Avis n° 13-A-21 du 27 novembre 2013 relatif aux projets de décret réglementant le prix des carburants et du gaz de pétrole liquéfié dans les départements d’Outre Mer
L’Autorité de la concurrence (commission permanente), Vu la lettre, du 29 octobre 2013 enregistrée le 30 octobre 2013 sous le numéro 13/0080 A, par laquelle le ministre de l’économie et des finances a saisi pour avis l’Autorité de la concurrence sur un projet de décret relatif à la réglementation des prix des carburants et du gaz de pétrole liquéfié dans les départements d’outre-mer en application de l’article L. 462-2 du code de commerce ; Vu le livre IV du code de commerce ; Vu les autres pièces du dossier ; Vu les observations présentées par le commissaire du gouvernement ; Le rapporteur, le rapporteur général adjoint, le commissaire du gouvernement entendus lors de la séance de l’Autorité de la concurrence du 20 novembre 2013 ; Est d’avis de répondre à la demande présentée dans le sens des observations qui suivent :
I.
Le cadre juridique du projet de décret
A.
LA SAISINE
1.
Le 29 octobre 2013, en application des dispositions des articles L.410-2 et L.410-3 du code de commerce, le ministre chargé de l’économie a saisi l’Autorité de la concurrence pour avis sur trois projets de décret en Conseil d’Etat réglementant le prix des carburants et du gaz de pétrole liquéfié ainsi que le fonctionnement du marché de gros de ces produits dans les départements français d'outre-mer (DOM).
2.
Le premier décret concerne les départements de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Guyane, le deuxième, le département de La Réunion, et le troisième, celui de Mayotte.
3.
Ces trois projets de décret ont vocation à remplacer les trois décrets actuellement en vigueur, réglementant les prix des produits pétroliers et gaziers : le décret n° 20101332 du 10 novembre 2010 relatif aux départements de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Martinique, le décret n° 2010-1333 du 10 novembre 2010 relatif au département de La Réunion, et le décret n° 2012-968 du 20 août 2012 réglementant le prix du gaz de pétrole liquéfié à Mayotte, ce denier département n’ayant pas encore de réglementation pour les carburants.
4.
Outre la réglementation des prix, ces projets de décrets présentent une innovation juridique importante : ils sont pris au visa de l’article L 410-2, comme les précédents, mais aussi au visa du nouvel article L. 410-3 issu de l’article 1er de la loi n° 20121270 du 20 novembre 2012 relative à la régulation économique outre-mer.
B.
LE CONTEXTE JURIDIQUE DES NOUVEAUX DÉCRETS
1. LA RÉGLEMENTATION ACTUELLE REPOSE SUR L’ARTICLE L. 410-2
5.
Le paragraphe 2 de l’article L. 410-2 dispose : « Toutefois, dans les secteurs ou les zones où la concurrence par les prix est limitée en raison soit de situations de monopole ou de difficultés durables d'approvisionnement, soit de dispositions législatives ou réglementaires, un décret en Conseil d'Etat peut réglementer les prix après consultation de l'Autorité de la concurrence ».
6.
Ce paragraphe est le fondement de la réglementation des prix du carburant dans les départements d’outre-mer. Les situations de monopole qui y sont constatées ont pour origine la dépendance de ces territoires vis-à-vis des importations de carburants. À leur insularité et leur éloignement, s’ajoute le fait que, parties intégrantes de l’Union européenne, ils ont l’obligation d’utiliser des carburants aux normes européennes, ce qui ne permet pas, actuellement, l’importation de carburants routiers depuis les pays voisins, dont les normes sont moins strictes qu’en Europe. Seul le carburéacteur, dont les spécificités sont internationales, peut faire l’objet d’un approvisionnement régional. Les importations de carburants proviennent donc de marchés éloignés.
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7.
De plus, dans les départements français d’Amérique (DFA), la majorité des carburants consommés est raffinée localement par la Société Anonyme de la Raffinerie des Antilles (SARA). Toutefois, compte tenu des normes européennes, l’approvisionnement régional en pétrole brut est exclu, car la SARA ne peut raffiner les pétroles lourds, abondants dans la zone, et doit se fournir en pétrole léger, en provenance de la Mer du Nord.
8.
Compte tenu de ces contraintes sur l’approvisionnement régional, de l’étroitesse des marchés, et des économies que permet la massification des achats par les fournisseurs, il n’est pas aujourd’hui possible de concurrencer le dispositif d’importation en monopole par des approvisionnements indépendants dans des conditions économiques avantageuses.
9.
Cette situation de monopole ne concerne toutefois que l’amont de la chaîne d’approvisionnement, c’est-à-dire l’importation et le stockage. En aval, les carburants sont distribués par plusieurs opérateurs en concurrence.
10.
La situation de Mayotte est cependant différente. En effet, l’importation des produits raffinés, le stockage, la distribution en gros et au détail de tous les carburants sont entièrement sous monopole, l’ensemble des activités de gros et de détail étant opéré par des filiales du groupe Total qui a racheté le monopoleur public lors de sa privatisation en 2003. Ensuite, le décret de 2012 ne concerne que le GPL à l’exclusion des autres carburants. Les prix de ceux-ci sont cependant encadrés par un dispositif ad hoc. Le préfet de Mayotte publie chaque mois un arrêté fixant les prix de certains carburants, notamment le gazole et le super, sur proposition de l’opérateur en monopole sans que ce dispositif soit fondé sur un décret. La transformation de Mayotte en département conduit à régulariser cette situation.
11.
Ainsi, depuis 1988, des décrets successifs (1988, 2003, 2010, 2012) ont réglementé sans interruption les prix de gros et de détail des carburants ou du GPL dans les départements d’outre-mer. Le principe de cette régulation n’est donc pas nouveau, seules les modalités ont changé au fil des ans. 2. L’ARTICLE 410-3 PERMET DE REMÉDIER AUX DYSFONCTIONNEMENTS DES MARCHÉS DE GROS
12.
Introduit par la loi n° 2012-1270 du 20 novembre 2012 relative à la régulation économique outre-mer, l’article L. 410-3 dispose : « Dans les collectivités relevant de l'article 73 de la Constitution et dans les collectivités d'outre-mer de SaintBarthélemy, de Saint-Martin, de Saint-Pierre-et-Miquelon et de Wallis-et-Futuna, et dans les secteurs pour lesquels les conditions d'approvisionnement ou les structures de marché limitent le libre jeu de la concurrence, le Gouvernement peut arrêter, après avis public de l'Autorité de la concurrence et par décret en Conseil d'État, les mesures nécessaires pour remédier aux dysfonctionnements des marchés de gros de biens et de services concernés, notamment les marchés de vente à l'exportation vers ces collectivités, d'acheminement, de stockage et de distribution. Les mesures prises portent sur l'accès à ces marchés, l'absence de discrimination tarifaire, la loyauté des transactions, la marge des opérateurs et la gestion des facilités essentielles, en tenant compte de la protection des intérêts des consommateurs. »
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13.
Cet article ouvre donc la possibilité de remédier aux éventuels dysfonctionnements des marchés de gros des biens et services concernés dans des conditions moins contraignantes que celles de l’article L.410-2. En effet, les mesures de régulation autorisées par l’article L. 410-3 n’exigent plus une situation de monopole, mais le simple constat d’une limitation du libre jeu de la concurrence, et peuvent ne pas porter uniquement sur les prix, ce qui ouvre la possibilité de prendre des mesures structurelles d’organisation des marchés.
14.
Le présent avis présentera les modifications apportées aux décrets de 2010 et les innovations permises par le visa de l’article L. 410-3, puis procédera à une évaluation de ces changements et indiquera les améliorations souhaitables.
II. Les projets de décrets soumis à l’Autorité A.
LES NOUVELLES DISPOSITIONS
1. LES CHANGEMENTS RELATIFS A LA RÉGLEMENTATION DU PRIX DES CARBURANTS
15.
Les décrets de 2010 avaient simplifié le cadre général de la réglementation tarifaire en établissant des principes généraux et en renvoyant à des arrêtés méthodologiques le détail des calculs des prix. La transparence avait été renforcée en fixant la liste des éléments nécessaires à l’appréciation des coûts, mais aussi en prévoyant que les entreprises concernées devraient fournir les documents justificatifs y afférents, y compris les données couvertes par le secret des affaires. Cette transparence était aussi assurée par l’information des Observatoires des prix et des revenus sur l’évolution du coût des carburants.
16.
Ces décrets avaient également introduit une plus grande réactivité des pouvoirs publics pour prendre en compte les variations des cours des produits pétroliers et de la parité euro/dollar. Ils prévoyaient à cet effet une révision mensuelle des prix de l’approvisionnement alors qu’auparavant cette révision n’intervenait qu’au bout de trois mois, ce qui avait pour effet de différer la répercussion des hausses ou des baisses des cours du pétrole sur le prix à la pompe.
17.
Les projets de décret de 2013 pérennisent ces changements et proposent des améliorations pour traiter certaines questions spécifiques non abordées ou non résolues dans les décrets précédents.
a) Les prix d’approvisionnement Le pétrole importé 18.
Les décrets de 2010 prévoyaient que, pour le pétrole importé, le prix maximum des importations était calculé « en fonction des cotations de référence sur les zones effectives d’approvisionnement, franco à bord, et du cours moyen du dollar ». Ils avaient donc constitué un progrès important, à la demande de l’Autorité, en imposant une cotation liée à « la zone effective d’approvisionnement », et non plus une cotation différente de celle de la zone d’achat.
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19.
Les projets de décret de 2013 indiquent que le prix maximum des importations doit être calculé « à partir des cotations de référence respectives sur les zones effectives d’approvisionnement franco à bord, et du cours moyen du dollar à l’exclusion de tout élément non coté ». (soulignements ajoutés)
20.
Ce changement de rédaction (l’utilisation des termes « à partir » au lieu de « en fonction » ainsi que l’ajout de la formule « à l’exclusion de tout élément non coté ») permet de mieux distinguer ce qui relève d’un prix de marché coté et ce qui relève d’un coût exposé par l’entreprise régulée, qui, pour sa part, doit être justifié, comme le prévoit l’article 2 des projets de décret.
21.
Les projets de décret excluent donc de la cotation tous les suppléments non cotés. Le prix de marché est donc constitué par la seule cotation Platt’s de la zone effective d’approvisionnement.
22.
Ce changement doit être accueilli favorablement car il améliore sensiblement le dispositif de régulation des prix en renforçant la transparence. Les activités de raffinage et de stockage
23.
S’agissant des activités de raffinage et de stockage opérées en monopole sur le territoire des DOM, la modification principale concerne la marge des opérateurs. Cette marge était considérée jusqu’à présent comme un coût venant s’ajouter aux autres coûts de fonctionnement sans être mentionnée en tant que telle dans le décret. Sa détermination était renvoyée à un simple arrêté préfectoral.
24.
Les projets de décret précisent désormais que le mode de rémunération du capital des sociétés ayant une activité de raffinage ou de stockage soumise à une réglementation des prix sera fixé par arrêté interministériel.
25.
L’Autorité de la concurrence, qui n’a pas été saisie de projet d’arrêté interministériel, n’est pas en mesure de se prononcer sur ces innovations.
b) La marge de gros et la marge de détail 26.
Les projets de décret, qui reprennent le dispositif de 2010, n’introduisent aucun changement pour la régulation des marges de gros et de détail.
27.
C’est sur la transparence que porte l’effort puisque les projets de textes précisent que les grossistes doivent fournir aux services de l’État des documents justifiant la réalité des coûts exposés, et que « parmi ces documents figurent obligatoirement un état récapitulatif des actifs bruts et des actifs nets affectés par chaque grossiste aux activités régulées de distribution des produits pétroliers et gaziers ».
28.
Quant à la marge de détail, les projets de décrets indiquent qu’elle correspond aux coûts de distribution de ces produits au consommateur dans les points de vente au détail.
29.
Le renforcement de la transparence, dans un secteur où tous les prix sont régulés, constitue également une amélioration notable. 2. LES INNOVATIONS RELEVANT DE L’ARTICLE L. 410-3
30.
S’appuyant sur l’article L.410-3 du code de commerce, les mesures proposées consistent à (a) obliger les sociétés chargées du stockage à opérer une séparation comptable des activités sous monopole et des activités en concurrence, et (b) à 5
introduire une obligation de pratiquer des prix orientés vers les coûts pour des installations de stockage qui seraient considérées comme une infrastructure essentielle. a) La séparation comptable pour les structures de stockage 31.
Chacun des trois décrets comporte des dispositions relatives aux activités de stockage des produits pétroliers et de gaz liquéfié. Des dispositions précisent que « les entreprises exerçant en monopole une activité de stockage de produits pétroliers ou gaziers et qui sont en concurrence avec d’autres opérateurs sur des marchés connexes de cette activité de stockage, sont soumises à une obligation de séparation comptable de leurs activités en monopole et de leurs activités en concurrence ».
32.
À La Réunion, le stockage du carburant s’effectue dans les cuves de la SRPP, propriété de Shell et Total. Mais la SRPP possède également des stations-services à son enseigne. Les dispositions des nouveaux décrets permettront d’imposer la séparation comptable des activités de la SRPP en matière de stockage de celles relatives à la vente de carburant.
33.
Aux Antilles et en Guyane, la situation est différente puisque la SARA n’exploite pas directement des stations-services, mais celles-ci appartiennent à ses actionnaires qui les gèrent avec des filiales dédiées. Les comptes sont donc déjà séparés puisqu’il s’agit de sociétés différentes.
34.
Il en va de même à Mayotte où les activités de stockage et de distribution (stationsservices) sont gérées par deux filiales du groupe de Total. Les comptes sont donc déjà séparés.
35.
Cette séparation comptable qui touchera la SRPP à La Réunion permettra d’éviter que l’activité en monopole ne procure un avantage trop important à la société intégrée qui pourrait fausser la concurrence sur les marchés connexes par le jeu de subventions croisées.
36.
Cette séparation comptable ou structurelle, bien que préconisée par l’Autorité de la concurrence dès 2009, n’a pas encore été mise en œuvre malgré les engagements des actionnaires de le faire rapidement. Il semble toutefois que cette filialisation soit sur le point d’aboutir.
37.
L’Autorité ne peut qu’être favorable à un changement qu’elle a appelé de ses vœux depuis plus de quatre ans.
b) La régulation des infrastructures essentielles 38.
La seconde innovation fondée sur l’article L. 410-3 concerne l’obligation qui est faite aux entreprises de stockage dont les installations ont le « caractère d’une infrastructure essentielle au sens du droit de la concurrence » de pratiquer des « prix orientés vers les coûts incluant une juste rémunération des capitaux investis ».
39.
Les infrastructures essentielles visées dans les projets de décret sont les installations de stockage de produits non réglementés, comme le carburéacteur.
40.
À cet égard, il faut rappeler qu’à La Réunion, Total et Elf avaient été condamnés par le Conseil de la concurrence en 1993 (décision n° 93-D-42) pour avoir proposé à Esso un « tarif de passage » abusif pour utiliser les installations de stockage du carburéacteur.
41.
L’Autorité considère donc qu’il peut s’agir d’une disposition utile qui permettra d’améliorer le fonctionnement des marchés de gros. 6
42.
Toutefois, elle s’interroge sur le recours à la formulation « au sens du droit de la concurrence » qui précise, dans les projets de décret, la notion d’infrastructure essentielle. Elle estime que l’emploi de ce libellé pourrait créer une certaine insécurité juridique pour les opérateurs, dans la mesure où cette notion relève de la pratique décisionnelle des autorités de concurrence, par nature évolutive. Elle suggère que les arrêtés interministériels à venir précisent et détaillent les conditions nécessaires pour la reconnaissance du caractère d’« infrastructures essentielles » au sens du droit de la concurrence.
43.
L’Autorité note également que si le décret utilise le terme « infrastructures essentielles », l’article L. 410-3 du code de commerce mentionne les termes de « facilités essentielles ». Elle propose donc une harmonisation du texte des projets de décret avec le texte de loi. 3. LES MESURES RELATIVES À L’INFORMATION DU PUBLIC
44.
Les projets de décret apportent aussi des changements tendant à renforcer l’information du public, non pas seulement sur la formation des prix régulés, mais aussi sur les résultats globaux des opérateurs, en prévoyant que, dans chaque département, l’observatoire des prix, des marges et des revenus rendra publics, chaque année, ces résultats globaux, dans des conditions fixées par arrêté interministériel.
45.
Cette disposition complète le dispositif de régulation de la distribution en gros et au détail en assurant notamment une transparence sur les résultats globaux des opérateurs du secteur.
B.
APPRÉCIATION GÉNÉRALE ET CONCLUSION
46.
L’Autorité de la concurrence émet un avis favorable sur les trois projets de décret qui lui sont soumis et approuve les modifications apportées à la réglementation précédente. Ces améliorations devraient permettre d’apporter une plus grande transparence sur le fonctionnement de l’ensemble de la filière, de l’importation à la distribution, et d’améliorer les conditions de la régulation.
47.
Elle note que les projets de décret maintiennent la régulation des prix de détail. Ce maintien pourrait se justifier par la situation particulière de la distribution au détail du carburant dans les DOM : concentration du marché et absence des GMS, étroitesse, maturité, et caractère figé de ce marché, enfin, identité des conditions d’approvisionnement.
48.
L’Autorité de la concurrence rappelle le souhait qu’elle avait formulé en 2010 d’être consultée pour avis sur les futurs arrêtés interministériels qui complèteront le dispositif de régulation des carburants en outre mer.
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Délibéré sur le rapport oral de Geneviève Wibaux, rapporteure et l’intervention de M. Éric Cuziat, rapporteur général adjoint, par Mme Élisabeth Flüry-Hérard, vice-présidente, présidente de séance, Mme Claire Favre et M. Patrick Spilliaert, vice-présidents. La secrétaire de séance, Béatrice Déry-Rosot
La vice-présidente, Élisabeth Flüry-Hérard
Autorité de la concurrence
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