geste(s)
figur es, pratiques et postur es de cor ps dans l’ar chitectur e et la danse
Juliette Villemer
geste(s) nom masculin mouvement extérieur du corps (ou de l’une de ses parties), perçu comme exprimant une manière d’être ou de faire.
c.f. bibliographie
couverture : Gerard & Kelly, Modern Living, 2019. Villa Savoye, avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès dans le cadre de son programme New Settings. danseurs : Matthew Barbin, Julia Eichten, Damontae Hack, Kehari Hutchinson, Emara Neymour-Jackson, Jasmine Sugar. Photographe : Martin Argyroglo © FLC/ADAGP
mémoire de fin d’études réalisé au sein du séminaire Morphologie ou l’art de la description encadré par Toufik Hammoudi et Petra Marguc à l’ École Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes entre février 2020 et juin 2021.
g e s t e (s) figur es, pratiques et postur es de cor ps dans l’ar chitectur e et la danse
Juliette Villemer
Je tiens à remercier, les professeurs de danse et de théâtre que j’ai rencontrés, d’avoir éveillé ma curiosité pour le corps, l’espace et l’émotion les étudiants et diplômés de l’ENSA Nantes, pour leurs précieux témoignages Iris Athaniasadi, Gleb Galkin, Marina Levakova, Anna Sanna, architectes et danseurs, pour leur temps et le partage de leurs expériences et tout particulièrement Amélie Créac’h, qui a fait évoluer avec justesse et sensibilité ma réflexion Petra Marguc et Toufik Hammoudi, pour l’encadrement de ce mémoire mes amis de l’école de Nantes, d’avoir bousculé mon parcours par leur joie de vivre sans limite Apolline, pour sa précieuse amitiée et sa relecture Augustin, pour sa présence rassurante et sa famille, pour leur bienveillance mes grands-parents, pour leur affection et leurs encouragements mes parents, Solenne et Eloi, pour leur soutien, leur amour et de croire en moi malgré la distance
merci
avant-propos
Ce mémoire apparaît à l’approche de la fin de mes études d’architecture, qui ont oscillé entre Montréal et Nantes. Ce couplage d’expériences et d’apprentissages m’a beaucoup appris et fait découvrir de nombreuses perspectives dont je ne soupçonnais pas l’existence. Je me suis enrichie des différentes approches, perceptions et rencontres auxquelles j’ai été confronté. Je saisis donc cet exercice de mémoire comme une opportunité. Celle d’une temporalité qui m’a été donnée pour faire un point sur mes réflexions et la manière dont j’envisage ma pratique en tant que future architecte.
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Depuis que je sais marcher, je danse. J’ai cette sorte de passion inarrêtable de vouloir danser, bouger tout le temps. Joyeuse, triste, ou en quête de partage d’émotions, j’ai envie de ressentir et vivre mon corps. Plus jeune, j’ai suivi beaucoup de cours de danse et de théâtre. Jouer la comédie ou le drame, se transformer, faire vivre une histoire, envahir l’espace, raconter et partager, c’était et c’est, toujours quelque chose qui m’est incroyable. Toutefois, l’approche de la danse présentée en danse classique était très académique et formelle et, il fut un moment où j’eus besoin de plus de libertés. Je ne trouvais pas ce qui me convenait et avec le début des études d’architecture, prise dans la cadence, j’ai oublié quelque temps que la danse faisait partie intégrante de ma manière d’être présente dans l’espace et en présence avec mon corps. C’est au travers de ma rencontre avec l’école d’architecture de Nantes que la danse ressurgit, dans un cadre tout à fait différent que celui que j’avais connu. Avec plus de bagages et de connaissances, je réalise que les deux disciplines, que sont l’architecture et la danse, ont une relation loin d’être fortuite. Toutes deux s’articulent et se concrétisent autour des mêmes matériaux : le corps et l’espace. L’une fige une conception spatiale, qui construit et influence l’environnement et le mouvement des corps. L’autre déploie dans une spatialité, des corps par le mouvement. Ces deux disciplines manient la perception, l’émotion, la transmission. Elles constituent un champ de recherche dont les applications expérimentales sont attentives à la corporéité, la spatialité et la plasticité.
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avant-propos
Très attachée et sensible à porter ma recherche sur la danse, il fût, au départ, très difficile de formaliser et construire l’exercice de mémoire. Au terme de lectures, recherches et surtout de rencontres, se sont révélés une démarche et un questionnement qui, au-delà d’être issus d’une motivation personnelle, sont aussi disciplinaires. C’est en rapprochant démarches chorégraphiques et enjeux architecturaux que s’est dessinée, petit à petit, une relation à l’échelle de la fabrique de l’architecture et de la discipline de l’architecte. Aussi, il est nécessaire de préciser que la volonté de travailler autour de la danse ne réside pas dans les caractéristiques stylistiques, ni les genres qui lui sont communément associés. Mais plutôt de la révéler dans la conscience collective, en la qualifiant telle qu’elle est simplement, soit : un ou des corps en mouvement dans une temporalité et une spatialité. Cette requalification, place le corps dans son entièreté (le corps humain, psychique, cognitif, social …), au centre du spectre de ma recherche; dont les contours sont toutefois malléables, à l’image du corps en mouvement. Ce mémoire est une tentative, une expérimentation, dont le désir est de déplacer les corps en articulant les disciplines de la danse et de l’architecture.
avant-propos
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sommaire
avant-propos
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introduction
14
I. figure
20
du corps humain
23
du corps en architecture
33
du corps dansant
40
II. pratique
50
de l’espace public
55
de l’espace domestique
75
III. posture
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de l’enseignement
92
de l’architecte
109
conclusion
132
bibliog raphie
136
iconog raphie
142
annexe
146
table des matières
148
introduction
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Si la danse est la focale avec laquelle nous interrogeons l’architecture, son intention, sa construction et sa perception ; il est important de la définir, de retracer son histoire dans les grandes lignes afin de comprendre sous quelle forme l’aborder et pour quelles raisons. Il s’agit d’examiner ce qui fait la danse ; ce qui la compose, ce qui l’engage, ce qui la déploie, ce qui la reçoit et comment. Où commence la danse? La danse1 est un ensemble de mouvements du corps généralement rythmés par la musique et obéissants à des règles. Cette définition, cadrée par la notion de règles, implique une codification quelconque à laquelle visiblement le corps dansant devrait obéir. L’emploi de l’adverbe ‘généralement’ émet la possibilité que la danse puisse être rythmée par la musique mais qu’elle pourrait également, ne pas l’être. Martha Graham2 qualifiait la danse comme l’art du mouvement3 ; que le geste du danseur soit esthétique, symbolique ou abstrait, il est en mouvement. Si la danse peut être à la fois un spectacle beau 1. Dictionnaire Larousse, noms communs, édition 1989. 2. (1894-1991), danseuse et chorégraphe américaine, considérée comme une des fondatrices de la danse contemporaine 3. Malka Alexandra, Renard Camille (réal.). 2019. Vidéo. « Danser, c’est quoi ? pour Béjart, Joséphine Baker, Cunningham...» Diffusé le 17 septembre. France Culture
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pour les yeux, une pratique sportive ou un moyen d’exprimer des émotions ; la qualifier comme l’art de se mouvoir permet d’englober plus largement ce qu’elle contient et lui suggère une plus grande amplitude de singularité. Une de ses singularités est sa capacité à transmettre des messages, à exprimer par la gestuelle du corps, ce qui, parfois, ne peut être manifesté autrement. Et ce, partout et depuis la nuit des temps. Malgré le fait qu’il soit impossible de dater son origine exacte, des peintures paléolithiques révèlent les raisons de l’apparition des premières danses. La danse a d’abord émergé dans une optique sacrale. En effet, les danses de la pluie, de la guerre ou de la chasse; étaient le moyen pour les corps de communiquer avec les éléments, de manière cérémoniale. Puis la danse se retrouve, dans l’Antiquité, associée à la notion de culte et des rituels dansés en l’honneur des dieux. C’est dans la civilité grecque que l’on commence à distinguer différents styles de danse, du lyrique au tragique, permettant d’évoquer et transmettre différentes émotions. La danse entre également dans le corps social à cette époque puisqu’elle ne peut être dansée par tout le monde, distinguant les conditions sociales des hommes, on assiste à une hiérarchisation de la danse. Toutefois au Moyen-Âge, la danse est celle du peuple et est complètement indissociable de la musique. Elle représente le folklore, la joie, la fête. À la Renaissance, en France et en Italie, les premières écritures sur la danse apparaissent. Codifiée par des traités, la danse se déplie en une multitude de styles. Par leur codification, ces danses dites ‘savantes’ sont alors enseignables. C’est au XVIIIe siècle, que la danse la plus connue, va se démocratiser : le ballet. D’abord répandu en Europe, car il est dansé dans les cours des rois puis dans les grands opéras, le ballet va connaître un réel succès international grâce à l’excellence du célèbre ballet russe. 16
introduction
Et puis la modernité surgit, la société se machinise. C’est ainsi que de nombreux corps de danseurs se positionnent en rupture avec les codifications traditionnelles. Naissent et se développent alors, des années 1900 à nos jours, les mouvements de la danse moderne, postmoderne, contemporaine, libre et de la non-danse. Les figures majeures de ces mouvements ont donné lieu à une requalification de la danse et de son rapport aux choses ; en remettant en question la gestuelle et la spatialité du danseur. Ils protestent l’espace, celui du danseur et du spectateur, celui du studio et de la scène ; s’enrichissent de la force des corps en société, du collectif. Ils se soucient de l’idée de la représentation et cultivent l’expérimentation ; ils affrontent l’image du corps, ses tabous et ses normes ; refusent le spectaculaire et s’emparent de l’ordinaire, pour redéfinir le geste. Lorsque Curt Sachs, historien de l’art, écrit sur la danse en 1938, il dit « la danse vit à la fois dans l’espace et le temps. Avant de confier ses émotions à la pierre, au verbe, au son, l’homme se sert de son propre corps pour organiser l’espace et pour rythmer le temps.4 » Cette allusion à l’organisation de l’espace par l’utilisation du corps interpelle ; on peut se demander s’il n’est pas en réalité question ici de l’architecture plutôt que de la danse. En effet, le corps est également l’outil de l’architecte, puisque c’est, à ses fins qu’il construit. L’architecture est construite pour en faire l’expérience. Si « le mouvement n’a de sens que lorsqu’il est rattaché à l’espace dans lequel il s’intègre5 » pourquoi alors, le corps est, en architecture appréhendé de manière statique ? Alors que le mouvement fait partie intégrante de l’architecture, puisque celle-ci aménage et agence la mobilité, les circulations des individus 4. Sachs Curt, introduction à l’Histoire de la danse, p. 7. (cité par wikipedia, Histoire de la danse) 5. Heckmann Elise. Performer la ville. Quand la danse réinvente l’espace public. Mémoire. Architecture. Strasbourg : ENSAS, 2017, p.79 introduction
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et de la ville ; le corps, lui, semble être traité de manière statique. Figé, normé, le corps, dont les référentiels célèbres en architecture sont L’Homme de Vitruve et le Modulor du Corbusier, est l’outil de mesure et de proportions aboutissant au dimensionnement de l’habiter. Ces ‘corps références’ n’ont pas évolué, et lorsque que l’on observe que l’architecture s’est, en grande partie, construite à partir et autour d’eux, on peut alors évaluer la place et la représentation du corps dans l’architecture. Celui-ci est trop souvent laissé de côté ; dans une culture occidentale très rationnelle et intellectuelle, il est emplit de conventions, de préconceptions, de jugements ; exigeant alors un lâcher-prise, si l’on souhaite en faire une pratique ou une expérience autre que celle communément ancrée. Si les sociétés ont dicté nos manières de vivre, l’architecture, elle, dicte nos manières d’habiter ; et par les idéologies de son bâti, elle dicte également nos corps, ses postures et ses mouvements. Le danseur lui, organise l’espace par son comportement, il l’investit dans un état d’attention à son corps, à son amplitude ; conscient du potentiel des possibles mouvements. Le danseur ne s’empêche rien. Il ne limite pas son corps à ce à quoi il est confronté ; il joue des contraintes physiques, formelles, ou ancrées en n’en faisant l’expérience autrement. Le danseur s’est affranchi des gestes aliénés par le bâti ou la société, de ce qui doit être dans la norme, esthétique, intangible ou tabou. Il y a, dans son attitude au monde, quelque chose de l’ordre de l’instinct. « À force de dissocier les mouvements, de coordonner de nouveaux gestes, le cerveau du danseur travaille, il «apprend à apprendre», il réapprend ce qu’il a oublié depuis qu’il a appris à marcher. Il bouge comme il n’a jamais bougé et comprend très concrètement que toute connaissance du monde passe par la perception, par ce corps que la danse remet en mouvement.6 » 6. Salles Nathalie. 2020. Podcast. « Danse ta vie ». Diffusé le 21 décembre. France Culture. 18
introduction
Comment une pratique de la danse peut-elle influencer une posture architecturale ?
C’est de ladite attitude du danseur dans son rapport au corps et au monde, dont nous nous emparons. La mobilisation de la danse pour interroger et alimenter la relation du corps à l’architecture, se déroule en trois temps. Premièrement, seront dressés des portraits, ceux du corps anatomique, du corps dans l’architecture ainsi que celui du corps dansant. Cet état des corps permettra d’établir les différents rapports qu’entretiennent l’architecture et la danse avec le corps et sous quelles formes. Notamment en prenant appui sur la révolution du corps dans la danse grâce aux expérimentations apparues dans les années 1920 aux États-Unis. Dans un second temps, des démarches chorégraphiques et des pratiques de danses situées seront confrontées à des thématiques spatiales, telles que celle de la ville ou de l’espace domestique. Cette lecture croisée entre la pratique de l’espace et la pratique de la danse vise à faire émerger des questionnements, des manquements ainsi qu’à enrichir la question de l’habiter ; de la compréhension et la perception de l’espace. Finalement, il s’agira d’ouvrir les horizons quant à l’intégration de l’expérience du corps par le biais de la danse dans la mise en pratique de la discipline de l’architecture, notamment dans l’enseignement. Et de se nourrir de l’investigation de la danse et de sa pertinence pour proposer une réflexion concernant les postures des architectes et des usagers dans la conception et la pratique architecturale.
introduction
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I 20
figure(s) nom féminin 1. forme extérieure (d’un objet, d’un ensemble). 2. représentation visuelle (de qqn, qqch), sous forme graphique ou plastique.
c.f. bibliographie
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Figure du corps humain
Le corps, « la vie nous l’impose quotidiennement, puisque c’est en lui et par lui que nous sentons, désirons, agissons, exprimons et créons. Bien plus, toute autre réalité vivante ne s’offre à nous que dans les formes concrètes et singulières d’un corps mobile, attrayant ou menaçant. Vivre en ce sens n’est pour chacun d’entre nous qu’assumer la condition charnelle d’un organisme dont les structures, les fonctions et les pouvoirs nous donnent accès au monde, nous ouvrent à la présence corporelle d’autrui.1 »
1. Bernard Michel, Le Corps (cité dans Ardenne Paul. L’image corps : figures de l’humain dans l’art du XXe siècle. p.7)
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la structure Nous nous intéresserons en premier lieu, à ce qui constitue la structure corporelle. Ce qui compose, construit et fait corps ; son fonctionnement, sa chair, sa peau. Le corps est une entité dynamique dont les composantes, soit les systèmes organiques et physiologiques forment sa structure corporelle. L’étude et la science rassemblant le savoir et la pratique de la description de cette structure est l’anatomie. Le corps est avant tout composé d’un système squelettique, un ensemble de 206 os, qui constitue son support. Cette ossature, unique élément solide et rigide, préserve nos fonctions vitales ; telle une carapace, elle protège les organes qui font de nous un être vivant. Le bon fonctionnement de ces organes vitaux est dû aux muscles. Ceux-ci sont par leur contraction, capable de produire de la force et donc le mouvement du corps, à la fois interne et externe. En effet, même si un corps peut tenter d’être immobile, il ne l’est qu’en apparence car sa machinerie interne elle, ne s’immobilise jamais ; elle est en permanence en mouvement. Les muscles en flexion, en contraction, en extension, permettent aux organes internes de se dilater, se rétracter., pomper… Cette machine rythmée qu’est le corps, fonctionne au-delà de ce que nous sommes en mesure de contrôler consciemment ; certains muscles autonomes, comme le cœur, ne répondent pas à une commande directe de notre pensée mais dépendent plutôt de l’automatisme inévitable de notre organisme. À l’inverse, les muscles que nous sommes en mesure de contrôler, sont ceux qui permettent de mettre le corps en mouvement de manière externe. Les tendons accrochés à notre squelette, sont sollicités pour effectuer tous les gestes que nous souhaitons. Tirer, pousser, soulever, courir, applaudir. Ces actions sont possibles grâce aux muscles. En cela, le 24
i. figure
corps est doté d’une capacité locomotrice, incarnée par tous ; celle de produire et de contrôler le mouvement. Lorsqu’il grandit, fait ses premiers pas, tombe pour la première fois, nage, ou fait du vélo ; l’homme découvre, naturellement, la multitude des possibilités de son corps. « On n’enseigne pas à l’enfant à comprendre l’espace. il s’éduque tout seul. Dès qu’il rampe, il n’a pas besoin d’avancer la main pour comprendre qu’il est au bord d’un trou et s’arrêter. On ne lui enseigne pas non plus à comprendre les formes. Les formes s’imposent à nous.1 » De fait, il réside dans le corps une certaine part d’instinct quant à la nature du geste qu’il exécute. Cependant, les gestes, les mouvements du corps sont, inculqués par un schéma de répétition ; l’enfant, s’il s’éduque tout seul quant à la manière de se mouvoir, c’est essentiellement par mimétisme de l’autre. Le mouvement est certainement aussi une réaction à l’espace, auquel le corps est confronté. Monter une marche, la descendre, ouvrir une porte, s’appuyer contre un mur ; ce sont tout autant d’actions réalisées physiquement par le corps, mais provoquées par l’espace et l’architecture. Des mouvements peuvent être empêcher par certains espaces, à l’instar du mobilier par exemple, qui conduit le corps à se tenir dans une posture particulière et à générer une typologie de gestes ; le lit implique d’être dans une position couchée, ne demandant pas d’effort de la part du corps, alors que le tabouret oblige à produire un effort pour maintenir le haut du corps sans support. Par ailleurs, d’autres capacités sont inhérentes à notre corps et demandent plus ou moins d’effort et de travail, d’un corps à un autre ; c’est le cas de la souplesse et de la coordination par exemple. Par l’expérience que nous faisons de notre corps, nous sommes en mesure d’évaluer nos forces et nos faiblesses ; d’apprécier la 1. Ninio Jacques, L’empreinte des sens : perception, mémoire, langage, p. 251 du corps humain
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connaissance de notre propre corps. De comprendre où se situe la frontière entre, ce que nous sommes capables de faire, ce qui nous procure du bien et à l’inverse ce qui nous est inconfortable, ce qui touche à la limite de notre corps. On réalise qu’il nous est facile et naturel de mettre son corps dans une situation confortable, que l’on connaît ; contrairement à la difficulté et la peur qui résident dans la prise de risque du mouvement. Tester le déséquilibre, déplacer le centre de gravité, articuler les bras de manière incohérente… Si l’on est apte à, apprécier la puissance et l’amplitude de notre corps à un moment de notre vie, il y a des temporalités ou des mises en situations qui peuvent altérer ce rapport. C’est notamment le cas de la vieillesse, où le corps, dans un état de sénescence, voient ses capacités se transformer, s’affaiblir. Des mouvements qui semblaient si naturels et faciles peuvent devenir difficiles ; et c’est dans ces moments là que l’on réalise que le corps n’est plus à même de produire, de bouger comme avant. C’est peut-être bien ici que se joue, une prise de conscience de son corps ; lorsque l’on fait l’expérience de ses limites.
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i. figure
les sens Le corps au-delà d’être une entité dynamique et mécanique, est doté de la faculté de percevoir. La perception est l’action de se saisir de la représentation des objets par les sens1. En cela, lorsque le corps fait l’expérience d’un espace, d’un objet, d’une situation, il l’appréhende par ses sens ; qui lui renvoient des informations dont il se saisit et lui font prendre conscience de la forme de cette expérience. Universellement et communément, le corps possède cinq sens : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher. Tous les cinq sont liés, physiquement à une partie de notre corps ; les yeux, les oreilles, le nez, la bouche et les parties externes du corps; comme les mains et les pieds, permettant le toucher. Ce sont certainement parce qu’ils sont rattachés à des parties, facilement identifiables, de notre corps ils sont les plus couramment évoqués. Cependant le corps est également en mesure de percevoir le froid ou la chaleur, il identifie aussi la douleur ; ces identifications sont rattachées à la sensorialité. Ces identifications et captations des renseignements du monde environnant, peu importe l’objet, forment la connaissance de notre corps à sentir les choses. L’architecte finlandais Juhani Pallasmaa fait le constat, dans Le regard des sens2, d’une construction de notre civilisation occidentale autour du sens de la vue. En effet, il critique l’oculo-centrisme de notre culture ; un monde de sur-production d’images visuelles, qui de ce fait, influence notre stimulation sensorielle et participe à une hiérarchisation des sens ; la vue dominante aux dépens des autres sens. 1. CNRTL.(s. d.). Perception. 2. traduction originale de The Eyes of the Skin, 1996 du corps humain
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Contrairement à la vue, le toucher est très peu souligné lorsque l’on parle de sensorialité. Et pourtant, il est inévitable, puisque la gravité fait de nous, un corps touchant en permanence son environnement. Avec ou sans contact direct avec la peau, nous touchons le sol avec nos pieds, les assises avec nos fesses, caressons avec les mains. Le toucher permet également de se saisir d’informations qui ne seraient pas mesurables uniquement par la vue ; comme celle de pouvoir faire l’expérience du poids d’un objet par exemple. La proprioception désigne la « perception la plus souvent inconsciente que l’on a de la position de son corps dans l’espace.3 » Si le corps est conscient des autres sens lorsqu’il fait l’expérience du monde, il est rarement conscient de sa propre position, de ses mouvements dans l’espace ; alors qu’il en a recours sans le savoir. On remarquera que les danseurs sont très sensibles à cette perception car ; si bouger un corps dans l’espace est inhérent à tous, le danseur par son geste, qu’il soit esthétique ou non, est en pleine conscience de son corps dans l’espace lorsqu’il l’exécute. Voire, c’est presque une nécessité pour le danseur de s’attacher à la proprioception puisque certes, il est soucieux de son corps dans l’espace, il l’est également du corps des autres, qui composent l’espace de par leurs gestes ou présences. À l’instar, l’architecte aussi se doit d’être attentif à cette notion, puis-qu’être conscient de son corps dans l’espace c’est également prendre conscience de la mesure des choses.
3. CNRTL.(s. d.). Proprioception.
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i. figure
la présence Le corps, grâce à son entité dynamique et le fait qu’il soit un agent cognitif, est doté d’un comportement, d’une présence au monde, qu’il en soit conscient ou non. Le corps est celui qui fait l’humanité, qui la constitue. Ce que nous sommes c’est un corps, celui-ci est le tout de ce qui constitue notre existence. Toutefois, si chaque individu est doté d’un corps, chaque rapport que cet individu entretient avec lui est différent ; et cela pour des raisons de sociétés, de cultures, qui déploient un imaginaire concernant la place, l’image, la valeur, le pouvoir, l’intérêt du corps. À cela, s’ajoute les expériences personnelles de l’individu dans le monde, qui vont elles aussi impacter la relation qu’il développe avec son corps. Si le corps est l’ancrage à la vie, il est au cœur des études de la société, du monde scientifique à celui de l’art. La valeur, induite par la société, du corps et sa construction iconographique constituent à établir la représentation de celui-ci : entre esthétique, canon de beauté, ce qui serait un corps ‘normal’ et un corps ‘difforme’. On pourrait ajouter à cela, sexualité, genres, ethnies, handicaps ou différences ; tout autant inhérents au corps mais qui par les tabous et conventions véhiculés par les représentations dans la société, sont une mise à distance de notre corps : ne représentant pas la réalité corporelle existante. De plus, si l’on évoquait l’aptitude du corps à se doter de la conscience de sa locomotion, de l’amplitude de son potentiel de mouvement, on remarque un certaine distance dans le rapport au geste aujourd’hui. Selon Jacques Ninio, biologiste, « nos gestes quotidiens s’accomplissent sans que nous ayons la moindre idée du détail des ordres donnés à chacun des muscles impliqués dans les
du corps humain
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gestes.1 » Si toutefois cela reste à prouver, c’est une hypothèse sur laquelle nous pouvons nous pencher, en investiguant de manière introspective, le rapport que nous avons aux gestes que nous effectuons. La multitude de gestes que nous effectuons est à la fois issue d’une survie du corps, pour manger, dormir, se laver mais également de d’autres permettant une mise au travail du corps. L’absence de conscience qui peut exister dans notre l’acte de faire un geste, est due, on peut croire au rythme de vie de notre société occidentale. La vitesse du déploiement de nos vies, cette course au travail et à la rentabilité, induit inconsciemment un détachement de l’épaisseur du geste physique que nous faisons avec notre corps, au profit de l’unique intérêt du gain de ce geste dans le reste de notre vie et travail. Tels des automates, nous ne cherchons pas vraiment, durant notre existence, à comprendre pourquoi faire tel geste pour saluer, tel geste pour s’asseoir ‘convenablement’ ; tous les gestes sont comme pris pour acquis, et l’individu dans la course de sa vie, ne semble pas avoir le temps de questionner son rapport au mouvement. Ce pourquoi l’on pouvait énoncer plus haut, que l’homme n’est que très rarement conscient de sa proprioception. L’idée n’est pas d’imposer d’être attentif à son corps dans tous les gestes, toutes les spatialités et toutes les temporalités pour réussir à avoir un rapport conscient au corps ; mais plutôt d’inviter à questionner, par-ci et par-là, le rapport que nous avons à certains mouvements. Venir interroger un geste quotidien, par exemple celui d’ouvrir une porte ; c’est comprendre ce qui est engagé par le corps pour réaliser l’action, quels muscles, parties du corps fournissent un effort ; c’est percevoir ce que l’on ressent du point de contact entre la main et la poignée ainsi que la qualité de l’intention derrière l’action. D’observer à la loupe, de remettre en question un instant, tout ce qui est impliqué dans un geste, dans le mouvement à l’échelle du corps, 1. Ninio Jacques, op. cit. p.222.
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i. figure
c’est développer une forme d’attention à l’espace et à soi ; et donc la « capacité à être une qualité de présence au quotidien.2 » Cette qualité de présence au quotidien, est une construction très intime, du rapport à soi et à l’environnement, puisqu’elle pousse à se réapproprier son corps, nécessite de se tourner vers une qualité intuitive du geste et non pas mécanique ou automatique. Si l’on constate que « l’être humain est progressivement déconnecté de la nature, voire de sa propre nature3 », c’est à cause de la frénésie des logiques artificielles, technologiques que le monde déploie, laissant peu de place à l’expérience corporelle consciente et introspective. La présence est cette capacité que le corps a, d’avoir une attitude, un comportement lorsqu’il est à l’environnement, aux autres et à soi.
2. Depraz Natalie, Attention et vigilance ( cité dans : de Morant Alix, « Et si on dansait en ville? », Nectart, 2017/1, n° 4, p. 120-128) 3. Créac’h Amélie, Jouini Sofian. Book Paralax, Manifesto - We come from Nature. p. 4 du corps humain
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Figure du corps en architecture anthropomorphisme « Établir une analogie entre la structuration du corps humain et l’architecture est d’un effet séduisant, tant pour des raisons esthétiques que pour des motifs symboliques.1 » Une des relations établie entre l’architecture et le corps appartient aux mots. En effet, un vocabulaire commun existe entre les deux éléments. Le premier rapprochement naît de leurs systèmes constructifs ; l’architecture est une édification, un bâti qui se tient, se supporte par une structure, tout comme le corps. Si l’ossature détermine l’ensemble des os du corps, elle qualifie également les fondations d’une architecture, garantissant sa stabilité. Tout comme le corps, dont la peau humaine est la paroi protégeant l’organisme, la façade d’un bâtiment – qu’elle soit de brique, de béton ou de verre – habille et protège l’ossature d’une architecture. L’architecte Mies van der Rohe, évoquait les ossatures d’acier et les peaux de verre comme celle d’une architecture « de peau et d’os ». Ainsi la morphologie humaine a influencé le vocabulaire architectural, permettant aux 1. von Meiss Pierre, De la forme au lieu + de la tectonique, Une introduction à l’étude de l’architecture, p. 71.
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ci-contre : Massimiliano Bomba. Teorema. 2019. Château de Voisins, Louveciennes. chorégraphe : Julie Bour et danseurs : Sharon Disney Lund School of Dance at CalArts.
discours des architectes, des figures poétiques et métaphoriques. Nous pouvons également souligner que le vocabulaire du corps, associé à l’architecture comme ; le point d’équilibre, la gravité, l’articulation ou l’alignement ; est commun à la discipline de la danse. Au-delà des mots, le corps humain a en outre, inspiré des formes construites d’architectures. En effet, dans l’Antiquité, l’écriture du Traité de l’Architecture de Vitruve, érige l’architecture classique et ses codifications, en définissant les ordres classiques ; Vitruve détermine les proportions et les connaissances techniques devant produire une harmonie architecturale. Dès lors, l’image et la forme du corps révèlent l’architecture à travers des symboles emblématiques, comme celui de la colonne. On confère à cet élément architectural, des attributs humains. Alors que la colonne dorique, large, simple, lisse sans ornements, a soit-disant un air de virilité, par son austérité et sa force ; à l’inverse, la colonne de type corinthienne est fine, élancée, ornementée, suggérant un corps féminin, délicat et élégant. L’architecture de la colonne est humanisée, genrée. Les Cariatides de l’Érechthéion, de l’acropole d’Athènes, sont une des plus célèbres représentations de la figure humaine comme architecture. Une autre conjoncture pouvant être soulignée dans la relation corps-architecture est celle de la mesure. En effet, le corps étant ce qu’il y a de plus rationnel pour l’homme, ses dimensions sont la première connaissance par laquelle il exploite le monde. Le corps arpente l’espace et atteste que celui-ci est évalué par la taille humaine. Les dimensions du corps, sa hauteur, sa largeur, l’amplitude de ses mouvements, sont les éléments pris en compte par l’architecture pour que le corps soit en mesure de se déployer convenablement dans l’espace. Rappelons aussi, que les notations de dimensionnement anglo-saxonnes utilisent, encore aujourd’hui, dans la manière de qualifier les unités de mesure de longueur : les pouces et les pieds. 34
i. figure du corps en architecture
proportion et perfection Cette utilisation du corps pour la mesure et le dimensionnement spatial des choses exprime la rationalité et la géométrie qui sont associées au corps. Le nombre d’or : une proportion qui établit le rapport entre deux grandeurs en harmonie avec l’univers est identifiable dans des éléments et formes naturelles ; lui référant alors une valeur esthétique et donc de perfection. À l’instar, le corps a lui aussi dans sa forme des rapports dimensionnels naturels soulignant une forme de perfection, d’idéal géométrique ; les proportions entre la main et le visage ou entre le pied et l’avant-bras. L’architecture approche le corps, par sa qualité de mesure géométrique. Les rapports dimensionnels étonnants que l’on connaît du corps, comme les concordances entre la main et le visage ou encore le pied et l’avant-bras, font du corps, un sujet géométrique dont l’architecture s’empare. Vitruve, à travers ces célèbres écrits, établit donc que si l’architecture peut être en harmonie avec le corps c’est parce qu’elle s’inspire des proportions naturelles de l’humain. Cette correspondance mathématique entre le corps et la géométrie, amène Léonard de Vinci à représenter le corps, c’est ainsi que « l’Homme de Vitruve » est dessiné et va devenir une référence symbolique. Ce corps inscrit dans un carré et un cercle, deux formes emblématiques de la géométrie, sacralise la notion de perfection et l’expose comme un soi-disant idéal. En représentant le corps, son nombril au centre de la forme géométrique, l’homme se place volontairement au centre de l’organisation spatiale du monde. Ses proportions idéales et sa symétrie parfaite sont la représentation idéale de l’homme universel ; une représentation qui enferme le corps dans une idée de beauté, dont il aura du mal à se défaire. L’architecture puise alors ces principes de symétries, de proportions dans la construction de ces 36
i. figure
édifices, cherchant le plus possible l’harmonie parfaite entre le corps et le bâti. Cette harmonie est en réalité celle de l’échelle de l’espace ; en fonction de ses proportions, l’architecture institue un rapport d’équilibre ou de déséquilibre avec le corps. Une architecture de la monumentalité, institue le démesure, puisque il y une dissonance entre les proportions du corps et celles de l’espace, de par sa grandeur ; alors qu’une architecture plus proche des dimensions du corps humain établie alors une relation plus équilibrée avec lui. Évoquant le corps vitruvien, Richard Sennett, sociologue et historien américain explique que c’est en « se conformant à cet ordre idéal, [qu’]un architecte peut construire des bâtiments à échelle humaine » et que cela permet de donner « une idée de ce que devrait être la ville.1 »
le générique : ergonomie ou dépendance L’architecte Le Corbusier travaille lui aussi, entre 1945 et 1950 à lier les proportions humaines à l’échelle idéale, et aboutit à la représentation d’un corps ‘modèle’, considéré comme le « système de proportions le plus novateur et le plus important élaboré par un architecte du 20e siècle.2 » Le Modulor, corps masculin, figé, de 1m83 de grandeur, dont les proportions sont liées au nombre d’or ; devient la référence du corps humain universel. Destiné à la construction de l’espace domestique et du mobilier, le Modulor propose d’« affranchir les habitants des contraintes matérielles3 » ; soit un aménagement devant rendre les mouvements du corps humain plus faciles et confortables, c’est-à-dire une architecture fonctionnelle à la 1. Sennett Richard. La chair et la pierre, Le corps et la ville dans la civilisation occidentale, p.77 2. von Meiss Pierre, op. cit. , p. 71 3. Cattant Julie. Le corps dans l’espace architectural ; Le Corbusier, Claude Parent et Henri Gaudin. Synergies Europe. 2016, n11, p. 31-48, p. 35 du corps en architecture
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vocation universel. Pouvant se satisfaire également au processus de la standardisation. En effet, dans le processus d’industrialisation et de production de masse, cette norme universelle, participe au dimensionnement générique de l’habitat et du mobilier. Pour satisfaire les modes de vie, de travail, d’efficacité, de rendement et surtout de confort et d’ergonomie, on l’étend de manière générique. Appliquée aux modules de cuisine, aux dimensions des chaises, des fenêtres, cette norme doit participer au bien-être du corps humain dans ses gestes quotidiens. Toutefois, elle participe à ne réduction de l’engagement du corps vis-à-vis de son environnement ; Richard Sennett l’explique en disant qu’« à l’origine, le dessein du confort est de compenser la fatigue, d’alléger le poids du travail. Mais cette capacité de soulager le corps a également conduit, en allégeant ses sensations, à placer le corps dans une relation de plus en plus passive avec son environnement.4 » Il est vrai que cette représentation participe à la réduction d’un unique corps (pourtant riche de divergences) et qui plus est, est fixe (ce qui n’est pas le cas du corps humain, en mouvement dans l’espace). Si l’objet standardisé est confortable puisqu’il est dessiné des mensurations moyennes d’un corps, il peut soulage l’effort ou la contrainte d’un mouvement ; mais de ce fait, il réduit le mouvement du corps. L’espace architecturé guide le corps, oblige sa posture du corps, et par son intégration normée dans les habitudes de vie, il ne permet pas la possibilité de faire d’autres gestes. Par sa norme, l’objet strictement fonctionnel réduit le « corps à l’état de machine.5 » En s’écartant de dimensions normées, l’architecture peut proposer d’autres postures et gestes du corps voire d’autres usages. 4. Sennett Richard, op. cit. , p. 274. 5. Cattant Julie, op. cit. , p. 34
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Prenons l’objet de l’escalier comme exemple. Lorsqu’il est construit selon les dimensions universelles de l’homme générique, il sollicite le plus léger effort de la part du corps, pour le gravir ou le descendre, le rendant rapidement et facilement praticable. Il est alors strictement utilitaire, fonctionnel et l’homme en fait l’usage sans jamais s’interroger sur cette action qu’il fait tel un automate. Cependant, si l’escalier ne correspond à aucun gabarit pré-défini, que ses girons de marche ne rentrent dans aucune norme, il force alors le corps à le traverser de manière particulière différente et inhabituelle. Si le corps est obligé de faire plusieurs pas entre les marches, de décélérer ou accélérer, d’éveiller ses muscles ; il prend par l’expérience du mouvement dans l’espace, conscience de son corps et son mouvement. Par la même occasion, par son dimensionnement hors du commun, l’escalier peut voir son usage transformé, comme être décliné en assise. Relever l’automatisme derrière les gestes quotidiens, c’est souligner qu’ils proviennent d’un dimensionnement des espaces, construits à partir d’une norme figée, or le corps est en mouvement.
du corps en architecture
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Figure du corps dansant Évoquée précédemment, la danse a beaucoup évoluée au gré des contextes, des cultures et des époques. Elle a longtemps emprisonnée dans des règles, associées à l’art et à la manière de faire, à ce qui est convenu ou non, et à ce qui est jugé ‘beau’ ou non. Puis le milieu de la danse s’est bouleversé et, par une remise en question du corps, du geste et de l’espace, elle a donné lieu à l’émergence de nombreux mouvements. Ainsi, le portrait du corps dansant est en réalité celui des corps dansants, celui de figures qui ont marqué la transformation de la danse et qui lui ont donné la forme à laquelle on s’intéresse ici. Au temps des révolutions industrielles et inventions techniques, on célèbre la vitesse, l’électricité, la lumière. L’automatisation et la modernisation de la vie, accompagnées de la mise en évidence de la place de l’image dans la société ; sèment chez certains danseurs, le désir d’interroger la représentation du corps humain et de questionner sa place dans un monde de machines. La perception de l’espace, la mobilité, les gestes quotidiens, les tabous, la politique, sont tout autant de sujets dont se sont emparés les danseurs, bousculant entièrement les manières de faire de la danse et de la partager. C’est dans cette trajectoire que le travail de la danseuse américaine Loïe Fuller, pionnière de la danse moderne se situe. Puisant dans les outils techniques et les processus physiques tels que la lumière, ainsi 40
i. figure
Loïe Fuller Dancing, Samuel Joshua Beckett, 1900.
que l’utilisation de larges voiles, elle décentre le regard et l’attention du spectateur sur son corps. En effet, en 1892, elle produit la Danse serpentine, où « avec ses lancers de voiles, la danseuse cherche d’abord à visualiser la trajectoire des gestes dans l’espace; autrement dit, elle s’efforce de rendre visible la mobilité elle même, sans le corps qui la porte.1 » En mettant en avant la cinétique, les propriétés même du mouvement de manière poétique, Loïe Fuller déplace la figure du danseur ; placé auparavant au centre de la danse. Son travail sur la question du mouvement et de sa perception est alors révolutionnaire et va lancer un élan d’expérimentations ; qui ont redéfini le geste dans la danse. 1. Suquet Annie. Scènes, le corps dansant : un laboratoire de la perception. In : Histoire du corps, Les mutations du regard, le XX siècle. p. 394 du corps dansant
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ci-contre : Ikosaeder Tanz - la danse de l’icosaèdre, Rudolf von Laban, 1925.
le potentiel du mouvement Ces nouvelles danses se distinguent alors des anciens styles par la relation au mouvement du corps, phénomène qui va être décortiqué. En effet, si le corps a la qualité d’apprendre avec facilité un geste, une position, une forme, « il résiste farouchement à laisser aller ces formes, à s’en défaire, à les oublier.1 » C’est dans cette optique là que le travail de recherche et d’expérimentation du danseur et théoricien hongrois Rudolf von Laban se situe : en puisant dans le fonctionnement du corps humain. Le corps n’est plus un outil de présentation ou de représentation d’un geste, il est celui de la production du mouvement, et pour se faire le danseur doit s’enrichir du savoir de l’anatomie, des muscles de son corps pour se mettre en mouvement. Cherchant à travailler la relation entre le corps et l’espace, il définit que celle-ci a lieu grâce à quatre « caractéristiques essentielles : le flux, le poids, le temps et l’espace.2 » Et c’est cette harmonie entre le mouvement du corps et l’espace qu’il nommera la Choreutique. Cet ensemble de caractéristiques, permet au danseur, de prendre conscience du volume de ses potentiels mouvements dans l’espace. C’est alors qu’il formalise sous un module géométrique ce potentiel, afin de le rendre discernable, l’icosaèdre devient « un support tangible de visualisation de l’ensemble des potentialités qui peuvent émaner du corps humain.3 » Rudolf von Laban poursuivra sa recherche et théorisation par l’écriture et la possible notation des mouvements directeurs du corps. Toutefois, c’est cette ouverture au potentiel du geste, à la forme qu’il peut prendre et surtout à son amplitude dans le volume de l’environnement, que l’on retiendra et qui se traduira chez les expérimentations des danseurs de ces années . 1. Kuypers Patricia, Corin Florence. « Introduction ». In : Espace dynamique, Nouvelles de danse, t.51. 2003. 2. Massiani Léna. Danse In Situ, Réflexion sur la relation danseurs, public, site. Thèse. 2011. 3. Kuypers Patricia, Corin Florence. op.cit. i. figure du corps dansant
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la déconstruction du geste Le travail de la danseuse et chorégraphe américain Anna Halprin, figure de la danse contemporaine, va révolutionner à travers la notion de geste, ce qui constitue et fait danse. En cela, elle questionne entièrement, à travers différentes pièces et expérimentations, le cadre traditionnel de la spatialité, de la gestuelle et de ce qui est conventionnel. En sortant des studios de danse habituels, elle se construit au milieu de la forêt de chez elle, un plateau de bois. Cette scène extérieur sera le terrain d’expérimentation marquant cette génération de danseurs. Cherchant à se libérer de tout ce qui est prédéterminé, elle participe à requalifier le geste. D’une première façon, elle s’attache à défaire les rouages mécaniques ancrés du corps. C’est ce qu’elle expérimente par Tasks Oriented Movements (1957), où par un système de contraintes, le corps du danseur se concentre uniquement sur la réalisation du mouvement sans passer par l’analyse, ni par les réflexes de son corps. Il faut inventer le geste là, tout de suite, s’en réfléchir ni reproduire ; et cela passe par se défaire de tous les automatismes du corps pour être en mesure de réapprendre. Si Anna Halprin défait le geste de manière physique, en cherchant à mettre au défi le corps du danseur, s’ensuit alors dans son travail, une autre façon de déconstruire le geste. Impliquant le regard du public sur celui-ci ainsi qu’une requalification de la danse. En effet, alors qu’elle présente Apartment 6 (1965), où pendant deux heures, les interprètes vaquent à des occupations quotidiennes, telles que manger, discuter, lire ; le public s’interroge sur le fait que cela soit de la danse, ce à quoi elle répond : « It’s as much dance as anything – if you think of dance as the rythmic phenomena of the human
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being reacting to the environment.1 » De la même manière, The Bath (1966-7) se déploie autour du simple geste que celui de se laver. Cette performance sensuelle d’un acte ordinaire, donne à revoir l’image et la représentation du corps dans la société. Il est révolutionnaire de voir des corps nus se laver lors d’une performance, or c’est une action de la plus banale et commune à tous, mais l’action de l’ordinaire est révélée lorsqu’elle est effectuée avec conscience de la part du danseur2. Parades and Changes, présentée pour la première fois en 1965, est un ensemble de plusieurs partitions, découlant de l’ensemble de ses expérimentations, que l’interprète doit suivre. Cette pièce, de très nombreuses fois remaniées, n’est jamais semblable, car si la partition est la même pour tout le monde, elle précise ce qu’il faut effectuer comme action, mais pas comment l’effectuer. C’est à l’interprète de vivre l’action en défaisant l’action de tous ses affects. Une des partitions, celle de s’habiller et de se déshabiller, lui aura value d’être interdite au public en raison de la nudité ; mais était-ce parce qu’« Anna Halprin avait crée une danse comportementale déroulant un temps opérationnel, celui de l’expérience qui inscrit nos actions nues dans le monde3 » ? Yvonne Rainer, figure de la danse postmoderne, ayant également foulé le plateau de bois d’Anna Halprin, convoque et refuse toutes les conventions esthétiques de la danse moderne. Elle traduit ce refus du spectacle conformiste par la publication de son manifeste 1. « Yvonne Rainer interviews Anna Halprin » in Nouvelles de danse, 1998 (cité Goumarre Laurent, Anna Halprin, à l’origine de la performance. 2006. Lyon: Musée d’art contemporain.Art press.) traduction : « Mais est-ce de la danse ? Anna a expliqué: «C’est autant de la danse que n’importe quoi - si vous pouvez considérer la danse comme le phénomène rythmique de l’être humain réagissant à l’environnement. » 2. Anna Halprin [en ligne]. Performances. 3. « Yvonne Rainer interviews Anna Halprin » in Nouvelles de danse, 1998 (cité Goumarre Laurent, op.cit.) du corps dansant
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page précédente gauche : Performers in Anna Halprin’s « Parades and Changes », Nicholas Peckham, 1965. page précédente droite : No Manifesto, Yvonne Rainer, 1965.
du non, le No Manifesto en 1965 ; exprimant sa volonté de se défaire des artifices, du drame, de la virtuosité. Trio A (1966) est la mise en pratique de sa réflexion. S’appelant au départ The Mind is the Muscle, c’est un solo où elle effectue un enchaînement de mouvements, sans jamais qu’il y ait de point culminant, sans musique et sans jamais regarder le public dans les yeux. Emblématique, cette série de mouvements va être ré-interprétée sous une multitude de formes, avec musiques, en groupes ; révélant toujours quelque chose de différents dans l’interprétation du geste du danseur. Chair (1974) de David Gordon peut également être perçue comme une réponse au No Manifesto. Sans aucune préconception de la chaise, le danseur l’utilise comme une partenaire dans cette pièce. Elle n’a plus d’affect, est dé-mystifiée de sa fonction et donc permet au danseur d’évoluer avec elle et d’explorer le mouvement.
vers un geste collectif Ainsi entre 1920 et 1970, se détachant de la danse moderne, de nombreuses expérimentations, en majorité aux États-Unis ont participé à ouvrir le champ des possibles dans la danse. En se croisant, partageant leurs découvertes et leurs processus, ces danseurs ont enrichi la représentation du corps dans l’art et la société ; allant même jusqu’à créer des collectifs, des institutions rassemblant leurs mouvements. En effet, plusieurs groupes se forment tels des laboratoires dans le but de produire et de faire par l’expérience. Le Judson Dance Theater, qui rassemble entre autres Yvonne Rainer et Trisha Brown, issues du Dancer’s Workhops d’Anna Halprin, est le plus important collectif de ce qui s’est produit dans la danse aux États-Unis entre les années 60 à 70. Car si les danseurs se rejoignent par leur désir 48
i. figure
d’expérimenter les gestes simples, de travailler l’articulation du corps et sa représentation ; ils enrichissent leur expériences en mêlant les disciplines, prônant un croisement, une rencontre entre les différents arts plastiques. En touchant à toute la diversité du champ des arts visuels, ils forment de véritables lieux de collaboration où « danseurs, plasticiens et musiciens inventaient ensemble des ‘événements’ qui échappaient aux définitions et aux lieux convenus.4 » Effectivement, s’ils s’intéressent au corps dans son plus simple appareil, ils se positionnent également en rupture avec le territoire de la danse convenue. La danse alors avoir lieu partout, et c’est dans ces endroits que ces mouvements vont étirer la danse au-delà des artistes et créer du lien entre les communautés. Les danseurs se saisissent du poids de leurs happenings pour les rendre visibles et participer aux situations sociales de l’époque, notamment celle de la discrimination raciale. Ceremony of Us d’Anna Halprin, est une performance explorant les relations raciales : travaillant une chorégraphie en amont avec deux groupes, entièrement composé de danseurs noirs d’un côté et blancs de l’autre ; pour ensuite les réunir plusieurs jours, une temporalité où « ils ont collectivement créé leur spectacle autour de l’expérience de devenir un seul groupe.5 » En mobilisant et en détournant la nature du geste, dans la danse et dans les actions quotidiennes de la vie et du travail ; en décloisonnant la danse hors des murs et en y invitant la société, les danseurs ont questionné le rapport au corps, le sien, celui de l’autre ainsi qu’à l’espace. En touchant ainsi à l’espace et aux gestes du corps, les danseurs n’invitent-ils pas à questionner le rapport au corps et à l’habiter ? 4. Clidière Sylvie, de Morant Alix. Extérieur danse : essai sur la danse dans l’espace public. L’entretemps. Montpellier, 2009, p.128 5. Anna Halprin [en ligne]. Performances. Traduction personnelle. Phrase d’origine : « They collectively created their performance around the experience of becoming one group. » du corps dansant
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II
pratique(s) nom féminin
1. activités volontaires visant des résultats concrets. 2. manière concrète d’exercer une activité. 3. manière habituelle d’agir.
c.f. bibliographie
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ii. pratique
Les circonstances de la manière de vivre de l’homme, de l’instantanéité, des technologies, de l’artificiel; semblent laisser paraître que les corps, ceux du citadin, de l’habitant, du vivant, du quelconque, se tiennent d’une certaine façon à distance ; sont peu attentifs à leur rapport au corps, à son amplitude sensible par rapport à l’environnement construit du quotidien, de l’ordinaire dans lequel ils évoluent. Les danseurs, eux, construisent une relation à leur corps et font preuve d’une grande sensibilité en développant par la mise en mouvement, leur faculté à sentir, éprouver et partager; s’accordant pour dire que « leurs pratiques ont transformé leur manières d’être au monde, d’être en ville et d’être à la ville.1 » La danse, qui « n’a pas plus de définition que de territoire2 », se déplace hors du cadre de la scène traditionnelle, du théâtre, du studio de danse et se déploie sur une multitude de territoires. Nombreux sont les danseurs et chorégraphes qui effectuent alors des pas de deux avec l’environnement construit et l’architecture, l’utilisant « comme support, comme décor, comme partenaire.3 » Les gestes dansés, les corps des danseurs, les performances et les chorégraphies situées sont une façon de lire l’espace et de le donner à voir; de questionner et d’enrichir des thématiques architecturales telles que, celle de faire société, celle d’habiter ou de fabriquer la ville.
1. Thomas Riffaud. Travailler l’espace public : Les artisans des sports de rue, de la danse in-situ et du street-art à Montpellier. Thèse. Sociologie. Université du Littoral Côte d’Opale, 2017, p.67 2. Art press. spécial Les années danse. Art press. 1987, hors-série n8, 3e trim. , p. 31 3. Clidière Sylvie, de Morant Alix. op. cit. p.71 ii. pratique
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ii. pratique
Pratique de l’espace public
Au fur et à mesure des courants, la danse a mis les pieds en dehors du périmètre spatial qui lui était attribué. Hors les murs, elle s’étale, se déplie et s’exhibe dans les rues, sur les places, dans les gares... La ville, ouverte, libre et accessible à tous, est une réelle piste de danse; offrant une diversité de scénographies, elle devient un matériel à la démarche chorégraphique. Mais que pouvons-nous tirer de cette « visibilité nouvelle du corps et du mouvement dans nos rues et sur nos places ?1 » Que nous racontent les partitions chorégraphiques émises sur un territoire ? En prenant possession de l’espace public qui constitue les « lieux de rencontre ou d’expression d’une identité collective et d’une mémoire partagée2 », la chorégraphie interroge la fabrique de la ville, de la société et donc de l’habiter.
1. de Morant Alix. op. cit. 2. Beaucire Francis, Desjardins Xavier, « Espace public », CITEGO - Cités Territoires Gouvernance, 2014 de l’espace public
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ci-contre : Anna Halprin, Airport Hangars, 1957 © William Heick
l’in situ : arts, politiques et aménagements
performer la ville, un acte politique? En quittant la scène traditionnelle pour investir des lieux communs, les chorégraphes attirent l’attention sur le territoire de leur représentation. Malgré la multiplicité des lieux accessibles et tous qualitativement différents, on remarque que certaines typologies de lieux ont suscité l’intérêt de certains chorégraphes. Les espaces délaissés, les territoires en marge, les sites non pratiqués et les lieux ordinaires offrent un fort potentiel plastique dont se saisissent les danseurs. Le choix de se situer dans un tel lieu, place le chorégraphe dans une posture semblable à celle de l’architecte ou de l’urbaniste, soit, une démarche de remise en question de la morphologie de la ville. Anna Halprin, pionnière de la danse contemporaine transgresse les lieux ordinaires en improvisant dans la rue, les chantiers, les parkings. Pour Airport Hangars, en 1957, elle grimpe avec des danseurs sur la structure métallique d’un hangar en construction. En prenant en compte avec justesse le lieu qui, « exigeait une certaine qualité de mouvement1 », ils s’apperçoivent que celui-ci est « modifié par [leur] présence2 ». Par sa situation dans des espaces marginalisés, la danse urbaine suggère « qu’il y a un terrain d’entente possible entre radicalité esthétique et conscience politique.3 » D’une part, l’ensemble des corps qui, jouent avec le rythme des poutrelles, la verticalité et la géométrie de la structure, font émaner une qualité esthétique de composition et révèle le chantier au public. D’autre 1. Anna Halprin, citée par Jacqueline Caux. Anna Halprin à l’origine de la performance. 2006 (cité dans Clidière Sylvie, de Morant Alix. Extérieur danse : essai sur la danse dans l’espace public. p. 18) 2. Ibid. p.18 3. de Morant, A., op. cit. ii. pratique de l’espace public
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ci-contre : Trisha Brown, Roof Piece, New York, 1973. © Peter Moore
part, en s’emparant d’un territoire urbain de manière collective et en suscitant l’attention d’un public, la performance sous-entend un positionnement politique. Si des performances situées illustrent une attitude politique, c’est à la fois par, le choix déterminant du lieu mais également par l’implication du corps, car « le corps, dans l’espace urbain, se place à l’endroit du politique.4 » Effectivement, lorsque les corps sont « invités à explorer collectivement l’expérience créatrice5 », la puissance du discours politique s’épaissit. Comme la partition de City Dance d’Anna Halprin, qui conviait danseurs, militants et amateurs à investir la ville de San Francisco, pendant plusieurs heures. Une vingtaine de personnes participèrent lors de sa première représentation en 1976, mais l’année qui suivit, près de 150 personnes remplissent les rues de la ville, produisant une véritable « régénération de la communauté à travers la danse6 ». Le médium de la performance et le matériel de l’espace public, alliés, favorisent l’intervention de l’usager, du nondanseur, glissant de spectateur à danseur. C’est cet ensemble de trois éléments qui donne un ton politique à la chorégraphie située. Roof Piece de la danseuse Trisha Brown, a été crée pour la première fois en 1971 et continue d’être performée. Les danseurs de rouges vêtus sont dispersés sur les toits de SoHo, entre les châteaux d’eau, ils jouent au jeu du téléphone en dansant. Un danseur exécute une série de mouvements, que le danseur sur le toit voisin essaie de copier avec justesse, et ainsi de suite. Les spectateurs situés sur des sommets de bâtiments, eux aussi, peuvent alors observer la transmission et les erreurs, la décroissance du signal, inévitable entre les danseurs. Les personnes au courant de rien, dans la rue, à leurs fenêtres penvent également devenir spectateurs de cette performance. 4. de Morant, A., op. cit. 5. de Morant, A., op. cit. 6. Anna Halprin [en ligne]. Performances. https://www.annahalprin.org/performances
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ii. pratique de l’espace public
DE LA VILLE ET DE L’ESPACE PUBLIC
espaces « anti-corps », l’exemple du mobilier dissuasif Pour Boris Charmatz, chorégraphe et danseur, il y a « dans la manière dont on agence les corps, dont on les fait parler, des questions politiques qui sont posées, ou en tout cas, qui circulent. Par le sensible, il y a du politique.1 » Ainsi, la danse peut s’emparer de formes et de procédés urbains pour révéler des problématiques sociétales. L’espace public, pourtant aménagé pour répondre aux besoins des usagers de la ville, est depuis quelques années, le terrain de l’émergence d’une multitude d’objets, de formes, de fractions, disséminés dans les grandes villes européennes. Ces objets, plus ou moins subtils, empêchent des comportements, comme celui de s’abriter, de flâner, de stagner, de s’allonger voire de simplement s’asseoir. Que révèlent ces installations inconfortables sur la place de notre corps et sur notre rôle dans la société ? Mobilier dissuasif ou mobilier urbain anti-SDF, peu importe leurs appellations, ces dispositifs sont révélateurs de réflexions sociologiques et urbanistiques de notre temps. Pour Eric Lamoureux2, chorégraphe, « cela pose des questions sur cette société, sa capacité d’intégration de la misère et sur cette complexité des grandes villes. » À travers la série de documentaires dansés, Cédez le passage, le réalisateur Antonin Sgambato et la chorégraphe et danseuse Nawel Oulad, proposent à des danseurs d’investir ces non-lieux que sont les dispositifs ‘anti-corps’ et de les transformer en espaces des possibles. Sous la forme de deux épisodes, Un homme qui dort et Corps contraints, deux duos de chorégraphes détournent le mobilier dissuasif. Leurs corps se déploient là où ils ne devraient pas ; tout en communiquant 1. Par les temps qui courent. 2021. Émission. Episode « Boris Charmatz ». Richeux Marie (réal.). Diffusé le 7 janvier. France Culture. [31:33mn] 2. Chorégraphe de l’épisode 1, Un homme qui dort de la série Cédez le passage. En duo avec Héla Fattoumi.
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ii. pratique
par la parole leurs ressentis, ils entrent en contact avec le mobilier, jouant sur l’équilibre, la tension, ils font « acte de résistance face à ces sculptures de l’impossible.3 » En forçant les corps à réagir in situ, à déclencher un potentiel de réaction gestuelle, ces chorégraphies activent le collectif et l’éveillent à des problématiques urbaines et sociales. Comme dit Boris Charmatz, « la danse est le médium qui permet de réfléchir à comment vivre ensemble.4 »
Cédez le passage, épisode 2, Corps Contraints, avec les chorégraphes Nacera et Dalila Belaza, 2020.
Le duo de chorégraphes qualifie leur intervention en deux temporalités. La première, celle de l’« imaginaire que cela procure » et que « l’on peut toujours créer des échappées ».Mais la rigidité des plots, leur droiture et sévérité les contraignent réellement, et elles sentent que leurs comportements vis-à-vis de la matière et du volume sont impactés.
3. Danse sur mobilier urbain dissuasif [en ligne], Numéridanse. 4. Ibid. de l’espace public
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donner à voir et à explorer l’habiter
La danse s’empare de la complexité urbaine, du contexte architectural et historique, des modes d’habiter communs. L’espace architectural lui, est, au-delà de la scène, du théâtre de vies et des manières d’habiter qu’il déploie, le support et le médium dont se saisissent les corps des usagers, animés par une démarche chorégraphique. Plusieurs chorégraphes, attachés à l’écriture architecturale des villes, proposent une nouvelle lecture de celles-ci; une sensibilisation transmise à ses usagers en leur donnant à voir, à pratiquer et à réagir à la ville.
l’expérience par la marche du piéton, un danseur urbain « La marche est le mouvement le plus simple, le plus accessible, le mieux partageable. Elle est toujours point de départ d’une danse possible. Elle est ce qui organise l’espace et le temps. Elle est aussi ce qui régit notre espace social. » Anne Teresa De Keersmaker.
Si la marche est considérée comme l’un des mouvements fondamentaux de la danse, il est alors possible d’établir que tout corps est potentiellement danseur. Marcher, courir, flâner, errer, arpenter sont des mouvements dansants, d’une certaine manière. De ce fait, la différence entre une marche ordinaire et une marche dansée se situe probablement dans la manière et la qualité avec laquelle le corps s’y applique, dans l’intention du geste. Marcher mobiliser le corps physiquement, c’est une réelle technique du corps; un acte corporel qui est « acquis, appris, dont les traits essentiels (rythme, gestualité, allure, posture…) varient selon les cultures, les sociétés, les modes et les convenances.1 » Cependant, l’acte de la marche sollicite également l’esprit et la pensée de celui qui le réalise, piéton ou danseur. 1. Thomas Rachel. « La marche en ville. Une histoire de sens », L’Espace géographique, 2007/1(1), p. 15-26
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ii. pratique
« Ainsi, rien n’est plus caractéristique de l’individu que les manières de se déplacer, les manières de faire, les manières de se faire voir, évidemment parce qu’elles disent ses manières d’être. Elles témoignent de ce qui l’agite en profondeur et de ce qui le nourrit. C’est ce qui fait l’essence singulière de l’acte de marcher : nous effectuons une simple translation spatiale et sommes à la fois transportés par une rêverie qui nous ouvre les portes du sensible » (Valin, 2005, p. 2).2 » « Lorsque nous traversons une place en ville ou prenons un bus bondé, nous modifions l’espace autour de nous et, en même temps, sommes modifiés par lui. Notre manière de marcher, d’être assis ou debout est influencée par l’espace dans lequel nous évoluons.3 » Marcher, questionne l’organisation spatiale environnante. Une mise en mouvement attentionnée et intentionnée, positionne le corps dans une situation de réception au paysage sensoriel de la ville. Effectivement, l’environnement urbain est riche de sensations visuelles, mais également auditives et olfactives, qui impactent la façon dont les individus perçoivent la ville et interagissent avec elle. Sollicitant le corps, par ses sens et sa motricité, la ville peu successivement envoûter, bousculer, éreinter, oppresser, inquiéter, apaiser, rassembler… Par la précipitation, la vitesse, l’absence d’attention ou la distance, avec laquelle un corps considère la ville, il néglige les aspects sensoriels et affectifs qu’elle tente de lui partager. Le corps du citadin, du piéton, de l’usager, est à la fois spectateur du théâtre de la ville et à la fois complice de la mobilité urbaine. Le danseur, attentif à la sollicitation de son corps et de sa mise à l’épreuve dans la ville, se nourrit des modalités sensibles de l’espace urbain.
2. Ibid. 3. Crickmay Chris et Tufnell Miranda. Travailler avec l’espace. In : Corps, espace, image (traduit de l’anglais par Élise Argaud). Bruxelles : Contredanse, 2014, p. 82 de l’espace public
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Julie Desprairies, chorégraphe de la ville et du paysage, déploie dans son travail, ce qu’elle appelle un inventaire dansé de la ville; un catalogue de mouvements portés par l’urbanité comme un architecte dresserait un inventaire du patrimoine architectural. En s’appuyant sur le paysage urbain environnant, elle y lit une partition à danser. Ce processus de travail, elle le partage et l’explore avec des danseurs occasionnels, soit des amateurs, des non-danseurs. Ayant en commun uniquement le terrain de l’expérimentation, la chorégraphe avec ses ressources d’interprète s’intéressant à l’architecture, entame un dialogue avec les non-danseurs; qui eux témoignent de leurs expériences du lieu choisi et de leur rôle d’usager. En 2013, dans la commune de Pantin, en région parisienne, elle invite un groupe d’habitants à « éprouver physiquement les tracés qui sillonnent cette commune et à utiliser la ville comme support à l’échauffement, la préparation du corps et la pratique de la danse, pour en ressentir les qualités, l’épaisseur, la durée.1 » À l’issue de cette performance Inventaire dansé de la ville de Pantin, Julie Desprairies publie le Manuel d’entraînement régulier du danseur urbain2. Celui-ci a pour vocation de partager des étapes, des manières de se positionner, des déplacements visant à avoir une lire du paysage par le corps. Invitant en premier lieu à identifier les éléments qui composent le paysage; tels que les matériaux, leurs qualités, les rythmes, les contours, les circulations; il s’agit dans un second temps, de traduire par des mouvements du corps les éléments précédemment identifiés. Cette pratique de la ville par l’expérience corporelle place les usagers en situation de co-présence à l’espace, engage leur corps et esprit, ainsi que la perception de leur environnement.
1. Compagnie des Prairies. Manuel d’entraînement régulier du danseur urbain. Pantin : Théâtre du fil de l’eau. 2014. 2. imprimé en 150 exemplaires en octobre 2014, à l’occasion de l’exposition de l’Inventaire dansé de la ville de Pantin au Théâtre du fil de l’eau.
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ii. pratique
Cie des prairies, Inventaire dansé de la ville de Pantin, 2014. ©Gil Gueu Consigne n°21 du Manuel d’entraînement régulier du danseur urbain, à Pantin, 2014.
Composition graphique instantanée. Vous vous rendez à la gare la plus proche. Vous prenez un train qui traverse la ville que vous venez d’arpenter pendant plusieurs heures. Vous avez dans votre poche un feutre Posca et un chiffon humide. Vous vous placez sur la plateforme du train, face à la vitre devant laquelle la ville et ses éléments désormais familiers vont défiler. Dès que le train démarre, vous tracez les formes de la ville sur la vitre. En quelques minutes, un palimpseste de dessins se forme sur la fenêtre. Vous utilisez l’ensemble de l’espace qui vous est imparti, sur ce cadre transparent, le temps de cette ultime traversée. Vous quittez la ville avec le souvenir graphique de ces silhouettes fugaces. de l’espace public
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ci-contre : Benjamin Vandewalle, Walking the Line, 2017. ©Dario Prinari
Si marcher est une action à l’apparence banale et une pratique ordinaire de la ville, elle est au croisement de multiples champs disciplinaires; de l’urbanisme, la géographie, la sociologie ainsi que la phénoménologie. Elle convie le corps comme un outil de mesure, d’appréhension des lieux et donne une lecture inédite des espaces, de leurs proportions, de leurs perspectives et de leurs sensibilités. Cette pratique urbaine des usagers informe et questionne la qualité de la fabrique de la ville et son potentiel d’amélioration mais également sur la place de la sensibilité et de l’esthétisme dans sa conception. Selon Rachel Thomas1, la marche est l’« instrument pour penser la dimension socioculturelle, sociale ou perceptive de l’habiter.2 »
Le travail du chorégraphe Benjamin Vandewalle est guidé par la question suivante: « de quelles autres manières pouvons-nous percevoir cet espace partagé qu’est l’espace public?3 » Pour lui, cela se traduit par l’activation du regard, celui-ci permettant de redécouvrir les potentiels des espaces publics. Lors de la balade chorégraphique et participative qu’il propose, le public devient le performeur. Se tenant les uns aux autres, les participants se déplacent dans la ville tel un seul et unique corps; une manière d’appartenir à quelque chose de plus grand que soi, physiquement, un collectif. À travers des ‘boites-visières’, la vision du public est contrainte, cadrée, et oblige de nouveaux regards sur l’architecture urbaine. Cette promenade – performance, si elle contraint et place les corps dans des postures inhabituelles, elle aborde également le mouvement dans sa simplicité, accordant de l’attention à ce qui d’ordinaire passe trop rapidement sous nos yeux; une façon de donner à voir autrement la réalité quotidienne.
1. Thomas Rachel. « La marche en ville. Une histoire de sens ». op. cit. 2. sociologue et chercheuse au CRESSON, ENSA de Grenoble 3. Rummens Marnix, « Benjamin Vandewalle au sujet de Walking the Line », Kaaitheater ii. pratique de l’espace public
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les formes de la ville par l’échelle de la chorégraphie Dès lors que les corps appréhendent un espace, on s’interroge sur la relation que ces deux éléments forment. Cette expérience, qui prend place entre l’individu et l’architecte, est inhérente à la composition architecturale de la ville; c’est en réalité l’expérience de l’échelle. La marche, par la mise en mouvement du corps et de l’esprit, est certainement une façon pour le corps de faire l’expérience de la ville à son échelle; en dissonance avec le contexte de profusion, de vitesse, de production, auquel prétend l’échelle de la ville. Entre échelle humaine ou démesure, la perception et la qualité sensible de la relation du corps à la ville varient. Dans la course à la tour la plus haute, à l’attractivité, aux symboles de réussite économique, où se situe l’échelle humaine? Entre monumentalité ou étroitesse, les échelles déploient des rapports de forces, provoquant des ressentis et des perceptions très différentes d’un corps à l’ autre et d’un espace à un autre. Que dévoile une mise en mouvement des corps dans la ville, quant au dimensionnement des choses, à la hiérarchie spatiale et à la composition architecturale? Soucieuse de produire une ‘danse appliquée’, c’est-à-dire « qui n’a d’existence que dans le contexte dans lequel elle naît1 », la chorégraphe Julie Desprairies s’attache toujours à l’histoire conceptuelle, politique ou humaine de l’architecture qu’elle souhaite investir. À cet égard, elle fonde sa démarche chorégraphique sur les données physiques et concrètes de sa lecture des monuments. La chorégraphe stratifie le dessin de l’architecture, les idées directrices de sa conception, les formes et les éléments constituant le bâti; tels que les rythmes, les matériaux, les détails. « Un lieu est porteur de 1. Compagnie des prairies. Journal Cie des prairies. La Magnanerie, 2021.
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ii. pratique
circulations pensées par l’architecte et fixées par l’usage, les lignes de construction se lisent comme des partitions, le choix des matériaux suggère des textures de mouvement.2 » explique-t-elle. L’investigation méthodique de l’architecture à laquelle elle procède, donne lieu à un geste chorégraphique d’une extrême précision; informant le public quant aux idées conceptuelles et constructives de sa composition. Nourrissant un très grand intérêt pour les formes modernes et contemporaines de l’architecture, c’est tout naturellement qu’à l’occasion de la Biennale de Danse de Lyon en 2006, dont le thème est ‘Danser la ville’, que Julie Desprairies désire faire danser les Gratte-Ciels de Villeurbanne. Ce quartier des années 30 est composé d’un ensemble de barres d’immeubles, dont les étages supérieurs sont découpés en gradins, de deux grandes tours d’habitations de 19 étages, de l’hôtel de ville et du palais du Travail. Ce regroupement d’architectures aux fonctions sociales et politiques alloue, au quartier, un caractère social et innovant pour l’époque. L’ensemble des Gratte-Ciels de Villeurbanne est organisé de manière esthétique et symétrique. Les deux grandes tours érigées face à face, marquent l’entrée de l’avenue; dans leur alignement et celui de la rue, l’axe de symétrie, les barres d’immeubles s’étalent en longueur; finalement l’hôtel de ville érigé au bout de l’avenue est au centre de la perspective visuelle. Là commence le ciel reprend la symétrie de l’architecture par disposition dans l’ensemble. Trois danseurs sont perchés sur les toits de chacune des deux tours. Les mouvements de leurs silhouettes lointaines, répondent et imitent ceux de la danseuse Élise Ladoué, qui elle, se tient au centre de la rue. Tandis que le public, situé au niveau de la rue, est guidé dans ses déplacements afin que ses différents points de vue participent à la mise en scène.
2. Clidière Sylvie, de Morant Alix. Extérieur danse : essai sur la danse dans l’espace public. op. cit. p. 93 de l’espace public
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« Par ce dispositif, je montre le geste architectural et politique fort de l’époque, qui consistait à placer le symbole du pouvoir face à une ensemble de logements sociaux3 » explique Julie Desprairies. Le jeu des perspectives mis en avant par l’agencement des corps des danseurs, expose l’échelle de la monumentalité. Toutefois, la chorégraphe réussit également mettre en lumière l’échelle humaine, de l’emblème de cette ville urbaine; en puisant dans les expériences concrètes entre un corps et une architecture. Effectivement, lors de son travail de lecture des monuments, elle invite les usagers à se saisir des lieux à partir de leur propres savoir-faire. Ainsi la pratique, passée ou présente, du commerçant, de l’habitant, de l’étudiant et même de l’élu devient la source de gestes et de mouvements de la performance. C’est ainsi qu’une série d’événements chorégraphiques prennent place dans le quartier, mêlant des usagers et des danseurs; « un duo, danseuse et vendeuse, habille un mannequin de vitrine; un ensemble de clarinettes joue [..] entre deux murs d’une cour intérieure.4 » Les gestes et mouvements de cet ensemble chorégraphique sont aussi issus de la plasticité de l’architecture. Durant son investigation, Julie Desprairies se nourrit effectivement de tous les éléments architecturaux qu’elle rencontre et qui vont entraîner, chez le danseur, une dynamique particulière du mouvement. Les volumes, les vides, les hauteurs des corniches, les rebords de fenêtres; l’angle des escaliers, les rampes, les revêtements des halls; tout est bon pour « le relief du bâti […] se prête volontiers à la réinterprétation de son plan par un corps en mouvement.5 » 3. Dampne Christiane, « Une danse appliquée », Mouvement, 26 juin 2011. 4. Clidière Sylvie, de Morant Alix. Extérieur danse : essai sur la danse dans l’espace public. op. cit. p. 97 5. de Morant Alix. op. cit.
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ii. pratique
Si la chorégraphe déploie la monumentalité et la symbolique de l’architecture, par la disposition des danseurs; elle réussit aussi à informer sur la diversité des usagers et sur l’élément architectural de l’ordre de sa plasticité. À travers son écriture chorégraphique, elle donne à voir la réalité d’une composition architecturale par l’échelle du corps. Julie Desprairies a fait danser les Gratte-ciels.
de l’espace public
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double page précédente : Cie des Prairies, Là Commence le ciel, Biennale de la danse, Villeurbanne, 2006. © Vladimir Léon ci-contre : Arochi Andrès, Ecos, Oda al silencio, 2018. à la Casa Estudio de Luis Barragan, Mexique.
Pratique de l’espace domestique
la géographie du chez-soi À une échelle plus privée, plus intime et proche de la mesure du corps existe l’espace domestique. Lieu de vie tel que la maison ou l’appartement, il est « le produit d’une société dont il porte les normes et, en même temps, il structure la vie quotidienne.1 ». L’espace domestique est articulé par les usages et fonctions qui y prennent place. Se nourrir, se laver, dormir, sont les variables vitales régissant la vie humaine et par la même occasion, l’organisation spatiale du lieu de vie. Jean-François Staszak, géographe, définit et caractérise l’espace domestique comme étant « anthropique, différencié, privé, familial, corporel.2 ». 1. Staszak Jean-François. L’espace domestique : pour une géographie de l’intérieur. In : Annales de Géographie, t. 110, n260, 2001. p. 339 2. Ibid. ii. pratique de l’espace domestique
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un territoire fondamental Pratiquer l’espace domestique c’est effectuer des gestes quotidiens, des positions répétées et ré-répétées. C’est rythmé, similaire, banal et sans surprise. Pratiquer l’espace domestique, c’est rencontrer un lieu, c’est marcher sur un sol, franchir des portes, utiliser des meubles, vivre dans les pièces, là où, d’autres avant nous ont vécu. La disposition des meubles et la position des objets sont autant de traces laissées dans l’air, d’empreintes de la manière de vivre des habitants, figées dans le temps. Une histoire, celle d’actuels ou d’anciens habitants, nous est racontée par les traces lisibles dans l’espace. ‘Dis moi où tu habites et je te dirai qui tu es’. Cette expression populaire traduit l’importance de l’espace domestique dans la construction du soi. La visite d’un lieu de vie qu’il soit habité, inhabité ou abandonné, révèle la vie qui a été présente, elle nous raconte l’histoire du lieu. Cette mémoire est visible à travers les objets qui sont mis en évidence, la présence d’un tableau d’une époque, la décoration d’une chambre révèle la présence d’un enfant en bas-âge, l’organisation du séjour suggère de nombreux moments de partage tandis qu’une autre révèle un salon tourné vers le poste de télévision. La manière dont l’espace domestique est organisé dévoile des informations sur le type de personne qui l’habite, sur leur manière de vivre, leur rapport au travail et au plaisir, leurs envies, leurs passions, leurs parcours. Sur les rapports qui existent entre les corps, sur leur rapport à soi, ou aux autres, au soin, au confort, ou au luxe. La figure d’un corps dansant, ou plusieurs, dans un espace domestique peut faire émerger la poésie présente dans le banal. Elle souligne la mémoire du lieu, dialogue avec les traces des corps et actions antérieures. Un appartement en centre ville, est un court76
ii. pratique
métrage réalisé en 2009, par Hervé Robbe1 avec l’aide de Vincent Bosc. Filmé dans l’appartement témoin Perret au Havre, il met en scène un groupe de jeunes adultes, danseurs qui prennent possession de l’espace, tel qu’il est. L’appartement aujourd’hui visitable, tel un musée est, comme mis sur pause. Des objets du quotidien sont en suspens, comme si la vie s’était arrêtée le temps que des curieux puissent visiter cet appartement fonctionnaliste. Ils prennent part de l’usage des pièces et des objets, marchent dans les pas des fantômes et réaniment petit à petit l’espace et la plasticité des lieux par leur mise en mouvement. En passant par la salle de bain, la chambre d’enfant, la cuisine, les danseurs dialoguent à travers leurs gestes dansés avec les gestes quotidiens, les mouvements suspendus dans l’espace. Ce film souligne le caractère scénographique qui existe dans la constitution de l’espace intime en ouvrant les imaginaires du spectateur. Aménager son chez-soi a des airs de scénographie. On peut comparer l’organisation de l’espace domestique avec une mise scène de celui-ci, puisqu’il est « un miroir dans lequel on peut voir les structures et les valeurs essentielles d’une société donnée2 ». Effectivement, l’organisation spatiale est basée, construite au tour de normes sociétales; les oppositions des genres, les modèles économiques ou les idéologies. L’espace domestique intime est un des premiers lieu où le soi est confronté à la société et ses modèles ou normes qu’elle déploie, exige, impose. C’est aussi le lieu de l’enfance, de l’apprentissage et donc un lieu fondamental « à la construction du soi3 » social et humain. Construire son chez-soi, l’aménager, le décorer, c’est aussi mettre de soi. L’appartement ou la maison est le reflet, par son aménagement intérieur, de l’être qui l’occupe. 1. Hervé Robbe est chorégraphe et ex-étudiant en architecture, ses pièces sont souvent guidées par les questions de l’architecture et l’espace. 2. Staszak Jean-François. op. cit. p. 348 3. Staszak Jean-François. op. cit. p. 346 de l’espace domestique
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Malgré le fait qu’il soit possible de passer plus de temps sur le lieu de travail, l’espace domestique est un lieu entier de vie, il est « l’espace le plus approprié, le plus chargé, celui qui porte le plus d’émotions et d’affects, de souvenirs et d’espoirs.4 »
la poésie du quotidien De l’espace domestique surgit la notion de quotidien. Celui est installé dans nos vies rythmées entre le travail, notre cercle sociale, nos activités. Il est aussi évidemment lié aux actions et mouvements vitaux, dormir, manger, se laver. Ce sont les activités qui se déroulent potentiellement dans l’espace domestique. Expérimenter l’espace par une pratique corporelle chorégraphiée ou improvisée, revient à « analyser, en direct et par les corps, la manière dont nous pourrions nous y comporter.5 ». Dans le cadre d’une thèse pour un doctorat en études et pratiques des arts à l’Université du Québec à Montréal, Léna Massiani s’interroge sur les rapports entre les danseurs, le public et le site. À travers des expériences, performances et créations à elle, elle tisse ses réflexions autour de l’espace domestique. Elle le pense « non pas uniquement comme une structure ou un espace formel, mais aussi autour et à partir de la question du corps.6 » Elle se sert des corps des danseurs en actions pour révéler l’appartement et en souli gner la sensation. Danses à tous les étages est une de ses performances, crée et jouée dans trois appartements simultanément, présentée pour la première en février 2010 à Montréal. Léna Massiani expose via l’objet de la fenêtre, le dialogue entre l’intime et l’espace public. 4. Staszak Jean-François. op. cit. p. 346 5. Massiani Léna. op. cit. 6. Ibid p. 67
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ii. pratique
Elle engage le public, le passant à redécouvrir l’appartement et son quotidien. À travers des jeux de regards, des gestes symboliques du quotidiens mais à la fois dansés, le public est considéré et invité à participer à une « expérience plus intime et plus personnelle révélée dans le privé de l’espace domestique.7 ». D’après la chorégraphe, c’est « tout l’intérêt du rapprochement entre l’art et la vie, entre l’art et le quotidien, entre la réalité et la fiction ; jouer avec eux.8 » Cette performance souligne la poésie qui surgit du quotidien. Elle rappelle que celui-ci est « incroyablement riche de découvertes, non figé et perpétuellement malléable.9 ». Cette hétérotopie liée au banal et à la réalité quotidienne souligne également une manière de construire l’espace, grâce au rapport intime qu’entretient le corps avec celui-ci. Entre usages et fonctions de l’appartement, sont introduits des gestes dansés, ayant pour but de faire réagir les corps. Qu’ils réalisent qu’ils sont en mesure de détourner les usages du quotidien et de s’engager dans le mouvement et l’espace.
7. Ibid p. 150 8. Ibid p. 150 9. Ibid p. 151 de l’espace domestique
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double page précédente : Léna Massiani, Danses à tous les étages, Montréal, 2010. © Christian Semaan ci-contre : Gerard & Kelly, Modern Living à la Villa Savoye. 2019 © Martin Aryroglo
intimité et modernité Alors que l’on s’attarde à l’espace domestique comme élément indispensable de notre construction en tant qu’individu et de l’influence de la société normative dans ce processus, il est intéressant voire important de questionner ce même espace domestique. Inspecter ce qu’il révèle du modèle de société, du noyau familial et des relations intimes. Le duo de danseurs californiens Brennan Gerard et Ryan Kelly s’est emparé de maisons individuelles, icônes de la modernité pour interroger l’espace domestique. La ville Savoye du Corbusier, la Glass House de Philip Johnson, la Schindler House de Rudolph Schindler et la maison Farnsworth de Mies van der Rohe. Ils ont vu dans ces projets des idées radicales et des envies de réinventer la vie, en y abordant les relations atypiques, métamorphoses de la vie et les rythmes quotidiens qui y coexistaient. À travers une série de performances et de vidéos, leur projet Modern Living suggère une réflexion sur la domesticité et l’intimité dans la modernité et la construction nucléaire populaire. « Comment peut-on vivre ensemble de façon moderne ? Quelle architecture peut abriter des relations qui défient la logique patriarcale et bourgeoise1 » sont les questionnements qui guident leur travail. Chacune des performances prend place dans une maison, où les différents corps des danseurs jouent avec les rythmes désynchronisés des habitants, déconstruisant les mouvements habituels ou conformistes.
1. Boisseau Rosita, « Gerard & Kelly, danseurs entre les murs. », Le Monde - le mag, 26 septembre 2019
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ii. pratique de l’espace domestique
« What would a home have to look and feel like today to protect and produce intimacies and relations that don’t fit within dominant narratives of family, marriage, or domesticity ?2 » Le temps de leurs pièces, les normes et les frontières sont en suspens. Ils explorent l’intimité de l’espace domestique en déclinant l’architecture de ces lieux, l’esthétisation architecturale tout en poétisant la notion d’habiter. Jouant des positions, des relations des habitants des maisons ou des architectes, ils tissent une histoire riche de sensualité, invitant à questionner le modèle de vie ‘idéal’ dont la modernité a favorisé la transmission. Le duo de chorégraphes approche les sites dans une perspective queer c’est-à-dire « en consi dérant la maison comme une expérience de vie située en dehors des normes sociales.3 » En effet, ces maisons ont été conçues pour y abriter des relations considérées hors-normes à l’époque, soit un couple homosexuel, une femme célibataire ou encore une expérience de vie communautaire de deux jeunes couples. Gerard et Kelly étaient à la recherche d’histoires queer au sein de la modernité. La villa Savoye est un cas particulier dans leur démarche puisque conçue initialement pour un foyer nucléaire. Alors que la villa est l’expression la plus complète des propositions de l’architecte et malgré l’image misogyne et de privilégier blanc qu’il représente, les danseurs se sont intéressés à la relation intime vécue entre Le Corbusier et Joséphine Baker. Puisque la villa a été très peu habitée par la famille conventionnelle à laquelle elle était destinée, Gerard et Kelly se sont demandés si son architecture n’avait pas été influencée par cette rencontre ayant lieu au moment où le Corbusier dessinait la 2. Gerard & Kelly, On Modern Living [en ligne], Harvard University Graduate School of Design. 2 février 2018 3. « We approach the sites from a queer perspective, which means considering the home as an experiment in living outside of social norms. » The Recipients - Gerard & Kelly [en ligne], Cité internationale des arts. (s. d.) https://www.citedesartsparis.net/en/gerard-kelly
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ii. pratique
Villa. Et si celle villa avait été construite pour y habiter leur relation à l’époque impossible à révéler, et donc hors-norme? La place des vêtements et de la peau comme costume à part entière joue également un rôle dans la révélation de l’architecture sensuelle du Corbusier. Alors qu’il rendait visible la mécanique de son architecture, comme les joints, les traces de coffrage ou les radiateurs, de la même manière, les danseurs en mouvements sont dévêtus. Par leurs corps, ils invitent le public, lui aussi en mouvement, ni devant, ni derrière à questionner ce lieu de vie. La nudité souligne le potentiel tactile de l’espace domestique et l’intimité du lieu. Pour le duo, le dénuement architectural, la sensualité et le mouvement présent dans cette villa sont révélateurs du récit de la modernité. Celui de construire pour y faire habiter des intimités modernes.
de l’espace domestique
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ci-contre : Gerard & Kelly, Modern Living à la Villa Savoye. 2019 © Alexander Gorlin
un nouvel espace domestique ? La scénographie du quotidien, la plasticité du banal, les figures universelles de la maison occidentale sont à réactiver et requestionner. Quelle place existe-t-il pour l’intimité, la sexualité, la nudité et l’identité dans une architecture domestique occidentalisée, universelle et inévitable ? Comment concevoir et organiser la do mesticité en réactivité aux questionnements concernant les corps ? Quelle est la place du corps de l’habitant dans la manière de faire et d’habiter. Staszak soulignait déjà en 2001 que « l’espace domestique ne sembl[ait] pas s’être encore totalement adapté aux exigences des familles recomposées, nouvelles formes de travail à domicile, l’accroissement du temps passé chez soi, allongement de l’espérance de vie.1 » Cette réflexion est d’autant plus d’actualité aujourd’hui, notamment par la situation de crise sanitaire. Les corps sont mis en situation extrême de retranchement, d’interdits, et cela de manière inconnue et indéterminée, obligeant inconsciemment à se concentrer sur la manière de vivre ensemble et chez-soi. L’espace domestique est à la fois bureau, école à la maison, lieu de loisir, d’activités, d’intimités. Les corps sont physiquement et mentalement mis à l’épreuve. Comment organiser spatialement un lieu de vie intégrant toutes ces variables et répondant à la demande des corps aujourd’hui? Dans un mode de vie stimulé et dicté par les technologies, quelle place est laissée à la corporéité ? Comment être attentif aux identités de genre dans la conscience architecturale ? « Habiter revient à s’inscrire dans le temps, l’espace et le mouvement.2 » Les temps et espaces dans lesquels nous sommes, induisent des questionnements à avoir et à revoir concernant notre façon d’être en mouvement et d’habiter. 1. Staszak Jean-François. L’espace domestique : pour une géographie de l’intérieur. op. cit. p. 348 2. Roqueplo Anne, « L’espace domestique des architectes : scénographie ouverte au quotidien », Nouvelle revue d’esthétique, 2017 / vol. 20, no. 2, pp. 127-147. ii. pratique de l’espace domestique
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III 88
posture(s) nom féminin attitude particulière du corps (position), spécialement lorsqu’elle est peu naturelle ou peu convenable.
c.f. bibliographie
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Les affinités établies entre travaux chorégraphiques et thématiques architecturales, permettent de souligner des manquements, des questionnements concernant l’architecture, l’urbanité, la société ; la question de l’habiter. Ces confrontations et leurs réflexions tirées a posteriori donnent lieu à ce troisième et dernier acte ; celui de la posture architecturale. Quelle attitude, l’expérience de la danse génèret-elle, à la fois dans l’enseignement et la pratique de l’architecture ?
Quelles postures nos corps adoptent-ils pour pratiquer et fabriquer l’architecture?
iii. postures
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Posture de l’enseignement La posture de l’étudiant entrant en école d’architecture est celle de la curiosité, de la naïveté et de l’insouciance. L’architecture est une discipline dont l’imaginaire collectif est fort répandu et dont on célèbre, voire vénère les œuvres de ceux qui se sont fait un grand nom. Entre le marathon aux commandes de projets, la réussite économique, la quête de la reconnaissance internationale, et la multiplication des métiers et de la juridiction, on assiste à un métier dont les frontières sont difficilement cernables et dont la portée semble floutée. « L’élargissement du champ d’intervention potentiel des architectes1 » complexifie le corps de métier de l’architecture.
enseigner aux corps ? Cette complexification prend place dès l’enseignement, par l’incitation à « offrir des formations […] de spé cialisation professionnelle, dans des secteurs particuliers comme le paysage, le projet urbain, ou encore la réhabilitation du patrimoine.2 » L’architecte se voit obligé de porter plusieurs casquettes, d’avoir un champ de connaissances élargi, pour être en mesure de réagir à la diversité des savoirs à auxquels il sera confronté. Cette diversification s’accompagne de manière générale d’une hiérarchisation entre la 1. Dauge, Y. (2004, novembre). Métiers de l’architecture et du cadre de vie : les architectes en péril (No 64). Rapport d’Information fait au nom de la Commission des Affaires Culturelles, Sénat. p.52 2. Ibid p.52
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iii. posture
technique, la rationalité versus une approche peut-être plus physique, du domaine de l’expérience sensible. En ce sens, lorsque l’on remarque l’homogénéisation du paysage urbain « qui s’accompagne d’une perte du savoir-vivre ensemble3 » on réalise qu’il faut ré-engager une pratique architecturale soucieuse du caractère social de son domaine et consciente de l’impact sensible qu’elle produit sur les gens et l’environnement. Certes, renforcer le savoir technique des étudiants, est d’une importance capitale mais il ne faut pas pour autant délaisser la place du corps – autant de l’architecte que de l’usager – dans la forme sensible que prend l’architecture. L’architecture harmonise les corps et la ville, elle a une portée bien plus globale que purement structurelle ou esthétique à laquelle on la rattache trop souvent. Au croisement entre les sciences et les arts, l’architecture engage certainement la sociologie, la philosophie, l’anthropologie. Il s’agit ici simplement de rappeler que, cette approche transversale de l’architecture a en réalité comme objet d’étude, le corps. Et qu’il semble alors difficilement concevable d’apprendre ou de concevoir des espaces pour des corps sans éduquer sur le rapport au corps, ni sans en faire l’expérience. « On ne peut pas évoquer les notions de corps et d’espace comme des mots ‘valises’, il faut en faire l’expérience4 » pour être en mesure de les assimiler et les apprécier. Lier des démarches cognitives aux savoirs disciplinaires c’est ouvrir les possibilités de forger sa pratique de l’architecture. Lors de la temporalité de l’enseignement, l’étudiant palpe les savoirfaire, s’enrichit de la culture architecturale, découvre la diversité des approches ; petit à petit, il édifie les contours de ses désirs, de ses volontés, de ses ambitions de trajectoires professionnelles. 3. Ibid p.41 4. propos tenus par Laurianne Chalopin, danseuse et architecte diplômée d’état, lors de notre entretien téléphonique. de l’enseignement
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le Grand atelier de Nantes, initiation marquante Faire l’expérience du corps et de l’espace, c’est ce qui prend place chaque année, depuis 2013, à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes. En effet, les 1501 étudiants entrant en première année de licence à l’école participent à un grand atelier de danse, encadré par un ou plusieurs chorégraphes2, qui marque leur entrée à l’école. Mettre en évidence cet atelier et l’impact qu’il a eu sur les étudiants d’architecture semble alors naturel et pertinent, afin de supporter la notion de l’expérience. Malgré le fait que je n’ai pas participé personnellement à l’exercice3 du ‘workshop de L1’, comme il est couramment appelé, il n’est pas rare qu’il fasse son apparition au cours de discussions ou d’anecdotes partagées par les étudiants, que j’ai pu côtoyé en arrivant à l’école. Afin de recueillir des témoignages de manière formelle, un questionnaire4 aux réponses ouvertes a été publié sur la plateforme étudiante de l’école sur la plateforme sociale Facebook. Étudiants ou diplômés, ayant eu ou non une pratique corporelle antécédente au workshop (telle que le sport, le théâtre ou la danse), ont répondu en partageant les exercices marquants, leurs ressentis de l’époque et leurs réflexions d’aujourd’hui. Ainsi pendant 4 jours, des étudiants ne se connaissant pas, se mettent en mouvement et initient un rapport à leur corps, celui des autres, et avec le bâtiment dans lequel ils vont évoluer pendant plusieurs années. Le workshop est « un moment déterminant dans la 1. nombre moyen d’étudiants entrant en licence 1 2. se sont succédés Emmanuelle Huynh (2013-2016), Loïc Touzé (2017-2019) et Jocelyn Cottencin (2020), chorégraphes et danseurs encadrant l’atelier 3. car arrivée à l’école de Nantes en troisième année. Toutefois, j’ai fais l’expérience d’exercices similaires, à travers l’atelier Présence mené par Loïc Touzé en 2019. 4. voir annexe pour l’ensemble des questions posées.
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découverte : de l’école et de son architecture, d’un groupe important d’individus au travers du corps, du mouvement et de l’espace.5 » S’imaginant certainement dessiner, modéliser, ou faire tout autres exercices convenus par les a priori de l’architecture, cette approche désoriente la plupart des étudiants. Les exercices de l’atelier poussent à se laisser aller et à entrer physiquement en contact avec les corps d’inconnus, générant de la gêne et de l’incompréhension chez les étudiants. Mais petit à petit, la curiosité et l’intrigue prennent le dessus. En dé-complexifiant les corps par la pratique, les étudiants entament ainsi leur toute première réflexion sur l’architecture, en enrichissant leur rapport au corps et à l’espace. « Il s’agit d’entrer dans un cycle d’études par la double porte du corps et du bâtiment physique de l’école en ouvrant largement les modes d’appréhension qui permettent de traiter l’architecture comme un art vivant et poétique.6 » Aujourd’hui, en ayant pris du recul7 sur l’atelier ainsi qu’un bagage de connaissances architecturales plus consé quent, des étudiants ont partagé l’influence, ou non, de cette expérience sur leur compréhension de l’architecture et comment elle se traduisait dans leur approche et pratique de l’architecture. Certains font allusion à une prise de conscience de la réalité des proportions, de la mesure, notamment celle du corps. Alors que d’autres abordent le fait d’être attentif à la sensorialité, à la prospection des émotions et du ressentis des futurs usagers de leurs projets. Un étudiant de L2 raconte que cela lui « a permis de découvrir […] le besoin de toucher la matière » tandis qu’un autre, étudiant en M2, exprime l’importance de faire « ‘vivre’ l’expérience de l’architecture à l’usager » notamment en 5. Jocelyn Cottencin sur le site de l’école https://www.nantes.archi.fr/rentree-2020/ 6. Le lien entre mouvement et architecture selon Emmanuelle Huynh, [en ligne], La Gazette Mag, Le Mensuel Gratuit de l’océan indien, 7 mai 2018 7. 90% des répondants au questionnaire sont entre la L2 et le M2, ou alors diplômés, cela fait donc minimum 1 an ou plus qu’ils ont vécu le workshop. de l’enseignement
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travaillant sur les ambiances (lumière, température) mais aussi par les différents sens (toucher, odorat, ouïe…). Pour Andrés Valenzuela, étudiant en M2, les ateliers lui ont permis d’affiner sa perception de l’espace, « plus attentive au corps dans l’espace » et aussi de « projeter des espaces avec plus de conscience de l’humain qui va l’habiter. » Plusieurs étudiants mettent l’accent sur l’importance de « savoir comment se mouvoir dans l’espace pour le concevoir » (étudiante en M2), c’est le cas de Nathanaële Laurent, étudiante en M1 pour qui, « il est important de connaître le corps dans l’espace pour savoir ‘concevoir’ le bien être spatialement », sous-entendant que « l’éveil musculaire est important pour l’entretien du corps » et permet de s’ancrer dans l’instant présent et donc d’être en mesure de concevoir pour les corps. Une diplômée, Marjorie Besset, fait part du fait que ces expériences de mise en mouvement ont aujourd’hui, orienté sa pratique d’architecte autour des « éléments de construction permettant de mettre le corps en mouvement », tels que la rampe ou l’escalier. Si les échos de cet atelier résonnent encore après la licence 1, à la fois dans l’enceinte de l’école et en dehors, c’est parce qu’il a été, au-delà d’une pratique du corps et de l’espace, une réelle expérience humaine. Aujourd’hui, même si leurs projets, approches, trajectoires et ambitions divergent, les étudiants sont liés par cette temporalité partagée ensemble. La notion de collectif émise par le workshop qui s’accompagne notamment d’un sentiment d’inclusivité et de bienveillance, se démarque dans les interactions des étudiants très soudés dans la suite de leur cursus. « Je ne voulais rien perdre de l’émotion de ces moments collectifs. Tous les autres étudiants étaient des inconnus mais je me sentais déjà si proche d’eux. […] même si c’était collectif dans la réalisation, l’émotion que j’en garde aujourd’hui est très particulière et personnelle, et immensément précieuse. » - étudiant en M2 96
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Exercices ayant été pratiqué et ce qu’ils impliquent : Binôme : l’un a les yeux fermés, l’autre le guide dans l’espace. Cet exercice oblige un certain lâcher- prise, le sens de la vue étant impacté, il faut avoir confiance en l’autre. Modification du centre de gravité : parcourir l’espace en étant penché vers l’avant ou l’arrière, entre la chute et l’équilibre. Cela permet de tester les limites du corps et d’appréhender l’espace différemment. Forme évolutive : se déplacer toujours en gardant un contact physique avec les corps autour, puis se figer, puis se re-déplacer et ainsi modifier la « forme rampante formée par tout le groupe » (Erwan Lorant, étudiant en M1) Marche distanciée : marcher tous en même temps et dans tous les sens, sans jamais heurter ou toucher quelqu’un, et sans communiquer par la parole. Si l’exercice est individuel car il demande une grande concentration et attention à l’environnement périphérique, il révèle le collectif par la coordination de tous les corps en mouvement dans l’espace. Faire corps avec le bâtiment : être au contact et être sensuel avec le béton des sols et murs. Ce « massage du béton » est un moyen de s’approprier l’espace non pas par le mouvement mais par l’importance de la tacticité et de la matière. La Fonte : est l’exercice emblématique, concluant le workshop, que tous les étudiants continuent d’évoquer. Tous debout et tous en même temps, il s’agit de ‘fondre’ très lentement jusqu’à se retrouver allongé au sol. Toutes ces individualités se synchronisent et forment un tout, une entité. Cet exercice manifeste la puissance du collectif, celle d’un « groupe qui ne se connaît pas de créer un commun, un commun singulier.1 »
1. Jocelyn Cottencin, sur le site de l’école https://www.nantes.archi.fr/rentree-2020/ de l’enseignement
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double page précédente : Grand atelier danse rentrée L1 2018, ENSA Nantes. ©ClaireDejoux
Performance dans une cuisine collective de Ville Evrard dans le cadre du projet pédagogique Le corps à l’édifice, avec le chorégraphe Christophe Haleb, ENSA Paris-Malaquais, 2006. ©Eric Garault
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interdisciplinarité et autres modalités Plusieurs ateliers, interventions ou cours, sensibilisant au champ disciplinaire de la danse, germent d’une école d’architecture à une autre. C’est le cas par exemple d’un atelier d’enseignement, articulé par Philippe Guérin, Julie Perrin et le chorégraphe Christophe Haleb, à l’ENSA Paris-Malaquais. Le corps à l’édifice offre aux étudiants une immersion dans la danse dans l’espoir de « donner à chacun la possibilité de retrouver la qualité de cette perception pour enrichir une pratique professionnelle – architecturale, chorégraphique ou critique – d’une profondeur vécue.1 » Si ce n’est pas l’idée conventionnelle ou générale que l’on se fait d’un enseignement thématique en école d’architecture, ce sont des pédagogies appréciées justement par l’ouverture disciplinaire qu’elles font découvrir. En introduisant différentes manières de faire l’expérience du corps, ces enseignements nourrissent l’étudiant sur l’épaisseur de l’architecture. Certes, les ateliers libèrent une conscience physique et sensorielle du corps et de l’espace, mais ils sensibilisent certainement au corps collectif, à la fabrication architecturale, et à ses modalités de représentation. Afin d’illustrer ce propos, un portrait de cours proposés à l’ENSA Nantes, auxquels j’ai participé durant mon cursus de master, est documenté ci-après. L’expérience de ces ateliers a grandement contribué à la genèse de ma réflexion et à sa concrétisation dans ce mémoire.
1. Guérin Philippe, « Le corps à l’édifice: À propos d’un enseignement croisé danse-architecture. » Repères, cahier de danse, 2006 de l’enseignement
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double page précédente : atelier présence avec Loïc Touzé, ENSA Nantes, 23 mars 2019 © Lucille Vinchon.
atelier présence
unité d’enseignement thématique en master / Loïc Touzé, danseur, chorégraphe et pédagogue /semestre de printemps (février 2019 - juin 2019)
Cet atelier, situé sur le terrain de l’école, proposait un travail alimenté par les techniques dites somatiques1. Les séances s’organisaient en trois temps : relaxant, agité puis rétrospectif. - Le premier était issu de la pratique somatique; allongés au sol, les yeux fermés, nous étions guidés par la voix de Loïc. Celui-ci à travers son discours convoquait notre conscience du corps, des surfaces de celui-ci qui étaient en contact avec le sol, de la gravité de notre corps, répartie de la tête aux pieds, des espaces présents dans le corps et de la circulation de l’air dans ceux-ci. En sollicitant le corps dans toutes ces dimensions relationnelles, l’objectif est de développer son potentiel corporel et donc d’avoir une meilleure attention et perception du corps dans l’espace. Il n’était pas rare que cet exercice prenne une forme très introspective et d’entrer dans des états quasiment seconds, cela pouvait être à la fois déroutant et intriguant. Le second temps consistait en une juxtaposition de manœuvres mettant le corps en mouvement. Parcourir l’espace en touchant le sol, le parcourir à nouveau en étant touché par le sol; cela induit un certain comportement, une attitude, celle de faire attention à notre façon d’être dans l’environnement et avec quelles intentions. Glaner, grapiller, semer ou jeter ; des gestes qui représentent des actions reconnaissables, mais qui sont pourtant réalisables sous une infinité de formes, de manières possibles. Ces modalités questionnaient le geste et la notion d’intention, être en pleine conscience dans l’exécution et l’expérience de ses mouvements. Finalement le dernier temps était une discussion, à corps ouverts, sur les ressentis et interrogations de chacun. Certains exercices provoquaient un réel inconfort, voire un dérangement, tandis que d’autres procuraient un sentiment d’exaltation et de libération par la prise de conscience corporelle. Nous nous rendons alors compte que, dans le contexte d’agitation, de rapidité de nos rythmes de vie et de travail, nous sommes rarement 1. Qui concerne le corps (opposé à psychique) d’après Le Robert.
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présents dans notre intégralité, à la fois dans l’espace et dans le temps. Nous sommes ici mais pas vraiment là. Très bénéfique pour la posture corporelle et les réflexes respiratoires, cet atelier imposait la finesse et l’importance de la notion de présence, à soi, aux autres et à l’environnement.
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option de projet long de master – Sabine Guth et Petra Marguc, responsables encadrantes et architectes – semestre de printemps (février 2020 – juin 2020)
Le projet architectural comme posture critique et recherche en action. La frontière comme méthode / Penser l’impensé / Désobéir à la limite. Contrairement aux autres ateliers présentés, ce cours, de par son objectif pédagogique contractuel, implique la perspective d’un ‘résultat’ du processus de conception du projet. Certes, l’option est libre d’établir un processus et une démarche qui lui sont propre et qui la distingue des autres, elle doit tout de même aboutir à la formalisation d’un dispositif, d’une projection formelle et critique d’une problématique territorialisée. Ainsi, l’option Borderline est soucieuse de cultiver une posture architecturale critique par le biais d’une investigation prospective: un travail de recherche – action. Celui-ci s’appuie sur trois prismes : - La frontière comme méthode; encourage un positionnement à la frontière de la discipline de l’architecture, pour en mobiliser d’autres et ainsi travailler en tant que chercheur, historien, anthropologue, artiste, plasticien … - Penser l’impensé; permet de se nourrir des situations et des lieux qui sont habituellement hors du cadre de projection architecturale - Désobéir à la limite; en mobilisant des formes de recherches expérimentales en dehors des théories Dans cette volonté d’interroger le projet architectural par l’expérimentation transdisciplinaire, l’entrée dans l’option se fait par le déplacement au festival DãnsFabrik, à Brest.
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En assistant aux représentations chorégraphiques et en participant aux espaces d’expérimentations du festival, l’étudiant est défié à mettre son corps en mouvement, invité à s’ouvrir au champ culturel de la danse et à mobiliser d’autres perspectives dans sa recherche-action. Cette expérience, par sa temporalité, fait émaner un fort collectif au sein du groupe d’étudiants; soucieux de poursuivre, une fois revenu dans le cadre de l’école, à pratiquer les ateliers vécus. Il n’est pas rare que dans la suite du semestre, les étudiants les pratiquent, comme un moyen de respirer et de se sentir présent, pour revenir ensuite au processus de projet de manière plus attentive et consciente.
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unité d’enseignement thématique en master – Jocelyn Cottencin, artiste, graphiste – semestre d’automne (septembre 2020 – janvier 2021)
Ce Que l’Architecture Produit Comme Corps & ce que le corps produit comme architecture Chaque séance était structurée en plusieurs moments, permettant de passer par différents états de corps et d’esprit. Une alternance entre, des temps de partage de références appartenant au champ de la performance et de la chorégraphie, des exercices somatiques et des ateliers pratiques, ainsi que des discussions de regards croisés sur ces mêmes exercices. À travers le partage de références, nous abordions la question du récit, de la figure, de la forme, du symbole; un vocabulaire du mouvement et de la représentation, pouvant se translater à l’architecture. La qualification des choses étant de mise, les modalités de représentation et de communication sont remises en question; tout comme la pratique de l’espace devient nécessaire pour déplacer la compréhension et la lecture que nous en faisons. Le confinement d’octobre 2020 oblige à ré-organiser la structure du cours et nous amène à pratiquer seul, notre propre espace. Comment notre corps peut-il nous informer sur les espaces traversés? Comment peut-il modifier l’espace, ses volumes et déployer des imaginaires? Notre corps prolonge l’architecture, s’appuie dessus, déplace les interactions entre lui-même et les objets; toute cette mise en mouvement dans l’architecture de notre chez-soi confiné, nous permet de l’interroger
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et de la mobiliser différemment. Pratiquer le volume pour ce qu’il est, et non pour sa fonction. Comment ré-engager un espace qui est hiérarchisé par ses usages, ses affectations? Comment défaire les choses telles qu’elles sont construites? Ainsi se forment des allers-retours incessants entre l’expérimentation par le corps, le déploiement de la documentation (traces de l’action), et celui de la restitution. La pratique de l’espace est alors le matériau, et la question du format se repense en permanence.
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Posture de l’architecte Le portrait de la posture architecturale décrite ci-après est le fruit des constats établis précédemment au sujet de la perception corporelle des architectures ainsi que d’une rencontre professionnelle. C’est la volonté de formaliser, en quoi la pratique du corps, en tant que danseur, nourrit et enrichit la manière de pratiquer la discipline architecturale. Les contours d’une posture architecturale se sont petit à petit dessinés à la croisée entre mon expérience personnelle du corps, celles d’autres étudiants ainsi que par une rencontre très enrichissante, avec l’architecte Amélie Créac’h. Nous avons eu la chance – en ces temps de pandémie, zooms à foison, et distanciation – de faire connaissance dans son agence en travaux, au milieu de plantes. Une rencontre physique et réelle, où elle m’a partagé son parcours. Entre passion commune pour la danse et études d’architecture, nous avons pu échanger sur les disciplines. Sur la façon de se positionner et de s’engager en tant qu’architecte en ayant une pratique du corps. Sur la conception architecturale et ses problématiques. Sur le partage et la communication de cette pratique. Sur la place des non-danseurs et des usagers. Cette posture sera donc approchée à la fois par le prisme de la conception architecturale, de ce qui est influencé, impacté par l’expérience du corps, ce qu’elle peut générée. Puis dans un second temps, l’influence sur la position et la structure d’un architecte, en rapport à son environnement et à ses relations aux autres, dans la pratique de sa discipline architecturale. de l’architecte
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une fabrique expérimentale Lors-qu’Amélie s’est présentée à moi en me racontant son parcours et sa relation à la danse et l’architecture, elle débute par exprimer une réflexion eu en sortant de ses études d’architecture de l’INSA de Strasbourg; celle de se dire que c’est étrange « que l’on ne conceptualise pas plus de manière plus physique, par le corps. On est très intellectuels. De manière générale aujourd’hui, on est très conceptuel. Même si on est dans des formations qui sont très techniques, si on est un peu plus dans la créativité, l’artistique, on reste très intellectuels. Et on est très peu sur des rapports un peu plus charnels, sensoriels.1 » Cette réflexion marque le début d’une expérience un peu « à côté de l’architecture », où à travers des résidences et des expérimentations, Amélie va développer son rapport à l’architecture et au corps. Pendant trois mois, avec le chorégraphe Sofian Jouini, ils travaillent dans une résidence d’artistes pluridisciplinaires. Cette aventure n’a pas pour objectif d’obtenir un résultat, un projet ou une finalité mais plutôt d’expérimenter, de diagnostiquer et surtout de vivre! Par différents types d’ateliers et de mises en situations, ils mettent leurs corps, celui d’autres artistes et d’habitants à l’épreuve. Ces exercices tentent de déconstruire la technique de la danse et de souligner l’influence de l’architecture sur le rapport au corps.
1. Extrait de l’entretien réalisé avec Amélie Créac’h. Rezé. 29 avril 2021.
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« L’architecte, comme le danseur, sait que concevoir un édifice, c’est s’interroger sur le pouvoir de l’architecture sur les corps, c’est penser la morphologie des individus qui l’habitent, c’est favoriser des circulations, des modalités perceptives et des sensations visuelles, sonores, kinesthésiques.2 » La gestuelle et le mouvement des corps ainsi que la sensorialité et la perception appartiennent au danseur et également à l’architecte. C’est en faisant l’expérience et en étant attentif à ces prismes, qu’un comportement concernant la conception architecturale se précise.
dé-construire pour des corps en mouvement Si l’espace est bien un des outils du danseur, c’est avant tout de son propre corps, ainsi que de ceux qui l’entourent dont il se saisit. Sa structure, sa musculature, ses formes sont le matériel qu’il use. Tout comme le sportif, le circassien ou le comédien. On pourrait également constater que le corps est l’instrument de production, de travail de beaucoup de gens, mais la perception et compréhension corporelle qu’ils en font n’est peut-être pas aussi sensible ou liée à l’émotion. Dans la pratique de la danse, lorsque le corps est entraîné, étiré, musclé, reposé, échauffé ou épuisé, il transmet une information au danseur. Le corps requiert une attention particulière de la part de celui qui l’habite. Celui-ci puise dans sa connaissance corporelle, il comprend son fonctionnement, chaque mouvement, il saisit les faiblesses et les forces de son corps, ce qui lui demande un effort ou au contraire le soulage. Même si le mouvement d’un danseur peut être réfléchi, pensé ou préparé, rien à part lui-même le conditionne. Il y a dans la pratique de la danse, quelque chose d’imprévisible. Le mouvement peut être vécu intensément, physiquement, changer de trajectoire soudainement ou être porteur d’une nouvelle signification. 2. Perrin Julie, « L’espace en question », Repères, cahier de danse, 2006/2 (n° 18), p. 3-6. de l’architecte
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On peut déceler quelque chose de presque instinctif, voire même animal, dans le mouvement du danseur. Ce sentiment instinctif est très difficilement repérable en architecture. Si l’architecture ne fige pas le mouvement, sans vouloir le conditionner, elle l’influence. Par des jeux de verticalités, diagonales, courbures, hauteurs, vides, l’architecte manipule l’espace afin de solliciter le corps et l’interaction qu’il aura avec ce dit espace. L’architecture tente d’orienter, diriger, contraindre, empêcher, faciliter ou d’encourager les mouvements des corps qui y fluctuent. Organisant les spatialités pour les usages, l’architecte est très souvent dans une posture d’anticipation, de prédiction de la qualité mobile de son architecture. L’architecte doit-il tout anticiper dans son projet ? Il n’est pas rare de remarquer des divergences entre, les usages conceptualisés et imaginés lors du dessin d’un espace et les usages proposés, vécus par les corps qui habitent l’espace. Est-il possible d’être conscient des vastes possibilités d’usages d’une architecture lors de sa conception ? D’offrir aux corps, la possibilité de faire l’expérience de l’architecture de manière instinctive, sans donner un usage ou un mouvement pré-déterminé ? « Les lieux de l’indétermination sont des espaces vierges, fertiles pour l’imaginaire.3 » Cette volonté de contrôle et d’anticipation découle de notre manière d’habiter. Effectivement, la sédentarisation à laquelle nous sommes confrontés, produit inévitablement une gestuelle facilement identifiable. Il semble difficile d’extraire des gestes imprévisibles ou instinctifs dans les modes d’habiter occidentaux. Entre les modes de vie et de travail, la construction sociale, la motorisation totale de 3. Bertrand Robuchon, « Dessins habités, les représentations conventionnelles », Revue Sur-Mesure, 15 février 2018.
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notre environnement, se distingue un sentiment d’oubli du corps et de l’impact de l’architecture sur celui-ci. Le dessin et le découpage du mobilier que l’on connaît, universel, standard et normatif « conditionne nos habitudes de postures, de déplacements, de vie.4 » Le remettre en cause implique d’interroger la place qu’il occupe dans nos modes d’habiter actuels, mais également de revaloriser le corps dans l’habiter. Tous les gestes et postures quotidiens sont des résultats du pouvoir du dessin architectural sur nos corps. Certes, il est question d’ergonomie, de réduire la pénibilité ou l’effort et prôner une efficacité dans le mouvement, mais grâce à une déconstruction de ce mobilier nous pourrions faire l’expérience d’un habiter et vivre, différent. Défaire le dessin de la chaise, la marche, la fenêtre ou le comptoir, c’est vouloir proposer au corps une nouvelle manière d’habiter. Lors de leur résidence, Amélie et Sofian proposent de démystifier l’acte de la cuisine et du partage du repas. En installant un groupe de gens au fond d’une piscine abandonnée, sans couverts et sans mobilier, de nuit, uniquement à la lueur de chandelles. Mettre les corps dans une situation inédite, presque de mise à l’épreuve, pour vivre un acte a priori complètement banal, cela permet de déconstruire totalement l’acte de manger. Cet exercice est un moyen de sensibiliser les gens qui en font l’expérience à la qualité que l’on donne à une action terriblement ancrée dans nos manières de vivre et que l’on ne remet jamais en question. C’est inviter les gens à s’intéresser à la manière dont ils font la pratique de leur corps, de leurs sens et de l’habiter. Être attentif au corps, comme le danseur est dans l’intention de son mouvement, c’est être en mesure de questionner les postures de nos corps, les gestes que nous avons, les pratiques que nous faisons de l’espace et c’est concevoir une architecture qui formalise ces questionnements. 4. entretien Amélie Créac’h. op. cit. de l’architecte
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rapports charnels Si le danseur est conscient et pratique le mouvement, c’est également un corps réceptif et sensible à la sensorialité émise par l’architecture. En étant dans une pratique consciente de son corps, le danseur mobilise, au-delà du mouvement, la perception des corps et de l’environnement qui l’entoure. Lorsque Marc Perelman énonce que « l’élément primordial qui nous aide à nous situer dans l’espace, c’est tout notre corps et pas seulement nos yeux.1 », il affirme la valeur et la portée du rapport au corps. Effectivement, dans notre société aseptisée et oculo-centrée, il y a un rapport au corps qui est dissocié, distancié, tandis qu’il y a une sorte d’évidence chez le danseur dans la relation qu’il entretient avec son propre corps. « D’ailleurs on devrait même pas parler de danse, c’est-à-dire que c’est assez tragique, finalement que des gens qui n’ont pas de pratique de la danse, n'aient pas de rapport au corps, ça devrait être quelque chose de basique.2 » Il est vrai que dans d’autres sociétés, notamment la culture asiatique, le rapport au corps est totalement différente ; par la pratique très ancrée du massage, il y a un rapport à la nudité, aux corps des autres qui n’est pas la même que la distance et l’image du corps en Occident. Il est certain que dans la danse, il y a une dé-complexification totale du corps, qui induit de ce fait une proximité, une intimité et un contact entre les corps. C’est un rapport qui démystifie entièrement la pudeur, la gêne.
1. Perelman Marc. Origines radicales et fins mélancoliques de l’architecture postmoderne. In: Voir et incarner, une phénoménologie de l’espace, corps - architecture - ville. Les Belles Lettres. Paris, 2015, p. 309 2. entretien Amélie Créac’h. op. cit.
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C’est notamment par le partage d’expériences que l’on rencontre des résistances quant au corps. Amélie Créac’h raconte que c’est en faisant faire des exercices et des ateliers à des membres d’un jury, qu’elle se rend compte de la résistance de ceux-ci ; qui n’ayant pas de pratique de la danse, sont mis à l’épreuve. Elle prend conscience que pour certaines personnes, avoir un rapport au corps avec ce degré dintimité, semble inconcevable. Fermer les yeux, se laisser guider par un autre, faire des transferts de poids. Ces exercices si simples et sans jugements pour les danseurs, peuvent être très difficiles et ne pas semblés naturels du tout pour d’autres corps. Tout réside alors dans le moyen de faire partager cette expérience, qui ne peut pas être racontée ; elle doit être vécue. Si le danseur développe son rapport au corps en passant par le contact de celui des autres, c’est aussi parce qu’il dé-hiérarchise sa sensorialité. Indéniablement, la relation la plus évidente que le corps entretient avec les autres corps ainsi que l’architecture passe par la tacticité. Couramment, une hiérarchisation qualitative des espaces dimensionnels a lieu et elle implique une distance ou un rapprochement à certains. Par sa posture verticale, sur ses pieds, l’Homme se tient à distance du sol et à même des murs. Rarement vu de manière qualitative ou positive, le sol, surtout en ville, n’est pas quelque chose que l’on a envie de toucher avec autres choses que ses pieds. Mais cela n’empêche pas qu’un aménagement particulier, une attention aux types de sols, aux matériaux engagent différemment les corps et la relation qu’ils vont développer avec le sol. Le corps occidental entre en contact avec le sol avec ses pieds, ses fesses s’il est assis et rarement avec la main pour se lever ou s’asseoir.
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« Or le sens du toucher est souvent ignoré par les architectes. L’approche de la danse le réactive, et ouvre sur une nouvelle façon de sentir le lieu.3 » Il est vrai que le danseur est très souvent rapproché à la matière, à la texture des sols ou des plans qui déterminent le lieu où il se situe. Sans a priori du statut conventionnel établi du sol, il va s’y traîner, rouler, glisser, tomber. Il est rare que ce soit uniquement ses mains ou ses pieds qui soient en contact avec l’espace, mais assez souvent d’autres parties ou le corps tout entier. La tête, les avantsbras, le dos, la danseur n’a pas peur de se mettre dans une position ‘inhabituelle’ ou non-conventionnelle pour toucher des plans ou toucher les autres corps. Si le sol est l’un des points de contact entre le corps et l’architecture, il en existe une multitude d’autres; dont la surface tactile est plus ou moins restreinte, la relation plus ou moins quotidienne ou pratiquée. L’interphone, la poignée de porte, le robinet, l’interrupteur sont tous autant de moments d’expérience de l’espace architectural par le toucher. Tous ces objets sont conçus pour se confronter au corps, et peuvent donc être pensés, dessinés de sorte à faire réagir le corps dans sa sensorialité et sensibilité. Amélie Créac’h confie que son expérience du corps et de la danse, fait qu’elle se positionne de manière « plus instinctive, plus sensorielle et plus physique4 » dans sa pratique. « Ma sensibilité aussi à la matière […], elle me vient de la danse » dit-elle. En effet, si le toucher établit une relation sensorielle, la matière quant à elle, manifeste une relation charnelle. Elle est la concrétisation palpable d’une projecture architecturale. Dès lors que l’architecte touche, manipule, construit, met en œuvre, il est dans une relation peau à peau avec la matière. Les multitudes de matériaux et leurs textures vont singulariser les rapports et ceux-ci seront plus charnels que 3. Guérin Philippe, « Le corps à l’édifice: À propos d’un enseignement croisé danse-architecture. » Repères, cahier de danse, 2006 4. entretien Amélie Créac’h. op. cit.
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iii. posture
d’autres. Certains matériaux comme le bois notamment, grâce à leur mise en œuvre, ne provoquent pas une relation aussi directe et charnelle que d’autres matières comme la terre ou l’argile. De même, ces matières plus molles, malléables peuvent être manipulables de manière beaucoup plus instinctive par le corps. Avoir un rapport charnel à la matière conduit l’architecte à une conscience sensorielle. « L’architecture nous amène ainsi à penser une philosophie du sensible où le sens ne serait plus seulement symbolique ou métaphysique mais charnel.5 »
Sofian Jouini et l’argile lors de la résidence d’artiste. structure d’accueil : Centro Negra, AADK Spain, Blanca, soutien : Institut français + ville de Nantes. 2018
5. Younes Chris, Nys Philippe, Mangematin Michel. L’architecture au corps. Ouisa. Bruxelles, 1997, 352 p de l’architecte
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discipline
:
présences et temporalités
critique du corps en agence Comment une démarche par l’expérience du corps, du mouvement, des sens trouve-t-elle sa place dans les pratiques architecturales conventionnelles ? Devenir ou être architecte nécessite de se forger une trajectoire professionnelle, propre à ses convictions et à sa vision de la discipline. Le travail en agence typique projette une réalité et une image très statique de la pratique. Entre géants de l’architecture, tâches répétitives et à la chaîne, une posture du corps de l’architecte est dictée. Dans une ère où tout est dématérialisé, comment manifester une posture évolutive dans des espaces et des conditions de travail intellectuelles, rationnelles et distanciées. « J’ai toujours eu des questionnements sur le fait de concevoir de manière assez décontextualisée, sédentaire, sur ordinateur, avec un aspect technique et rationnel. C’est quelque chose qui me perturbait beaucoup en agence, mais je me suis adaptée.1 » Rester assis plus de 8h à un bureau, les yeux rivés sur un écran ou ses feuilles de dessins. Par jour, voire la nuit de temps en temps. Entre la culture de la charrette, les outils technologiques, le mobilier de bureau, le corps est trop souvent négligé. Oublié, il perd en efficacité mais également en bien-être physique et moral. Pourtant concepteur d’espaces pour les corps, les usages, pour la vie, l’architecte ne semble pas mettre à profit le bien-être spatial et corporel dans sa manière de travailler. Laurianne Chalopin2, danseuse, a ressenti pendant et à 1. entretien Amélie Créac’h. op. cit. 2. Architecte diplômée d’état en 2018 de l’ENSA Nantes, elle est aujourd’hui danseuse de profession.
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la sortie de ses études d’architecture un réel sentiment de frustration corporelle. En effet, tandis que la réalité professionnelle du travail en agence prescrit une position statique, un besoin d’activer son corps, d’être en action, en mouvement pour mieux pratiquer l’architecture se fait ressentir. Le corps est un objet en constante évolution. Pourquoi donc alors sommes nous la quasi totalité du temps immobile ? Si Amélie Créac’h rêve que « tout le monde soit assis sur des ballons de yoga et commence la journée par une heure de danse », afin que sa pratique aille plus loin, elle précise qu’il ne faut pas non plus être ‘totalitaire’. Envisager une posture au travail différente que celle qui est conventionnelle, c’est aussi accepter les sensibilités et les rapports au corps de chacun.e. Tout le monde ne se nourrissant pas de la même manière de la pratique de son corps, il faut imaginer une structure où l’on peut s’épanouir dans notre rapport au corps et à l’environnement sans l’imposer aux autres.
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être présent Être à l’écoute du corps dans la pratique architecturale cela recoure à la question de la territorialisation de la pratique. Il s’avère primordial pour un danseur d’être en contact avec le lieu où il danse. Il pratique par le corps l’espace afin d’en tirer un bagage sensoriel, émotionnel qu’il transmet ou utilise par sa chorégraphie. On peut traduire cela en architecture par la notion de présence, sur le site, sur le territoire. Dans une démarche de posture située, Anna Sanna, architectedesigner, et Delphine Baldé, architecte-urbaniste, ont fondé le Studio Sanna Baldé en 2019, avec l’intention de développer un ‘urbanisme tactique’. S’inspirant du travail d’Anne Teresa de Keersmaeker et plus particulièrement son travail de la marche, ces deux architectes ont, comme méthodologie, de prendre conscience du corps et du site de projet par la marche dynamique. « Quand on a un projet urbain, on va visiter le site pour s’approprier le lieu, pour le connaître. La visite du site c’est toujours un moment où l’on comprend plein de choses que l’on n’avait pas imaginées. On se fait des idées, mais très souvent quand on marche sur le site, on découvre des choses qui ne pouvaient pas être appréciées sur un plan1 » et à distance. Pour elles, marcher avec cette attention à l’environnement et aux gens est « une danse où l’on prend conscience de son corps. » De ce fait, l’importance de la présence et du déplacement du corps favorisent une pratique architecturale proche du territoire et des habitants. 1. Extrait de l’entretien téléphonique. Anna Sanna. 6 avril 2021.
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Comme le danseur en mouvement, la pratique architecturale évolue. Que ce soit l’espace de travail ou la méthodologie que l’on remette en cause, il est naturel que l’architecte se forge sa propre trajectoire. Une posture faite de choix, puisque des contraintes économiques, de commandes, d’engagements, de temporalités font fluctuer le degré d’engagement que l’on peut donner, attribuer au rapport au corps, que l’on a. Choisir de ne pas travailler en agence, ou d’être en agence mais de mobiliser le corps autrement, être dans une démarche expérimentale ou envisager une pratique alternative. Ce sont tout autant de postures possibles pour l’architecte, qui a pour volonté d’être physiquement et intimement lié au corps dans sa pratique.
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le temps du mouvement : le chantier Au-delà de mettre en parallèle la danse et l’architecture, si on l’évoque par la notion de mouvement, elle se manifeste alors dans le métier par le temps du chantier ; qui est lui-même en mouvement. En cela, c’est la temporalité où des corps s’activent pour la première fois sur un site, avant que plus tard, ce ne soit les corps des usagers qui y soient en mouvement. C’est le temps dans un projet architectural où le corps est mobilisé à se mettre en action et à entrer en contact avec la réalisation du projet. C’est le moment qui fait prendre conscience de la concrétisation du projet, sa palpabilité. S’« il y a beaucoup d’architectes qui aujourd’hui ne veulent plus faire de suivi de chantier1 » explique Amélie Créac’h, c’est que pour des questions de responsabilités juridiques, l’architecte se tient à distance du chantier, résultant à un manque de rapports physiques entre les corps de métier, presque comme une peur du rapport à l’autre. Le fait d’être présent et en mouvement révèle énormément sur la volonté de l’architecte de s’impliquer dans la réalisation du projet, qui est d’ailleurs soulevée par les corps de métier. « J’étais assez surprise que plusieurs fois sur des chantiers, cela me paraissait normal d’être sur le chantier, que l’on me dise ‘ Ah! On est contents que vous soyez là, on ne voit plus les architectes sur les chantiers.’2 »
1. entretien Amélie Créac’h. op. cit. 2. Ibid.
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D’un autre côté, le chantier est le lieu et le temps où le dialogue entre architectes n’ayant pas les mêmes pratiques ou approches est possible. Si certains développent leur conscience au corps en passant par la danse, d’autres l’ont stimulé autrement. C’est le cas de Pierre Y. Guerin, architecte et ami d’Amélie Créac’h. Contrairement à elle, Pierre n’a pas l’expérience de la danse, mais « il a construit, conçu avant de s’installer en tant qu’architecte, il a une expérience très physique en fait de l’architecture.3 » C’est par sa pratique à bras le corps, l’implication et l’action dans la construction, que Pierre et Amélie arrivent à parler le même langage et à se comprendre. Si « Pierre n’a pas du tout une pratique de la danse, quand on voit un plan, on sent la même chose4 » raconte Amélie. En étant au contact de la matière, des gestes et des corps du chantier, ils parlent le même langage et mobilisent le poids que le chantier représente dans la pratique architecturale.
3. Ibid. 4. Ibid. de l’architecte
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l’usager
:
s p e c ta t e u r e t da n s e u r
L’architecte se doit d’être attentif à la réception de l’architecture, de participer à sa représentation ainsi qu’à sa valorisation ; à la fois pour sensibiliser au patrimoine construit existant, mais également pour sensibiliser ceux qui n’ont pas les connaissances ou les outils pour interroger la question de l’habiter. Or, si la danse donne à voir l’architecture et que sa pratique fait émerger une relation avec le corps et l’espace, de quelle manière l’architecte peut-il la mobiliser pour entamer un dialogue avec celui qui habite, l’usager ?
le spectateur sensibilisé Les sensibilités de tout un chacun quant à l’art, varient. Mais il va de soit que cette sensibilité ne peut s’éveiller que si l’individu se confronte à l’art. La danse à ce niveau est particulière, elle n’exige pas de son spectateur un regard de connaisseur ou d’expertise ; elle manie les corps dans l’espace, et rien qu’en cela déjà elle crée du lien avec celui qui la regarde, lui aussi, un corps dans l’espace. Comme nous avons pu l’établir précédemment, il y a, dans la danse que l’on évoque ici, une dé-complexification du mouvement ; n’étant plus constituée uniquement de l’esthétique du geste ou de sa signification, elle permet au non-danseur de s’en rapprocher. Ce rapprochement peut également se traduire par une forme de sensibilité ; si le spectateur n’est pas ému par une danse c’est une chose tout à fait plausible, car cela fait partie de sa sensibilité qui lui est propre. Toutefois, ce n’est pas forcément que de l’émotion, que la danse cherche à faire ressentir, elle éveille et interroge la perception de l’espace des spectateurs. Cette capacité des corps en mouvement de donner à voir, de troubler la perception et de semer une interrogation, chez celui qui la regarde, permet donc de s’en saisir et de le mettre à l’escient d’une 124
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sensibilisation auprès du grand public, non-architecte et non-danseur, de faire émerger des débats et participer à des discussions territoriales. Alors que l’architecture « concerne tout un chacun, puisque tout un chacun habite […], elle ne donne pas lieu à énormément de débats, ni de manifestations culturelles en direction du grand public.1 » exprime Cathie Pons, architecte chargée de mission Pédagogie au Conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement de la Haute-Garonne. En s’alliant avec la chorégraphe Nathalie Carrié et sa compagnie In fine, elles invitent les habitants, les élus, à poser un nouveau regard sur leur territoire et principalement de l’ordinaire ou du ‘mal-aimé’ ; soit l’architecture moderne et contemporaine. En effet à ce sujet, Cathie Pons avance que si aujourd’hui, il y a une forme d’aura et de plus valu que l’on porte aux architectures dites patrimoniales ou historiques, c’est au dépens du regard et de l’image du grand public sur « l’architecture de notre temps, qui est moins auréolée, qui apparaît comme étant beaucoup plus ordinaire et qui pour autant représente vraiment ce que nous sommes et ce que nous sommes en capacité de produire aujourd’hui.2 » Ainsi en travaillant de paire avec la chorégraphe, elles multiplient des actions chorégraphiées sur différents lieux de la région, sensibilisant les habitants à l’architecture de leur territoire, son histoire et donc permettent d’engager des débats quant à l’imaginaire de ces lieux, leur valeur et portée sur le territoire. « Il s’agit par de l’action culturelle, d’attirer l’attention sur quelque chose qui a un intérêt hors du commun et qui, peut-être, en fédérant des citoyens, des acteurs du territoire, même économiques, pourrait être pérennisé, valorisé, et pourrait même devenir une polarité qui contribue au dynamisme du territoire.3 » 1. Carrié Nathalie. 2017. In situ/In corpore [vidéo] performance à Villemur-sur-Tarn. 5mm 2. Ibid. 3. Ibid. de l’architecte
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Dans le cadre de la valorisation du patrimoine architectural du Conseil Général de Seine-Saint-Denis, le travail de Julie Desprairies est sollicité pour mettre en valeur l’Hôtel de ville de BlancMesnil, construit par André Lurçat en 1964. Attachant toujours sa démarche aux archives et à l’histoire du bâtiment, elle exploite les intentions de l’architecte et les met en lumière. elle souligne par le corps, la symétrie, les circulations, les rebords, les ouvertures, le contact avec les revêtements. Sa chorégraphie se fonde sur les expériences concrètes et directes du corps à l’architecture, par la mesure et la dynamique du mouvement. Présentée une première fois lors des Journées du patrimoine en 2003, sa visite dansée est re-mobilisée en 2004, offrant ainsi au grand public, le moyen de comprendre l’histoire et le sens de cette architecture.
ci-contre : Cie des prairies, OUI, danseurs : Célia Abitabile et Gaëtan Le Marchand. Hôtel de ville de Blanc-Mesnil. 1 mai 2004. photographe : Vladimir Léon. ©Compagnie des prairies
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double page précédente : Cie des prairies, OUI, danseurs : Célia Abitabile et Gaëtan Le Marchand. Hôtel de ville de Blanc-Mesnil. 1 mai 2004. photographe : Vladimir Léon. ©Compagnie des prairies
l’usager, un danseur impliqué Selon Charles Moore, « l’acte d’habiter est une expérience primaire de l’homme, au même titre que la nourriture ou le sexe, et [qu’]on ne peut satisfaire une telle exigence qu’à travers les efforts conjugués de l’usager et de celui qui fait le projet.1 » Lorsque interrogée sur les façons possibles de faire du projet à partir, ou du moins, grâce à la danse, Anna Sanna dévoile, qu’avec Delphine Baldé son associée, elles ont le désir de proposer une harmonie entre la ville et le corps. Pour que cela se réalise, elles tentent d’imaginer un outil. Tendant le fil rouge de la danse petit à petit dans leurs projets et dans leur façon de les communiquer2, elles attirent l’attention sur le possible investissement de la danse dans un processus méthodologique de conception et de construction, impliquant les habitants. Cependant, entre les désirs et la réalité, il y a également les commandes, les budgets et peut-être même les désaccords, et ne pouvant en dire trop, Anna explique que si l’application de cet outil peut être difficile, elles y travaillent. Ce qui est certain, c’est qu’elles souhaitent permettre aux habitants de s’approprier plus en profondeur, différemment la ville, qu’ils perçoivent et parcourent les lieux transformés de manière variées. Passer par la danse pour arpenter et développer des ateliers, « c’est une façon d’arriver à parler d’architecture3 » à des gens qui habitent mais ne s’attachent pas forcément à aller plus loin ; « cela peut être un moyen pour être plus proche des gens, cela peut être un moyen social aussi.4 » Tout comme les tables rondes et les consultations 1. Perelman Marc. op. cit. 2. Elles partagent leurs projets sur la plateforme instagram, mettant toujours en parallèle des visuels de leurs réalisations avec ceux d’une chorégraphie. 3. Entretien avec Anna Sanna. op. cit. 4. Ibid
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iii. posture
citoyennes établissent un dialogue entre les différents acteurs d’un territoire et ses usagers, la pratique de la danse pourrait-elle servir aussi à interroger l’habiter ?
la permanence chorégraphique de la Porte de la Chapelle La permanence chorégraphique de la Porte de la Chapelle, à Paris, est un exemple qui peut illustrer la question posée précédemment. Elle prend place dans le cadre des LAACCS, les Laboratoires d’Actions Artistiques et de Créations Chorégraphiques et Sociales, créées dans les villes de Belfort, Marseille et de Paris, qui, en s’inscrivant sur des territoires, invitent à « une attention permanente à l’ouverture, au décloisonnement des pratiques, au métissage.5 » Depuis 2015, suite à la rencontre entre Lætitia Angot, chorégraphe, danseuse et de Zoé Hagel, urbaniste et éco-sociologue, la permanence s’installe à la Porte de la Chapelle, territoire où habite la chorégraphe. À l’inverse de performances ou actions dansées de courtes durées, ce projet s’ancre de manière quasiment pérenne, puisque encore aujourd’hui, il continue d’exister et d’étendre ses actions. Les habitants, jeunes, adultes, artistes, acteurs sociaux et culturels ainsi que marginalisés, observent ou participent à la multitude des pratiques dansées et temps de paroles proposés. Dans une démarche de médiation et d’hospitalité, la permanence déploie des outils de processus artistiques et « s’immisce comme la possibilité d’un approfondissement des questionnements propres à l’exploration d’un urbanisme sensible et affectif.6 » La danse invite au dialogue et crée du lien social. « Quelque chose se passe de l’ordre de la possibilité d’un habiter autrement.7 »
5. La permanence chorégraphique [en ligne], LAACCS. 6. Angot Laetitia. Parlizzarance. La Permanence Chorégraphique Porte de La Chapelle. 2020 7. Angot Laëtitia Angot, Hagel Zoé, « Danser pour explorer l’habiter », Recherches en danse, 15 novembre 2017. de l’architecte
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conclusion
Le geste de la danse, est celui d’appréhender le corps dans sa globalité. Le geste de l’architecture, est celui d’appréhender l’espace dans sa globalité. Or le corps et l’espace sont intrinsèquement liés. Le danseur est, par sa pratique, très sensible au corps et à l’espace. Il décortique son fonctionnement, déconstruit ses gestes pour en faire de nouveaux. Il est réactif à ce qu’il perçoit de l’espace, à la fois comme support et comme matière à manier. Le corps de celui qui se met en mouvement, qui fait l’expérience, qui se pose des questions sur ce qui semble induit et qui expérimente, c’est un corps qui se veut attentif à ce qu’il est et à ce qu’il perçoit ; qui est conscient et donc présent. Faire l’expérience de l’espace par la danse, c’est reprendre le contrôle de son corps, s’affranchir des logiques figées, renouer avec ses sens, être flexible et en mouvement. Porter de l’attention au corps, c’est s’attacher à la relation au soin, au bien-être, à la sexualité, au travail, à l’image, à l’autre, à l’environnement végétal et construit. Et être présent, c’est prendre conscience de la temporalité des choses, des événements, de s’ancrer sur un territoire ainsi que dans un collectif. Le geste de la danse révèle des outils pour percevoir et faire l’expérience de son corps et de l’espace qu’il traverse, d’une nouvelle façon ; il interpelle et renseigne le corps dans la manière de faire société et d’habiter. 133
La danse influence une posture architecturale, puisqu’elle sollicite l’architecte ou l’habitant au-delà de leur ‘rôle’, simplement par leur corps, et questionne leur ancrage à celuici, celui de l’autre et celui de l’environnement. La qualité d’attention et de présence du danseur est un état d’esprit, un engagement, une posture dans la façon d’être au monde. C’est de cet état là donc je souhaite à titre personnel et disciplinaire, me saisir ; comme un point de départ aux futures expériences et pratiques, ne faisant pas de ce mémoire une finalité. De plus, il ne s’agit en aucun cas, d’émettre que celui qui n’est pas danseur ou qui ne fait pas l’expérience de la danse, n’a pas de rapport au corps. Cela serait faux. Mais si la danse, peut être le moyen pour certains, d’en prendre conscience, alors c’est à expérimenter. Car une des réflexions derrière ce mémoire, réside avant toute chose dans le désir de réveiller le corps de son lecteur. De le titiller ; qu’une fois les pages refermées, il arpente l’espace en étant conscient, de la place qu’il occupe, de son équilibre, du poids de ses bras qui se balancent, des gestes qu’il exécute. Que trottent dans sa tête, l’attention et la présence ; l’importance, la valeur et le bien-être du corps et de l’espace. Encore plus aujourd’hui qu’hier, dans une période où nos corps et la spatialité sont distanciés, bouleversés.
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conclusion
« Nous devrions danser parce que notre corps nous le permet, et non par souci d’esthétique. Nos corps sont faits pour courir, sauter, ramper, nager, grimper, rouler, se retourner, pousser, tirer, s’étirer, s’inverser, rebondir, tourner… Toutes ces capacités ont peu à peu été aliénées et colonisées par des éléments idéologiques, ce qui est considéré comme beau ou non, ce qui est honteux et au contraire ce qui est vu comme provocateur. Les corps nondansants sont quelque peu emprisonnés dans le design et l’architecture. Nous marchons droit sur le trottoir, nous nous asseyons à table, nous dormons à plat, nous nous agenouillons pour prier et cassons nos nuques pour consulter nos smartphones. Le corps a été colonisé par une idéologie traduite dans le bâti, le mobilier et les accessoires. » texte de Amélie Créac’h et Sofian Jouini, book PARALAX
conclusion
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COUVERTURE Gerard & Kelly. Modern Living à la Villa Savoye. 2019. Photographe : Martin Argyroglo © FLC/ADAGP. www.festival-automne.com/edition-2019/gerard-kelly-modern-living I. FIGURE Bomba Massimiliano. Teorema. 2019. photographie : https://www.metalocus.es/en/ news/teorema-massimiliano-bomba Beckett Samuel Joshua. Loie Fuller Dancing. 1900 https://www.metmuseum.org/art/collection/search/287806 Ikosaeder Tanz – la danse de l’icosaèdre. Rudolf Von Laban. 1925 https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Danse_de_l%27icosa%C3%A8dre.jpg Peckham Nicholas. Performers in Anna Halprin’s «Parades and Changes». 1965. Anna Halprin Digital Archive, Museum of Performance and Design. https://annahalprindigitalarchive.omeka.net/exhibits/show/san-francisco-dancersworkshop/item/367 No-Manifesto, Yvonne Rainer, 1965 http://manifestos.mombartz.com/yvonne-rainer-no-manifesto/ II. PRATIQUE Heick William. Anna Halprin and other performers in ‘Hangar’. 1957. Anna Halprin Digital Archive. photographie : https://annahalprindigitalarchive.omeka.net/items/ show/363. Moore Peter. Performance view of Thrisha Brown’s ‘Roof Piece’. 1973. photographe : Peter Moore. via Paula Cooper Gallery. https://www.nytimes.com/2020/04/07/arts/dance/trisha-brown-roof-piece.html Oulad Nawel. Cédez le passage, épisode 2, Corps Contraints. 2020. arrêt sur image. https://www.numeridanse.tv/videotheque-danse/cedez-le-passage-episode-2-corpscontraints-nacera-belaza-et-dalila-belaza Desprairies Julie. Inventaire dansée de la ville de Pantin. 2014. photographe : Gil Gueu http://lepacifique-grenoble.com/rendez-vous/mon-corps-est-une-ville-grenoble/galerie4-mon-corps/
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Vandewalle Benjamin, Walking the Line, 2017. photographe : Dario Prinari https://www.caravanproduction.be/artists/benjamin-vandewalle/walking-the-line Cie des prairies, Là Commence le ciel, Gratte-ciels de Villeurbanne, 2006. photographe : Vladimir Léon https://www.compagniedesprairies.com/creations/la-commence-le-ciel/ Arochi Andrès, Ecos, Oda al silencio, 2018. http://www.andresarochi.com/ecos Massiani Léna, Danses à tous les étages, 2010. photographe : Christian Semann http://odni-online.org/odni/Danse_a_tous_les_etages.html Gerard & Kelly, Modern Living à la Villa Savoye, 2019. photographe : Martin Aryroglo. https://martin-argyroglo.com/gerard-kelly-modern-living Gerard & Kelly, Modern Living à la Villa Savoye, 2019. photographe : Alexander Gorlin. https://www.archpaper.com/2019/10/gerard-kelly-villa-savoye-modern-living/ III. POSTURE Grand atelier de danse, rentrée L1, 2018. photographe : Claire Dejoux https://www.facebook.com/ensanantes1/photos/a.452399148292001/854848451380400 Christophe Haleb, Le corps à l’édifice, 2006. photographe : Eric Garault http://www.lazouze.com/Portfolio/Diaporama/16 Atelier Présence, Loïc Touzé, 2019. photographie propriété de Lucille Vinchon. Sofian Jouini, résidence d’artiste, 2018. photographie propriété d’Amélie Créac’h. Cie des prairies, OUI, Hôtel de ville de Blanc-Mesnil, 2004. photographe : Vladimir Léon. http://journals.openedition.org/insitu/docannexe/image/15728/img-11.jpg
144
iconographie
145
annexe
146
Questionnaire à réponse libre, à destination des étudiants ou diplômés de l’ENSA Nantes, publié sur Facebook. 22 répondants - En quelle année d’architecture es-tu ? - Avant tes études d’architecture, as-tu eu une pratique du mouvement ? Si oui, laquelle ? - As-tu participé au workshop de L1 à Nantes ? - Avec qui? choix de réponses : Emmanuelle Huynh ou Loïc Touzé ou Jocelyn Cottencin - Comment as-tu vécu, accueilli et ressenti les exercices réalisés lors du workshop ? - Y a-t-il un/des exercices qui t’ont marqué ? Si oui, lequel et pourquoi ? - Est-ce que cette expérience corporelle et collective t’as apporté quelque chose ? Si oui, quoi? - Avec du recul, aujourd’hui, est-ce que tes expériences du corps et du mouvement, ont eu un impact sur ta manière de percevoir, vivre, habiter et comprendre l’architecture ? - Utilises-tu, de façon directe ou indirecte, cette connaissance du corps/ mouvement pour concevoir du projet architectural ? - As-tu suivi d’autres cours/workshops/projets liés à la pratique du corps et la mise en mouvement en école d’architecture? - Si oui, qu’en retiens-tu ? - Ayant eu, ou non, une pratique du corps et du mouvement, estimes-tu cela pertinent dans l’approche architecturale ?
147
table des matières remerciements avant-propos introduction
I. FIGURE
DU CORPS HUMAIN
20 23
DU CORPS EN ARCHITECTURE
33
la structure les sens la présence
anthropomorphisme proprotion et perfection générique : ergonomie ou dépendance
DU CORPS DANSANT
le potentiel du mouvement la déconstruction du geste vers un geste collectif
II. PR ATIQUE
DE L’ESPACE PUBLIC l’in situ
: arts, politiques et aménagements
performer la ville, un acte politique espaces « anti-corps », l’exemple du mobilier dissuasif
donner à voir et à explorer l’habiter
l’expérience de la marche du piéton, un danseur urbain les formes de la ville par l’échelle de la chorégraphie
DE L’ESPACE DOMESTIQUE la géographie du chez-soi un territoire fondamental la poésie du quotidien intimité et modernité un nouvel espace domestique ?
148
7 8 14
24 27 29
33 36 36
40 43 44 48
50 55 57 57 60 62 62 68
75 75 76 78 82 87
III. POSTURE
DE L’ENSEIGNEMENT
enseigner quel corps ? le Grand atelier de Nantes, initiation marquante interdisciplinarité et autres modalités
DE L’ARCHITECTE la conception
: déconstruction et attention
une fabrique expérimentale dé-construire, pour des corps en mouvement rapports charnels la discipline
: présences et temporalités
critique du corps en agence être présent le temps du mouvement : le chantier
l’usager
: spectateur et danseur
le spectateur sensibilisé l’usager, danseur impliqué conclusion bibliographie iconographie annexe
88 92
92 94 101
109 110 110 111 114 118 118 120 122 124 124 130 132 136 142 146
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accrocher aimer attendre bâtir bondir bouger compresser courir courber crier danser dormir embrasser empiler écrire fléchir grimper habiter jouer lâcher manger marcher parler plier porter pousser ramper regarder répéter rouler sauter sentir suspendre tirer toucher voir