1140 p 42-50 SA_Mise en page 1 04/09/12 14:43 Page42
42
Courrier international | n° 1140 | du 6 au 12 septembre 2012
Voyage
L’île des serpents ailés Perdue dans l’océan Indien, entre la corne de l’Afrique et les côtes yéménites, Socotra fascine les voyageurs depuis la nuit des temps. L’écrivain et photographe espagnol Jordi Esteva a succombé à son tour à la magie de cette île battue par les vents.
D
errière les volcans mêmes il voyait maintenant s’amasser des nuées d’orage”, écrivait Malcolm Lowry dans son roman Au-dessous du volcan*. “Sokotra […], mon île mystérieuse de la mer des Indes, d’où venaient d’habitude l’encens mâle et la myrrhe, et où nul n’a jamais été.” Il y a quelque temps, après avoir écrit Los Arabes del mar [Les Arabes de la mer] j’ai décidé de me rendre sur l’île de Socotra, dans l’océan Indien. La région ne m’était pas étrangère. Pendant des années, j’ai marché sur les traces des marins arabes qui, depuis la péninsule arabique, sillonnaient l’océan Indien à bord de voiliers poussés par les moussons jusqu’aux îles de Zanzibar, de Lamu ou de Socotra, au large des côtes de l’Afrique de l’Est. Parmi ces anciens sultanats aux noms puissants comme des mantras, certains, comme Quiloa ou Lamu, se cachaient dans le labyrinthe des mangroves qui les avaient mis à l’abri des incursions de tribus belliqueuses. D’autres, comme Zanzibar ou Socotra elle-même, étaient suffisamment éloignés des côtes pour ne pas subir les attaques. Pendant des siècles, les navigateurs arabes s’y sont rendus chaque année avec la mousson d’hiver à la recherche d’esclaves, de peaux d’animaux sauvages, de bois précieux, de carapaces de tortue, d’ambre gris et d’or. Ce commerce engendrait de gros bénéfices, et la splendeur des sultanats était telle qu’Ibn Battûta [1304-1368 ou 1377] se fit l’écho de leur prospérité dans ses Voyages, comme devait le faire, trois cents ans plus tard, John Milton dans Le Paradis perdu.
Lo cou ng rri er
El País Madrid
Jordi Esteva Cet écrivain et photographe, né à Barcelone en 1951, est un passionné des cultures orientales et africaines, auxquelles il a consacré l’essentiel de son travail. Il a publié en 2011 en Espagne Socotra, la isla de los genios (Socotra, l’île des génies), ouvrage récompensé par le prix de littérature de voyage Caminos del Cid. On lui doit aussi un documentaire récent sur l’animisme en Côte d’Ivoire, Retour au pays des âmes. (jordiesteva.com)
Au début de ce siècle, il ne restait que des vestiges d’une telle splendeur : quelques rares palais en ruines, les grandes demeures de la ville de Zanzibar ou les ruelles arabes de Mombasa et de Lamu. De Gede ou de Quiloa, il ne restait que quelques pierres. Les mauvaises herbes s’étaient emparées des ruines et, du haut des murs, les ficus enserraient dans leurs racines linteaux et arabesques ciselés. Les baobabs poussaient dans les patios des mosquées, tamisant de leurs feuilles la lumière tropicale et créant au gré de la brise un scintillement irréel. Mais
si toutes ces îles avaient connu des jours meilleurs, leur souvenir restait vivace et se perpétuait grâce aux récits d’aventures et de naufrages des anciens marchands et marins. Socotra avait beau surgir dans les conversations comme un lieu redouté et mystérieux, enveloppé en permanence par les brumes, je ne l’ai pas visitée lors de ce long voyage. Peut-être parce qu’elle échappait à ce monde des marins arabes dont je cherchais à percer le secret. Ces mêmes moussons qui favorisaient les échanges et la civilisation représentaient une menace aux
1140 p 42-50 SA_Mise en page 1 04/09/12 14:43 Page43
Courrier international | n° 1140 | du 6 au 12 septembre 2012
43
A l’assaut des sommets
JORDI ESTEVA
“Les dragonniers, immenses parapluies retournés par le vent.”
abords de l’île rocheuse de Socotra, car ses côtes n’offraient pas le moindre abri naturel pour se protéger des vents. Cette île perdue dans l’océan Indien, à 300 kilomètres de la corne de l’Afrique et à 400 kilomètres des côtes de l’Arabie, était balayée par des vents constants qui empêchaient la navigation pendant de longs mois. Cet isolement avait préservé une faune et une flore singulières, avec des espèces appartenant à des ères révolues. A Socotra poussaient les arbres à myrrhe et à encens, gommes résineuses données en
offrande lors des rituels païens et indispensables aux momifications de l’Egypte antique. Sur l’île, on trouvait l’Aloe succotrina, si appréciée des Grecs pour soigner les blessures de guerre que, selon la légende, Alexandre le Grand, encouragé par Aristote, envahit l’île pour s’en procurer. A Socotra abondait aussi le dragonnier, un arbre en forme de champignon géant, dont la sève rouge sang, prisée aussi bien des gladiateurs du Colisée, qui s’en enduisaient le corps, que des luthiers de Crémone pour mettre le dernier coup de pinceau à leurs précieux violons. Pendant des
siècles, attirés par la richesse de ses résines odorantes, Indiens, Grecs et Arabes du Sud affluèrent à Socotra. Et dans leur sillage, les pirates. J’étais fasciné par les fabulations et par l’omniprésence des djinns dans les histoires que me racontaient les marins sur Socotra. Je me plaisais à imaginer que tout cela était le fruit de la longue tradition du sir, ou secret, si cher aux navigateurs arabes, qui se reflétait dans le peu de précisions qu’ils donnaient sur leurs lieux d’approvisionnement. J’étais surpris par l’ardeur qu’ils mettaient à raconter toutes 44
1140 p 42-50 SA_Mise en page 1 04/09/12 14:51 Page44
44
Courrier international | n° 1140 | du 6 au 12 septembre 2012
Pratique
Socotra est la plus grande île de l’archipel du même nom et pratiquement la seule habitée. Elle a longtemps été dirigée par les sultans de Mahra, du sud-est du Yémen, avant de passer sous protectorat britannique en 1886. Elle est rattachée au Yémen depuis la fin de la domination britannique, en 1967. L’extraordinaire diversité de sa flore et de sa faune et le nombre de ses espèces endémiques lui ont valu d’être inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco en 2008. Longtemps isolée, l’île s’ouvre timidement au tourisme. Depuis peu, une ligne régulière de la compagnie Yemenia relie Socotra à la capitale du Yémen, Sanaa. Mais, pendant la mousson, de mai à septembre, “le vent y souffle si fort que les avions ne peuvent atterrir”, explique le journal yéméniteMaareb Press. “Si vous vous y trouvez à cette saison, vous ne rencontrerez aucun homme, tous ayant migré vers le Hadramaout [sur le continent]. A leur retour, c’est la fête, les femmes mettent leurs plus beaux vêtements et on nettoie les maisons de la poussière qui s’est accumulée.” Quelques voyagistes proposent des circuits sur l’île, à pied, à dos de chameau ou en 4 x 4. Parmi ceux-ci, Horizons nomades (horizonsnomades.com) et l’agence suisse Voyages et Culture (voyages-et-culture.ch). Avant de partir, on pourra lire ou relire les récits de deux grands voyageurs du Moyen-Age, le Tangérois Ibn Battûta (Voyages, tome II : De La Mecque aux steppes russes et à l’Inde, La Découverte, 1997) et le Vénitien Marco Polo (Le Devisement du monde – Le Livre des merveilles, La Découverte, 2011), ainsi que le conte issu des Mille et Une Nuits, “Les Aventures de Sindbad le marin” (Phébus, 1991).
Une île légendaire 30 km
Hadiboh Qadheb
Qalansiyah
1 525 m
• Population : 42 842 habitants • Superficie : 3 579 km2
ARABIE SAOUDITE
300 km
La plante de l’immortalité Pour bon nombre d’historiens, Socotra était “l’île des génies” du Conte du naufragé, transcrit sur un papyrus de la XIIe dynastie égyptienne et conservé au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg. D’autres érudits assuraient qu’il s’agissait aussi de l’île de Gilgamesh, dans les eaux de laquelle le roi d’Uruk, après la mort de son fidèle et cher ami Enkidu, trouva la plante de l’immortalité après avoir erré aux confins du monde connu. D’après Diodore de Sicile [historien grec du Ier siècle av. J.-C.], Ouranos dominait le monde depuis les sommets granitiques de Socotra avant d’être
Le bain d’Abdelwahab Abdallah, petit-fils du dernier sultan de Socotra.
Ile de Socotra (Yémen)
YÉMEN Mer d’Oman Golfe d’Aden
ND LA NT
OCÉAN INDIEN
PU
SOMALILAND*
ÉTHIOPIE
43 sortes de légendes sur des animaux monstrueux et autres dangers, dans le but de décourager les concurrents potentiels et de préserver ainsi leur monopole vieux de plusieurs siècles sur le commerce dans l’océan Indien. Ils parlaient de serpents ailés qui veillaient sur les arbres à encens, ou d’îles magnétiques qui mettaient en pièces les bateaux en attirant leurs clous un à un. Pour les anciens, le phénix avait sa demeure à Socotra, et certains assuraient que c’était l’île mystérieuse de l’oiseau Roc décrite dans le deuxième voyage de Sindbad le marin [dans Les Mille et Une Nuits].
émasculé par son fils Cronos d’un coup de faucille en silex. Toujours selon cet auteur, c’est à Socotra que Zeus Triphylien fit construire son temple le plus somptueux. Des siècles plus tard, Marco Polo écrivait dans Le Livre des merveilles que les habitants de Socotra étaient les mages et nécromanciens les plus savants du monde. Ils maîtrisaient les vents et pouvaient les orienter à leur guise. Si un pirate avait sévi sur l’île, ils le retenaient par des sortilèges. Et s’il voulait mettre les voiles et filer vers l’horizon, les Socotris faisaient se lever un vent violent qui soufflait en sens contraire. Toutes ces histoires avaient aiguisé encore plus ma curiosité, si bien qu’à la première occasion je décidai de me rendre à Socotra. Grâce à un journaliste égyptien qui avait visité l’île, j’entrai en contact avec Abdelwahab Abdallah, petitfils du dernier sultan de Socotra et de son vizir. Ensemble, nous avons monté une petite caravane de chameaux pour nous lancer à l’assaut des sommets de Socotra, puisque aucune piste ne conduit vers l’intérieur de l’île. Seuls les chameaux socotris, plus petits que ceux d’Arabie, peuvent avancer sur les lits pierreux et gravir les pentes
OMAN
*
Aden
“Les hommes se lançaient le soir dans des joutes poétiques.”
SOMALIE
* Provinces sécessionnistes.
JORDI ESTEVA
Sanaa
JORDI ESTEVA
A pied ou à dos de chameau