Le Vieux Flipper de Nelly

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Le vieux flipper de Nelly

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Le vieux flipper de Nelly Ce soir-là, il pleuvait, comme d'habitude en cette saison, en novembre. La température fraîchissait sérieusement, et il devait être près de minuit. N'ayant pas envie de dormir, je me décidai à sortir pour aller traîner dans ce vieux quartier de ma jeunesse passée. C'était dans ces rues que j'avais fait mes premières armes, étant adolescent, et où j'avais acquis une sérieuse réputation au flipper, pour étonner les gamines, et faire grimper mon ego au firmament de la zone. Je me souviendrais toujours de cette rangée de flippers que René, le patron du bistro laissait dans la rue, quand il faisait très beau, à condition que les joueurs les sortent, et surtout les rentrent quand nécessaire, en cas de risque de pluie. Ah, toutes ces jolies donzelles qui, pour mieux voir la partie, venaient se coller aux joueurs, qui étaient torse nu, couverts de sueur ruisselant sur les premiers poils de leur poitrine, sueur résultant de leurs efforts pour dominer la petite boule, et de l'excitation de la compétition en cours. C'est en revisitant ce passé lointain que je m'aperçus que j'étais presque arrivé au vieux bistro, devenu une sorte de petit club réservé aux initiés, aux copains d'antan qui s'y racontaient leurs batailles contre la vie, et leurs victoires aussi, puisqu'on y fêtait tous les anniversaires de mariage du petit groupe. Ces derniers temps, on fêtait des trentièmes, des quarantièmes et même quelques cinquantièmes anniversaires, autant d'années de vie 2


commune, auxquelles il était bon d'ajouter une ou deux autres années de préambule au mariage, et la salle devenait vite trop petite quand la famille des heureux époux arrivait, avec force de vivats sonores. Le vieux bistro avait conservé son nom "Les Flippers", nom remontant à l'apparition des premiers appareils, dans les années cinquante. Les lettres du nom s'écaillaient un peu, mais on pouvait encore le lire, même dans le noir, car il y avait un lampadaire, juste de l'autre côté de la rue. Ce lampadaire, indispensable pour éclairer la scène des flippers les soirs et nuits d'été avait coûté quelques billets au père René, pour soudoyer un gars de la mairie de l'époque. Le bistro n'ouvrait que le soir, et il fallait montrer patte blanche à la patronne, Nelly, une jeune femme de quarante ans qui s'était retrouvée fixée là, par hasard, son mari Henri,de trente ans son aîné ayant acheté la boutique il y a dix ans, et étant décédé récemment d'une thrombose cérébrale. Henri avait fait partie de notre fine équipe, vers la fin des années soixante, et après avoir bourlingué, il était revenu se fixer là, au milieu des ses anciens souvenirs, pour se stabiliser disait-il. Depuis son décès, Nelly continuait d'accueillir les copains, mais malheureusement, il n'y avait plus d'ancien flipper en état de fonctionner, sinon, ça aurait été la folie retrouvée, une sorte de voyage dans le temps passé, pour requinquer les mémoires autour d'un verre, mais sans les lolitas cette fois.

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Une lumière filtrait encore derrière le long rideau de couleur prune qui voilait la porte en permanence, de jour comme de nuit, depuis des décennies, apparemment, compte tenu de sa couleur quelque peu passée. En principe, il n'y avait personne, ce soir, et Nelly devait être en train de faire ses comptes, qui n'étaient pas glorieux, car son époux n'avait plus d'économies, pour des raisons de dettes de pension alimentaire disaiton. Je décidai de frapper les quatre coups des habitués, sur un rythme soixante-huitard bien connu. Le rideau s'écarta tout de suite, comme si Nelly m'attendait, mais en fait elle s'apprêtait à tourner le verrou. Les quatre bises rituelles, et elle me fit entrer en disant qu'elle est bien contente de voir quelqu'un de bien connu à cette heure tardive. Un verre, deux verres, et me voilà parti à raconter les furieuses compétitions d'antan, tout content de m'y replonger à nouveau. Il est vrai que j'avais gagné le trophée national deux années de suite, certaines parties ayant duré plus de deux heures d'affilée avec seulement trois billes. Bref, j'étais aux anges, et cependant Nelly souriait de plus en plus, au lieu de me jeter dehors, car je devais commencer à l'ennuyer sérieusement avec ces histoires d'ancêtres. Peut-être qu'elle revivait avec émotion des instants avec Henri, quand il lui racontait, lui aussi, cette période où elle n'était même pas née, et de loin.

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À un moment, je fis silence, et je vis quelques larmes qui perlaient à ses cils. Mais elle se reprit très vite, éclata de rire, et me demanda de regarder vers le fond de la salle. Cette zone n'était pas allumée, mais on y devinait un meuble bizarre, sous une couverture, une forme ressemblant à un petit buffet ancien. Elle sortit de derrière son petit comptoir, en fit le tour, vint se placer à côté de moi, se haussa sur ses talons pour arriver enfin à placer son bras autour de mon épaule, et elle m'attira à petits pas vers la chose. Arrivé sur place, elle alluma la lampe veilleuse placée au mur, et elle me prit les deux mains pour les placer sur la couverture, en me faisant un signe de tête pour que je l'enlève, cette couverture bleue, encore un peu poussiéreuse. – Il était à la cave, me dit-elle, et c'est le dernier qui nous restait, tous les autres ont été vendus en pièces détachées à un dépanneur électricien, que ces ampoules et bumpers introuvables intéressaient, pour des clients collectionneurs en panne. Si tu veux, tu peux y faire une partie ou deux, il a l'air de fonctionner encore, mais évidemment, il n'est plus de premier âge, ce n'est qu'une relique. Allez, vas-y, enlève-moi cette satanée couverture. Je m'exécutai, avec des gestes lents, découvrant petit à petit la merveille. Il avait conservé ses boiseries et ses peintures, et ses pieds étaient en état, rouillés, mais encore solides.

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Par contre, le verre avait été remplacé par une plaque plus ou moins translucide, qui possédait de nombreuses rayures, comme si on avait traîné des caisses lourdes dessus, alors qu'il était sur le sol d'un quelconque garage ou entrepôt. Les bumpers étaient là, mais fonctionneraient-ils ? Les boutons de flip étaient encore là, mais ils avaient servi trop longtemps, et quand on les enfonçait, le doigt disparaissait presque dans l'ouverture ronde. De billes, point. En regardant de plus près, je remarquai que la piste était toujours bien peinte, mais présentait des boursouflures par endroits, en plein sur le parcours le plus fréquenté. Nelly et moi, nous conclûmes qu'il s'agissait de petites poches de rouille, qui restait incluse entre le vernis de la piste et la piste elle-même, laquelle était sûrement métallique, et avait été mal protégée à la fabrication ou au stade vernissage. Nelly alla nous chercher deux verres et nous les bûmes, assis à une petite table banquette. Je bouillais d'envie de jouer une partie, et Nelly me lança : – Henri a toujours reconnu que tu étais le meilleur à l'époque, mais qu'en est-il aujourd'hui ? – Bah, je suis toujours le meilleur, mais moins bon cependant, car il n'y a plus d'assistance féminine autour de moi pour me booster, quand je joue tout seul dans l'une des dernières salles de jeux mécanisés, en Belgique. Je suis et je reste le meilleur, et Henri le savait bien. 6


– À propos d'Henri, tu sais que je suis au bord du dépôt de bilan et de la fermeture définitive, alors je vais te proposer un challenge, tel que tu n'en as jamais relevé. Voilà, j'ai besoin de fric, ou d'un moyen pour en gagner plus avec le bistro. Je souhaiterais acheter quelques vieux flippers à l'ancienne, remis à neuf, pour le plus grand plaisir du groupe entier des anciens, qui me tarabuste, mais ne met pas la main à la poche. Je sais que tu n'es pas riche, mais je suis prête à faire un pari avec toi, si tu veux bien m'aider. – J'ai passé ma vie à aider les autres, alors, je t'écoute. – Voilà, bien sûr, ce flipper ne fonctionne plus très bien, mais je te lance un défi. – Un défi sur ce flipper ? – Oui, JP. Si tu dépasses 100.000 points en trois billes, j'offre un dernier repas pour toute l'équipe. Si tu n'y parviens pas, tu me prêtes de quoi acheter cinq flippers retapés, et je te rembourse en trois ans. – Ça me paraît convenable, mais où sont les billes ? – Il n'y en a pas, je l'ai essayé avec trois cailloux bien ronds, mais de densité différente, ce qui complique la donne. Tiens, les voilà !

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– OK, mais sans l'avoir essayé, je ne me sens pas à l'aise, tu as vu ces boursouflures sur la piste ? – Bah, il faudra faire avec, on n'a que ça. – Attends, allume le plafonnier, et l'engin, que je regarde mieux. On ne voyait rien à travers le plexiglas par endroits, d'autres zones étaient troubles, et on ne pouvait enlever le plexi sans risquer de recevoir les « cailloux-billes » dans le visage. Les bosses dues à la rouille sous-jacente étaient plus importantes que l'on pensait, bref, c'était un pari drôlement risqué. Mais je l'aimais bien, moi, la petite Nelly, et elle était dans la merde, alors, il me fallait faire un bon geste, et si elle perdait, c'est moi qui payerais le repas de fermeture de la boutique. Nelly ajouta, pour essayer de me détendre, supposant que j'allais répondre non, compte tenu de l'état de l'engin... – Tu vois ce parcours, c'est typiquement fait pour une pierre qui roulerait une vie entière dessus sans jamais amasser de mousse, et bien Henri disait qu'il ressemblait à son parcours à lui, plein de bosses et de trous. .... Et elle sourit gentiment, la tête et les yeux levés vers le plafond, pour ne pas pleurer. Je la pris dans mes bras, jusqu'à ce que ses tremblements s'estompent progressivement, puis disparaissent totalement après deux derniers longs sanglots mal contenus. Je lui fis la bise en lui disant... 8


– Ne t'inquiètes pas, je suis là, tout va s'arranger, et la joie reviendra ici, c'est juré, quel que soit le résultat, mais je vais gagner, c'est certain. Un macho comme moi ne pourrait faire autrement devant une lolita comme toi. Je t'ai comme public, tout est bon, je vais percer le plafond des 100.000 Points. Elle sautilla de joie jusqu'au côté droit de l'appareil, et elle inséra une pièce. J'insérai une "bille", et en avant pour le spectacle de rue, regardez l'artiste au travail, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs ! La première "bille" déclencha une étincelle sur le premier bumper, qui réagit très mollement. Elle alla vers la passe, mais fut déviée par une bosse et alla marquer triomphalement 1000 points sur une catapulte. Je m'attendais à un jet faible, mais ce fut un vrai coup de canon, vers la zone où je ne voyais rien du tout, et j'eus la stupéfaction de voir la "bille" prendre le couloir de la sortie libre en sautillant comme un cabri sur les bosses. Total 2.550 points. Deuxième "bille", nettement mieux, car j'arrivais à contenir la bille dans la zone visible, en jouant de mon mieux avec la table, sans cependant risquer le Tilt (c'était mon point fort, le titillement de la table), mais encore une fois, je n'eus même pas l'occasion de me servir des flips. Total 27.620 points.

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Troisième et dernière "bille" : j'allais sûrement perdre, et cette "bille" là était beaucoup plus lourde que les deux premières. Je marquai encore quelques milliers de points, et au moment où j'atteignis 50.150 points, la "bille" fut catapultée vers mon flip droit. Compte tenu de son poids et de sa vitesse, il me fallait appuyer très fort sur le flip au dixième de seconde près. Je me souviens seulement avoir appuyé très fort, mon doigt disparut dans le trou du flip, très loin, et ensuite un éclair, la fumée, Game Over qui clignotait lentement sur le tableau de bord et moi par terre, électrocuté pour avoir touché le transformateur interne qui délivrait une haute tension à l'époque. J'appris, là-haut, par Henri qui regardait de loin, que Nelly n'avait pas pu me ranimer, mais que tout s'était cependant bien terminé pour le groupe, car Nelly hérita d'une vieille tante, ce qui lui permit de redémarrer son affaire. Elle a épousé un ancien camarade de classe, et elle paraît radieuse, vue d’ici-haut.

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