Mémoire de recherche en photographie École nationale supérieure de la photographie, Arles
Leïla Pereira
ÉCOPER LE RÉEL FORMER D’AUTRES MONDES
Mémoire de recherche en photographie école nationale supérieure de la photographie, Arles Sous la direction de Marie Gautier, enseignante-chercheuse, ENSP, Arles
Leïla Pereira
ÉCOPER LE RÉEL FORMER D’AUTRES MONDES
Membres du jury : Daphné Le Sergent, Maître de conférence en arts plastiques, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis. Et Marie Gautier, enseignante-chercheuse, ENSP Arles.
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
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DU DOCUMENT À L’ŒUVRE
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Prendre des notes
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Des formes hybrides
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SEMER, RÉCOLTER, GLANER
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En/quête d’un terrain fertile
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Moissonner
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ANNEXES
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La ferme des Colpaert
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CONCLUSION
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BIBLIOGRAPHIE
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INTRODUCTION Sur le mur, il y avait un grand cadre en bois blanc, presque une vitrine. À l’intérieur, des dizaines de brindilles et morceaux de feuilles étaient classés par taille et épaisseur, posés côtes à côtes. J’observais la composition, me laissais séduire par ces formes graphiques sans vraiment comprendre d’où elles venaient, ni pourquoi elles étaient ainsi réunies. Déjà, cela me plaisait. Et puis j’ai vu son nom à côté du cadre, Nido. L’auteur de la pièce, Nico Vascellari, avait extrait un nid de son environnement naturel, il a minutieusement ôté chacun des fragments qui le composaient essayant par son geste de comprendre la logique de l’oiseau. Sous l’apparence chaotique du nid se cachait en réalité une opération méticuleuse. L’oiseau avait sélectionné avec soin chaque brindille, certaines pour leur souplesse, d’autres pour leur robustesse. Alors qu’il trie et compte les bouts de bois, l’artiste saisit les règles qui régissent l’assemblage du nid, il appréhende dans un même temps celles qui régissent la nature tout entière. En le présentant ainsi, Nico Vascellari invente une nouvelle organisation, différente de celle de l’oiseau. Il révèle en quelque sorte le secret de fabrication du nid. Je ne connais pas les raisons qui ont entraîné Vascellari à réaliser cette pièce. Peut-être était-il simplement curieux, peut-être a-t-il trouvé ce nid par hasard et entrepris de le transformer. Quelles que soient ses motivations, il puise sa matière première dans la nature/ le réel. Il l’examine sous toutes les coutures et lorsqu’il la comprend et la connaît, il l’interprète, la donne à voir à sa manière. Chacun de mes projets photographiques naît d’une rencontre avec le réel, comme Nico Vascellari, je l’observe, cherche à le comprendre et le transforme. Au travers de ce mémoire, j’aimerais questionner ma pratique photographique, mon rapport au réel, analyser les étapes de création d’un projet, d’une étude que je considère comme documentaire. Ces pages seront également l’occasion d’aborder les travaux d’artistes que j’affectionne et qui m’inspirent. Le photographe s’intéresse à un territoire, s’imprègne de sa réalité, de sa culture. Le réel est là, il est le présent, une toile de fond que nous voyons sans la regarder. Un flux incolore que le photographe
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tente de figer par morceaux, par fragments, car c’est ce que sont les images, des traces qui informent, mais ne permettent pas de cerner le territoire duquel elles sont issues dans son entier. Elles constituent des documents lacunaires, traces du réel que le photographe se doit de compléter. Quelle que soit la nature du document, il est une forme issue du réel. Parfois, il n’y a pas besoin de le créer, il existe déjà et ne demande qu’à être cueilli. Une fois amassées, ces données doivent être triées, sélectionnées, agencées, contextualisées et ainsi réinventées par l’artiste. Raconter une expérience du réel, la mettre en récit, tels sont les éléments qui constituent, à mon sens, la finalité d’un mécanisme documentaire. Reste à savoir quelle posture prendre vis-à-vis de la réalité, et ce qu’il en reste une fois l’œuvre achevée. Je voudrais interroger mes pièces finies tout autant que mon travail en cours, aussi, j’ordonnerais mon mémoire selon ces deux axes, analysant d’abord, et de manière ponctuelle, chacun des éléments qui précède et influencent mes chantiers actuels, pour ensuite me focaliser sur ces chantiers, tâchant de comprendre le déroulement de l’un d’entre eux, les différentes étapes qui amènent les idées désordonnées à devenir créations structurées. Les miennes, celles d’autres artistes.
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DU DOCUMENT À L’ŒUVRE Je n’ai pas de protocole de travail à proprement parler. Je photographie toujours un quotidien, le mien parfois, celui des autres le plus souvent. Quel qu’il soit, il est ma trame de fond. Parfois, ce qui tombe sous mes yeux me pousse à attraper mon appareil, sans savoir ce que j’en ferai par la suite. D’autres fois, je provoque le destin et me rends dans des espaces dans lesquels je sens que je pourrai trouver des images. Je ne saurais expliquer précisément ce qui me pousse à capturer des morceaux de ces quotidiens. Pour moi, ils sont la matière première dans laquelle je vais puiser. Je ne travaille pas la mise en scène, je cerne les choses déjà là. Je photographie des objets, des instants, des espaces de vie. Il m’arrive également de récupérer des images, des documents, des formes. Quelles que soient les sources, il est toujours question de les agencer, de les transformer afin de les donner à voir. Chaque pièce abordée dans cette première partie sera étudiée selon le motif de son existence et selon la manière dont elle se présente au spectateur. J’évoquerai d’abord les travaux issus d’une prise de note du quotidien, d’une pratique photographique spontanée ; j’étudierai ensuite les actes de réemploi du document, qu’il soit photographique, graphique ou textuel.
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PRENDRE DES NOTES Un photographe se balade, s’arrête aux détours d’une rue, d’un chemin, d’une parcelle de vie. Il capture ce qui vit sous ses yeux, pour une raison ou pour une autre, à la recherche d’un surgissement, d’un petit phénomène un peu plus précieux que le reste, un instant, un microévénement. D’autres fois, il ne cherche pas, les choses viennent à lui sans qu’il les provoque, il n’a plus qu’à les ramasser. Je me suis longtemps adonnée à cette pratique. Avoir toujours un appareil photo sur soi, le sortir dès que quelque chose attire mon regard. Lorsque je suis arrivée à Dublin, en août 2012, je ne connaissais ni la ville ni ses secrets, je décidais donc de m’y perdre et d’arpenter les rues afin qu’elle me soit un peu moins étrangère. C’est ainsi que j’ai commencé une prise de notes visuelles aujourd’hui réunies en un ensemble d’images intitulé Where/as (où, comme, alors que, bien que). Dès lors, je photographiais chaque jour ce qui me tombait sous les yeux : des instants, des objets, fragments ou comme j’aime à les appeler des microévénements, de petites choses presque précieuses. Pour expliquer la notion de microévénement, il me faut d’abord appréhender celle d’événement. Le mot est issu du latin evenire qui signifie arriver, s’accomplir, se produire, se réaliser, ou encore échoir. L’événement relève donc de l’imprévu, du surgissement. L’événement est pensé comme ce qui s’est produit, tout en ayant pu ne pas se produire 1.
Lotman souligne le caractère hors de l’ordinaire de l’événement, la perturbation d’un état stable et prévisible qui surgit et bouleverse un environnement. Dans un texte de 2006 intitulé « La narrativité est affaire d’événement », René Audet parle de l’événement comme d’une forme d’« histoire potentielle », un « indicateur élémentaire de récit 2 » évoquant l’éventualité de ce qui peut se construire à la suite du surgissement. Pour lui, l’événement à lui seul ne peut s’accomplir en récit, mais il en est l’une des données clefs. Mais alors, quelle différence faire entre le microévénement et l’événement ? Pour moi, le microévénement se manifeste
1 Youri Lotman, La structure du texte artistique, Gallimard, Coll. « Bibliothèque des sciences humaines », Paris, 1973. 2 René Audet, « La narrativité est affaire d’événement », in Jeux et enjeux de la narrativité dans les pratiques contemporaines, éditions Dis voir, Paris, 2006.
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également dans le surgissement et possède un caractère légèrement au-delà de l’ordinaire. Contrairement à l’événement, il ne perturbe pas l’environnement, il est juste notable ou noté. Concernant ma prise de notes, si j’ai évoqué le procédé de prise de vue, il m’est difficile de parler des images. Je ne peux les décrire que par des bribes de mots ou de phrases, me souvenir vaguement de ce qui m’a interpellé à leur vision. Le carreau embué du bus, le paysage trouble défilant derrière elle - une peluche trouvée là, les bras liés autour d’un poteau électrique – un envol de pigeons dans une impasse - une drag queen aux cheveux rouges qui se prend pour Madonna - des filles en mini-jupe, une rose - un chapeau rose - un t-shirt à paillettes - un ami sort une branche de son sac et la dépose dans le verre d’un autre - une lampe étranglée aux barreaux du lit - un mur qui perd sa peau - des trompettes enflammées à l’Oktoberfest - un bol de thé presque vide – une tâche sur la moquette à fleurs - un lion - le concierge a sorti ses plantes vertes sur le palier - une flaque de mousse - des sapins parqués à l’aéroport, attendant d’être exposés - le reflet de l’abat-jour du salon dans la vitre répondant aux derniers éclats de jour (certains ont cru voir une soucoupe volante) - du linge dans la cage d’escalier…
Dépeindre ces images de manière plus précise m’est impossible, ce sont les images et non les mots qui disent ce qui s’est produit sous mes yeux. Pour le reste, j’ai construit ce travail sous la forme d’un livre et finalement sous celle d’une projection ; dans les deux cas, les seuls éléments textuels étaient le titre, ainsi qu’un indicateur de lieu et de temps : « Dublin, 2012-2013 ». Concernant la projection, les informations textuelles sont insérées en elle, pas besoin de cartel : le titre en début, les informations textuelles en fin de projection. Le titre se construit sur un jeu de mots en réunissant trois : Où, comme, alors que/bien que, il est en anglais, car je n’ai pas pu trouver la concordance de ce jeu de mots en français. Cette accroche fonctionne comme une énigme qui serait presque impossible à résoudre pour le spectateur. Si l’on peut aisément répondre à la question « Où ? », on comprend très vite que ces indications ne sont pas essentielles à l’appréhension des images, leur rôle n’étant pas de dresser le portrait d’une ville. « Comme » fait référence au statut que je donne à ces images, elles seraient « comme » des anecdotes visuelles : elles ne sont souvent rien de plus que ce qu’elles donnent à voir : le surgissement d’un microévénement. Je vous laisse libre de comprendre le sens émanant de « whereas »…
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Images extraites de la sĂŠrie Where/as, Dublin, 2012-2013.
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Donner aux images le statut d’anecdotes n’est pas chose aisée, raison pour laquelle elles sont « comme… ». Les images de Where/as sont d’ailleurs les seules de mon corpus auxquelles j’attribue ce statut. Ce n’est pas chose aisée parce que l’anecdote, dans sa définition, relève du langage et non de l’image. On peut l’envisager à peu de choses près comme on envisage le fragment, mais l’anecdote est plus indépendante. Elle est forcément assimilée à un contexte, mais elle est avant tout vécue, elle advient, et n’a pas nécessairement besoin du contexte dans lequel elle est advenue pour être racontée. Je m’en remets à la définition du dictionnaire français contemporain : Anecdote (du grec anekdota, chose inédite), bref récit d’un fait curieux, historique ou non, destiné à illustrer un détail qui ne touche pas à l’essentiel. L’anecdote est donc une historiette servant à illustrer un détail. J’évacue pour ma part l’aspect historique qu’elle peut convoquer (elle sert notamment à illustrer l’histoire, ou encore à expliciter certains écrits théoriques par l’exemple) pour me concentrer sur les notions de détail et de brièveté. Pour Claire de Ribaupierre, « L’anecdote se présente comme un petit bond, un instantané, un morceau de narration qui fixe et retient l’essence de l’être et des choses 3. » À la lecture de cette phrase, j’ai été frappée par l’usage du mot « instantané » qui relève du vocabulaire de l’image, et non de celui du langage. L’anecdote serait donc une manière de fixer un événement vécu par la création d’une image dans l’esprit de celui qui l’entend. Partant de ce postulat, on peut très bien imaginer l’inverse : une image, relevant du registre de l’anecdote, au travers de laquelle le regardeur imaginerait l’infime contexte duquel elle est extraite. Cet imaginaire ainsi convoqué peut bien sûr être différent de celui qui a titillé l’auteur de l’image au moment de la prise de vue, mais n’est-ce pas là l’enjeu de toute œuvre visuelle ? L’anecdote « pointe un détail, un fait, une expérience, elle les décrit et en même temps les interprète 4. » La photographie peut alors servir à enregistrer ce détail, fait ou expérience. Interprétation et description se font alors par le cadrage et non plus par le langage. Considérant toujours la prise de notes visuelles de microévénements, je voudrais maintenant aborder la mise en séquence des images en tant que méthode de mise en récit, toujours dans le but, pour le photographe de rendre accessible
3 Claire de Ribaupierre, « Déchirer la vie, les stratégies de l’anecdote », in Anecdote, Les presses du réel, Paris, 2010, p. 36 4 Claire de Ribaupierre, Op. Cit., p. 38.
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sa prise de notes à un spectateur. Il y a un peu plus d’un an, j’ai commencé une collection de livres appelée « Histoires courtes ». Cette collection est actuellement constituée de trois livres (un quatrième est en construction). Les livres sont composés de petites séries d’images ou plus précisément d’images-séquence. lls sont chacun le résultat photographique d’un événement de la vie quotidienne, des recueils d’images ne décrivant rien de plus qu’une parcelle de vie extraite de son contexte. Pour illustrer mon propos, je peux raconter comment l’un de ces livres est né, Une soirée coréenne : lorsque j’étais en Irlande, il y a un peu plus d’un an de cela, je vivais avec une Coréenne appelée Lee. Tous ses amis sans exception étaient Coréens. Un soir, elle a organisé une soirée chez nous, et je me suis retrouvée entourée de Coréens qui parlaient, mangeaient et buvaient en coréen. Ils étaient tous habillés de vêtements très colorés, travaillant leur style. C’est alors que j’ai sorti mon appareil, attirée par toutes ces couleurs. J’ai pris des images de ce microcosme toute la soirée, jusqu’à ce qu’ils soient tous complètement saouls (ce qui arriva très tôt étant donnée leur descente de vodka…) J’ai appréhendé ce soir-là une autre manière de faire la fête. Était-ce un trait de la culture coréenne, ou juste le comportement d’un petit groupe parachuté en Irlande ? Probablement ni l’un ni l’autre. J’ai voulu capturer ce moment pour ce qu’il avait de surprenant à mes yeux, pour qu’il me soit moins étrange(r). À la suite de cette prise de vue, j’ai entrepris de mettre les images en séquence, afin de rendre au mieux la soirée telle que je l’avais vue. Les autres livres fonctionnent de la même manière : un microévénement imprévu, photographié et rendu en séquence. La pratique de mise en séquence des images a particulièrement été utilisée par les artistes du Narrative Art. Ce courant artistique est né à l’aube des années 1970, suite à l’exposition Story organisée par le galeriste newyorkais John Gibson. Il avait réuni pour cette exposition les travaux d’une dizaine d’artistes dont les médiums de prédilection étaient la photographie et le texte. Parmi eux étaient notamment exposés des artistes tels que John Baldessari, Peter Hutchinson ou encore William Wegman. Gibson considérait ces artistes comme les héritiers de l’art conceptuel (dans leur usage du texte en tant que matériau), mais l’apparition d’une trame narrative, se construisant sur la relation des images au texte, rendait leur pratique plus subjective, moins sérieuse et donc plus attractive à ses yeux que celles proposées par l’art conceptuel. Pour ces artistes, l’approche photographique se traduisait souvent en un processus de prise de vue, rendu visible dans la monstration et explicité par le texte. La mise en séquence est un de ces processus.
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Images extraites du livre Une soirée coréenne, Dublin, 2012.
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Pour argumenter mon propos, je m’appuierai sur un texte de Perin Emel-Yavuz 5, théoricienne du Narrative Art. Son texte rassemble les théories de Paul Ricoeur et Jean-Marie Schaeffer à propos de la séquence narrative. Emel-Yavuz associe ces théories littéraires au Narrative Art dans une volonté de questionner la manière dont les artistes de ce mouvement interrogent et montrent la durée par la mise en séquence. Une séquence se construit sur l’enregistrement d’un événement et sur ce qui permet de le faire exister, de le rendre lisible et visible. On peut aisément comprendre les raisons pour lesquelles les artistes du Narrative Art ont pris pour médium de prédilection la photographie ; avec la vidéo, elle est un des procédés qui se construit sur la durée, d’abord par l’enregistrement qu’elle fait du réel, la prise de vue en elle-même, ensuite parce qu’elle est une césure, elle « ouvre l’écart temporel : elle fait surgir le temps comme passé 6 ». Elle est comme un arrêt sur image, s’étend dans une fixité propre à la contemplation, une « immobilité qui se propage 7 ». Jean-Marie Schaeffer distingue deux types de séquences. D’abord la séquence « événementielle, relevant de la logique de la temporalité au sens le plus élémentaire du terme. » Ensuite la séquence « actancielle [qui] relève d’une logique proprement narrative 8 ». Si l’on associe la séquence événementielle au processus photographique, elle se traduit par un ensemble de clichés pris de manière plus ou moins régulière, dans le sens de l’enregistrement de la durée, ou dans le sens de lecture lorsqu’elle est donnée à voir. Le second type de séquence, dite actancielle, fonctionne sur le mode de la configuration de la durée, les clichés sont ordonnés au profit de la diégèse 9. Quel que soit le type de séquence utilisé, on questionne la manière dont on enregistre le réel, et dont on le restitue. La majeure partie des artistes évoqués
5 Perin Emel-Yavuz, Photo, séquence et texte : le Narrative Art aux confins d’une temporalité féconde, http://www.imageandnarrative.be/inarchive/Timeandphotography/yavuz.html (Consulté le 15 décembre 2013) 6 Jean-Marie Schaeffer, L’Image précaire, Seuil, coll. « Poétique », Paris, 1987, p. 217. 7 Jean-Christophe Bailly, Sans titre, conférence à l’École nationale de la photographie, Arles, 2004. 8 Jean-Marie Schaeffer, « Narration visuelle et interprétation », in Baetens, Jan et Mireille Ribière, Time, Narration and the Fixed Image, Amsterdam, Atlanta, Rodopi, 2001, p. 12. 9 La diégèse est un mécanisme de narration consistant à raconter les choses (elle s’oppose en cela au principe de mimesis consistant à montrer les choses). La diégèse admet une seconde acceptation : elle est l’univers d’une œuvre, le monde qu’elle évoque et dont elle représente une partie. Ici, la diégèse peut être comprise dans ses deux acceptions.
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par Emel-Yavuz considèrent la photographie comme une extraction du réel. Chaque cliché acquiert alors le statut de fragment. Le travail de l’artiste serait alors d’agencer ces fragments au travers d’une forme de narration. Mais ce qu’interrogent les représentants du Narrative Art avec la mise en séquence, c’est la durée. La majeure partie des artistes convoqués par Emel-Yavuz pratiquent une photographie performative, ils utilisent la photographie comme moyen de rendre une expérience presque scientifique. Je pense notamment à une œuvre de Peter Hutchinson appelée Lime line. L’artiste enregistre par l’image un processus préalablement pensé : il disperse de la chaux le long d’une plage sur une ligne de 50 pieds (15,24 mètres). Avec la marée, les vagues dissolvent peu à peu la chaux. Hutchinson photographie ce spectacle au fil de son évolution, jusqu’à ce que la chaux soit intégralement dissoute. Il présente ensuite le résultat de cet instant provoqué au moyen de six images accompagnées d’un court texte décrivant son intervention. Le but d’Hutchinson est bien d’enregistrer et de retranscrire une expérience, un processus. Quoique intéressée par ces recherches et par les formes qu’elles prennent, je n’inscris pas mon travail dans les mêmes préoccupations. J’utilise effectivement la mise en séquence dans le but de créer une amorce de récit (et c’est en cela que le texte de Perin Emel-Yavuz m’intéresse), mais je ne cherche pas uniquement à retranscrire une expérience de la durée. D’abord, comme je l’ai expliqué précédemment, mes « Histoires courtes » se sont construites dans une rencontre fortuite, et non dans l’élaboration de celle-ci. Ensuite, ces petits événements sont le résultat d’une rencontre avec des individus ; la finalité de mes livres serait peut-être de retranscrire cette interaction, de la partager avec le monde, mais sans rien ajouter de plus que ce qu’elle est en images, en séquence, avec pour seul contexte un titre littéral, et une indication de lieu. Plutôt que d’écoper la rive, peut-être est-il préférable de s’immerger dans le courant et d’observer comment la rivière se présente, s’écoule fluidement autour de soi et se reforme en douceur de l’autre côté, comme si l’on n’avait jamais été là 10.
Ces mots sont ceux de Paul Graham. Ils sont pour lui le moyen de définir sa pratique photographique. Graham s’inscrit avant tout dans une démarche
10 Paul Graham, site de la Galerie Les filles du calvaire, http://www.paris-art.com/photo-art/ashimmer-of-possibility/paul-graham/3823.html (consulté le 5 février 2014)
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SĂŠquence extraite de le sĂŠrie A shimmer of possibility, Paul Graham, Pittsburgh, 2004.
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documentaire. Considéré comme le chef de file de la photographie post-documentaire, il dit travailler sans intervenir dans le monde, mais plutôt en cherchant de nouvelles façons de le traduire. Ses influences photographiques sont celles de Gary Winogrand, Lee Friedlander, ou encore William Eggleston. Sa carrière artistique débute dans les années 1980, en Angleterre. Étant à la recherche d’un emploi, il fréquente comme tant d’autres les centres sociaux et peu à peu, se met à photographier les personnes qui le peuplent. Il photographie ensuite les conflits entre Irlande du Nord et Angleterre, mais sous un jour nouveau : son regard se déplace de la zone de conflit vers le paysage et le détail. Il n’est plus question de reportage, mais déjà de mixité entre documentaire et création artistique. Très vite, Graham déménage à Berlin, puis à New York. Il photographie les villes américaines, capturant ce qu’il rencontre aux détours des rues. La première série réalisée là-bas, American Night, est avant tout d’ordre politique, mais son regard dérive peu à peu vers des formes hybrides avec la série A shimmer of possibility. Même si Graham expose ces images à plusieurs reprises, cette série colossale se présente avant tout en une collection de livres : douze éditions homogènes, de mêmes formats et de mêmes titres, seule la couleur des couvertures change. Chaque édition peut être assimilée à un territoire ainsi qu’à une période de prise de vue. La série se construit sur vingt-trois ans (de 1981 à 2006). Graham photographie toujours de la même façon : il déambule dans les rues d’une ville ou d’une autre, arrêtant son regard sur un personnage, ou un lieu traversé successivement par diverses personnes, et il capture en séquence, prend plusieurs images du même événement. « Cartier Bresson avait théorisé “l’instant décisif” Graham le tourne en dérision en le dédoublant 11. » Cette mise en séquence transcrit presque les mouvements tels qu’ils lui sont apparus dans la rue. Contrairement à ses séries précédentes, le politique n’est plus clairement visible, il s’efface dans l’inquiétude du quotidien, de la chose banale. Ses sujets vont du sans-abri au businessman, questionnant plus le rapport à l’existence et au temps que le statut politique de chacun. La mise en séquence des images participe à l’émergence d’une narration, comme un fil reliant tous ces instants suspendus. Graham adopte la posture du flâneur, toujours prêt à recevoir et capturer un instant presque anodin, auquel nos yeux n’auraient probablement pas prêté attention. Je porte un intérêt particulier à l’œuvre de Paul Graham non seulement parce qu’il utilise la mise en séquence, mais aussi parce qu’il crée une hybridation entre une photographie documentaire qui parlerait de l’individu, et
11 Philippe Azoary, « Revue Obsession », Le nouvel Observateur, 23 août 2012, p. 246.
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une forme de mystère émanant des images et participant à la création d’un imaginaire. Je pense particulièrement à la séquence réalisée en 2004 à Pittsburgh. Dans le livre rouge, Graham met en bascule deux séquences : un homme qui tond la pelouse et des conserves entreposées dans les rayons d’un magasin. D’un côté, on suit le parcours d’un homme au fil de la tonte, d’un autre celui du photographe examinant une étagère de supermarché. Je m’intéresse plus particulièrement à l’homme tondant la pelouse. J’ai eu l’occasion de voir ces images réunies sans interruption lors d’une exposition à la Douglas Hyde Gallery de Dublin. Au mur, on pouvait voir les 9 images qui constituent cette séquence côtes à côtes (dans le livre, les images sont isolées, présentées chacune sur une page autonome et parfois séparées par une image de boîtes de conserve). Un homme noir, habillé d’un jean et d’un t-shirt à rayures s’affaire. Il fait des allers et venues avec sa tondeuse, s’essuie le visage avec un tissu. Et puis, il se met à pleuvoir, une fine pluie attrapant les rayons du soleil voilé. L’homme poursuit sa tâche. L’avant-dernière image nous montre une grosse voiture garée sur un parking le long de la pelouse ; probablement celle de l’homme à la tondeuse. La dernière image est un peu plus lointaine, l’homme est de dos, poussant encore son engin. La séquence se construit dans une succession de mouvements : ceux de l’homme photographié et ceux du photographe. À la vue de cette séquence ainsi déroulée sous mes yeux, j’ai été frappée par le mystère qui peut émaner d’un geste aussi simple que celui de tondre l’herbe. Objectivement, Graham nous donne à voir un homme au travail, mais l’action d’une lumière particulière, l’arrivée de la pluie, et cet écart photographique sur la voiture disent autre chose. On a l’impression d’observer un espace hors du temps, un espace fictif. L’homme devient le personnage d’une narration qui s’étend, s’étire, sans jamais trouver sa finalité. Les documents issus de telles prises de notes sont ainsi transformés par le montage des images. Que ce soit dans un livre ou au mur, ce que le spectateur appréhende est différent du réel capturé, il se crée un nouveau territoire dans son imaginaire. Ce nouveau territoire permet au regardeur (photographe ou spectateur) d’appréhender le monde autrement, de l’interroger à travers la fiction. Parfois, le photographe n’a pas besoin de créer le document, il lui suffit d’utiliser ce qui existe déjà, afin de le réinventer.
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DES FORMES HYBRIDES Réemployer des images, des photographies, s’inspirer de formes, de constructions déjà existantes, empruntées au vernaculaire, puis produire autre chose. Jouer avec les formes, avec les mots, transcrire les transformations dans un livre ou ailleurs. Prélever dans le réel, dans un autre quotidien, la matière première d’une création artistique.Une autre parcelle de mon travail s’engage sur cette voie. J’utilise et détourne des codes, des documents déjà existants et les intègre à ma pratique. Je vais essayer ici de faire l’inventaire de ces formes que j’utilise, et de celles qui m’interpellent. D’abord, il me faut expliquer la notion de réemploi, une pratique loin d’être contemporaine, construite sur un nombre conséquent de ramifications. On peut également utiliser le terme de « remploi », notion associée à l’architecture, qualifiant les édifices qui se sont construits sur les ruines ou restes d’un autre bâtiment, à la manière d’un palimpseste. Il en est également question en musique, notamment par la pratique du remix, ou encore en sculpture avec l’invention du ready-made. Je m’intéresse pour ma part au réemploi des images photographiques, mais aussi du texte écrit tel que ceux de la presse écrite, ou encore à celui de formes éditoriales issues du monde industriel. Reste à savoir comment faire usage de ces choses existantes afin de les introduire dans une création nouvelle. Le mouvement dada, en particulier celui de l’Est, se positionne clairement dans ces pratiques. Je ne peux établir de liens directs entre ces recherches dadaïstes et mon travail. Elles me permettent plutôt de me situer dans une généalogie, d’introduire la notion de réemploi et d’aborder brièvement le travail d’Hannah Höch que je trouve remarquable. Dans les années 1920, on peut observer à Berlin l’émergence d’un modèle d’exposition éditorial. Des personnalités comme John Heartfield ou Hannah Höch en sont les représentants. Olivier Lugon, historien, aborde ces questions dans le cadre d’une recherche sur la manière dont s’expose la photographie. Il considère la « conquête de l’exposition 12 » comme étant l’un des fondements de la reconnaissance photographique. Pour lui, la photographie s’accomplit dans l’acte de monstration. La richesse des formes de monstration s’est jouée avant tout en dehors de l’art, la photographie réutilisant des modèles souvent empruntés à l’industrie, au design ou à la publicité. En effet,
12 Olivier Lugon, La photographie exposée, conférence à l’École nationale supérieure de la photographie, Arles, 20 janvier 2005.
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lors des expositions dadas berlinoises on voyait surgir des formes graphiques issues de publications de l’époque : sur les murs se côtoyaient des morceaux de flyers, de revues, un catalogue d’exposition prenait la forme d’une affiche, les images se chevauchaient comme dans les magazines de culture populaire. John Heartfield se pose également la question de la reproduction : pour lui, l’œuvre doit se détacher de son unicité pour exister. Il expose alors plusieurs exemplaires d’une même image en un seul temps, montre plusieurs livres, à la manière d’une vitrine de librairie. À cette époque, de nombreuses « banques d’images » issues du monde vernaculaire, de l’industrie ou de la presse commencent à se constituer. Les artistes récupèrent des images dans les magazines ou dans la rue. Je pense notamment à l’ARS Memorandi d’Hannah Höch. Seule femme à prendre part activement au mouvement dada berlinois, elle s’en détache quelque peu avec la constitution de son album. La dimension politique est mise de côté ou englobée dans un ensemble aux contours abstraits. L’album n’a pas de fonction définie. Höch le revendique elle-même comme une banque d’images, elle « collectionne tout ce qui semble avoir une certaine valeur ou qui puisse éventuellement servir 13. », passe des heures à découper des images dans des magazines afin de les rassembler par thème sur des doubles pages. Au-delà de la fonction méconnue de cet ouvrage, nous pouvons observer la finesse des associations d’images dans une mise en page efficace. Peut-être que la finalité de l’album était uniquement d’exister en tant que tel. Je reviens maintenant à mon travail pour tirer d’autres ficelles. Je voudrais commencer par confronter un de mes livres : Quatre murs, à un livre d’artiste réalisé par Anna Fox : The cockroach diary 14. Anna Fox aborde en effet des thèmes qui me sont proches, tel que la vie quotidienne, elle prélève des fragments de celle-ci afin d’en dégager un autre sens. The cockroach diary se constitue, comme son nom l’indique, sur le modèle d’un journal de bord ou journal intime. Anna Fox y conte la réalité d’une cohabitation difficile avec des cafards dans un mélange de textes et de photographies, constats de cette présence malvenue. Avant sa publication en tant que livre d’artiste en l’an 2000, c’était un simple carnet de notes vert émeraude à spirales argentées. C’est sur celui-ci que je baserai mon analyse.
13 Hannah Höch citée par Hatje Cantz, Hannah Höch Album, Gunda Luyken, Allemangne, 2004, p. 5. 14 Anna Fox, The cockroach diary, Shoreditch Biennale, Londres, 2000.
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The cockroach diary (manuscrit et images extraites du livre), Anna Fox, Londres, 1996-1999.
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Le carnet est encore couvert d’une étiquette jaune portant son prix d’achat : 99 pence. Le titre et les dates y sont gribouillés de la main de l’artiste, au feutre noir : « The cockroach diary, 1996-1999 ». À l’intérieur du carnet, les textes sont écrits à la main, précédés d’une date, un journal de bord. L’histoire débute le 10 juillet 1996. À compter de cette date, durant 3 ans presque jour pour jour, Anna Fox va photographier et décrire les apparitions de ces indésirables bêtes, et consigner ces informations dans le petit carnet vert. À cette époque, elle partage une grande maison au nord de Londres avec plusieurs amis qui vont et viennent, ainsi que ses deux enfants et le bébé d’un ami. Le journal est à la fois le moyen pour elle d’exprimer le dégoût qu’elle endure face à ces bestioles, mais également de se libérer des frustrations éprouvées pour certains membres de la colocation. Tout au long de cette période, les habitants vont aller et venir. À la fin, ne resteront qu’Anna Fox, ses enfants et les cafards. Ses écrits, réguliers et concis, sont rédigés dans une économie de mots, sous forme d’une prise de notes. Chaque phrase est abrégée, composée seulement des éléments nécessaires. 10th July 1996. 1st cockroach spotted, didn’t identify it at first. Running around the fridge rubber, reddish in colour wiggly feelers & legs moving fast. Caught it and threw it outside then squashed it. Pauline says it’s a cockroach 15.
Les mots sont entrecoupés de photographies à l’image du sujet traité. Elles représentent divers espaces du quotidien, souillés par cette présence étrangère. Les images sont de qualité moyenne, vignetées, prises sur le vif, avec un flash de basse qualité. Les cafards sont photographiés vivants ou morts, sur le sol, les tables, les lavabos, la gazinière, les meubles… Ce carnet aurait pu garder le statut de journal intime / de bord, mais Anna Fox l’assume en tant que livre d’artiste. Lorsqu’il acquiert ce statut, le livre ne peut plus être considéré uniquement comme un fait de la vie quotidienne : celui d’une psychose née d’une infestation de cafards. Anna Fox utilise son propre quotidien, mais ce qui est visible au lecteur n’est qu’un fragment choisi de celui-ci. Elle n’écrit pas sa biographie ni ses mémoires, mais prélève dans sa vie quotidienne des morceaux ayant pour dénominateur commun le cafard. L’objet, ainsi créé, est décontextualisé du réel duquel il provient pour devenir la représentation d’une part de celui-ci. Cela m’amène
15 10 juillet 1996. Premier cafard repéré, ne l’ai pas identifié tout de suite. Courant sur le joint du frigo, de couleur rougeâtre, antennes se tortillant et pattes en mouvement rapide. L’ai attrapé et jeté dehors puis l’ai écrasé. Pauline dit que c’est un cafard. (ma traduction)
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à un retour sur le sujet de ce livre : des cafards. Le cafard est un symbole de la déchéance humaine, quelque chose que l’on ne veut voir ni avoir chez soi. Je me réfère pour cela à La Métamorphose de Franz Kafka, nouvelle allégorique publiée en 1915. Un matin, Gregor Samsa se réveille transformé en un insecte immonde. Ne sachant que faire de ce corps hideux, rejeté de tous, il reste enfermé dans sa chambre attendant la fin de ses jours. Pour Kafka, la métamorphose du personnage en cafard représente la fatalité, l’événement malencontreux survenu alors qu’on n’y été pas préparé. À cela s’ajoute l’enfermement, la difficulté que l’être humain éprouve à communiquer avec le reste du monde. Anna Fox dit utiliser sa situation et la figure du cafard pour des raisons proches de celles soulevées par le texte de Kafka. Au-delà de cette première vision des choses, The cockroach diary recèle pour moi un sens absurde qui prête à sourire. J’entends la psychose qui pousse Anna Fox à écrire et photographier les insectes comme une manière ironique de décrire les galères de la vie. Il se dégage un aspect comique, un rire nerveux dû à la répétition du même rituel, celui de décrire, photographier les apparitions régulières de ces insectes. À la manière du journal de bord (ou du journal intime), l’écriture photographique d’Anna Fox est presque journalière. L’auteur se trouve dans une nécessité immédiate, il faut être prêt à intervenir, photographier la scène lorsqu’elle se présente. Cela peut expliquer l’aspect criard des images : Anna Fox utilise un petit appareil compact avec flash intégré, adapté à la situation. Elle peut l’avoir en permanence dans sa poche et, lorsqu’un cafard se présente, elle n’a plus qu’à déclencher. L’usage de ce type d’appareils couplé au déclenchement du flash participe à l’ambiance lumineuse froide et crue de circonstance dans The cockroach diary. Anna Fox cadre ses images de sorte que la bête en soit le centre, le vignettage, propre à ces petits appareils, force l’œil à se concentrer sur ce centre. Le quotidien fragmenté, les notions d’absurde et d’immédiateté traités avec des matériaux pauvres sont autant de choses qui expliquent mon intérêt pour le livre d’Anna Fox. Je vais tenter maintenant de revenir sur ces notions, à travers mon propre travail, que ce soit pour les appuyer ou les réfuter. Quatre murs est un livre que j’ai réalisé il y a un peu plus d’un an. Il est l’inventaire de trois espaces de vie, présentant ceux-ci sous la forme de trois plans non légendés au début du livre. Ces espaces de vie sont ceux de trois personnes chez lesquelles j’ai séjourné lors de voyages. Lorsque j’étais chez eux, j’ai été surprise par des habitudes, des agencements quelque peu différents des miens, et je les ai photographiés.
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Extraits du livre Quatre murs, Royaume-Uni, Irlande, 2012-2013.
Contrairement à Anna Fox qui photographie son propre quotidien, je photographie celui des autres, dresse un portrait d’eux (qui m’est propre) à travers leurs habitations. Lorsque je fais mes prises de vue, je suis également dans l’immédiateté, le souci de capturer ce qui a été vu dans l’instant présent. Je travaille donc souvent avec des appareils compacts argentiques, avec flash intégré. À la différence du diary d’Anna Fox qui s’est constitué de lui-même durant ces trois années, mon projet de livre est devenu une évidence une fois les images de ces trois lieux réunis sous mes yeux. Chacun de ces lieux possédait ses spécificités, mais je ne désirais pas en raconter l’histoire. J’ai donc pensé le livre sous la forme d’un catalogue dans lequel rien ne peut être acheté. Un catalogue inutile qui consiste plus en un jeu, celui de faire la classification de ces espaces par fonction. Cette classification est devenue le sommaire de mon livre : « façade, luminaire, porte, assise, fenêtre, cuisine, escalier, lit, garde-robe, fétiche-bibelot-babiole ». Le sommaire n’en est pas vraiment un, car il ne renvoie à aucune page (elles ne sont pas numérotées). Chaque section est juste séparée par une double page blanche de la suivante. Les plans de ces espaces, bien que fidèles à la réalité, fonctionnent de la même manière : ils sont illisibles, car détachés de leur légende. Le livre devient absurde par son inutilité. L’absurde dans Quatre murs se manifeste donc d’une toute autre manière. Ma pratique vise à utiliser des images du quotidien pour les détourner de leur fonction première, tandis que chez Anna Fox, l’absurdité fait partie intégrante du processus. Pour moi, les images sont l’opportunité d’un jeu. Jouer à les agencer, au mur ou dans un livre, de la manière dont il me plaira. Le jeu auquel je me prête avec les images incorpore souvent d’autres ingrédients. Depuis deux ans maintenant, j’ai entrepris une collection de guides et manuels. Ils sont aujourd’hui au nombre de trois. La matière première à la création de ces livres est autant l’image que les codes typographiques et graphiques des manuels d’utilisation, guides touristiques et manuels scolaires. Les trois livres puisent chacun leurs sources dans des registres légèrement différents. C’est pourquoi j’ai eu envie de les analyser séparément. Je me suis intéressée à la petite ville de Margès presque par hasard, dans le cadre d’un work-shop avec Éric Aupol 16 dont le sujet était « Figures des marges ». Je devais
16 Éric Aupol est un photographe français. Son travail est intimement lié au territoire, il cherche à la fois à le documenter par l’image et à en raconter l’histoire. Invité par Arnaud Claass dans le cadre d’un work-shop « commande », il a travaillé avec l’ensemble de la promotion durant
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établir une recherche artistique autour de ce sujet. N’étant pas vraiment inspirée, je décidais de taper le mot « marges » dans Google et découvrais l’existence de cette petite ville. J’ai alors commencé à réunir toutes les informations relatives à ce lieu disponibles sur internet. J’ai parcouru Facebook, Google StreetView, le site Communes de France, les sites d’agences immobilières telles que Se Loger, ainsi que quelques blogs constitués par les habitants de Margès. Je suis ensuite entrée brièvement en contact avec la mairie et l’office du tourisme des alentours ; ils m’ont fait parvenir des reproductions de périodiques, ainsi qu’un court texte présentant la commune. L’un des articles qu’ils m’ont envoyés s’intitulait Margès, un village heureusement anonyme, très vite, je décidais de me le réapproprier. Margès est situé dans le département de la Drôme, non loin de Valence, c’est un village sans histoire, un village qui s’est construit sur une légende : il y a bien longtemps, un berger aurait trouvé dans un buisson d’aubépine une statuette en bois représentant la vierge à l’enfant. Fait curieux, tous deux avaient le visage noir. Le berger chargea la statuette sur son chariot dans le but de la ramener au village, mais les bœufs refusèrent d’avancer, tant la statuette était lourde. On aurait donc construit une chapelle, et finalement un village, afin d’honorer cette vierge noire. Autrefois, Margès était un lieu de pèlerinage, mais aujourd’hui il ne reste rien de la chapelle ni de la statuette. Excepté cette légende, Margès est un village banal, comme il y en a tant. Les raisons qui m’ont poussée à poursuivre mes recherches sont liées à son statut : je le considère comme un village témoin, susceptible de représenter n’importe quelle commune. Cet intérêt pour le territoire, pour une commune qui n’a pour elle qu’un nom, s’apparente à mon sens au travail d’Édouard Levé sur le village d’Angoisse. 158. Un plan-séquence vidéo tourné en voiture relie deux villages : Angoisse et Prozac 17.
Édouard Levé décrit cette pièce non réalisée dans Œuvres. Le livre consiste en l’énumération des œuvres dont l’artiste a eu l’idée, mais qu’il n’a pas réalisées. L’œuvre 158 nous met face à une certaine ambiguïté : d’abord, le village de Prozac n’existe pas, l’œuvre est donc irréalisable. La pièce étant simplement énoncée dans le cadre d’un projet de réalisation, l’énigme pourrait ainsi être résolue. Le mystère persiste lorsque nous apprenons que cette œuvre existe bel et bien, mais sous son versant réel : Angoisse. À travers cet exemple, on peut saisir le jeu auquel
une semaine, en février 2013. 17 Édouard Levé, Œuvres, P.O.L éditeur, Paris, 2002, p. 72.
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Extraits du manuel Margès, un village heureusement anonyme, France, 2013.
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Première image de la série Angoisse, Édouard Levé, France, 2001.
se prêta Édouard Levé tout au long de sa carrière artistique. À la fois artiste-photographe et écrivain, son travail se construit dans une interrogation du langage. Lorsqu’il s’est rendu là-bas, Édouard Levé ne s’intéressait pas vraiment au territoire, mais uniquement au nom de la commune. Ne sachant ce qu’il y trouverait, il se rend pour trois jours dans ce village situé au sud de Limoges. Il photographie la mairie, les maisons, la boîte de nuit… de manière méthodique. Il photographie aussi le détail des espaces dans lesquels il va manger et dormir ; il échange avec les habitants, les photographie également. Finalement, Angoisse devient un livre, une édition dans laquelle les images sont présentées sans autre texte que le titre. Levé leur ajoute des légendes listées à la fin du livre : « Maison d’Angoisse, mairie d’Angoisse, Librairie d’Angoisse, Monument d’Angoisse 18… » Ces légendes donnent une autre vision des images, elles les dramatisent. Le nom du village n’est plus entendu en tant que tel, mais selon le sens commun du mot. À propos de cette pièce, Chloé Conant parle de « fictionnalisation du réel brut 19 ». Levé photographie et donne à voir Angoisse comme s’il s’agissait d’une installation artistique dont le panneau indiquant l’entrée serait comme un cartel intégré. Je ne pense pas être exactement sur le même raisonnement concernant la commune de Margès (s’il existe un jeu avec les mots, il se donne à voir dans leur agencement, et non dans le nom du village même), mais je pense avoir moi aussi considéré Margès comme un terrain de jeu me permettant la réalisation d’une pièce éditoriale. Il existe également une dimension documentaire dans le déroulement du projet d’Édouard Levé : il s’est rendu à Angoisse, a tissé des relations avec les habitants et, même s’il n’a jamais utilisé les images, il les a photographiés chez eux 20. Le livre conserve en lui cette dimension à laquelle s’ajoute l’humour, un peu noir, convoqué par le jeu du langage. Dans mon travail sur Margès, la teneur documentaire découle de l’exercice d’enquête menée sur internet, ainsi qu’auprès de la mairie. À la différence que je n’ai rien photographié, rien écrit, excepté la dernière phrase du livre : « Je ne suis jamais allée à Margès. » Mon geste a donc été de
18 Édouard Levé, Reconstitutions — Angoisse, Nicolas Chaudun et Cie Editions, France, 2008, p. 114. 19 Chloé Conant, « Histoires d’images et de textes : les œuvres photo-fictionnelles de Sophie Calle et d’Édouard Levé », in Littérature et photographie, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2008, p. 371. 20 Édouard Levé dit ne jamais avoir utilisé les portraits des habitants d’Angoisse, car leurs visages particuliers prêtaient à rire. Même si on ne peut évacuer la dimension humoristique de l’œuvre de Levé, son but n’était pas de se moquer des angoissais.
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In almost every pictures #1 to 11, Erik Kessels, Belgique, 2001-2010.
récolter des documents, de les sélectionner, puis de les mettre en page. Concernant cette pratique de la collecte, j’aimerais maintenant aborder l’œuvre d’Erik Kessels, In almost every pictures. Éditeur et graphiste néerlandais, il développe depuis de nombreuses années une collection de photos de famille réalisées par des anonymes. Depuis la démocratisation de la photographie, à la fin du XIXe siècle, un nombre colossal d’images ont été prises dans la sphère familiale. Il se pose alors un problème d’ordre méthodologique : comment définir celles que nous garderons en regard de la masse de clichés produits ? Kessels, qui collecte ces images sur les marchés aux puces, et plus récemment sur internet, joue la fonction d’un filtre. Il ne semble pas y avoir de procédé à l’enrichissement de sa collection, « c’est d’ailleurs là l’une des qualités de cette collection, de ne point être subordonnée à un système d’ordonnancement particulier 21. » Kessels ne collectionne pas des images isolées, mais des corpus d’images qu’il donne ensuite à voir dans ses interprétations éditoriales, les choisissant pour leur étrangeté, leur drôlerie. En les présentant ensemble, il leur concède une partie du contexte duquel il les a extraites, un contexte « presque » dévoilé. Kessels ne cherche pas à sauver ces images de l’oubli ni à restaurer une certaine mémoire familiale, il ne fait que re-situer ces objets dans un champ artistique. Les séries d’images se présentent sous la forme d’une collection de livres aujourd’hui au nombre de douze. Chaque livre nous présente un corpus photographique, le nombre d’images détermine le nombre de pages. L’intervention éditoriale de Kessels est presque invisible, les livres font tous la même dimension (155 x 200 mm), et les images sont présentées en pleine page, recadrées au format du livre. Entre la découverte des corpus d’images et leur présentation sous forme de livre, il ne se passe presque rien, presque aucune transformation. Si le travail de Kessels est remarquable, son intervention éditoriale est insuffisante à mes yeux : en réutilisant les images, Kessels se revendique comme l’auteur de celles-ci, mais de son geste on ne retrouve que peu de traces à la lecture des livres. Ma démarche concernant mes trois manuels est autre. Je considère chacun de ces livrets comme la réalisation d’un jeu entre images, textes, dessins et références graphiques, typographiques, scolaires, etc. Je m’efforce ainsi de trouver
21 Vincent Lavoie, « Les familles recomposées d’Erik Kessels : un portrait presque parfait », in Les carnets du Bal #2. L’image déjà là, usages de l’objet trouvé, photographie et cinéma, Le Bal/Images en manœuvre éditions, Nîmes, 2011, p. 121.
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Extraits du Manuel de la photo ratĂŠe, Thomas LĂŠlu, France,2007.
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une forme d’écriture personnelle, oscillant entre « référent et fiction 22 ». Contrairement à Margès, les deux autres manuels, le Journal de bord du campeur et le Manuel d’élevage destiné à qui veut faire l’acquisition d’une vache s’accomplissent dans un mélange entre écriture personnelle et documents récupérés. Le Journal de bord du campeur est né d’un week-end au lac du Salagou avec une bande d’amis. Je les ai photographiés tout au long de ce court séjour affairés à une chose ou une autre. Quelques mois après notre retour, j’ai décidé d’inclure ces images dans un nouveau manuel et les ai associées à des textes personnels, ainsi qu’à des informations piochées dans un guide du campeur. Le guide se présentait sous forme de questions/réponses, permettant au campeur de préparer ses futures vacances selon l’endroit et la manière dont il camperait. Je me suis réapproprié ces questions, me jouant des données cueillies dans le guide, remaniées par des dessins ou des textes. J’ai ensuite réuni toutes ces informations dans un « journal de bord », créant une sorte de cahier de vacances dont les pages seraient déjà remplies. Un objet inutile confondant humour, écriture personnelle et écriture photographique. J’ai détourné les codes du manuel ou du guide pour les faire entrer dans la sphère artistique, réinventant un objet dont l’usage n’est plus défini par la nécessité, mais par autre chose. Peut-être par le plaisir du feuilletage, de jouer avec les mots et les formes. Le Manuel de la photo ratée de Thomas Lélu se joue des mêmes histoires, mêlant les codes typographiques et graphiques du manuel ou de la notice d’utilisation, à une écriture personnelle, un désir de faire apparaître autrement des instants de vie personnelle. Le livre découle d’une collection de photos ratées que Lélu a récupérées au sein de sa famille. Il les présente d’ailleurs en tant que tel. À travers ce manuel, vous découvrirez un avant-goût de la photo ratée, une soixantaine d’images choisies par l’auteur pour leur valeur esthétique, dans un corpus familial et non professionnel 23.
Il précise dans la conclusion que ces images « destinées à être jetées […] trouvent une place dans ce livre 24. » Les images sont bel et bien le noyau dur de l’entreprise de Lélu. Que ce soit pour accompagner un titre, ou un ratage (doigt
22 « L’œuvre photo-textuelle pourrait être celle où se joue de façon cruciale la tension entre référent et fiction [...] », Chloé Conant, Op. Cit., p. 370. 23 Thomas Lélu, Manuel de la photo ratée, Éditions Al Dante, Villejust, 2003, p. 9. 24 Thomas Lélu, Op. Cit., p. 87.
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devant l’objectif, surexposition, sous-exposition, mauvais cadrage, sujet inintéressant, etc.), elles viennent toujours avant les mots. Les images n’illustrent pas, c’est le texte qui vient les appuyer ou les décrire. Chaque sous-partie est façonnée de la même façon, les images viennent en premier et les mots prennent place au-dessous d’elles ou sur la page suivante. Le texte débute systématiquement par le rappel des parties et sous-parties. Ensuite, un court paragraphe indique la marche à suivre pour reproduire le ratage. Un second texte descriptif, séparé du premier par une fine ligne noire, contextualise l’image, lui rend son caractère « mémoriel » propre aux photos des albums de famille. Dans le premier texte, Thomas Lélu donne en quelque sorte la recette permettant de reproduire le ratage ; dans le second, il va fouiller dans sa mémoire, cherche à se souvenir de l’instant de capture de l’image, en raconte l’historiette. Dans un même temps, il analyse l’effet provoqué par le ratage, non sans une certaine part d’humour. Concernant une image faite avec « le doigt devant », il écrit : « À droite, un halo rose aux bords indéfinis indique la présence humaine : doigt, corps, tête… Cela peut évoquer la naissance, la découverte du monde. La tâche floue exprime alors toute la fragilité de l’homme face à la nature qui produit la vie 25. » Thomas Lélu se laisse aller en divagations et sur-interprétations, il raconte les images à la manière d’un poète du dimanche qui aurait trouvé le sens de la vie dans ces images ratées et dont personne ne voudrait dans son album de famille. Une écriture qui prête à sourire tout en préservant une part de vérité dans l’évocation du souvenir. Le livre s’achève par un index dont les mots font référence à tout et son contraire. Le premier mot de l’index est « abondance » suivie d’absence, accident, accumulation, adolescent, aéroport, agitation, alcool, etc. Chaque mot ne fait référence qu’à une page, certaines lettres comme le « U » ou le « X » ne sont associées à aucun mot, mais y figurent tout de même. Je considère l’index comme un second sommaire, un autre moyen de feuilleter le livre, une manière ironique de rendre compte de son inutilité. Dans mon Journal de bord du campeur, le jeu avec les mots est quelque peu différent, il s’agit plutôt d’un travail d’écriture. À mon retour de ce week-end de camping, j’ai tenté de me remémorer et de décrire par les mots l’expérience vécue durant le séjour. Le rendez-vous était fixé rue de Substantion, notre point de départ. 2 voitures. Une rouge, une bleue.
25 Thomas Lélu, Op. Cit., p. 44.
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6 passagers. 4 dans la rouge, 2 dans l’autre. Sortir de la ville. Aller au lac. 50 km par autoroute. Faire les courses. Trouver un espace isolé et tranquille. Camper, faire du feu, boire, parler. Le ciel gris. Juste quelques gouttes, et puis plus rien. De la terre rouge à perte de vue. Des plantes de pied rouges, salies. Partout, derrière les monticules, des caravanes, camping-cars et auvents. Campeurs plus aguerris que nous. Trouvons nos frontières-monticules. Espace de vie temporaire. 48 heures.
Une série de phrases courtes écrites sans presque y réfléchir. Ces mots forment une sorte d’introduction à mon édition. De courts récits comme celui-ci viennent ponctuer le déroulé du livre. J’utilise souvent l’écriture fragmentaire, elle me permet de retranscrire une mémoire immédiate sans perdre le fil de celle-ci, à la manière d’Édouard Levé dressant son Autoportrait. Un livre de 120 pages, composé d’un seul paragraphe fait lui-même de centaines de phrases courtes. Lors d’une interview de Jacques Morice, Édouard Levé confie : « Tout est vrai, mais selon une mémoire immédiate. Je n’ai rien vérifié et j’ai d’ailleurs constaté quelques erreurs après-coup 26. » À la lecture du livre, on constate un effet de discontinuité, les phrases s’enchaînent sans lien les unes avec les autres. De temps en temps, elles sont liées par un mot ou une idée, mais reposent avant tout sur l’immédiateté, comme elles sont revenues à l’esprit de l’auteur. Je renifle le livre que je lis. J’éternue trois fois de suite. Je ne montre pas mon sexe en public. Je regarde les annonces immobilières dans les vitrines sans intention d’acheter. Quand je regarde une vitrine, je regarde aussi les reflets 27.
26 Jacques Morice, « L’insolite monsieur Édouard », in Télérama, 18 mai 2005. 27 Édouard Levé, Autoportrait, P.O.L éditeur, Paris, 2013, p. 34.
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Extraits du Journal de bord du campeur, France, 2011-2013.
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Le livre m’apprend que Lévé n’aime ni le paternalisme ni les bananes, qu’il n’a jamais dit « je t’aime » à son frère, qu’il porte des Levis 501, et achète ses chemises par lot, etc. Je connais finalement de lui quelques manies et habitudes de celles que l’on remarque chez une personne que l’on connaît bien. Le lecteur peut s’identifier à certaines anecdotes parce qu’il les a lui aussi vécues (moi non plus, je n’aime pas les bananes). Le titre pourrait nous laisser penser que nous allons lire l’autobiographie d’Édouard Levé, mais nous avons plutôt affaire à un livre fait de bribes ayant « pour fonction de dessiner par petites touches un autoportrait en juxtaposant (à l’affirmatif et au négatif) des pensées, des actions, des remarques qui donnent l’impression de pouvoir se faire une idée du trajet d’une vie 28. » Levé ne nous dit rien de ce trajet, il partage ces quelques anecdotes donnant au lecteur la liberté d’imaginer à sa guise sa personne dans son entier. Autoportrait révèle aussi certaines ambiguïtés concernant le statut de l’artiste : Levé ne mêle jamais directement textes et images, mais sa production photographique trouve son origine dans un jeu langagier. Le texte, quant à lui, se construit dans une écriture fragmentaire, vocabulaire plus fréquemment utilisé pour parler de photographie que de texte. Levé met en place un jeu entre langage textuel, oral et photographique. La notion de jeu est importante à mes yeux, elle traverse ma pratique tout autant que celle des artistes que je cite. Il en est question lors de la construction de l’œuvre, mais aussi lors de sa rencontre avec le spectateur. Un temps comme suspendu, qui peut durer indéfiniment, comme les jeux d’enfants auxquels chacun d’entre nous s’est adonné. L’enfant imite le monde qui l’entoure, apprend par le jeu à appréhender ce monde. Qu’il s’agisse d’un jeu aux règles établies ou aux règles inventées, il se réalise dans la suspension des occupations ordinaires. Pour pouvoir entrer dans ce temps du jeu, il faut pouvoir s’y perdre, occulter la réalité, en créer une nouvelle qui existerait dans l’imaginaire. Donald Winnicott, lorsqu’il parle de jeu chez l’enfant, s’appuie sur la notion d’« espace transitionnel 29 ». Celui lui cet espace ne relèverait ni de la réalité proprement dite, ni de la représentation ou du fantasme. Il s’agirait plutôt d’un entre-deux, d’un espace neutre, comme un prolongement concret de l’imaginaire dans le réel. Pour Winnicott, l’artiste entretiendrait un rapport similaire vis-à-vis de son œuvre. Elle n’est jamais com-
28 Chloé Conant, Op. Cit., p. 365. 29 Donald Winnicott cité par Claude Romano, « Du temps à l’œuvre », in Jeux et enjeux de la narrativité dans les pratiques contemporaines, éditions Dis voir, Paris, 2006, p. 44.
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plètement détachée du réel, mais semble lui échapper et se déployer elle aussi dans un espace transitionnel. L’artiste s’adonne donc à un jeu dont il invente les règles, il les hérite de la nature et les réinvente à sa manière. Il se laisse guider par elles, elles le perdent parfois, mais c’est dans cette perte de contrôle que l’œuvre devient autonome, et peut jouer un autre jeu avec le spectateur. « L’œuvre d’art doit en quelque sorte “mettre en scène” les principes qui nous permettent de l’approcher dans sa singularité 30. » Elle doit inventer ses propres règles, fournissant ainsi une sorte de feuille de route au spectateur qui, à son tour, interprète ce qu’on lui donne à voir selon son imaginaire. Ce cheminement, de l’idée d’une pièce à sa monstration, sera l’objet d’analyse de ma seconde partie. J’ai essayé jusqu’ici de questionner ma pratique de manière ponctuelle, m’appuyant sur des travaux déjà réalisés, travaux que j’ai mis en relation avec d’autres. Je vais maintenant interroger la conception même d’un travail plastique à travers mon travail en cours.
30 Claude Romano, Op. Cit., p. 46.
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SEMER, RÉCOLTER, GLANER Il existe à mon sens diverses manières d’aborder le quotidien ou le réel. J’ai évoqué précédemment la position du flâneur toujours en attente de l’événement qui surviendra, mais mon rapport au quotidien ne se limite pas à attendre que l’incongru se présente à moi, je ressens également le besoin de le provoquer et d’aller chercher, où bon me semblera, de nouvelles images. Un travail de fond, profondément lié au territoire. Mais pourquoi poser son dévolu sur un territoire donné ? Comment l’explorer et le donner à voir ? Telles sont les questions que je me pose aujourd’hui en regard de mon travail en cours, celui de documenter une ferme du nord de la France. Ma position vis-à-vis de la photographie actuelle se situe selon moi entre document et mise en récit. Je vais donc tenter d’interroger cette position en décortiquant chacune des étapes du processus : l’intérêt porté à un territoire spécifique, la manière dont on s’immisce en lui et dont on le donne à voir.
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EN/QUÊTE D’UN TERRAIN FERTILE J’éprouve depuis longtemps un certain attrait pour le monde rural. Il est un de mes « terrains de chasse ». Mon attache à ces espaces est probablement liée à un sentiment dualiste que j’éprouve depuis toujours. La campagne n’est pas l’endroit où je suis née, même si j’y ai grandi un temps. Avant cette période, j’étais habituée à vivre dans une ville, petite certes, mais ville tout de même. La campagne, je la trouve aussi belle qu’ennuyeuse. Étant enfant, je n’avais parfois rien d’autre à y faire qu’errer, marcher à travers champs pour faire passer le temps. Je construisais des cabanes dans les bosquets, entassais des pierres afin de marquer mon passage. Chaque été, je passais quelques jours chez mon oncle et ma tante qui sont agriculteurs-éleveurs. J’aidais à la traite des vaches, nourrissais les veaux, assise sur les genoux de mon oncle, je conduisais le tracteur et triais les pommes de terre… c’était toujours le bordel chez eux, les objets non identifiés traînés aux quatre coins de la ferme, dans la maison, les étables, la cour. Aujourd’hui, je les photographie. Il y a trois ans, j’ai commencé à faire entrer cette ferme dans mon champ artistique. J’étais alors en troisième année aux beaux-arts de Montpellier, et j’avais entrepris la réalisation de mon premier manuel : un Manuel d’élevage destiné à qui veut faire l’acquisition d’une vache laitière. Travailler tous ces étés à la ferme ne m’avait pas pour autant offert les connaissances suffisantes pour construire mon manuel, j’ai donc échangé de nombreux mails avec ma tante. Elle a répondu à mes questions et partagé avec moi les manuels qui avaient servi à sa formation, elle s’est prise au jeu et a commencé à m’envoyer de petites anecdotes survenues avec les vaches. Le manuel a été le moyen d’entrer en contact autrement avec la ferme, de l’appréhender sous un autre angle que celui de l’affect. Raymond Depardon lorsqu’il revient à la ferme de ses parents se tient à peu près dans les mêmes configurations. Lorsqu’il était enfant, Depardon n’aspirait qu’à une chose, quitter ce trou perdu, il voulait exercer un métier propice au voyage, refusant de succéder à son père et devenir à son tour agriculteur. Il devient donc photographe-reporter. Des années plus tard, il revient à La ferme du Garet, sur les lieux de son enfance. Entre temps, la ferme s’est modernisée, le village s’est urbanisé, ses parents ont vieilli. Ce constat devient alors l’origine et le motif d’un projet autobiographique mêlant images, archives familiales et textes. Jean-Luc Moulène a lui aussi pour ambition de fixer le passage du temps à Fénautrigues, mais cela n’explique pas les raisons qui l’ont mené dans ce lieu-dit. Moulène n’a jamais vécu à Fénautrigues, mais sa famille serait liée à ce lieu. Elle aurait été propriétaire d’un moulin qui serait à l’origine de son nom de famille. 50
Lorsqu’il était enfant, il vivait au Maroc, sa famille lui répétait souvent qu’il « était de là ». Moulène ne comprenait pas ce que cela signifiait, pour lui, Fénautrigues était comme un mythe plein de mystères. « Mais alors, qu’est-ce que c’est que d’être d’ici 31 ? » L’artiste se rend là-bas pour tenter de comprendre, il engage un travail documentaire dans cette contrée du Lot, partant avant tout à la recherche de ses racines. Il ne sait pas ce qu’il récoltera de son enquête, probablement autre chose. Tout comme ces deux artistes, mon intérêt premier pour le lieu est d’ordre sentimental, un lien aux origines ou à la famille. Au-delà de soi-même, il existe également un intérêt, un désir de montrer ou de trouver l’autre, celui qui vit ou vécut en ces lieux. Cet intérêt pour l’autre, Hal Foster le considère comme caractéristique d’un tournant ethnographique dans l’art néo-avant-gardiste. Il étudie la mise en place d’un nouveau paradigme axé sur un retour du réel dans l’art d’aujourd’hui. Il revient sur les modèles avant-gardistes pour les appliquer à un art actuel, non dans le but d’appuyer la théorie selon laquelle le post-modernisme ne serait que répétitions et pastiches, mais plutôt dans une volonté de relecture vis-à-vis du présent, donnant lieu à de nouvelles inventions. Foster situe l’art en relation directe avec le réel et c’est en cela qu’il questionne l’avant-garde. Pour lui, les questions posées par les avant-gardes resurgissent et sont réalisées avec les post-avant-gardes. Foster réaffirme entre autres la valeur d’intérêt de l’œuvre, valeur qui vient remplacer le critère de qualité. Le critère normatif de qualité est délogé au profit de la valeur expérimentale de l’intérêt, et l’art évolue dès lors moins par le raffinement des formes artistiques données […] que par la redéfinition de ces catégories esthétiques. De la sorte, l’objet de l’investigation critique devient plus “l’effet social (la fonction) de l’œuvre” que l’essence d’un médium 32.
Partant de cette valeur de l’intérêt, le livre est aussi l’occasion pour l’auteur de réfléchir à la posture « ethnographique » de l’artiste, et c’est cette partie du livre qui m’intéresse particulièrement. Dans son « Portrait de l’artiste en ethnographe », Foster revient sur une conférence que Walter Benjamin a prononcée
31 Jean-Luc Moulène, Entretien avec Laurent Gervereau, AgroParisTech, Paris, mai 2013. http:// www.dailymotion.com/video/xzxiq0_fenautrigues-de-jean-luc-moulene-a-agroparistech_ tech (consulté le 4 février 2014) 32 Hal Foster, Le retour du réel, éditions La lettre volée, Liège, 2005, p. 86.
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en 1934 à l’Institut pour l’étude du fascisme de Paris : L’auteur comme producteur. Lors de sa conférence, il invite les artistes de gauche à « prendre le parti du prolétariat 33 », les encourage à prendre la position du travailleur révolutionnaire afin de trouver les moyens artistiques pour transformer l’appareil de la culture bourgeoise. La portée politique de ces mots mise à part, Walter Benjamin cherche à abattre les clivages opposant qualité esthétique et justesse, forme et contenu. Il importe à ses yeux que l’artiste s’immerge dans le contexte social qu’il vise, afin de le rendre lisible au spectateur et cela passe par la production. Pour Hal Foster, le nouveau paradigme de l’artiste comme ethnographe est structurellement similaire à l’ancien modèle de « l’auteur comme producteur ». Au sein de ce nouveau paradigme, l’objet de la critique reste pour l’essentiel l’institution artistique bourgeoise, mais le sujet s’est déplacé : « désormais, c’est au nom de l’autre (culturel ou ethnique) que l’artiste engagé se bat le plus souvent 34. » Le sujet n’est plus défini en termes de relations économiques, mais en termes d’identité culturelle. Ainsi, l’artiste, au lieu de s’immerger dans le monde du travail, doit plonger dans le milieu culturel ou ethnique auquel il s’intéresse. Foster insiste sur l’engagement de l’artiste, dans une volonté d’éveiller les consciences face à un problème de société. Pour ma part, je ne peux évacuer le contexte social de mon travail : je m’intéresse au monde agricole, en connaît les difficultés et les enjeux, mais je ne suis pas en train de me battre pour les faire entendre. J’ai plutôt l’impression de vouloir dresser un portrait d’une ferme, portrait qui se construirait avec les personnes qui vivent sur place, alliant mon point de vue au leur. Pour Foster, l’artiste fait ethnographe aspire au travail de terrain, il se doit d’aller à la rencontre de l’altérité, des personnes dont il désire transcrire l’histoire. Il parle d’« observation participante », idée selon laquelle l’artiste mènerait une sorte d’enquête sur le territoire habité qui l’intéresse, réunissant ainsi les données nécessaires (implicites et explicites) à la construction de son œuvre. J’ai le sentiment d’avoir agi ainsi concernant la ferme d’Hardifort. Après avoir rédigé le manuel, je suis retournée à la ferme pour le partager avec ses habitants. Le désordre était toujours là, j’ai entrepris de le photographier. Dès lors, chaque fois que j’y retourne, je fais de nouvelles images, cerne ce que
33 Walter Benjamin, « L’auteur comme producteur », Essais sur Brecht, La Fabrique, Paris, 2003, p. 131. 34 Hal Foster, Op. Cit., p. 216.
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je n’avais pas vu, ou ce qui a changé depuis la fois précédente. J’ai photographié la ferme sous la neige, en plein été, lorsque les champs débordent de maïs ou de blé, j’ai photographié la maison, les étables, les machines, mais je n’ai jamais photographié les gens. Le fait que cette ferme appartienne à des membres de ma famille me donne la liberté de photographier où et comme bon me semble. Lorsque je capture leur chambre, leur bric-à-brac quotidien, ils n’ont pas l’impression d’une intrusion dans leur vie. J’essaie toujours de leur expliquer les raisons de mon entreprise, je leur montre mes images, leur demande leur avis, et je crois qu’ils apprécient. À mon sens, mon oncle, ma tante, ma cousine, ainsi que les nombreuses personnes de passage à la ferme, sont présents dans mes clichés. Je photographie leurs traces, que ce soit celles de la vie quotidienne comme celles des travaux agricoles ou d’élevage. Lorsque j’effectue mes prises de vue, je fonctionne toujours de la même façon, je me balade, explore les moindres recoins et m’arrête chaque fois qu’une composition trouve sens à mes yeux. Il est quatorze heures, mon oncle est sur son tracteur, ma tante s’occupe des bêtes. Je suis seule dans la maison, j’entends les mouches volées, les vaches meugler au loin. J’attrape mon appareil. Je passe d’une pièce à l’autre, à l’affût du moindre objet. Dans la chambre, le lit a été rehaussé avec des briques, je photographie le pied en bois sur le vieux lino, la lumière dessine une grille au sol. Dans la cuisine, sur le bord d’une fenêtre, il y a un mouchoir en papier couvert de granules jaunes, mêlées de tâches noires, un tue-mouche. Dans le salon, à côté de la cheminée, un autre tue-mouche, ça ressemble à un radiateur avec des résistances bleues. Lorsqu’une mouche s’en va mourir sur la résistance, la machine émet une sorte de claquement qui vous prend par surprise. Je sursaute. Je sors de la maison par le bureau ; au sol, sur le paillasson, il y a un sac à patates rempli de bouteilles en plastiques alignées les unes aux autres, curieux. Une fois dehors, je prends le chemin de l’étable, photographie un vieux morceau de pneu terreux, un abreuvoir en équilibre sur un tas de gravier, le rideau d’une caravane abandonnée là par des voisins. Je passe devant l’ancien poulailler, la paille déborde, obstrue la porte. Enfin, je me rends dans l’entrepôt qui sert aujourd’hui de magasin. Derrière celui-ci, il y a une piscine et puis un buffet, posé devant un grand drap blanc. Sur le buffet, il y a deux volailles empaillées reléguées là par ma tante qui ne supportait plus de les voir dans la maison. La pellicule est finie, je range mon appareil et m’en vais aider aux bêtes.
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Images extraites de la sÊrie La ferme d’Hardifort (titre provisoire), France, 2011-2014.
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Je suis attirée par des formes, des agencements de couleurs, des incongruités. Je photographie surtout des objets, ou groupes d’objets que je pourrais presque considérer comme des sculptures trouvées. Un terme développé par Jean-François Robic et Germain Roez dans l’essai éponyme, Sculptures trouvées. Le terrain de chasse de ce duo d’artistes est plutôt celui de la ville, plus propice à la trouvaille, car plus dynamique et mouvant, mais, quel que soit le territoire traversé, la démarche est la même. Jean-François Robic considère la photographie comme un témoin de la trouvaille, les objets se manifestent à notre regard de manière incertaine, indécise, éphémère. Le regard, ainsi attiré par eux doit s’efforcer de rendre la nature de l’objet, ainsi que sa rencontre. L’expérience de l’artiste est alors celle du spectateur, le processus de prise de vue transforme le regard spectatorial en regard créateur. Photographier ces « sculptures trouvées » revient à les archiver, et ainsi à documenter le réel. Robic considère ses témoins comme une autre forme du monde, le passage de ces objets dans l’art leur donnerait un statut d’entredeux : entre l’art et le réel. On peut considérer qu’il s’agit alors d’un réel de fiction, comme si elle fabriquait une réalité, « les objets sont rédimés, introduits comme (substituts, partie du) réel dans la fiction de l’art, ou introduits comme objets (fictionnels) artistiques, dans le réel, ou la vision qu’on en a 35. » Ces photographiesobjets deviennent alors le moteur d’une fiction, une amorce de narration. Elles ne racontent pas tout à fait le lieu duquel elles sont extraites, mais en donnent une vision subjective, propice à la fiction. L’imaginaire émanant des images est important pour moi, il est d’abord palpable lors de la prise de vue, se projette sur les choses que je photographie. Jean-Luc Moulène se tient également dans ce type de démarche, celle d’arpenter un lieu et de capturer au fil de sa déambulation, ce qui attire son œil. Il a photographié Fénautrigues durant quinze ans. Il s’y rendait régulièrement, effectuant toujours le même trajet : « Trois chemins vers le ruisseau, vers le haut, en bas 36. » Cette phrase descriptive, constituant le sous-titre de son livre, formule clairement la pratique de Moulène. Il a emprunté tour à tour les trois chemins allant du moulin au ruisseau, procédant à la manière d’un topographe ; il répertorie les différents éléments du territoire, car c’est bien de territoire et plus de paysage dont il s’agit.
35 Jean-François Robic, « Le réel comme situation artistique », in Sculptures trouvées, espace public et invention du regard, L’harmattan, Condé-sur-Noireau, 2003, p. 33. 36 Jean-Luc Moulène, Fénautrigues, trois chemins vers le ruisseau, vers le haut, en bas, éditions La table ronde, France, 2010.
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Pour l’artiste, ce territoire s’apparente à un « jardin ready-made », il y enregistre les formes visuelles qui se présentent à lui, il considère les éléments naturels comme des éléments sculpturaux. Au fil du temps, il a archivé près de 7000 images de Fénautrigues, enregistrant le passage du temps, les changements climatiques. À travers ses clichés, Moulène évoque, sans la représenter, la vie à la campagne, une vie qui se répète sans cesse à travers les saisons, une vie austère et paisible. On peut ainsi considérer la campagne comme l’environnement de son œuvre ou le contexte des objets photographiés. Pour Robic, la sculpture trouvée se situe « dans un espace ouvert à bien d’autres situations simultanées 37. » Ces situations constituent le contexte et il se doit d’apparaître un tant soit peu dans l’image, afin de ne pas abstraire l’objet photographié et de permettre à la fiction de se réaliser. Le contexte de création d’une œuvre photographique est également primordial, comme le montre Allan Sekula, « La photographie constitue un énoncé incomplet, un message dont la lisibilité repose sur une matrice de conditions externes et de présupposés. C’est-à-dire que la signification d’un message photographique est nécessairement déterminée par un contexte 38. » Dans ses écrits, Sekula questionne les manières dont la photographie produit une économie de l’imaginaire. Sa position se situe entre photographie documentaire et photographie « plasticienne 39». Pour Sekula, ces deux pans de la photographie ne sont pas à opposer, mais à considérer ensemble. Le schéma erroné, mais populaire, de cette opposition est la “photographie d’art” versus la “photographie documentaire”. […] Les oppositions entre ces deux pôles sont les suivantes : le photographe visionnaire versus le photographe témoin, la photographie comme expression versus la photographie comme reportage, les théories de l’imagination (et de la vérité intérieure) versus les théories de la vérité empirique, la valeur affective versus la valeur informative, et finalement la signification métaphorique versus la signification métonymique 40.
37 Jean-François Robic, Op. Cit., p. 35. 38 Allan Sekula, « Sur l’invention du sens dans la photographie », in Écrits sur la photographie, Beaux-Arts de Paris éditions, France, 2013, p. 67. 39 L’expression est utilisée pour la première fois par Dominique Baqué en 1998. Elle désigne les productions artistiques qui utilisent et revendiquent la photographie comme matière première à une création artistique. 40 Allan Sekula, Op. Cit., p. 94.
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Vue aérienne de la ferme des Colpaert, 1983.
La ferme des Colpaert (première page du manuscrit), Marie-Gérard Colpaert, 2011.
Les oppositions soulevées ici ont toujours été vaines pour Sekula. Dans « Sur l’invention du sens dans la photographie », il compare les positions d’Alfred Stieglitz et de Lewis Hine. L’un se faisant figure de la photo d’art et l’autre de la photo documentaire. Il ne remet pas en cause les images des deux photographes, mais plutôt leur discours. Selon Sekula, leurs images sont autant porteuses de messages sociaux que de qualités esthétiques. La démarche part du réel, et non du monde de l’art, dans une volonté de questionner le monde qui nous entoure, ses données historiques et sociales. Ses données sont mises en valeur par la photographie, le cadrage, la lumière, ainsi que par un texte implicite. Comme Foster dans son « portrait de l’artiste en ethnographe », Sekula considère que l’artiste doit être un acteur du monde vivant, construisant l’œuvre à l’intérieur de celui-ci en s’immergeant dans le réalisme de l’expérience quotidienne. En utilisant la photographie, l’artiste interprète le monde, mais en s’y immergeant. Pour construire une œuvre de l’intérieur, il faut donc interagir avec les éléments qui constituent la réalité de l’espace traversé. Dans mon travail, l’interaction s’établit avant tout par la capture photographique du territoire, néanmoins, cette interaction est insuffisante à mes yeux, elle n’accorde pas une place directe aux habitants de la ferme. C’est pourquoi, en complément de ma production photographique, j’ai commencé à amasser des documents historiques. Je connaissais déjà une bonne partie de l’histoire de cette ferme, mais je voulais savoir comment elle était apparue dans la famille de mon oncle. J’ai donc contacté l’ancienne propriétaire des lieux, la mère de mon oncle. Marie-Gérard est une femme qui aime écrire, elle tient depuis toujours un journal dans lequel elle écrit chaque jour, c’est donc avec beaucoup de plaisir qu’elle a couché sur le papier l’historique de cette ferme depuis son entrée dans la vie des Colpaert (voir texte en annexes). Un texte chronologique, alternant vie personnelle et matérielle, anecdotes et développement de la ferme. Aujourd’hui, ces pages sont rangées dans une boîte, chacun des membres de la famille peut le consulter. J’ai pour ma part reçu une copie du manuscrit que je me suis empressée de dactylographier. J’ai également récolté d’autres documents comme la liste des vaches avec leurs noms et numéros, ou encore une vue aérienne de l’exploitation prise en 1983. Lorsque j’ai récupéré ces documents, je ne savais pas ce que j’en ferai, s’ils me serviraient seulement d’archives personnelles ou si je les donnerai à voir comme partie intégrante de mon travail. Quelle que soit leur finalité, ils m’ont permis de connaître l’histoire de la ferme dans ses moindres détails. Pour Foster, il est primordial que l’« artiste-ethnographe » connaisse au mieux l’espace qui l’intéresse, un mode de travail qui « exige que les artistes […] soient 61
suffisamment familiarisés avec la structure de chaque culture pour pouvoir la topographier, mais aussi avec son histoire pour la raconter 41. » Quand il entreprend la réalisation de La ferme du Garet, Raymond Depardon commence par réunir les archives photographiques de sa famille. Il va puiser dans les images prises par la DATAR en 1984, ainsi que dans les albums de famille. Une grande partie des images issues de ces albums concernent des événements importants de la vie : mariages, fêtes de village, communions, etc. Par la suite, il continuera de réaliser, pour sa famille, des images traditionnelles, acceptant l’idée « qu’un photographe dans une famille, ça sert à faire des photographies de mariage et d’enfants 42. » Depardon réunit également ses premières images prises alors qu’il était adolescent, et réalise de nouveaux clichés de la ferme. Au fil des ans, il réalise de nombreux autoportraits qu’il intégrera au livre. À travers toutes ces données, il cherche les marques du temps, comparant ce que la ferme était à ce qu’elle est devenue ; ce qu’il était à ce qu’il est. Toute cette matière ainsi rassemblée lui servira de matière première à la création du livre. Une matière mêlant invention vernaculaire et recherches artistiques et dont Sekula revendique l’usage. Il n’est pas toujours nécessaire de faire des images pour aborder le monde, on peut interpréter ce qui existe déjà, mettre en valeur une chose ou une autre afin de produire un discours. Arpenter le territoire choisi, y retourner encore et encore, apprendre à le connaître et rassembler des documents, des images, des paroles, des textes. Le processus ne s’arrête pas là. Il faut ensuite construire avec les éléments accumulés, cadrer, faire des choix, dans le but de rendre lisible l’expérience vécue.
41 Hal Foster, Op. Cit., p. 2. 42 Raymond Depardon, La ferme du Garet, Actes Sud, Vérone, 2006, p. 228.
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MOISSONNER Le photographe a eu une idée, née d’un tout ou d’un rien, il s’est rendu sur les lieux, les a enregistré selon son point de vue. Il a rencontré les habitants, a échangé avec eux dans la mesure du possible, il s’est immergé dans ce microcosme. Maintenant il est face à ses images, aux souvenirs d’un lieu et d’instants vécus. Il est temps pour lui de mettre de l’ordre là-dedans, de décider de ce qui doit être montré et de ce qui ne le sera pas, décidé de la manière dont il rendra son expérience à travers la construction de ce que certains appelleront œuvre. Ce sont là les deux dernières, non moins délicates, étapes à l’exécution d’un projet : la réalisation et le procédé de monstration. À mon sens, ces deux étapes sont intimement liées, car on ne construit pas un projet sans penser à sa réception et donc à sa monstration. Selon Foster, le travail de réalisation consiste en un cadrage des données et expériences accumulées. Il est question d’interprétation ou encore de parallaxe 43. Foster considère que la néo-avant-garde effectue un mouvement de parallaxe vis-à-vis de l’avant-garde historique, elle reconsidère les concepts avant-gardistes selon son présent. Notre manière de cadrer le passé est donc déterminée par nos positions dans le présent, elles-mêmes saisies dans de nouveaux cadrages. J’aimerais considérer la parallaxe sur un laps de temps plus court, comme étant le mouvement accompli par l’artiste lors de l’exécution de son projet. De retour de son expédition, il se doit de trouver l’équilibre entre le monde auquel il s’intéresse et son propre point de vue, « s’accommoder du statut contradictoire de l’altérité en ce qu’elle est à la fois donnée et construite, réelle et fantasmatique 44. » Il est question de trouver la juste distance entre soi et son sujet, en incorporant des données issues de la rencontre avec le territoire, aux images. Le recadrage peut être aussi simple qu’une légende sous une photo, il peut aussi fondre production personnelle et production vernaculaire en une entité. Si la première des hypothèses donne un minimum d’informations, elle permet de conserver une certaine autonomie des images. La seconde hypothèse rend peut-être plus lisible l’expérience interactive. Ces choix sont déterminés par le discours du photographe, que veut-il transmettre au spectateur ?
43 La parallaxe est l’angle de déplacement apparent d’un objet, causé par le mouvement de son observateur. C’est un terme utilisé avant tout en photographie. 44 Hal Foster, Op. Cit., p. 2.
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Une fois ces réglages accomplis vient la question de leur monstration. De nouveaux compromis dépendants de l’artiste ou d’un commissaire d’exposition, d’un graphiste, etc. Comme je l’ai évoqué précédemment à travers l’étude d’Olivier Lugon sur « La photographie exposée », depuis le début du XXe siècle, le processus de monstration fait partie intégrante de l’œuvre, il permet de la finaliser, de la faire fonctionner. Nelson Goodman parle d’« implémentation dans les arts », selon lui, « une œuvre fonctionne […] dans la mesure où elle est comprise, où ce qu’elle symbolise et la façon dont elle le symbolise […] et discerné et affecte la façon dont nous organisons et percevons un monde 45. » Dans le cadre d’un musée, l’implémentation engloberait le communiqué de presse, le catalogue d’exposition, jusqu’à la mise en espace des œuvres, les cartels ou feuilles de route, les textes accompagnant le spectateur dans sa déambulation. Goodman distingue la réalisation de l’implémentation. Si la réalisation peut avoir lieu sans l’implémentation, l’implémentation ne peut jamais avoir lieu sans la réalisation ; car comment ce qui n’est pas encore fait peut-il être implémenté 46 ?
Les deux périodes de réflexion sont intimement liées, comme deux étapes charnières d’un même processus. L’implémentation, c’est l’œuvre qui se réalise en un fonctionnement esthétique et permet de la rendre intelligible au spectateur. Le critique d’art Christophe Kihm s’appuie sur les travaux de Goodman pour analyser les formats d’exposition. Ces formats de représentation (ou lecture) du monde peuvent s’opérer au mur, dans un livre, dans l’espace urbain ou rural, etc. Quel que soit le lieu d’implémentation, il est toujours question d’assemblage en une temporalité, de jouer avec l’espace en créant un parcours visuel, auditif, physique ou déambulatoire. Le format désignerait donc « le regroupement d’une quantité d’informations finies sur un support de données [définition informatique], on quitte la logique des formes pour celle de l’information 47. » Le format serait donc ce qui informe les œuvres, structure leur coexistence pour leur permettre de trouver une cohérence. Les informations ainsi agencées rythment l’espace, donnant lieu à une forme de récit du fait de la temporalité exercée.
45 Nelson Goodman, « L’implémentation dans les arts », in L’art en théorie et en action, coll. « Folio Essais », Gallimard, Saint-Amand, 2013, p. 64. 46 Nelson Goodman, Op. Cit., p. 66. 47 Christophe Kihm, Les formats d’exposition, conférence à l’École nationale supérieure de la photographie, 19 mars 2012.
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Je suis maintenant à la recherche de cette cohérence. Lorsque je retournerai à la ferme, je prendrai sûrement de nouvelles images, mais aujourd’hui, face à la quantité de données réunies, je ressens le besoin de les organiser et de leur donner une forme. Les futurs clichés pourront venir compléter un manque, elles s’inséreront dans le cadre fixé par mes propres règles, peaufinerons la réalisation de mon projet. Si mes images constituent le noyau dur de la pièce, je ne sais quelle importance donner aux documents récupérés. Ils sont importants à mes yeux parce qu’ils ont accompagné l’enquête de terrain, mais sont-ils indispensables à l’appréhension de mon travail ? L’histoire de la ferme, la vue aérienne de 1983 forment en quelque sorte le contexte social du projet. La question est de savoir quelle place lui accorder. Pour Sekula, « la force documentaire n’est atteinte qu’en intégrant et révélant toujours le champ contextuel 48. » Les relations sociales impliquées dans l’acte photographique, ainsi que le dispositif de monstration et le cadre de réception détermineraient le sens. Il envisage la photographie selon une double fonctionnalité, elle serait à la fois un document et le socle d’une construction discursive. Sekula tente de définir et engager une critique du discours photographique, le discours étant considéré comme un champ d’échange d’informations, un système de relations entre les acteurs d’une communication. Le discours permet de circonscrire un territoire, d’en restreindre les caractères et de rendre lisible la posture de l’artiste en son sein. La construction d’une pièce à valeur documentaire impliquerait « simultanément la restitution de l’événement quotidien et sa mise en scène, le réel et sa théâtralisation ou, pourrait-on dire, sa fictionnalisation 49. » Pour Sekula, la fictionnalisation passe par un texte caché ou implicite révélant en partie le contexte, elle est le fait de l’artiste qui, travaillant à sa mise en place, produit un sens de lecture qui sera ensuite interprété par le spectateur. Il s’agit de maintenir une tension entre l’art et la vie. La production d’une pièce photographique s’exprimerait donc dans l’équilibre entre informations contextuelles et fictionnalisation. Mes recherches formelles étant encore à l’état de chantier, je voudrais partir de ce postulat afin de formuler des hypothèses de réalisation. Il ne sera pas question d’atteindre une forme aboutie du travail, mais plutôt d’organiser les éléments qui la com-
48 Allan Sekula, Op. Cit., p. 63. 49 Dominique Baqué, « Stratégies du retrait, renouveau du documentaire », in Photographie plasticienne, l’extrême contemporain, éditions du regard, Pampelune, 2009, p. 253.
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poseront. Je peux d’ores et déjà séparer mes recherches en deux catégories : ma production, et celle des autres. Que j’utilise explicitement ou non les documents récupérés, je n’envisage pas de les confronter directement à mes images. Il me faudrait alors mettre en place deux espaces de lecture, deux espaces au mur, ou un livre présenté en complément aux images. Si je décide d’utiliser le texte et la photographie aérienne de la ferme, il me faut me les accaparer. L’espace du livre me paraît être un moyen d’appropriation efficace. Je peux ainsi réagencer le texte, en sélectionner des passages, le scinder en différents chapitres séparant ainsi les anecdotes, des faits historiques ou matériels. La vue aérienne trouverait également sa place dans le livre. Depuis 1983, de nombreux changements se sont opérés à la ferme, de nouveaux bâtiments ont été construits, d’autresont été détruits, la route qu’empruntaient les tracteurs n’est plus la même. S’il est difficile de commander une nouvelle capture aérienne de la ferme, il m’est toujours possible de créer moi-même ce document. Mon intérêt pour la carte et le plan n’est pas nouveau, ce sont des éléments graphiques que l’on peut retrouver dans certains des livres précédemment évoqués. La carte est un outil de représentation du territoire, la dessiner me permettrait de donner une autre vision de la ferme, une nouvelle entrée de lecture. Elle pourrait être intégrée au livre sous la forme d’un dépliant. Dans mon imaginaire, le livre serait posé sur une baguette vissée au mur. Il pourrait être manipulé, et poser à sa place à la fin de la consultation ; quant aux images, j’aimerais les tapisser au mur, qu’elles fassent corps avec lui. Jouer avec la planéité du mur, ce qui répondrait à la matérialité des objets représentés. Les images seraient accompagnées d’un cartel précisant le titre : La ferme d’Hardifort ou La ferme des Colpaert, Hardifort, Nord de la France. Ainsi, les personnes qui n’oseraient ou ne souhaiteraient pas feuilleter le livre auraient, à mon sens, suffisamment d’informations contextuelles pour appréhender les images. Si le travail de Jean-Luc Moulène à Fénautrigues s’est implémenté sous la forme du livre, il a également eu l’opportunité de l’exposer dans l’espace. L’exposition a lieu aux Ateliers des Arques, non loin de Fénautrigues, elle accompagne la création du livre encore en construction. La mise en espace se présente comme un outil d’études plastique et conceptuel pour l’écriture de l’ouvrage. Elle est composée de trois panneaux. Le premier représente une carte des lieux, elle est complétée de post-it qui permettent de repérer les itinéraires des trois promenades de l’artiste sur les 500 hectares que couvre sa déambulation. Un livret intitulé Fénautrigues. Archive est accroché à ce panneau par un fil de fer, un premier élément de mémoire. Les deux autres panneaux sont destinés à accueillir une
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projection des images de Moulène. Sur le troisième, un objet fait de branches est fixé à une potence par un fil de fer, comme un témoin du paysage, un objet. Deux livres blancs, de 524 pages chacun, figurent la maquette vierge du livre. L’installation est agrémentée d’une canne de marche et d’un disque dur contenant les 500 images sélectionnées par Moulène. Le spectateur se trouve dans un entredeux, il est face au rendu d’une expérience topographique ainsi qu’à un dispositif décrivant le processus créatif. Moulène met en scène la réalisation de son œuvre, il implémente une forme non finie, et commence à se détacher d’elle. Le livre paraîtra quelques mois après l’exposition. Pour cet ouvrage, Moulène travaille en collaboration avec le graphiste Marc Touitou. Le projet est financé par le CNAP (centre national des arts plastiques). Si les photographies sont les témoins des promenades de l’artiste, elles forment dans l’édition un déroulé narratif. Présentées simultanément, elles rendent perceptible la mesure d’un travail sur l’imaginaire. Le livre est composé de trois chapitres qui reprennent les trois chemins empruntés par l’artiste. Le titre et le sous-titre sont les seuls, et non négligeables éléments textuels du livre. Le sous-titre : « Trois chemins vers le ruisseau, vers le haut, en bas », découper en trois fait également office de chapitres : « Au ruisseau », « Vers le haut », « En bas ». Les images sont de formats variables, certaines sont en noir et blanc, la colorimétrie des images en couleurs n’est pas homogène. Chaque image a sa page, elles ne se rencontrent jamais sur une seule. La largeur et la hauteur sont variables, même si elles semblent toutes placées à la même hauteur dans la page. Elles ne s’enchaînent pas de manière chronologique, mais selon l’espace duquel elles sont issues. Le lecteur se trouve ainsi dans la situation du promeneur qui rencontrerait conjointement un même objet photographié à divers instants, diverses saisons ou années. L’artiste fait de l’espace traversé son matériau, et du déplacement son outil de création mettant le spectateur dans ces mêmes dispositions. Ainsi, il évoque, sans la représenter, la vie à la campagne, une vie répétitive, liée aux saisons, une vie austère et paisible. La plasticité des images, des formes rencontrées et leur superposition temporelle nous font perdre tout repère. Il est presque impossible de se faire une idée du chemin qu’a réellement emprunté Jean-Luc Moulène, le lecteur divague dans l’imaginaire généré par les images et leur enchaînement. La dimension topographique se met au service de la fiction ; Moulène a su trouver l’équilibre entre l’expérience vécue et la plasticité des images, permettant différents niveaux de lecture simultanés. Sa démarche documentaire, presque performative est à la fois comprise et dépassée par la fiction. Aujourd’hui, il considère que l’œuvre ne lui appartient plus, elle est maintenant livrée aux yeux des lecteurs.
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Extraits du livre FÊnautrigues, Trois chemins vers le ruisseau, vers le haut, en bas, pp. 118-129. Jean-Luc Moulène, France, 2010.
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Ce qui fait l’œuvre, c’est la coupure, c’est l’arrêt de la relation avec l’auteur. […] L’auteur arrête et c’est l’œuvre qui travaille à son compte. Quand le bouquin est paru, j’ai su ce qu’était Fénautrigues, j’ai su que je n’étais pas de là 50.
Jean-Luc Moulène a en quelque sorte résolu le mystère de ses origines. Il peut ainsi prendre du recul sur son expérience et établir ce mouvement de parallaxe nécessaire à la réalisation, produisant ainsi une nouvelle histoire parallèlement à celle qu’il a vécu. À vrai dire, la meilleure arme contre le mythe, c’est de le mythifier à son tour, c’est de produire un mythe artificiel : et ce mythe reconstitué sera une véritable mythologie […]. Il suffira pour cela d’en faire lui même le point de départ d’une troisième chaîne sémiologique, de poser sa signification comme premier terme d’un second mythe 51.
Moulène part à la rencontre de ses racines, sur le terrain, il enregistre des signes. Puis, regardant les enregistrements, il invente un nouveau langage, une nouvelle manière de raconter les signes, de les « mythifier ». Pour Roland Barthes, le mythe est inclus dans un système de communication, c’est un message. Il prend forme dans la sélection faite par l’histoire, il ne s’invente pas dans la nature. Le message peut tout autant être écrit, photographié, cinématographié, etc. Quelle que soit la forme à travers laquelle il se manifeste, le mythe est sémiologique, il dépend du signe. Lorsqu’il parle de « mythe artificiel », Roland Barthes fait effet de l’interprétation que fait l’artiste de ces signes. Lorsque nous observons le réel, nous saisissons une réalité déformée. Elle est faussée par notre connaissance (ou méconnaissance) du monde. Ainsi, nous créons nos propres mythes, d’autres fois, c’est la société qui nous les impose. Le travail de l’artiste est de les dépasser, d’en analyser le moindre signe afin de fabriquer un sens nouveau, établissant ainsi un dialogue entre l’œuvre et le spectateur. Les signes qu’analyse Raymond Depardon sont ceux de la mémoire. À travers son livre, Raymond Depardon cherche lui aussi à mesurer le passage du temps, mais la fiction qui se met en œuvre est un ordre tout autre. Celle-ci se met en place
50 Jean-Luc Moulène, Entretien avec Laurent Gervereau, AgroParisTech, Paris, mai 2013. http:// www.dailymotion.com/video/xzxiq0_fenautrigues-de-jean-luc-moulene-a-agroparistech_ tech (consulté le 4 février 2014) 51 Roland Barthes, Mythologies, éditions du Seuil, Paris, 1970, p. 209.
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par l’autobiographie. La ferme du Garet se construit sur l’histoire de la famille de Depardon, son geste de photographe est tout autant visible que celui de récupération et de sélection des images. L’équilibre se met en page dans le livre, alternant entre images récupérées, anciennes et images récentes, témoins du retour de l’artiste à la ferme. Les 250 images choisies occupent les quatre cinquièmes du livre, le dernier quart étant destiné au texte qui les lie. Chacune des images anciennes est alimentée d’une légende. Les images plus récentes sont autonomes, elles sont présentées en pleine page, sans légende. De temps à autre, les deux registres d’images se rencontrent afin de signifier leur appartenance à un même espace. L’escalier de pierre est mon premier repère dans les souvenirs flous de mon enfance. Il est toujours là, usé par le temps, avec sa rampe en fer 52.
En page de droite, placée sur le bord droit de la page, la reproduction d’une photographie noir et blanc aux marges jaunies et bords crénelés. La photographie représente le photographe lorsqu’il était enfant. Il est assis sur la dernière marche de l’escalier en pierre, séparée des autres par une barrière en bois. Il porte un chapeau et sourit au photographe. Le photographe se tient légèrement de côté, trahissant sa présence d’une ombre dans le bord droit de l’image. Le texte cité ci-dessus est inscrit en bas de cette image, dans l’espace inférieur de la page. Sur la page de gauche, en plein format, une photographie couleur représente l’escalier dans sa version contemporaine. Depardon a cadré serré. On ne voit plus la dernière marche sur laquelle il était assis des années auparavant. La lumière jaune projette l’ombre de la rampe en fer aux couleurs de rouille sur les marches. Elles sont envahies de lierre. Ces deux images, ainsi que leur légende, illustrent assez bien la démarche de Depardon. Il veut rendre son constat du passage du temps sur la ferme et sur lui. À la page 49 du livre, il explique clairement les deux temps qui séparent ses prises de vue d’enfant à celles de l’adulte. J’étais heureux dans ces greniers, j’étais chez moi. C’était ma salle de jeux, loin du regard des adultes. Trente ans séparent les deux prises de vue de cette chaise d’enfant. J’avais quatorze ans quand je l’ai photographiée en noir et blanc et quarante-quatre ans lors de la photo en couleurs 53.
52 Raymond Depardon, La ferme du Garet, Actes Sud, Vérone, 2006, p. 27. 53 Raymond Depardon, Op. Cit., p. 49.
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Extraits du livre La ferme du Garet, Raymond Depardon, France, 1995.
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Lorsqu’il entreprend la réalisation du livre, Raymond Depardon a une cinquantaine d’années 54, l’écriture serait donc venue dans un troisième temps, celui de l’analyse. Il fouille dans sa mémoire, révélant ainsi des souvenirs lointains, des fragments d’existence soustraits au temps. Dans ses écrits, Depardon est à la fois l’auteur, le narrateur et le personnage principal. La portée autobiographique du texte révèle sa quête d’identité, il cherche à la fois à désenfouir de vieux souvenirs, à comprendre ce qui l’a éloigné de la ferme et le pousse à y revenir. Il questionne sa propre évolution, ainsi que celle de ses aînés et de ses proches, mais ce que le lecteur reçoit, c’est avant tout la mise en place d’un récit auquel il peut s’identifier, dans lequel il peut se perdre et laisser voguer son imagination. La photographie tient ainsi un rôle de réminiscence, le texte et les images récentes la matérialisent. Depardon engage une réflexion « sur le temps, qui est l’élément important dans le travail de photographe 55. » La quête d’identité de l’auteur amène ainsi un questionnement plus vaste, celui du statut de l’image photographique. Il questionne à la fois la portée des images dans le monde vernaculaire et leur influence sur le photographe. Les images de nos albums de famille ont avant tout pour fonction d’être des déclencheurs de mémoire, Depardon les prend au mot, ouvre le propos à une analyse du temps qui passe et amène le lecteur à se poser les mêmes questions. Aujourd’hui, batteuse, chevaux, tout à disparu. Il reste la végétation 56.
La végétation est peut-être ce qui manque à mes images de la ferme. Elle est là, entourant la ferme, parfois domptée par les machines qui la labourent et en récoltent les fruits. Si je ne la photographie pas, c’est peut-être parce qu’elle m’ennuie, je ne parviens pas à y trouver le bazar qui règne sur l’exploitation. La ferme d’Hardifort est en Flandre, tout y est plat, l’horizon n’est obstrué que de quelques collines. Je m’efforcerai, lors de mes prochaines prises de vue, d’accorder un peu plus d’attention aux espaces naturels qui entourent la ferme. J’ai entrepris il y a peu l’investigation d’un nouveau terrain fertile, un terrain agricole, mais différent du premier, et même en marge de celui-ci. Un ami de la famille s’est expatrié dans le Gers, il vit dans une yourte,
54 Raymond Depardon est né en 1942, La ferme du Garet est publié pour la première fois en 1995 par les éditions Carré. 55 Laurence Perrigault, « La photographie comme déclencheur de la mémoire dans Le royaume des voix d’Antonio Muñoz et La ferme du Garet de Raymond Depardon », in Litterature et photographie, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2008, p. 304. 56 Raymond Depardon, Op. Cit., p. 61.
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sur ses terres. Il les cultive avec des ânes. L’électricité vient d’un panneau solaire et l’eau potable d’un peu plus haut dans la montagne. Lorsque je me suis rendue là-bas, j’ai procédé comme je le fais à la ferme. J’ai participé à la vie du lieu, aidant lorsque je le pouvais, j’ai beaucoup échangé avec mon ami au sujet de son mode de vie, de mon projet, de mes images et de bien d’autres choses. Je profitais des moments de solitude pour photographier les lieux. J’y retournerai bientôt afin de compléter ma banque de données. Lorsqu’il sera temps pour moi de réaliser ce nouveau projet, je prendrai alors pour base la construction du précédent, ainsi l’un et l’autre pourront se répondre à travers leurs différences. Une fois de plus je me mettrai dans la posture de l’ethnographe dont parle Foster. Je ne cesserai peut-être jamais de photographier la ferme des Colpaert, mais si je dois le faire à l’avenir, peut-être engagerais-je un autre projet, une autre forme de lecture des lieux.
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ANNEXES
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LA FERME DES COLPAERT En 1937, Berthe et Bertin (bonne-maman et bon-papa) ont repris la ferme, rue Verte, à Hardifort (juste avant de se marier) à Monsieur B. dont la femme était décédée très jeune, alors qu’ils avaient un petit garçon. Ce Monsieur B. se remaria avec une dame qui était déjà installée sur une autre ferme. Il est donc allé la rejoindre et a cédé sa ferme à Berthe et Bertin. C’était une ferme tout à fait viable pour l’époque. Elle faisait vingt-six hectares, il y avait un élevage de six ou sept vaches, deux chevaux (des juments poulinières), cinq truies, quelques poules et canards. Les vingt-six hectares étaient composés de dix hectares de pâtures et près. Ils cultivaient donc seize hectares composés d’avoine, de foin et de trèfle pour les chevaux ; de betteraves, de fèves et d’orge pour l’alimentation des vaches et des cochons ; et du blé, des haricots blancs, des pois secs pour la vente. En 1937, il n’y avait pas l’électricité à la ferme. Elle arriva en 1938. Berthe et Bertin ont augmenté la production laitière en ramenant des vaches de chez leurs parents agriculteurs. La meilleure souche venait d’Arnèke, où les parents de bonne-maman exploitaient une ferme. Bon-papa était un bon éleveur qui se passionnait pour son bétail (ses vaches et ses chevaux). Peu à peu, il a augmenté son troupeau de vaches et sa production de lait avec ses vaches flamandes (race locale) auxquelles il tenait beaucoup ; car si elles n’étaient pas super performantes au niveau quantité de lait produit, elles étaient très bonnes en matières grasses et comme bonne-maman faisait du beurre, c’était très important ! À cette époque, ils pratiquaient déjà le contrôle laitier, car le directeur de la laiterie de Steenvoorde avait mis en place un système de contrôle laitier pour tous les éleveurs qui souhaitaient bien suivre leur élevage. Ceci, même pour les éleveurs qui ne livraient pas de lait à la laiterie ! Bon-papa était fier de ses vaches, il aimait beaucoup les présenter aux concours lors des foires agricoles à Bergues, Steenvoorde … Jacques l’a bien souvent accompagné ! Parmi les vaches il y avait entre autres : Blanchette, Gracieuse, Sauvage, Rosette, Roussette, Prometteuse … Blanchette a fait douze veaux. Elle boitait, marchait donc moins vite que les autres, si bien qu’elle revenait toute seule, après tout le monde, à l’étable pour la traite. Elle avait eu une grave maladie (la fièvre aphteuse), cependant, elle faisait partie des meilleures. On trayait les vaches à la main, assis sur un petit banc rond à trois
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pieds. Le beurre était l’affaire de bonne-maman et elle en était très fière ! Elle faisait son beurre chaque semaine. Elle le vendait à Cassel, chez des particuliers et à la ferme. Plus tard, elle vendit son beurre au marché d’Hazebrouck ou elle avait de nombreux clients fidèles ; son beurre avait un bon petit goût de noisette ! Pendant les vacances, dès l’âge de sept ans, les enfants devaient traire une vache tous les soirs (les garçons). La ferme a évolué peu à peu. En 1947, Berthe et Bertin ont fait construire le hangar au bord de la cour pour y abriter le blé, le matériel et une écurie pour les chevaux. Plus tard, on y mettra les truies en gestation. Dans les années 1950/1960, il y avait deux ouvriers agricoles et une jeune fille qu’on appelé « la p’tite bonne ». Elle aidait bonne-maman aux travaux divers : l’entretien du matériel laitier (crémeuse), les soins aux cochons, les repas à préparer pour la famille et les ouvriers, l’entretien de la maison … J’oublie de dire que la p’tite bonne aidait bien souvent bon-papa à la traite. Les ouvriers aidaient bon-papa aux travaux des champs. L’un d’eux, on l’appelait le « chartier », conduisait les chevaux. Tout le personnel mangeait à la ferme matin, midi et soir. La p’tite bonne dormait là, elle faisait partie de la famille, et le soir faisait bien souvent de la broderie avec bonne-maman. Certains soirs, toute la famille triait les haricots dans la cuisine, tous assis autour de la table. Les ouvriers travaillaient six jours par semaine. À la fin des années 1950, ils sont rentrés chez eux le soir pour manger avec leurs familles. Il y avait aussi le personnel occasionnel, car tout se faisait à la main. Ils avaient quand même une moissonneuse-lieuse pour récolter le blé, mais une fois fait, il fallait dresser le blé en gerbes pour qu’il sèche. Au cours de ces années, la mécanisation a fait son apparition. À partir de ce moment, l’évolution a pris son envol. En 1968, la hausse des salaires a provoqué la mécanisation à outrance, si bien qu’en 1970, il n’y avait plus qu’un ouvrier à mi-temps et leur fille, Annie, qui était aide familiale. Les années dans la vie de Berthe et Bertin : 1937 : Mariage et reprise de la ferme. 1938 : Électricité à la ferme. 1939 : La guerre. Bon-papa est mobilisé en septembre 1939. Bonnemaman est seule à la ferme avec sa sœur Marie, dont le mari était prisonnier. Elles avaient chacune un enfant : Alain et Claire. 1939 : Naissance d’Alain.
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1942 : Naissance de Jacques. 1946 : Naissance de Blandine. 1949 : Naissance d’Annie. Première voiture, la Simca 8. 1958 : Premier tracteur à essence ; peu de temps avant, ils empruntaient le tracteur de l’oncle Joseph (la ferme des grands-parents) qui l’avait acquis grâce au plan Marshall. Avec le dispositif du plan Marshall, on pouvait acheter un tracteur au prix d’un cheval ! 1959 : Première télévision. 1962 : Première machine à traire achetée après le départ de Jacques (il était à l’armée). Jacques faisait le même métier qu’Annie : aide familiale. 1970 : Berthe et Bertin nous cèdent la ferme. En 1970, quand nous sommes revenus de l’Allier pour reprendre la ferme, la superficie était de trente hectares. Il y avait douze vaches, les génisses et les veaux, et douze truies et leurs petits. L’hiver, les vaches étaient continuellement à l’étable, elles étaient attachées et dormaient sur une litière de paille que nous changions tous les jours. On chargeait le fumier à la fourche et à la brouette. L’été, elles étaient en pâture. On trayait avec des machines à traire électriques. Le lait était envoyé dans de grands pots en inox qu’on attachait avec une sangle autour du ventre de la vache ; ces pots étaient donc suspendus. On avait un autre pot en inox que l’on posait entre les vaches, quand le pot était plein, on le vidait dans des bidons en aluminium, puis vint le temps des bidons en plastique. Avec une petite charrette, on allait le déposer au bord de la route où le laitier venait chaque jour, avec son petit camion, les ramasser pour les emmener à la laiterie. L’après-midi, il redéposait les bidons vides. Lorsque nous sommes arrivés, nous avons vécu quelques mois avec bon-papa et bonne-maman, puis ils sont partis habiter à Cassel. Nous avions alors deux enfants : Virginie, née le 30 novembre 1964, et Sébastien, né le 8 janvier 1968. Après la naissance de Fabien, le 5 décembre 1972, nous avons arrêté de faire du beurre et avons livré la totalité de notre lait à la laiterie. Avant cela, une partie du lait partait à la laiterie, et l’autre restait à la ferme, pour faire le beurre et nourrir les veaux et les petits cochons. Dès 1971, nous avons acheté un tank à lait pour le refroidir dès la traite terminée. Il contenait 800 litres, de ce fait, le laitier ne passait plus que tous les deux jours je crois. Le tank était placé dans l’actuel bureau de la ferme, car il fallait que le camion puisse y accéder. On portait donc les bidons de lait frais sorti du pis des vaches de l’étable (une petite étable qui était 80
à la place de la grande actuelle) jusqu’au tank à lait, là-bas, de l’autre côté de la maison. Quand il y avait une panne d’électricité, on devait traire à la main. Heureusement, cela n’est pas arrivé souvent ! Les années passent, et peu à peu, on agrandit le troupeau de vaches en amenant du sang neuf. Nous avons fait un croisement entre nos vaches flamandes et les vaches hollandaises (la holstein). Cela s’est fait par insémination artificielle. Nous avons alors construit une stabulation pour les vaches en gestation et les jeunes bêtes, car de douze vaches, nous sommes passés à vingt-deux. Et peu à peu, la holstein a remplacé la Flamande, rentabilité oblige : la holstein est meilleure laitière. Du temps des bidons, Virginie et Sébastien allaient souvent chercher les bidons vides au bout de la carrière, tout en s’amusant. En 1981, on décida de construire une nouvelle étable. Nous avions alors vingt-cinq truies et leur petit, ainsi qu’un verrat au caractère pas toujours facile. Nous avons vendu toute la production porcine pour faire place aux bovins. Avant cela, nous étions « naisseurs » : nous vendions les petits cochons à l’âge de deux mois à un marchand de Cassel, monsieur Pierre Cuvelier, qui les revendait à des engraisseurs. J’aimais bien soigner les cochons, tandis que Jacques aimait plus intensément ses vaches ; si bien qu’après quelques hésitations, nous avons décidé d’agrandir le troupeau de vaches plutôt que d’investir dans le porc en devenant « naisseursengraisseurs ». Nous voilà donc lancés dans un investissement très lourd (nous étions si optimistes, fiers et enthousiastes). Nous investissons 10 000 francs par vaches pour l’achat de 60 vaches sans autofinancement. Nous avons donc emprunté la totalité de la somme au Crédit Agricole, avec comme garanties, deux cautions et hypothèques. Mais voilà qu’en 1982, alors que l’étable se construisait, l’Europe a déclaré l’instauration de quotas laitiers. Trop de lait ! Nous ne pouvions plus produire que 90 % du lait produit l’année précédente. Comme nous étions seulement en train de développer notre cheptel bovin, nous produisions peu de lait comparé à la production de 60 vaches. Nous qui avions tous les atouts pour augmenter la productivité de notre troupeau, dans notre belle étable, nous n’avons jamais eu que 30 vaches au lieu de 60 ! C’est là que nos problèmes financiers ont commencé. L’Europe et la chambre de l’agriculture n’ont pas été honnêtes avec les producteurs de lait. Nous étions nombreux à avoir signé un contrat qu’on appelait « plan de développement » : ils nous autorisaient à produire 182 000 litres de lait par an (c’était notre quota personnel, 81
chaque demande était différente). Nous nous sommes battus pour qu’ils n’instaurent pas ces quotas, mais en vain ! Selon que vous serez puissants ou misérables... En 1982, pendant la construction de l’étable, Angélique, qui est née le 16 mars 1978, jouait beaucoup dans l’étable ; elle roulait à fond avec son petit vélo, sur la grande dalle de béton qui devait servir comme couloir d’alimentation pour les vaches. Bon-papa, qui nous aidait chaque jour à la ferme, lui avait offert une petite pelle pour qu’elle puisse jouer dans le sable qui servait à faire le ciment. Bon-papa et nous-mêmes nous amusions beaucoup à la voir si heureuse et affairée dans cette étable. Tous nos enfants étaient heureux de voir naître cette étable. À l’époque, Virginie et Sébastien se destinaient à l’agriculture ; Sébastien était très fier de cette nouvelle étable, Virginie un peu moins, car elle préférait les cochons. Fabien était encore trop jeune pour se soucier de cette étable, mais je crois qu’il rêvait déjà de voyage. Lorsque l’étable fut finie, nous travaillâmes avec beaucoup plus de facilité. Jacques et les enfants grandissants s’occupaient des vaches, des jeunes bovins et des champs. Moi je nettoyais le matériel laitier et je m’occupais des veaux. J’aidais rarement à la traite et aux champs, par contre, j’ai trié beaucoup de pommes de terre, toute une époque ! On triait les pommes de terre sur une petite trieuse électrique que l’on chargeait à la fourche. On mettait les pommes de terre en sacs de 25 kg. À la même époque, nous plantions les pommes de terre grâce à une machine à godets. Nous étions assis à 3 sur cette machine, sans compter le chauffeur du tracteur, et nous devions mettre une pomme de terre dans chaque godet tandis que le tracteur avançait lentement et que la machine ouvrait la terre, déposant les pommes de terre que nous avions mises dans le godet. Bien souvent, nous commencions à trier les pommes de terre sur la machine qui les récoltait, nous enlevions terre et cailloux. Que de parties de plaisir nous avons eu en travaillant sur ces machines, que de bons moments où nous chantions et riions ! Les chauffeurs de camion qui emmenaient les sacs de pommes de terre mangeaient souvent avec nous, ou ils buvaient un petit café et on discutait : eux de leur vie, nous de la nôtre. Un peu à la fois, le matériel se fît plus perfectionné, les machines plus rapides et plus pratiques, mais nous avions de moins en moins de temps, plus de stress, en faire toujours plus en croyant gagner plus. C’est comme ça que, pour parer aux contrôles laitiers, on a cru bien faire en construisant un poulailler. 82
C’était en 1986. Nous avions alors huit hectares de pommes de terre et nous vendions tout en sacs de 25 kg. Beaucoup de pommes de terre partaient en Allemagne, d’autres partaient en containers pour la Martinique, pour l’Italie ou pour le marché français. Nous cultivions également du blé, de l’orge, des betteraves fourragères et nous avons cultivé du lin pendant 10 ans. En 1990, Sébastien a repris les terres d’Albert Cavael : quinze hectares. Au total nous avions donc 60 hectares. La même année, Sébastien s’est marié avec Laurence et ils sont venus habiter à la ferme à Hardifort. Jacques et moi sommes partis habiter à Oudezeele avec Fabien et Angélique. Nous avons formé un GAEC (Groupement agricole d’exploitation en commun) avec Sébastien qui a repris des parts de la ferme. En 1998, Laurence a repris les parts de Jacques. C’était pour nous la préretraite, avec la cession de la ferme à nos enfants, nous avons épongé nos dettes. Si Jacques aidait encore beaucoup à la ferme, et si moi j’allais de temps en temps trier les pommes de terre, nous étions paisibles, délivrés de ce surendettement qui vous épuise et vous fait bien souvent pleurer. Parfois, je me demande si Sébastien et Laurence ont bien fait de reprendre cette ferme et de continuer à investir quand je vois la vie stressante qu’ils ont et ce surendettement permanent et de plus en plus conséquent. Aujourd’hui, en 2010, ils « changent leur fusil d’épaule ». Eux qui cultivaient tant d’hectares de pommes de terre, vont arrêter cette production et se lancent dans la vente à la ferme. J’espère de tout mon cœur qu’ils ont fait le bon choix !? J’ose y croire même s’ils se posent encore beaucoup de questions. C’est très dur pour nos agriculteurs aujourd’hui, comme pour bon nombre de gens… 1970 : lait en bidons 1971 : tank à lait de 800 litres 1982-1990 : tank à lait de 3000 litres
LE TRAVAIL ET LES TRAVAILLEURS Bon-papa venait presque chaque jour nous aider aux travaux de la ferme. Il faisait aussi le « taupier » avec adresse. Il mettait habilement les drains dans la terre, c’était son travail, sa fierté aussi. Jusqu’en 1982, JeanClaude nous aidait pour tous les travaux qui demandaient beaucoup
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de main d’œuvre : le fumier des bovins et des cochons, il fourchait les pommes de terre quand nous préparions des 25 tonnes pour l’export ou le marché intérieur. Jean-Claude était un garçon simple et brave, il faisait un peu partie de la famille, cependant il ne s’entendait pas bien avec Bertin. Il m’appelait « maman » et Angélique était sa petite « chouchou ». Il lui faisait souvent des cadeaux, surtout des coloriages. Il vient encore de temps en temps nous dire bonjour, tout fier avec son beau vélo. Il est content et moi aussi. Bonne-maman, qui venait tous les mardis, nous faisait bien souvent de bons bouillons de bœuf et faisait mon repassage. Nos enfants ont aidé à la ferme et aux travaux de ménage dès leur plus jeune âge. Catherine est venue tapisser la petite chambre avant la naissance d’Angélique ; à partir de ce jour, elle est venue tous les vendredis. Elle nettoyait toute ma maison, lavait les carreaux et faisait ma mise en plis. En contrepartie, tout le monde devait regarder Dallas à la télé après le repas. Elle aussi faisait partie de la famille. Les stagiaires aussi nous ont beaucoup aidés. Parmi eux il y eut Patrick Sénéchal, Patrick Duick, Benoît Venielle (il a épousé notre nièce, Hélène, il est aussi l’ami de Laurence et Sébastien, il est très cher à nos cœurs), Franck Delanoy et quatre petites jeunes filles dont : Édith Degrave et Édith Hien du Burkina. Plus tard, il y a eu tous les gens qui venaient nous aider à ramasser les poulets au moment du chargement dans les camions. Parmi eux, il y avait nos enfants, des voisins, des amis, des anciens stagiaires… et bien sûr les nouveaux exploitants, Sébastien et Laurence. Les années très humides (pour les pommes de terre) nous avons été aidés, pour ramasser les pommes de terre à la main, par les plus jeunes que nous connaissions (certains étaient de petits cousins). C’était toujours très sympa, nous avions le plaisir de manger tous ensemble en plaisantant. Je trouve que nous avons eu une vie riche de rencontres et de plaisirs partagés, une belle vie de labeur et de partage assombrie à partir des années 1980 par le stress du surendettement, la cause à l’investissement…
LES CHEVAUX (1937-1970) Du temps de bon-papa et bonne-maman, à la ferme, les chevaux étaient omniprésents. De 1937 à 1970, hommes et chevaux ont travaillé ensemble. En 1937, il y avait trois chevaux, le premier tracteur a remplacé un cheval en 1958. Les chevaux de Bertin étaient toujours des juments, 84
comme dans la majorité des fermes flamandes. Si elles avaient un petit poulain chaque année, c’était très bien. Bon-papa dressait lui-même les poulains à l’âge de 18 mois, avant cela, ils étaient très souvent près de leur maman. Un monsieur dont le métier était étalonnier se baladait dans les campagnes avec son étalon et proposait ses services dans chaque ferme, c’est ainsi que naissaient les petits poulains. Texte rédigé par Marie-Gérard Colpaert
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CONCLUSION Il y a quelques mois, j’amorçais les recherches qui serviraient à l’élaboration de mon mémoire. Anecdote et sculptures trouvées furent mes premières pistes de recherches. Quotidien, réel, document ou encore fiction, je rencontrais sans cesse ces notions dans mes lectures. J’ai alors entrepris de les explorer. Ça a commencé comme ça, une pelote qui se déroule et attrape les idées au fil de sa course ; des recherches sur des termes, des artistes qui me semblent familiers. Un cheminement sans but précis, fait de questions auxquelles je voulais apporter un soupçon de réponse. Petit à petit, les éléments s’enchaînaient, je liais mes travaux à d’autres, mêlant théorie, écrits d’artistes et figures plastiques. La première moitié de mon texte effleure les questions qui me taraudent. Je survole mes travaux, les mêle à des écrits ou photographies. On voit poindre les idées développées dans la seconde moitié. J’y aborde certains mécanismes de narration telle que la mise en séquence, l’anecdote ou encore la présence textuelle. J’évoque également la photographie post-documentaire, les procédés de monstration et la place de l’artiste ou auteur qui interprète le monde afin d’en créer un dissemblable. Dans leurs ouvrages, Sekula et Foster démontrent l’importance des contextes de création et de réception de l’œuvre. Il est question de l’interprétation que l’artiste fait du monde à travers son œuvre, et de l’univers qu’il donne à voir. Ce sont les questions auxquelles je tente de répondre avec leur aide dans la suite de mon mémoire. Ces recherches m’ont permis de comprendre et d’étudier ma démarche, de me situer dans la sphère artistique actuelle. En prenant pour base mon travail en cours, j’ai poursuivi ma réflexion formelle, comprenant chacune des étapes qui la constituent. Il faut maintenant aller plus loin, cette réflexion eût un avant, elle aura un après, pas de réelles solutions ni vérités. Il subsiste encore de nombreuses questions, certainement des erreurs d’appréciation que je tâcherai de corriger avec le temps et la pratique. Mon matériau premier est la photographie, aussi les positions soutenues au long de mon mémoire sont traitées principalement
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selon cet axe. J’associe ponctuellement la photographie à d’autres matériaux tels que le texte ou l’édition, mais ils sont toujours complémentaires. Certains principes trouvent cependant écho dans d’autres domaines artistiques, ou utilisent des matériaux différents. Prendre la posture de l’ethnographe ne signifie pas nécessairement photographier le territoire choisi, on peut également le décrire par les mots, le dessiner, le reproduire en maquette ou sculpture ; ce que font par exemple Anne et Patrick Poirier en reconstruisant des ruines qu’ils ont explorées et arpentées. La question de l’interprétation est également abordée au théâtre. L’acteur doit-il servir le texte ou faire preuve de ses performances ? Lorsque Barthes parle le mythifier le mythe, il pense tout autant au cinéma qu’à la photographie. Je n’ai pas pris le temps d’étendre mes recherches à ces domaines. Depuis toujours, la photographie est tenue à l’écart de l’art. Aujourd’hui, sa valeur plastique est reconnue, mais on continue à la considérer comme différente. Je reproduis moi-même ce schéma à travers ces pages. Les mouvements que traverse la photographie sont pourtant semblables au reste des arts, mais il semble difficile de les unir sur un même plan. Ces domaines m’influencent tout autant que la photographie, mais je cherchais à créer des liens directs entre mes travaux et ceux des artistes abordés, afin de clarifier mon propos. Aussi, je n’ai pas évoqué les œuvres de Gustave Flaubert, Didier Marcel, ni la peinture flamande qui m’influence tout autant que la photographie. Le mémoire est en quelque sorte inachevé. Il laisse place à de nouvelles questions, des champs à explorer ou remanier. Il est une masse figée, mais dont on devine la mouvance des contours.
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Imprimé en février 2014 à Arles