LA COURBE QUI EMBRASSE L’HORIZON
LA COURBE QUI EMBRASSE L’HORIZON COMMENT AFFONSO REIDY A T’IL SYNTHÉTISÉ PAYSAGE, HOMME ET ÉMOTION DANS UNE FORME ARCHITECTURALE FORTE ? MEMOIRE DE FIN D’ÉTUDES
KIM LEOU
SOUS LA DIRECTION D’EMMANUELLE SARRAZIN ET CYRILLE FAIVRE-AUBLIN
ECOLE NATIONALE SUPÉRIEURE D’ARCHITECTURE PARIS VAL DE SEINE, FEVRIER 2019
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METHODOLOGIE BIBLIOGRAPHIE OBJET D’ÉTUDES
INTRODUCTION I LA BANDE COURBE a. Morphologie La bande courbe b. Topologie, sol naturel Duplication ou extrusion c. Typologie
De Rio à Marseille
II TENSION, ÉQUILIBRE a. La notion de “baroque”
Gilles Deleuze et le Pli
b. La construction de la courbe
Concave, convexe, tangente
c. Équilibre, tension et divin Kandinsky et Klee
III LE TRAIN a. Le “train infini”
L’hétérotopie de Michel Foucault
b. Le paysage et le bâtiment
Les reliefs de Rio dans le béton
c. “L’émotion tectonique temporelle”
Jesus Aparicioww
méthodologie l’analogie et le collage Lors de ma première lecture des textes d’Oscar Niemeyer, j’ai été frappé par son allusion aux corps féminins et aux montagnes de Rio de Janeiro. En effet, on peut comparer l’architecture aux corps de la nature, des corps d’animaux comme dit parfois Alvaro Siza, mais Oscar Niemeyer revendique puiser son inspiration des corps des femmes pour créer de l’architecture. J’avais ainsi orienté mon regard sur les différents plans, coupes que je trouvais de l’architecte. J’ai trouvé intéressant de mettre en relation des tableaux ou des images avec des documents d’architecture afin de mettre en avant leurs spécificités. Le graphisme d’un plan n’est pas la garantie de sa qualité fonctionnelle, mais va pouvoir indiquer ses influences conceptuelles, c’est à dire à partir de quelle matière l’architecte a travaillé. Ainsi on peut voir dans l’organicité du plan du Parti Communiste Français dessiné par Oscar Niemeyer et inauguré en 1971 une organicité exacerbée, fluide qui m’a évoqué le romantisme de Ingres dans le Bain turc de 1862. Le Théatre de Niteroi inauguré en 2007 lui m’a évoqué le profil d’une femme allongée sur le côté, ce qui m’a emmené à La toilette de Venus de Diego Velazquez de 1647. L’analogie simple comme sur la page de droite m’ont permis d’alimenter et d’illustrer ma réflexion.
Les analogies suivantes du haut vers le bas superposent : 1- Le plan de l’immeuble d’habitation COPAN à Sao Paulo d’Oscar Niemeyer inauguré en 1966 à une image de lombric. 2 - Le fonctionnement de la coupe de la bibliothèque de Viipuri en 1935, premier bâtiment d’Alvaar Alto au plafond courbé, à une photographie du travail de Alexandre Bavard, artiste contemporain. Le travail de la construction de la courbe est opposé mais le rapprochement des deux images est intéressant. 3 - Le plan du bâtiment Mimesis Museum en Corée (Castanheira & Bastai Arquitectos Associados, Jun Sung Kim et Álvaro Siza Vieira) à une coupe anatomique d’urêtre
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bibliographie
APARICIO Jesús, El muro, concepto ensencial en el proyeto arquitect ó nico : la materialización de la idea, e la idealización de la materia, Colleción Textos de Arquitectura y Diseño, version internet, 2000.
BONDUKI Nabil, PORTINHO Carmen, Affonso Eduardo Reidy, Portugal, Editorial Blau, Instituto Lina Bo e P.M Bardi, 2018.
DELEUZE Gilles, Le pli, Leibniz et le baroque, Paris, Les éditions de minuit, 1988
NIEMEYER Oscar, La Forme en architecture (Collection Témoignages) Broché, Paris, 1978
NIEMEYER Oscar, Les courbes du temps, mémoires, Paris, Gallimard, 1999. memórias, traduit du brésilien par Henri Raillard
« L’Architecture d’aujourd’hui”, août 1952, n°42-43
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KANDINSKY Wasily, Point and Line to Plan, 1926, Solomon R. Guggenheim Library and archive, 2011, http://archive.org/details/ pointlinetoplan/00kand
Le Corbusier, Modulor 2, Paris, Editions de l’architecture d’aujourd’hui, 1955
Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Flammarion, 1923, réédition de 2015
objet d’études
Photographie de Vannuchi montrant le Complexo habitacional de Pedregulho (aujourd’hui Complexo residencial prefeito Mendes de Moraes) vu de la rue basse, avec le bloc A. courbe dans le fond. Ce bâtiment courbe sera notre objet d’études tout au long de ce mémoire.
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objet d’Êtudes
Plan masse du Complexo Residencial Prefeito Mendes de Moraes et plans du bloc A. issus du site http://www.fantasticoffense.co/projects/a-serpentine-science.
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introduction
Lors de mon échange au Brésil en 2016, j’ai eu l’occasion de visiter Brasilia, ville inévitable pour un étudiant en architecture. J’ai été frappé par les bâtiments héroïques du béton armé édifiés par Oscar Niemeyer. La plasticité de son oeuvre et sa maitrise de la forme m’ont poussé à m’interroger sur son processus de conception. Oscar Niemeyer revendique une conception par le dessin au trait, inspiré par son vécu. Ainsi se retrouvent dans son architecture les courbes des femmes et les montagnes de Rio de Janeiro. Dans l’histoire de l’architecture, la rencontre entre les futurs protagonistes du modernisme brésilien et Le Corbusier fut marquée par la conception commune du bâtiment du ministère de la Santé à Rio, aujourd’hui appelé Palais Gustavo Capanema. De l’histoire du Brésil est née une architecture revendicative et héroïque à l’image des bâtiments de Lina Bo Bardi ou de Mendes da Rocha. L’architecture d’Oscar Niemeyer est souvent évocatrice de la liberté de la courbe, de la sensualité et de la spontanéité comme en témoignent les nombreuses archives vidéo de lui dessinant librement. « L’innocence » évoquée par Jacques Lucan à propos du modernisme est applicable au patrimoine architectural brésilien construit par Oscar Niemeyer mais également par Lucio Costa, Roberto Burle Marx ou encore Affonso Eduardo Reidy. On m’a fortement recommandé d’aller voir le bâtiment de logement de Pedregulho, appelé le “minhoção” ou le ver de terre par les habitants du quartier. Il fait partie d’un complexe appelé “Cojunto Habitacional de Pedregulho” à São Cristovão un quartier assez pauvre de Rio de Janeiro. Le bâtiment qui m’intéresse est le bloc A. et prend la forme d’une bande courbe implantée dans une pente épousant ainsi la topologie de la colline. Celui ci fait face au reste du complexe en contrebas, construit par le même architecte en 1947. Je m’arrête un peu plus bas que l’entrée et finis de monter la pente à pied. Une passerelle horizontale arrive du sol jusqu’au milieu de la hauteur du bâtiment, niveau laissé complètement libre d’ou se fait l’accès aux logements. J’arrive donc à la hauteur de l’entrée pour parvenir à la passerelle franchissant le dénivelé de 50 mètres parsemé de plantes tropicale séparant la rue haute de l’édifice. On rentre donc au milieu de la façade à travers cette simple passerelle qui nous emmène au niveau intermédiaire ouvert du bâtiment par lequel on a une vue sur l’horizon. Le paysage prend une importance incroyable dès l’arrivée dans ce bâtiment, le paysage rentre dans le bâtiment ou peut être que c’est le contraire, je ne sais pas. Le cadre des activités publiques implantées au niveau intermédiaire devient exceptionnel,
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Photos issues du livre édité par Gareth Doherty, Roberto Burle Marx Lectures Landscape as Art and Urbanism, Zürich, Suisse, Lars Müller Publisher 2016. La photo de gauche montre le jardin dessiné par Roberto Burle Marx du palais Gustavo Capanema. La photo de gauche montre les motifs du sol de Copacabana dessinés par Roberto Burle Marx. On sent la tendance brésilienne de la courbe dans les motifs.
les enfants jouent et courent en voyant l’horizon se défiler derrière eux. En parcourant cette bande de béton ouverte on a la sensation de marcher dans le paysage montagneux et vert de la région de Rio, hors de la ville, inaccessible, lointain, mais pourtant là. On se sent tiré vers l’horizon. Les étages de logement ont leur système de distribution du côté de la colline et on devine leurs logements orientés vers le paysage. Les habitants y posent leurs chaises et leurs tables transformant ces corridors en véritables rues semi-privées intérieures séparées de l’extérieur par des moucharabieh en briques creuses qui remplissent la structure en béton armé. J’ai été profondément ému par cette architecture sociale, vivante donnant un cadre privilégié à des « cariocas » (habitants de Rio) modestes. Loin de Brasilia et des formes plastiques d’Oscar Niemeyer, j’ai eu le sentiment d’avoir pu appréhender un objet d’architecture exceptionnel de par sa fonction. Le bâtiment embrasse l’horizon et est en tension avec le paysage. La morphologie d’un bâtiment linéaire courbe a déjà été explorée par des architectes tels que Alvar Aalto, ou hypothétiquement par le Corbusier dans son projet pour Alger, mais ce qui va définir l’essence de ce projet réside dans sa topologie qui entretient un rapport unique avec le paysage et la topographie du lieu. Ces liens forts avec le site se manifestent par des émotions et la notion d’infini et de non mesurable qui sont au centre de ce travail de mémoire. Le processus de conception de bâtiments est primordial dans la recherche en architecture : comment dessiner un bâtiment aussi remarquable, quelles sont les leçons à en tirer ? Explorer la géométrie des plans à travers les écrits d’architectes et de philosophes permettront de relier la notion de paysage, d’horizon et d’émotion à de l’architecture mesurable et formelle.
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« L’Architecture d’aujourd’hui”, août 1952, n°42-43, photographies du chantier, ou l’on n’apercoit que la structure du bâtiment
la bande courbe
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TOPOGRAPHIE
EXTRUSION
DUPLICATION
RAPPORTS
a. morphologie la bande courbe La morphologie est l’expression externe du bâtiment, on assimile souvent à tort la morphologie à la typologie qui est plus spécifique et prend en compte l’organisation interne du projet. En effet, la morphologie traite de la forme. L’architecture contemporaine assiste depuis les années 2000 à une résurgence de l’affirmation de la morphologie comme identité forte du bâtiment comme en témoignent les bâtiments de Rem Koolhas, Renzo Piano, Herzog et Demeuron, « une exhaltation inéluctable de l’objet »1 comme l’explique Jacques Lucan dans sa conférence au pavillon de l’arsenal. C’est un des caractères de l’architecture brésilienne qui m’a fortement marqué : l’affirmation de l’objet plastique dans le paysage, suivant le principe de “tabula rasa” de l’époque moderniste. On retrouve au Brésil un expressionnisme sculptural du bâtiment assez lié aux problématiques de conception contemporaines. La forme prend le dessus avec l’exemple notable de Brasilia ou les bâtiments ont une dimension plastique qui n’a jamais été atteinte auparavant, le bâtiment devient une sculpture, un symbole. Il y a une opposition entre le bâtiment et le symbole dont parle Robert Venturi en 1972 dans son texte « Learning from Las Vegas », et l’architecture brésilienne se place d’une manière particulière dans cette opposition en inventant un nouveau vocabulaire plastique, en essayant de ne se référer à rien. Les bâtiments sont devenus des symboles eux mêmes. Le point de départ de cette culture de la forme architecturale au Brésil à lieu à Pampulha, près de Belo Horizonte dans le Minais Gerais. «(…)Si l’immeuble du Ministère projeté par le Corbusier a constitué le point de départ du mouvement moderniste au Brésil, c’est à Pampulha - qu’il me soit permis de le dire - que nous devons la naissance de notre architecture tournée vers la forme libre et créatrice qui la caractérise jusqu’aujourd’hui »2. En effet, Oscar Niemeyer, construit en 1943 l’église de São Francisco de Assis dans le complexe de Pampulha, réal -isé avec le paysagiste Rober-
to Burle Marx sur une commande de Juscelino Kubitschek, préfet de Belo Horizonte à l’époque. Oscar Niemeyer y annonce les prémisses de l’architecture tournée vers la forme, en exploitant d’une manière nouvelle les capacités du béton armé à l’aide de son ingénieur Joaquim Cardozo. C’est un tournant pour l’architecture brésilienne qui va continuer sur le chemin de «la liberté plastique que Pampulha a fait naître»3. De par son caractère innovant et plastique, ce bâtiment est immédiatement reconnaissable en le résumant à quelques traits sur le papier comme le fait si bien son architecte. Ce bâtiment est le premier monument architectural classé au Brésil et est le début de la longue collaboration entre Oscar Niemeyer et Juscelino Kubitschek, futur président de la République du Brésil qui vont les emmener jusqu’à la création et la construction d’une nouvelle capitale pour le Brésil, Brasilia fondée en 1960.
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Du haut vers le bas : 1 - Baker house, Cambridge, Alvaar Alto, 1948, image internet; 2 - Maquettes du projet d’Affonso Reidy du livre Affonso Eduardo Reidy de Nabil Bontuki et Carmen Portinho ; 3 - Notre objet d’études, le bloc A du complexe de Pedregulho, appelé le “minhoção” vu depuis le gymnase du complexe, photo de Vannuchi
D’après Lucio Costa, l’architecte doit « choisir (…) la forme plastique appropriée à chaque détail en vue de l’unité de l’oeuvre conçue. »4. Ici, la courbe apporte une expression plastique au bâtiment. « Le volume imposant de Pedregulho est équilibré avec la flexibilité de conception, évoquant les formes ondulantes du relief local »5, décrit Carmen Portinho en 1999 et Siegfried Giedion le confirme dans la description du projet dans le numéro d’Architecture d’aujourd’hui paru en aout 1952 : « la ligne ondulée qui donne à l’immeuble sa souplesse (…) répond à la configuration du terrain et aux vues plastiques de l’architecte»6. On peut émettre l’hypothèse que la forme du bâtiment est une extrusion d’une courbe de niveau que l’architecte a corrigé pour que l’objet soit satisfaisant d’un point de vue plastique. C’est une longue bande de 260 mètres de longueur, de 11 mètre de largeur et 23 mètres de hauteur. La structure de cette bande se comporte comme si elle était initialement régulière puis pliée ou soumise à des forces extérieures. Il en résulte une forme ouverte asymétrique et n’est pas sans rappeler une colonne vertébrale ou un ser pent. Cette forme sinueuse confère des vues différentes selon la position dans le projet et s’adapte à la topographie du site. De même, la souplesse de cette courbe permet d’implanter une plus grande quantité d’appartements (272 appartements) que si l’édifice était une bande droite rejoignant les deux extrémités de son implantation. On imagine d’ailleurs qu’un tel immeuble avec le même nombre d’appartements mais doté d’une façade droite aurait eu une dimension inhumaine. L’architecte aura répondu à ses besoins programmatiques en s’adaptant au terrain et en créant un objet d’une dimension sculpturale.
Conférence de Jacques Lucan Composition Non-Composition à la Cité de l’architecture, conférence du 3 décembre 2009 2 Oscar NIEMEYER, Les courbes du temps, mémoires, Paris, GALLIMARD, 1999 (memórias, 1997) 3 .ibid 4 COSTA Lucio dans “L’Architecture d’aujourd’hui”, août 1952, n°42-43 5 PORTINHO Carmen, 1999 dans Affonso Eduardo Reidy, Portugal, Editorial Blau, Instituto Lina Bo e P.M Bardi, 2018. 6 GIEDION Siegried dans “L’Architecture d’aujourd’hui”, août 1952, n°42-43 1
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Photomontage personnel visant à mettre en valeur la forme organique du bâtiment en comparant le plan du premier Êtage avec un dessin anatomique de serpent.
b. topologie, sol naturel duplication ou extrusion La topologie ou ce que j’entends par topologie traite du rapport que les éléments internes et externes du projet entretiennent entre eux d’une manière verticale vu que le dénivelé du terrain induit des rapports particuliers entre ces éléments. Les différents éléments sont : le sol “naturel”, la rue haute, l’espace semi public (parties communes), l’espace semi privé (accès aux habitations), les logements et enfin le paysage ou l’horizon. On peut classer ces éléments selon deux catégories : les éléments extérieurs « naturels » et les éléments architecturaux. Le rapport au sol de ce projet est essentiel : le niveau référentiel se situe au milieu du bâtiment exploitant le dénivelé du site. Le parking des logements se trouve à la hauteur du niveau référentiel et on pourrait croire, selon la coupe de principe, que l’accès aux logements se fait uniquement au niveau intermédiaire, mais l’architecte a redescendu ses circulations verticales jusqu’au niveau du sol. Comme vu précédemment, on peut considérer le volume du projet comme une courbe de niveau épaissie et extrudée en deux parties superposées qui flottent au dessus du sol grâce à des pilotis. L’architecture du projet amplifie l’illusion de révéler une géographie du site, tout en étant surélevé afin de ne pas l’effleurer. C’est un des points sur lequel l’architecte affirme son affiliation au courant moderne. « Au lieu d’ancrer de lourds édifices dans le sol avec des fondations massives, la nouvelle architecture les pose légèrement à la surface de la terre » dit Walter Gropius7. Même si Affonso Reidy affirme clairement une autonomie visuelle du projet vis à vis du site, il s’y réfère de par sa morphologie qui imite une courbe de niveau de la géographie du terrain. « La courbe du volume principal suit les courbes du dénivelé de la colline, en embellissant ses lignes grâce à une dialectique formelle »8 explique Carmen Portinho. On peut se référer une nouvelle fois aux ébauches de projets à très grande échelle que Le Corbusier dessina pour Alger en 1931 et pour Rio en 1929.
GROPIUS Walter, The architecture and the Bauhaus, Londres, édition Faber & Faber, 1935 BONDUKI Nabil, PORTINHO Carmen, Affonso Eduardo Reidy, Portugal, Editorial Blau, Instituto Lina Bo e P.M Bardi, 2018. 7 8
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Perspective faite par Le Corbusier pour son projet pour la ville de Rio en 1929 et “plan obus” dessiné pour Alger en 1931
Le niveau intermédiaire est référentiel dans ce projet : c’est l’espace commun au sein du bâtiment et celui qui jouit de la vue la plus dégagée sur Rio et sur la baie de Guanabara au loin. D’une hauteur de 3,25 mètres sous plafond, il est laissé libre sur quasiment toute la longueur et la largeur du bâtiment, mis à part les équipements sociaux mis en place sur certains de ses tronçons. Soit l’on considère la forme sinueuse et souple comme une extrusion du sol au niveau de ses fondations comme vu précédemment, soit on la considère comme une duplication de la rue à la hauteur de son niveau référentiel. Dans le deuxième cas, la partie commune du projet peut être considérée comme une duplication couverte de la rue haute de la colline avec une vue cadrée sur le paysage. La transition entre le sol naturel et le sol artificiel au niveau intermédiaire se fait uniquement par deux passerelles de 3 mètres de large aux formes élancées 3. C’est la seule transition horizontale majeure qui se déroule dans le projet et on passe clairement du sol naturel au sol artificiel. La passerelle est en béton armé tout comme le bâtiment et est appuyée sur le sol naturel. Cette transition entre les sols est moins affirmée formellement que dans les maisons de Souta de Moura, par exemple, mais elle affirme d’autant plus l’indépendance du projet par rapport à son site même si elle se conforme à la hauteur de la rue haute. Le projet affiche clairement une distanciation de son architecture par rapport au sol grâce aux pilotis et projette son niveau intermédiaire et ses habitations dans le paysage lointain et l’horizon. L’espace est flottant. Mais les espaces de circulation quand à eux sont de l’autre côté et donnent sur le dénivelé rempli de végétation. Les circulations du bloc inférieur donnent sur les plantes au niveau du sol, tandis que les circulations hautes (un étage sur deux) donnent des vues sur les feuilles des arbres. Le rapport au sol extérieur devient plus intimiste dans les parties semi-privées d’accès aux habitations, notamment grâce au parois ouvertes composées de briques creuses. La vue sur le sol « naturel » du terrain devient partie intégrante de la conception du projet, concept que l’on peut retrouver dans la maison de Eduardo Souto de Moura à Moledo, ou l’architecte met sous vitrine la pierre affleurant le sol. On pourrait également comparer morphologiquement le bloc A. du complexe de Pedregulho au projet des Katikias de Jean Dubuisson dans le Var, réalisé en plusieurs fois de 1965 à 1980. L’architecte s’adapte à la topographie pour implanter son architecture courbe de logements mais contrairement au brésilien il s’enfonce dans le sol, avec un rapport au site similaire au projet Rokko House de Tadao Ando. A l’image des maisons japonaises qui ont influencé Mies Van der Rohe, le bloc A. de Pedregulho est posé sur le sol sans le toucher, même si sa forme en est issue et qu’il a un rapport plus intime avec lui au niveau des couloirs de distribution.
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Vue sur le niveau intermédiaire et la passerelle qui sépare l’espace intermédiaire du sol naturel. Photographie prise par Nabil Bonduki après la fin de la réalisation de l’édifice. Le dénivelé séparant le sol des fondations du bâtiment se verra recouvert par la végétation Résidence des Katikias, dans le Var, de l’architecte Jean Dubuisson, réalisée en 1965. Ici, on retrouve l’idée de la courbe topographique extrudée, mais pas décollée du sol
c. typologie de Rio à Marseille La typologie est un terme polyvalent, la typologie peut être considérée comme un répertoire d’architecture, partagée à la fois entre le projet concret et la théorie. La typologie du projet va comparer les mesures et les dispositions d’éléments précis dans différents projets construits. Par exemple nous allons étudier dans cette sous partie les typologies de logements collectifs des années 1940. Mais comme chaque objet architectural possède plusieurs niveaux de complexité et trop de subtilités pour qu’on puisse les classer parfaitement selon toutes les mesures et tous les détails, on va donc faire des typologies des éléments architecturaux en rendant abstrait les mesures au profit des notions d’échelle, de proportions et de dispositions. La typologie théorique, quand à elle, va mettre en relation les organisations ou systèmes qui sont similaires entre différents projets d’architecture, on pourrait appeler la typologie théorique le « type », qui serait ici les barres de logements linéaires courbes. La typologie théorique peut traiter de projets non-construits comme de projets réalisés. «(…)La recherche typologique a pour but de retrouver les «types générateurs» (abstraits) de séries de formes qui, elles-mêmes, se présentent comme des «modèles» concrets. Ainsi les objets de son étude sont des «modèles» concrets, les seuls visitables, alors que les finalités qu’elle poursuit sont des «types» abstraits, invisitables si ce n’est à travers quelques modèles plus cohérents que les autres: les archétypes. Toute la difficulté de la recherche typologique est de traduire à travers la permanence de certains modèles une antériorité primaire qui les domine et qui en est comme la «matrice», pour reprendre la définition quatremérienne. »9L’intérêt d’une telle recherche est de relever les spécificités et les innovations d’une oeuvre architecturale, et de les re contextualiser d’un point de vue historique et théorique. Et également savoir à quel archétype, ou quel « type générateur »10 d’après le terme de Jean-Marc Lamunière, il se réfère. Le bloc A. du complexe de Pedregulho est donc un bâtiment de morphologie linéaire courbe dont la typologie est une barre de logements avec un niveau intermédiaire, une distribution horizontale pour chaque étage, et le long de cette dernière des circulations verticales disposées régulièrement. La Cité Radieuse du Corbusier inaugurée en 1952 fonctionne de cette manière, ce qui était une révolution pour l’époque car les couloirs de distribution des logements sont considérés comme des rues intérieures qui remplacent les rues traditionnelles, d’ou le nom de «cité». Même si Le Corbusier prévoyait ses distributions comme des rues dans son bâtiment, les «rues» intérieures du bâtiment de Pedregulho sont ouvertes sur la végétation de l’extérieur et sont plus propices à une pratique quotidienne des habitants. LAMUNIERE Jean-Marc, Le classement typologique en architecture, Habitation : revue trimestrielle de la section romande de l’Association Suisse pour l’Habitat, 1998 10 ibid. 9
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Le programme du niveau intermédiaire comprend l’espace public libre, qui comprend la majorité de l’espace, un service social et des installations administratives. Bien que de nombreux services publics aient été implantés dans le reste du complexe de Pedregulho en contrebas, la présence de ce grand espace public et social montre l’intention de l’architecte d’implanter les zones d’échange et de vie commune au sein même de son bâtiment. On pourrait penser au terme de « condensateur social »11 défini Moisei Ginzbourg et Ignaty Millinis en 1932 dans leur bâtiment de Narkomfim construit à Moscou, et leur volonté d’introduire dans le bâtiment des équipements publics habituellement extérieurs, tels que des cuisines, des crèches et des laveries. Ce projet a notamment influencé le Corbusier dans la conception de ses rues intérieures et des équipements à implanter dans la Cité Radieuse, qui comporte initialement des magasins, un cabinet de kinésithérapie, une piscine, un gymnase, un restaurant…12 En comparaison, le niveau intermédiaire du projet de Pedregulho est dans une moindre mesure un « condensateur social », en raison du plus faible nombre d’équipements à l’intérieur du bâtiment mais possède un espace social hors du commun ainsi que des “rues” distributives confortables et praticables. Les logements dans leur organisation interne sont comparables aux logements collectifs proposée par Le Corbusier. Les pièces d’eau et la cuisine sont situées près de l’entrée laissant juste une largeur de circulation qui se dilate pour devenir un salon qui jouit de la vue et de l’accès à l’extérieur. Le duplex a été une solution de rendement prenant en compte la faible profondeur du bloc et la nécessité d’installer de plus grands appartements, pour des couples voire des familles. Les appartement en duplex se distribuent comme des tranches perpendiculaires à la bande dans laquelle ils sont implantés. Cela permet également aux appartement de toujours respecter la trame structurelle du bâtiment, en s’intégrant deux par deux dans chaque interstice structurel, on note ici un fonctionnalisme pur : ce qui tient le bâtiment définit les espaces. Dans le bloc supérieur, la rue intérieure est présente un étage sur deux en raison des étages des appartement duplex qui occupent tout le plan. Dans le bloc inférieur, la rue intérieure est présente à chaque étage. En raison du contexte climatique, de l’orientation du bâtiment et de la qualité d’entretien des infrastructures publiques de Rio, les salles de bains et cuisines intérieures ont été évitées afin d’éviter l’installation de ventilation mécanique et de lumière. Les cuisines sont ventilées et illuminées par le corridor ouvert qui distribue les logements, et les salles de bains donnent directement à l’extérieur. Pour les studios du bloc inférieur, la salle de bain et la cuisine donnent sur la circulation ouverte.13 GINZBOURG Moisei à propos du bâtiment Narkofim en 1928 à Moscou : https://fr.wikipedia. org/wiki/Mo%C3%AFsse%C3%AF_Ginzbourg 12 SBRIGLIO Jacques, L’Unité d’habitation de Marseille, Marseille, Parenthèses, novembre 1992 13 BONDUKI Nabil, PORTINHO Carmen, Affonso Eduardo Reidy, Portugal, Editorial Blau, Instituto Lina Bo e P.M Bardi, 2018. 11
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Plan des studios et des deux étages des duplex, deux appartements rentrent dans une trame structurelle de 7,19 mètres de large entraxe
La dimension de la trame structurelle confère aux logements une proportion allongée. En effet, d’une largeur de 11,70 mètre, le porte à faux réalisé du côté distribution de la bande est de 2,86 mètres entre axes, ce qui laisse une largeur de couloir de 2,27 mètres ce qui correspond approximativement à la longueur du Modulor (2,26m). La largeur entre axe des logements (deux logements remplissent une unité structurelle, c’est à dire entre deux poteaux) mesure 3,6 mètres ce qui correspond approximativement à la côte 3,66 qui correspond à la largeur d’une cellule de l’unité d’habitation. La taille des rangements intégrés dans les parois mesure également 1,10 mètre entre axe ce qui correspond une fois de plus approximativement à la taille d’armoire préconisée par le Modulor (1,13 m). Les longueurs des pièces d’eau des rez de chaussés mesurent quand à elle 2, 26 mètres. La hauteur sous plafond (2,65m) est plus importante que celle de la cité radieuse (2,26m : Modulor).
Dans cette première partie, nous avons vu les possibilités de conception « processuelles » que laisse deviner la morphologie du bloc A du complexe de Pedregulho ainsi que les différents rapports que l’édifice engendre avec l’extérieur. Nous avons vu le contexte typologique dans lequel le bâtiment a été conçu et quels rapports le bâtiment entretient avec ce dernier, ce qui nous a permis de déterminer les innovations et les continuités de son oeuvre. Dans la dernière partie, nous avons observé la typologie des logements qui, même si bien différents des logements de la Cité radieuse présentaient des éléments constitutifs (dimension spécifique de programme) aux proportions similaires à celles prônées par le Corbusier avec le Modulor. Comme le dit Jacques Sbriglio, « ce nouveau système de mesures permet de se tenir à l’écart, à la fois de l’intuition crayonnante et de l’application toujours abstraite et impersonnelle des normes dimensionnelles ».16 Le Corbusier publia le premier un livre sur le Modulor, fini de rédiger en 1948. Un grand mathématicien déclare : « faire appel simultanément à la géométrie et aux nombres, c’est là le vrai but de notre vie »17. Le Modulor se base sur la taille humaine universelle fixée par le Corbusier : 1,83 mètres. Le Modulor se décline en une série de nombres dont le rapport hiérarchique est lié à la suite de Fibonnaci (la somme des deux nombres inférieurs est égal au chiffre supérieur), et ici le rapport entre la taille (1,83 m) et la hauteur moyenne du nombril (1,13 m) est égal à 1,619, soit le nombre d’or à un millième près. Luca Pacioli à la Renaissance qualifie le nombre d’or de « divine proportion ».18 En effet, on constate par la suite que le nombre d’or est très présent dans la nature, mais on est incapable de remonter jusqu’à son origine. De tous les monuments construits, le chiffre d’or correspond le mieux à la pyramide de Kheops. «(…) Ce dimensionnement du Modulor par raccordement à la stature humaine nous apparente aux grands moyens de mesure de la tradition et très particulièrement à la « coudée égyptienne » qui atteint un sommet dans ce domaine. »19 L’utilisation du Modulor chez Le Corbusier dénote donc à la fois de la recherche d’un nouvel outil de conception, qui écarte l’impulsion créatrice approximative mais se détache de la neutralité et des catalogues des normes préétablies, et de la recherche de l’universel et de l’intemporel. « L’homme qui a trouvé la commune mesure entre le système décimal et le pied-pouce travaille pour une seule cause, celle de l’universel : la juste cause. »20 La proportion et le rapport de la plus petite échelle à la plus grande va créer un projet cohérent dans toutes ses parties. Nous avons donc abordé les questions de la morphologie courbe jusqu’aux questions de mesures, nous allons maintenant nous pencher sur ce que cette morphologie courbe engendre afin de compléter des questions de rapport au site et de géométrie afin de mettre en relation le bâtiment avec les notions d’infini et d’universel. SBRIGLIO Jacques, L’Unité d’habitation de Marseille, Marseille, Parenthèses, novembre 1992 Le Corbusier, Modulor 2, Editions de l’architecture d’aujourd’hui, Paris 1955. 18 19 20 ibid 16 17
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tension équilibre
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COURBE GÉNÉRATRICE
POINTS GÉNÉRATEURS
COURBE SECTION
a. la notion de “baroque” Gilles Deleuze et le Pli Comme énoncé dans la partie sur la morphologie, l’initiateur de la courbe au Brésil fut Oscar Niemeyer. Dans son livre La forme en architecture21, il revendique s’émanciper de l’angle droit et du « fonctionalisme » et prône une « nouvelle architecture ». Il insiste sur le fait de s’émanciper des enseignements du Corbusier. Mais il est vrai qu’en relativisant le discours de l’architecte brésilien qui a peu théorisé comparé au Corbusier, son propos se ramène plus à la forme plastique de son architecture qu’au parcours de l’homme dans l’architecture, ou, selon les propos de Le Corbusier, la « promenade architecturale »22. Dans l’architecture corbuséenne, la courbe en plan est utilisée comme un élément dynamique, qui , de par la tension qu’elle génère, incite le visiteur à poursuivre son parcours. Dans la villa Laroche de 1923 par exemple, la courbe est utilisée dans les paliers quand l’escalier se retourne et dans la galerie soulevée sur pilotis ou la rampe est une invitation à poursuivre « la promenade architecturale ». Dans le Pavillon suisse, la grande paroi courbe qui s’affirme est en fait un moyen de compression et d’accélération qui va inciter le mouvement par la tension que la courbure va générer. D’après le Corbusier, le principe de « promenade architecturale » lui vient de l’architecture arabe : « L’architecture arabe nous donne un enseignement précieux. Elle s’apprécie à la marche, avec le pied ; c’est en marchant, en se déplaçant que l’on voit se développer les ordonnances de l’architecture. C’est un principe contraire à l’architecture baroque qui est conçue sur le papier, autour d’un point fixe théorique »23. Dans son livre, Oscar Niemeyer reconnaît le terme de baroque qu’on attribue maintes fois à son architecture, l’acceptant de la part de certains philosophes, le dédaignant d’autres qui vont le sortir comme une généralité. Et c’est notamment le Corbusier qui lui dira plus tard sur l’architecture de Brasilia et de Pampulha : « « Oscar, tu fais du baroque, mais tu le fais bien ». Et des années plus tard, il me dit : « Il paraît que je fais moi aussi du baroque. Regarde cette photographie de la marquise du congrès de Chandigarh, n’importe qui n’est pas capable de faire ca. » »24 Notre démarche dans cette partie sera de comprendre d’un point de vue théorique ce qu’est la courbe “baroque” dans l’architecture moderniste, puis d’appliquer la théorie à la géométrie. On a observé que Le Corbusier a opposé le développement des points de vue lors de la pratique de la « promenade architecturale » à l’architecture baroque qu’il décrit comme « conçue sur le papier, autour d’un point fixe théorique ». Pourtant comme dit précédemment, il a qualifié l’architecture de Niemeyer de baroque. Nous 21
NIEMEYER Oscar, La Forme en architecture (Collection Témoignages) Broché, Paris, 1978 Le Corbusier, Œuvre Complète, 1929-1934, volume 2 NIEMEYER Oscar, Les courbes du temps, Gallimard, Paris, 1999
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Captures d’écran tirées de la vidéo du cours de Gilles Deleuze sur Leibniz “Le point de vue” à La Sorbonne Paris 8, en 1986 1- Le point qui décrit l’inflexion, 2 - Le point d’inflexion lui même, 3 - Le troisième type de point pourrait être appelé le centre de la courbure
le mot « baroque » d’après Gilles Deleuze afin de comprendre le discours commun qui traite de l’architecture de Niemeyer pour enfin qualifier, selon ces propos, la forme architecturale de notre objet d’études, le bâtiment de Pedregulho. Le mouvement baroque vient du mot portugais « barocco » qui signifie perle irrégulière. L’exagération formelle du baroque est la conséquence de l’instrumentalisation de l’art au 16/17ème siècle au profit de l’Eglise catholique romaine face à la Contre-Réforme pour regagner du pouvoir.25 C’est le courant ayant le plus exploité la courbe avec comme thématiques : le mouvement poussé à son paroxysme, le contraste, l’effet dramatique et la tension à travers le pli et la courbe. Le philosophe ayant le plus vulgarisé et rassemblé de connaissances est Gilles Deleuze et nous allons nous appuyer sur son ouvrage, Le pli, Leibniz et le baroque, qui résume et vulgarise la pensée baroque, afin de créer de nouveaux éléments de réflexions sur lesquels nous appuyer. Il donne notamment une définition géométrique de la courbe : la courbe par définition, fait géométriquement référence à plusieurs points fixes : un point d’inflexion, une marque d’inflexion sur la courbe, et un centre géométrique variable qui correspond au croisement des perpendiculaires au tangentes. On peut faire par ailleurs une distinction de conception de la courbe, en partant d’une étape de sa réflexion qui s’intitule le « point de vue »26. Selon une interprétation personnelle, on peut différencier géométriquement deux types de courbes dans son discours. La notion de sujet implique une relation de cause à effet : la courbe peut être générée à partir de points fixes, ou la courbe peut générer des points fixes. Cette dualité conceptuelle est assez essentielle dans notre recherche de compréhension de la forme. On verra plus tard comment approfondir cette dualité, en confrontant notamment Klee et Kandinsky. En allant plus loin dans son discours, Gilles Deleuze traite des courbes irrégulières, qui ne se réfèrent pas uniquement aux points de géométrie énoncés plus haut ou qui ne se construisent pas à partir de points fixes. « Au lieu de chercher la droite unique tangente en un point unique à une courbe donnée, on se donne à chercher la courbe tangente en une infinité de points à une infinité de courbes ; la courbe n’est pas touchée, elle est touchante, la tangente n’est plus ni droite, ni unique ni touchante, elle devient courbe, famille infinie, touchée ».27 D’après Gilles Deleuze, l’objet change de statut : « il devient maniériste, et non plus essentialiste : il devient évènement ».28 La courbe peut être libre et multiple dans son unité, et on émet l’hypothèse que c’est le cas des courbes qualifiées de « libres » et de spontanées. 25
https://fr.wikipedia.org/wiki/Baroque DELEUZE Gilles, Le pli, Leibniz et le baroque, Les éditions de minuit Paris, 1988
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b. la construction de la courbe concave, convexe, tangente « L’enveloppe est la raison du pli »,29 nous dit Gilles Deleuze. Mais peut on définir finalement la concavité et la convexité de la ligne sinueuse du bâtiment ? Ou est l’intérieur ou est l’extérieur ? Est ce que le bâtiment dessine en partie l’enveloppe du relief sur lequel il est implanté, ou définit il l’enveloppe du paysage lointain auquel il fait référence ? Dans les deux cas, si l’on considère la courbe du bâtiment comme un pli dont la raison serait une enveloppe, on la considère comme un tronçon d’une enveloppe. C’est à dire que l’on pourrait continuer le dessin de cette forme à l’infini, en la pliant et la dépliant infiniment, à l’image des immeubles d’Emile Aillaud, réalisés à Nanterre ou à Grigny, bien que les formes soient résolument plus lisibles et axées autour de points fixes. On peut imaginer que la forme du bâtiment de Pedregulho vu les courbures de sa morphologie se continue infiniment mais à l’échelle du paysage, comme vu précédemment dans les projets utopistes du Corbusier des années 30 pour Rio de Janeiro ou encore pour Alger. D’après les analyses graphiques tirées des plans du bâti ment d’Affonso Reidy, on émet l’hypothèse que la géométrie du plan et des tracés directeurs qui ont été à l’origine du bâtiment fait partie de ces deux catégories de courbes : les régulières et les irrégulières. Le tracé est à la fois construit et libre, c’est un pli aggrandi, qui fait référence géométriquement au lointain, ou à quelque chose de plus grand que le bâtiment lui même. En s’intégrant dans le terrain, le bâtiment s’ancre dans un language formel naturel, celui de la colline usé par le temps et la pluie. La courbe de niveau et sa forme ont été dans une certaine mesure de composition l’inspiration processuelle de la forme du bâtiment. La courbe de niveau est fermée, à l’image du pli décrit par Gilles Deleuze. On peut comparer la ligne sinueuse du bâtiment à une courbe de niveau tronquée, issue de la matière du sol transformée par les éléments extérieurs, ce qui donne un nouveau sens à sa concavité et à sa convexité.
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DELEUZE Gilles, Le pli, Leibniz et le baroque, Les éditions de minuit Paris, 1988
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Si l’on retrace les droites tangentes aux courbes du plan du bloc A. de Pedregulho, on peut émettre l’hypothèse que la forme a été dessinée et non pas générée. On constate tout d’abord que les extrémités sont orientés dans le même axe. L’alignement des éléments structurels permet de tracer une droite toujours perpendiculaire à la tangente de la courbe du bâtiment. Cela nous permet de déterminer un certains nombres de points qui vont nous aider à définir le processus de dessin du bâtiment. On constate que le point à l’extrémité convexe de la courbe orienté côté paysage permet de tracer la perpendiculaire à l’axe imposé par les extrémités de la forme, ce qui implique la
On peut émettre l’hypothèse que Eduardo Affonso Reidy fabrique son bâtiment à partir de points et de droites qu’il a lui même fixés, comme Kandinski, qui place ses points d’inflexions et qui va théoriser sa conception de la composition dans son famé traité « Point, ligne et plan ». Kandinski s’oppose à Klee dans sa conception même du point, et du mouvement qu’il effectue pour devenir ligne courbe. En effet, comme le décrit Gilles Deleuze dans son ouvrage : « L’élément génétique idéal de la courbure variable, ou du pli, c’est l’inflexion. L’inflexion est le véritable atome, le point élastique. C’est elle que Klee dégage comme l’élément génétique de la ligne active, spontanée, témoignant ainsi de son affinité avec le baroque et avec Leibniz, s’opposant à Kandinsky, cartésien pour qui les angles sont durs, le point est dur mis en mouvement par une force extérieure. Mais pour Klee, le point comme « concept non conceptuel de la non contradiction » parcourt une inflexion. Il est le point d’inflexion lui même la ou la tangente traverse la courbe. C’est le point pli. »30
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Le centre géométrique de la courbure installé du côté concave de cette partie de la courbe est évidemment à la rencontre des perpendiculaires aux tangentes de la courbe mais rencontre l’axe issu de l’extrémité droite du bâtiment. Le centre de courbure de cette partie du bâtiment est donc un point important mais invisible dans la géométrie du bâtiment. En prolongeant le vecteur de l’extrémité de gauche et en le reportant sur le segment qui est à la fois perpendiculaire à la tangente de la courbe et aux droites issues des extrémités en question, on aboutit au point d’inflexion décrit par Gilles Deleuze. Le tracé des vecteurs directeurs de la forme permet donc d’aboutir à un référentiel orthogonal sur lequel apparaît les différents points de la courbe. L’escalier qui longe le dénivelé affirme ce référentiel. L’axe de la passerelle de gauche croise également le centre géométrique de la courbe, ce qui nous permet d’émettre l’hypothèse que la position du centre de la courbure n’est pas due au dessin libre de l’architecte. La création de ce référentiel orthogonal permet de relier par des angles droits : la marque d’inflexion de la courbe de gauche, le centre de la courbe de gauche, l’extrémité droite du bâtiment ainsi que le centre de la courbe de droite (côté concave orienté vers le paysage). On remarque que les deux centres de courbure sont reliés par une droite qui est à 45 ° par rapport au référentiel évoqué précédemment. L’axe de la passerelle de droite croise également le centre de courbure.
c. équilibre, tension et divin Kandinsky et Klee Wassily Kandinsky a décrit dans son ouvrage « Point et ligne sur plan » en 1926, les éléments qui composent toute création en alliant dans ce texte la géométrie et la réflexion, en tentant d’aller au plus profond des choses. En effet Kandinsky compose ses oeuvres à partir d’éléments simples tels que les lignes, les points et les formes, il se constitue donc un texte épistémologique à propos de sa démarche. Kandinsky définit clairement la dualité qui existe dans le monde artistique : l’intérieur et l’extérieur. Il va définir dans son ouvrage sa démarche artistique comme étant influencée par l’extérieur et retranscrite par son esprit. Il va vouloir définir les bases des composantes géométriques de son oeuvre qui, à la différence de l’architecture va résider uniquement dans l’expression. Mais vu l’importance de la plasticité dans l’architecture brésilienne, nous considérerons ce que Kandinsky théorise. Le point est soumis à la force de l’artiste pour devenir une ligne. Kandinsky approfondit dans son ouvrage les différents types de ligne qu’il existe et ce qu’elles impliquent : les lignes brisées, les lignes droites par exemple. Les lignes courbes sont pour lui soumises à différentes forces qui convergent, peuvent être composées de « parties de cercles »31, et Kandinsky va, par ses schémas définir les courbes comme des alternances de mouvement irréguliers qui s’appliquent directement sur le point ( même si la ligne et le point sont antinomiques pour Kandinsky). Kandinsky souhaite transmettre la composition de ces forces et de ses énergie qui entrent en jeu, Et c’est en cela qu’il s’oppose à Paul Klee pour qui les forces sont organiques, naturelles et la « tension » dont parle Kandinsky est inhérent à chaque élément, d’ou sa notion dominante d’ « équilibre ». « Il étudie les formes géométriques de base dans la même perspective que les plantes et les êtres vivants : c’est à dire d’après leur aptitude au mouvement, leur comportement dans l’espace et leur signification intérieure. »32 On pourrait donc penser que la courbe de Paul Klee se rapproche de celle du baroque dans le sens ou la centralité est implicite dans chaque élément, et que chaque élément est organique et implique une jonction de tensions qui crée un univers à part en équilibre. Comme montre ce schéma issu du livre de Gilles Deleuze, il montre qu’une ligne courbe, implique aussi d’autres mouvements qui « tournent » autour d’elle, tel le parcours d’un chien qui tourne autour du parcours de son promeneur créant ainsi deux mouvements qui sont liés, mais qui sont résumables au parcours du maître.
KANDINSKY Wassily, Point and Line to Plan, 1926, Solomon R. Guggenheim Library and archive, 2011, http://archive.org/details/pointlinetoplan/00kand 32 SPILLER Jung, “Paul Klee : la pensée créatrice”, Communication & Langages, Année 1974, p. 18-34 31
Dessins théoriques extraits de l’ouvrage “Point and line to Plan“ de Wassily Kandinsky écrit en 1926
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Pour résumer, on pourrait dire que Paul Klee considère les courbes comme étant organiques. On peut émettre l’hypothèse que la courbe d’Affonso Reidy est une courbe organique, en équilibre, caractérisée par des forces intérieures définies par l’architecte. Mais on peut se dire également que son organisation interne est issue de l’ordre et de tracés régulateurs notamment avec la présence d’angles droits, et de la présence notable des points d’inflexions et des axes marqués dans l’analyse géométrique vue précédemment. « De la naissance fatale de l’architecture. L’obligation de l’ordre. Le tracé régulateur est une assurance contre l’arbitraire. Il procure la satisfaction de l’esprit. » dit Le Corbusier, mais à la différence de la définition de Le Corbusier donnée dans Vers une architecture, la forme du bâtiment de Pedregulho n’est pas lisible à nos yeux, c’est une forme nouvelle, faisant partie d’un nouveau langage : « Car les axes, les cercles, les angles droit, ce sont les vérités de la géométrie et ce sont les effets que notre oeil mesure et reconnait; alors qu’autrement ce serait hasard, anomalie, arbitraire. La géométrie est le langage de l’homme.»33 On peut dire ici que les tracés régulateurs ont permis à l’architecte de justifier d’une manière interne, et pourrait on dire baroque, sa forme nouvelle.
33
Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Flammarion, 1923, réédition de 2015
Schéma tiré du livre “Le pli, Leibniz et le baroque” de Gilles Deleuze, sur les figures de Paul Klee
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le train
3
ROUTE INFINIE
“EMOTION TECTONIQUE TEMPORELLE”
LE LIEN AU PAYSAGE
a. le “train infini” l’hétérotopie de Michel Foucault Peut on aller jusqu’à justifier cette courbe grâce à la notion de divin que le Gilles Deleuze aborde dans son cours sur le baroque ? Ce qu’il explique dans son cours, c’est que par son irrégularité, une courbe considérée comme baroque possède plusieurs centres que Gilles Deleuze présente comme un « site » (la zone ou se rassemblent tous les points d’inflexion d’une courbe irrégulière), ou encore « point de vue ». Gilles Deleuze parle alors d’un troisième centre défini par Leibniz : le point qui parcourt cette zone appellée « site », tout en étant tous les centres en même temps. Ce qui définit l’essence du monde baroque : tous les points peuvent être des centres, ce qui emmène à l’omniscience de Dieu, à travers sa centralité. Si la notion divine est excessive ici, j’ai trouvé plus judicieux de revenir à la notion d’infini, face au paysage qui fait partie intégrante du bâtiment et qui est pris en compte dans sa conception, infini ou plutôt éternel comme une montagne brésilienne. “L’infini correspond à l’espace s’étendant au delà de l’entendement de l’homme mais correspond également, mais il convient aussi aux grandeurs continues c’est à dire à la constance. »34 En revenant à l’échelle du bâtiment, on part de l’hypothèse que l’unité d’un module à l’échelle humaine constituant un ensemble architectural qui dépasse l’échelle humaine permet la transcendance en architecture, comme les pierres de la pyramide de Kheops. L’infini n’est pas que dans l’espace, il est aussi dans la temporalité éternelle d’un archétype architectural. Dans l’exemple de Pedregulho, l’oeil humain ne se raccroche à aucune forme géométrique connue, le spectateur est perdu au niveau de l’échelle et de la forme, ce qui a pour finalité la projection dans le paysage. Le spectateur se retrouve donc « sujet » de l’organicité du bâtiment, sans en comprendre la logique formelle mais en la ressentant. C’est le propre de la ligne courbe, elle stimule l’imagination de par sa complexité inexplicable. Mais si la forme est irrégulière, sa régularité est exprimée elle par la structure qui de par son échelle rappelle à la spatialité du logement tout en étant une unité du bâtiment. On peut voir l’infini comme ce bâtiment étant prolongeable à l’infini dans les montagnes de Rio. Ou on peut le considérer comme un élément dynamique dans le paysage, comme un tronçon de courbe de niveau, de route. C’est d’où me vient ma métaphore du train, du train infini.
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Nous allons aborder la métaphore du train en plusieurs temps. Tout d’abord, approfondir le concept d’hétérotopie développé par Michel Foucault. Puis dans un second temps reprendre l’analyse graphique à l’échelle du paysage cette fois pour développer l’importance de ce dernier. Dans un troisième et dernier temps, nous expliciterons le thème d’émotion tectonique temporelle. Le train. J’ai trouvé la comparaison avec le train judicieuse, car ce bâtiment est inspiré typologiquement par Le Corbusier comme vu dans les parties précédentes. L’architecture de Le Corbusier puise dans les références machinistes : bateaux, avions35 par exemple pour leur fonctionnement interne le plus efficace possible, dicté par des règles de dimensionnement strictes. Dans le bâtiment étudié, en effet, l’organisation interne à chaque étage peut faire penser à l’organisation d’un train, avec le couloir desservant les compartiments des cabines, qui sont ouvertes sur le paysage grâce à des fenêtres tout le long de la machine. La forme du bâtiment étudiée précédemment évoque la ligne sinueuse d’une route et son dynamisme pourrait aussi nous rappeler celui d’un train qui avance en bord de colline, en épousant ses courbes de niveau. Le train avance dans un mouvement perpétuel en s’arrêtant de gare en gare, c’est un espace que l’on pourrait rapporter aux « hétérotopies » de Michel Foucault : ce sont des espaces qui n’en sont pas, ce sont des superpositions d’espaces. A Pedregulho, la forme dynamique ouverte nous donne l’impression d’être dans le paysage lointain ou bien d’y aller comme un train, ou comme un navire naviguant sur l’horizon. « Le navire c’est l’hétérotopie par excellence » dit Michel Foucault, « (…) c’est la plus grande réserve d’imagination ».36 On a le sentiment d’être dans le paysage, non pas comme sur une terrasse mais comme dans un train. Et ce qui est intéressant dans ce train, c’est que ce n’est pas le train qui avance dans le paysage mais c’est le paysage qui se meut en lui.
Assemblage et collage personnel d’images issus du « L’Architecture d’aujourd’hui”, août 1952, n°42-43 et du livre Affonso Eduardo Reidy, Portugal, Editorial Blau, Instituto Lina Bo e P.M Bardi, 2018. Ces assemblages sensibles visent à souligner le rapport émotionnel au paysage et à l’horizon dans le bâtiment étdudié, notamment à travers la métaphore du train.
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b. le paysage et le bâtiment les reliefs de Rio dans le béton Nous allons voir dans cette sous partie en quoi le paysage a été pris en compte dans l’architecture de la courbe. Le rapport au paysage du bâtiment et réciproquement est déterminant dans leur sublimation mutuelle. En gardant à l’esprit les parties précédentes, nous considérerons le bâtiment comme étant un long portique donnant sur le paysage et sur l’horizon. La forme courbe permet de donner une sensation de compression, de contenance de l’horizon, à travers la notion de “pli”. C’est ainsi qu’on peut dire que le bâtiment plie l’horizon en lui, en orientant le point de vue à une échelle du territoire et en modifiant la temporalité du parcours de par sa courbe. L’architecte a ici utilisé le paysage comme matière d’architecture : c’est une composante de sa perspective du niveau intermédiaire. On peut penser à Mies Van Der Rohe et ses collages compositionnels, mais ce qui diffère dans le bâtiment étudié est la simplicité conceptuelle de la perspective. A cela s’ajoute la monumentalité de la structure qui renforce la portée de l’édifice au loin. La simplicité de la perspective pour le niveau intermédiaire est telle qu’on ne sait plus si pour la représenter il faudraitposer un paysage d’architecture comme matière dans une composition de béton ou alors poser des colonnes et un cadre en béton sur un paysage horizontal. Comme la lumière qui rentre en biais sur une des photos ci dessus, le paysage rentre dans l’édifice. Mais la courbure ne fait pas que regarder le paysage, elle se regarde aussi elle même, de par ses différents centres géométriques. On pourrait définir ainsi deux “dynamiques” dans ce bâtiment. La première est la circulation dans le sens du bâtiment qui renvoie à la fois au paysage et au bâtiment et qui n’offre pas de variation de spatialité. La deuxième est la contemplation qui prend en compte la forme du bâtiment inconsciemment pour être projeté dans le paysage. Nous allons maintenant voir à travers une analyse géométrique comment le bâtiment est tracé par rapport au paysage et établir des hypothèses.
Captures d’écran de la vidéo du cas d’études du “Cojunto habitacional Pedregulho” réalisé par Clara Passaro à la Cité de l’architecture & du patrimoine lors du colloque : « L’entre-deux barres : une ethnographie de la transformation des ensembles de logements collectifs par leurs habitants » du 27 au 29 avril 2017
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Nous allons nous référer principalement au niveau intermédiaire du bâtiment, qui rassemble la quasi-totalité de la forme du bâtiment et qui peut être considérée comme une rue-fenêtre sur le paysage. Le niveau intermédiaire est central dans le bâtiment et nous permet de confronter l’horizon et l’échelle humaine de l’édifice. Dans le schéma ci dessus, on s’aperçoit que dans le plan masse et les points fixés précédemment orientent vers l’angle de la parcelle du complexe entier. On peut se demander si l’orientation de l’axe principal n’est pas orienté au plus loin dans le paysage qui serait pris dans la conception du bâtiment. Le paysage est une thématique de la conception interne du bâtiment comme évoqué dans la première partie en imitant les courbes de niveau. On peut faire l’hypothèse que l’axe principal de la courbe a été conçu en fonction des reliefs au loin dans les terres. L’axe 1 dessiné est celui de la passerelle de gauche comme indiqué sur le plan ci dessus, et on peut émettre l’hypothèse que cet axe a été dessiné avec pour objectif de viser la limite du relief au Nord-Ouest, vers le vide qui continue plus loin jusqu’aux montagnes de Tinguá (hors de la carte). L’axe 2 est défini par la passerelle de droite et est quand à lui clairement orienté vers le milieu du même relief végétal. L’axe 3 est l’axe le plus extrême orienté vers le Nord et longe la baie de Rio de Janeiro. On peut émettre l’hypothèse que les axes on étés placés d’une manière rigoureuse par rapport au paysage. Le bâtiment sublime le paysage dans ce projet en s’y adaptant de toutes les manières possibles : de par sa forme et de par ses axes qui indiquent des éléments déterminants du paysage. « L’architecture sublime la nature et la rend émouvante. La Nature est la matière première de l’architecte »37 dit Jesus Aparicio. On émet l’hypothèse que le paysage lointain a été un des éléments de conception majeurs de la courbe du bâtiment de Pedregulho et nous allons voir maintenant en quoi l’avènement du paysage dans l’édifice va nous apporter l’émotion architecturale.
APARICIO Jesús, El muro, concepto ensencial en el proyeto arquitect ó nico : la materialización de la idea, e la idealización de la materia, Colleción Textos de Arquitectura y Diseño, version internet, 2000. 37
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c. “l’émotion tectonique temporelle” Jesus Aparicio Si notre bâtiment est un train roulant au bord du relief des collines, les cabines des hommes seraient définies par la structure en béton. L’affirmation de la structure et le dépassement en porte à faux au delà décrit une architecture tectonique et c’est pour cela que je ferai référence un peu plus loin aux textes de Jesus Aparicio. Le bâtiment et sa courbe ont été dessinés par rapport aux montagnes lointaines, par rapport au relief et par rapport à un tracé géométrique précis. Si je créée la métaphore du train pour finir ce mémoire, c’est pour rapporter mon bâtiment à l’hétérotopie, au train qui voyage vers le lointain, au rêve. A la notion de voyage qu’apporte la courbe, s’additionne la notion de temps. Comme l’énonce Kandinksy dans son ouvrage, « D’un autre côté, le temps requis pour suivre une ligne droite est différent de celui requis pour une courbe, même si les longueurs sont les mêmes; le plus une courbe est animée le plus de temps il faudra pour la parcourir. »38 Parcourir une courbe prend plus de temps, certes, mais on peut considérer ici que la courbe opère une dilatation du temps, et c’est pour cela qu’elle est associée au mouvement, au dynamisme, tel le mouvement d’un train qui parcourt une voie de chemin de fer sinueuse, mais qui à l’arrêt va être droite. Or ici le bâtiment fait face au paysage d’une manière déterminée et précise. Pour moi tous ces éléments décrits jusqu’à présents dans ce mémoire tendent vers un unique but : l’émotion architecturale. Comme le dit Jesus Aparicio Guisado : « L’émotion architecturale est une émotion dans l’espace et le temps ; l’architecture est une émotion qu’on habite »39 L’espace du milieu intermédiaire du bâtiment de Pedregulho est, comme évoqué précédemment, une superposition d’espaces : un espace commun pour les habitants, un point de vue calculé sur Rio et ses montagnes, une duplication couverte de la rue haute et un espace architectural visitable. C’est un espace qui est suspendu qui se projette dans le paysage et dans lequel le paysage se projette réciproquement. C’est un espace pratique, fonctionnel mais qui propose une temporalité suspendue qui incite au rêve et au voyage.
KANDINSKY Wassily, Point and Line to Plan, 1926, Solomon R. Guggenheim Library and archive, 2011, http://archive.org/details/pointlinetoplan/00kand 39 APARICIO Jesús, El muro, concepto ensencial en el proyeto arquitect ó nico : la materialización de la idea, e la idealización de la materia, Colleción Textos de Arquitectura y Diseño, version internet, 2000. 38
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Edificio Pedregulho, Eduardo Affonso Reidy, 1947 RIO DE JANEIRO, BRESIL Dessin personnel
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« Prenons un homme assis au pied d’un portique d’un des temples du site de Selinonte, tranquille, solitaire ; il voit le soleil qui s’éteint, il voit la lumière s’éteindre, il voit le temple s’éteindre, disparaître, sans avoir bougé de son assise. Puis, lorsque naît un nouveau jour, avec l’aurore, naît de nouveau le temple, et toujours sans avoir bougé il s’émeut en toute quiétude et contemplation. Ce qui a été en mouvement c’est le temps. L’homme a ressenti une émotion architectonique temporelle de la lumière, de formes et de couleurs. (…) l’émotion temporelle requiert la contemplation».40 Comme vu précédemment, le bâtiment est affilié au courant moderniste de par son mode de construction tectonique. Il traite le paysage comme un élément de composition de son architecture, dans ses points de vues. Mais ce qui est intéressant dans ce bâtiment, c’est qu’il est iconique, quasiment monolithique, on pourrait croire que la composition n’existe pas, sauf si l’on considère le bâtiment dans toute sa pliure et tout le paysage comme étant une composition. Et son niveau intermédiaire courbe, ouvert sur toute sa longueur, transforme le paysage en matière d’architecture et devient grandiose : le bâtiment embrasse l’horizon.
APARICIO Jesús, El muro, concepto ensencial en el proyeto arquitect ó nico : la materialización de la idea, e la idealización de la materia, Colleción Textos de Arquitectura y Diseño, version internet, 2000. 40
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Photographie du point de vue sur la Zona Norde depuis le niveau intermĂŠdiaire, issue du site https://gravechanmax.wordpress.com/2012/12/25/conjunto-habitacional-pedregulho-affonso-eduardo-reidy-1947/
conclusion
L’écriture de ce mémoire a été l’occasion de donner un support théorique à mon échange de un an au Brésil en 2016. C’est également un travail instrospectif sur la manière de construire mon regard en architecture. J’ai ainsi appris à mener une enquête sur le processus de conception d’un bâtiment, ce qui a été le vecteur de mon travail de mémoire évoluant depuis un an. Passionné par le dessin, j’ai tout d’abord voulu enquêter sur la conception des bâtiments oniriques d’Oscar Niemeyer. L’ordinateur prenant le dessus dans notre pratique quotidienne de l’architecture, j’ai voulu rendre justice à la capacité de l’architecte à concevoir par le dessin à la main. Ce bâtiment m’a beaucoup intéressé de par son iconisme et son unité qui rendent sa lecture simple, mais sa conception moins compréhensible. En comprenant sa conception à travers une étude géométrique, nous avons pu voir quel sens précis avait sa morphologie d’apparence pourtant libre. Nous avons également observé les différentes affiliations du bâtiment au contexte moderniste à travers son programme, son dimensionnement afin d’en discerner les innovations. Comprendre les termes théoriques descriptifs de l’architecture fut aussi primordial, ainsi le terme “baroque” et la notion de “pli” développé par Gilles Deleuze me permit de comprendre les critiques soulevées par l’architecture brésilienne moderniste et m’ouvrit également la porte vers les analyses géométriques évoquées précédemment. Mon objectif était de démontrer la nécessité du dessin pour les architectes mais surtout la capacité de synthèse qu’il fournit. Nous avons vu tous les différents éléments qui rentrent en compte dans la forme du bâtiment allant de la courbe de niveau extrudée à la bande courbe tendue vers des points précis dans le paysage. Nous avons vu dans la dernière partie la place de l’émotion. Le dessin dessert d’un côté le fonctionalisme de l’architecture grâce à une géométrie rigoureuse et d’un autre côté l’émotion, générée par le rapport au paysage. Le bâtiment d’Affonso Eduardo Reidy est une preuve de cette capacité de synthèse de l’architecte et c’est pourquoi l’étudier fût riche en enseignements. Et Le Corbusier aurait dit “Je n’ai jamais eu l’occasion d’entreprendre un travail aussi complet que celui que les Brésiliens ont réalisé avec Pedregulho” lors de sa dernière visite à Rio en 1962.41
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http://www.fantasticoffense.co/projects/a-serpentine-science
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Ce travail a été pour moi à la fois une enquête sur le bâtiment et à la fois sur mon rapport au dessin et à l’image. Parcourir un cheminement expérimental a été pour moi la clef de ce travail. D’après la lecture des textes d’Oscar Niemeyer, j’ai créé des collages qui ont défini ma méthodologie. D’après la lecture des mémoires du Corbusier, la notion de baroque m’est apparue. Les textes de Gilles Deleuze ont déterminé ma méthodologie d’analyse géométrique de mon objet d’études. Les collages m’ont permis également de trouver les images et les métaphores nécessaires pour décrire les émotions que le bâtiment m’inspiraient. Même si l’émotion n’était pas l’objectif initial de l’architecte, la sensibilité est importante pour la capter, la comprendre afin de pouvoir la restituer dans un projet. En partant d’une méthodologie intuitive j’ai abouti à des éléments de recherches concrets et c’est le véritable enseignement que je tire de ce mémoire : au même titre que le projet, la recherche et la construction de la connaissance se fait par l’expérimentation.
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