Les âmes déboussolées

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Les âmes déboussolées.



Les âmes déboussolées.


© Julhes Jean-Pierre Éditions Les Précurseurs julhes.jean-pierre@orange.fr Achevé d’imprimer 2eme trimestre 2009 Dépôt légal 2eme Trimestre 2009 I.S.B.N. 978-2-6533405-3-2

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Les âmes déboussolées.

Amour & Télépathie

Jean-Pierre Julhes

Éditions Les Précurseurs Du même auteur


Les Colombes du Portail La Trilogie du portail, tome 1 Éditions Les Précurseurs


Remerciements.

Je remercie tout particulièrement Madame Fabienne Mosiek qui a participé à la trame de cette nouvelle et a rédigé le chapitre « Le dressage » y apportant la touche de sa grande expérience de cavalière depuis 30 ans.



Avant-Propos Les ravages de la dernière guerre mondiale ont fait des dégâts irréparables dans les âmes des personnes touchées directement par la guerre. L’histoire de Nopast décrit un homme blessé gravement, qui a oublié tout son passé, suite à une opération chirurgicale, en 1944, pendant les bombardements de Dunkerque. Après des années d’errance dans les communes ravagées de la côte d’Opale, il rencontrera une femme et ses deux enfants, à Bray-Dunes, et fera une découverte étonnante à cette occasion.




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Dunkerque, sous les bombardements de 1944.

Je repris très lentement conscience de mon environnement pendant la nuit, d’abord par la perception de sons ressemblant à des bourdonnements, perception bientôt renforcée par les tremblements du sol associés aux sons. Cela ressemblait à un défilé de camions, de chars, de motos, et bien que je ne puisse ouvrir les yeux, je devinai que j’étais couché à même le sol, sur un matelas pas très confortable. Petit à petit, les bruits de moteurs s’éloignèrent et je perçus des gémissements provenant de la pièce où j’étais. J’entendis aussi un clapotement de toiles, secouées par le vent. Où étaisje donc ? Je ne pouvais bouger aucun membre, j’eus le sentiment d’être attaché au sol, et peut-être trop affaibli pour bouger, ne

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serait-ce qu’un bras pour pouvoir ôter ce qui obstruait ma vue. Je m’efforçai de me remémorer le passé récent…mais rien ne remonta à la surface ! L’angoisse s’installa, car il s’agit d’une situation complètement inattendue, dans un environnement inconnu, et aucun écho de paroles, à part ces gémissements, non loin de moi. Je me souvins, en ayant cependant la sensation de devoir remonter très loin dans le temps, d’une guerre qui débutait, de l’envahisseur qui défilait dans les rues de ma commune, et des premiers chars allemands que je découvris alors, jeune homme éberlué, caché derrière le soupirail de la cave familiale. Faut-il faire un lien entre ces chars et ceux qui venaient de passer à proximité ? Concernant ma mémoire confuse et décalée dans le temps, s’agit-il des suites d’une blessure terrible que j’aurais subie ? Seule cette étrange sensation de souvenirs si lointains me guida pour le moment, mais je n’y retrouvai pas les bruits associés : ces chars que j’avais entendus font un bruit très différent, et les camions également… Une troupe défila dehors au pas de course, des avions passèrent dans un bruit d’enfer, des sirènes de navires hurlaient maintenant. Je n’étais donc pas dans mes Ardennes chéries, mais dans un port de haute mer. 16


Incompréhension totale, envie de vomir, sensation d’étouffement, éternuements qui firent horriblement souffrir ma tête endolorie, hurlement incontrôlé lié à l’impuissance apparente d’en savoir plus, évanouissement ! . . Je remontai à la surface, et je perçus une présence : enfin, quelqu’un qui s’occupait de moi ! Une main tenta de décoller le tissu opaque qui recouvrait mes yeux, et progressivement, je vis de la lumière. Il me faudra patienter, car le sang a coulé abondamment depuis mon crâne jusqu’à obstruer complètement le tissu qui devait ressembler à du cuir après séchage. Une autre main vérifia le mouvement de mes côtes, installa un stéthoscope, et remit la couverture. Une serviette chaude essuya le sang qui coulait de ma bouche, et je le goûtai, chaud et si vivant. Deux personnes, j’étais gâté ! Brusquement, la lumière tamisée des lieux pénétra mes yeux, et il me fallut les rouler inconsciemment pour m’assurer qu’ils fonctionnaient bien et diluer par les larmes les dernières gouttes de sang qui collaient encore mes cils. — Il se réveille, dit une voix féminine, en anglais. — Oui Lynn, débarrassons-le de ses embouts respiratoires qu’il a arrachés 17


quand il a hurlé, répond une seconde voix féminine. — OK, Diana, mais je lui nettoie les yeux pour le mettre à l’aise, qu’il puisse voir ses anges gardiens. — Vous nous entendez, Monsieur ? .. — Monsieur, nous entendez-vous ? Je tentai de répondre sous la forme d’un grognement et dans un mauvais anglais : — Difficile de parler, mal à la gorge. — OK, laissez-moi faire, c’est l’embout respiratoire qui a meurtri vos cordes vocales, ouvrez grand la bouche ! Une courte période de désinfection buccale qui me permit de voir les yeux verts de la rouquine qui me soignait, et un clin d’œil inattendu qui m’échappa, clin d’œil qui fait sourire la belle qui déclara : — Il est plus en forme qu’on ne le pensait, ce monsieur-là ! Je m’appelle Diana, et Lynn est à ma gauche. Je déplaçai mon regard et découvris une charmante jeune femme aux yeux bleus-violet, et aux cheveux noirs comme le jais, qui s’affairait à libérer mes deux bras. Elle me dit : — Je vous libère, mais vous n’êtes pas autorisé à remuer pour le moment. 18


Je n’ôte pas le collier que vous avez autour de votre cou, ni le casque d’immobilisation, car votre crâne ne doit pas bouger du tout. Considérez-vous comme un ressuscité, car vous étiez dans un état déplorable quand on vous a transporté ici. Le Docteur principal vous expliquera ça, dans quelques instants, lors de sa tournée. Avec des mouvements lents de vos bras, vous pourrez découvrir à tâtons vos multiples pansements sur le corps, mais pas touche à la tête, ni à la jambe gauche qui est équipée d’un appareillage spécial pour permettre de souder le tibia au fémur, car votre genou était en miettes. Vous aurez une patte raide, mais vous verrez que vous ne serez pas le seul dans cet état quand vous pourrez sortir. Diana va vous faire boire une soupe légère, et ensuite dodo, en attendant le docteur Philip ! . . Un homme me réveilla et se présenta, pendant que Lynn remplissait mon carnet de santé agrafé sur la toile de tente de l’hôpital militaire. — Je suis le Dr Philip Richardson, chirurgien militaire en active. Vous revenez de loin, car j’ai dû opérer une trépanation pour vous ôter 250 grammes de métal fondu enfoncé 19


dans votre cerveau. On vous a trouvé quasi mort sur la route du chenal de déversement des eaux du polder que les Allemands ont inondé en quittant les lieux. Une grenade a explosé à cet endroit, vous étiez sûrement visé par les fuyards qui tiraient sur tout ce qui bouge. Les immeubles des environs sont entièrement dévastés, ruinés, tout a brûlé dans cette zone. Vous-même étiez brûlé aux jambes, comme si vous vous étiez enfui d’une maison en flammes. Nous avons découvert deux cents corps entièrement calcinés dans ces décombres, mais aucun moyen d’établir un lien avec vous, qui étiez sans papier, en pyjama et pieds nus. L’opération principale, celle de votre cerveau s’est déroulée mieux que je ne le prévoyais, car seules des zones de neurones mémoires étaient affectées et détruites. Les zones sensitives et cognitives étaient intactes. J’ai placé une sorte de bourrage compatible et biologiquement dégradable, pour stabiliser les deux hémisphères, et j’ai prié pour que vous reveniez à la vie, sans séquelle autre qu’une perte définitive d’une tranche de votre mémoire. La nature étant bien faite, de nouveaux neurones vont se développer naturellement, pour enregistrer les récentes informations de votre nouvelle 20


vie. Ce développement en masse va remplacer progressivement le bourrage que j’ai mis en place, et normalement, vous ne percevrez pas de gêne particulière. Accessoirement, si je peux dire, vous aurez maintenant une patte raide, mais ce n’est pas dramatique. En période de guerre intense comme actuellement, nous ne sommes pas en mesure de faire des recherches concernant votre passé, et nous vous donnerons un nom temporaire si vous ne vous souvenez de rien. — Je ne me souviens que de mon prénom, Émile, dit Milou, et du début de la guerre de 1914 dans les Ardennes, où j’habitais. Je devais avoir 19 ans, je crois…. Un vague souvenir d’enfant unique, de ma famille disparue dans les collines, de rafales de mitrailleuse, c’est tout. Même mon nom de famille, pas de souvenir. — Apprenez que vous avez environ 59 ans aujourd’hui, en 1944, ce qui va vous faire un choc énorme, mais nous vous donnerons de quoi lire sur cette période de 40 ans qui vous intriguera certainement. Vous aurez tout votre temps, car la convalescence pour votre jambe va durer six mois. Nous allons vous transférer chez les troupes françaises du débarquement, mais sommes obligés de 21


vous donner un nom de famille, pour l’administration. Quel nom souhaiteriezvous ? — Mes amis anglais, je suis tellement bouleversé par ce que vous m’apprenez. Je pense à un nom qui s’apparente à mon statut d’anonyme, je vous propose un nom en anglais « Nopast » qui devrait me caractériser immédiatement pour les personnes que je rencontrerai. — Va pour Nopast, Émile, sans domicile, à la recherche de son passé. Né en 1995 dans les Ardennes françaises, autres renseignements inconnus et disparus au cours de la guerre, qui est passée tant de fois dans cette région. Si vous retrouvez quelque chose vous concernant, faites-en part aux autorités locales. Et les années passent….

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La quête d’identité.

Après ma convalescence, passée dans les bâtiments provisoires du sanatorium de Zuydcoote dévasté, j’eus officiellement droit à une pension d’invalide de guerre. Une bien faible pension, mais qui me parut suffisante, quand je redécouvris que j’étais d’une nature peu dépensière, faisant partie des « gens de peu » comme on disait alors. A cause de ma patte folle, je devais trouver un moyen de locomotion pratique et peu coûteux, mon ambition étant tout naturellement d’enquêter sur 60 kilomètres de la côte, à la recherche du temps « perdu ». Concernant l’hébergement du routard Nopast, il fallait que je trouve une solution liée à mon moyen de locomotion. Le passage d’un convoi de gitans fit germer la solution. Je proposai au chef de m’installer avec eux pendant quelque temps et de rendre des services, comme la formation des enfants à la langue française, ce qu’il accepta, ayant récupéré la roulotte d’une grand-mère 24


récemment décédée. Il me fit un bon prix pour l’âne, et je passai avec eux deux mois sur l’extrémité ouest du boulevard parallèle à la côte de Bray-Dunes Plage. Le camp était situé à la limite des premières dunes, et les enfants passaient leurs journées dans les dunes à jouer, en dehors des deux heures quotidiennes de classe que je leur prodiguais. Globalement, ils étaient attentifs, et je m’efforçais de traiter le sujet de manière vivante, avec nombre d’images de la nature, qu’ils adoraient par définition. Leur route habituelle était de passer les deux mois d’été à Bray-Dunes et le reste dans les monts du Boulonnais où ils trouvaient plus aisément le bois de chauffage. Après l’été 45, je décidai de rester basé à Bray-Dunes, au même endroit, et de m’y faire des amis, car je n’avais pas une âme d’ermite contemplatif. Les premiers contacts avec les locaux ne furent pas évidents, car j’étais arrivé là avec les « gens de cent lieues », et je logeais dans une roulotte : cependant, mon teint plus pâle me classait plutôt dans la catégorie des routards, et j’avais un accent dunkerquois, bien que ne pratiquant pas le dialecte flamand local, que je comprenais vaguement cependant. Pour alimenter l’âne, j’allais fréquemment pêcher dans le canal de Furnes à Dunkerque, qui regorgeait de 25


poissons blancs, poissons non consommés ni pêchés dans cette région côtière où le seul poisson acceptable devait provenir de la mer. L’âne profitait des berges herbeuses du canal pour s’alimenter librement, et il appréciait, le Coquin (c’était son nom). Il broutait également les jeunes pousses de roseaux au printemps, juteuses à souhait. Parfois, il fallait que j’aille le chercher pour rentrer, l’épaisseur de la roselière atteignant cinq mètres pas endroit. Lorsque le temps était beau, en demisaison, je pêchais également les crevettes et les petites solettes en poussant le large filet à crevettes à contre-courant sur la côte, descendant l’âne sur la plage où les gamins du coin venaient jouer avec lui, car Coquin avait l’habitude des enfants et de leurs jeux. Lorsque le courant était plus fort, je me faisais aider par Coquin qui jouait très bien ce rôle de tracteur, et à la bonne vitesse, en plus. Je déchargeais régulièrement mon filet dans une petite cuve en métal montée sur deux roues de vélo que Coquin traînait derrière lui. Le tri était fait ensuite, pendant une phase de repos, les pieds dans les courants au creux des bâches, ces longs bancs de sable parallèles à la côte. À marée basse, on pouvait en compter six aux grandes marées, sur un kilomètre de large. 26


Pour les légumes, j’échangeais avec les pêcheurs-jardiniers locaux quelques crabes, délogés de leur cachette dans le vieux bateau à aubes échoué et à moitié ensablé, qui maintenait toujours un mètre d’eau de mer autour de sa carcasse, située à mi-chemin entre Zuydcoote et Bray-Dunes Plage. Une seconde carcasse, celle d’un bateau en bois, était encore plus proche de Zuydcoote. Tous ces vieux bateaux avaient été utilisés par les troupes anglaises lors de la déroute de juin 40 et du repli général sur l’Angleterre. Il subsistait également de nombreux tripodes métalliques destinés à empêcher le débarquement des chars : chaque tripode maintenait de l’eau à ses pieds, et les crabes adoraient ces refuges à marée basse. Pour le pain et la boisson, j’utilisais quelques pièces de ma très modeste pension mensuelle. Ces achats me donnaient l’occasion de discuter un peu avec les locaux, d’échanger des bonnes adresses, et autres paroles de politesse. On me surnommait Routarane, contraction de routard et d’âne. Personne ne me demandait mon nom et mon histoire personnelle, mais par contre, on me demandait ce qui était arrivé à ma guibole, et pourquoi j’étais couvert de cicatrices comme un vieux pirate des Caraïbes. 27


Avec Coquin, nous partions une semaine par mois dans les villes alentour, pour rechercher des traces dans les mairies et dans les presbytères. Nous sommes retournés plusieurs fois à Dunkerque, sur les lieux où l’on m’avait découvert, et j’ai même fouillé tous les décombres qui ont subsisté de longues années, les aides à la reconstruction se faisant attendre jusqu’à 8 ans. Tout ce qui pouvait être réutilisé avait déjà disparu, et il ne subsistait que des débris inutiles. Le travail de recherche n’était pas facilité du fait de l’utilisation de certaines excavations comme décharges par les rares survivants. La réinstallation des anciens locataires et propriétaires qui avaient pris les routes des nombreux exodes massifs de ces dernières années se faisait dans des baraquements en bois qui avaient un toit avec revêtement bitumineux, souvent loin de leurs anciens jardins entourant leurs maisons en ruines. Pour les aider à sécuriser leurs jardins, je me procurai auprès des militaires un détecteur de métal pour localiser les bombes ensablées que les fuyards avaient disséminées un peu partout, dans les dunes, mais également dans les jardins ouvriers. Il y eut quelques cas de mort à cause de ces 28


mines, surtout des enfants, et il y avait urgence, car les productions de légumes et celle des basses-cours ne répondaient pas à la demande. Ainsi, le temps passait, sans surprise, hors les périodes régulières pendant lesquelles je retrouvais mes amis gitans avec grand plaisir. Ils avaient monté un petit cirque où les prestations de chevaux dominaient, car leurs chevaux étaient tous de races magnifiques. Plusieurs années s’écoulèrent ainsi, et pendant ce temps-là, vers 1948, dans le Pas-de-Calais…

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L’accident.

Le père de famille conduisait à une allure normale son petit camion de déménagement, rempli de meubles pour équiper son nouveau logement, dans un coron voisin. Son épouse l’accompagnait, ayant confié ses deux jeunes enfants à une voisine. Ils étaient tous deux originaires de la DDASS et s’y étaient connus, avant la guerre. Albert et Clara s’étaient mariés début 38, peu avant l’accouchement de leur premier enfant, Henri. Une fille suivit en mai 40, Martine. Ils vivaient dans un coron de Nœud les mines, lui déménageur, elle ouvrière dans une petite usine de confection. Le couple traversa la guerre sans encombre, les enfants constituant leur seule préoccupation et cela suffisait à leur bonheur. Jamais de vacances, jamais plus loin que le bourg voisin, ni eux ni les enfants n’avaient vu la mer. Ce jour-là, en février 48, la foudre s’abattit sur la famille. Au détour d’un virage, Albert dut éviter un poivrot qui 31


titubait sur la chaussée droite : le camion se déplaça brutalement sur sa gauche et Albert ne put éviter de l’encastrer dans la barrière du passage à niveau qui était en train de se baisser. Le camion, après un dérapage, s’arrêta presque parallèle à la voie ferrée, la barrière droite ayant traversé l’habitacle et perforé le thorax d’Albert, qui fut tué sur le coup. À ses côtés, Clara était dans le coma, une pièce d’assemblage de la barrière enfoncée dans son crâne. Clara fut envoyée rapidement à l’hôpital de Lens, où elle subit la même intervention que Nopast, avec les mêmes conséquences, la disparition de toute une période de sa mémoire, entre ses 20 ans et ce jour, soit quinze années. Elle se rétablit assez rapidement, entourée de ses deux enfants, et elle retrouva très vite le chemin de l’amour filial, ses enfants lui remémorant les phases récentes de leur vie commune en famille. Les photos d’Albert ne correspondaient plus du tout au jeune homme qu’elle avait connu, et elle les cacha pour éviter le trouble qui l’inondait à chaque fois. La présence de ses enfants, conjuguée à l’absence de l’image de leur père entraîna une certitude qu’elle était une fille mère, et cela lui convenait bien. De fait, elle repoussa toutes les avances, persuadée qu’elle 32


aurait la force d’élever sa progéniture seule, malgré les énormes difficultés que cela signifiait. Clara décida de quitter le coron, après avoir soldé ses maigres biens et revendu la petite entreprise d’Albert. Elle voulut profiter des vacances scolaires de 48 pour aller voir la mer, avec ses deux enfants, et son choix se porta sur BrayDunes, la plage des « pauvres », comme on l’appelait, par contraste avec Maloles-Bains, accolée à Dunkerque et La Panne, juste de l’autre côté de la frontière belge, la Riviera des wallons.

Le train de 10 heures du matin.

Chaque dimanche matin, Coquin me réveillait en faisant tinter ses clochettes, juste à temps pour me rappeler qu’aujourd’hui dimanche, il me fallait rapidement faire ma toilette et me laisser entraîner par lui jusqu’à la gare de BrayDunes, pour voir les nouveaux arrivants, avec leurs peaux noircies, incrustées de minuscules grains de charbon. 33


Depuis la roulotte jusqu’à la gare, il y a mille cinq cents mètres, en remontant tout droit l’Avenue de la Mer. Je laissai Coquin nous guider, notre attelage roulant sagement sur le côté droit de l’avenue, avec une roue à la limite du trottoir ensablé, vaguement reconstitué. Je prends les rênes en main pour traverser le passage à niveau, juste avant que la barrière ne s’abaisse, le train de Dunkerque laissant voir sa fumée noire, loin sur notre droite. Il est à l’arrêt à la station de Zuydcoote, nous laissant quatre minutes pour rejoindre la gare, à deux cents mètres sur notre gauche. Je menai Coquin juste à la sortie de la gare, vers le hangar situé à droite qui recouvrait les marchandises en attente. Bray-Dunes Gare est le terminus français de cette toute petite ligne à voie unique, mais les rails se poursuivent vers la Belgique jusqu’à La Panne, tronçon très rarement utilisé. Coquin frétille presque d’impatience, car il attend les voyageurs, secouant régulièrement son encolure et faisant tinter son collier de clochettes. Lorsque le train se stabilise en gare, on ne voit rien, mais on entend le bruit des valises posées au sol, les gamins qui rient à l’avance dans l’impatience de voir cette mer pour la toute première fois. Des familles entières commencent à sortir par la petite porte, et s’arrêtent sur 34


la Place de la Gare, prenant de grandes inspirations pour mieux sentir cet air iodé qui les étonne. Ils jettent un regard vers moi et Coquin, le fameux duo connu dans la région par le bouche-à-oreille. Trois familles viennent déposer leurs bagages sans même me parler, des anciens clients qui connaissent le tarif. Leurs enfants gesticulent autour de Coquin qui fait rouler ses yeux pour ne rien rater du spectacle. Les familles se dirigent alors vers la mer par petits groupes, me laissant pour attendre les éventuels derniers clients. Je me tourne vers Coquin pour lui donner les deux carottes rituelles qui sonnent l’heure du retour. Je suis toujours étonné de le voir manger en dodelinant de la mâchoire et en me regardant avec affection. Encore quelques pas légers derrière moi, mais je ne me retourne pas, resserrant les sangles de Coquin….tout en percevant — S’agit-il du fameux Routarane dont on m’a parlé ? Me retournant alors, je vois à trois mètres une jolie dame d’une bonne trentaine d’années, avec deux enfants agenouillés derrière elle et qui font des ronds dans le sable avec leurs mains à plat. Elle ne les regarde pas, et je n’ai pas l’impression que cette voix leur était adressée. 35


Je lui fais un simple signe d’attente, avec deux doigts levés pour réclamer deux secondes et terminer mon travail. — Oui, ce doit être lui, car je vois les valises sur le chargement et il s’apprête à… Je me retourne brusquement, mais la dame est toujours à la même place, ses lèvres sont fermées… — …partir vers la plage. Là, le doute s’installe, et je lui souris d’un petit air étonné, n’ayant jamais rencontré de ventriloque, en ayant seulement entendu parler par des amis qui avaient eu la chance d’assister à un spectacle de cirque de passage. — Souhaitez vous utiliser mes services, Madame…. — Appelez-moi Clara, dit-elle d’une voix charmante, avec une gentille moue. Oui, je pense que nous allons déposer nos deux valises, qui sont trop lourdes pour moi ou les enfants. — Je vais les placer moi-même, je m’appelle Routarane et voici Coquin. — Ouais ! crient les enfants, rapidement debout et se dirigea nt vers Coquin qui ne demandait pas mieux que de se faire secouer les clochettes. — Madame Clara, je vais vous offrir une place à mes côtés, et les enfants pourront se mettre derrière nous, car il n’est pas aisé de marcher sur les 36


trottoirs ensablés, suite au dernier coup de vent de la semaine. — Appelez-moi simplement Clara, et voici mes enfants Antoine, dix ans, et Marianne, 8 ans. Les deux enfants, très bien élevés, vinrent me serrer timidement la main, et je les aidai à monter à l’arrière. Je tendis mon bras à Clara, pour qu’elle s’installe sur le banc de la charrette, et elle me fit un sourire en s’y appuyant, relevant juste ce qu’il faut de sa robe pour effectuer la montée des deux marches. Je prends alors place, après avoir enlevé la cale en bois qui bloquait les roues, et nous voilà en route vers la plage. Antoine s’extasie devant le spectacle des albatros qui planent au loin, très haut au-dessus des habitations éventrées du front de mer. Le vent est faible et le ciel lavé par la tempête d’avant-hier. Les albatros vont repartir en haute mer, ils se rassemblent en tournoyant, sans un seul battement d’ailes, portés par le courant d’air chaud ascendant de midi. Marianne s’agrippe à Clara, et préfère regarder le chemin devant nous, pas très rassurée par ce Routarane pas très bien rasé qui est à sa gauche. Elle pose son visage poupin sur l’épaule de Clara, penchée à demi vers moi, pour mieux détailler le personnage à la patte raide. La curiosité l’emporte sur la peur, finalement. 37


— C’est bien les filles ça, pensai-je… — Mais qui me parle ? Clara se retourna carrément vers moi, et prit un peu de recul avant de me demander : — Est-ce vous qui m’avez parlé ? — Mais personne n’a parlé ! dit Antoine en riant. Je ne savais plus où me mettre, et je résolus de ne plus penser à rien jusqu’à l’arrivée, sur la Place des Douaniers, où le déchargement des bagages avait lieu. Je fis descendre tout le monde, et je commençai à aligner les rangées de bagages, en ôtant les étiquettes numérotées que j’y avais placées, car toutes ces valises en carton bouilli se ressemblaient. Antoine m’aida à réaliser cet alignement, et petit à petit les familles vinrent les prendre et régler le prix de la course. Lorsque nous fûmes seuls, Clara me déclara à voix basse qu’elle ne savait pas vraiment où aller, et que ce voyage vers la mer était en fait une sorte de fuite vers l’inconnu, vers une autre vie. Elle semblait me faire confiance instinctivement, et certaines femmes sont fortes à ce petit jeu qui pourrait pourtant leur apporter bien des problèmes. Devant cette situation qui méritait une discussion au calme, je proposai de les amener vers mon lieu de séjour, au 38


bord des dunes, et je leur offris d’acheter un immense sac de frites au seul marchand de frites ambulant qui était à proximité, ce qu’elle accepta. Toute ma recette y passa, en ajoutant quelques saucisses de Toulouse pour les protéines indispensables aux enfants. Mes crevettes et l’eau de ville enfin rétablie au robinet de la rue suffiraient à notre repas. Les enfants découvrirent avec ravissement l’espace réservé aux gitans, qui arriveraient dans quelques jours. Clara m’aida à remplir un sac de toile avec les victuailles et je remplis un bidon d’eau fraîche, et hop, tout le monde vers la plage qui n’était qu’à vingt mètres de nous. La phase classique d’émerveillement devant l’immensité liquide passée, nous nous installâmes entre deux baraques de bains disjointes, pour nous protéger du léger vent et du sable qu’il véhiculait. Le repas fut relativement joyeux, les enfants étaient ravis, et je devinais que la tension et le stress se relâchaient chez Clara. Quant à moi, j’étais tout chose au milieu de ce spectacle d’une famille dont je partageais le repas, une première famille pour moi, et dont je garderai toujours l’image, si émouvante pour un vieux rustaud solitaire. Nous restâmes deux heures de plus, marchant les pieds dans l’eau des bâches qui se remplissaient à marée 39


montante. Vers quinze heures, la plage commença à se garnir de vacanciers tout blanc de peau, et qui seraient rouge écrevisse dans deux jours s’ils ne se protégeaient pas avec une simple serviette. J’en profitai pour expliquer les risques de brûlures graves aux enfants et à Clara. Clara me regarda avec insistance, comme si elle me demandait de rentrer et de parler de la suite des évènements pour elle et ses enfants. Je devinai ses yeux au bord des larmes qu’elle retenait avec effort, pour ne pas effrayer les enfants. — J’ai compris, Clara, tu souhaites qu’on aille discuter au calme du problème d’hébergement pour ce soir, et de ton avenir à court terme, pensai-je en hochant la tête sans la regarder. — Mon Dieu, c’est vous qui me parlez ? — Oui, Clara, quand je réfléchis profondément à ce que je vais dire, comme si je retenais la phrase au bord de mes lèvres, vous avez comme moi la capacité de l’entendre. Je vous entends également. Mais rentrons pour en parler calmement. — Oui, je crois que c’est indispensable, allons-y ! Nous rentrâmes et Clara demanda aux enfants de jouer sur le banc rotatif en faisant bien attention, et elle en laissa la responsabilité à Antoine, qui accepta 40


sereinement comme s’il était l’homme de la famille. Délaissant la carriole du matin, je lui fis visiter la roulotte, que nous arrangeâmes pour élargir les dosserets du canapé sans pied qui me servait de lit habituellement. Nous nous assîmes tous deux confortablement, et je devinai que Clara préférerait parler silencieusement par notre nouveau moyen d’expression, car elle ferma les yeux pour se concentrer. J’attendis qu’elle s’exprime, ce qui ne tarda pas…

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Sommes-nous spéciaux ?

— Pour commencer, je souhaiterais connaître votre prénom, car Routarane, c’est un pseudo, n'est-ce pas ? — J’ai bien un prénom, Émile, mais appelez-moi Milou, comme le chien de Tintin. — Va pour Milou. J’ai remarqué, quand vous vous êtes baissé pour déplacer le canapé que vos cheveux sont légèrement différents sur le sommet de votre crâne. S’agit-il d’un accident ? — Clara, je vais te proposer le tutoiement, car j’ai remarqué également cette légère différence de couleur que tu caches soigneusement sous des mèches qui se sont malencontreusement décalées pendant la manœuvre du canapé. — D’accord, je m’y attacherai, et ça me semble correct du fait que nous ne devons pas être nombreux dans ce cas. Qu’en penses-tu, Milou ? — J’ai eu des blessures terribles pendant les bombardements, et je me suis ensuite renseigné auprès de mon chirurgien anglais sur le nombre de cas relevant de cette trépanation très 43


particulière, dans cette zone bien précise du cerveau. Sa réponse en données statistiques fut une simple hypothèse personnelle, de l’ordre de cinq mille en Europe, au maximum, dont seulement 500 seraient encore en vie aujourd’hui, car ces cas de blessés graves avaient bien d’autres blessures dont ils sont morts. Ce qui fait environ une trentaine de cas en France, de tous âges. La probabilité pour que deux parmi ces personnes se rencontrent est donc très faible. D’autant plus que nous ne nous sommes découverts que parce que nous pensions à l’autre, étions proches géographiquement, etc… — Il nous faudra faire des tests sur la distance, pour connaître nos limites respectives, car il n’est pas certain que nous obtenions les mêmes résultats en réception et en émission. Je vais profiter de cette excellente réception pour te demander de raconter ton histoire, et ensuite, je ferai de même. Mais auparavant, il faut que je me préoccupe de trouver un gîte pour la durée des vacances, car ils vont se faire rares en cette saison. — Clara, toi et tes enfants pouvez utiliser cette roulotte tout le temps que vous le jugerez nécessaire, car j’ai la possibilité de bâcher la carriole et de la transformer en petite maison tout à fait acceptable pour la nuit. La seule chose 44


que je demanderai sera de préparer les repas que nous prendrons en commun dans la roulotte, dont la table rabattable est aménagée pour quatre convives. Tu as raison, il faut que nous échangions les informations relatives à nos trépanations, je vais donc commencer…. . . . . . . Deux heures plus tard, chacun de nous connaissait l’histoire de l’autre, et nous n’avions même pas entendu que les enfants étaient rentrés dans la roulotte et s’étaient endormis sur les coussins, persuadés que nous nous étions assoupis. Clara et moi préparâmes le repas du soir, une soupe aux légumes, et des filets d’anguille fumés avec un peu de mayonnaise, Clara nous préparant de surcroît un gâteau polonais dont elle était fière. Le temps restait correct, mais le ciel commençait à s’assombrir par le sud, ce qui laissait prévoir une pluie orageuse pour la nuit. J’alimentai régulièrement le petit poêle à bois qui ronronnait à merveille et éclairait la roulotte de lueurs rougeâtres et dansantes. Le tuyau de fumées traversait 45


toute la longueur de la roulotte, suspendu au plafond, et la chaleur était ainsi bien répartie dans tout l’habitacle. Le bois de chauffe bien sec étant entreposé sous la roulotte, je soulevai une trappe d’accès placée sous un tapis pour remonter une charge qui permettra de tenir toute la nuit, à faible régime. Le dîner fut joyeux, car les enfants furent ravis d’apprendre qu’ils allaient dormir dans la roulotte, une première nuit de rêve pour un enfant. Le café fut prêt comme il se doit au bon moment, juste quand nous terminâmes une délicieuse part de gâteau polonais. Quelques histoires de fées et de sorcières plus tard, les deux enfants s’endormirent vite sous les couvertures de laine, et nous discutâmes, Clara et moi encore quelques instants avant de nous séparer, moi rejoignant la carriole bâchée distante de quelques dizaines de centimètres seulement. Les deux ouvertures se faisaient en vis-à-vis, et ceci me permit de venir vérifier l’état du chauffage sans me mouiller au cours de la nuit, par deux fois. Coquin était installé entre les deux parties de l’habitation, et je dus enjamber son encolure qu’il laissait reposer sur le petit pont de liaison entre les deux portes de communication. Le lendemain matin tôt, je partis m’approvisionner en lait au magasin à 46


tout faire du carrefour, achetai quelques plaques de chocolat belge entré en fraude, et du pain frais pour toute la journée. Je réglai par troc avec mes dernières anguilles fumées, et retournai en pensant qu’il faudra aller à la pèche pour recharger la réserve de nourriture, en crevettes, crabes et quelques anguilles du canal de Furnes. Je devinai du mouvement au loin, les enfants qui se douchaient dans une grande cuve que Clara avait alimentée en eau chaude de la réserve d’eau intégrée du poêle et qui déversait des brocs d’eau tiède sur leurs corps pâlichons. — Comment allez-vous tous les trois ? — Très bien, comme tu le vois, bien dormi, et même pas entendu la pluie qui est tombée apparemment cette nuit. — Oui, entre deux et quatre heures, mais tout est déjà sec sur ce sable. Je vais alimenter Coquin et lui faire faire un tour, le temps de préparer le petit déjeuner que voici et que vous prendrez à l’intérieur, mais sans moi, car je dois nettoyer l’aire de parking de mes amis gitans qui arrivent après-demain. Servezvous bien, vous pourrez ensuite vous promener sur le front de mer, et découvrir les rares habitations encore habitées. Pendant ce temps, je vais faire traîner ce grand faisceau de branches sèches par Coquin, pour ratisser toute la zone, et 47


faire un feu des déchets dans l’angle le plus éloigné du terrain. Comme le temps est beau, nous irons cet après-midi pêcher des crevettes et des crabes, car les vacanciers qui viennent d’arriver vont très vite dévaster tous mes meilleurs trous à crabes. Je vous recommande de vous habiller en maillot de bain, de conserver des sandalettes aux pieds et d’apporter des serviettes, pour vous protéger du soleil et du vent. Marée basse vers 18 heures, nous pourrons rentrer vers 19 heures pour cuire et manger le résultat de notre partie de pêche. Pour ce midi, repas léger, purée et jambon, à acheter au coin, voilà de l’argent. — Pas question, Milou, nous sommes hébergés gratuitement, l’alimentation sera donc à ma charge ! — Clara, on en reparlera, mais pour le moment, prenez ça ! — Ce sera la dernière fois, donc, merci pour tout, Milou. — Antoine, Marianne, venez déjeuner et ensuite on s’habille et l’on va visiter le front de mer. — Ouais… fut la seule réponse claire au milieu d’une cavalcade sableuse qui les sécha rapidement, tout en les couvrant de sable collé sur les jambes.

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Pendant le travail de balayage avec Coquin, je vérifiai que nous pouvions communiquer sur environ vingt mètres de distance avec une bonne qualité. Lorsque je m’apprêtai à allumer le feu de déchets, Clara me dit qu’il restait du café sur le poêle et qu’elle partait se promener avec les enfants. Je lui demandai de prendre contact tous les vingt pas, pour tester la portée de notre don télépathique. Au fur et à mesure de son éloignement sur la promenade du front de mer, il s’affirma une lente décroissance de la qualité de la compréhension, jusqu’à un point tel qu’il nous fallut répéter plusieurs fois nos questions pour les comprendre. Grosso modo, cette distance maximum fut évaluée à cent pas, donc soixante-dix mètres environ, ce qui fut largement audessus de mes espérances. Je terminai la matinée en menant Coquin dans les dunes, jusqu’aux premiers buissons fleuris et piquants qui s’étendaient sur deux mille mètres jusqu’à Zuydcoote, formant un espace infranchissable qui était le domaine privilégié de milliers de lapins de garenne. Pendant que Coquin s’alimentait, j’en profitai pour placer une douzaine de collets bien dissimulés, mais repérables par une baguette de fleurs qui dessécherait rapidement. Je pratiquais 49


rarement le braconnage, mais dorénavant, j’avais une famille à charge, et les protéines devenaient indispensables dans nos repas, surtout pour les deux adolescents. J’y reviendrai ce soir, à la fraîche, pour relever les prises, et préparer les peaux, bien pratiques pour fabriquer des coussins supplémentaires dans la roulotte. Tout en revenant, je réfléchissais à la suite des évènements, aux emplois pour lesquels Clara pourrait postuler à proximité, à l’école pour les enfants, et à moi au milieu de tout ce chambardement. À cinquante-trois ans, avec quatre années de célibat derrière moi, une vie antérieure inconnue, je m’étais persuadé depuis deux ans que je serai donc un éternel célibataire, et que de toute façon, il était hors de question de démarrer une liaison avec une jeunesse de vingt ans pour la demander en mariage. Bien trop âgé pour assumer l’éducation d’enfants à moi, dans le cadre d’un tel mariage. Aider les enfants des autres, oui, mais aucun espoir qu’il s’agisse des miens. Il y avait tant d’enfants orphelins que je ne serai jamais en peine pour m’occuper d’eux, et mes souvenirs scolaires étaient bons, même au-dessus de la moyenne, si je m’en référais aux quelques discussions sérieuses que j’avais eues avec 50


l’instituteur de la petite école en baraquement précaire, à droite, juste avant le passage à niveau. Pendant cette période de réflexion, je perçus quelques légers bruits non naturels, puisque seul le bruit feutré de nos pas dans le sable était perceptible. Je me retournai même pour voir si un douanier n’était pas en train de me suivre : les douaniers avaient tous les pouvoirs, y compris de police et de gendarmerie, sans oublier le rôle de garde-chasse et pêche. Lorsque nous fûmes en vue du campement, j’aperçus Clara et les enfants qui étaient en train de préparer le repas, Clara assise sur les marches de la roulotte épluchant des pommes de terre très lentement. Je fis un détour avec Coquin, pour arriver derrière eux, sans qu’ils puissent nous voir. J’attachai sommairement Coquin et fis le tour de la roulotte pour me montrer. Les enfants qui jouaient dans le sable me firent un petit signe, mais Clara ne bougea pas. Elle était toute rouge, et le soleil n’y était pour rien après si peu de temps d’exposition. Je me penchai vers elle, mais elle détourna la tête lentement, ne levant pas les yeux. Pour ne pas éveiller l’attention des enfants, je lui parlai en aparté : — Clara, qu’est-il arrivé, je te devine prête à pleurer ? 51


— Ce n’est rien, juste une petite déprime passagère. Ça va passer, et je n’ai pas envie de pleurer, je t’assure. — D’accord, n’en parlons plus, je crois même deviner un petit sourire dans le coin de tes lèvres… — Oui, je suis en même temps en peine et joyeuse, drôle de situation, si contradictoire. — N’oublie pas que je suis là pour vous aider, pour t’aider toi, avec ta charge familiale… — Justement, mes pensées tournaient autour de ce sujet-là. — Parlons-en quand tu te sentiras prête ! — Mais je suis prête, le problème, c’est que je suis honteuse… — Mon Dieu, honteuse de quoi donc ? — Rien ne s’est passé pendant notre promenade, mais depuis que nous sommes revenus, je suis honteuse… — Allons, ne réponds pas comme une gamine, tu as trente-quatre ans, quand même ! — Oui, mais je me sens si seule, c’est difficile à assumer. Sache une seule chose, je te serai éternellement reconnaissante de ce que tu as fait pour nous trois. — Merci, mais il n’y a pas de honte possible dans ce contexte !

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— Tu tiens vraiment à tout savoir ? De toute façon, je ne pourrai pas te cacher ça bien longtemps, alors…. — Alors ? — Eh bien, voilà….Oh, Dieu que c’est difficile à expliquer ! — Oui, mais je suis capable de comprendre, car ça m’étonnerait que ce soit si grave que tu le penses. — Eh bien, quand tu revenais des dunes, j’ai tout entendu ! — C’est effectivement possible, car je me posais des vraies questions, en réfléchissant profondément, mais je ne vois pas ce que tu as pu entendre qui puisse te gêner à ce point-là ! — Oui, il est vrai que tu n’as pas cité mon nom et que tes réflexions étaient d’ordre général, mais comme moi-même je me posais la question de savoir comment te remercier, j’ai tout amalgamé, et j’ai supposé que tu pensais à moi et aux enfants, sans l’exprimer, par délicatesse ou précaution plus ou moins consciente. — Non, je n’ai pris aucune précaution, j’ai même oublié que tu pouvais m’entendre, je n’ai pas encore l’habitude et je suis donc pas sur mes gardes. Et pour qui le serais-je d’ailleurs ? Je n’ai aucune raison d’être sur mes gardes pour des pensées qui te concerneraient éventuellement. — Oui, je te comprends, tu es un homme brave, droit et sincère, une sorte 53


de perle rare. Mais moi, j’ai tout mélangé, j’ai supposé que tu te retenais de penser à moi, et j’en ai été bouleversée. J’ai même étouffé l’envie de te parler, de te dire que je t’entendais, mais je suis restée muette, et c’est pour cela que j’ai eu honte. D’autant plus que cette écoute n’allait pas complètement dans le sens que je souhaitais, et j’aurais écouté pendant des heures dans le dessein de t’entendre citer mon nom, celui d’Antoine ou de Marianne. — Si c’est ta curiosité que tu regrettes, et qui te fait honte, dis-toi bien que nous n’avons pas encore trouvé le moyen de ne pas écouter ce que nous percevons, et que tu n’es pas en faute. C’est ainsi, il faut faire avec, voilà tout ! — J’ai tellement de respect pour ce que tu es, et tellement envie de te sauter au cou, que je vais gentiment me calmer, et terminer ces patates qui n’avancent pas…. — Je vais t’aider, pour les pommes de terre, mais j’attendrai que tu sois complètement remise de tes émotions avant de te laisser faire. N’oublie pas que je suis un vieux bonhomme qui a pris des habitudes d’éternel célibataire, et que je n’ai pas souvenance d’avoir jamais tenu une femme dans mes bras. J’aurai besoin de réfléchir à la chose, de l’imaginer, de me méfier de sentiments que je n’ai pas connus, et de me sentir prêt à affronter ce mystère qui est censé guider nos pas. 54


Jusqu’à présent, je n’ai pas ressenti de besoin élémentaire, et ma réputation de vieux routard y est certainement pour beaucoup. Je ne suis qu’un étranger un peu bizarre dans cette région et mes relations sont peu nombreuses, et encore moins avec les femmes qui détournent leur regard quand elle m’aperçoivent. — Comment expliques-tu notre capacité particulière ? — Je suppose que les ondes que nous nous transmettons sont d’une faible puissance, et qu’elles s’affaiblissent avec la distance. Le même phénomène se constate avec les ondes radioélectriques, grosso modo une perte de puissance proportionnelle à l’inverse du carré de la distance entre émetteur et récepteur. Je suppose également que la propagation dépend également de la nature des matériaux qu’elles traversent. Nous avons constaté soixante-dix mètres à l’air libre. D’autres mesures seront nécessaires, de part et d’autre de la rangée de villas effondrées qui nous séparent de la promenade du front de mer, sachant cependant que ces ondes pourraient très bien se réfléchir sur les murs subsistants et nous parvenir quand même, mais sous forme dégradée, avec un effet d’écho qui gênerait la compréhension globale de nos paroles. Je suppose que notre trépanation a supprimé des masses de neurones qui 55


constituaient des barrières efficaces pour l’absorption des ondes, plus encore que les os de nos crânes, et que c’est lié à leur composition biologique molle. Quant à la localisation de l’émetteur et du récepteur, je suppose qu’elle est très voisine de la zone cognitive mise à nu par l’opération. Il me paraît indispensable que nous contactions les services spécialisés de l’armée de terre qui sont chargés de recherches dans ce domaine de la télépathie. Qu’en pense-tu ? — Je t’avoue que ça me fait peur, car ils auraient pu nous enfermer longtemps et se servir de nous comme cobayes, et que deviendraient nos enfants ? — Ai-je bien entendu ce que tu viens de dire ? — Une énormité ? — Non, mais répète ta dernière phrase ! — …et que deviendraient mes enfants. Qu’y a-t-il d’extraordinaire là-dedans ? — Clara, tu as très clairement dit nos enfants, pas mes enfants. — Euh, oui, tu as raison, ça m’a échappé, et seul un psy pourrait expliquer ce lapsus. — Pas besoin de psy, tu y réfléchiras toi-même. Tu me permets de siffloter ? — Bien sûr, aurais-tu gagné à la Loterie Nationale.

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— Non, je viens juste de ramasser un ticket qui est encore valide, au milieu du sac de patates. — Qu’est ce que tu nous racontes là ? — Je te laisse cogiter sur les termes nos, mes et ticket. Une sorte de puzzle… Je me relevai, pris les pommes de terre épluchées et allai les laver dans une bassine d’eau, puis les rendit à Clara qui s’affairait autour du poêle. Je donnai les épluchures à Coquin qui était tourné vers nous depuis un bout de temps en tendant son encolure, y ajoutant une carotte donnée à la main, tout en caressant l’encolure de ce brave ami. J’en profitai pour le brosser, relayé par Antoine qui s’intéressait beaucoup à Coquin depuis le début. Marianne dressait notre table avec quatre couverts, car elle n’oubliait pas Milou, elle non plus ! Quand je regardai Clara, elle était toute rouge, une larme au coin de l’œil, et elle me fit signe de sortir. Me devançant, elle se dirigea vers les peupliers nains des dunes, en fit le tour, et m’attendit. Quand j’arrivai, elle tendit les deux bras vers moi, comme une invite à m’approcher plus près d’elle. Lorsque je fus à bonne distance, elle écarta les bras, et avança pour les mettre autour de mon cou, tête baissée. Je la pris dans mes bras, l’enveloppant 57


carrément, elle si petite en comparaison. Elle me serra plus fort, je fis de même, et nous ne bougeâmes pas, écoutant simplement nos respirations, et ressentant les mouvements de nos poitrines écrasées l’une contre l’autre. Clara poussa deux ou trois très longs soupirs en tremblant un peu, ces soupirs traduisant en même temps le bonheur d’être là, et peut-être attendant une suite qui ne venait pas. — Des paroles, peut-être ? Mais étaitce vraiment nécessaire ? La situation se suffisait à elle-même, non ? et je ne suis pas capable de trouver les mots de circonstance, ne les ayant jamais prononcés ni même imaginés. — Je les dirai pour toi, je t’apprendrai, je saurai, tu verras, et je te jure que tu ne t’échapperas pas comme un vieux célibataire affolé à l’idée de perdre sa liberté à ce jeu-là ! — Comment oses-tu inverser les rôles ? Je croyais que c’était à l’homme de faire les premiers pas ! — Toi et moi ne formons qu’une seule et même âme, nous avons les mêmes valeurs concernant le but dans la vie, faire le bien. L’amour en fait partie et accompagnera toutes nos actions. Il est évident que je suis la demanderesse, car j’ai deux enfants. D’un autre côté, nous ne nous serions pas rencontrés si je n’avais pas eu les enfants avec moi. C’est une 58


forme de miracle dont je remercie le ciel. Il fallait que les quatre se rencontrent pour que cela se produise. — Tu analyses bien le phénomène, mais moi, je suis sous le choc de l’émotion qui m’envahit et … Ayant parlé les yeux fermés, la tête baissée et le visage dans ses cheveux, je sentis un doux baiser sur mes paupières qui s’apprêtaient a libérer une larme qui, elle aussi, aurait été une première depuis longtemps. Décidément, que de premières aujourd’hui… Ouvrant les yeux, je plongeai mon regard dans les siens, d’un vert émeraude irisé, mouillés eux aussi, mais rieurs avant tout. Une double hésitation s’ensuivit, et à regrets, nous fîmes demitour, Clara se pendant à mon bras droit.

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Un après-midi de rêve.

Après avoir déjeuné, débarrassé la table, lavé les couverts, bu un café bien tassé, et une petite sieste par là-dessus, je préparai le matériel pour une séance de pêche aux crabes. Nous partîmes vers 17 heures, direction l’ouest, car il y avait peu de monde dans cette zone. Le premier tripode métallique fut le terrain rêvé pour apprendre à Antoine comment déloger les crabes avec une longue baguette de bois dur, et en écartant les mousses fixées aux fers rouillés. Marianne ouvrit de grands yeux apeurés quand elle vit le premier crabe reculer dans le fond trouble de l’eau, et remonter la pente du trou en marche arrière. Je plongeai la main délicatement dans l’eau derrière le crabe et le saisis au niveau de la tête, pour le déposer sur le sable sec. Antoine le voyant reculer vers le trou fit de même, et attrapa le premier crabe qui fut placé dans un sac vide de 60


pommes de terre préalablement mouillé, puis placé sur les épaules d’Antoine. Marianne insista pour voir le crabe dans le sac, mais en s’approchant avec d’infinies précautions pour le regarder s’évertuer à grimper hors du sac. Antoine courut de lui-même avec Marianne trottinant derrière lui, pour atteindre le second tripode que je lui indiquai, en lui disant simplement deux devant trois à droite. Clara à mon bras, moi traînant une petite carriole montée sur des roues de vélo, nous prîmes tout notre temps pour les rejoindre. Je sentis le petit poing de Clara serrer mon bras nu, pendant que nous marchions sur le flanc raide du banc de sable, comme si nous étions au bord d’un précipice où nous aurions pu tomber. — Je suis en même temps si heureuse et si troublée, mais si nous devions tomber, nous le ferions tous les deux, n’est ce pas ? — Je te le promets, j’ai bien réfléchi pendant la sieste, et je suis prêt à assumer les conséquences. — Es-tu en train de me demander en mariage ? — Je crois bien que oui…oui, c’est bien ça, j’en suis certain maintenant. Je laissai tomber à terre la tringle de liaison de la carriole, tringle courbée qui permettait de l’attacher à la selle d’un vélo. Je me tournai d’un quart vers Clara 61


qui m’aveugla avec ses longs cheveux dans mes yeux, sans aucune gêne. L’instant d’après, elle dirigea ses lèvres vers les miennes, yeux fermés, et je déposai un doux baiser sur cette bouche offerte, pendant deux secondes. Clara confirma avec plus de force, et je le lui rendis. Progressivement, nous parvînmes à trouver la position idéale qui permit des baisers de plus en plus langoureux. Jetant un œil vers les enfants, nous constatâmes que Marianne avait tout vu, tentant de se cacher derrière Antoine qui était à genoux en train de pêcher. Au moment de les rejoindre, Marianne se jeta dans les bras de Clara et lui parla à l’oreille, puis elles s’esclaffèrent toutes deux, dans un rire qui se propagea jusqu’à moi, puis Antoine qui levait un visage ahuri devant le spectacle. Nous étions quatre, mais seuls au monde, sur cette plage immense baignée par le soleil de juillet. Un début de vie familiale, la plus grande surprise qui pouvait m’arriver.

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L’arrivée des gitans.

Après avoir fait cuire notre douzaine de beaux crabes, et dîné d’une soupe et de miettes de crabe à la mayonnaise, j’allai téléphoner à la sous-préfecture pour obtenir le numéro des forces armées françaises. Après plusieurs saut dans l’espace téléphonique, je réussis à joindre un service de recherche qui prit note de ma demande expresse de rencontre avec leurs ingénieurs en biologie acoustique. On me répondit que je serai contacté demain matin par une équipe en voiture banalisée qui viendrait directement chez moi. La nuit fut calme, et notre endormissement fut précédé d’un dialogue d’amoureux entre Clara et moi. Il était évident que rien ne se passerait ce soir, trop tôt et trop gênant pour les enfants. À six heures du matin, j’allai seul dans les dunes relever et réinstaller les douze collets. Six beaux lapins de garenne dans mon sac de toile, je rentrai au campement et je les dépouillai très 64


vite, en conservant un pour nous, et me dépêchant d’aller au magasin du coin vendre les cinq autres, en entrant par la porte de la réserve du magasin. Vers sept heures du matin, une petite camionnette vint faire demi-tour sur l’espace et se gara dans le prolongement de notre habitation, comme si elle voulait se cacher des regards indiscrets. J’allai à la rencontre des deux occupants habillés en blouse blanche, montrai mes papiers, et ils me firent monter à leur bord. Ils arrivaient de Lille et voulaient tout savoir : je leur racontai principalement ma trépanation, en leur indiquant le nom et matricule du chirurgien anglais, puis en décrivant l’accident de Clara. Je leur proposai un café qu’ils acceptèrent. Je revins vers la roulotte, réveillai Clara, pris la cafetière de café brûlant, toujours prête sur le bord du poêle, que je posai sur un plateau avec quatre tasses, du sucre roux et des petites cuillers. Ils avaient installé une table dépliante au milieu de la camionnette et nous bûmes un premier café en attendant Clara qui vint nous rejoindre rapidement. Ils proposèrent un test à distance, et donnèrent à Clara un texte inconnu qu’elle devra me lire par télépathie depuis la roulotte, pendant que je retranscrirai les paroles entendues sur une feuille dans la camionnette. Un 65


quart d’heure plus tard, ils avaient la preuve qu’ils cherchaient. On refit l’essai avec d’autres textes à soixante–dix mètres de distance en ligne droite sans obstacles, puis à trente mètres de distance de part et d’autre d’un pâté de maison. Mes retranscriptions contenaient des fautes au-delà de ces distances. Ils repartirent vers dix heures du matin, me promettant de conserver le secret le plus strict. Je ne pensai pas avoir de nouvelles d’eux, car leurs recherches dans leurs fichiers devraient leur permettre de trouver d’autres cobayes potentiels. Clara fit quelques courses, et le lapin fit nos délices du déjeuner, avec moutarde et aromates. Le début de l’après-midi se passa très calmement, les enfants dormirent un peu puis jouèrent à faire un château de sable derrière la roulotte. Clara et moi discutâmes un peu de choses et d’autres dans la roulotte, dans l’attente de l’arrivée de mes amis. Lorsqu’ils tournèrent à gauche pour rejoindre leur aire d’été, quelques enfants les suivirent faisant aboyer les chiens, et ce fut un cortège d’une douzaine de chevaux et de 6 roulottes qui défilèrent lentement devant la nôtre. Au passage, Manu, le chef du groupe, sauta de son siège pour se diriger vers 66


nous qui l’attendions adossés à notre carriole. Double accolade entre Manu et moi, poignée de mains entre Clara et Manu pendant que je présentais Clara et les enfants comme de vieux amis. Manu s’excusa d’un geste de la main et courut rejoindre son groupe pour placer les roulottes dans un ordre bien précis et immuable. Les chevaux furent parqués dans un creux de dunes très proche, gardiennés en permanence par un enfant handicapé des jambes et trois chiens. Le parc fut entouré de piquets reliés avec un fil électrique alimenté par une batterie à impulsions. Un autre enfant semblait chargé du ramassage du crottin qui était échangé contre des légumes chez les jardiniers, toujours friands de cet engrais naturel. Les mères et grandmères s’affairaient pour préparer le repas, avec les plus petits qui se cachaient dans leurs jupes amples et bariolées. Antoine se dirigea vers le parc aux chevaux, discuta avec Léo, le jeune homme en fauteuil et caressa quelques encolures, puis revint en courant avec de grands mouvements des bras. — Maman, viens voir, il y a Mano, ou son frère jumeau dans le parc. — Mano ? je ne connais pas de Mano ! 67


— Mais si maman, tu ne te souviens plus peut-être, mais nous l’avons rencontré au parc d’enfants dont tu t’occupais pour la DDASS, avec les poneys. Il était de passage, un étalon espagnol tellement beau et fier. Il m’avait impressionné, et tu n’avais pas réussi à le monter car il refusait, et pourtant, les chevaux, tu les connais bien. — Tu as sûrement raison, et je me demandais pourquoi je me sentais attirée par ces odeurs, ces hennissements, cette poussière de sable qui vole. — Milou, peut-on demander à Manu si je peux essayer de monter et s’il a une selle et une culotte pour femme ? — Oui, Clara, viens avec moi. Clara m’étonna en me prenant le bras, peut-être pour bien marquer sa propriété vis-à-vis des femmes de la troupe. Je la regardai et elle me fit un petit sourire mi-gêné mi-coquin. Je lâchai un pftt désapprobateur en souriant cependant. Et nous voilà traversant les différentes familles, avec des saluts de la tête, les femmes me remarquant d’ailleurs encore plus que si Clara ne m’avait pas tenu le bras. Arrivés au niveau de Manu, qui continuait à donner des ordres, je lui expliquai la situation, et il répondit favorablement à la demande de Clara. Il équipa lui-même le cheval le plus calme, et j’aidai Clara à enfiler le pantalon et les 68


chaussures adaptées à sa taille. Manu lui fit la chaise avec ses mains, et Clara se retrouva en selle, sans la moindre trace de panique. Elle avait un sourire radieux, comme si elle retrouvait ses racines. D’un léger mouvement des bottes, le cheval commença au petit trot, puis Clara le poussa jusqu’au trot. Dieu, qu’elle était belle ! Antoine et Marianne applaudirent et Clara se retourna pour nous sourire. Une image qui restera toujours gravée dans mon âme… Lorsqu’elle revint, à peine décoiffée, elle descendit seule, et pour aller au bout de son envie, remonta instantanément seule dans un mouvement parfait. Une fois redescendue, elle m’embrassa sous l’effet de l’immense joie qui l’étreignait, serrant en même temps les deux enfants contre nous. Manu comprit immédiatement la signification et me fit un clin d’œil complice. Nous regardâmes chaque cheval, et le dernier, un peu à part des autres, apparut bien être Mano car Clara reconnut parfaitement le superbe étalon espagnol. Manu ne pipa mot, étonné et inquiet de l’insistance avec laquelle Clara regarda Mano sous tous ses aspects. Il me fit un signe et je m’éloignai avec lui à quelques mètres. — Milou, je dois t’avouer que ce cheval, nous l’avons volé lors de notre 69


séjour vers Nœud-les-Mines, seul dans un champ, et de nuit. Ça n’a pas été facile de le faire sortir et l’amener à nous suivre, mais Léo notre gamin handicapé l’intéressait, et va savoir pourquoi, ils semblaient communiquer entre eux. J’ai un peu honte, car c’est une pièce inestimable, mais ses propriétaires venaient de décéder, sans enfants, et il était destiné à être vendu aux enchères pour rembourser des dettes fiscales. Clara et les enfants nous rejoignirent et la discussion s’arrêta là. — Milou, je suis certaine qu’il s’agit bien de Mano, j’en ai discuté avec Antoine, et même Marianne a retrouvé une petite tâche plus claire sous son oreille gauche. Je souhaiterais tenter à nouveau de le monter. Peux-tu demander l’autorisation à Manu ? — Ça ne serait pas raisonnable, tu devrais t’entraîner avec d’autres chevaux avant de tenter quoi que ce soit avec ce solitaire. J’allai demander l’autorisation à Manu qui me la donna sans rechigner, tant pour les exercices avec Pipo que pour l’essai de monte de Mano. Il recommanda la plage pour les exercices, car il y a vingt kilomètres de bancs de sable disponibles et suffisamment fermes à partir de la mimarée, pendant six heures. 70


Pour le test de première monte, il videra le parc en plaçant tous les autres chevaux dans un second enclos. . . . . Je ne m’attendais pas à découvrir un tel talent chez Clara, ni les conséquences que cela entraînerait…

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Le dressage.

Clara, déterminée à mener à bien son projet, insista pour se retrouver seule avec l’étalon…

Il n’aurait pu être question de lui apposer un harnachement sans approche préalable, dans des conditions optimales de calme et de confiance, la base d’un dressage bien préparé… Elle chassa les curieux au risque de déplaire à tous ces hommes intrigués par autant d’audace et d’assurance qui auraient pu inspirer leurs femmes admiratives…

Décidément, Clara symbolisait le sexe faible dans le pantalon… fière sans manifester d’orgueil pour autant, mais décidée à faire la démonstration de sa grande force derrière ses allures de petit oiseau tombé du nid. Mon orgueil par contre se mit à en souffrir : je ne 72


contrôlais plus les communications, tout en les entendant clairement et je m’aperçus, à mon grand désarroi, que l’unique expression de Clara s’adressait à un superbe andalou avec lequel je n’étais pas de taille à rivaliser !

Je commençai presque à en vouloir à mes amis gitans qui avaient consenti à laisser carte blanche à Clara… La journée qui suivit, je ne la vis pour ainsi dire pas, elle se consacra entièrement à la redécouverte de sa passion, délaissant même la préparation des repas ! Mon indiscrétion quant à l’observation silencieuse de ses raisonnements intimes ne la dérangeait pas, elle était absorbée, envahie par des sensations qu’elle retrouvait avec bonheur ! Je devais m’éloigner suffisamment pour pester sans que cela parvienne à l’esprit de Clara. Manu remarqua assez facilement les changements dans mon comportement et s’empressa de me rassurer comme le grand frère qu’il était devenu. — Ne sois pas jaloux, Milou ! Clara est une fille charmante et dotée d’un tempérament de battante… laisse la faire 73


si tu veux gagner son cœur, sois patient et fais-lui confiance. Il trouva les bons mots, car ce sentiment était bien celui de la jalousie, dont je découvrais les effets et les méfaits… Je me résolus à appliquer les sages conseils de Manu et me fis tout petit, car des chevaux, je ne connaissais rien : je m’occupais de Coquin, ce qui me semblait déjà beaucoup. Je décidai de ne pas intervenir ni physiquement, ni par la pensée et ne n’être qu’un spectateur muet. Clara me reviendrait… Clara termina cette semaine en se limitant à manipuler le cheval qui venait doucement à elle. À chaque réponse positive de l’animal, elle le récompensait en lui offrant une rondelle de carotte si bien qu’il se mit à apprécier sa compagnie et à venir de lui-même au seul son de sa voix et à la perception de son parfum. Je me surpris à rêver tout haut de devenir Mano et de recevoir toutes ces attentions et ces caresses. Clara le ressentit et ce soir-là, elle engagea subtilement la conversation, non pas par télépathie, mais naturellement comme le commun des mortels aurait pu le faire. 74


Elle vint se placer auprès de moi, prit mes mains entre les siennes puis les glissa autour de sa taille de manière à me suggérer de l’enlacer… pas question cette fois de m’y soustraire, je ne trouvai aucune excuse à réfréner cette attirance enivrante qui me mit dans tous mes états. Ce moment, je l’avais tellement espéré… Elle approcha ses lèvres de mon cou et murmura : — Les enfants passent la nuit chez Léo, nous avons tout le temps devant nous… j’ai ressenti tes angoisses, tes désirs, que souhaites-tu réellement ? Dis-le-moi, montre-le-moi… Mes blessures de guerre ne m’avaient privé ni de mes fantasmes ni de mes attributs et je finis par accepter mon état de mâle et oublier celui de mon âme que j’aurais pu vendre au diable si elle me l’avait demandé. Non, je me contentai de l’entraîner dans la chambre, de tout boucler, de faire taire mon esprit torturé et de laisser s’exprimer mes sens. Je couvris son corps dénudé de baisers pour me fondre en elle. Comment avais-je pu renoncer à la vie pendant toutes ces années ? La télépathie rangée dans un tiroir, je m’entendis prononcer des mots d’amour jusqu’au petit matin… 75


À mon réveil, elle était déjà partie, la cafetière encore toute chaude attira mes narines… Je m’étonnai d’être à ce point en forme ; Clara s’affairait aux dressages et de l’homme et de la bête, ce que je trouvai finalement à mon goût. Depuis cette nuit, cette femme était la mienne et Mano et sa toute-puissance n’existaient plus. Clara se sentait suffisamment en confiance pour avancer dans l’apprentissage du travail avec Mano, elle entreprit ainsi de le tourner en longe. Elle mobilisa les hommes du campement afin d’aménager au mieux une carrière fermée pour canaliser le cheval curieux des mouvements de son environnement. Il fallait maintenant lui faire accepter la soumission. Elle s’y employa divinement au moyen du caveçon pour commencer. Au bout de quelques jours, Mano évoluait comme par habitude sans se poser de question. Clara n’acceptait que la seule présence de Léo, car pour le reste, elle préférait l’isolement. Le soir, elle s’adonnait au dressage de l’homme consentant et ce refus de ma présence auprès d’elle dans la journée 76


devint pour moi un détail. Je vaquais de mon côté à mes occupations et prenais de plus en plus de plaisir à entretenir la maisonnée en contemplant le nuage qui m’abritait. Clara devint mon havre, ma muse, ma vie… bien plus qu’une vue de l’esprit, et je fis de cet esprit qui m’était maintenant familier le moteur de ce corps dont je m’imprégnais.

Clara s’était levée tôt pour gagner le campement des gitans. Mano était prêt à recevoir un cavalier sur le dos, mais à ce jeu, il fallait être deux. Clara sollicita l’aide de Manu qui lui sembla le mieux placé pour avoir les justes réflexes. On aurait dit que Clara avait fait ce genre de chose toute sa vie, les automatismes étaient là, elle savait… Mano la regarda, il observa le moindre de ses gestes, mais il ne bougea pas. Elle s’approcha de lui, lui passa délicatement le filet, il ouvrit la bouche pour saisir le mors et le mastiquer avec avidité, car Clara avait pris l’habitude de l’enduire de miel. 77


Elle installa le tapis, puis la selle en ne la sanglant que légèrement et marcha le cheval dans le plus grand calme. Une fois prête, elle céda la place à Manu qui empoigna la longe et Clara mit un pied à l’étrier, le remit presque aussitôt à terre et répéta l’opération plusieurs fois avant de se présenter en sac de pommes de terre sur le dos de l’animal pendant que Manu le rassurait. Le comportement de Mano fut conforme aux espérances de Clara, le débourrage avançait bien, cela suffit pour la journée. Au bout de quelques jours, Clara pouvait se mettre en selle sous le regard bienveillant de Manu qui gardait le contrôle de la longe. Dans cette discipline, me sentant bien inutile, je me consacrai à prodiguer un tout autre type d’enseignement aux enfants, les notions élémentaires de calcul, de français et d’histoire : quant aux leçons de morale, j’en laissai la latitude aux parents… Les semaines s’écoulèrent paisibles à souhait, pour Clara et Mano, il était temps d‘affronter l’extérieur. L’aide du brave vieux routier Pipo fut indispensable, monté par Manu, il entraîna le jeune cheval et sa cavalière le long de la plage où les premières pointes 78


de galop ne se firent pas désirer très longtemps. Clara était remarquable autant que le travail inespéré qu’elle avait effectué sur ce magnifique ibérique dont elle ne se séparait plus. J’étais désormais autorisé à assister à leurs ébats : la belle prévenante sur la bête docile… et je rêvais éveillé à Clara par l’esprit… alors que dans le sien, nous étions bien plus nombreux. Les chevaux y occupaient un espace non négligeable. Au fur et à mesure que le temps passait, le cerveau de Clara reconstituait rapidement de nouvelles zones mémoires et la puissance de ses ondes émettrices se réduisait, car je la captais de plus en plus difficilement. J’étais inquiet, ce qui nous avait rapprochés alimentait désormais la distance. Les enfants s'étaient parfaitement intégrés aux gens du voyage et passaient le plus clair de leur temps à jouer avec Léo et ses frères, tandis que Clara entretenait une complicité particulière avec Manu. Le charme naturel de Clara lui conférait ce côté irrésistible et son charisme transpirait, elle rayonnait… Elle était en phase avec son cheval, et 79


même si la nuit nous réunissait, le silence devenait pesant, pour ce qui me concernait au moins, mais Clara ne semblait pas en souffrir. Elle était ailleurs… En définitive, j'étais en train de réaliser que j'étais devenu dépendant de sa présence auprès de moi et je lui en voulais de ne plus me faire que si peu de place. La différence d'âge aurait pu jouer en ma faveur, mais ce protectionnisme paternel qui inspirait mon comportement depuis le début avait faussé notre histoire. Le besoin d’en avoir le coeur net me traversa l'esprit ce matin-là et ne me quitta plus de la journée. Je fis mille fois le tour de la roulotte, incapable de me lancer dans une quelconque occupation, je me rongeais les sangs, l'estomac noué en attendant le bon moment. Clara me rejoignit enfin pour le repas, alors que les enfants jouaient encore malgré l'heure tardive. Je saisis cette occasion pour orienter la discussion : — Clara, je t'entends de moins en moins, l’as-tu remarqué toi aussi ? Elle hocha la tête pour confirmer mes propos et murmura : — Je m'en étais rendu compte, à ma plus grande satisfaction d’ailleurs, car 80


tous ces bruits dans ma tête modifiaient ma perception de l'environnement et mon comportement. Ces migraines me devenaient insupportables… j'aspire à une vie normale ! Échapper aux vestiges du passé en laissant les cicatrices se refermer… c'est tout Milou, on ne saurait avancer en remuant ce qui nous affecte, la blessure liée à cet accident qui me hante et qui m’a volé la mémoire doit s'estomper au risque de me rendre folle ! Je te suis reconnaissante pour tout ce que tu fais pour nous, mais sache que mes sentiments nés de mon amnésie sont bien réels depuis le début et n'ont rien à voir avec cette capacité à entendre les pensées de l'autre, il fallait que cela cesse un jour ou l'autre… Ma vie recommence, car je porte ton enfant, Milou ! À ces mots, je bondis pour la prendre dans mes bras, la soulever du sol et faire deux tours sur nous-mêmes, puis je la redéposai comme si elle était en porcelaine. — Tu ne peux imaginer mon émotion…moi, Milou, futur papa ! Te rends-tu compte des bouleversements que ces quelques mois m’ont apportés ? Je ne vivais pas vraiment, je survivais simplement jusqu’à ce fameux jour, à dix heures du matin… Comment vais-je pouvoir assurer notre avenir à tous ? Il devient urgent 81


que je me préoccupe d’accélérer mes recherches d’identité, et je recommencerai dès demain, vous laissant sous la garde de Manu et de sa troupe. Je m’affalai dans le divan, avec Clara à côté de moi. Elle passa doucement sa main sur mon front, et se laissa couler en position de chien de fusil, son visage sur mon torse, souriante et sérieuse à la fois. — Je vais devoir limiter mes montes, mais au moins, j’aurai une sérieuse raison prioritaire. — Je te fais confiance, tu te connais parfaitement, et tout se passera bien. Mais je suis en dessous de tout, moi ! ….. Clara, ma damoiselle d’amour, voulez-vous m’épouser ? — Avec grand plaisir, Milou, ça me semble de bon aloi. — Les bonnes nouvelles n’arrivant jamais seules, je suis persuadé que nous en aurons encore d’autres sous peu. Et nous nous embrassâmes comme deux ados.

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Pèche métallique.

Vers le mois d’octobre 48, je fus prévenu par les journaux que des travaux importants commenceraient dans la rue où j’avais été trouvé blessé. La rue serait complètement défoncée pour installer des nouveaux égouts et de nouvelles canalisations de toutes natures, et les gravats des maisons effondrées seraient évacués, pour permettre une reconstruction progressive des immeubles. Je décidai d’aller passer quelque temps sur place, avec Antoine, et d’utiliser le détecteur de métaux sur ces lieux dévastés, dans l’espoir de retrouver quelque chose qui me mettrait enfin sur un début de piste. Après avoir consulté les anciens plans et les cartes postales d’avant-guerre, je décidai de fouiller un pâté de douze habitations, dont une seule de quatre étages. Il était évident que tous les petits meubles métalliques avaient rouillé au terme de plus de quatre ans, mais il 84


subsistait peut-être d’autres objets plus épais qui me guideraient. Je me fis un ami du grutier qui excavait les gravats, et je lui indiquais certains emplacements qui étaient détectables. C’est au terme de quatre jours que mon détecteur localisa un objet, qui était petit, mais massif. En fouillant dans le tas de gravats où il se trouvait, je mis la main sur une clé très typique, massive, et au dessin très complexe. Je demandai au grutier de travailler sur la chaussée proprement dite, et me précipitai dans la première banque ouverte. Mr Durandeau, le responsable des coffres me confirma qu’il s’agissait bien d’une clé de coffre personnel, et il put même me dire le nom du constructeur du coffre, basé dans la banlieue de Paris. Il fut assez aimable pour lui passer un coup de téléphone, déclinant son nom et celui de la banque, pour qu’on le rappelle en personne. L’entreprise vérifia, puis rappela la banque. Mr Durandeau expliqua la situation et indiqua le numéro de série de la clé : on lui demanda quelques minutes, le temps de consulter la liste des acheteurs. La clé correspondait à un coffre personnel qui avait été livré en 1938 à un certain Mr Noêl Chantreau, à Malo-les-Bains, installateur agréé. Nous cherchâmes la trace de cet installateur, qui était décédé, mais dont 85


l’entreprise avait été reprise par un neveu après la guerre. Un coup de fil plus tard, nous avons eu cette personne en ligne, qui rechercha dans les archives le client qui avait commandé ce modèle. Si proche du but, le banquier m’offrit un rafraîchissement, voyant mon émotion et se prenant au jeu lui-même. La sonnerie du téléphone retentit, il nota les informations et revint vers moi avec un sourire. Le coffre avait été installé dans un appartement de l’immeuble où j’avais trouvé la clé. Il me restait à localiser ce coffre, et à amener un huissier constater son ouverture. Le banquier téléphona à un huissier qu’il connaissait dans le voisinage, et c’est ainsi que nous revînmes sur les lieux à trois, Antoine, l’huissier et moi. La localisation du coffre fut aisée, à quelques mètres de l’emplacement de la clé, et au même niveau de profondeur. Il fut extrait d’un seul bloc, et il était en très bon état. L’huissier l’ouvrit lorsqu’il fut installé sur un diable, et il en sortit des liasses de documents immobiliers et fiscaux qu’il plaça dans une petite valise. Nous revînmes à son bureau, et il étala tous ces documents sur la grande table de conférence. Il chercha rapidement des documents photographiques et des pièces d’identité. Il découvrit un livret de famille des 86


parents du propriétaire de l’appartement, et un livret militaire de ce dernier. Sur ce livret, la photo était ancienne, et remontait à la guerre de 1914-18. L’huissier me regarda fixement pendant quelques secondes, puis décida d’appeler la mairie pour obtenir une copie de la carte d’identité la plus récente du propriétaire. Ayant retrouvé des photographies d’opérations dentaires, il prit rendez-vous en urgence chez le chirurgien-dentiste le plus proche, et nous y entraîna immédiatement. L’analyse comparative prouva que j’étais le propriétaire de cet appartement, sous le nom de Émile Desjardins, né début 1896 dans les Ardennes françaises. Les autres documents étaient des titres de propriété d’une moyenne entreprise de confection de filets de pèche, à Dunkerque, entreprise disparue corps et bien, de l’appartement et de terres situées dans les Ardennes. . . . .

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Epilogue.

Je confiai à l’huissier la tâche de liquider tous ces titres, en s’adressant au notaire cité dans les documents, et je récupérai ainsi une coquette somme d’argent de l’ordre de vingt millions de francs 1948, au cours de l’année qui suivit. Nous nous mariâmes en novembre 48, et Manu fit le déplacement pour nous servir de témoin, avec l’instituteur comme second témoin. Nous avons déménagé en décembre, pour nous installer dans un grand appartement à Malo-les-Bains, face à la mer. Bébé naquit au joli mois de juin 49, et Clara se remit rapidement de ce troisième accouchement qui apporta le bonheur dans la maisonnée. Je fus fort heureusement informé de la faillite d’une usine de confection que je rachetai au nom de Clara Desjardins, qui en devint le PDG et propriétaire, pour assurer la sécurité financière de notre 88


famille élargie. Elle avait les compétences requises et je faisais la liaison avec les clients, me déplaçant beaucoup à travers l’Europe pour consolider la liste de nos principaux clients. Une grande et nouvelle aventure commençait.

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