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L’ enfant sur cette photo, c’ est moi lorsque j’ avais neuf ans. Son regard est noyé de détresse, comme le nôtre à l’ époque où nous regardions passer les trains dans les gares de France. La détresse est quelque chose qui parfois ressemble à la peur. C’ est ce que je ressentais, quand nous descendions d’ un wagon pour monter dans un autre et que le temps d’ attente devenait interminable. Il arrivait que les gendarmes nous accostent et nous fassent des blagues. D’ autres fois ils faisaient avec la main le geste de nous trancher la gorge. Comme ça, sans plus d’ explication, nous trancher la gorge. Et ils tiraient la langue, comme pour nous dire que non seulement on allait faire connaissance avec leur couteau mais aussi avec la corde qui nous pendrait, comme on le fait dans certains endroits avec les chiens enragés. Les gares
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étaient pleines de gens qui portaient des valises en carton et des paquets attachés avec de la ficelle de sparte. Il y a dans la boîte à chaussures où je conserve les photographies d’ avant un cliché où je suis avec ma mère et où nous penchons tous deux la tête par la fenêtre du wagon. J’ ignore ce qu’ il pouvait bien y avoir derrière l’ appareil, ou sur les côtés, mais je regarde comme si quelque chose s’ était posté dans le dos du photographe, que je percevais comme une menace. Je ne sais quel type de menace, comment je pourrais le savoir après tant d’ années. Bien plus tard, j’ ai découvert que cette façon de regarder n’ était pas tant celle de la détresse face à l’ inconnu que celle de la peur. La peur de quoi. Le savoir n’ est maintenant plus possible. Et même, à quoi servirait de le savoir à présent. Le temps passe plus vite que ces vieux trains et il a emporté avec lui pratiquement toutes choses de cette époque. Le temps s’ ouvre pour laisser le passage à ce que nous faisons. Puis il nous laisse seuls. Et nous en faisons autant avec lui. Nous essayons, comme si cela était possible, de vivre dans les faubourgs du temps avec ce que le monde nous laisse entre les mains. C’ est du moins ce que nous croyons : que le monde peut nous laisser quelque chose entre les mains sans rien exiger en retour. Je sais à présent que c’ est faux. Ce qu’ a duré le temps ancien des trains bondés et de
alfons cervera
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l’ exil français se joue des lois qui déterminent combien de temps persistent les choses et les gens avant de disparaître de la mémoire. Calculer cette durée supposerait de regarder en arrière avec une vocation d’ entomologiste, veiller à ce qu’ aucune trace n’ échappe à l’ investigation, analyser le passé comme si notre vie en dépendait, notre vie ou quelque chose qui, si loin à présent de ce que nous avons été, puisse ressembler à la vie. Je regarde la photo du journal et je ne sais si une telle chose est possible. Parce qu’ en un point quelconque de la page – ou peut-être en dehors, mais pas loin – il y a comme une trace qui détourne notre attention, qui réclame de toute sa présence naguère imperceptible un éloignement du texte et de l’ image déployés sur la table comme un oiseau mort les ailes étendues, et qui nous interroge avec une insistance obsessionnelle : pour quelle raison est-on si mal à l’ aise face au regard apeuré de l’ enfant récemment arrivé au port sur un radeau avec neuf autres jeunes également abandonnés à la dérive houleuse des eaux. J’ avais ce regard dans les gares françaises il y a plus de cinquante ans. Empreint de curiosité et de détresse. Ou de peur. J’ ignore s’ il y a un âge pour avoir peur et un autre pour jouer les fiers-à-bras à la façon du Capitán Trueno. À cette époque, on jouait les fiers-à-bras dans les usines et les campagnes de France. Pas dans les trains. Quand
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les wagons démarraient en brinquebalant comme s’ ils avaient été ivres, nous avions l’ étrange certitude que nous n’ allions jamais revenir du lieu inconnu vers lequel ils nous conduisaient. C’ est ce qui s’ est passé pour nombre d’ entre nous, qui montions dans les trains comme le font les jeunes du journal dans leurs esquifs en papier qui n’ arrivent jamais nulle part. Je suis de ceux qui sont restés en France, bien que de temps en temps, comme c’ est le cas aujourd’ hui même, je revienne à Los Yesares, et c’ est comme si je n’ avais jamais quitté cet endroit, comme si une étrange sensation de permanence s’ inscrivait dans tous les retours. On avait ce regard, à l’ époque, souviens-toi. Miguel aussi ressemble au gamin de la photographie lorsqu’ il avait neuf ans. Il en est passé de l’ eau sous les ponts, depuis, dit-il. Il en est passé.