords, dans un quartier hspu (habitat spotané périurbain) l’observateur est frappé par le paysage en chantier ainsi que la dominante de gris et de rouge des constructions inachevées. En effet, faute de moyens, les habitants mettent souvent plusieurs années à achever leur maison ou leur commerce. Ainsi, on remarque souvent des matériaux livrés et reposant plusieurs semaines au pas de la porte et annonce des travaux ultérieurs. Les quartiers hspu représentent des quartiers dynamiques en constante évolution où l’image des perpétuels travaux ne s’estompera jamais. Dans les quartiers hspu, le « haouch » est considéré comme le type de logement prédominant. Ce type d’habitat organisé autour d’une cour se rapproche fortement du modèle d’habitat traditionnel de la médina. Dès lors, il existe trois types de « haouch » qui se différencient de par leurs degrés d’achèvement. -Le « Haouch » de type 1 : correspond à un type d’habitat incomplet, inachevé. Il est généralement composé de deux ou trois pièces articulées autour d’une cour ouverte. La surface construite est de 20 à 40 mètres carrés. Ce type de « haouch » ne contient ni cuisine ni salle d’eau seule exception, des toilettes sont aménagés dans un coin de la cour. Ce logement est dépourvu d’enduit extérieur et intérieur. Ainsi, le revêtement se tient juste au cimentage du mur. Néanmoins, les murs de cet habitat modeste sont réalisés en briques ou en parpaings de ciment et le plafond réalisé en dalle de béton. -Le « Haouch » type 2 : est une version améliorée du « haouch » type 1. La surface bâtie varie de 30 à
60m². Il contient plus de pièces et s’organise le plus souvent en forme de L. Toute la surface bâtie est clôturée. -Le « Haouch » type 3 : correspond au type de « haouch » achevé. Il s’organise en forme de U et possède une surface construite de minimum 80m². A l’inverse du « haouch » type 1 et 2, le « haouch » type 3 est muni d’équipement (cuisine, salle d’eau). Les finitions y sont de bonne qualité. Les « haouchs » représentent effectivement une part importante de l’habitat hspu. Les « haouchs » inachevés de types 1 et 2 sont dominants et représentent environ la moitié des logements hspu. Ces modèles expriment le mouvement évolutif de la construction et la situation financière précaire des ménages qui résident dans ces zones spontanées. « D’autres types de logements sont également représentés dans l’HSPU : • gourbis………………………....5% • Villas…………………………..10,5% • Maison à patio…………...........6,8% • Locaux non destinés • à l’habitation…………………...0, 5% • Autres types……………….......0, 8% » La présence de villas dans cette zone d’habitat spontané est exceptionnelle. Elle dévoile cependant l’existence d’une couche moyenne et aisée. Croquis personnel conçu lors de l’étude terrain du quartier spontané Ennajah. Juillet 2013.
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Les équipements collectifs tels que les établissements éducatifs de culture, de santé, de loisir, de sécurité, d’administration etc.… mesurent le niveau d’autonomie du quartier et par conséquence son rang d’intégration à la ville. Ses services s’avèrent indispensables à la vie du quartier puisqu’ils permettent d’assurer certains besoins primaires à ses habitants. Ces structures collectives associées au milieu urbain sont en partie impulsées par la population du quartier et manifeste par là une vie communautaire et sociale très présente dans les quartiers spontanés. Ainsi, la plupart des structures politiques et culturelles du quartier sont contrôlées et dirigées par les habitants et permettent à la population de revendiquer au nom de leur communauté leurs droits au sujet d’habitat et de service urbain face aux autorités extérieures. Ces structures constituent non seulement un lieu de connexion et de partage entre les habitants et l’extérieur mais aussi un point de relais important entre les différentes activités collectives communautaires. D’ailleurs, le quartier étudié El Najeh peut être classé parmi les quartiers spontanés ayant un niveau d’équipement élevé. En effet, ce quartier contient une large gamme d’équipements collectifs assurant une vie de quartier riche et dynamique tel qu’école, souk quotidien et hebdomadaire, mosquée, hammam, épicerie, kahwa (café). La grande majorité de ses équipements ont été construits par les habitants eux-mêmes. Afin de faire évoluer leur quartier et permettre à leurs enfants l’accés à la «madrasa» (école), à la mosquée, aux «hanouts» (épicerie) et à d’autres services, les résidents ont été contraints de participer à la construction de leur «houma» sans aide de l’état. Cet engagement témoigne de l’attachement des habitants pour leur «houma».
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1.3 Matériaux et techniques de construction
Le parpaing aggloméré de ciment est de loin le matériau le plus utilisé en construction dans le quartier El Najeh : « il est d’une utilisation exclusive dans 73% des cas et il est présent en même temps que d’autres matériaux (brique en terre cuite ou pierre) dans 9% des cas. »13 On peut expliquer ce phénomène dans un premier temps, par la facilité de fabrication et de mise en œuvre de ce matériau mais également par son faible coût. Toutefois, une minorité de logements sont conçus en pierre ou en brique et une partie insignifiante en pisé ou en matériau précaire. « La pierre et la brique, matériaux plus performants et plus coûteux ne sont utilisés que dans 17% des logements. 9% des logements utilisent dans des parties différentes en partie l’aggloméré de ciment et en partie la pierre ou la brique.» A noter que ces matériaux nobles (la pierre et la brique rouge) représentent un coût trop élevé pour cette catégorie de la population et ne sont employés que très rarement. Cependant, la pierre reste un matériau typique des quartiers spontanés. Elle est généralement procurée auprès des artisans locaux ou fabriquée immédiatement sur le chantier. Elle parait quelques fois de par sa couleur grise souvent non enduite et d’autrefois blanchie à la chaux. L’utilisation des matériaux précaires dans la construction des
13. CHABBI (Morched), L’habitat spontané dans le district de Tunis, Etude d’identification, République Tunisienne Ministère de l’intérieur, District de Tunis, aout 1982.p.28.
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Architecture sans architecte
murs est quasiment inexistante. Toutefois, il en va différemment pour la toiture qui est le plus souvent constitué de matériaux rudimentaires (tôle ondulée, tôle en ciment ou amiante, planche avec ou sans couche de mortier ou terre) ou traditionnels (terre, branchage). «Ce sont des logements que l’enquête Population-Emploi de 1980 recense comme «habitations en semi-dur » : 2700 logements en milieu urbain du district soit 1.58% du parc total. Les habitats rudimentaires (« dont les murs et les toits sont en non – dur ») représentent comme on l’a déjà vu 5700 unités dans tout le district soit 3,5% du parc urbain total »14 Ces chiffres attestent que l’habitat spontané périurbain ne s’amalgame plus avec l’habitat précaire et qu’effectivement le problème de ces quartiers ne trouve pas son origine dans la qualité de la construction. En outre, la majorité des études relative aux quartiers spontanés affirme que la qualité du bâti n’a cessé de progresser, de la première à la troisième génération. « Les constructions en état bon et moyen passent de 37% environ dans les quartiers de la première génération à 47% dans ceux de la deuxième et à 75% dans ceux de la troisième de 18,5% à 11,5% puis à 3,8%. Cette appréciation des enquêteurs est sans doute davantage basée sur la vétusté du bâti que sur la nature des matériaux de construction. Ceux-ci ne présentent pas de différence significative suivant les quartiers, le parpaing de ciment étant partout majoritaire (66,4% à 79% selon les générations), tout au moins si on considère les murs. C’est que les logements des quartiers anciens, où les matériaux rudimentaires étaient importants au départ, ont connu au fil des ans une consolidation et une amélioration considérables. »15 L’utilisation des matériaux précaires ainsi que
14 et 15. CHABBI (Morched), L’habitat spontané dans le district de Tunis, Etude d’identification, République Tunisienne Ministère de l’intérieur, District de Tunis, aout 1982.p.29 et 28.
«Haouch»: Première phase de construction.
Source: L’habitat spontané dans le district de Tunis de Morched CHABBI.
Ensemble de «Haouchs» en pisé.
Source: L’habitat spontané dans le district de Tunis de Morched CHABBI.
Matériaux et techniques de construction
l’aspect inachevé des constructions ne sont pas les seules spécificités de ce quartier spontané. En effet, en comparaison au reste de Tunis, le niveau d’équipement des logements en service de base (électricité, eau et égout) dans les quartiers spontanés reste faible. « Le taux de branchement aux réseaux représente un écart important entre les quartiers spontanés et dans l’ensemble du district: l’eau 47,6% pour l’habitat spontané 84,4% dans l’ensemble du district, pour les égouts 28,6% 76,5% et un faible écart pour l’électricité 70,7% contre 93%. »16 Ce signe est la marque de marginalité spatiale dans une zone où l’urbanisation n’était pas prévue. Toutefois, ce taux de raccordement aux réseaux varie d’un quartier spontané à l’autre. Les quartiers de première génération se trouve mieux équipés que les quartiers de troisième génération. Cela s’explique par l’intégration des anciens quartiers spontanés qui se trouvent à proximité des zones d’urbanisation réglementé. Avec le temps, ces quartiers de première génération ont fini par profiter de ces services de base (électricité, eau et égout). Cette amélioration se lit comme un signe de légalisation et d’intégration de ces zones en marge de la ville. Etant considéré comme provisoire, l’état a longtemps refusé à ces quartiers l’accès au permis de construire et aux branchements aux réseaux. Ce n’est qu’à partir des années 70, que la politique de « dé gourbification » fut éradiquée. Cependant, l’eau et l’assainissement sont des travaux qui demeurent coûteux tout particulièrement dans ces zones où l’urbanisation n’était pas prévue. C’est ainsi que le faible niveau d’équipement en services de base dans les quartiers de la troisième génération reste
16 et 17.CHABBI (Morched), L’habitat spontané dans le district de Tunis, Etude d’identification, République Tunisienne Ministère de l’intérieur, District de Tunis, août 1982.p.30.
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préoccupant. Les travaux de raccordements commencent petit à petit, le temps que la zone soit reconnue par les autorités. « Le retard de l’habitat spontané et sa sous-intégration urbaine apparaissent nettement dans le niveau de desserte en infrastructure puisque même les vieux quartiers, les plus proches du centre et donc des réseaux et les mieux lotis socialement comme nous l’avons vu sont loin d’atteindre les niveaux de service moyens de l’agglomération.»17
Ensemble de «Haouchs» en construction. Fabrication en parpaing.
Source: L’habitat spontané dans le district de Tunis de Morched CHABBI.
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Architecture savante Architecture avec architecte
Méthodologie et approche
A travers le hublot de l’avion en arrivant à Tunis, on peut voir les berges du lac nord comme un fragment de Tunis isolé à la lisière de l’eau. Enserré par l’aéroport et une ligne autoroutière au nord et des terrains en friche à l’Ouest et à l’Est, le lotissement El Khalij paraît comme une île isolée par le vide qui l’entoure. A chaque voyage, ces vues aériennes me donnent des indices sur l’évolution que Tunis a traversée pendant mon absence comme l’apparition de nouveaux ponts ou encore l’évolution du projet du lac Nord. Ces quelques secondes derrière le hublot me semblent être le plus bel outil pour voir Tunis sous un autre angle. Dans cette deuxième partie du mémoire, je vais exposer une analyse approfondie et personnelle du lotissement El Khalij appartenant aux Berges du Lac. Ce quartier de haut standing se trouve aujourd’hui au cœur de la ville de Tunis. Il demeure, cependant enclavé par l’autoroute. L’opinion commune en Tunisie concernant l’image des Berges du Lac est contrastée. Certains décrivent ces quartiers comme étant l’avenir de la Tunisie alors que d’autres affirment que ce paysage artificiel et sans histoire n’appartiendra jamais à la ville. Afin de comprendre ce quartier qui reste idéalisé, j’ai effectué dans un premier temps une recherche sur base d’une do-
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Méthodologie et approche
cumentation historique, géographique et cartographique. Puis assez rapidement, l’enquête de terrain est devenue nécessaire au bon avancement de mes recherches. Sur le site, l’observation constructive ainsi que le dessin étaient mes meilleurs outils pour analyser et comprendre cette cité habitée et les pratiques quotidiennes de ses habitants. Cette étude de terrain se différencie nettement de celle réalisée dans le quartier spontané El Najeh. Les habitants étant beaucoup moins réceptifs et ouverts, les interviews ont été plus difficiles à réaliser. J’ai donc choisi d’orienter mes entretiens vers les travailleurs du lotissement El Khalij tels que les femmes de ménages ou encore les gardiens et les vendeuses beaucoup plus réceptifs au dialogue. Au début, cette barrière que les habitants ont fixée a été quelque peu surprenante mais au fur et à mesure de l’étude de terrain, les raisons de cette mise à distance sont apparues très évidentes. A l’inverse du quartier spontané El Najeh que je n’avais jamais visité ni côtoyé auparavant, je connaissais déjà les quartiers des berges du lac. Lors de mes recherches, mes souvenirs d’enfance m’ont aidée à comprendre l’évolution. J’avais 10 ans quand je franchissais pour la première fois les portes du parc d’attraction «Dah Dah». Des étoiles plein les yeux, je n’avais jamais vu un lieu pareil en Tunisie. Les affiches, les lumières, le mobilier tous ses signes nous renvoyaient aux images des quartiers américains qu’on pouvait percevoir à la télé. Les rues étaient propres, pas de chat errant ni de poubelle jonchant les trottoirs. Tout était fait de marbre, de verre, de miroir et de fer forgé. Tout paraissait artificiel et pourtant si agréable. Ces images, ces odeurs et atmosphères restent des souvenirs de spatialité ancrée dans ma mémoire. Aujourd’hui, les choses ont changé. Depuis la révolution du jasmin, l’image de ce quartier s’est dégradée. Les rues sont sales, les magasins de luxe et les entreprises ferment à tour de rôle.Le centre commercial «Lac Palace» affiche des vitrines vides et abandonnées. A ce jour, aux berges du lac règne un climat d’inquiétude et de morosité ambiante.
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Architecture avec architecte
2.1 Les Berges du Lac, modèle d’un quartier réglementé
La ville de Tunis entretient depuis toujours un rapport conflictuel avec ses plans d’eau. Pendant des siècles, les lacs ont été considérés comme des égouts à ciel ouvert étouffant la ville. Des auteurs tels que Alexandre Dumas ou encore Guy de Maupassant attestent de cette ambiance de par leurs écrits : « Rien n’est plus disgracieux et plus infect qu’une promenade autour des murs de Tunis ; la ville s’échappe au dehors par des égouts purulents, d’un aspect immonde d’une odeur fétide. »18 « Et puis partout autour de cette ville plate, des marécages fangeux où fermentent des ordures, une inimaginable ceinture de cloaques en putréfaction, des champs nus et bas où l’on voit briller, comme des couleuvres, de minces cours d’eau tortueux. Ce sont les égouts de Tunis qui s’écoulent sous le ciel bleu. »19 Cette situation engendre des problèmes sanitaires et environnementaux importants. C’est dans cette urgence que l’état tunisien décide d’agir. Dans les années 80, commence alors l’assainissement de la lagune grâce à des fonds étrangers. Faute de moyens internes, la participation de sociétés privées étrangères s’est avérée indispensable à la réalisation du projet. Ainsi, Al Baraka, un groupe bancaire saoudien (en conformité avec les principes de
18. DUMAS (Alexandre), Le Véloce ou Tanger, Alger et Tunis, Levasseur, Paris, 1848.
19. MAUPASSANT (Guy de) , Promenade à travers Tunis , in Mitterrand (H.) (éd), Chroniques, le livre de poche, Paris, 2008 (pochothèque), p.1002 -1009.
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Architecture avec architecte
Les Berges du Lac, modèle d’un quartier réglementé
la charia) finance le projet du lac nord qu’il nomme « Dhifaf El Bouhaira » (les invités du lac en arabe) alors que les banques européennes commanditent l’assainissement. Le défi de ce projet était de transformer ces plans d’eaux polluées en une lagune touristique favorable aux pratiques balnéaires. Ce projet se réalise, enfin, suite à un appel d’offres international. The Lake Group, un groupe d’entreprises hollandaises commence la réalisation du chantier. Les travaux d’assainissement consistent en la mise en place d’un système d’échange entre la mer et le lac grâce à plusieurs ouvrages d’art. Le projet permet le renouvellement de l’eau et d’imposer un sens de circulation afin d’éviter la stagnation. De plus, un mur de soutènement ainsi que des enrochements ont été réalisés afin de protéger les berges. Tous ces travaux onéreux valent un peu plus de 60 millions de dinars ( environ 26,5 millions d’euros). Le projet montre dans un premier temps des résultats positifs, cependant, les impacts négatifs ne tardent pas à apparaître. « La disparition des salines prive la faune d’une réserve nourricière abondante… La disparition des flamants roses et d’autres oiseaux rares comme l’érismature à tête blanche ou le pluvier argenté et la suppression des steppes halophiles du pied des collines des communes de Radés et de Mégrine. L’aménagement est plus technologique qu’écologique afin de garantir les opérations foncières et immobilières qui vont suivre. »20 Le projet du lac Nord avait plusieurs buts. Il devait décongestionner le centre historique de Tunis en développant des services tertiaires, éviter l’extension de quartier périphérique spontané tel que : Mellassine, El Najeh, Saida Manoubia et la création d’un symbole
20. BARTHEL (Pierre-Arnaud), Aménager la lagune de Tunis : La fabrique de la métropole en question, Archibat n°13, Ben arous, Nirvana, 2006.p.51.
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moderne qui conforterait le développement économique de Tunis.Ce projet du Lac Nord se réalise sur une surface de 150 hectares et totalise 820 lots constructibles. Ceprojet qui s’affirme à travers son gigantisme se répartit comme suit : • Lots d’usage d’habitations individuelles: 3,444 millions de m². • Lots à usage mixte d’immeubles: 0,106 millions de m². • Lots à usage d’immeubles collectifs: 4,425 millions de m². • Les espaces verts équipés et parking public: 2,898 millions de m². Ce programme se pose en rupture avec l’architecture coloniale qui valorise ces institutions culturelles. Aujourd’hui, ces édifices existent toujours comme le théâtre municipal de Tunis construit en 1902 le long de l’axe principal de la ville européenne l’Avenue Habib Bourguiba, le cinéma « Le Palace » édifié en 1903 ou encore le centre culturel Ibn- Khaldoun (1920). Nonobstant, les Berges du Lac révèlent un paysage urbain similaire à ce qu’on peut voir dans les villes européennes ou américaines. Les rues sont calmes, peu de gens s’y baladent. Les voitures de luxe roulent à toute allure le long du boulevard principal. Les villas surdimensionnées, les résidences privées, les boutiques de luxe, les salons de thé mixtes ainsi que les immeubles de verre se démarquent du paysage urbain traditionnel tunisien. Néanmoins, l’espace urbain semble inachevé. Des terrains en friche avoisinent des lots bâtis. Ces terrains en attente de construction laissent percevoir des herbes sauvages où s’improvisent des parties de football entre les ouvriers des chantiers des alentours.
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Architecture avec architecte
Un marchand ambulant et des couples enlacĂŠs. Transgression de normes des espaces publics traditionnels. Croquis personel, Juillet, 2013.
Les Berges du Lac, modèle d’un quartier réglementé
Les « Berges du Lac » « est une ville nouvelle à l’image très européanisée. Des palmiers, des lampadaires, des petits bancs et des larges trottoirs, tout ce mobilier urbain moderne qui décore les espaces publics est similaire à celui qu’on peut voir en Europe. Toutefois, à l’inverse des villes nouvelles qui paraissent décentrées en Europe, les Berges du Lac se distinguent de par sa situation géographique exceptionnelle. A proximité du centre ville, la cité se trouve bordée d’un côté par l’aéroport et de l’autre par le lac. A mi-chemin entre les quartiers résidentiels au nord (Carthage, Marsa..) et le centre ville, les Berges du Lac se présentent comme un «laboratoire d’une nouvelle urbanité ». A l’origine, ce projet était consacré uniquement à une certaine catégorie de l’élite. Et pourtant, des non résidents fréquentent régulièrement cette ville nouvelle et cela pour des raisons diverses : le travail ou les loisirs. Des lieux publics tels que des salons de thé, des centres commerciaux, un parc d’attraction ou encore des discothèques, attirent les habitants extérieurs. Les non-résidents ont une perception unanime sur ces nouveaux quartiers. Pour Zohra, femme de ménage: «Ici ce n’est pas la vraie Tunisie. Ils parlent tout le temps en français. Ce n’est pas la mentalité de chez nous. ». En effet, l’apparition de cette modernité s’avère étrangère à l’image traditionnelle du paysage et à l’aménagement urbain du pays. Cette forme d’urbanité se présente en rupture avec l’histoire du pays. Le lac n’ayant pas d’histoire contrairement à la Marsa, un quartier de haut standing qui se situe en banlieue nord, les Tunisiens voient cet espace comme superficiel voire artificiel contraire à la culture tunisienne. Ils assimilent ces quartiers aux pétrodollars issus des
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pays du Qatar et de l’Arabie Saoudite. C’est dans cette mesure que les Tunisiens préfèrent se retrouver dans des espaces urbains traditionnels tels que les souks, les restaurants tunisiens ou la mosquée de la médina. Mounira une habitante de la médina me confie à ce sujet : « qu’elle adore faire du shopping au souk avec sa sœur négocier les prix avec les commerçants, aller déguster une salade méchouia et un thé à la menthe au restaurant en face de la mosquée. Dans les zankas de la médina elle se sent chez elle. » En tant que Tunisienne et ancienne habitante de Tunis, ce même sentiment me traverse. C’est à travers ce constat qu’on peut en conclure que les Tunisiens retrouvent leur identité dans l’espace urbain et architectural de la médina. Empreinte d’une histoire d’une culture millénaire, la médina de Tunis s’impose comme un symbole de l’identité tunisienne. Ce respect du lieu, de l’histoire de Tunis ainsi que de ses propriétés climatiques sont sans doute les points qui résument le mieux cette cité. Photographie : Le lac avant l’assainissement. Source : Bjork, 1972.
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Architecture avec architecte
D’autres signes de différences par rapport au reste de Tunis paraissent principalement au niveau du voisinage. Dans ces quartiers riches, aucune relation d’amitié ni de solidarité ne transparait. Les habitants vivent comme des étrangers. On peut en déduire une forme d’« urbanité paradoxale ». D’un côté la ville marque son repliement et de l’autre on y perçoit une capacité d’intégration avec des espaces publics divers et variés. Cette tension entre un territoire privatisé par la bourgeoisie et les lieux publics témoigne d’une certaine mixité sociale. Les zones résidentielles appelées en arabe la « houma » sont quant à elle désertées tout au long de l’année. Les non résidents ne s’y aventurent pas et les résidents préfèrent rester à l’intérieur des limites de leurs cages dorées. Cette ségrégation spatiale et sociale n’est pas le seul fléau que traversent les berges du lac. En effet, cette cité se retrouve malgré elle, confrontée à certains problèmes connus dans les villes européennes. La désertion de ces lieux publics à certains moments de la journée ou de la semaine en est un exemple probant. C’est lors de mon étude de terrain que j’ai remarqué ce phénomène qui traverse les quartiers des Berges du Lac. En effet, le matin et l’après-midi durant les moments chauds de la journée surtout en été la corniche, les cafés, les bowlings et le parc d’attraction « dah dah» sont désertés. Lors des journées caniculaires, les Tunisiens préfèrent fréquenter la plage pour se rafraichir et se retrouvent le long de la corniche des Berges du Lac plutôt le soir et le weekend. La fréquentation de ces zones varie selon les heures de la journée mais également selon les jours de congés et les jours de fêtes. C’est dans cette logique que les hommes et femmes d’affaires côtoient la journée le lo-
tissement « El Khalij » et que le soir jaillit une mixité sociale, où l’on perçoit des couples, des familles et des groupes d’adolescents. A proximité du centre ville de Tunis, le lotissement « El Khalij » et plus précisément la corniche s’affirment comme le théâtre d’une nouvelle urbanité construite sur un modèle universel où l’être et le paraître a son importance. Pour vous donnez une idée de l’atmosphère qui y régnait récemment, un extrait de mon carnet de voyage :« Nous sommes le 27 juillet 2013. A 20h, heure de la rupture du jeune. La chaleur caniculaire et étouffante s’éteint à peine avec la brise nocturne. Les larges trottoirs et les voies de circulations à 2 voies sont vides. Ce n’est que vers 21h30 que les visiteurs commencent à abonder. Ceux qui arrivent après 22h ne trouveront nulle part de la place où se garer. C’est là que commence alors une myriade de klaxon et de rire .Il faut dire que ceux qui viennent au lac restent jusqu’aux petites heures du matin à discuter à manger à boire ou encore à fumer la « chicha » dans les cafés de l’esplanade. Les 10 cafés de l’esplanade jouissent d’espace intérieur et extérieur. Ces cafés sous formes de galerie sont constitués de matériaux modernes (verre fumé en arcade, aluminium). Un aménagement paysager invite les usagers à boire un verre et profiter d’une vue imprenable sur le lac. Le plus souvent les adultes assis dans les cafés préfèrent débattre sur des sujets comme la politique. Les enfants quant à eux profitent de l’esplanade pour jouer à la trottinette ou aux rolleurs. Un peu plus loin sur la corniche, on perçoit des jeunes mariés et des adolescents qui se baladent ou encore des hommes qui s’adonnent à leur activité préférée : la pêche. Parsemés le long de la corniche, des marchands ambulants laissent échapper de leurs carrioles une odeur de pop
21. Extrait du carnet de voyage de Sarah JILLITI, 27 juillet 2013.
Les Berges du Lac, modèle d’un quartier réglementé
corn, de kaki (bâtonnet de pain parsemé de gros sel) et de barbe à papa. Le café à 1,500 dinar, la pizza à 4 dinars, le carnet de 10 tickets de ménage à « Dah Dah » à 5 dinars. Ce temple de la consommation satisfait une grande partie des usagers.»21
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Photographie : Les terrains encore en friche avoisinent des lots bâtis. Source:Archibat n°13. Décembre 2006..
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Architecture avec architecte
2.2 Typologie et organisation socio- spatiale
Les lacs de Tunis ont toujours été considérés comme des espaces marginalisés. Entre 1943 et 1945, se développent au bord de la lagune des « gourbivilles» tels que le quartier Bourgel. Ces espaces insalubres attirent les catégories sociales les plus pauvres et renforcent l’image négative que portent les Tunisiens et les colonisateurs de ces lieux. Alexandre Dumas atteste à travers ses écrits de cette atmosphère. « Un Européen qui se hasarderait la nuit, sur ce terrain vague qui s’étend des murailles de la ville aux rives du lac, serait infailliblement dévoré par les chiens qui le peuplaient » . Ces lieux étaient bel et bien considérés comme dangereux. Cependant, suite au projet de dégourbification des années 70, le quartier fut détruit. 1000hab/km ont été délogés. Aujourd’hui, l’ancien quartier Bourgel laisse place à la cité Montplaisir où se sont installés des immeubles bureaux et un jardin japonais. Seuls le cimetière juif et le cimetière chrétien datant du XIXème siècle ont été préservés. Actuellement, l’ancien quartier Bourgel borde les Berges du Lac nord dite « El Bouhaïra » en arabe. Cette cité nouvelle tournée vers la mer redore l’image de l’eau dans une ville qui a toujours repoussé ses lacs. Dans la culture arabo- musulmane, l’eau prend une place primordiale. Elle symbolise le plus souvent la vie, le re-
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Architecture avec architecte
Photo aĂŠrienne du Lac de Tunis en 1983. http://cmimarseille.org/_ src/UD1_wk1/UD1_wk1_ S5-2_Bouguerra.pdf
Photo aĂŠrienne du Lac de Tunis en 1988. http://cmimarseille.org/_ src/UD1_wk1/UD1_wk1_ S5-2_Bouguerra.pdf
Typologie et organisation socio- spatiale
tour aux sources. Lors de la visite des quartiers du lac, on remarque les noms des rues qui font le plus souvent référence à des lacs du monde entier tels que : la rue « lac Victoria » qui nous renvoie à l’Australie, la rue du « lac Biwa » au Japon ou encore la rue du « lac Ontario » au Canada etc.… A la conception de ce projet, les architectes se sont inspirés des villes qui valorisent leurs fronts d’eau tels que Barcelone, la Côte d’Azur, ou le littoral de Dubaï. Cette image de monumentalité et de richesse que dégagent ces villes s’inscrit dans l’architecture des Berges du Lac. C’est dans ce sens que les usagers considèrent le lac comme un morceau de territoire appartenant à l’étranger. Par exemple, les usagers nomment l’intégralité de la corniche « Miami » en hommage au premier café du même nom qui a ouvert sur l’esplanade. Pour les promeneurs, la corniche est le symbole du projet des berges du lac. La corniche constitue une digue sur remblai. Longue de 665 mètres, elle épouse une forme courbe et offre aux promeneurs une vue imprenable sur le djebel (montagne en arabe) de Bou Kornine, les grattes-ciel du centre ville et le fort Santiago de Chickly. L’île Chickly est sans doute la seule note historique dans ce paysage artificiel. Nommé patrimoine culturel national, l’ancienne citadelle romaine est de style arabe et moresque. Elle constitue également une réserve naturelle. Cette ile symbolise pour les Tunisiens la trace d’une histoire, d’une culture. En sillonnant les quartiers et ruelles des Berges du Lac, on remarque l’apparition de nouveaux types d’espaces publics. Le centre commercial le « Lac Palace», le parc d’attraction « Dah Dah » ainsi que les nombreux lieux de loisirs (bowling, piscine, Discothèque) et de restauration (restaurant, café avec terrasse) génèrent
22. Moncef Ksontini, Propriétaire du Golden Bowling, La Presse, 23 août 2001.
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de nouveaux types d’échanges sociaux. L’inauguration des premiers cafés et restaurants de l’esplanade en 1997 rencontre un franc succès. Ces lieux sont rapidement reconnus par la majorité comme des espaces de détente et de rencontre de qualité. Ces espaces publics attirent tant les enfants que les adolescents, les jeunes couples ou encore les familles. Les équipements tels que le parc d’attraction ou les bowlings sont sollicités tout particulièrement par les familles les weekends et au moment de fêtes religieuses telles que l’aïd. Les salles de fêtes comme le « Relax Palace » ou le « Forum » sont loués par les familles pour la célébration de mariages et autres. Bien que ces lieux branchés soient semblables à ceux qu’on peut trouver dans les pays occidentaux, la commercialisation de l’alcool y est interdite. Cette exigence a été faite par le groupe saoudien Al Baraka lors de la signature du projet. Cet argument attire d’autant plus les familles en recherche d’un lieu attractif mais sécurisant. Cependant, certains commerçants protestent contre cette mesure, alors que d’autres plus conservateurs la défendent :« Je suis complètement contre l’alcoolisation du lac, bien que j’en boive, parce qu’il constitue le seul endroit où la famille tunisienne peut se rendre pour changer d’air […] et un père de famille soucieux de bien éduquer ses enfants ne peut se permettre de lui montrer de l’alcool de crainte qu’il soit tenté un autre jour »22 Outre les familles ou les adolescents, les femmes sont nombreuses à fréquenter ces nouveaux lieux de consommation publique. Elles peuvent ainsi librement se réunir dans des salons de thé mixtes tels que le « Phuket’s » ou faire du shopping dans les boutiques du centre commercial le « Lac Palace ». Personne ne
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Direction l'hypercentre de Tunis
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Direction La Marsa
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BUREAU ET SERVICE
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CENTRALITE COMMERCIALE
AUTOROUTE - TROPISME
Les équipements dans le quartier El Khalij. -Travail personnel sur base d’une vue google maps 2013.
HOTELLERIE, RESTAURATION
ENTREE
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va les dévisager ou encore leur reprocher leur acte. Les femmes de toutes les catégories sociales sont réellement attirées par l’anonymat et la sécurité que procurent ces lieux. Contrairement au centre ville de Tunis, les femmes se rendent dans ces espaces avec plus d’aisance. Cependant, leur pratique des lieux est plus fortement codifiée qu’ailleurs. Ainsi, les femmes bourgeoises sillonnent les boutiques de luxe de la rue du Lac Victoria alors que les femmes d’origine plus modeste fréquentent les boutiques plus abordables du « Lac Palace ». En ces lieux, on peut également rencontrer des femmes voilées qui font l’expérience de la modernité urbaine. Elles ne fréquentent cependant pas tous les espaces publics de ce quartier. A travers une interview, Amina résidente aux Berges du Lac révèle que : « Quand je vais me promener avec ma sœur Abir ou mon amie Leila, je ne vais pas dans les cafés mixtes comme le Phuket’s. Je n’y vais pas parce que les femmes qui se réunissent dans ces salons de thé fument et s’habillent de façon très provocante. Je m’y sentirai mal à l’aise. Je préfère me distraire à faire du shopping dans les boutiques du centre commercial. »23 A l’origine, le projet des Berges du Lac était réservé uniquement à une clientèle bourgeoise. Ainsi, les lieux de loisirs étaient destinés aux résidents. Cependant, la volonté politique du président de la république Zine Abidine Ben Ali était tout autre. Il considérait les espaces publics comme des lieux potentiels de rassemblement et de manifestation dangereux pour le pouvoir mis en place. Dans ce pays au régime autoritaire, l’intention du pouvoir en place était de créer un nouveau type d’urbanité moderne accessible au plus grand nombre de Tunisiens, afin de contrôler et de surveiller la population à travers des lieux de consommation eu-
ropéanisés et américanisés. On ne peut pas alors nier le fait que cette stratégie a bien fonctionné puisque les weekends et jours fériés ces lieux sont bondés. Les hommes et femmes logeant dans des quartiers aisés du nord de Tunis (El Menzah, Soukra …) mais aussi dans la banlieue sud (El Mourouj, Hammam Lif...) y abondent tous les weekends. Dans son livre « le cimetière des moutons», Salem Trabelsi retrace parfaitement l’atmosphère qui régnait en ces lieux. Il décrit le lien qu’adoptent les tunisiens provenant de banlieues périphériques moins aisées vis-à-vis de ces nouveaux lieux tels que le «Lac Palace» :« Les portes de vitrail coulissèrent devant Ahlem et Hassen. Une fraîcheur parfumée enveloppa le jeune couple. Sous les escalators, un poisson d’acier, la queue cabrée en l’air, éjectait par la gueule une eau brillante dans une cuve illuminée. Trois étages s’élevaient enrubannés de branches, de fleurs et d’ampoules. Puis, le plafond disparaissait sous un peuple de boulettes lamées, suspendues à des fils dorés. Tout palpitait de lumière. […] Un vertigineux désir les emportait : acheter. Il fallait « acheter quelque chose du lac » auquel ils se rendaient pour la première fois. […] Ils étaient heureux, comme tout salarié qui vient se greffer sur cette cité, qui admire les murs de la richesse, qui dépense et se sent rehaussé de ce fait.»24 Cette description évoque assez clairement la fascination qu’ont les personnes de milieux populaires ou de classe moyenne pour ces espaces. Ces lieux symbolisent pour la plupart des gens un lieu de fantasme et de rêverie. C’est dans cette atmosphère que les promeneurs tentent bien souvent de s’extraire de leur quotidien afin de se procurer une image sociale différente : « Je viens aux Berges du Lac avec mes copines
23 Extrait d’une interview de Sarah JILLITI mené le 5 juillet 2013 dans le Lac Palace aux Berges du Lac, Tunis.
24. TRABELSI (Salem), Le cimetière des moutons, Radés-Tunis, Noir sur Blanc éditions, 1999.p.86 et p.89.
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Les équipements dans le quartier El Khalij. -Travail personnel sur base d’une vue google maps 2013.
ZONE DE LOISIR FRICHE FRICHE
Typologie et organisation socio- spatiale
ou mon fiancé. Ici, personne ne me connait contrairement à mon quartier. Je me sens libre des regards indiscrets. »25 Ces lieux autorisent effectivement le brouillage des identités et l’anonymat ce qui mène à des transgressions des codes liées à la culture traditionnelle tunisienne. Sur la corniche, on peut percevoir des scènes de drague ou l’affichage de jeunes couples. Malgré cette image où l’interaction sociale reste très présente, les « Berges du Lac » restent un exemple de résistance à la mixité sociale. Ce paradoxe s’affirme à travers la relation qui se fait entre résident et non résident. Les résidents fuient les non résidents. Dans une interview une habitante me confie :« J’évite de me promener avec mes amies sur la corniche. On préfère rester dans les quartiers calmes. En général, on fréquente des endroits sélectionnés ou des clubs comme le « California Gym ». L’accès à ce club exige une carte de membre. Je m’y sens plus en sécurité et plus à l’aise ».26 Ils côtoient les centres commerciaux à d’autres heures et fréquentent des salons de thé et restaurants spécifiques en retrait des zones piétonnes. Ces lieux permettent à cette catégorie aisée d’appuyer une distinction sociale. Cette ségrégation spatiale et sociale s’affirme d’autant plus par l’argent et par la création de clubs privés. L’architecte libanais Jade Tabet explique clairement ce phénomène à travers une analyse qu’il établit concernant les lieux marchands de Beyrout : « la mixité revendiquée par les usagers apparaît ainsi toute relative, puisqu’elle repose sur ce que l’on pourrait appeler un esprit de club, fondé sur l’exclusion tacite de ceux qui ne présentent pas les propriétés désirées pour pouvoir y appartenir. » 27
25 et 26 Extrait d’une interview de Sarah JILLITI mené le 5 juillet 2013 dans le Lac Palace aux Berges du Lac, Tunis.
27. TABET (Jade), « Lieux publics et reconstruction », Les Cahiers du CERMOC, numéro thématique «Recon struction et réconciliation au Liban », dans E. Huybre chts et de D. Chawqi (sous la direction de), 1999, p.145.
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Photo de la une du magasine plus affichant le café Miami comme le symbole des Berges du Lac. La Source: Jeune Afrique, N°2130, Du 16 au 22 novembre 2001.
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2.3 Matériaux et techniques de construction
Actuellement, les Berges du Lac sont occupées par la classe moyenne et aisée. Ces deux classes engagent une grande partie de leur argent dans la construction de leurs villas. On constate l’utilisation de nouveaux matériaux tels que le verre, le fer forgé, l’aluminium, le cuivre, l’acier inoxydable ou encore le marbre ainsi que l’exploitation de nouvelles techniques de conception moderne. La décoration en façade y est également présente et révèle ainsi au grand jour la fortune du propriétaire. Les villas deviennent symbole de réussite sociale. Elles sont surdimensionnées par rapport aux besoins quotidiens des habitants. En effet, la surface d’une parcelle dans ces nouveaux quartiers réglementés est d’environ 500 mètres carrés alors qu’habituellement dans d’autres quartiers elle n’excède pas 200 mètres carrés pour une maison. Ces différentes caractéristiques marquent le statut social des habitants. Dans son roman Le cimetière des moutons, Salim Trabelsi décrit le lac et cette atmosphère de luxe qui y règne: « La Tunisie est pleine de complexes. C’est un pays qui a tout misé sur les capitaux. Ainsi le “Lac Palace” est-il l’un de ces complexes commerciaux les plus luxueux. Une partie du Lac de Tunis ayant été remblayée, toute une cité prit naissance. […] Le béton gonfla ses muscles, nourri par des armées de maçons qui ma-
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niaient le ciment, les grues, les planches et les briques jour et nuit. […] Les façades prenaient des airs humains, se voilaient de leurs meilleurs atouts, soignaient leurs contours à la perfection, péroraient. Mais il y avait encore des villas en chantier, des embryons de fers et de poutre. Celles achevées siégeaient en colosses, coiffées d’antennes paraboliques pointées vers le ciel comme pour l’éventrer. Tout était entouré de murs, de fer forgé, de serrures et de gardiens. Les jardins, nouvellement plantés, germaient dans la joie. Partout, la sève bouillonnante d’un nouveau monde bavait, cynique, arrogante, prête à perforer ce début de siècle frais et à l’inonder jusqu’aux poumons ».28 Cet extrait nous renvoie à l’ambiance particulière qui exultait de ces lieux et le désir des résidents à affirmer leur richesse à travers leur construction. En effet, l’architecture reflète le haut de gamme. La façade des résidences est surchargée, décorée de fausses colonnes ou encore de frontons néo-classiques. Pierre Arnaud Barthel géographe et chercheur spécialisé en aménagement du territoire nomme ce phénomène «le règne du façadisme et la contemporanéité désincarnée ». Dans l’espace privé extérieur apparait fatalement la piscine qui reste un équipement de luxe indispensable. Dans les mœurs, ces détails architecturaux signent l’appartenance à une catégorie sociale spécifique. Dans ces quartiers où règnent la loi du paraître, ces codes sont de mise. Paradoxalement, par souci de sécurité, les habitants préfèrent se replier dans leurs environnements respectifs. Les enfants jouent dans leurs jardins ou dans des clubs appropriés. Ceci se traduit également matériellement par les clôtures, les barrières, les cameras de sécurité ou encore par la mise en place
28. TRABELSI (Salem), Le cimetière des moutons, Radés-Tunis, Noir sur Blanc éditions, 1999. p.85 et p.86.
d’une équipe de gardiennage privée. Ces quartiers sont sélectifs et mènent leurs habitants à fréquenter des lieux de loisirs qui sont à disposition des classes de la même catégorie sociale. Dans ses écrits, PierreArnaud Barthel assimile ce phénomène aux gated communities qui représentent une communauté nord américaine fermée au monde extérieur qu’elle considère comme dangereux. Cette forme urbaine n’existe pas dans ce pays. Cependant, on perçoit des quartiers résidentiels privatisés dans tout Tunis et plus particulièrement dans les quartiers riches.
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Croquis personnel du quartier El Khalij, juillet, 2013
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Architecture avec architecte
Syndrome d’une architecture sans identité. Photo personnelle, juillet 2013.
A travers les «Zankas» de la médina de Tunis. Photo personnelle, juillet 2012.
Issue d’acculturation (européenne, américaine, néocoloniale etc...), le résultat est souvent décevant et sans goût. Tant l’agencement que le choix des matériaux ou des formes sont importés et copiés de l’étranger. La majorité des professionnels reste sceptique devant cette pléthore d’ornementation, d’arcades de colonnes de marbre et de façades de verre. Toutefois,
Matériaux et techniques de construction
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les immeubles ont une image plus sobre. Qu’ils soient mixtes (logement et bureau) ou multi usage, ils ressemblent fortement aux immeubles qu’on peut trouver en Europe ou aux Etats-Unis. Composées de mur rideau, ces machines à habiter misent avant tout sur l’aspect extérieur de la construction et fascinent la plupart des habitants et des concepteurs. « Pour l’architecte tunisienne E. Bchir Elaouani : « Aux Berges du Lac, les signes sociaux sont (…) loquaces : importance des volumes bâtis, étalage de matériaux dits de standing, exubérance de terrasses et de grands balcons pour les habitations.»29 Cette profusion de signes de gigantisme se pose en contradiction avec l’introversion de l’architecture traditionnelle de la médina. Cette mise en scène de la richesse se reflète à travers l’architecture des villas, des immeubles et des infrastructures de loisirs. «La rupture avec l’architecture traditionnelle n’est pourtant pas consommée dans la mesure où une minorité de villas et quelques immeubles présente de façon surprenante des emprunts visibles à des modèles d’habitat tunisiens. Il y a ainsi une demande réelle d’une partie des propriétaires, qui désirent réaliser des constructions à patio avec des matériaux traditionnels, alors que le cahier des charges en vigueur ne le permet pas. Dans certains cas, ces familles parviennent quand même à construire de telles habitations qui peuvent être très réussies, réinvestissant habilement les formes traditionnelles.» 30 Cependant, ces signes de l’architecture traditionnelle demeurent exceptionnels. Les nouveaux codes architecturaux résistent aux berges du lac et dans les quartiers de haut standing de la banlieue nord tels qu’El Menzah, Ennaser… L’architecte Ali Bouziri dénonce ce culte du paraître
à travers ses écrits: « L’irruption de la modernité a entraîné une importation de modèles culturels nouveaux. Cette superposition et cette confrontation des cultures ont généré diverses incohérences. Et si la pierre donnait des bâtiments plus ou moins homogènes, le béton nouvellement introduit ouvre la voie à toutes les bizarreries. Voyez par exemple Les Berges du Lac. Maintenant que l’ensemble est plus ou moins construit, une incohérence se dégage du site. (…) Il faut tirer les leçons de l’opération «Les Berges du Lac» et ne pas rater encore une fois le front de mer public » » 31 De même, des études ont été menées autour de ces questions telle l’étude «les spécificités architecturales du nord-est tunisien- Pour des constructions qui nous ressemblent», initiée et publiée par le ministère de l’Equipement, qui a dévoilé la multitude et la diversité des spécificités architecturales de la capitale de Tunis :« L’identité culturelle souffre et les spécificités architecturales de nos constructions subissent maints affronts. Les constructions installées au pied de l’eau ressemblent étrangement à celles qui sont perchées en haut d’une montagne ou nichées au creux d’une vallée. Aucun respect de la nature du lieu, encore moins de l’histoire de la région, ni de ses propriétés climatiques. «Face au soleil, on fait souvent monter des baies vitrées à la mode qui font que tout l’espace vital est inondé de lumière», fait remarquer Jamila Binous, historienne de l’urbanisme et de l’architecture. Le constat est unanime, et il exprime une certaine exaspération face à l’érosion des cachets et des styles : en matière d’architecture, n’importe qui fait n’importe quoi ! »32 Il en résulte alors ce qu’on peut appeler le syndrome d’une architecture non identifiable.
29. B.ELAOUANI(E.), Épaisseurs et langage en architecture : étude comparée des portes de deux quartiers de la ville de Tunis, mémoire de DEA d’Architecture dirigé par Mme Achraf Bahri Meddeb et M. Jean-Claude Depaule, Tunis, ENAU, p.37. Disponible sur http://cdlm. revues.org/1513, consulté le 17/12/2011.
31. BARTHEL (PierreArnaud), « Les berges du lac de Tunis : une nouvelle frontière dans la ville ? », Cahiers de la Méditerranée, 73 | 2006.p.20. Disponible sur http://cdlm. revues.org/1513. consulté le 17/12/2011.
30. Savant, populaire – Les cahiers de la recherche architecturale et urbainecollectif sous la direction de Monique Eleb et Jean Louis Violeau, Editions du patrimoine, Paris, Centre des monuments nationaux/ Monum, juillet 2004. p.118.
32.HAZGUI (Hela), article dans la presse,c 3 JUILLET 2010 Disponible sur http:/ fr.allafrica.com/stories/201007030127.html consulté le 15/12/2011
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Bilan comparatif des moyens et techniques 3.1 Comparaison des deux modèles
Tunis capitale a construit au fil des siècles son paysage urbain autour des trois lacs : la Sebkhat Ariana, Sebkaht Essijoumi et le lac de Tunis. Cette cité est depuis toujours en constante évolution. « Ville de 560.000 habitants en 1956, Tunis compte en 2002, 2 millions d’habitants. Au cours des 45 dernières années, sa croissance modérée a été de l’ordre de 2.7% par an. L’espace central constitué par la médina et la ville coloniale abritait en 1960 près de 42% de la population de l’agglomération, alors qu’aujourd’hui, il ne représente plus que 6.5%. Ce dépeuplement de l’espace central dû aux migrations résidentielles vers les nouveaux quartiers, édifiés entre 1975 et 2000, a fortement réduit la part de la population du centre. Ainsi, la médina ayant une population de 160.000 habitants en 1960, compte aujourd’hui près de 90.000 habitants »33 Cet apparent désintérêt pour la médina et la ville coloniale émerge au lendemain de l’indépendance et ne cesse de s’accentuer les années suivantes. La classe moyenne fuit les embouteillages et la pollution à la recherche de meilleurs équipements. Celle-ci migre vers des nouveaux quartiers résidentiels en périphérie à la recherche d’un cadre de vie plus élevé ce qui provoque un étalement spatial non maitrisé. Ce phénomène urbain est défini
33. CHABBI (Morched), L’urbain en Tunisie ; Processus et projets, Tunis, Nirvana,2012. p.34.
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Bilan comparatif des moyens et techniques
Sabkhat Ariana
Lac de Tunis Golfe de Tunis
Lac de Tunis
Sabkhat Essijoumi
HABITAT DOMINANTE
Occupation des sols du Grand Tunis. Type Médina -Travail personnel sur base d’une vue google maps 2013. Type traditionnel Type pavillonaire Type collectif horizontal Type collectif vertical Quartiers étudiés
Comparaison des deux modèles
par les urbanistes et les géographes par conurbation. Dans le dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, Françoise Choay définit la conurbation comme «la coalescence d’aires urbanisées. La conurbation est constituée par une prolifération d’espaces bâtis très peu hiérarchisés et sans aucun plan d’ensemble».34 Ces espaces constituent un réseau urbain aux limites indéterminées. On ne peut ni les identifier en tant que cité ni en tant qu’agglomération. Cette coalescence vise des villes qui avaient jadis des limites bien distinctes. Ce syndrome urbain s’est manifesté dans d’autre pays tels que le Brésil. Ces villes qui avaient autrefois des limites tranchées ont connu du fait de leur expansion urbaine et d’une urbanisation non maitrisée la formation de conurbations. Cette urbanisation non contrôlée et non maitrisée se justifie essentiellement par le fait que la profession d’urbaniste et d’architecte demeurent des professions nouvelles à Tunis. A savoir que, l’ordre des architectes tunisiens ne voit le jour qu’en 1974 et que la profession d’urbaniste reste à ce jour mal définie. Cette représentation dévalorisante de la profession d’architecte et d’urbaniste n’est pas sans lien avec la représentation spatiale ségrégée que porte la capitale. En effet, l’inexistence d’un plan urbain global pour la capitale mène à des problèmes d’urbanisation diverses qui alertent l’Etat tunisien. De ce fait, la Tunisie est contrainte à se préoccuper de ces questions urbaines et encourage désormais ces disciplines. La formation de quartiers spontanés est une des préoccupations majeures de ce programme. Concentrés au bord des lacs, ces quartiers marginalisés s’étendent de façon illégale et grignotent des espaces agricoles appartenant à la ville.
34. CHOAY (Françoise) et Merlin (Pierre), Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, 2° édition, Paris, Presses Universitaires de France, 1996. p.201.
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A ce jour, au bord de la sebkhat Ariana et Essijoumi, les quartiers spontanés se maintiennent et contrastent avec l’image du lac Nord où un projet d’assainissement et de réaménagement a été réalisé. Autour du lac de Tunis où se tenaient auparavant des gourbivilles exalte aujourd’hui une atmosphère de luxe et de richesse. Ainsi, l’architecture et l’aménagement urbain de ce quartier sont calqués des modèles de richesse universelle. Analyser et comparer deux quartiers appartenant aux différents lacs de Tunis me semble être une bonne approche pour comprendre les disfonctionnements dans la ville de Tunis. Ces lacs ayant une histoire similaire ont évolué de façon contrastée et donnent à ce jour des images à l’opposé l’une de l’autre. Car les quartiers El Khalij et El Najeh représentent deux modes d’habiter distincts appartenant à deux mondes extrêmes : celui des classes sociales les plus riches et des classes sociales les plus pauvres. Le quartier El Najeh bien qu’il fasse partie des quartiers spontanés de la Sebkhat Essijoumi représente un type d’habitat traditionnel inspiré de l’habitat traditionnel rural et de la médina. Dans le quartier El Najeh, l’habitation se construit sur des principes d’usage. A l’inverse, la villa du lotissement El Khalij acquiert une autre dimension. Elle représente un objet symbolique et marque le statut social du détenteur. Ce nouveau type d’habitat formel se pose en rupture avec le logement traditionnel et plus particulièrement ceux des quartiers spontanés. Ces signes de ruptures se perçoivent essentiellement à trois niveaux : du rapport entre l’intérieur et l’extérieur de l’habitation, de la dimension de la parcelle et du logement, de la décoration de la façade comme marque de statut social.
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Bilan comparatif des moyens et techniques
En outre, le quartier spontané El Najeh reproduit dans sa forme d’habiter des caractéristiques du logement traditionnel semblables à celles de la médina. On peut évoquer dans un premier temps, la superficie de la parcelle traditionnelle qui avoisine 100 à 200 m². Ces chiffres coordonnent plus ou moins avec la superficie du bâti des quartiers spontanés ce qui n’est pas le cas des quartiers résidentiels de luxe comme le lotissement El Khalij où la superficie de la parcelle excède les 500m². Dans ce modèle, la taille de la parcelle n’est plus défini selon les besoins d’usage et familiaux. On peut émettre d’autre rapprochement entre la cité El Najeh et le modèle traditionnel de la médina. Car, l’organisation spatiale de la cité El Najeh s’identifie au modèle de la médina de Tunis. En effet, le haouch (maison) de la cité El Najeh s’articule autour d’une cour généralement centrale. Cette cour est habituellement présenté comme une caractéristique de la maison arabo-musulmane. Ce principe de rassemblement de pièce autour d’une cour s’élabore à partir des conditions climatiques spécifiques, de la culture religieuse et domestique et des matériaux disponibles. Cette cour centrale est inexistante dans les villas du quartier El Khalij. C’est en ce sens, qu’on peut affirmer que le logement du quartier El Khalij représente un contre type du logement traditionnel El Najeh. Cette disparité entre les logements traditionnels et les villas des quartiers riches représente une véritable rupture dans le tissu urbain de la ville. On peut noter également d’autre disparité entre ces deux modèles. A l’inverse du logement implanté dans un quartier informel, la villa type du lotissement El Khalij possède systématiquement un jardin. Cet espace extérieur est un espace de transition entre l’es-
pace extérieur public et l’espace intérieur privé. Cet agencement qui se rapproche nettement des modèles de logement européen se pose en rupture avec l’habitat traditionnel tel que la cité El Najeh. Cette disparité se lit également dans l’organisation spatiale des logements. Les pratiques spatiales et sociales diffèrent dans les deux quartiers et révèlent deux perceptions et deux conduites différentes: l’une qui valorise l’usage et le fonctionnel, l’autre l’apparat. Dans plusieurs villas des berges du lac, j’ai pu constater l’agencement de deux ou trois salons bien décorés auxquels s’ajoute de temps en temps une pièce appelée «bit el kâad», un salon traditionnel tunisien réservé uniquement à la famille. Les autres salons sont alors consacrés aux invités. A l’inverse, dans le quartier populaire d’Essijoumi le fonctionnel est mis au premier plan. L’intérieur des habitations ne possède qu’une «bit el kâad» qui est réservée aux réunions de famille mais également à l’accueil des invités. D’autres distinctions peuvent s’établir entre ces deux quartiers. Le quartier El Najeh se rapproche plus du modèle traditionnel où les façades sont généralement aveugles et marquent le repliement vers l’intérieur, néanmoins, certaines façades de ce quartier se démarquent et affichent au grand jour des colonnes, des arcs pour loggia ou encore des fenêtres teintées. Dans ce quartier informel, l’habitant est le propre maçon de son logement et s’inspire des signes de la culture architecturale des villas des quartiers résidentiels qu’ils construisent pour les riches autour du lac nord. Tout cela démontre le souci de certains habitants de ce quartier à se distinguer et à afficher une amélioration de leur statut social. Ces symboles architecturaux d’apparat sont le plus souvent accompagnés
Comparaison des deux modèles
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d’objets tels que la voiture. Ce constat se rapproche plus du modèle des berges du lac où les façades affichent une profusion de signes architecturaux marquant le statut social du propriétaire. Ce passage d’un modèle d’habitat introverti à un modèle d’habitat extraverti traduit l’importance de la référence culturelle européenne et américaine symbole de pouvoir et de richesse au XXème siècle. Malgré leurs différences, le quartier spontané El Najeh et le quartier réglementé El Khalij révèlent des similitudes d’un point de vue morphologique. En effet, ces deux quartiers se situent tout deux au bord d’un lac et demeurent cependant, isolés et détachés du centre ville de Tunis. De nombreux chercheurs et plus particulièrement Pierre Arnaud Barthel (Maître de conférences en urbanisme) se questionne à ce propos dans un article qu’il nomme «Les berges du lac de Tunis. Véritable ville dans la ville: une nouvelle frontière dans la ville.» Il est clair qu’aujourd’hui le territoire de la ville de Tunis reste divisé. Les fragments urbains se juxtaposent et parfois s’ignorent. Ces discontinuités spatiales sont entretenus par la ségrégation sociale, les enjeux économiques et sociaux ainsi que les conflits d’intérêts et s’opposent à une vision unitaire de la capitale de Tunis.
L’image du quartier spontané «El Najeh» nous dévoile tant les irrégularités du batit que la ruelle en terre batu. D’un autre coté, l’image du quartier
réglementé «El Khalij» révéle une large rue goudronné mais également du mobilier urbain personnalisé. Photo personnelle, mai 2013.
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3.2 Diagnostic bilan
Le projet des Berges du lac a été présenté par l’Etat Tunisien comme une réponse aux problèmes urbains que rencontrait la capitale. Plus particulièrement, aux phénomènes de développement des quartiers spontanés le long des plans d’eau. Peut-on cependant considérer ce projet comme la réponse aux problèmes urbains que traverse Tunis? La dégourbification est-elle une solution? Toutes ces questions auxquelles il est difficile de répondre nous ouvrent néanmoins sur des problématiques que l’Etat tunisien a longtemps étouffées. Confronter l’architecture sans architecte et l’architecture avec architecte est vraisemblablement le meilleur moyen de voyager entre le village traditionnel et la ville moderne et de comprendre Tunis à travers sa globalité et sa mixité. Ces débats permettent d’envisager des solutions pour briser les ségrégations spatiales. Toutefois, la première réponse des hommes de pouvoir de ce pays face à ses difficultés fut la destruction des gourbivilles. Ce n’était pas l’avis de Roland Simounet (architecte Français né en Algérie) qui : « À la fin de son rapport sur le bidonville d’Alger adressé au Ciam d’Aix en 1953, disait très bien ne rien détruire qui puisse encore être utilisé, et ne rien détruire qui puisse encore être utilisé, et ne rien détruire si l’on n’est pas certain de faire mieux.
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L’économie du bidonville peut aussi être celle de la société : il y a un sentiment indéfectible du coût des choses, de la dépense à laquelle tous contribuent ; comme disait Heiner Muller, l’histoire, pour les masses, c’est beaucoup de travail ! Quand on casse, on tue du même coup le sentiment de la valeur transmissible des choses, on brise la continuité du déchiffrement.» 35 Personnellement, j’éprouve un grand intérêt pour cette pensée. C’est après avoir côtoyé le quartier spontané El Najeh et ses hommes que j’ai pris conscience des préjugés qui rongeait mon esprit et celui des autres Tunisiens. Aujourd’hui, je comprends mieux cette architecture sans architecte. Je reconnais que Monique Eleb Vidal n’avait pas tord d’établir une connexion entre le logement spontané et la construction de l’identité. Pour elle, les bâtisseurs de la nuit et du dimanche des quartiers informels réfutent la position de l’architecte, seul détenteur d’un savoir. En rejouant l’affrontement de la loi, ce peuple s’affirme pour mieux exister individuellement, se placer et s’identifier. Ces facteurs feront de l’architecture sans architecte à chaque fois une œuvre unique. D’une autre façon, l’architecture avec architecte se construit sur la base d’attention aux clients et au site. Toutefois, les goûts et les idées du client sont souvent orientés par l’importance du paraître. Même si, la maison d’architecte se construit grâce aux attentes du client elle est forcément influencé par la pensée savante de l’architecte. Néanmoins, «Les architectes et les non architectes utilisent les mêmes critères de base pour évaluer les habitations. Les différences se situent plutôt au niveau des critères secondaires: les architectes s’attachent plus aux qualités abstraites, alors que les non architectes jugent plutôt des éléments concrets rapportés à leur vécu.»36
Actuellement, dans cette capitale où l’architecture avec architecte et l’architecture sans architecte se côtoient et s’affrontent, un plan d’urbanisme global se voit nécessaire au bon développement de la ville. En effet, la stratégie doit s’orienter davantage sur l’échelle urbaine qu’à l’échelle de l’architecture «A l’échelle urbaine c’est moins la forme des bâtiments, ou leur style qui compte mais leur capacité à créer des tissus urbains compatibles avec les dispositions courantes des villes et ce que nous savons des pratiques qui s’y rattachent.»37 C’est de cette manière qu’on peut trouver aujourd’hui les réponses aux problématiques urbaines que traversent Tunis. Attribuer de nouveaux objectifs est un moyen de construire la ville. Autrement, la ville continuera de déployer des actions attractives mais de portée limitée et à accélérer la scission entre une production tenue à l’écart de la réflexion urbaine et un secteur de recherche marginal. C’est en ce sens qu’il me semblait primordial d’établir une étude comparative de deux quartiers qui symbolisent deux différentes façons d’habiter la capitale de Tunis. Ces deux formes distinctes d’habitats s’affrontent et s’opposent de par leur situation politique économique et sociale et engagent une approche différente de la part de l’urbaniste et de l’architecte. En outre, « Le mode de production qui est une architecture sans architecte, représente des perspectives redonnant une autre responsabilité à l’architecte et à l’urbaniste, mais sous des formes nouvelles par rapport à la conception classique : identification des groupes sociaux, anticipation sur les créations, quantification des besoins en matériaux… il ne s’agira plus de construire pour un client mais d’accompagner une population qui s’approprie elle-même son espace. »38
35 et 36. Savant, populaire – Les cahiers de la recher che architecturale et urbai ne - collectif sous la direc tion de Monique Eleb et Jean Louis Violeau, Editions du patrimoine, Paris, Centre des monuments nationaux/ Monum, juillet 2004. p.32 et p.93.
37. DRIANT (J.Claude), Habitat et villes : l’avenir en jeu, coll. Villes et entreprise, Paris, Harmattan,1992. p.56.
38. MECHTA (Karim), Maghreb: Architecture et urbanisme, patrimoine, tradition et modernité, Paris, Publisud, 1991.p.151.
Diagnostic bilan
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De Brasilia à Tunis : De ce fait on peut tenter un parallèle entre la ville de Tunis et de Brasilia. Brasilia est une ville capitale qui voit son origine à travers le «plan pilote» réalisé par Lucio Costa. Ce plan réglementé symbolise aujourd’hui 1/1000 de la superficie totale de Brasilia. Le reste est occupé par des constructions spontanées, populaires et illégales que les Brésiliens nomment invasao. Cet habitat apparait bien avant l’habitat formel prévu dans le «plan pilote». Les premiers habitants étaient les ouvriers et ingénieurs convoqués à la construction de cette nouvelle ville. Sa disparition était vouée à la fin du chantier. Cependant, les évènements prirent une toute autre tournure. Malgré les menaces de l’état, les ouvriers sont restés et l’habitat spontané n’a cessé de se développer. Ce même phénomène s’est produit tout près du Caire dans une ville appelée Héliopolis où le premier logis fut construit par les maçons nubiens et prend une ampleur considérable dans d’autre pays nord africain. La ville de Brasilia à travers son histoire et sa structure se rapproche fortement de celle de Tunis capitale. Dans ces villes se mêlent à la fois des quartiers réglés et planifiés et des quartiers informels. Ces deux mondes nous apprennent quelque chose sur la ville. Philippe Panerai écrit à ce sujet un article sous le titre « ville planifiée et urbanisation informelle : Brasilia et le district fédéral » et affirme que : « C’est en effet par la conjugaison de ces mécanismes où le spontané et l’informel entrent pour une part majoritaire et d’une planification ambitieuse dont le plan pilote reste l’exemple le plus achevé que se constitue la ville réelle. » 39
Des signes de ruptures se perçoivent entre les deux quartiers essentiellement au niveau : du rapport entre l’intérieur et l’extérieur de l’habitation, de
la dimension de la parcelle et du logement, de la décoration de la façade comme marque de statut sociale. Photo personnelle, mai 2013.
39. Savant, populaire – Les cahiers de la recherche architecturale et urbainecollectif sous la direction de Monique Eleb et Jean Louis Violeau, Editions du patrimoine, Paris, Centre des monuments nationaux/ Monum, juillet 2004. p.118.
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Voies principales et secondaires de la cité «El Khalij». Travail personnel sur base d’une vue google maps 2013.
Voies principales et secondaires de la cité «El Najeh». -Travail personnel sur base d’une vue google maps 2013.
Diagnostic bilan
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Rappelons les principes qui ont contribués à la formation du quartier spontané El Najeh et soumettons-les au tissu urbain au quartier résidentiel El Khalij pour en dégager les points communs et les points différents.
Le quartier spontané «El Najeh»
Le quartier résidentiel «El Khalij»
• Enclavé par le chemin de fer et une voie autoroutière. • Au bord du lac Essijoumi. • Forme urbaine irrégulière spontanée. • Hiérarchisation des voiries. • Le quartier s’isole de la Sebkhat par une route. Il n’y a pas de jardin élément trop luxueux pour être retrouvé dans un quartier spontané. • Il n’y a pas de noyau central. On peut considérer le souk quotidien et hebdomadaire comme le noyau de développement. • Il n’y a pas de parking. Le stationnement anarchique paralyse totalement la circulation les jours de souks. • Voirie intégrée à la vie publique, essentiellement le souk. • Plusieurs mosquées dans cette cité. • Manque d’institution culturelle.
• Enclavé par une voie autoroutière au sud et l’aéroport au nord. • Au bord du lac de Tunis. • Forme urbain régulière et contrôlée. • Les voiries sont également hiérarchisées. • Ouverture du quartier sur le lac nord : isotropisme. Des petits jardins publics sont intégrés au quartier. • Il n’y a pas de noyau central. On peut considérer la corniche et le centre commercial comme les lieux d’échange et de socialisation. • Des grands parkings bordent le quartier.
• Voirie à fonction unique. • Une mosquée. • Manque d’institutions culturelles concentrées, aujourd’hui, au centre ville de Tunis.
Tableau1 : comparaison de la structure urbaine du quartier spontané El Najeh et le quartier résidentiel El Khalij.
Ces principes qui ont fondaient le quartier spontané El Najeh faisaient parties des traditions rurales et citadines et n’étaient pas fondamentales pour la population riche qui a fondé le lotissement El Khalij. C’est l’urgence et les critères de nécessité qui ont façonnés le quartier El Najeh. Le processus de formation étant différent, il est normal que les structures urbaines de ces deux tissus s’affrontent et s’opposent.
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Bilan comparatif des moyens et techniques
Dessin aquarelle personnel. Vue des toitures du quartier El Najeh Essijoumi. Juillet, 2013.
Diagnostic bilan
Rupture entre la sebkhat Essijoumi et le quartier El Najeh. Photo personnelle, mai 2013.
Le quartier El Khalij arbore un rapport diffÊrent avec l’eau : tropisme. Photo personnelle, mai 2013.
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REALISE PAR UN PRODUIT AUTODESK A BUT EDUCATIF Bilan comparatif des moyens et techniques
REALISE PAR UN PRODUIT AUTODESK A BUT EDUCATIF
REALISE PAR UN PRODUIT AUTODESK A BUT EDUCATIF
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Plan type d’une villa du lotissement «El Khalij». Relevé personnel.
Plan type d’un «haouch» de la cité «El Najeh». Relevé personnel.
REALISE PAR UN PRODUIT AUTODESK A BUT EDUCATIF
Diagnostic bilan
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Rappelons le contexte socio-morphologique qui a contribué à la formation du quartier spontané El Najeh et soumettons-les au tissu urbain du quartier résidentiel El Khalij pour dégager les points différents. Le quartier spontané «El Najeh»
• Rapport intérieur/ extérieur : introversion. • Existance d’une cour centrale semblable à celle qu’on peut retrouver dans la médina de Tunis. • Dimension du logement : 100à 200m². • Culture traditionnelle. • Défaillance des transports en commun. • Lieux publics traditionnels (souks, hammams, mosquées, kahwas et hanouts ). • Dichotomie entre l’espace de la femme et l’espace de l’homme. • Surpeuplement des «haouch». • La Maison fait référence à la « Umma » grande communauté des musulmans : identité religieuse. • Habitat traditionnel sur petit lot, avec patio intérieur, donnant un tissu urbain de type médina.
Le quartier résidentiel «El Khalij»
• Rapport intérieur/ extérieur : extraversion. • Disparition de la cour centrale. • Dimension du logement : 500 m² minimum. • Absence de tradition urbaine et d’histoire : calque les modèles européens et américains. • Défaillance des transports en commun. • Nouveau type d’espace public: corniche, café mixte. • Mixité spatiale. • Villa surdimensionnée par rapport aux besoins familiaux. • La villa ne fait pas référence à la religion mais reflète plutôt la richesse et le statut social du propriétaire. •Habitat moderne calqué des modèles européens.
Tableau 2: comparaison du contexte socio-morphologique du quartier spontané El Najeh et le quartier résidentiel El Khalij.
Cette comparaison entre le quartier spontané El Najeh et le quartier réglementé El Khalij montre à quel point ces deux modèles restent éloignés l’un de l’autre. D’un côté, la cité El Najeh se rapproche du modèle traditionnel tunisien (la médina de Tunis) et de l’autre la cité El Khalij qui s’identifie au modèle étranger européen et américain. Ces deux modéles qui s’affrontent et s’opposent par certains points témoignent d’une fracture urbaine entretenue par les ségragations spatiales et sociales, les enjeux politiques et les intérêts économiques.
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Bilan comparatif des moyens et techniques
Rupture de langage entre l’architecture traditionnelle et le modèle moderne. Photo personnelle, mai 2013.
Diagnostic bilan
A l’inverse de la cité El Khalij, le quartier spontané El Najeh arbore des ruelles étroites en terre battue. Les trottoirs restent inéxistants. Photo personnelle, juillet 2013.
Le quartier réglementé El Khalij dispose de large trottoir et de large rue propice à la circulation automobile. Photo personnelle, juillet 2013.
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Conclusion
Depuis les années 40, Tunis connait un étalement urbain sans précédent. Aujourd’hui, La ville continue à s’étendre autour de ses trois grands lacs et cela au détriment des terrains agricoles. Dans cette capitale où se côtoient à la fois les quartiers planifiés et les quartiers informels, la fracture sociale et spatiale ne cesse de s’accentuer. Il en résulte ce qu’on peut appeler le syndrome «des villes dans la ville ». Cette dichotomie sociale et spatiale est la preuve qu’il existe une ambiguité par rapport aux modèles culturels: les gens sont attirés par les modèles de la société de consommation «occidentale » mais en même temps ils restent attachés aux valeurs traditionnelles, culturelles et religieuses. Ce mémoire a pour but de mettre en place une réflexion sur les difficultés que rencontre l’architecture d’aujourd’hui à s’ériger dans la ville de Tunis, une cité au patrimoine remarquable et au passé historique ancré dans les mémoires. Ce travail n’est donc pas une fin mais surtout la mise en place d’une réflexion visant à mettre en exergue la réalité de la ville actuelle. Il serait nécessaire de poursuivre cette étude et d’analyser les choses encore plus en profondeur. Ce mémoire m’a beaucoup apporté, entre autres aider à com-
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Conclusion
prendre les problématiques de la ville de Tunis, sa peur d’évoluer avec son temps dans le respect de son identité et de sa culture. Je tiens également à souligner l’importance de l’étude de terrain qui fut mon meilleur outil de travail. Tant les interviews que l’observation ont fait avancer mes recherches et ma réflexion. Au cours de mes voyages à Tunis, j’ai éprouvé beaucoup d’intérêt à observer tant la modernité exacerbée dans le quartier réglementé El Khalij que le caractère «sauvage» du quartier spontané El Najeh. C’est en ce sens que j’ai réalisé la force du caractère langagier de l’architecture. Car, «L’architecture est bourrée d’informations et ce qui reste transmissible, c’est l’information, de tous ordres: comportementale, structurelle, économique, passionnelle. Je crois beaucoup à la force du langage. Notre pensée n’existe et ne se formule qu’à travers le langage, et l’architecture doit avoir conscience de son caractère langagier. Ses figures sont rhétoriques, c’est évident, et l’architecte doit s’ébrouer dans les conventions de ce travail langagier.»40 Tout cela nous mène à penser que la réponse aux problèmes architecturaux et urbanistiques que rencontre la ville de Tunis se trouve dans l’existant. En définitive, ce que je retiens de ce travail est que faire évoluer les conceptions architecturales d’une ville n’a rien de facile. C’est un long processus de discussion et d’action face à une administration à cheval sur des réglementations, ainsi que face à des hommes politiques et une population parfois enclins à favoriser un modèle occidentalisé. De nos jours, à Tunis, l’urbanisme est détaché du projet architectural. Il se contente de codifier le projet sans envisager l’architecture. L’architecture a besoin de règles car sans elles, la ville deviendrait trop hétéroclite et plus aucune harmonie ne serait présente. Il faut donc envisager des règlements justes qui préservent l’équilibre de la cité à travers toute sa diversité. Comme le souligne Luigi Snozzi « une ville tient ses qualités de ces mélanges et de la diversité des gens qui y viennent et qui y ont vécu. J’aime cette liberté, mais il faut un minimum de contrôle.» 41 Ce clin d’oeil à Snozzi prend un tout autre sens à Tunis. Dans
40. Savant, populaire– Les cahiers de la recherche architecturale et urbaine collectif sous la direction de Monique Eleb et Jean Louis Violeau, Editions du patrimoine, Paris, Centre des monuments nationaux/ Monum, juillet 2004. p.33.
41. SNOZZI (L.), Traces,Cour trai, Ed. Institut Supérieur d’Architecture Saint-Luc, 2008.
Conclusion
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cette capitale,aujourd’hui, l’opposition de l’architecture avec architecte et l’architecture sans architecte est entretenue. Toutefois, les quartiers spontanés ont un rôle primordial dans la formation de la ville. Les professionnels se doivent aujourd’hui d’en établir une analyse fine et précise afin d’en saisir les mécanismes et les logiques mises place. C’est par l’association des mécanismes des quartiers spontanés et informels et des quartiers planifiés que s’établit aujourd’hui la ville réelle. C’est en fusionnant « le planifié et l’informel, la règle et le spontané, le prévu et l’imprévu, l’architecte et l’habitant»42 que Tunis disposera des conditions d’une ville moderne. Chacune de ces deux parties nous apprend quelque chose sur la ville. Pourtant, les quartiers spontanés demeurent marginalisés. Leur intégration comme composant positif dans les projets architecturaux et urbains reste exceptionnelle, «tellement l’urbanisme vit encore sur l’idée du contrôle quasi-total de l’urbanisation.»43 Dans le domaine de l’architecture, la question du savoir-faire de la capacité de l’habitant à l’édification de son cadre de vie se pose. Actuellement, l’architecture revendique un monopole de pouvoir sur la construction. La réalité arbore un tout autre visage. A l’échelle internationale, cette prétention semble être contestée et octroie à l’architecte et à l’architecture une place limitée, souvent exceptionnelle. D’une autre manière, les habitants révèlent leur connaissance de l’espace, leur savoir-faire, leur expérience pratique et demeurent des modèles qui inspirent fortement les architectes. Dans son ouvrage Architecture without architects, Bernard Rudofsky établit l’architecture spontanée et anonyme en modèle pour l’architecture réglementée dite savante. « Il évoque ces deux mondes devenus étanches l’un à l’autre : le premier universel et serein, étant opposé au second, chaotique.»44 J’espère que toute personne ayant l’occasion de lire ce travail apprendra à être sensible à l’architecture d’aujourd’hui, qu’elle comprendra que cette architecture est capable de dialoguer avec
42, 43 et 44 Savant populaire – Les cahiers de la recherche architecturale et urbainecollectif sous la direction de Monique Eleb et Jean Louis Violeau, Editions du patrimoine, Paris, Centre des monuments nationaux/ Monum, juillet 2004. p.106 et 55.
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Conclusion
l’aspect historique de la ville. Et qu’il est possible de côtoyer le patrimoine architectural sans le dénaturer, tout en étant capable de répondre aux besoins actuels. Offrons un bel avenir à cette cité richissime en passé, mais dans le respect de son extraordinaire patrimoine et avec une attention particulière pour ses besoins d’aujourd’hui!
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GLOSSAIRE
Bit el kâad: un salon traditionnel tunisien réservé uniquement à la famille.
garder son espace privé et s’insérer dans une identité commune créée par la sacralité de la relation. »3 3.http://www.espritcritique.fr/publications/1001/esp1001article03.pdf
Burnous: Manteau traditionnel berbère en laine, doté d’un capuchon. Kahwa: café arabe réservé aux hommes. Chicha: «une sorte de grande pipe à eau d’origine persane utilisée principalement dans le monde arabe et en Iran pour fumer le tabac.»1
Kaki: bâtonnet de pain parsemé de gros sel.
1. http://fr.wikipedia.org/wiki/Narguil%C3%A9
Karmoud: tuile d’argile.
Dar: maison.
Madrasa: école, lieu d’apprentissage.
El-hanout: épicerie.
Sebkha: «désigne un bassin occupant le fond d’une dépression à forte salinité et plus ou moins séparé d’un milieu marin»4
Gourbiville : « Le mot « gourbi » désignait à l’origine une habitation rurale rudimentaire et a servi à désigner les logements rudimentaires (en pisé ou en matériaux de récupération etc..) créés en ville par les migrants ruraux. Les bidonvilles (la chose et le mot) ne décrivent qu’un type d’urbanisation très faiblement représenté dans l’habitat spontané en Tunisie. »2 2.Morched CHABBI L’habitat spontané péri-urbain dans le district de Tunis, étude
4.http://fr.wikipedia.org/wiki/Sebkha.
Souk: marché. Humma: terme pour représenter la grande communauté des musulman.
de dix quartierss, ministere de l’interieur district de tunis.janvier 1986.
Habous: doit juidique foncier, en droit musulman. Hammam: bain maure. Lieu d’échange le plus souvent fréquenté par les femmes. Il permet aux femmes de se purifier le corp de se détendre loin du regard des hommes. Haouch: type d’habitat organisé autour d’une cour se rapproche fortement du modèle d’habitat traditionnel de la médina. Houma : est un quartier urbain qui combine la double particularité d’un espace collectif et privé, le mot signifie à la fois
Houma: La «houma» reste dans l’imaginaire collectif l’espace communautaire idéal de la ville. Elle constitue une composante importante de la mémoire du tissu urbain.»5 5. http://www.espritcritique.fr/publications/1001/esp10 01article03.pdf, consulté le 28/07/2013.
Zanka: «n’est pas la rue au sens commun du terme. Il s’agit, pour nous, d’une notion liée au mode d’appropriation socioculturelle de l’espace urbain propre aux sociétés arabo-musulmanes dites traditionnelles, et dont la meilleure expression est la médina.»6 6. https://enfance-buissonniere.poivron.org/La_%22zanka%22_:espace_d’auton omisation_et_de_socialisation_de_l’enfant_dans_la_ville_au_Maghreb.
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REFERENCES BIBLIOGRAPHIE
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Référence / Bibliographie
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ILLUSTRATIONS: Les photos et dessins sont de l’auteur, sauf: p.40 et 41, CHABBI (Morched), L’habitat spontané dans le district de Tunis, Etude d’identification, République Tunisienne Ministère de l’intérieur, District de Tunis, aout 1982.p.30. p53, Barthel Pierre-Arnaud, « Mondialisation, urbanité et néomaritimité : la corniche du Lac de Tunis »,L’Espace géographique, 2006/2 Tome 35, p. 177-187. http://www.cairn.info/revue-espace-geographique-2006-2page-177.htm. consulté le 10/08/2013. p.55, Archibat: revue maghrébine d’aménagement de l’espace et de la construction n°13,Olfa BELHASSINE, Décembre 2006.p.37. p.58, http://cmimarseille.org/_src/UD1_wk1/UD1_wk1S5-2_ Bouguerra.pdf consulté le 20/11/2012. p.68, Barthel Pierre-Arnaud, « Mondialisation, urbanité et néomaritimité : la corniche du Lac de Tunis », L’Espace géographique, 2006/2 Tome 35, p. 177-187. http://www.cairn.info/revue-espace-geographique-2006-2page-177.htm consulté le 10/08/2013.
REMERCIMENTS A Henry Pouillon, mon promoteur, à Quentin Willbaux, mon lecteur à Leila Ammar pour ses précieux conseils aux Tunisiens qui de près ou de loin ont fait avancer mon travail. A ceux avec qui je partage le travail et les idées. Merci à ma famille et à mes amis.