Extrait L'Europe XXL les actes

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DISCUSSION AVEC LE PUBLIC ANIMÉe PAR DANIEL VERNET Merci Madame, merci Messieurs. Je remarque qu’ aucun de vous trois n’ a repris à son compte l’ idée d’ une « réunification » de l’ Europe. Cette idée, Nilüfer Göle l’ estimait contraire à l’ impératif de diversité ; Pavel Fischer y voyait une utopie, à atteindre par la culture et l’ éducation ; Tommaso Padoa-Schioppa n’ y croyait pas, faute d’ union politique en Europe. Mais peut-être le public sera-t-il d’ un avis différent ? Il est temps de lui laisser la parole pour vingt minutes de discussion.


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> DE LA PERESTROIKA AU NOUVEL ORDRE MONDIAL

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Public : – Ma question porte sur un pays dont l’ importance n’ est pas à démontrer en matière européenne, mais qui, étrangement, n’ a pratiquement pas été évoqué ce matin : la Russie. Certes, Monsieur Padoa-Schioppa, vous avez raison de remarquer que « les vainqueurs [de la Guerre froide] ont puni les vaincus ». Pour autant, faut-il blâmer seulement l’ Europe, ou l’ Occident, pour les occasions manquées de ces vingt dernières années ? La Russie post-soviétique n’ a-t-elle pas sa part de responsabilité ? En guise de question subsidiaire, je souhaiterais aussi connaître votre point de vue, avec vingt ans de recul, sur le rôle de M. Gorbatchev. A-t-il selon vous été si déterminant dans la réunification de l’ Allemagne et, par extension, de l’ Europe ?

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M. Tommaso PADOA-SCHIOPPA : – Permettez-moi de répondre à votre première question, puisqu’ elle m’ est directement adressée. Vous savez, Monsieur, il est toujours difficile de dire que quelqu’ un ne porte aucune responsabilité. Je conviens volontiers que, si l’ on examine les responsabilités de chacun dans les échecs des vingts dernières années, il y aurait beaucoup à dire de la Russie. Cependant, je reste convaincu que la responsabilité principale est toujours celle du vainqueur. Or c’ est bien l’ Occident qui a gagné la Guerre froide : ce sont non seulement ses idées, mais aussi ses institutions qui l’ ont emporté presque partout. J’ irai même plus loin : selon moi, au sein de l’ Occident, c’ est l’ Europe et non les États-Unis qui porte la responsabilité la plus grande. Pourquoi l’ Europe ? Pour trois raisons. Premièrement, les intérêts fondamentaux en jeu dans les transformations en Europe centrale et orientale sont les intérêts européens. Les foyers de crise sont plus proches de nous que des ÉtatsUnis. Deuxièmement, je crois que c’ est l’ Europe qui a inventé la meilleure formule d’ organisation du monde actuel. Cette formule, comme l’ a dit Jacques Delors ce matin, c’ est la


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« souveraineté partagée ». Je parlerais même, pour ma part, d’ une souveraineté reconstituée par la formule du partage… car cette part de souveraineté que les États confèrent à l’ Union, ils la perdraient complètement sans elle, confrontés qu’ ils sont à des phénomènes globaux qui les dépassent. Troisièmement, il est naturel qu’ une superpuissance comme les États-Unis, une fois son grand ennemi vaincu, se mette à croire que son pouvoir est illimité. Cependant, là encore, l’ Europe aurait pu s’ efforcer, de manière amicale, de limiter cette tentation hégémonique américaine. Cela ne nous aurait pas empêchés de rester liés aux États-Unis par un partenariat approfondi, dans la fidélité à nos principes politiques et démocratiques communs.

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M. l’ Ambassadeur Pavel FISCHER : – Pour compléter la réponse de M. Padoa-Schioppa, je dirai quant à moi un mot du rôle de Mikhaïl Gorbatchev. En particulier, je souhaiterais rappeler que sa politique de perestroïka a été inspirée, dans une certaine mesure, par les mouvements d’ émancipation qui avaient eu lieu auparavant dans l’ Europe communiste. M. Gorbatchev a d’ ailleurs eu pour compagnon de chambre à l’ Université de Moscou le jeune Zdeněk Mlynář qui fut l’ un des promoteurs du « socialisme à visage humain » dans la Tchécoslovaquie des années 1960. Une fois installé à la fonction suprême, M. Gorbatchev ne s’ est pas seulement comporté en homme de pouvoir : tout en respectant les idées et les engagements précédents de l’ URSS, il a su développer et mettre en œuvre une vision politique tournée vers l’ émancipation et l’ ouverture. Bien qu’ elle n’ ait pas été directement liée à la réunification allemande, cette vision était bien en phase avec l’ aspiration des peuples d’ Europe centrale à plus d’ autonomie. C’ est pour cette raison que son action a eu une telle résonance dans cette région, avant et pendant les événements de 1989.

M. Daniel VERNET : – Si vous permettez que j’ ajoute un mot, je crois que l’ une des décisions les plus fondamentales qu’ ait prises M. Gorbatchev est l’ annonce publique, en 1986, que l’ armée soviétique n’ interviendrait plus pour défendre des gouvernements, voire le système socialiste lui-même, dans les pays du pacte de Varsovie. Pour l’ URSS, c’ était un revirement complet par rapport à la politique qui prévalait depuis le début de la Guerre froide. Lors des événements de 1989, ce choix de


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la non-intervention a été déterminant pour l’ avenir de l’ Europe centrale et orientale.

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> LA TURQUIE, UN CANDIDAT COMME LES AUTRES ?

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Public : – Je viens d’ apprendre, avec une certaine surprise, que la Turquie est membre du Conseil de l’ Europe depuis 1949, l’ année de sa fondation. Or, n’ existe-t-il pas un moratoire qui empêche l’ Union européenne d’ interdire a priori l’ adhésion à un pays du Conseil de l’ Europe, si celui-ci remplit les critères de démocratiques et économiques définis à Copenhague en 1993 ? J’ aimerais donc demander à Nilüfer Göle : si la Turquie ne peut se voir refuser l’ entrée dans l’ Union, où est le problème ?

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Mme Nilüfer GÖLE : – Un moratoire existe en effet, bien qu’ il soit relativement récent. La participation de la Turquie à diverses instances européennes et occidentales comme l’ OTAN est d’ ailleurs l’ un des meilleurs arguments dont disposent les partisans de l’ adhésion, aussi bien en Europe qu’ en Turquie. Cependant, il faut reconnaître que les aspects juridiques sont rarement au centre des discussions sur la candidature turque. Le débat porte plutôt sur des questions d’ identité et de légitimité. À ce sujet, un fait me semble très révélateur : contrairement à ce que l’ on pouvait attendre, ce n’ est pas en Allemagne, où vivent des millions d’ immigrants turcs, mais en France, que ce débat a été le plus vif. Cela montre que la candidature turque ne pose pas seulement des problèmes politiques « classiques » aux membres l’ Union européenne. L’ enjeu « identitaire » dépasse de beaucoup les questions juridiques ou migratoires.

Du coup, les citoyens se sont sentis beaucoup plus concernés, et ont commencé à revendiquer plus de contrôle démocratique sur l’ élargissement, de peur de se voir imposer un « mariage forcé ». Le résultat fut cette importante modification de la Constitution française, qui impose de soumettre à référendum toute nouvelle adhésion d’ un pays à l’ Union. Est-ce vraiment une évolution positive ? La démocratie, dans ce cas particulier, passe-t-elle vraiment par la décision directe des citoyens ? Il est difficile de trancher d’ un seul mot, mais je ne peux m’ empêcher de constater que l’ opinion publique va rarement dans le sens de l’ audace politique.


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> ENTRE ENTHOUSIASME ET SCEPTICISME

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Public : – Les témoignages que nous avons entendus ce matin évoquent tous l’ enthousiasme initial des pays de l’ Est vis-à-vis de l’ intégration européenne. Vingt ans après, qu’ en reste-t-il ? N’ est-ce pas la fatigue, à l’ Ouest, et la désillusion, à l’ Est, qui ont pris le dessus ? Dans ce cas, à quoi est due cette déception ? Au manque d’ audace et de préparation pointé par Tommaso Padoa-Schioppa, qui a forcé les pays de l’ Est à passer quinze ans dans la « file d’ attente » ? À notre incapacité de fêter dignement l’ élargissement de 2004, et de nous intéresser à la « nouvelle Europe », comme le déplorait Martine Aubry ? Après tout, comme l’ a rappelé Jacques Delors, quinze ans ne sont pas une si longue période à l’ échelle de l’ histoire européenne… Alors, en un mot : aurions-nous pu – et dû – aller plus vite dans l’ intégration ?

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M. Tommaso PADOA-SCHIOPPA : – Jacques Delors a raison, et vous faites bien de le rappeler : quinze ans ne sont qu’ un instant de l’ Histoire ! On peut donc très bien considérer que l’ élargissement s’ est fait assez rapidement. Hélas, la fatigue et l’ euroscepticisme qui existent chez un certain nombre des nouveaux membres de l’ Union sont aussi un résultat de cette période de quinze ans. Ils n’ auraient peut être pas eu le même caractère si l’ élargissement avait été immédiat. Cela dit, nous devons le reconnaître une fois pour toutes : l’ Union n’ était tout simplement pas prête à s’ élargir en 1989. Si l’ Allemagne a pu intégrer instantanément les Länder de la RDA, c’ est parce qu’ elle possédait les caractères essentiels d’ une union politique : en particulier, elle était à même d’ assurer la défense et la sécurité de ses nouveaux citoyens. Comme vous le savez, ce n’ était pas le cas de l’ Union européenne… ce qui explique, d’ ailleurs, que l’ adhésion à l’ OTAN ait revêtu pour les pays excommunistes une plus grande importance que l’ intégration européenne.

M. l’ Ambassadeur Pavel FISCHER : – En guise de conclusion, je souhaiterais faire quelques remarques sur la question de l’ euroscepticisme.

D’ abord, avant de comprendre les causes de cet euroscepticisme, je crois qu’ il faut aussi écouter et comprendre les


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critiques qu’ il adresse à l’ Union européenne, si caricaturées qu’ elles puissent être parfois. Rappelez-vous les contes d’ Andersen : sou-vent, les remarques naïves d’ un petit enfant reposent sur des observations très perspicaces.

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Deuxièmement, je trouve qu’ on oublie trop souvent à quel point la modernisation des pays de l’ Est a été rapide pendant les quinze ans de négociations sur l’ élargissement. Ces négociations nous ont donné des leviers hors pair pour moderniser nos pays et nos sociétés. Des transformations radicales ont pu avoir lieu, sans pour autant que les extrémistes prennent du poids. Et les citoyens de ces pays ne sont pas dupes : ils voient bien tout ce que l’ Europe nous a apporté, à tel point que la Commission européenne est aujourd’ hui créditée dans les sondages de beaucoup plus d’ opinions favorables que les instances nationales. D’ ailleurs, un observateur français me disait récemment : « Vous les Tchèques, vous êtes une société a combustion lente ». Je trouve sa remarque très juste : chez nous, les grandes évolutions ne se font pas par des explosions bruyantes, mais dans la permanence d’ un « mouvement de fond ». Ce mouvement de fond vers l’ intégration européenne, je suis là pour en témoigner, existe en République tchèque.

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Enfin, je crois que la motivation essentielle de l’ adhésion à l’ Union européenne des pays de l’ Est – en particulier du mien, la République tchèque – n’ était pas tant le souci de se moderniser, mais davantage celui de s’ ancrer dans la civilisation européenne. Pour la société tchèque, le projet européen incarne quelque chose d’ inouï, d’ unique, lié au destin d’ une civilisation. La désillusion est venue lorsque nous avons découvert, en rejoignant l’ Union européenne, la réalité des tensions énormes entre pays membres. Chaque État apporte une vision différente : l’ un souhaite d’ avantage de fédéralisme, l’ autre d’ avantage de souveraineté nationale… Et dans les négociations intergouvernementales, c’ est l’ intérêt national, et pas l’ esprit européen, qui est le plus âprement défendu. Lorsqu’ à la fin d’ un conseil, les caméras de télévision vous attendent et les journalistes vous demandent : « Eh bien, est ce que vous avez défendu suffisamment les intérêts de nos producteurs ? », il est difficile d’ en revenir à l’ enthousiasme, aux aspirations, au destin de notre civilisation…


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