1 natures de villes actes du sĂŠminaire
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Ouverture du séminaire
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Présentation du territoire 8 et des enjeux «nature» de la Communauté urbaine de Bordeaux Ateliers sur sites
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Conférence Michel Corajoud Conférence Alexandre Chemetoff
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Regards croisés
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Ce document est retranscription complète des interventions et échanges du séminaire natures de villes qui s’est déroulé à La Cub les 17,18 et 19 septembre 2009
Ouverture du séminaire Vincent Feltesse,
Président de La Communauté urbaine de Bordeaux
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Claude Eveno Je vais dire deux mots d’introduction. Bienvenue dans le chantier, et pour un chantier, puisque ce qui a été voulu par les organisateurs c’est que ce soit un chantier intellectuel, et se retrouver accueillis dans un bâtiment en chantier, c’est tout à fait adéquat et extrêmement sympathique. Je trouve ça très original, les colloques se déroulent rarement dans des lieux de cette sorte. Estimons que cela va stimuler notre intelligence et notre imagination. Comme vous avez pu le remarquer dans le programme, cette première journée est une journée de promenades et de découvertes, de façon à ce que l’on construise une culture commune et que demain on puisse parler un langage si possible identique. Je vais passer la parole au président, à Vincent Feltesse, mais quand je dis « promenade », c’est une promenade à la fois par des paroles, par un micro-trottoir qu’on a mené auprès des habitants, et puis des promenades in situ comme vous avez pu le voir, qui seront commentées à chaque fois par des gens qui ont une relation particulière avec le lieu, soit comme maîtres d’œuvre, soit parce que ce lieu est pour eux un objet d’études. De toute façon, il y a une connaissance qui sera partagée à ce momentlà. Vous êtes tous là ? Bon, Monsieur le Président, à vous.
Vincent Feltesse Bonjour, je suis Vincent Feltesse, le Président de La Communauté urbaine de Bordeaux, c’est moi qui vous ai envoyé un mot, et bienvenue ici pour ces 72 heures d’échanges et de réflexion. Nous avons choisi ce lieu parce que c’est le siège de La Communauté urbaine de Bordeaux, et, comme l’hôtel de La Cub est en train d’être refait, ce plateau du 14e étage était complètement vierge. Et finalement, nous nous sommes rendus compte que c’était peut-être un des meilleurs endroits pour voir les espaces naturels sur l’agglomération, parce qu’il propose une vue panoramique sur l’ensemble de l’agglomération bordelaise, et quand vous vous répartirez en ateliers, vous pourrez aussi le constater. Mais bien sûr nous sortirons et ça ne sera pas simplement un séminaire en chambre ou en plateau. Quelques mots à la fois sur l’origine de ce séminaire et sur ses objectifs et son déroulé. L’origine de ce séminaire est à la fois simple dans son idée et complexe dans son application, comme c’est souvent le cas. Elle vient de l’idée que la question de la nature en ville ou la question de la nature dans l’agglomération, est une question qui existe d’une manière individuelle – chacun a une sorte de « jardin secret », mais aussi d’une manière parfois plus collective, puisque la plupart
Nous fonctionnons encore à partir de l’idée que le progrès s’incarne dans la ville, bien que nous ayons le sentiment, ou l’intuition, que les choses sont en train de basculer.
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des communes de l’agglomération bordelaise, donc 27 communes, pour ceux qui ne connaissent pas Bordeaux, ont des projets relatifs à la gestion des espaces naturels. Mais cette problématique d’agglomération n’est pas forcément tant traitée que cela, en tout cas à un niveau pertinent, parce qu’on considère que cela relève du domaine de l’intime, de l’anecdotique, ou parfois du passéisme. Nous fonctionnons encore à partir de l’idée que le progrès s’incarne dans la ville, bien que nous ayons le sentiment, ou l’intuition, que les choses sont en train de basculer. C’est un moment un peu particulier pour nous aussi, concernant l’agglomération bordelaise, puisqu’en 1996, sous la houlette d’Alain Juppé qui était à l’époque Président de La Communauté urbaine de Bordeaux, et qui sera avec nous ce soir, un projet urbain a été réfléchi, défini, avec deux symboles particulièrement importants : le tramway – nous avons totalement achevé nos 44 km de tramway – et les quais de la Garonne, faits par Michel Corajoud qui est parmi nous. Le projet urbain de 1995-1996 est donc arrivé à son terme, et, pour la métropole bordelaise, il est nécessaire de se re-projeter dans un horizon d’une dizaine ou d’une quinzaine d’années. Cette projection se fait d’une manière classique pour une agglomération, pour une métropole, et autour de dossiers dits « structurants », comme l’arrivée de la LGV, Ligne à Grande Vitesse, en 2016, comme la planification à nouveau d’une troisième et d’une quatrième phases de tramway, comme un plan campus, comme de grands dossiers industriels. Nous avons donc tout cela devant nous, avec un degré d’ambition non négligeable, voire très important. Et en même temps, nous avons le sentiment, j’ai en tout cas le sentiment, que les choses ont effectivement changé, basculé, et que cette question de la nature en ville, cette question de la nature dans l’agglomération, correspond à un véritable enjeu politique. Politique au niveau tactique, parce que les 27 communes sont concernées, que ce soit par le parc des Jalles, ou par une coulée verte, par l’Eau Bourde, ou par le parc du Bourgailh, par les berges de la Garonne avec le parc aux Angéliques, ou par la presqu’île d’Ambès, ou par le parc des Coteaux. Les 27 maires se retrouvent donc dans ce projet, mais politique aussi, parce que cette question de la nature, ou du rapport à la nature, pour moi, est devenue fondamentale, et ne doit pas être traitée uniquement sur le registre de la nostalgie. Dans ce qu’on appelle les villégiatures intérieures, ce que j’appelle l’ailleurs de proximité, dans ces sortes de plaisirs personnels, mais parfois aussi sociaux, économiques – je pense au phénomène du maraîchage, de l’AMAP et ainsi de suite –, il y a quelque chose qui pour nous est assez fondamental, et qui est en train de se jouer. La difficulté que nous avons, c’est que cette intuition, il faut la confronter à la réalité, et ensuite, trouver de quelle manière la transformer en réalisation. Dans les échanges que je peux avoir avec les journalistes, qui sont toujours un miroir narcissique intéressant pour les élus, si je leur parle d’un pont, du tramway, tout va bien, mais si je leur parle de la nature, une fois qu’ils ont rêvé 30 secondes autour de la pâquerette de leur enfance, ils ne savent plus comment traiter les choses. C’est cette sorte d’interrogation intellectuelle et méthodologique qui est au cœur de ce séminaire. Nous vous proposons d’y réfléchir durant 48 heures : vous avez répondu nombreux, très nombreux, et je vous en remercie. Nous avons donc conçu l’organisation du séminaire de la manière suivante. J’évoquerai d’abord, les participants : un certain nombre de ressources internes, je dirai, même si le mot n’est pas très beau, donc d’abord les élus de la Communauté Urbaine, les services, l’agence d’urbanisme, l’école d’architecture et de paysage ; des paysagistes, urbanistes locaux ; puis un certain nombre de témoins ou plutôt d’acteurs extérieurs, eux-mêmes paysagiste, urbanistes, français mais aussi européens, et également quelques maîtres d’ouvrage. Il y a à peu près 80 inscrits, en sachant que certains d’entre eux ne seront pas présents durant les 48 heures. Ensuite, nous avons organisé les choses de la manière suivante : au-delà de la présentation brève qui va vous être faite dans quelques minutes, nous allons commencer par aller nous promener, parce que ce genre d’exercice ne peut pas se faire en chambre. Plusieurs balades sur site vous sont donc proposées et sont organisées avec un accueil « local » des gens qui vivent ces territoires – c’est la première étape. Seconde étape, nous avons prévu un certain nombre d’interventions
Cette question de la nature dans l’agglomération, correspond à un véritable enjeu politique.
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ou de témoignages, et des conférences structurantes : il y en a trois. Une ce soir de Michel Corajoud, que vous connaissez et que l’on connaît bien sur Bordeaux puisqu’il vient d’achever les quais – mais après la reconquête intérieure, puisque la Garonne est au centre de l’agglomération, il y a la question de savoir comment on s’ouvre aussi sur la périphérie. Demain matin, Alexandre Chemetoff, que vous connaissez aussi et qui travaille depuis quelque temps sur l’agglomération bordelaise et notamment sur ma commune, fera une conférence, et demain aprèsmidi, il y aura trois interventions : celles de Bernard Reichen, Jean Viard, qui est un sociologue et Jacques Coulon que vous connaissez également. Ce seront à chaque fois des conférences assez brèves, de trois-quarts d’heure ou une heure : 40 minutes d’intervention et 20 minutes de questions pour poser les choses. Entre-temps, auront lieu un certain nombre d’ateliers, nous en avons prévu quatre. Les concepts sont les suivants : il y a la problématique de la biodiversité, et, avec la biodiversité, le charme de la banalité je dirai ; la problématique de la planification ; la problématique des usages et la problématique des représentations. Donc quatre ateliers, qui se dérouleront et le matin et l’après-midi. Demain aura lieu une synthèse des travaux, et nous conclurons tout cela samedi matin par une sorte de plénière de synthèse, sous une forme classique, et avec là aussi différents témoignages. Entre-temps nous allons manger, parce que c’est une chose importante ici, donc ce soir nous dînons et écoutons Michel Corajoud au café du Port, qui est au bord de la Garonne, demain nous déjeunons ici, et demain soir nous sommes sur les berges de la Garonne, mais de l’autre côté, rive gauche, à Bègles. Donc voilà très rapidement indiqué le cadrage, en sachant que, d’une manière classique, les choses sont enregistrées pour qu’il puisse y avoir synthèse et compte-rendu dans un délai décent. Voilà les quelques mots que je souhaitais dire en introduction tout en vous remerciant à nouveau vivement. Merci beaucoup.
C’est que cette intuition, il faut la confronter à la réalité, et ensuite, trouver de quelle manière la transformer en réalisation.
Claude Eveno Bon, puisque nous sommes un petit peu en retard, nous allons passer tout de suite aux interventions qui vont composer une sorte de fresque de l’agglomération, mais auparavant nous allons écouter et vous pourrez regarder à la fois, le micro-trottoir qui a été réalisé, pour que chacun puisse se faire une idée des réactions spontanées des habitants face aux problèmes que nous nous posons durant ce séminaire.
Vincent Feltesse Juste une précision, dans la mallette qu’on vous a distribuée, il y a un certain nombre de choses : la liste des participants avec des photos, ce qui permet des échanges, bien sûr le programme, un reportage photographique qui s’appelle « Natures de villes », sur des visions un peu décalées de l’agglomération bordelaise, l’ouvrage qui a été fait à l’occasion de l’inauguration des quais, un descriptif des sept balades qui vous sont proposées cet après-midi, puis aussi un certain nombre de cartes.
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Présentation du territoire et des enjeux «nature» de La Communauté urbaine de Bordeaux
> Projection d’un micro-trottoir : témoignages des habitants sur la nature dans La Cub > «Présentation et évolution du territoire» A’urba
> «Enjeux de biodiversité sur La Cub» Frédéric Blanchard,
directeur du Conservatoire Botanique Sud-Atlantique
> «Politique de La Cub en matière de préservation des espaces naturels» Magali Da Silva, Communauté urbaine de Bordeaux
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Claude Eveno Bon, eh bien apparemment il y a beaucoup de méconnaissance du territoire chez les habitants de l’agglomération de Bordeaux, sauf quelques-uns, mais la plupart n’ont pas l’air de savoir de quoi ils disposent plus aisément qu’ils ne le croient. Donc ça ne va pas être un luxe de faire un état des lieux et de voir comment tout cela évolue. Nous allons commencer avec David Haudiquet, qui est paysagiste à l’agence d’urbanisme et qui va nous présenter l’évolution du territoire par rapport à cette question de la nature.
David Haudiquet Bonjour, je vais aussi passer quelques images sur les écrans. Je suis paysagiste, habitant le territoire depuis un an, et collaborateur de l’agence d’urbanisme depuis un an également. En introduction au séminaire, pour un public d’experts, on m’a demandé une présentation éclair des évolutions du territoire en 10 minutes. L’exercice est donc un peu périlleux. J’ai décidé de vous montrer quelques images, ça sera très court et très partial, vous en verrez d’autres avec Frédéric Blanchard et Magali Da Silva. L’idée, c’est que l’ère métropolitaine m’est apparue très riche de paysages variés qui sont à la fois très proches de la ville et aussi très sensibles, très perceptibles pour moi au sein même de la ville. Comme en grandissant, la ville, ces dernières décennies, a souvent tendance à oublier les caractéristiques de son territoire, je me suis dit qu’il serait intéressant de montrer, autour d’un petit parcours, comment les paysages urbains font écho au grand paysage, comment la ville peut devenir la concrétion en quelque sorte des grands paysages de l’agglomération. Je trouve que ça fait bien suite à ce qui s’est dit dans le micro-trottoir. Nous sommes donc en présence d’un vaste territoire, contrasté dans ses reliefs, on le voit ici. À l’est, le plateau calcaire de l’Entre-deuxMers, vallonné, marqué. À l’ouest, un relief plus adouci, avec le massif des Landes, et surtout également fortement marqué par l’eau, et l’eau dans tous ses états : on voit l’océan, le bassin d’Arcachon, les lagunes et les lacs dans la forêt, les affluents, les esteys et les jalles, comme on les appelle, de la Garonne, qui sillonnent le plateau landais et puis en rive droite, à l’est, l’important chevelu du plateau de l’Entre-deux-Mers. La ville centre est d’ailleurs, comme on le voit sur la carte, installée dans le lit majeur de la Garonne : on l’appelle « la ville aux mille esteys ». On va donc apercevoir, dans l’ordre, l’ensemble des territoires que sont l’Entre-deux-Mers, les Landes, le Médoc, les Graves et la confluence, tout le paysage lié à la vallée de la Garonne et à l’estuaire. On commence donc par l’Entredeux-Mers, plateau calcaire vallonné, pris entre les deux fleuves, la Dordogne et la Garonne, c’est un paysage de campagne, où on retrouve la vigne, la polyculture, l’élevage, entaillé par les vallées boisées. On passe ensuite à un paysage en face très différent : à gauche, le massif sableux des Landes, de vastes étendues de pins, avec quand même de grandes cultures céréalières, notamment en raison de la présence de l’eau qui est révélée par la présence d’une végétation basse finalement très diversifiée. Ces paysages sont assez riches, contrairement à ce qui peut apparaître dans un premier temps. On est ensuite sur les terrasses des Graves et du Médoc, entre les Landes et le lit majeur de la Garonne. Le sol de ces terrasses alluviales est propice à la culture de la vigne. On rencontre enfin le paysage ouvert et lumineux de la vallée de la Garonne et de l’estuaire, avec sa vaste plaine alluviale au sein de laquelle s’est installée la ville centre comme on l’a vu. La Garonne traverse donc la ville, et c’est ici l’occasion de mettre pour moi en évidence la présence forte de la nature en ville : une ville qui est frappante dans le contraste qu’elle révèle entre des grands espaces de nature et une forte minéralité, en tout cas au premier abord, dans l’espace public La cub 10
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notamment. Je vais m’attacher à montrer en quoi la ville fait écho au grand paysage et au socle géographique que l’on vient de parcourir. C’est peut-être un peu l’oeil du paysagiste qui m’a permis de voir ça, puisque apparemment beaucoup d’habitants ne le repèrent pas facilement. C’est peut-être le jeu de le révéler également. On retrouve donc le lit de la Garonne au milieu de la ville, c’est peut-être aussi une raison de l’ouverture, vers de grands horizons, une lumière, avec un coteau, très présent derrière, qui révèle la pierre et le ciment de la ville, et où se logent les anciens domaines, les anciennes propriétés en balcons, d’où on peut voir et être vu également, et où se sont installés un peu plus tard les quartiers, dans les années 1970, les quartiers du plateau. Et puis, au pied du coteau, le fleuve, et ses deux rives. Deux rives d’un même méandre qui sont tout aussi distinctes que le sont ces deux pays, l’Entre-deux-Mers et les Landes. On voit ici les berges et les quais, et puis évidemment les ponts qui les relient, ou la question des ponts qui les relient, mais qui souvent illustrent bien le passage du fleuve. Le pont de pierre, ici, qui entre dans la ville dite « de pierre » par une porte : on est face au coteau et on retrouve les quartiers au pied et en haut du coteau. Cette ville de pierre, mais aussi l’ensemble de l’agglomération, quand on quitte le fleuve, est marquée par un aspect fortement minéral, mais l’absence de la nature et des grands paysages n’est qu’apparente. En effet, par exemple, l’organisation de la ville, de toute une partie de la ville en tout cas, se fait perpendiculairement au fleuve, on le voit bien, encore, sur cette vue. Le relief est fortement souligné par cette minéralité, la pierre calcaire est partout, et rapidement, on découvre une ville basse, qui laisse beaucoup de place au ciel et à la lumière, particulièrement océaniques. Et puis, quand on pénètre en coeur d’îlots, on découvre une nature très domestiquée. Ensuite, si on s’éloigne encore un peu, le visage de la ville change, mais les échos sont toujours nombreux, sous forme de traces : avec les parcs et les jardins des anciens domaines, des anciennes propriétés agricoles, viticoles. On retrouve bien sûr la présence de la forêt, avec ici des feuillus, parce qu’on est plus près des Graves. On retrouve également, évidemment, l’eau, l’eau sous toutes ses formes et qui fait l’objet de plus ou moins d’attention. Pour conclure, je vais parler des territoires que j’appelle en devenir, comme des territoires à explorer à partir de ce que je viens de montrer. Ce sont des territoires au sein desquels la question de la nature et des grands paysages comme fondements de la ville me semble particulièrement pertinente. Soit parce qu’elle semble oubliée : je parle notamment des quartiers dits d’extension, les fameux lotissements, les zones commerciales, que l’on ne sait pas situer, soit d’espaces abandonnés et qui sont d’extraordinaires champs d’expérimentations - je parle des vides que la ville laisse en se développant, les friches, industrielles et portuaires, les délaissés, les infrastructures et zones d’activités -, qui sont particulièrement nombreux sur ce territoire. Un certain nombre de ces espaces font d’ailleurs l’objet de projets : de projets de déménagement et de requalification, et une nouvelle fois je crois que la nature doit être porteuse de projets. Merci.
Montrer, comment les paysages urbains font écho au grand paysage.
Claude Eveno Merci, David. On enchaîne tout de suite avec Frédéric Blanchard.
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Frédéric Blanchard Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, je vais essayer de vous parler de la biodiversité qui est toujours un sujet assez complexe à aborder sur ce territoire. Mais avant, pour me replacer dans le contexte de la structure, je suis directeur du Conservatoire botanique national Sud-Atlantique, qui notamment a pour mission d’étudier ces questions-là, comme le réseau des conservatoires botaniques nationaux en France, sur un vaste territoire. Les méthodes qui vont vous être présentées – je ne vais pas vous les présenter en détail –, sont maintenant habituelles dans notre réseau, et nous avons travaillé, grâce à une collaboration étroite avec La Cub et sa direction de l’écologie urbaine, sur deux axes : un appui aux services, sur des dossiers parfois techniques – je crois qu’on peut parler quand même de l’aménagement des berges qui nous a pas mal sollicités. Et puis, depuis cette année, nous sommes entrés davantage dans nos bases de données pour faire un bilan sur l’état de la biodiversité, avec une étude en cours. Je vais vous parler de quelques chiffres, qui seront à prendre avec précaution et on va en re-discuter rapidement. Nous avons développé aussi des partenariats avec quelques communes du territoire : nous sommes présents dans les comités de suivi des plans de gestion, je ne vais pas vous les citer, vous les connaissez. Au niveau de la pédagogie, nous avons monté une exposition sur l’angélique des estuaires qui tourne, je crois que dans 15 jours, elle arrive à Parempuyre, différentes choses se tissent, et puis nous avons développé un partenariat également avec des associations, de vieilles associations, mais je souhaitais quand même mettre en avant la Réserve naturelle des marais de Bruges et puis le travail de la SEPANSO – vous allez voir le travail important qu’ils ont fait dans les chiffres que je vais vous présenter. Donc pour bien comprendre la biodiversité, c’est un petit peu théorique, et je vais faire vite parce qu’on pourrait en parler des heures, ce sont différents niveaux d’emboîtements, d’organisations qui sont les uns dans les autres si vous voulez. Il y a la diversité génétique, qui ensuite est emboîtée dans la diversité des espèces, la diversité des habitats, et celle des écosystèmes. Il ne s’agit pas que d’un emboîtement de poupées russes qu’il est important de prendre en compte : toutes ces unités sont en relation les unes avec les autres. C’est ce qu’on appelle la diversité fonctionnelle. Vous allez me dire : oui, je ne comprends pas trop. Eh bien, une modification de la diversité génétique peut très directement avoir une incidence sur la modification de la diversité des écosystèmes. Une mutation d’un champignon, qui devient virulent sur de l’orme, peut modifier complètement un paysage en détruisant tous les ormes du bocage en quelques années : c’est ça, la diversité fonctionnelle aussi. Alors qu’est-ce qu’il en est pour un territoire comme La Cub ? La diversité génétique, ça ne dit pas grand chose, effectivement. La diversité des espèces un peu plus, parce que c’est souvent le thermomètre des biologistes, et c’est parlant pour le citoyen ; la diversité des habitats, c’est là aussi quelque chose d’un peu complexe, qu’on appréhende très concrètement dans la gestion des milieux naturels. Il y a des choses qui sont connues, mais sur La Cub, on voit qu’il y a beaucoup d’interrogations. Et les écosystèmes, c’est là un très gros point d’interrogation qui est approché parfois par des notions de paysage. La diversité fonctionnelle, c’est encore autre chose. Pour bien comprendre ce qui se passe, je crois qu’on en est encore aux prémices. Nous nous sommes limités, pour bien étudier la biodiversité, aux espèces végétales, donc juste à un petit morceau, et à des plantes supérieures, nous n’avons pas pris en compte les mousses, éventuellement les champignons, d’autres aspects, nous n’avons pas du tout fait de distinction entre ce qui est appelé biodiversité spéciale, biodiversité ordinaire, biodiversité remarquable, qui sont des conceptions parfois un peu éloignées de ce que fait le botaniste au jour le jour. Et puis nous avons pris en compte des données bibliographiques y compris du XIXe siècle, parce que ce sont de formidables inventaires INSEE par rapport à ce qui se passe actuellement, on peut faire des comparaisons très utiles. Et comme nous nous sommes rendus compte qu’il y avait un déficit d’observations, il y a eu des cessions d’acquisitions de données nouvelles, entre 2008 et 2009 sur l’ensemble des communes de La Cub. Voilà comment se répartissent les données : 11 000 données ont été réunies. Une donnée, c’est l’observation d’une plante à une date donnée dans un lieu donné. Voilà leur répartition dans le temps : ce n’est pas très exhaustif, ça n’est rien du tout,
Depuis cette année, nous sommes entrés davantage dans nos bases de données pour faire un bilan état de la biodiversité.
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11 000 données, pour un botaniste, je pense que pour que l’analyse soit cohérente il faudrait qu’on soit à 50 000, voire à 100 000 données sur La Cub. Mais déjà on va voir des choses assez intéressantes. Donc dans les données anciennes, 1500 données à peu près. Dans les données bibliographiques récentes, nous avons exploité 4000 données, et dans les données de prospection récente, celles du conservatoire botanique, 5 à 6000 données. Si on regarde l’échelon dans le temps, tout se concentre sur les vingt dernières années, et quand on regarde bien d’où viennent ces 4107 données, ce sont pratiquement des travaux qui sont issus de la Réserve naturelle de Bruges. Voilà les communes, coloriées : il y a moins de 200 données par commune ; celles-ci sont connues avec 200 à 600 données ; et très exceptionnellement, la commune de Bruges est connue avec plus de 5000 données. Il y a donc une distorsion de la connaissance sur les territoires. La chose extraordinaire, c’est qu’en exploitant ces données, nous nous sommes rendus compte qu’il y avait 1300 espèces recensées depuis le début du siècle. 1300 espèces, ça veut dire que plus du tiers de la flore de Gironde est représenté sur le territoire de La Cub. Ce qui est tout à fait exceptionnel. Et un premier sondage nous montrerait qu’on a peut-être encore entre 800 et 1000 espèces actuellement. Mais il faut que nous étudions beaucoup plus nos données. Et en moyenne on a 140 espèces par commune. Alors évidemment, sur ce territoire-là, des sites comme la Réserve naturelle de Bruges sont tout à fait exceptionnels. De mémoire, il y a 600 espèces sur la commune de Bruges, alors qu’il y a d’autres communes où on tombe à 90 espèces. Ce qui est intéressant évidemment, c’est d’essayer de savoir si, dans ces 1000 espèces, peut-être un peu moins, peut-être un peu plus, on a des espèces patrimoniales. C’est très difficile de faire le bilan, puisqu’on manque dans la région de vrais référentiels, qui sont en cours d’élaboration d’ailleurs par le conservatoire botanique. Donc nous avons utilisé un biais détourné qui est la notion d’espèce protégée. Une espèce protégée, c’est un outil réglementaire qui n’est pas du tout un outil d’évaluation. Dans une première approche, nous nous sommes aperçus qu’il y avait 83 espèces protégées signalées sur la Communauté Urbaine ou qui l’ont été. Je ne sais pas si vous vous rendez compte, parce qu’actuellement, quand on pose la question aux décideurs, on entend toujours parler de l’angélique des estuaires, de l’Orchis laxiflora pour Blanquefort, je pense que ce sont des choses qui parlent à ceux qui connaissent les dossiers. Mais on a déjà probablement 50% de ces espèces qui ont disparu. L’analyse de leur statut de protection montre qu’on avait une vingtaine d’espèce à protéger au niveau national, une cinquantaine à l’échelon aquitain et une douzaine à protéger au niveau du département de la Gironde. Voilà cette répartition sur le territoire des communes : les espèces recensées actuellement. On voit qu’effectivement Bruges sort avec 9 espèces, il y a quelques communes où il n’y a pas d’espèces, mais je pense qu’on finira par trouver des espèces protégées dans toutes les communes. Quelques illustrations : la pulicaire vulgaire, l’oenanthe de Foucault : une plante rarissime qui est présente sur les berges, et qui est aussi rare que l’angélique des estuaires qu’on connaît beaucoup plus, et une autre espèce qui est la grande glycérie, une espèce protégée qu’on trouve le long des berges de la Garonne. Mais attention : la biodiversité s’analyse aussi en termes de bilan, et depuis le XIXe siècle, on a vu apparaître un certain nombre d’espèces supplémentaires, et souvent quand on discute, on entend dire : oui, les espèces disparaissent, mais il y en d’autres qui apparaissent… En fait il y a un vrai problème de compensation et la disparition n’est pas du tout compensée, il y a même des auteurs qui ont parlé de « biodiversité négative », des auteurs belges. Ce sont des choses qui ne sont pas du tout passées dans le langage commun. Je peux vous dire que par exemple, lorsque vous êtes
En exploitant ces données, nous nous sommes rendus compte qu’il y avait 1300 espèces recensées depuis le début du siècle. 1300 espèces, ça veut dire que plus du tiers de la flore de Gironde est représenté sur le territoire de La Cub. Ce qui est tout à fait exceptionnel. Et un premier sondage nous montrerait qu’on a peut-être encore entre 800 et 1000 espèces actuellement.
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dans une lande, et que vous avez une quinzaine d’espèces, si vous mettez un tas de fumier dans la lande, vous passez à 40 : il y a donc une augmentation de la biodiversité qui n’est pas liée à une augmentation de la qualité de votre écosystème. Mais l’analyse montre qu’actuellement arrivent des plantes qu’on appelle xénophytes, et des plantes qui ont des caractères envahissants et qui posent de vrais problèmes de gestion des milieux, des écosystèmes. Regardez le rapport du GIEC sur le changement climatique : il y a des hypothèses, bon, on va aller vite. C’est ce qu’on appelle le « turn-over », on sait qu’il y a un certain nombre de plantes qui vont disparaître, et un certain nombre de plantes qui vont arriver, et on s’aperçoit de quoi ? Que les endroits d’Europe où on attend le plus de changements, sont les territoires méditerranéens et les territoires qu’on appelle « thermo-atlantiques ». Thermoatlantique, c’est en gros le territoire du Conservatoire atlantique, vous le voyez, et tout le nord de l’Espagne. La jussie, que vous connaissez, qui stérilise ou peut stériliser tous les plans d’eau, ici un conyza de Sumatra, un conyza du Canada, ici l’acacia qui vient d’Amérique du Nord, le faux acacia qui est présent partout : le robinier, l’herbe de la pampa, qui pose de gros problèmes, vous la connaissez tous sur la rocade, une plante qui n’est même pas présente sur les flores françaises et qui s’appelle le Sicyos angulatus, une cucurbitacée d’Amérique tropicale, qui commence à envahir, notamment à Libourne, des sols qu’elle peut recouvrir jusqu’à 5 m de hauteur, l’herbe à alligator déclarée invasive en Chine, mais aussi en Angleterre, et qui est connue en quelques points sur La Cub, et dont personne ne s’occupe : mis à part des Australiens qui ont fait des prélèvements de cette plante-là sur La Cub cette année pour étudier en génétique ce qui se passe avec cette nouvelle espèce. Et quelque chose qu’on a découvert, qui est un prunier, un petit prunier sauvage, qui était connu, mais qui va poser de très gros problèmes, à notre avis, à l’avenir : vous n’en avez pas entendu parler, mais vous en entendrez parler, c’est le Prunus serotina, je n’ai plus son nom français en tête, et il va poser de très gros problèmes dans les espaces verts, semi naturels et naturels de La Cub. Pour synthétiser, un tiers de la flore du département, avec 1000 espèces, de nombreuses espèces disparues, de nombreuses espèces patrimoniales toujours présentes mais dont le statut est très mal connu et qui sont donc mal intégrées aux schémas d’aménagement et de gestion. Il y a quelques sites de très haut intérêt, on les connaît, pas si bien que ça, mais il y a notamment la Réserve naturelle de Bruges qui est très connue, et de nombreuses espèces envahissantes. Une cinquantaine vont poser problème dans les vingt ans qui viennent, et il faut aussi voir La Cub par rapport à l’extérieur. Par rapport à son territoire extérieur. Parce que La Cub, c’est un axe privilégié d’entrée potentielle d’espèces envahissantes, avec son port, ses aéroports. C’est aussi un axe privilégié de dispersion, il y a énormément de routes et d’autoroutes qui passent par La Cub. C’est un réservoir d’espèces envahissantes avec beaucoup de friches urbaines qui contiennent ces espèces et qu’on voit, quand on est dans La Cub, comme des îlots de nature. Mais on a aussi des espaces remarquables comme le corridor sur les berges
C’est très difficile de faire le bilan, puisqu’on manque dans la région de vrais référentiels, qui sont en cours d’élaboration d’ailleurs par le conservatoire botanique. Nous avons donc utilisé un biais détourné qui est la notion d’espèce protégée.
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de la Garonne : si on ne travaille pas sur le corridor au niveau de Bordeaux, il va poser de gros problèmes pour toute l’angélique des estuaires sur l’ensemble de la Garonne. Donc, les pistes : c’est un petit peu standard ce que je vous propose pour terminer, mais c’est poursuivre et améliorer la connaissance sur les espèces, c’est vraiment améliorer les connaissances sur l’habitat et les écosystèmes, c’est améliorer la diffusion de la connaissance, à toutes les échelles, c’est produire des méthodologies communes et des référentiels partagés, ce qui n’est pas vraiment le cas en ce moment, c’est améliorer la mise en réseau des connaissances des gestionnaires de sites : beaucoup de gens font des choses un peu partout, mais on ne le sait pas. C’est sensibiliser les décideurs et les citoyens, pour éviter des effets de mode sur de nouveaux thèmes. C’est se doter d’outils pérennes afin de suivre les évolutions, de mieux mesurer nos interventions par des suivis et d’expérimenter face à un contexte nouveau – je vous ai parlé du climat, mais on peut s’attendre aussi à une remontée du front de salinité de la
Pour synthétiser, un tiers de la flore du département, avec 1000 espèces, de nombreuses espèces disparues, de nombreuses espèces patrimoniales toujours présentes mais dont le statut est très mal connu et qui sont donc mal intégrées aux schémas d’aménagement et de gestion. Garonne, avec le problème du bouchon vaseux : comment vont se comporter les berges ? Ce sont des choses complexes. Et puis c’est changer les mentalités. La biodiversité est trop souvent perçue comme une contrainte, et non comme un atout, c’est-à-dire que dès qu’on vient nous chercher pour parler d’espèces protégées, c’est parce qu’on les rencontre dans des dossiers d’aménagement, et que c’est une strate de contrainte dans le dossier et non pas un atout. Je vous remercie.
Améliorer les connaissances sur l’habitat et les écosystèmes, c’est améliorer la diffusion de la connaissance, à toutes les échelles, c’est produire des méthodologies communes et des référentiels partagés, c’est améliorer la mise en réseau des connaissances des gestionnaires de sites : beaucoup de gens font des choses un peu partout, mais on ne le sait pas, c’est sensibiliser les décideurs et les citoyens.
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Claude Eveno J’ai une petite question à vous poser, très anecdotique : pourquoi la Lorraine et l’Alsace sont-elles en blanc sur la carte ? Il n’y a pas de conservatoire ?
Frédéric Blanchard Oui, eh bien, c’est l’Alsace…
Claude Eveno Bon, d’accord ! Une autre chose que je voulais vous demander : en vous écoutant, on pense à deux choses. D’une part, que la biodiversité, ça n’est pas seulement une question de conservation d’espèces, mais plutôt une gestion qui conserve d’un côté et qui protège de l’autre en éradiquant des plantes invasives. Enfin c’est tout un équilibre qui est presque une production créatrice, et pas simplement la protection d’un état des choses à un instant T de la nature, donc on a un sentiment de légère impuissance, en entendant ça. C’est comme si la science en était à ses débuts sur ces questions-là. Et puis, d’un autre côté, vous dites que La Cub est le moyen et la fin, ou la mort, de la région : le moyen de la sauver, en étant capable de gérer la biodiversité, et de la tuer, avec les phénomènes liés à la biodiversité, qui sont les entrées et les sorties autorisées par la grande ville, mais aussi d’autre part, le moyen d’arriver à sauver tout son entourage qui fonde même la légitimité de cet espace urbain. Est-ce que c’est possible ? C’est comme si vous étiez un savant Cosinus qui nous fait des secrets et ne fait que nous inquiéter…
Frédéric Blanchard Vous pouvez le penser. Ce qui est toujours gênant, pour un botaniste, c’est de voir à quel point, quand toutes ces questions-là sont appropriées par des effets de mode, on est toujours on peu déçu. Parce que la biodiversité, il y a des gens qui en font depuis 1800. Et notamment à Bordeaux, la société linnéenne de Bordeaux qui a travaillé sur ces questions-là. Et on se retrouve face à une appropriation, par effet de mode, de toutes ces questions. Parfois il y a des choses toutes simples, de base, qui ne sont toujours pas faites. On parle de nature, mais on ne sait pas quoi protéger sur La Cub. On veut dépenser efficacement de l’argent public, et évidemment il faut avoir des outils d’évaluation : où sont les priorités d’action ? On ne les a pas, on ne les a toujours pas. Donc, je pense, il faut quand même se poser des questions et se remettre en question sur ces niveaux-là. Après, pour répondre à un autre point qui est de dire : La Cub est responsable de plein de choses, non, je pense qu’à un moment donné, La Cub ne pourra pas répondre à des questions de trames vertes qui vont se situer à des échelles nationales ou régionales. En revanche, sur son territoire, La Cub peut faire beaucoup de choses, et puis, Bordeaux, La Cub et Bordeaux, ont une place fondamentale le long de ce grand corridor fluvial, et la question c’est : qu’est-ce qu’on fait de ces berges, qui sont de plus en plus stérilisées sous du béton, est-ce qu’on n’a pas une façon moderne de ramener un corridor écologique le long de ces berges ? Ce sont des questions nouvelles.Oui, eh bien, c’est l’Alsace…
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Claude Eveno Il faut faire du béton poreux…
Frédéric Blanchard Pourquoi pas ? Il faut faire aussi attention, j’emploie l’expression d’une élue qui n’est pas de la région, mais que j’aime bien et qui est assez sensibilisée sur ces questions-là, et il s’agit d’un gros problème aussi, sur la question de la nature, de l’urbain, au « TGG » : le « Thuya-Géranium-Gazon », on a du mal à sortir de cela. Et c’est une très mauvaise perception. Nous sommes aussi beaucoup sollicités sur des questions : « Tiens, sur les bords de Garonne, il va falloir faucher. » Pourquoi faucher ? « On sait pas, parce qu’on a toujours fauché. »
Claude Eveno Comme le disait un habitant, ça manque de sauvage ! Magali, à vous.
Magalie Da Silva Après la vision du directeur du Conservatoire botanique national Sud-Atlantique, je vais vous donner le regard de l’administration sur son territoire depuis quelques années. Je travaille à la direction de l’écologie urbaine, et j’ai souhaité vous rappeler, pour ceux qui ne connaîtraient pas le territoire, ou même ceux qui font partie de la CUB, en tant qu’élus ou en tant que services, ou qui sont proches de la CUB, du territoire, ce qui s’est passé à la CUB, en tant qu’administration, dans le domaine de la nature et du paysage. Officiellement, la Communauté Urbaine de Bordeaux n’a pas de compétence directe en matière de nature et de paysage. Vous allez me dire : ça commence mal. En suivant, quand même, depuis 1999, et comme vous avez pu l’entendre précédemment, et comme vous le savez sans doute, deux grands projets ont vu le jour, depuis, à la CUB, et ils sont portés par notre direction du développement durable. Ce sont le Plan Garonne, et le parc intercommunal des Jalles. Il s’agissait de se retourner vers le fleuve, de valoriser ses berges, ses quais en particulier, et nous avons donc décliné cet objectif en deux grands projets : l’aménagement des quais, 1999-2009, et puis le Plan Garonne. Le Plan Garonne, c’est un plan-programme, qui concerne 13 communes de la CUB : voici le schéma directeur, qui a été dessiné par l’agence d’urbanisme, qui fait bureau d’expertise pour la CUB, et qui a donné des objectifs, en termes plutôt d’aménagement paysager et naturel, mais aussi parfois d’aménagement de pontons, de sentiers, de belvédères, pour découvrir ou re-découvrir, les berges de Garonne et de Dordogne. Officiellement, la CUB s’est quand même engagée en en tant que coordonnateur de ce projet et essaie d’engager les communes dans des objectifs communs, sur les 13 communes de Garonne et de Dordogne. Et donc elle les finance, et a mis pas mal d’argent depuis 1999 dans ce plan-programme. Pour le parc des Jalles, depuis 2001, huit communes – alors au début ce n’était pas 8 communes, c’était quelques communes de l’ouest de l’agglomération comme Saint-Médard-en-Jalles et Le Haillan –, se sont aperçues qu’il y avait un grand espace naturel et agricole de proximité.
Le Parc des Jalles est un espace naturel et agricole de plus de 4700 hectares qui s’organise autour des marais et des jalles.
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Les communes concernées par ce programme sont Bordeaux, Blanquefort, Parempuyre, Bruges, Le Haillan, Le Taillan, Eysines, Saint-Médard-en-Jalles. C’est un espace naturel et agricole de plus de 4700 hectares qui s’organise autour des marais et des jalles. En continuité, ce qui est exceptionnel en termes de superficie d’espace. Et ces communes ont demandé à la Communauté Urbaine, en tant qu’entité intercommunale, de développer un plan-programme pour valoriser ce site. Il s’agit d’un site assez pluriel, puisqu’il regroupe des espaces en eau, des espaces de marais, des espaces de jalles, des espaces de berges de Garonne, mais aussi des gravières, des tonnes de chasse, et des espaces de grande biodiversité liés aux qualités de l’eau. Il est aussi un espace pluriel parce qu’à l’ouest, ce sont des périmètres de captage de l’eau potable que l’on rencontre sur Saint-Médard, Le Haillan, Le Taillan. C’est aussi une vallée maraîchère sur cinq communes au cœur du parc des Jalles, donc là où sont certains agriculteurs de la CUB. Ce sont aussi la Réserve naturelle de Bruges, et le Lac de Bordeaux, avec un site qui est en contact direct avec le cœur urbain. Et puis, beaucoup plus paisibles, naturelles, mais aussi productives, toutes les zones de pâturage de Blanquefort, de Parempuyre, qui sont aussi des zones de maïsiculture et de chasse. En 2002-2005, ce plan-programme a vu le jour, et dès 2005 la CUB s’est dotée financièrement de ressources afin d’aider les communes à conduire ce plan-programme. En 2008, on a trouvé intéressant, avec le bureau d’études qui est ici présent, et qui s’appelle ADH, de compléter le diagnostic territorial par une charte environnementale et paysagère pour dynamiser et renforcer le plan du territoire. Pour tout vous dire, ça n’est pas qu’une palette végétale qui a été proposée par le bureau ADH et le bureau d’études Biotope, c’est avant tout un document qui ressource et re-dynamise le projet territoire. C’est assez explicite : on prend en compte ce grand territoire paysager et agricole comme un territoire à part entière, avec une vie à part entière, et non pas, comme on l’a entendu, un espace vide qui serait à urbaniser dans quelques années. Donc un projet territoire sur un grand espace de continuité. Un troisième projet structurant qui a été développé à la CUB, c’est l’idée de relier les grands espaces naturels: vous avez entendu parler du plan Garonne avec les berges de Garonne, mais on pourrait aussi parler, comme l’ont évoqué mes prédécesseurs, des marais de la presqu’île, des coteaux de la rive droite, des marais des jalles, des vallées de l’eau Bourde, de l’eau Blanche, du Peugue, des Ontines, des forêts qui pénètrent dans la CUB à l’ouest, du parc des Jalles bien sûr. Et pour relier l’ensemble de ces espaces, puisqu’on a entendu dire que certains habitants se plaignaient de ne pas les connaître, on a souhaité se doter d’un parcours : le tracé vert que vous voyez fait 150 km, un parcours de découverte de ces espaces naturels en continuité. On l’a appelé la Boucle verte, c’est un parcours pédestre, nous nous sommes associés au Conseil général de la Gironde qui a des compétences en matière d’itinéraires de randonnées, et ça veut dire qu’on offrirait des parcours pour faire découvrir et sensibiliser les gens aux différents espaces, paysages, patrimoines. La CUB coordonne ce parcours principal, et puis des boucles locales s’y raccrochent puisque tout n’est pas dans ce parcours. Quand je dis « finance », c’est un fonds de concours, on ne va pas entrer dans les détails. Monsieur Rossignol est là, c’est l’élu en charge de ce projet Aujourd’hui, on se pose des questions sur la base de ces projets
En 2002-2005, ce planprogramme a vu le jour, et dès 2005 La Cub s’est dotée financièrement de ressources afin d’aider les communes à le conduire.
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structurants : le parc des Jalles, le Plan Garonne, et la Boucle verte. On sent bien qu’il manque un socle à tout ça, un socle territorial, une réflexion profonde. On sent bien qu’on a pris l’alphabet au milieu et pas au début. On est donc en train de se poser la question :
On a trouvé intéressant de compléter le diagnostic territorial par une charte environnementale et paysagère pour dynamiser et renforcer le plan du territoire. comment passer des projets structurants, connus, à la CUB, à une appréhension plus globale du paysage et de la nature ? On a essayé de s’armer d’outils connus et de comprendre les potentiels de nos territoires, je vous les présente rapidement parce qu’ils ont été évoqués plusieurs fois, mais ça introduit un peu les visites sur sites que nous ferons tout à l’heure. Dans les grands territoires visités tout à l’heure, vous irez peut-être dans les marais intercommunaux de la presqu’île d’Ambès, dans le parc des Jalles, dans les forêts des landes de Gascogne, à l’ouest, entre le Peugue et les Ontines et les forêts aussi, dans la vallée de l’eau Bourde ou de l’eau Blanche, sur les coteaux de la rive droite ou sur les rives de Garonne et de Dordogne. Les outils réglementaires, je vous les présente rapidement : on essaie de prendre en compte ces outils pour mieux appréhender les dynamiques vivantes du territoire, parce que c’est bien l’aspect vivant qui nous manque dans notre approche : donc la charpente paysagère du SCOT, les données de la DIREN, les zones inondables, les zones humides, les espaces boisés classés et toutes les choses qui se réfèrent à cette nature. On a aussi pu constater, et on a essayé de diagnostiquer comment le territoire réagissait à cette question de nature. La CUB aide plusieurs programmes : Plan Garonne, parc des Jalles, sentiers de découverte de la nature sur la Boucle verte, mais on a aussi remarqué qu’il y avait des demandes émergentes sur d’autres territoires. C’est intéressant parce qu’on a pris le pouls des communes pour savoir ce qu’elles ressentaient. Et les communes ne veulent plus rester uniquement sur des plans-programmes uniques, mais souhaitent qu’on élargisse la thématique naturelle et paysagère, pas en allant uniquement vers la valorisation paysagère, et l’aménagement, mais qu’on passe avant tout par de la communication, et par une formation, de leurs agents en particulier, ou des gens qui vont toucher ces choses-là : pourquoi pas des agents qui font de la voirie, mais aussi ceux qui font du jardinage. De la sensibilisation, de la gestion des espaces naturels, on nous a parlé d’agriculture aussi, on nous parle de risques divers et variés : incendies de forêts, inondations, pollution. On essaie d’être à l’écoute de ces choses-là, pour aujourd’hui reformuler, peut-être, un projet de territoire qui les prenne en compte. Les premières réponses qu’on a essayé de donner : en 2007, un réseau nature pour la CUB. Ça a été la réponse aux communes, et aux gestionnaires, qui se sentent un petit peu seuls. Dans le domaine de la nature, il y a très peu de gens sur le territoire, dans chacune des communes de la CUB, on peut compter
Comment passer des projets structurants, connus, à La Cub, à une appréhension plus globale du paysage et de la nature ?
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au mieux une ou deux personnes (quelquefois il n’y en a pas) qui savent parler d’espace naturel et de paysage. Ca vous donne une idée de la quantité d’intervenants présents sur le territoire. Il y a bien sûr des associations, mais ce ne sont pas forcément elles qui ont la main sur les décisions. On a souhaité proposer, créer, un espace d’échanges au niveau intercommunal, au niveau de la CUB, notamment sur un site Web – il n’existe pas encore, mais il est en projet. Il faut élaborer un diagnostic territorial partagé, ça manque ; apporter un appui technique aux territoires, ça c’est un peu notre quotidien, puisque notre direction est là en référence et essaie de créer des liens entre tous ; créer des observatoires de la nature et des paysages : quand on entend Frédéric Blanchard nous parler de ce que la CUB lui a demandé de faire sur son territoire, eh bien c’est pour élaborer et enrichir un premier observatoire botanique, mais si bien sûr on s’ouvre à d’autres choses dans les prochaines années on demandera à d’autres associations de se joindre à nous pour élaborer d’autres observatoires. Il faut élaborer une politique foncière. Il faut sensibiliser, former aux thématiques relatives à la nature et aux paysages, c’est ce qui répond à l’enquête qu’on a menée, aux problématiques de l’agriculture périurbaine, ce sont des choses qu’on n’a pas approchées. En 2008, on a fait un petit travail d’approche au niveau méthodologique avec nos collègues du CAUE 33 qu’on a appelé « Penser le Projet territoire par la nature et le paysage » : puisqu’on a réalisé qu’on n’avait pas de socle, on a essayé de commencer à le construire, au niveau méthodologique au moins, en répertoriant, avec les écologues et paysagistes du CAUE, et en identifiant les espaces agricoles et les paysages, pour essayer de comprendre les valeurs sensibles qui animent ces espaces, et mettre en avant les caractéristiques et les valeurs d’usages. Il faut essayer de mettre en place une charpente sur laquelle l’existence et le développement de la ville puissent s’appuyer : on a un peu entendu ça depuis tout à l’heure, on sait que pour l’instant l’urbanisme ne s’appuie pas sur les qualités du territoire pour se construire ; on a essayé de faire une approche méthodologique en ce sens afin de créer des rapports dynamiques. Enfin, il faut équilibrer, imbriquer, mettre en relation les différentes fonctions des espaces, respecter les équilibres sociaux, rationaliser les déplacements, ce qui correspond à toutes nos thématiques sur le développement durable que vous
Il y avait des demandes émergentes sur d’autres territoires, on a pris le pouls des communes pour savoir ce qu’elles ressentaient.
On a souhaité proposer, créer, un espace d’échanges au niveau intercommunal, notamment sur un site Web en projet.
Il faut équilibrer, imbriquer, mettre en relation les différentes fonctions des espaces, respecter les équilibres sociaux, définir une trame verte et bleue, faire connaître et reconnaître ces espaces.
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entendez d’une manière récurrente mais qui peuvent se concrétiser d’un jour à l’autre si nous le souhaitons. Définir une trame verte et bleue, faire connaître et reconnaître ces espaces. On n’en est qu’à l’approche méthodologique pour le moment. Quelles nouvelles partitions pour mettre en musique aujourd’hui et révéler ces natures de villes ? On espère que vous contribuerez, durant ce séminaire, à répondre à cette question. On a souhaité que les visites sur sites soient de premiers moments d’échanges et de contributions de votre part. Vous avez dans votre pochette un carnet d’esquisses vierge, si vous souhaitez dessiner ou prendre des notes. Bonne contribution et bonne visite.
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/ Ateliers sur site
Ateliers sur sites
> La Presqu’île d’Ambès
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> Le Parc des Coteaux
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/ Ateliers sur site
> Le Parc des Jalles
> L’Eau Bourde et l’Eau Blanche
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> Le Fleuve et ses rives
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/ Ateliers sur site
> Le site du Bourgailh et les forĂŞts
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/ Conférence Michel Courajoud
Conférence Michel Corajoud
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Michel Courajoux [DÉBUT NON ENREGISTRÉ] … Ce qui m’ennuie, c’est que le concept de nature peut dissimuler des idéologies qui iraient à l’encontre de l’idée que la ville reste à faire, et qu’il faut la faire. J’aimerais qu’on abandonne la déferlante du vert, et la déferlante du bleu, maintenant, qu’on a ajoutée dernièrement. Pourquoi ? Parce que j’ai le sentiment que cette sorte d’appétit du vert, des verts d’ailleurs, comme si le vert ou le bleu étaient des couleurs qui avaient … [INTERRUPTION MALENCONTRUEUSE DE L’ENREGISTREMENT]…
La ville a besoin de se revivifier au travers de concepts nouveaux qui sont peut-être effectivement des concepts dont la référence serait la nature.
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Étendre cette notion, je pense que la ville a besoin de se revivifier au travers de concepts nouveaux qui sont peut-être effectivement des concepts dont la référence serait la nature. Je pense au concept d’interrelation, par exemple : la nature nous donne mille exemples de milieux où les interrelations sont puissantes. Je pense à la coexistence, à la sociabilité des plantes notamment – la ville évidemment pourrait avoir les mêmes qualités. Je pense à la question de la localité – le local dans la nature est une chose très importante, et dans la ville elle devrait l’être à nouveau. Enfin toute une série de notions pourraient être puisées dans la nature, comme le faisait d’ailleurs la ville sédimentaire ancienne, comme le fait Bordeaux, la ville de Bordeaux. J’entendais tout à l’heure un paysagiste parler de la nature dans la ville de Bordeaux, et il parlait de tout sauf du vert. Il parlait de la déclivité des rues au bout desquelles on apercevait le coteau, il nous parlait de la pierre calcaire avec laquelle sont faits les murs de ces maisons, il parlait de tout autre chose, mais de choses qui n’avaient rien à voir avec le vert en tant que tel, avec les arbres. Et pourtant il mentionnait l’eau, la présence de l’eau dans cette ville, et bien sûr il attribuait toutes ces qualités-là à un état naturel. Et moi-même, cette ville dans laquelle j’ai un peu travaillé, je la trouve naturalisée. Je trouve que c’est une nature réinterprétée : je pense aux ferronneries ventrues des balcons, je pense aux arcatures de pierre, je pense à tous ces effets de transition, ces cours, ces arrièrecours etc. qui sont…, je ne sais pas ? – des lisières de forêt, des clairières… Je pense que cette ville est un état réinterprété de l’état de nature. Et en ce sens cette ville est une ville aimable. Et ce que je propose, c’est qu’à nouveau on réinterprète le référent naturel pour nous aider à faire correctement la ville. Qu’on le réinterprète évidemment avec les outils qui sont les nôtres de manière à ce
Comme le faisait d’ailleurs la ville sédimentaire ancienne, ce que je propose, c’est qu’à nouveau on réinterprète le référent naturel pour que cette ville soit aimable sans qu’on y introduise du vert artificiellement.
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que cette ville soit faite d’une manière aimable, sans qu’on y introduise du vert artificiellement. Cette pensée lilliputienne de la friche, la petite friche, le jardin de poche, du bariolage des murs avec du végétal… Si les architectes ne savent plus faire de l’architecture, ils n’ont qu’à confier ce soin aux paysagistes. Il y a quelque chose dans ce placage du vert sur la ville qui me paraît ne pas avoir de profondeur. Quand je parle de la nature comme référent, je veux dire que la nature doit être le lieu de référence réinterprété pour que la ville se reconstruise. D’une façon qui, à la longue, pourrait être décrétée comme étant naturelle. Non pas naturelle au premier degré : voilà ce que je veux dire pour ce qui est de l’intériorité de la ville. Bien sûr, moi-même, vous l’avez vu, j’ai planté les quais : ça a été mal interprété par pas mal de personnes ici qui pensaient qu’il ne fallait pas planter les quais, que les quais devaient rester minéraux. J’ai planté les quais parce que je voulais y amener de la tempérance, et que les arbres après tout jouent un rôle modérateur dans le climat des quais qui est souvent un peu rude. Et j’aime l’idée que les arbres qui sont dans la ville sont seulement utiles, qu’ils apportent du confort. Mais je n’aime pas l’idée que le vert deviendrait l’effet compensatoire d’une ville qu’on n’aime plus. On ne peut penser vert que si on aime la ville, et si on ne l’aime pas on n’a pas le droit d’y penser. En gros, si je devais organiser mes références positives, je dirais en premier lieu qu’il faut d’abord aimer la ville, et la campagne ensuite, puisque la campagne n’est jamais qu’un prolongement de la ville. Au fond, ce que j’aime, et que j’aimerais vous faire aimer, ce qu’il y a de beau, pour moi, c’est là où l’homme est présent. C’est là où les signes, où la stratigraphie, où le travail des champs, le travail des rues s’expriment comme étant la présence des hommes. Mon émotion naît de cela. Par contre la nature a, en elle-même, des qualités propres, dont je parlais tout à l’heure : la coexistence, l’interrelation. Ce qu’il y a de beau dans la nature, c’est que les choses sont liées entre elles par des pactes extrêmement solides, qui mettent en défaut l’idée que la modernité serait le chaos. Et que les choses n’auraient pas besoin d’être articulées entre elles. L’articulation est un thème qu’on peut trouver aisément dans la nature : les choses dans la nature sont articulées, et je pense que la ville doit être de même articulée. Non pas articulée avec des treillages et des vignes vierges qui grimpent sur les façades, mais articulée profondément, c’est-à-dire dans sa contexture même. Et que l’on ne se trouve pas dans la position d’avoir à démentir que la ville, au fond, c’est de l’architecture. On peut réinterpréter dans la nature ces fameux déhanchements que la vie sédimentaire réussissait si bien. Dans la ville de Bordeaux, certaines rues se déhanchent : parce que la ville était au départ sédimentaire et que les choses n’étaient pas faites d’un seul tenant, il y avait ces sortes de géométries hésitantes. Eh bien c’est tout cela qu’il faut, non pas reconduire, parce qu’il n’est pas question de reconduire la ville ancienne, mais qu’il faut aller puiser dans le référent naturel pour trouver des ressources qui permettent, par réinterprétation, de faire la ville avec une certaine beauté. Et puis après il y a la question – et j’en finirai par là – à laquelle il faut être attentif, c’est de ne jamais perdre les horizons de la campagne et de la nature depuis la ville elle-même. J’aime beaucoup le jardin botanique, j’aime de plus beaucoup la paysagiste qui l’a fait, je trouve que c’est une fille d’un énorme talent. Mais je n’ai pas pu m’empêcher de faire cette critique que le jardin se situe dans une parcelle de terrain entre le fleuve et le coteau, et qu’on s’est débrouillé de telle manière qu’on ne voit ni l’un, ni l’autre. Et je trouve qu’on devrait faire beaucoup plus attention à ça. Il y a beaucoup de rues à Bordeaux qui ont ce même défaut : le cours d’Alsace-et-Lorraine, je crois, quand on le descend, on a cette caserne de pompiers qui nous barre le coteau. C’est dom-
La campagne n’est jamais qu’un prolongement de la ville.
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mage qu’on n’ait pas imaginé que sa place aurait pu être ailleurs. Alors que d’autres rues de Bordeaux… Je crois que la question des horizons est une question décisive dans la ville. Il faut que la ville reste en situation d’avoir toujours un horizon qui parle de son milieu, soit campagnard, soit naturel. Et lorsque la ville déborde sur la campagne, il faut qu’elle le fasse avec respect. Je suis atterré de voir avec quelle indifférence la ville contemporaine envahit le territoire de la campagne sans aucune considération : notamment aucune considération pour le bâti que représente la campagne, sur lequel on pourrait très bien s’installer. S’installant d’ailleurs sur ce territoire de la campagne, on aurait cette chance extraordinaire de faire en sorte que, se mettant dans l’alignement des parcelles et des champs, on pourrait tout simplement regarder au loin la continuation de cette campagne. Et au loin, encore, la montagne, qui en est l’horizon ultime. Dans une ville comme la ville de Bordeaux, qui est une ville relativement plate, l’horizon ultime serait le coteau. Mais moi qui suis savoyard, ce que je voudrais vous faire partager et aimer avec moi, c’est cet état des choses où la nature est dessous : elle « cahote », elle est cahotante, elle est sans arrêt en train de faire des plis, de se plisser. Elle est terriblement plissée : et les hommes sont venus dessus avec des machines à graver, et ont fabriqué des lignes de toutes sortes, des champs, des rues etc. Ils ont, sur ce formidable drapé de la montagne, de cette pré-montagne, organisé le drapé des champs et le drapé des villes. Et j’aime ça : vous savez pourquoi ? Parce que la lumière accroche ça d’une façon absolument phénoménale. Voilà, je voulais vous dire ça simplement, pour qu’on en finisse avec ce concept un petit peu étriqué et étroit du vert, des verts. Le vert, oui, bien sûr, j’ai planté les quais, je ne vais pas dénier la qualité de cette présence des arbres. Mais élargissons ce concept, élargissons-le au point de penser que… Oui, j’aurais presque tendance à dire : accroissons la présence du vivant dans la ville. Accroissons la présence du temps. Plutôt que de la stabilité. Faisons que la ville moderne contemporaine intègre en elle visiblement le temps qui passe. Et alors on pourrait célébrer à nouveau les noces de la nature et de la ville. Merci.
Il faut que la ville reste en situation d’avoir toujours un horizon qui parle de son milieu, soit campagnard, soit naturel.
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Conférence Alexandre Chemetoff
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Claude Eveno Bonjour, si tout le monde voulait bien prendre place, nous allons commencer la deuxième journée. Comme vous le voyez tous, le temps favorise la concentration. Nous allons regarder le soleil à travers les images d’Alexandre Chemetoff, qui va nous faire une conférence introductive suite à celle que nous a faite Michel Corajoud hier. Je ne vais pas présenter Alexandre Chemetoff, puisqu’il y a une grande exposition sur son travail en ce moment à arc en rêve à Bordeaux. Je signale qu’il travaille de plus actuellement sur la commune de Blanquefort. Nous allons donc commencer par la conférence d’Alexandre, qui sera suivie de conversations en ateliers pour débattre de sujets qui sont classés, pour plus de commodité, selon des rubriques, mais qui seront évidemment croisés avec des débats transversaux mélangeant les différents thèmes qui ont été choisis pour ces ateliers. Michel Corajoud, tout comme Alexandre Chemetoff, croisent allègrement la diversité des questions listées en ateliers. C’est précisément pour cela que ces conférences ont lieu en préalable aux débats : elles sont envisagées comme des manières de lancer le questionnement, de lancer plutôt le doute, aussi, puisque, et on l’a vu hier, en faisant les visites, et chacun a pu le mesurer d’une manière différente, puisque les sites étaient fort différents, la problématique ville-nature est tellement complexe qu’on finit par se demander de quelle idée de nature il s’agit lorsqu’on commence à parler de cette question. C’est aussi pour cela que ces débats sont indispensables, puisqu’ils disent un point de vue de nature, une vision contemporaine, qu’on pourrait se construire actuellement. Alexandre ?
Alexandre Chemetoff
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Pour répondre à l’invitation qui m’était faite, j’ai pensé que je pouvais, pour cette intervention en forme de questionnement, emprunter le titre du premier film de Marcel Carné qui est un court-métrage fait en 1929 et qui s’appelle Nogent, Eldorado du dimanche. Je n’ai pas le film, mais j’ai attrapé quelques images sur la toile, et j’ai assemblé ces images avec des images d’aujourd’hui. Et ces correspondances, ces concordances de temps, à 80 années de distance, me paraissent évoquer la question dont on parle aujourd’hui, c’est-à-dire les natures de villes. Nogent, Eldorado du dimanche, c’est l’histoire de gens qui quittent Paris pour aller à quelques kilomètres de là, dans cet Eldorado au bord de la Marne, le temps d’un dimanche. On va les suivre, et les suivant, on va découvrir comme on peut faire ici, comme on l’a fait hier, une autre ville à l’intérieur de la ville. Comme un ailleurs intérieur. À l’intérieur du périmètre de nos métropoles. On peut dire que ce titre est empreint de nostalgie, mais on peut aussi penser qu’en établissant des correspondances avec notre monde, il est empli d’espérance, d’espoir, et qu’à sa manière il introduit la question du bonheur. Et puis aussi, celle de la ville de la libre association. Libre association des lieux et des gens. Donc voici le départ depuis la gare de la Bastille, pour ce voyage intérieur dans la ville, et puis voilà d’autres départs, ici sur les quais de Shibuya à Tokyo. Voilà le voyage, avec les fenêtres des wagons, et voilà aussi d’autres cadrages sur le paysage, avec cette idée que le temps du voyage, ce transport à l’intérieur de la ville, n’est pas seulement un transport en commun, n’est pas seulement un déplacement qui serait géré par un plan de déplacements urbains, mais aussi une découverte, un voyage, avec la référence à ce livre de Kevin Lynch, The View from the road, qui énonce la découverte d’autres paysages à l’intérieur des villes et essaie d’ailleurs d’en comprendre le sens. C’est la découverte donc des horizons de la banlieue parisienne et de cette ville plus
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incertaine, mélangée, lieu de travail : on devine ici ses paysages ferroviaires et ses gazoducs, comme aujourd’hui on peut voir dans la ville de Houston la superposition des bayous où rodent les crocodiles et du centre d’affaires qui cohabitent. C’est comme si, sous ces échangeurs, était présente une nature, assez violente d’ailleurs, assez sauvage, en correspondance immédiate avec la centralité de cette ville du Texas. Donc voilà des natures de ville, des natures en ville, voilà des horizons de la banlieue, et on reconnaît la silhouette de la butte Montmartre et du Sacré-Cœur veillant sur ces banlieues indisciplinées. Et puis voilà aussi d’autres paysages familiers, de la Lorraine, de la vallée de l’Orne, des paysages industriels en train de basculer, avec, vous le voyez aussi, au premier plan, un mode de vie, à l’intérieur de ces villes-campagnes, du linge qui sèche et des potagers. Donc villes industrieuses, et villes naturelles à la fois. Et puis on arrive sur le quai de Nogent, et on voit ce détail, qui jusqu’à la lanterne signale qu’on est à la fois en ville, et en même temps en dehors. C’est-à-dire qu’on est toujours dans la ville, mais en même temps on est dans une autre ville d’une certaine manière, et cela me renvoie à ce que proposaient, autour de Los Angeles, Charles et Ray Eames en s’inscrivant dans le programme du Case study house, qui était au fond une façon d’explorer une autre manière d’habiter la grande ville, et de retrouver aussi une proximité avec un autre paysage. Voilà le quai de la gare, avec l’idée que ce quai ressemble aussi à un espace public, on voit des gens y marcher, y passer, s’y promener, comme on peut le voir aujourd’hui dans la gare de Zurich où rien ne sépare le quai de la gare du trottoir de la ville. Et puis il y a dans cette scène avec ces musiciens quelque chose qui signale – au détail peut-être des petits fanions sur le mur, ou à la tenue de la violoniste –, qu’on est à la fois en ville et simultanément dans un temps où on prend aussi une certaine distance avec les conventions de la ville. Comme si l’éloignement du centre était aussi une forme de gain de liberté. En tout cas, d’une proposition qui serait différente, où les conventions s’écriraient, ou se rétabliraient autrement. Ici c’est l’hôtel de ville de Kyoto, avec des jeunes gens qu’on aperçoit au premier plan et qui font de la danse synchronisée. Et il y a cette idée qu’au fond, la ville, dans ses tours et détours, peut offrir aussi une autre façon de la pratiquer. Comme le signale ce phonographe, posé dans l’herbe, ici, dans une image très serrée, et qui dit aussi quelque chose sur le transport de cet appareil au milieu du pré, dans l’herbe, ce qui pour moi n’est pas absolument tout le contraire de la recherche d’une autre forme de confort, celui par exemple que poursuivait Schindler en s’installant à Los Angeles et en imaginant dans la construction de sa maison, dans la façon de dessiner même la salle de bains, au fond un autre rapport qui fonde le plaisir d’habiter autrement la ville, une ville plus ouverte sur l’extérieur, plus ouverte sur une certaine idée de la proximité avec la nature et d’une certaine façon avec le corps. Dans cette maison, les chambres à coucher étaient conçues sans mur et disposées sur une terrasse où ils imaginaient d’ailleurs pouvoir dormir à la belle étoile. Voilà ce personnage allongé dans l’herbe, à côté du même phonographe, dans un pré, ce qui constitue pour moi une sorte de plaisir de l’étalement. S’allonger dans l’herbe et profiter aussi de ce
Voilà le quai de la gare, avec l’idée que ce quai ressemble aussi à un espace public, on voit des gens y marcher, y passer, s’y promener, comme on peut le voir aujourd’hui dans la gare de Zurich où rien ne sépare le quai de la gare du trottoir de la ville.
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moment. On dit « Prenez garde à l’étalement », mais je pense qu’il y pourrait y avoir une sorte d’art de l’étalement, une autre façon d’être en rapport avec son environnement. Je pensais à l’immeuble construit à Madrid par les architectes qui s’appellent Foreign Office Architects et qui proposent une maison de joncs posée sur un socle d’herbe. Comme si en imaginant une autre esthétique de la construction de l’habitat on pouvait imaginer une autre manière d’envisager la ville. Et puis il y a cette image de ce petit garçon qui pêche dans la Marne et que j’associe à celle-ci, celle d’un enfant aussi, parcourant la ville de Kyoto dans des petites rivières où l’eau coule claire et limpide, et qui en plein cœur de la ville, comme ça, se promène. Et je trouve intéressant aussi d’imaginer cette part d’enfance offerte à un voyage intérieur. L’idée même de l’excursion, de cette manière de découvrir la ville autrement, peut se constituer aussi à partir de souvenirs. Et puis la pêche, et ces îles ici à St. Petersburg en Floride, à la fois au bord de la mer et en même temps dans la grande ville. Avec cette proximité de la plage aussi, cette idée que la ville peut se penser dans un autre rapport avec des lieux qui sont des lieux de villégiature. Le corps plongé dans l’eau, cette femme qui s’élance nue dans la Marne, ou l’intimité d’une chambre qui est celle d’Isamu Noguchi à Mure, c’est-à-dire cette idée ouverte ici d’une grande baie donnant sur ce jardin de bambous. Ces baigneurs au bord de la Marne, ou les bains des Pâquis à Genève, ces bains au cœur de la ville, qui offrent une tout autre perception finalement de cette ville d’affaires, d’échanges etc. On la trouve aussi sur le Léman, avec la restauration de ce bain des Pâquis construit quelques années après que Marcel Carné a tourné son film, et qui dit aussi une autre façon, avec le Léman, d’être en ville. Ce plongeon, cette façon de s’immerger, d’imaginer l’ici, renvoie au paysagiste américain Thomas Church qui, en construisant cette piscine en balcon sur le paysage dans la Nappa Valley, déclarait : « les jardins sont faits pour le peuple » : ‘’Gardens are for people’’. Explorer une forme de liberté qui consiste à introduire dans le jardin un lieu de baignade, avec cette idée d’associer la maison à une forme de plaisir lié à la présence de l’eau. Et puis ces lieux plus secrets, et qui encore une fois touchent à la question qui m’intéresse dans cette idée de proximité avec la nature, cette succession de lieux particuliers, dans l’idée d’imaginer que la ville n’est faite que d’exceptions, et d’histoires exceptionnelles, et qui ramène à la question du règlement. Et c’est pour ça que j’ai mis cette image associée qui est celle de la liberté de désobéir. Et de cette cuisine construite dans ce kibboutz en Israël, dérogeant au règlement de la construction, pour préserver le confort et la possibilité de vivre ensemble. C’est-à-dire cette désobéissance attentive à laquelle peut-être nous invite cette ville qui ne serait faite que d’exceptions, de particularités, et qui en tout cas nous interroge sur nos certitudes, les idées générales, et qui, à mon sens en tout cas, repose la question d’un rapport avec les particularités du site. Ici, la promenade dans les arbres, où on pourrait passer des journées entières, et ce qui vient d’être faite à Londres, dans les Kew Gardens, avec cette proposition de promenade au niveau de la canopée des arbres pour découvrir aussi
Ce petit garçon qui pêche dans la Marne et des petites rivières où l’eau coule claire et limpide, cette part d’enfance offerte à un voyage intérieur, cette succession de lieux particuliers, dans l’idée d’imaginer que la ville n’est faite que d’exceptions, et d’histoires exceptionnelles.
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Dans cet espace à peine aménagé, cette rue sans bordure, cette prairie à peine fauchée, l’absence d’aménagement devient presque une qualité.
autrement la nature dans la ville, avec cette association du parc et de la proximité de l’aéroport. Et puis cette possibilité, cette liberté de pouvoir se balancer dans ces parcs, et de trouver, comme dans cette image de la banlieue de Gentilly finalement, une association entre un apparent désordre et aussi une certaine forme de plaisir, de vivre, de courir, de faire du sport dans ce qui est aussi une banlieue heureuse, en ce qu’elle propose un espace au fond moins contraint, plus accessible d’une certaine manière, et moins apprêté. Et la simplicité de cette image, qui est en même temps une simplicité raffinée, cette jeune femme élégante, habillée pour le dimanche, marchant le long de ce mur en pierre sur un trottoir, ou cette construction d’une maison en Normandie qui exprime à la fois le raffinement et une certaine forme de simplicité et presque de minimalisme constructif. La promenade entre amis, et ici, sur les bords de la Seine, cet été au mois d’août, une famille en train de pique-niquer à Vitry-sur-Seine, à côté du Port-à-L’Anglais, c’est-à-dire dans l’immédiate proximité de la ville. D’ailleurs on voit qu’on est en ville, on voit ces constructions de l’autre côté de la Seine, on est à quelques centaines de mètres de l’A86, on est dans ce Grand Paris dont on parle et qui ouvre d’autres possibilités d’être en ville. La promenade, ici du côté de Corbeil-Essonnes, avec cette déambulation dans cet espace à peine aménagé – l’absence d’aménagement devient presque une qualité de ces espaces –, cette rue sans bordure, cette prairie à peine fauchée, et qui est en même temps ce lieu de déambulation. Un lieu de déambulation urbain. Voilà l’embarcadère, et toutes sortes d’embarcadères, y compris celui qui permettait d’accoster dans l’île de Ré, avant la construction du pont, et qui était fait de bric et de broc. Au fond cette idée qu’on peut trouver aussi une manière d’associer les choses, de les composer, d’une manière moins conforme à celle qu’on peut développer par ailleurs. Qui d’ailleurs ne la nie pas, puisque ici, l’embarcadère… Il y a peut-être aussi l’idée d’aménager un tramway comme un espace public, dans une sorte de publicité et de confort, dans le centre de Zurich, et l’idée qu’au fond le déplacement est une invitation au voyage dans la ville. Pour revenir à l’idée de nature, voilà celle qu’on peut découvrir à Madrid, en plein cœur de la ville, avec l’ouverture d’un parc, qui depuis les terrasses du château conduit jusqu’aux horizons de la campagne. C’est-à-dire ce mélange, finalement, auquel nous invite la question que vous posez, avec ici la Seine au confluent de l’Yerres, à Villeneuve-Saint-Georges, avec le double regard qu’on peut porter sur cette image, qui est à la fois l’endroit où passe le TGV qui conduit vers le sud de la France, où passe la Nationale 6, et en même temps où on peut lire, non pas dans un autre endroit mais dans le même endroit, l’implantation de ce village au bord de la Seine. Et sur la colline qui domine la Seine, au confluent de l’Yerres. Et donc cette double lecture possible est toujours présente et invite finalement à une réflexion sur la façon d’habiter comme ça ces paysages de bord de fleuve, comme ici à Saint-Nazaire avec l’implantation de l’industrie, ou ailleurs, ici à Ine au Japon, une manière de s’approcher et de vivre au bord de l’eau, ou, pour revenir à ces bords de fleuve, le bord du Port-à-L’Anglais à Vitry-sur-Seine, qui est aussi à sa manière une sorte d’Eldorado qui à mon sens reste à découvrir. Donc, vous l’aurez compris, au travers de ces associations, de ce regard un peu flottant sur cette réalité que je trouve décidément de plus en plus intéressante et de plus en plus diverse, il s’agit d’étudier la possibilité offerte par ces villes étendues, par ces villes qui ne ressemblent pas aux villes qu’on aurait pu imaginer, qui sont nécessairement différentes, qui à leur
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manière ont échappé à tout, y compris aux théories, aux principes, et aux grandes volontés d’aménagement, et qui, pour ce qu’elles sont, contiennent à l’intérieur d’elles-mêmes, dans ce rapport singulier qu’elles gèrent désormais entre la ville et l’étendue, entre la ville dense et la ville étendue, entre la nature et le centre, peutêtre non pas seulement des difficultés, mais aussi un extraordinaire espoir pour imaginer la ville autrement. C’est-à-dire une ville plus accessible, peut-être d’une certaine façon plus populaire, et rendant tout simplement la possibilité de vivre en ville possible pour un nombre de gens plus élevé et pour des gens plus différents que ceux auxquels on pense quand on pense à l’image de la ville. Voilà ce questionnement que je voulais poser au travers de cet Eldorado et de cette ville neuve de Nogent.
Claude Eveno Une question que j’ai à te poser : tu fais allusion à Nogent, Eldorado du dimanche, 1929, on aurait pu citer, comme Christophe Giraud l’a fait dans un des films où il s’entretient avec toi, à la même époque l’usage des Volksparks de Berlin, et d’autres villes allemandes, et tu fais allusion à tout ça avec la question du bonheur. Or le bonheur, qu’on voit dans ces films, c’est essentiellement le bonheur ouvrier, c’est un moment de grande conscience de la solidarité ouvrière, au point même que ce sont les dernières luttes du parti communiste contre les nazis à cette époque-là, et puis c’est peu avant 36, à Paris. On a l’impression que c’est plutôt cette forme de solidarité, cette forme de bonheur d’être ensemble qui a fait naître ces lieux, que c’est un acquis qui est venu enrichir la nature elle-même, et fabriquer ces lieux tout à fait magiques où le plaisir est palpable. Peut-on fabriquer, avec la mémoire de ces lieux, des endroits susceptibles de procurer du plaisir, du bonheur d’être ensemble ? Peut-on espérer y parvenir encore, alors que les solidarités n’existent plus dans les mêmes termes, et même ont tendance à ne plus exister du tout ? Tu crois vraiment que ces lieux de plaisir vont re-fabriquer le lien social, vont reconstruire la possibilité du bonheur d’être ensemble ? Avec l’immense diversité des populations auxquelles on a affaire aujourd’hui ?
Alexandre Chemetoff En tout cas je pense que le modèle unique, qui est le modèle dominant, c’est-à-dire celui qui est proposé par les médias, par TF1, par les grandes entreprises qui s’occupent de la construction de notre cadre de vie, et qui sont parfois les mêmes, d’ailleurs, ne proposent pas cela. Elles proposent d’aller plus loin, dans une seule direction, toujours la même, celle des grands projets urbains à la française. Je trouve que l’aménagement, les procédures, qui constituent la tendance dominante de la maîtrise de l’urbanisme dans ce pays, proposent un modèle qui est clairement très éloigné de celui que l’on peut voir aujourd’hui, quand on parcourt, comme on l’a fait hier par exemple, l’agglomération bordelaise. C’est-à-dire : qu’y a-t-il de commun entre la ville dont on nous parle et celle que l’on parcourt ? Et je pense que simplement, dans ces lieux que je montre ici, qui sont des lieux produits par l’aménagement, mais malgré tout qui se tiennent aussi parfois dans une sorte d’à-côté, il y a une extraordinaire ressource pour parler d’une ville dans laquelle on peut vivre ensemble… Ça pose effectivement la question de l’accessibilité au plus grand nombre à une ville qui a tendance à exclure de plus en plus les gens qui n’ont pas les moyens d’y vivre. Pas seulement pour des raisons économiques, mais aussi pour des raisons esthétiques. Et les deux se croisent. Je trouve qu’il y a une espèce de dérive vers une forme de sophistication trop grande des choses, des aménagements, des constructions etc., peut-être un La cub 40
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coût trop élevé des choses, une volonté de trop vouloir réguler au fond ce qui serait le nouveau standard de vie, et qui passe à côté de ce qu’offrent ces situations dans leur imperfection mais aussi dans leur étendue. Et je pense que poser la question du renouvellement de la ville, c’est poser la question du stock. On est quand même face à 95% de stock, et peut-être 5% de renouvellement. Et la question du développement durable, ce n’est pas la question du renouvellement des 5%, mais la question de la gestion des 95%. Et si on se pose la question en ces termes, ça veut dire qu’on est bien obligé d’adopter les différences, et de se demander comment on va faire avec. Faire avec cette diversité, c’est forcément changer un peu de registre, et se mettre face à la nécessité d’adopter l’altérité. C’est exactement, je trouve, ce que dit la pièce dans laquelle nous sommes. Elle dit que nous sommes dans un immeuble de bureaux qui, quand vous allez dans les étages, propose un standard. Je ne suis pas sûr que tout le monde en veuille, et je ne suis pas sûr que finalement, l’atmosphère dans laquelle nous sommes ne soit pas plus propice et plus accessible.
Je pense que ce territoire mélangé, dans lequel nous sommes, que nous regardons, est un lieu de ressources extraordinaire, pour imaginer d’autres solidarités ou de nouvelles solidarités. Pour moi c’est ça, la nature de la ville, c’est cette capacité de résistance du réel à toute forme de contrôle. Claude Eveno On pourrait proposer que ça reste comme ça, le chantier n’est pas fini.
Alexandre Chemetoff En tout cas ça serait intéressant que ça devienne une possibilité. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser que le côté naturel ici du béton, forcément proposait un autre cadrage sur les horizons qui sont derrière. C’est-à-dire qu’on ne regarde plus le paysage de la même manière dans cette pièce que dans la pièce du dessous. Et donc forcément ce rapport entre cet immeuble qui est un idéal en lui et qui est le lieu dans lequel s’élaborent les règles, qui est le lieu où on va dire comment doivent être les pistes cyclables, les voiries, comment doivent être les maisons, les enduits, les fenêtres, etc., s’il est comme ci ou comme ça, eh bien on ne le dit plus tout à fait de la même façon. Si cet endroit se met à ressembler, y compris dans ses différences, au paysage qu’il regarde, qui ne contient que des différences, que des exceptions, et qui n’est fait que d’histoires particulières, finalement ça pose mieux la question du rapport entre un point de vue institutionnel sur un territoire fait de différences et les outils qui permettent de gérer la nécessité de la cohésion et l’expression de la différence. C’est un problème qui ne nous tient pas tellement éloignés de la question que tu posais tout à l’heure, mais qui est à mon avis primordial, pour ceux qui n’ont pas la chance d’avoir une montre de luxe à plus de 50 ans etc., je pense que ce territoire mélangé, celui dans lequel nous sommes, celui que nous regardons, est un lieu de ressources extraordinaire, pour imaginer. C’est un lieu à partir duquel je crois on peut imaginer d’autres solidarités ou de nouvelles solidarités. Je pense que ce
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territoire dans sa différence est plus ouvert à la notion de solidarité, de citoyenneté, et aux manières d’être ensemble dans la ville que les projets, ou les projections, de la ville idéale telle qu’on l’envisage aujourd’hui et telle qu’on entend la réguler. Et je pense que cette capacité de résistance au fond devrait s’exprimer : pour moi c’est ça, la nature de la ville, c’est cette capacité de résistance du réel à toute forme de contrôle. Et c’est fondamentalement quelque chose qui exprime la liberté. On est en train d’assister à un renversement de valeurs où l’idée de patrimoine, y compris de patrimoine d’hier, devient au fond quelque chose qui aide à résister à une idée trop parfaite. Par rapport à la volonté de perfection qui serait décidée ici ou là, je pense que de toute manière ce qui existe offre une extraordinaire capacité de résistance à cette forme de banalisation. Et j’aime bien penser que ce paysage, d’une certaine façon, est une exception culturelle, c’est en cela qu’il est véritablement patrimonial.
Claude Eveno À ce titre-là, il y a quelque chose qui m’a frappé dans ce que tu disais, tu as parlé d’inventer un « nouvel art de l’étalement ». On peut se rappeler de l’extension des villes du XVIIIe siècle, ou même des villes nouvelles qui ont été faites, mais il est plus intéressant, au niveau des extensions, de regarder Paris ou Lille. L’art justement de cet étalement, provenait au départ essentiellement de l’art des jardins. Si on oublie cette référence jardinière classique, comme art du tracé de l’extension de la ville, avec quels matériaux, quelle inspiration, allons-nous trouver un outil de l’art de l’étalement ? Hier, tu posais des questions durant la visite de la presqu’île : comment réguler la fabrique de la ville avec la manière dont on a régulé le marais, l’agriculture, jusqu’au XIXe siècle, et même jusqu’à la moitié du XXe ?
Alexandre Chemetoff Et même jusqu’à maintenant. Ce qu’on a vu hier, c’est comment le système des fossés, des marais, est un système de gestion d’espace public, puisque ce marais est un marais commun, le marais d’Ambarès est un marais géré par un ensemble de collectivités, et depuis très longtemps, comme un espace public – au fond, c’est un espace à la fois cultivé, naturel et public, qui fait appel à un certain nombre de savoirs pour qu’il soit régulé. Et on voit bien que le système par exemple de propriétés était un système en lanières, ce qui fait que chacun était co-responsable d’une partie de ce système, et on peut se demander effectivement comment cette culture du paysage peut être transmise finalement comme une culture ou une façon de maîtriser ce qui est en train de se passer, c’est-à-dire la construction. Puisqu’au milieu de ce territoirelà se construisent des immeubles, de nouveaux habitants arrivent, et à quoi sert finalement cette mémoire, à quoi sert cet héritage s’il ne sert pas à la transformation de la ville ?
Le marais d’Ambarès est un espace à la fois cultivé, naturel et public, qui fait appel à un certain nombre de savoirs pour qu’il soit régulé. À quoi sert finalement cette mémoire, à quoi sert cet héritage s’il ne sert pas à la transformation de la ville ?
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Et quand je parle de l’art de l’étalement, c’est qu’en l’occurrence, par exemple, ce système de gestion du territoire, ici, appelle à une certaine forme d’occupation. Le nivellement très fin qu’on nous montrait, les différences de niveaux très fines entre tel et tel fossé, la gestion de l’entrée ou de la sortie des eaux, il y a une science de tout cela que la règle générale ne peut pas attraper finalement. Mais que des projets singuliers peuvent arriver à s’approprier. D’abord ça permet d’entrer en connaissance avec ce système, et on a bien vu l’intérêt qu’il y avait à se déplacer sur les lieux et
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à prendre connaissance de tout ça. À partir de là, les parcours auxquels on avait affaire, puisque tantôt on était sur une voie romaine, tantôt sur une voie moderne, datant de 1827 ou 1837, etc., à travers tout ce paysage qu’on était en train de lire, il y avait évidemment une histoire, des histoires, des sciences, des techniques, des façons culturales, des équilibres naturels, et d’une façon de construire aussi, avec ces maisons un peu élevées pour échapper aux inondations, qui font qu’on peut plus économiquement, plus efficacement, dans un système plus simple, moins coûteux pour la collectivité, imaginer l’aménagement de tout ça. Par exemple, le système de régulation de l’eau est extraordinairement économique aussi dans sa conception. Et dès qu’on oublie ça… C’est pour ça que je parlais de l’art de l’étalement, ce n’est pas seulement prendre ses aises avec le territoire en allant s’y promener, mais comme cette question se pose de toute façon, il s’agit de penser qu’il y a là-dedans un extraordinaire potentiel. Que c’est un lieu de ressources et pas de contraintes, c’est pour ça que je pense qu’il faut retourner cette question du patrimoine. Et se dire que tout ça est un espace qui est également un centre historique, à sa manière.
Claude Eveno Tu es persuadé que tous les savoirs territoriaux qu’il faudrait convoquer sont essentiellement des savoirs agricoles, qui sont d’une variété très grande d’un lieu à l’autre, mais que c’est là qu’il faut puiser la connaissance nouvelle pour faire évoluer les choses ?
Alexandre Chemetoff Entre autres, oui.
Claude Eveno Il n’y a plus aucun espoir pour la continuation de la ville minérale, la ville grise, ou beige comme à Bordeaux, la ville qui repousse assez loin la nature, sans s’y opposer non plus totalement, mais qui continue à se penser comme le lieu du frottement maximum, de la proximité la plus grande ?
Alexandre Chemetoff Si, mais personne ici n’en décide, de cette question : la ville minérale se poursuit aussi, ces histoires ne sont pas antinomiques, elles sont concommittantes, plus exactement. Mais si, effectivement, on admet que ce sont des villes différentes, ça implique qu’on arrête d’imaginer, comme on l’a fait pendant si longtemps, que l’aménagement de la rive doit poursuivre ce qui est s’est fait sur l’autre rive. Si on n’admet pas qu’il y a des cultures différentes, des origines différentes, dans ces villes, qui peuvent d’ailleurs conduire à des expressions différentes, alors on fait une erreur fondamentale : on oublie que ces villes se sont aussi construites de cette manière-là.
Claude Eveno Pas une seule fois tu n’as utilisé le mot « écologie » ou « objectif écologique ». Et dans les films de l’exposition, au moment où Christophe Giraud parle d’écologie urbaine, tu dis, mais très vite, sans approfondir, qu’il y a une vision franchement réactionnaire et une vision franchement progressiste de ces questions. Qu’est-ce que tu entendais par là ?
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Alexandre Chemetoff Si on se sert des équilibres, si on pense la ville dans ce système d’équilibres, et si on imagine sa transformation, on est plutôt du côté du progrès. Et si on essaie d’isoler des thématiques, on est plutôt du côté de la conservation, voire de la réaction.
Claude Eveno D’accord. Je ne suis pas nécessairement le seul à devoir poser des questions à Alexandre. Qui veut lui adresser quelques mots ? Michel Corajoud ?
Michel Corajoud [interruption de l’enregistrement]
Alexandre Chemetoff Je ne demande pas à le faire plus souvent qu’à mon tour, mais là, aujourd’hui, je ne tenais pas un propos général et universel sur ce que doit être la ville. C’était plutôt le point de départ d’une réflexion. C’était juste une façon de souligner quelque chose, tu vois bien, il ne s’agissait pas de refaire L’Histoire de la ville contemporaine de Leonardo Benevolo.
Claude Eveno Qui veut intervenir ?
Jean-Pierre Clarac [interruption de l’enregistrement]
Claude Eveno Tu veux dire qu’il y a un parallèle à faire entre la biodiversité végétale et animale et la diversité humaine ? En particulier la diversité des comportements ?
Jean-Pierre Clarac [interruption de l’enregistrement]
Alexandre Chemetoff En tout cas je pense que ça peut prendre un sens. Je vais prendre l’exemple de La Communauté urbaine de Bordeaux, des 27 communes de ce territoire, particulièrement étendu : ça pose la question au fond de la diversité du modèle. Estce que l’ensemble des aménagements doit être réglé par la même forme de pensée ? Le même vocabulaire, le même cahier des charges ? Ou est-ce qu’au contraire, des situations particulières, singulières, font qu’on se pose la question de la nécessité de l’aménagement même ? Ce n’est pas ne rien faire, mais entretenir, au fond, gérer, et souvent c’est une façon beaucoup plus prospective de faire. Hier on a vu comment faire vivre un sentier rien qu’en l’entretenant : le fait de rendre possible cette promenade, tout d’un coup, ça révèle quelque chose. Cet aménagement, il n’est bien sûr pas conforme à l’idée qu’on pourrait se faire du cahier des charges, des voiries… La cub 44
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Il interpelle. Est-ce qu’on le pratique actuellement à Nancy sur le plateau de Haye, qui est le grand ensemble du Haut-du-Lièvre, qui n’est pas tout à fait un petit endroit charmant, à l’écart des problèmes de la ville et de la société ?
Claude Eveno Pour ceux qui ne connaissent pas, ç’a été les plus grandes barres d’Europe.
Alexandre Chemetoff Elles s’appellent l’une Le Tilleul argenté, et l’autre Le Cèdre bleu. Et là, il ne s’agit pas exactement de la biodiversité dont parle Jean-Pierre Clarac. Mais en même temps, on est dans la forêt, dans cette ville de la forêt, la forêt de Haye, et qui est aussi sur le plateau qui domine la ville et la place Stanislas, la ville de Charles III : faut-il construire à partir de là ? Quand on prend la seconde hypothèse, et qu’on commence à travailler cette ville de la forêt, on crée à partir de ce qui existe pour l’enrichir. Et puis on voit qu’on continue à dire « la ville vieille, la ville de Stanislas, la ville de Charles III, la ville de la voie ferrée, la ville des coteaux… », et toutes ces villes coexistent, avec leurs richesses. Et il s’agit de faire avec ces territoires et ces savoir-faire. > [Problème technique – retranscription impossible – manque environ 20 minutes]
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Regards croisés : Claude Eveno Jean Viard Jacques Coulon Bernard Reichen
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Claude Eveno Nous espérions, en organisant ce séminaire, voir s’exprimer des points de vue très divers et pas nécessairement en état de conciliation facile. C’est aussi le but de cette petite table ronde que nous avons appelé « Regards croisés ». Ce nom aurait, d’ailleurs, pu être le sous-titre général de ces deux jours et demi. Nous allons le voir maintenant, de manière resserrée, avec les trois points de vue que nous avons choisis, sachant qu’ils peuvent être complices, notamment avec les personnes qui sont là, mais qui sont issues de trois disciplines différentes : la sociologie avec Jean Viard, l’architecture avec Bernard Reichen, et le paysage avec Jacques Coulon. Quelle que soit la complicité qu’ils peuvent avoir parce qu’ils se connaissent, ils ont, chacun, porté leur regard et exercé leur pensée avec des moyens différents, plus ou moins formels, sur les sujets qui nous préoccupent. Parce que, pour l’instant, nous n’avons pas encore entendu une parole sociologique, bien qu’on ait parlé des habitants sans cesse, ou en filigrane, on va commencer par une petite introduction de Jean Viard qui va nous exposer son point de vue, la façon dont il aborde la question de la ville contemporaine.
Jean Viard Je vais faire deux séries de remarques : une sur des usages – je vais donner quelques chiffres que j’aime bien – et une seconde à propos du débat sur les systèmes de valeurs qui traversent cette discussion. Je vais rappeler donc tout d’abord deux ou trois choses à propos des usages. Premièrement : 12% du temps est, aujourd’hui, consacré au travail. C’est un de mes indicateurs majeurs. Cela signifie qu’en France, 88 % du temps n’est pas consacré au travail. Ce n’était pas le cas au début du siècle où 40 % du temps y était consacré. La première chose à comprendre donc, c’est que les gens vivent avec un temps disponible immense, que ce soit dans leur maison ou en dehors. Je pense que quand on fait une analyse de territoire, mesurer le nombre d’heures disponibles dans un tel espace est très utile parce qu’il est très inégalement réparti. Les quartiers populaires ont beaucoup plus de temps libre parce qu’on n’y part pas en week-end ni en vacances, que les retraités restent sur place, et qu’il y a, en outre, beaucoup de chômage. Dans les quartiers bourgeois, les choses se passent différemment. Il faut garder donc à l’esprit qu’en moyenne 12 % du temps est consacré au travail. La deuxième idée c’est que la vie dure 700 000 heures. C’est un de mes chiffres fétiches. En France, aujourd’hui, on a gagné 200 000 heures d’espérance de vie en un siècle, c’est gigantesque. On travaille 70 000 heures, donc, approximativement, puisque le travail représente 10 % du temps de vie d’un homme. Il faut se souvenir de ce point et considérer que, malgré tous les discours que l’on entend, il s’est produit là une immense transformation. On peut en déjuger mais c’est comme ça. Il ne faut pas oublier non plus que la télé, c’est en moyenne 100 000 heures dans une vie, un peu plus dans les milieux populaires que dans les autres. Quand on pense à l’espace extérieur c’est évidemment parce qu’il y a un espace intérieur. Troisième idée : penser qu’il y a une rotation de la population sur un territoire et que sur un espace urbain qui marche bien, il y a des gens qui partent et des gens qui arrivent. Il y a des villes comme Marseille où on ne peut pas arriver parce qu’il n’y a pas de logements, et dont on part difficilement parce qu’on est pauvre. 40% des habitants rêvent de quitter la ville mais ne le font pas. Dans une ville comme Nantes, c’est l’inverse : 19 ou 20 % seulement des habitants rêvent de quitter cette ville. C’est le plus faible taux de France. Dans tous les cas, la population tourne, les compétences s’échangent, les origines se diversifient, etc. La population n’est pas stable. Les élus croient qu’il y a là une stabilité, mais, à mon avis, c’est de moins en moins vrai, y compris parce qu’il y a une rotation par génération. Une des questions majeures qui
La vie dure 700 000 heures, le travail représente 10 % du temps de vie d’un homme.
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se pose dans la ville, c’est le clivage générationnel des territoires. C’est une question qui est devant nous, en pleine explosion. Pour donner simplement deux chiffres : il y a à Paris, je crois, 54 % de célibataires, et 50 000 retraités qui quittent la ville par an. Là, il y a un renouvellement par génération, avec évidemment des mutations dans certains territoires. Je pense que cette question générationnelle est essentielle, y compris dans ce qui a été dit ce matin. Nous sommes tous contemporains sans être de la même époque. Il y en a qui sont jeunes, d’autres qui sont vieux, il y en a qui viennent d’un monde très lointain avec une culture peut-être beaucoup plus ancienne, qui s’est moins modernisée, d’autres, non, etc. Nous sommes contemporains mais nous ne sommes pas de la même époque. Je crois qu’il faut réfléchir à ce fait. Il y a d’autres informations un peu quantitatives utiles dans notre débat. Il faut se dire que 50 % des Français vivent à côté de la ville de 1950. C’est un chiffre que j’aime beaucoup. Il signifie qu’un Français sur deux vit à côté de ce que l’on appelait la ville en 1950, de ce qui était cartographié alors comme la ville. Il se passe quand même, là, quelque chose d’absolument essentiel. À l’inverse, l’exode rural est terminé depuis l’an 2000. Il a duré 130 ans. Toutes les communes, tous les cantons de France, se repeuplent – sauf peut-être trente. En gros, l’exode rural est terminé et nous assistons à une repopulation massive avec des exclus des villes – des pauvres – des cadres supérieurs, des universitaires et des retraités très aisés. Le village traverse donc une crise politique qui se produit parce qu’il y a un bousculement entre le rejet de la ville, des élites sociales, et la crise du monde agricole. Amusez-vous à cartographier les scores du Front national depuis trente ans, vous verrez très bien qu’il a été présent d’abord dans les quartiers bourgeois en 1981, puis dans les quartiers ouvriers qui sont dans le grand périurbain aujourd’hui. Ils n’ont pas toujours l’adhésion Front national estampillée sur le front mais c’est assez net dans la crise du grand périurbain. Regardez tout ça. Ce sont des informations quantitatives discutables mais, en même temps, dites-vous que nous sommes dans une société dans laquelle on fait beaucoup de moyennes. Ce qui est intéressant, c’est le déplacement des moyennes mais, en réalité, la société fonctionne en niches. Ces moyennes agglomèrent des choses qui sont évidemment différentes et nous avons rarement, sans doute, autant fonctionné en niches, en groupes, en sous-groupes, etc.
L’exode rural est terminé depuis l’an 2000. Il a duré 130 ans. Le village traverse donc une crise politique parce qu’il y a un bousculement entre le rejet de la ville, des élites sociales, et la crise du monde agricole.
La ville, doit être pensée comme un nuage. Une ville est un espace de mobilités et de déplacements d’un diamètre approximatif de trente ou quarante kilomètres. La cub 49
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Je voulais dire ces choses au début pour poser un certain nombre d’éléments en masse. Je voudrais dire, ensuite, que la ville, aujourd’hui, doit être pensée comme un nuage. J’ai écrit à ce propos un article dans la revue Futuribles. Une ville est un espace de mobilités et de déplacements – avec des zones d’hyper-sédentarité qui sont souvent du reliquat – d’un diamètre approximatif de trente ou quarante kilomètres. En moyenne, les Français parcourent 45 kilomètres par jour, dont un tiers pour aller travailler. Les deux tiers restants sont liés, entre autres, aux relations humaines, aux courses ou aux enfants. Nous sommes dans une société où quatre générations se côtoient et où l’augmentation de la durée de vie a augmenté les relations intrafamiliales et créé une immense société de la relation et de l’affection. Je dis toujours que nous sommes dans une société du « bonheur privé » et du « malheur public ». Les gens sont heureux, ils n’ont jamais eu autant de relations et ne se sont jamais autant déplacés pour se voir. Il y a un chiffre assez amusant : nos grands-mères faisaient mille fois l’amour, nous : six mille fois. C’est déjà au moins une évolution à défaut d’être un progrès. Ces déplacements s’effectuent en plus de manière transversale par rapport aux lignes de transport ce qui pose un gros problème en Île-de-France, parce que les gens ne suivent pas les axes du métro dans leurs relations privées. Il faut se représenter cette ville de cette manière-là : une ville-nuage avec cette population qui se déplace. 80% des Français partent au moins une fois de temps en temps en vacances. Ce n’est plus comme autrefois, les habitants changent, se déplacent, ont différentes cultures. Je pense qu’il faut que nous intégrions tout cela dans notre réflexion.
Nous sommes dans une société du « bonheur privé » et du « malheur public ».
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Je vais faire aussi un petit point rapide sur l’agriculture parce que la ville ne peut pas être pensée sans ce qui lui est extérieur. On est dans une époque où le faire-pousser redevient, je l’ai dit ce matin, un phénomène central. La culture du fossile est en train d’être doublée par ce retour du faire-pousser. Même si celui-ci n’a pas pour vocation à remplacer celui-là, il se pose en concurrent faisant naître énormément d’interrogations dans le monde agricole. La nature, le faire-pousser sont entrés dans la ville : 50 % des Français ont un jardin ; il y a, actuellement, plus de chiens que d’enfants ; nous voyons se développer les pots de fleurs. Cette question de la transversalité du faire-pousser qui va du pot de fleurs à l’exploitation de 1000 hectares me semble très intéressante : il y a un monde vert qui se construit. On trouve maintenant plus de vétérinaires dans les villes que dans les campagnes. Il y a tous ces phénomènes que nous connaissons et auxquels il faut être extrêmement sensible avec tous les problèmes qu’ils posent. La nature, ce n’est pas seulement le vert, c’est tout cet ensemble. On en revient aussi à cette idée d’une culture qui a beaucoup emprunté au tourisme. Notre mode de vie a appris des vacances, au fond, en considérant la ville comme un grand camping. Il n’y a qu’à voir l’évolution du jeans ou le développement du short. Je veux dire que le lieu le plus innovant depuis la guerre, en France, en matière de pratiques sociales, c’est le tourisme et la télévision. Ce sont les deux grands lieux d’innovations sociales, et la ville aujourd’hui, à mon avis, doit être relue à travers ce prisme. Comment puis-je faire un barbecue avec mes amis ? Comment puis-je avoir un point d’eau pour mon gamin ? Comment manger au soleil ? Quand est-ce qu’on va décider, dans les normes du logement social, qu’il faut obligatoirement un espace extérieur pour pouvoir manger dehors au soleil ? Le partage de la
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nature, c’est aussi le partage des rayons du soleil et du point d’eau pour les enfants. Les uns auront une piscine, les autres un baquet, il y a des luttes sociales, mais on aura tous de l’eau. Ce sont quelques éléments descriptifs qui peuvent être intéressants. Ces constats se lisent aussi dans la forte démocratisation du modèle de la bi-résidence que nous pouvons observer. Il était, autrefois, le modèle des élites pour des raisons diverses, d’alimentation ou de santé, mais le XXe siècle a massivement développé cette birésidentialité : certains font du camping, par exemple. La maison de banlieue au fond, c’est un deux-en-un, c’est-à-dire que c’est une maison qui peut être tantôt de vacances, tantôt pas, et qui est aussi un lieu d’accueil de vacanciers, parce qu’il ne faut jamais oublier que le premier lieu de destination des touristes, ce sont les maisons des membres de leur famille, à condition qu’elles aient des jardins. C’est un élément de réflexion. Un autre, c’est d’être attentif aux lectures de la nature par les religions. Je pense que notre idée de nature est essentiellement issue du protestantisme, et que celui-ci a amené en Occident, une idée de la nature comme image de Dieu qui n’existait pas auparavant et qui est devenue très importante. Si vous observez, d’ailleurs, la corrélation entre le protestantisme et l’écologie dans les pays développés, vous vous apercevrez qu’elle est forte. Essayez d’aller développer des idées écologiques en Grèce, vous aurez beaucoup plus de mal qu’en Allemagne ou au Danemark. Parce que cette idée que la nature est à l’image de Dieu n’existait pas chez les catholiques qui pensaient, quant à eux, que c’était la ruralité et la campagne qui étaient à l’image de Dieu. Avec tous ces sujets, nous manipulons aussi ces mémoires et on ne s’intéresse pas à la mémoire musulmane. Il y a cinq millions de musulmans en France qui ont un autre rapport au jardin, à la nature, et je pense qu’il y a là un sujet sur lequel on doit travailler.
Notre idée de nature est essentiellement issue du protestantisme, celuici a amené en Occident, une idée de la nature comme image de Dieu.
Je résumerai ce qui précède en disant, qu’au fond, on est entré dans une société de vie longue et de travail court. Les 35 heures sont quelque chose de marginal et les discours de Sarkozy, de la même façon, un phénomène périphérique. L’allongement de la vie de 25 ans en un siècle, l’allongement des études et l’augmentation des productivités, ont permis cette société de vie longue et de travail court mais avec un travail extrêmement stressant qui fait que les gens ont une immense demande de destressage dans la proximité. On a longtemps pensé qu’il fallait aller loin pour se changer les idées. Ça correspond au tourisme des années 1960-1970, mais, maintenant, on se rend compte que les gîtes ruraux qui marchent le mieux sont généralement en milieu périurbain, comme en Îlede-France, où ils ont le meilleur taux de remplissage. Cette idée qu’on se déstresse dans le proche, parce qu’on change simplement de route en allant travailler, c’est une idée tout à fait essentielle. D’autant plus que le travail nous poursuit partout avec le portable ou Internet, faisant de la question du break de déstressage, une idée centrale dans nos villes. Quand je disais que nous sommes dans une société du bonheur privé et du malheur public, qu’est-ce que cela signifiait ? On est dans des sociétés où les gens se déclarent heureux toute la journée. Toutes les études d’opinions nous donnent les mêmes résultats : 75 à 80 % des Français sont heureux. Ils déclarent qu’ils sont heureux dans leur vie, heureux dans leur travail, etc. Je suis désolé,
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mais c’est ce que toutes les études montrent. Les chiffres qui sont sortis au moment du rapport Stieglitz disaient à peu près la même chose. Les politiques sont dépressifs et vous disent que le lien social n’existe plus. Si vous écoutez les politiques : vous vous jetez sous le tramway ! En réalité, le monde a échappé à la lecture politique. On le voit dans leur vision de la proximité, leur vision du lien social dans l’espace public, parce que le lien social s’est massivement replacé dans l’espace privé. Cette privatisation du lien social crée une énorme inégalité. Prenez par exemple le nombre de gens qui ont une chambre d’amis : tous les cadres supérieurs, une partie des cadres moyens, et jamais les populations ouvrières, populaires. Prenez le rapport au jardin, au point d’eau : c’est pareil. Il est très différent de recevoir des amis pour un barbecue et de faire un pot-au-feu pour sa belle-mère. Ça ne relève pas du tout du même type de lien social, mais il y a des gens qui n’ont pas la possibilité de faire un barbecue, et, d’une certaine façon, quand un malheur privé se rajoute au malheur public, on est vraiment dans la merde ! C’est, en gros, ce qui se passe dans un certain nombre de nos territoires. Il ne faut pas, cependant, mettre la pauvreté au centre des préoccupations, surtout maintenant. On nous demande, dès qu’on parle d’un sujet, ce qu’on fait pour les pauvres. Il ne faut pas que la pauvreté nous empêche de penser. Et c’est souvent le cas. Ce matin, on avait une discussion sur les AMAP, la première question qui a été posée à l’intervenant, c’est : « Que faites-vous pour les pauvres ? » Il était un peu désarçonné. Il nous expliquait le rôle des AMAP, leur proximité, les valeurs qu’elles défendent. Leur objectif central n’est pas la lutte contre la pauvreté dans les quartiers les plus défavorisés. C’est un autre objectif, très honorable. Ne mettons donc pas la pauvreté comme une imposition à ne plus penser.
75 à 80 % des Français sont heureux. Les politiques sont dépressifs et vous disent que le lien social n’existe plus.
Je pense que nous sommes en train de changer d’idéologie. Nous passons d’un univers idéologique centré sur l’idée de progrès à l’univers idéologique du développement durable. Nous ne pouvons pas y échapper, mais gardons à l’esprit que c’est une idéologie, un opérateur de transformations sociales avec des certitudes et des vérités qui découlent en partie du religieux, de protestantisme, et qui contiennent donc des certitudes religieuses que nous devons laïciser. Il faut laïciser le discours écologique. Ce ne doit pas être pris comme un propos provocateur. C’est vrai, nous devons pouvoir discuter de ces questions. Quand je demande, par exemple, dans mes conférences, si on sait nourrir neuf milliards de gens avec la culture biologique, c’est une question essentielle que je pose, et pourtant, je me fais siffler. C’est un sujet essentiel à propos duquel il n’y a pas de certitudes. Quand nous serons neuf milliards, comment allons-nous faire ? Nous allons chercher. Il faut rester ouvert sur ces questions.
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Pour le sujet qui nous préoccupe je voudrais ajouter que j’ai travaillé sur le tourisme et que je suis très sensible à l’idée que le paysage est une construction du discours, d’un imaginaire, à travers des processus d’artialisation. Et un des problèmes de notre société, c’est que le tourisme a forgé des normes du beau, qu’en tout lieu, la mise en tourisme des territoires a défini ce qu’était le beau, et donc ce qui doit être protégé. Parce que le pouvoir est du côté de la société touristique. La grande question, au fond, c’est ce que j’appelle l’Agora, c’est-à-dire le rapport au territoire de l’intime. Ce qui est laid peut paraître beau à quelqu’un pour qui ça représente l’enfance. Un champ dégueulasse, par exemple, peut être celui où il a découvert les charmes de la boulangère. Ce que je veux dire, c’est que le terrain est alors vécu par de l’intime, mémorisé, et qu’une autre lecture de l’espace s’installe. Il faut qu’on se pose la question
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Le paysage est une construction du discours, d’un imaginaire, à travers des processus d’artialisation.
du rapport social au beau artialisé qui a aussi besoin d’évoluer, qui est standardisé par le cinéma, qui a été standardisé par la peinture. Je pense que là, il y a une vraie question qui nous est posée.
Pour terminer, je demanderai, au fond, quel est le projet politique dans toutes les discussions que nous avons ici. La nature, c’était aussi le grand discours d’Hitler. La nature peut être à l’extrême droite aussi. Ce n’est pas, en soi, une idée positive. Quel est donc le projet politique lorsque nous essayons de créer du commun ? Qu’essayons-nous de créer comme nouveau commun dans une société qui n’est plus une société du collectif mais une société de l’individu en réseau dans laquelle 80 % des gens sont heureux mais désespérés de l’espace public, et 20 % malheureux et tout aussi désespérés ? Ces deux problèmes ne sont pas les mêmes. Il y a une partie de la société qui a besoin d’accéder à l’individualité, à la mobilité, qui a besoin de la rupture mais, ensuite, comment crée-ton du commun ensemble et en quoi ce que nous sommes en train de faire ici nous aide à créer du commun ? Comment pose-t-on ces questions ? Personnellement, j’aimerais mieux parler de cité que de ville parce que la ville a une frontière au contraire de la cité qui, elle, dans un monde de mobilité, n’en a pas. Ce sont ces points que je voulais introduire dans la discussion pour essayer d’animer le débat.
Claude Eveno Pourrais-tu nous expliquer un peu plus précisément ce que tu entends par « malheur public » ? Le « bonheur privé », on comprend, mais ce « malheur public », est-ce du désespoir vis-à-vis des espaces publics qui ne seraient pas satisfaisants ?
Jean Viard Non. Si je parle de « malheur public », c’est parce que le discours politique, en particulier en France, est un discours de destruction et d’échec. Nous sommes le seul pays au monde à avoir une vision aussi noire de l’avenir. En Asie, les Chinois, par exemple, n’ont pas du tout l’impression qu’ils étaient mieux hier qu’ils ne le seront demain, malgré les quelques problèmes – c’est le moins qu’on puisse dire – qu’ils rencontrent à cause de leur régime politique. En France, l’idée de l’espace politique est très négative. Les politiques ne parlent que de destruction du lien social comme si rien ne l’avait remplacé, qu’il n’y avait pas eu de changements. Je pense que la France est un cas très particulier parce que c’est un pays moniste qui a besoin de certitudes et de vérités politiques pour faire groupe. Ce n’est pas le cas dans toutes les cultures. Les Anglais n’ont pas du tout le même problème parce qu’ils auront toujours la reine, le commerce, et leur île. Mais nous ne sommes pas là pour faire une intervention culturelle. En France c’est le politique qui nous porte, la défense d’un système de valeurs qui nous réunit. Être français, c’est, très schématiquement, croire en un système de valeurs et, en ce moment, ce système de valeurs ne nous dit rien. Du coup, être français aujourd’hui, c’est être soit un ancien colonialiste qui ne se reconnaît pas, soit un arrogant qui donne des leçons à l’Afrique pour savoir comment faire pour être africain. Nous sommes là dans des logiques où, au fond, ce qui nous réunit tous dans ce pays aujourd’hui, ce dont on est fier…, on ne le sait pas, il n’y a pas grand-chose, donc il y a une espèce de crise de l’espace public. C’est très politique ce que je dis. La cub 53
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Claude Eveno D’accord, mais justement, est-ce que lorsque tu parles d’un lien social qui est en fait très vivant malgré le discours très catastrophique des politiques, tu fais allusion au lien social qui s’est redéployé par le privé, ou par des systèmes de ressemblance, communautaristes, qui ne sont pas forcément des choses extrêmement positives, même si on oublie le catastrophisme ? On n’en a plutôt que des aspects négatifs, et d’une certaine manière, la France, puisque tu parlais de l’identité politique française, est le pays qui a cherché, en y mettant le temps qu’il fallait, à se laïciser, à se débarrasser justement de la source initiale du lien social, qui est la communauté d’appartenance à une ethnie, à une religion, des choses comme ça. La France du contrat social, qui est une autre idée de l’espace public, reste encore une chose à laquelle on peut être attaché, et si on regarde les discussions qui ont pu avoir lieu, bonnes ou mauvaises, lors de la dernière élection présidentielle, par exemple sur la question d’une nouvelle gouvernance, sur une démocratie participative, etc. – je n’ai pas besoin de citer les propos de qui je parle, mais toujours est-il que ça a été discuté cette chose-là –, quelle que soit la position qu’on a adoptée vis-àvis de ça. Est-ce qu’il n’y pas – au lieu de simplement reconnaître le lien social dans ses aspects privés et communautaires comme façon de démarrer de manière réaliste avec une nouvelle société – à réactualiser plutôt ce qui fait notre force politique ? C’est comme ça qu’on arrivera à se maintenir en état de projet.
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Notre but n’est pas de dire aux gens comment ils doivent vivre, mais d’essayer que l’espace public laisse du choix.
Alors, il n’y a pas de moyenne dans ces matières. Moi, j’indiquerai juste deux choses. D’abord, une société où on gagne trois heures d’espérance de vie par jour, ce qui est le cas en ce moment, et où les femmes refont deux enfants et demi, n’est pas une société désespérée. Même si je sais très bien, par exemple dans le taux de natalité – je suis élu à Marseille, c’est une des villes de France qui fait le plus de bébés – qu’une partie de ces enfants correspondent à un repli sur la famille, faute d’autre chose. Tout n’est donc pas positif, il y a des motifs différents, mais l’un dans l’autre, c’est quand même, à mon avis, l’indicateur d’une société où il y a un espace de choix, ce qui est l’objectif, ensuite, les gens choisissent ce qu’ils veulent. Notre but n’est pas de dire aux gens comment ils doivent vivre, mais d’essayer autant que faire se peut que l’espace public laisse du choix. Ça, c’est la première idée. La deuxième, c’est que par rapport à ce que tu dis, il y a des choses très contradictoires. Une partie de la société s’est enrichie du développement de ce que j’appelle la privatisation du lien social : on se voit davantage, on se fréquente davantage, etc., même si il y a certainement une faiblesse de la lutte politique sur la qualité des temps libres, et une inégalité extrêmement profonde concernant ces temps libres. D’abord, parce que c’est le seul endroit où il n’y a pas d’aide – des gamins font du piano, et d’autres non, parce que ce sont les parents qui paient, par exemple. Au-delà de ça, on a abandonné l’idée qu’un temps libre peut être riche ou pauvre. En soi, ça n’a pas d’intérêt d’avoir du temps libre. Qu’est-ce qu’on en fait ? Comment on fait ? Par exemple, je travaille dans de nombreuses villes sur la danse et les petites filles : je suis très sensible à l’idée que toutes les petites filles doivent pouvoir faire de la danse à moins de trois minutes du logement de leurs parents, parce que c’est par là qu’on transmet une initiation au corps qui fait partie de notre culture collective, pour reprendre ce que tu disais, notamment pour les immigrés du Maghreb. Il y a là un vrai débat. Ensuite, je pense certaines couches de la société sont astreintes à résidence dans l’hyper-localisme : d’un côté, Sarkozy fait 700 kilomètres par jour, et de l’autre côté, il y a les pieds d’immeubles, et on pourrait presque prendre cet exemple comme un emblème caricatural. Je ne dirai pas qu’on va revenir à ce qui était hier. On peut
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revenir à l’idée que c’est parce qu’on partage des valeurs communes qu’on est fier d’être français, cela participe de notre patrimoine commun. Nous sommes, qu’on le veuille ou non, les descendants de 1789, de la philosophie des Lumières, etc., et on n’y peut rien. On n’y peut rien, et on ne le regrette pas non plus, il n’y a pas de quoi. Mais la question, c’est, par exemple, qu’est-ce qu’on fait des enfants de colonisés, tant qu’on n’est pas capable effectivement d’avoir une autre réflexion sur la colonisation ? Je suis élu d’une ville où il y a 20 % de musulmans, et où effectivement mon grand objectif politique a été de faire élire une sénatrice musulmane, mais il a fallu pour ce faire en passer par une bagarre absolument épouvantable. 20 % de musulmans dans la ville, ce n’est pas absolument excessif. On voit bien que là, on est sur des points obscurs extrêmement difficiles. Il faut se dire qu’il y a des questions notamment liées à l’immigration, sur lesquelles effectivement on bute. Comment entre-t-on dans cette communauté ? Quelle place fait-on à ceux qui arrivent ? Et qu’est-ce qu’on a en commun après ? Pour le moment, on n’a rien à dire sur ces sujets.
Claude Eveno Quand tu parles de l’espoir de faire du commun, tu cites l’exemple du corps, ce qui me paraît tout à fait pertinent, mais tu as cité aussi au passage la question de la nature, le rapport au jardin, toutes ces choses-là qui pourraient peut-être amener un espace de négociation et de rencontre. Par exemple, tu faisais sans doute allusion à la tradition des jardins arabes, qui est une forte tradition dans l’histoire des jardins, et dont nous sommes aussi les héritiers en France. Et de la possibilité justement, dans le travail du paysage, de mettre en scène, de mettre en situation, une parole des différences qui fabrique justement une sorte de chaudron du commun. Est-ce que tu y crois vraiment à ça ? Parce qu’il y a une chose qu’il ne faut pas oublier, c’est que la plupart des musulmans, même dans leur pays d’origine, ont complètement perdu cette culture-là. Ils se sont auto-défaits de leur patrimoine, sauf quelques élites. Quant à ceux qui sont issus de l’immigration, on ne leur a pas donné la culture de leurs origines. Où est-ce qu’on peut trouver du commun lorsqu’il y a un refus, d’une part de ce que l’on offre comme tradition propre à notre pays, et une incompréhension, une méconnaissance de leur propre tradition par eux-mêmes ?
Jean Viard Je ne ferai pas un diagnostic général quant à la question de savoir si les immigrés musulmans ont perdu ou pas leur culture, je ne peux pas faire un discours aussi global, mais quant aux jardins, je dirais qu’il y a de profondes différences régionales. Par exemple, prenez une ville comme Marseille – je prends cet exemple puisque je viens de là – c’est une ville où on partage le même regard, on regarde la mer, et d’une certaine façon, quelle que soit la pauvreté de cette ville qui est la plus pauvre de France en termes d’emplois, il est clair que le partage du même spectacle, le fait que, dans les quartiers les plus populaires, par exemple là où sont installés les Comoriens, le soir on endort tous les enfants sur les balcons sous la lueur des deux phares de Pomègues et Ratonneau – on a toujours fait ça à Marseille, les phares servent à endormir les enfants – c’est donc qu’on partage quelque chose de commun. Il y a aussi l’OM, etc. À Strasbourg, je pense qu’ils mettent beaucoup plus d’argent sur le quartier le plus défavorisé dont j’ai oublié le nom, mais quelque part, sans doute qu’ils ne lui parlent pas. Effectivement, ils mettent des sous. Chez nous, on vote Front National, et après on partage le couscous, et le soir effectivement il y a des couples mixtes sur le vieux port, et on mélange ces contradictions. La question, c’est la manière dont chaque territoire montre ses contradictions. Et je ne suis pas sûr qu’il y ait un modèle unique sur toutes ces questions. C’est pour ça que je pense que la décentralisation nous enrichit si on
Marseille, c’est une ville où on partage le même regard, on regarde la mer.
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l’associe à un projet collectif national, mais pas si on s’en sert pour le remplacer. Je ne suis pas girondin, mais c’est une des choses qu’on a mal faites. On a décentralisé ce pays – dans le bouquin qu’on vient de faire avec Alain Rousset [Ce que régions veulent dire, Réponse au Rapport Balladur, Alain Rousset, Jean Viard, 2009], c’est une des choses qu’on dit – mais on en a fait au fond des prébendes d’élus locaux, on n’a pas fait un enrichissement du modèle commun, donc on a régressé.
Claude Eveno Jacques, à toi de réagir.
Jacques Coulon
La question du paysage, est-ce qu’aujourd’hui, nous sommes simplement en train d’épuiser un patrimoine, ou est-ce qu’on que nous sommes capables de renouveler ce patrimoine de sensations, cette histoire ? On va embrayer différemment. Je vais commencer par un chiffre, puisque j’ai vu que ça étayait bien les propos. En 1910, il y avait en France 70 % d’agriculteurs, aujourd’hui, il n’en reste que 2 ou 3 %. Nous avons tous des ancêtres paysans assez immédiatement, donc en fait, nous avons un héritage de ce point de vue. Ce matin, on a beaucoup parlé de diverses choses, et je pense quant à moi que ce qui est important, c’est la notion de prédation. Nous sommes actuellement dans des systèmes qui utilisent une histoire forte, avec des relations très importantes à des images et des références dont nous nous nourrissons. Mon inquiétude par rapport au devenir de la question du paysage, c’est : est-ce qu’aujourd’hui, nous sommes simplement en train d’épuiser un patrimoine, ou est-ce qu’on que nous sommes capables de renouveler ce patrimoine de sensations, cette histoire ? Est-ce que nous continuons une histoire, ou est-ce que nous l’épuisons ? Est-ce que nous pourrons demain nous appuyer sur ce que nous faisons, ou est-ce que nous nous contentons de nous appuyer sur des choses qui disparaissent ? Il s’agit aussi de la relation entre la nature et la culture, finalement, puisqu’on parle de « nature » et de « ville ». Michel Corajoud en parlait hier et disait finalement : « dans l’ordre, je préfère la ville, l’agriculture, et puis pour finir la nature. » Quant à moi, je pense que le point d’équilibre, c’est celui de l’agriculture, c’est celui de la ruralité, et de ce point d’équilibre pourrait naître une dynamique, puisqu’on pourrait partir de là pour intégrer cette idée de nature qui est complètement abstraite, notamment en termes de territoire. Aujourd’hui, en France, on ne sait pas ce que ça veut dire un lieu naturel, et tous les systèmes d’isolement, de protection, etc., sont pour moi des systèmes complètement momentanés. La protection à priori, je suis contre, je ne sais pas ce que ça veut dire. On ne protège, on n’isole, que dans la mesure où on ne sait pas. C’est une sorte d’aveu d’échec un peu global de ce qu’est un projet.
Claude Eveno Tu veux dire au passage que tu es contre les parcs naturels nationaux, les choses comme ça ?
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Jacques Coulon Je suis contre tous les systèmes qui privilégieraient un site par rapport à un autre. C’est la même chose pour les périmètres historiques. Qu’est-ce que tout cela laisse entendre ? Est-ce que ça laisse entendre qu’il y a des endroits où il n’y a pas eu d’histoire ? Des endroits où il n’y a pas de paysage ? On généralise d’une manière abusive. On sait bien que les endroits où il y a de l’archéologie, ce sont les endroits où habitent les archéologues. S’il n’y a pas un archéologue pour fouiller, on ne trouve pas d’archéologie, mais ça ne veut pas dire pour autant qu’il n’y en a pas. C’est quand même une réalité. Et on se rend compte que partout où on fouille, on découvre des vestiges archéologiques, en gros. C’est vrai notamment en France. Je pense qu’en termes de paysage, c’est exactement pareil. Protéger un endroit, pour moi, c’est surtout annoncer que partout ailleurs, on peut faire tout et n’importe quoi. Donc la protection, à priori, je suis totalement contre : sur le fond, peut-être pas historiquement et momentanément. Momentanément, ça peut être une occasion de repenser la question, ce qui est très bien, mais si ça devient une règle, au fond, tout le monde va se débattre pour savoir ce qui est bien, et ce qui ne l’est pas. On connaît tous les travaux menés pour essayer de déterminer des typologies végétales, des lieux intéressants, des lieux qui ne le sont pas, il existe de très nombreuses études. Je suis sûr que tout ça dort dans les caves de La Cub, et il y a de quoi caler des photocopieuses pour 200 ans ! Personne ne lit ces rapports, et ça n’a donc aucun intérêt. En fait, ce n’est pas comme ça qu’il faut appréhender le problème. Je pense que tout endroit est porteur d’une réalité, ce qui d’ailleurs rejoint un peu ce que tu disais. Ce qui m’intéresse le plus dans le paysage, c’est ce que voient les gens, ce que pratiquent les gens tous les jours quand ils vont au boulot… Le reste, c’est des anecdotes. Or, toute l’histoire du paysage, en ce moment, s’appuie sur des lieux exceptionnels, sur l’idée du jardin, sur les parcs, sur les endroits où on ne va qu’exceptionnellement. Ça pose une très grande question. Je disais ce matin que le jardin a un effet de laboratoire, c’est-à-dire qu’il puise dans l’histoire pour prendre son sens et qu’il renouvelle l’histoire en créant des modèles : ce qui est une très bonne chose. Mais si c’est un lieu où se réfugier en partant du constat que la ville est pourrie, trop bruyante, trop bétonnée, etc., et qu’il faut se reposer de cette situation… Michel l’évoquait hier, et honnêtement, ça fait quasiment – je ne veux pas te vieillir – quarante ans que tu dis ça, et avec justes raisons. Nous sommes un certain nombre à dire : « ne faisons pas ça ». N’empêche qu’actuellement les situations sont plutôt sectionnées. La dynamique du paysage ne peut venir que d’une activité. Imaginons plutôt de limiter les entre-deux qui isolent. Qu’est-ce que quelque chose qui isole ? Ce sont les bas-côtés d’une autoroute, c’est la bande de plantations qu’on va mettre en ville pour séparer les vélos des bagnoles. Tout ça, ce sont des aveux d’impuissance face au projet. Ces lieux qui ne servent à rien annoncent simplement qu’on ne sait pas faire la ville, qu’on ne sait pas faire voisiner deux choses, et le paysage, tel qu’il est traité en ville, le montre éminemment. Partout où on ne sait pas quoi mettre, on plante quelque chose ou on place des protections, on fleurit. Je disais ce matin tout ce que je pense de mal des fleurissements qui sont pour moi des lieux mortifères, comme les ronds-points avec leurs barques crevées, leurs vieilles charrues, leurs roues de charrettes…, seulement des trucs dont plus personne ne veut ! Il ne s’agit pourtant pas de dépotoirs, normalement, et on pense que tout cela est esthétique : mais tout cela annonce généralement que ces lieus ne servent à rien. Le paysage est assez largement envisagé de cette manière, y compris donc dans les villes. Les efforts qu’avait fait Delanoë pour mettre des bambous entre les bus et la rue de Rivoli : on se demande comment il y a pu avoir l’ombre d’un imbécile qui l’a suivi deux secondes là-dessus ! Ça paraît surréaliste ! Voilà, c’est ça le paysage. Et ce paysage-là évidemment ne nous intéresse pas du tout.
Le jardin a un effet de laboratoire, il puise dans l’histoire pour prendre son sens et il renouvelle l’histoire en créant des modèles.
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Claude Eveno Tu veux dire que les gens qui travaillent avec Delanoë sont l’ombre d’un imbécile, c’est ça ?
Jacques Coulon Oui, c’est ça ! Je ne les connais pas, ils sont peut-être là… Enfin, ils sont revenus en arrière, ça n’est pas très grave. Je reviens sur le rôle de l’agriculture comme lieu d’interrelation. Évidemment, à un moment, l’agriculture a fabriqué toutes les images dont nous nous nourrissons, et nous nous gavons de choses qui ont été faites pendant des temps et des temps, parce qu’en gros, il est question de 10 000 ans d’activités agricoles avérées sur notre territoire. Depuis 10 000 ans, il n’y a plus de forêts primaires en France, tout a au moins brûlé une fois, tout est donc en reconstitution, donc tout est culturel, et plus rien n’est naturel. Cette agriculture est intéressante comme modèle du paysage dont on se nourrit. Tout le monde a cette idée en tête, tous les visiteurs, tous les touristes qui viennent en France, ne viennent pas voir seulement Chambord et Villandry. Ils viennent principalement voir un lieu d’agriculture, et je pense que ça ne va faire qu’augmenter. Il faudrait bien réfléchir au devenir de la France en tant que structure… Nous sommes aujourd’hui un des pays dans le monde le plus visité… Mais je pense qu’on devrait réfléchir à la manière dont on va se débrouiller quand il n’y aura plus qu’un Chinois sur dix qui viendra en vacances en France. Ce serait un projet de paysage intéressant : au lieu de se demander comment on fabrique les moyens d’utilisation du paysage, il faudrait se demander si on fabrique du paysage, parce que pour le moment, on n’en fabrique pas. Je parlais ce matin de prédation fondamentale : on va dans les endroits où il y a encore du paysage. Dès qu’on l’a bousillé par les installations qu’on a amenées pour venir le voir, on va un petit peu plus loin. C’est ce qui s’est passé dans le monde entier. Actuellement, on ne fabrique rien, on ne fait pas de paysage. Qui va faire du paysage ? Principalement l’agriculture. Il faut donc admettre que faire du paysage, ce n’est pas revenir en arrière en partant de vieux modèles, mais se demander comment on peut fabriquer également une agriculture intelligente. Je vous passe toutes les banalités de l’écologie contemporaine qui sont, ceci dit, importantes. Avec ces nouvelles données, nous pouvons fabriquer un vrai paysage inscrit dans une histoire et dans des principes mêmes d’aménagement.
Qui va faire du paysage ? Principalement l’agriculture.
Faire du paysage, ce n’est pas revenir en arrière , mais se demander comment on peut fabriquer également une agriculture intelligente.
Je disais : « de la nature à la culture ». Jusqu’à présent, nous avons passé notre temps à nous isoler de la nature, parce que la nature, c’est sympa, mais ça fait des années que je dis ça aux étudiants de Versailles qui proclament que c’est une chose fantastique : « Bon, eh bien, on part tous ensemble, d’accord, tu te fous à poil, tu passes la nuit dans la forêt de Fontainebleau, et on en rediscute demain matin. » C’est ça, la nature ! Ça fait quand même des siècles qu’on essaie de s’en isoler. L’organisation du paysage passe principalement par une prise de distance par rapport à cette nature. Ça commence avec les godasses, et ça finit avec l’imperméable. On ne peut dire à la fois « oui, j’adore la nature », et passer son temps à vouloir avoir chaud en hiver et frais en été. Ça marche très mal. Dans le rapport au paysage, c’est aussi la mise en relation de ces choses-là qui me paraît importante. Or, à une certaine période, on a développé une démarche qui a débouché sur une relation de plus en plus culturelle avec la nature, ce qui fait que sa présence dans la ville, effectivement, est devenue de plus en plus abstraite. Et à partir d’un certain degré d’abstraction, on réalise qu’on a perdu le contact. On se dit : « mais où sont les choses? » Et d’autant plus que plus personne ne sait rien, parce que la connaissance de la nature, on La cub 58
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disait l’autre jour qu’elle passait par l’écologie. Je discutais avec des trentenaires qui viennent de banlieue, et à qui je disais : « tu comprends, il faut respecter les cycles, acheter des pommes pendant la saison, des fraises, pareil, si tu achètes tout n’importe quand, ça ne marche pas ! » Et ils me répondaient : « le problème, c’est que c’est quand la saison des pommes ? » Parce que, les gens nés dans le 93, les pommes, ils en ont toujours vu toute l’année, les cerises et les fraises, pareil. Il y a donc un travail de fond à faire. Aujourd’hui, il y a une sorte de retour vers la nature, et je pense que l’idée de nature qu’on est en train de fabriquer va se faire par super-culture. La nature est au bout de la culture. Quand un photographe prend des photos, il utilise deux manières différentes. Soit il surprend les gens, et les prend « au naturel », en se cachant dans un coin, sans qu’ils aient rien vu. Soit, ils font poser une personne pendant trois quarts d’heures, et à force, elle quitte son attitude complètement abstraite, qui vient du fait qu’elle sait qu’elle est photographiée, et elle finit par redevenir naturelle. Je pense que pour le paysage, ça va se passer de la même manière. C’est par l’usure d’une hyper-culture qu’à la longue, on va retrouver une autre dimension qui, elle, est naturelle. Mais cette dimension devra embrasser un grand nombre d’aspects. On ne peut pas isoler des petits bouts : un petit bout de nature dans un coin, ça ne veut rien dire, un bac à sable, ça n’a rien à voir avec le désert, une bassine d’eau salée, ça n’a rien à voir avec la mer, et un petit bout isolé d’un coin de culture en ville, ça n’a rien à voir avec la nature. Et c’est cette notion de très grand espace qui va être la plus compliquée à mettre en place. Je pense qu’aujourd’hui, nous sommes donc confrontés à deux situations. Du coup, je reprends une casquette un peu professionnelle, et, en tant que paysagiste, je suis bien embêté face à ces notions-là, je ne sais pas où travailler. Je me dis qu’il y a deux possibilités. À la fois, créer des situations réellement d’observatoire, raison pour laquelle je me suis passionné pour les structures, les belvédères que j’ai construit à Pessac, les passerelles que j’ai pu faire, etc. Il y a des lieux à partir desquels on organise des éléments signalant qu’il y a quelque chose à voir, ce qui tout à coup déclenche des promenades, une manière de se déplacer. Les passerelles sont des endroits où l’on s’arrête, des endroits qui signalent spécifiquement la présence d’un paysage alentour. Ce sont des lieux forts, des formes d’héritages du Land Art qui fabrique un objet et explique : « Ne regardez pas l’objet, c’est l’outil. L’objet vous sert à regarder ce qu’il y a à côté. » C’est la position même de Buren. Il ne s’agit pas de regarder son œuvre, mais de l’utiliser comme un outil pour voir.
il y a deux possibilités. Créer des situations réellement d’observatoire où intervenir d’une manière beaucoup plus pragmatique
Claude Eveno Là, c’est très ambigu, reste avec le Land Art !
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Jacques Coulon Mais Buren, le dit ! Il dit : « Si vous regardez mon œuvre, c’est comme si vous regardiez mon doigt, alors que je suis en train de vous montrer la lune ! » Il le dit comme ça. C’est assez intéressant dans ces situations. La question est de montrer. L’autre point est : comment on intervient ? On peut simplement intervenir d’une manière beaucoup plus pragmatique et redescendre très bas, en se disant qu’il y a des manières d’accéder au paysage qui ne passent pas seulement par la présence de la verdure. Ce que je disais tout à l’heure et qui me semble très important, c’est que jusqu’au XIXe siècle, la couleur avec laquelle on représentait la nature sur les cartes était le marron. Le vert n’est apparu qu’au XXE siècle, parce que le marron, c’était la terre. Et jusque-là on était plus intéressé par le support que par ce qui venait dessus. Notre société émergente capitaliste s’est intéressée plutôt à ce qui s’échangeait, donc de fait à tout ce qui pousse dessus. Et il était plus intéressant de représenter en vert la nature sur les fonds de carte. L’autre dimension consiste à se demander ce qu’il y a dans le paysage qui n’est pas vert. La topographie est une chose extrêmement importante. Nous venons de terminer une étude sur la Belle de Mai à Marseille. La topographie n’a pas été transformée, ni déformée, dans ce quartier-là, parce que c’est un quartier qui n’intéressait personne. Du coup, il reste là une matière de paysage fondamentale, avec des points de vue, du volume, de la topographie, du parcellaire. Ensuite, il y a la question de la lumière. On en est encore, en ville, actuellement, à ne pas se préoccuper d’où vient le soleil. Dans tout Paris, l’arbre qui est à droite est le même que l’arbre qui est à gauche. Pour un paysagiste, c’est aberrant, puisque le soleil ne tape pas pareil sur l’avenue, et qu’il n’y a aucune raison que l’arbre de droite soit le même que l’arbre de gauche, il n’y a que des cas exceptionnels. La symétrie, c’est un truc d’ingénieur VRD, un truc de DDE. On fait un axe, on fait deux bordures, on fait deux bancs, on fait deux arbres, on fait deux façades. Voilà, c’est un truc complètement centralisé. Le paysage, c’est le contraire, ça passe en travers, il y a du vent, des choses comme ça dont tenir compte. Ensuite, il y a les conditions écologiques qui changent. En ville, il y a des problèmes de lumière, et je suis étonné d’ailleurs qu’aucun spécialiste de la lumière n’ait été invité à ce séminaire, parce qu’à mon avis, c’est une grande question. Qu’il s’agisse de la lumière diurne ou nocturne. Comment choisir des arbres qui filtrent et ne bloquent pas la lumière lorsque la situation ne s’y prête pas ? Comment imaginer des systèmes de lumière adaptables selon les saisons ? Je travaille en ce moment sur ces questions. L’éclairage mis en place l’hiver pour les grandes promenades n’est pas le même que l’éclairage conçu pour le printemps, ou l’été, ou l’automne, il n’y a aucune raison que ce soit le même. Pas seulement en termes
La symétrie, c’est un truc d’ingénieur VRD, un truc de DDE. On fait un axe, on fait deux bordures, on fait deux bancs, on fait deux arbres, on fait deux façades. Voilà, c’est un truc complètement centralisé. Le paysage, c’est le contraire, ça passe en travers, il y a du vent, des choses comme ça dont tenir compte.
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de durée d’éclairement, mais en termes de qualité d’éclairement, et parce que tel type d’éclairage se répercute sur des arbres qui ont des structures végétales extrêmement différentes. Dans le projet dont je m’occupe, il est question de métaséquoias, ce qui est intéressant parce qu’à l’automne, ils sont franchement marron, l’hiver, franchement transparents, au printemps, vert clair, et l’été, vert foncé, donc ce n’est pas possible de les éclairer toute l’année de la même manière. Sur ces questions-là, on est en train de démarrer, c’est pour cela que je suis extrêmement optimiste, mais ce sont des questions directes, immédiates. Ensuite, il y a des questions d’évolutions écologiques. En ce moment, à Marseille, les platanes ne sont pas en très grande forme, et les élus ne savent pas quoi faire. Je leur ai dit : « Regardez l’évolution ! Vous avez de plus en plus d’arabes à Marseille, il faut que vous ayez aussi de plus en plus d’acacias qui viennent du même pays, parce qu’ils sont bien plus adaptés au climat qui est en train de s’installer. » D’ailleurs, ça va ensemble, et tout d’un coup, on a des arbres filtrants et qui ne pompent pas l’eau, puisqu’il n’y a plus d’eau immédiatement sous les nappes de Marseille. Toutes ces évolutions-là ne sont pas encore aujourd’hui appréhendées à la mesure de leur importance. Ça, c’est le côté très paysage des actions que nous avons amenées, mais qui ne sont pas présentes dans la plupart des réflexions. Nous sommes toujours dans des réflexions concernant le décor, complètement esthétisantes, et qui serinent principalement : « Ne vous inquiétez pas, nous sommes une ville riche, en plein développement, et nous allons vous montrer toute la qualité bourgeoise de votre vie. »
Nous sommes toujours dans des réflexions concernant le décor, complètement esthétisantes. Claude Eveno Tu as dit tout à l’heure que les paysages qui t’intéressaient, ce n’étaient pas les paysages d’exception, la mer, la montagne, des choses comme ça, qu’on avait toujours fonctionné avec ça en ligne de mire. Je voudrais préciser simplement que l’intérêt porté à ces paysages d’exception correspond à une période relativement courte dans l’histoire des hommes. Quand on lit les textes écrits par Pline le Jeune à l’époque de Trajan, on constate que sa définition du paysage, c’est la campagne. On retrouve la même chose à la Renaissance, et le bouleversement ne se produit qu’à partir des Romantiques qui se sont emparés de la notion du sublime, et ont fait naître l’idée de la contemplation des paysages d’exception. Le tourisme, qui est né à peu près à la même époque, s’est emparé des mêmes choses, jusqu’au point que la première fois qu’on a commencé à en rigoler, c’était avec les mythologies de Barthes, quand il décrit le guide bleu, etc. Il s’agit donc d’une histoire assez courte. Ce qui est tout à fait gênant, c’est qu’aujourd’hui, si on accepte à nouveau de regarder la campagne, c’est toujours
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sous cette domination de l’exceptionnel. La campagne suscite le sentiment du sublime, les bocages de l’Allier, et ainsi de suite, c’està-dire la vraie campagne, c’est le sublime et la nostalgie, etc. Nous sommes donc encore enfermés dans ce que tu considères à juste titre comme quelque chose dont il faut sortir. Comment crois-tu que l’on puisse opérer pour d’un seul coup reconnaître et s’approprier des paysages qui n’appartiennent pas à la catégorie du sublime, même d’un sublime renouvelé par la nostalgie ?
Jacques Coulon Je suis à peu près persuadé que le renouvellement des esthétiques ne se fait pas par un regard sur l’esthétique, c’est une conclusion. Quand on fait de l’aménagement en partant de l’idée du beau, on tourne en rond. Depuis qu’on fait des sondages sur les bagnoles, elles se ressemblent toutes. Quand est sortie la DS, tout le monde la trouvait dégueulasse. Et pourtant elle renouvelait l’esthétique. Aujourd’hui, on a un vrai problème avec les sondages. Il faut arrêter de sonder les gens, « on ne ‘‘sonde’’ que les malades » pour détourner la citation de Verdi.
Claude Eveno Comment procède le paysagiste dans des lieux justement qui ne sont pas repérés comme procurant aisément le sentiment du beau, sauf pour celui qui a rencontré la boulangère… ?
Jacques Coulon Il ne procède pas comme ça justement, il s’agit de partir de logiques d’aménagements qui vont être des grandes cohérences.
Claude Eveno C’est ça qu’il faut que tu expliques !
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Ces logiques d’aménagements sont très compliquées à mettre en place, et on voit bien que dans les endroits où on devrait travailler, on ne travaille pas, notamment au ministère de l’Agriculture qui, fantastiquement, est quand même le ministère qui paye une partie de l’enseignement pour former des paysagistes et qui n’en emploie aucun. C’est le seul ministère français qui n’emploie pas de ressortissants de ses écoles. Ça veut dire qu’il pense que ça n’a pas de rapport, que c’est quelque chose qui se situe à côté. Comme disait un maire : « Depuis quand est-ce qu’on réfléchit à la manière dont on plante les arbres tant qu’on n’a pas dessiné la route ? » Cette logique-là est toujours présente, et cette hiérarchie est toujours en place. Ce qui est compliqué, c’est que nous, d’une certaine manière, nous avons avancé très vite. Mais nous n’avons pas eu beaucoup l’occasion d’expérimenter professionnellement, et nous sommes déjà critiques face à nos propres attitudes, avant même que ces attitudes aient été reconnues publiquement. Il faut faire très attention, et installer des choses extrêmement simples. Mais pour l’instant, ça ne marche encore pas comme ça. On a tous fait du conseil un peu partout et les départements continuent de construire les routes exactement comme il ne faut pas, en ne s’occupant de rien du tout, et en appelant tout le monde trop tard. Cette réflexion en amont n’existe pas… Je n’ai pas de pistes solides pour répondre à la question que tu me poses, c’est une vaste interrogation. Je dis seulement que nous sommes dans cette contradiction : 90 % de ce que nous faisons est considéré comme dérisoire et contraire à ce qu’il faudrait faire. Nous sommes obligés de nous appuyer sur un travail qui n’est un vaste travail de décoration malgré tout, encore aujourd’hui, quels que soient les arguments que nous avancions, parce que la demande est difficilement dépassable. Je disais tout
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à l’heure que construire des belvédères, c’est quelque chose d’un peu particulier : on fait un objet, et à partir de ça, on commence à regarder, et on se donne du temps. On organise… Michel Corajoud a une belle phrase, il dit : « C’est organiser la patience. » Et c’est exactement ça, la vraie question : il s’agit d’organiser la patience, d’empêcher que les choses se fassent trop vite, d’empêcher que tout se fasse toujours du tac au tac, d’amener progressivement les gens à comprendre, à voir que c’est peut-être possible d’accepter des herbes fanées sur un sol… On ne pourra pas faire d’aménagements autres que décoratifs et horticoles tant que les gens n’auront pas accepté qu’une herbe jaune couchée, ça peut être finalement intéressant à regarder.
Claude Eveno Tu as dit en commençant, et pour rebondir sur ce qu’avait dit Michel hier soir, que si l’on distingue la ville, l’agriculture et la nature sauvage, l’équilibre – une sorte d’alliance avec le sentiment de la nature (qui est légèrement perturbé dans la société en ce moment) – se joue à partir de l’agriculture. Quel est le rôle du paysagiste dans ce cadre-là ?
Jacques Coulon Il est à définir. Il n’est pas question en tout cas d’amener des modèles formels et de les imposer à l’agriculture. C’est absurde ! Il faut réfléchir ensemble à des modèles agricoles qui gèrent les deux questions, plutôt que d’avoir, d’un côté une exploitation, de l’autre côté, un mode de circulation, de l’autre côté, un mode d’habiter, et entre les deux, un bricolage paysager pour relier tout ça, et qui viendrait ensuite. Il faudrait réfléchir transversalement à une forme globale à donner à tout cela. Et ça, c’est extrêmement difficile. Je voudrais revenir à quelque chose que j’ai dit ce matin et qui me semble important : pourquoi les gens sont-ils intéressés par l’idée de nature aujourd’hui ? C’est parce que c’est une idée un peu salvatrice. On sait que les questions d’aménagement, les questions donc culturelles, etc., ne les passionnent pas réellement.
Claude Eveno C’est pour ça que l’on peut dire que c’est une idée de protestant, comme le faisait remarquer Jean.
Jacques Coulon Attends, je vais au bout. Ce sont des choses qui sont irrémédiables. Quand tu avances culturellement, tu ne reviens jamais en arrière. Tout ce qui est de l’ordre de l’homme est sans retour. Tandis que la nature, au contraire, serait cette chose fantastique en laquelle tout le monde croyait. Sauf qu’aujourd’hui, tout le monde est en train de se rendre compte que ce n’est pas tout à fait vrai, que ce n’est pas un cycle éternel, qu’on n’a pas avec elle une chance éternelle. C’est vrai que tout ceci relève de la croyance : il y a eu un mauvais printemps, il y a eu un été un peu trop sec, ça ne s’est pas bien passé, mais ce n’est pas grave, l’an prochain, il y aura sûrement un printemps ensoleillé, un été avec un peu d’eau et ça marchera bien. Avec ce cyclelà, on a toujours une nouvelle chance. On s’est trompé une année, mais il y a droit à l’erreur. Tandis que culturellement, on n’a pas droit à l’erreur, il n’y a pas de retour. Tout le monde pensait que de ce point de vue, il était important que la nature soit une référence continue, éternellement renouvelée, tranquille, tous les jours la terre tourne, aujourd’hui il y a des nuages, demain, il y aura du soleil, ça n’est pas grave, tout ça va recommencer. On a sans cesse de nouvelles chances. Et puis tout le monde s’est rendu compte que ce n’était pas tout à fait vrai, que tout à coup, il y avait des troubles dans l’évolution des climats, et que ça ne serait pas forcément toujours pareil. Je citais ce matin en exemple, ce qui s’est produit sur un grand territoire qui a été étudié La cub 63
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dans le détail, au nord de Lyon, sur la Saône. Il s’est produit là pendant 200 ans un changement de climat absolu qui a été observé, mais ce cas n’est sûrement pas isolé : le débit de la Saône a été multiplié par cinq, on ne sait pas pourquoi, et tous les villages ont été emportés. Il a fallu 100 ans pour que l’eau monte en pression, et 100 ans pour que la pression descende. 200 ans, à l’échelle du territoire, c’est une minute, mais les conséquences ont été dramatiques. Pour les gens, ce type de repère est très important. Nous sommes en situation de pouvoir vivre ça. Cette insécurité trouble maintenant tout le monde. Auparavant, tout se fondait sur cette idée de continuité. La nature, c’est la nature. Ça se régule tout seul, les problèmes humains, il faut les régler, et la nature, on va pouvoir s’appuyer dessus. Mais aujourd’hui on se dit que même la nature, on ne peut pas s’appuyer dessus. On n’arrivait pas à s’appuyer sur Sarkozy, mais on ne peut pas s’appuyer sur la nature non plus.
Claude Eveno Bernard, à toi.
Bernard Reichen Il y a quand même une embellie qui n’a pas été citée : je parle là du ministère de l’Agriculture, c’est que le directeur de l’urbanisme au ministère de l’Équipement est un ingénieur des eaux et forêts, c’est-à-dire qu’on l’on peut quand même constater que le petit a mangé le gros. Toutes les structures de l’équipement se recomposent dans la mesure où les routes ont été cédées ou concédées aux régions, et que le problème n’est plus la route. Je crois qu’il y a quand même dans l’histoire qui se joue actuellement quelques embellies de cet ordre-là. Il est difficile, après tout ce qui vient d’être dit, de parler d’urbanisme, l’urbanisme étant un métier à haut-risque, comme vous avez pu le comprendre… La première chose que je dirai, et je n’avais pas relié ça à l’idée du « malheur public », c’est que l’on vit depuis plus d’un demisiècle dans un climat de profond désenchantement, et que l’échec rapide des hypothèses du mouvement moderne nous a plongés dans un climat assez douloureux, la désillusion étant à l’échelle de l’espoir qui avait été suscité après la guerre par ce mouvement. Nous sommes le seul pays d’Europe à vivre cette situation. L’autoorganisation italienne, avec la cité diffuse, a fait mille fois mieux en termes de milieux vivants que la surplanification à la française. Nous avons donc quand même à faire face à un problème compliqué de désenchantement. Et au moment où cet échec des hypothèses modernes s’est trouvé relié avec notre passé colonial, là, franchement, c’est devenu grandiose, au niveau du désenchantement en tout cas. On commence peut-être à sortir de tout ça par le biais des hypothèses environnementales, mais avec une grosse, grosse nuance, c’est qu’en ce qui concerne l’urbanisme, on est dans un moment où les relations entre les gens, et l’organisation entre les gens, se divisent en familles. On a une famille « croissance/progrès/extension » qui continue à fonctionner. On a des familles « hyper-consommation/marque/commerce virtuel » qui sont des familles qui commencent à devenir transversales : ce ne sont plus des classes sociales, ce sont des familles. Et puis on a une famille « écologie/échange/ proximité » dans laquelle on peut mettre tous les paysagistes ensemble, et qui est quand même une famille vertueuse. C’est la famille qui est du bon côté de la barrière et, qu’on le veuille ou non, l’urbanisme qui aurait dû être quelque chose de transversal par rapport à ces différentes données se trouve de fait classé dans une famille. C’està-dire que nous, les urbanistes, nous sommes croissance ou nous ne sommes pas. Le projet urbain est devenu, dans l’espèce de sphère où nous évoluons, quelque chose qui ne marche plus. On ne sait plus tenir un projet urbain à travers ces hypothèses de croissance. Ce qui veut dire qu’il faut mettre en route beaucoup d’autres hypothèses. Tout cela se conjugue avec un moment particulier où construire est considéré comme
L’organisation entre les gens, se divise en familles : « croissance/progrès/extension », « hyper-consommation/marque/ commerce virtuel » , « écologie/échange/proximité »
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une faute pour beaucoup de gens dans les villes, ça se sent au travers des recours, au travers d’une espèce de guérilla, et tout cela se croise avec notre héritage, celui des Trente Glorieuses, et celui des trente peu glorieuses qui ont suivi, c’est-à-dire la surplanification et l’abandon qui a abouti à l’étalement urbain. Donc comment se débrouiller au mieux de tout ça ? Disons que l’intrigue, pour les urbanistes, a commencé à se manifester au moment où on a évoqué l’urbanisme des modes de vie. Ça voulait dire en gros que la question se passait ailleurs : circulez, y’a rien à voir ! L’organisation va se faire autrement, et c’est par les usages que l’on va reprendre le flambeau de la vie collective. Pour pouvoir agir dans cette histoire, il faut quand même des indicateurs concernant les actions urbaines et la planification. Le seul indicateur, qui est un peu une autre intrigue, c’est l’idée de l’empreinte écologique, c’est-à-dire que pour la première fois dans le monde du développement urbain, on a un indicateur qui permet d’évaluer la pratique d’un habitant – c’est l’évaluation du quotidien – et l’espace dans lequel cet habitant évolue. Tout d’un coup, on retrouve autour de cette idée un premier mode d’évaluation qui est la relation usage/espace, mais qui n’est plus la relation usage/espace dans la ville des rues et des places et de la continuité. C’est une relation usage/espace au travers d’un nouvel indicateur. Cet indicateur, comment va-t-on le mettre en œuvre ? Comment va-t-on le faire fonctionner ? On se trouve devant un autre problème, c’est qu’il n’y a pas d’échelle pertinente pour fabriquer ce qui s’appelle maintenant des équations de compensation, c’est-à-dire que la planification, ça ne marche pas, c’est trop grand, et l’échelle du projet urbain, c’est trop petit. Il faut que l’on trouve des modes de travail pour pouvoir bâtir l’offre urbaine au regard d’une pratique, à l’intérieur d’une sphère qui soit une sphère cohérente. Ce débat est assez intéressant, parce qu’il déplace complètement le monde de l’urbanisme, et qu’il le met à la jonction entre la pratique et la production de l’espace, l’échelle urbaine, en France, étant la ZAC. C’est-à-dire que, pour un urbaniste, le mode d’action, c’est la ZAC. Sauf qu’on a constaté que, sur une métropole normale, les territoires des ZAC représentent 5 % des territoires consommés par l’urbanisation dans une durée déterminée. Ce qui veut dire que 95 % des territoires consommés sont probablement planifiés mais ne sont pas urbanisés, au sens où ils sont développés par addition de logiques sectorielles, ce qui est l’autre grand syndrome dans lequel on navigue. C’est autour de ces équations qu’on se dit qu’il faudrait rétablir un certain nombre de valeurs, et c’est la raison pour laquelle je suis très amoureux de l’effet tramway. L’effet tramway construit un espace/ temps cohérent dans lequel on peut commencer à aborder la notion d’une offre urbaine : chacun ayant un budget de 66 minutes par jour à dépenser, qu’est-ce qu’il va faire avec ça ? Effectivement, on s’aperçoit que moins de 30 % des déplacements dans un tramway sont liés à l’habitat/travail, seul le tram-train de la Réunion est entre 15 et 20 % ! C’est-à-dire que là, c’est la vie avant la ville, ce qui correspond à un autre phénomène. Et je crois qu’autour de cette idée, il y a des logiques que l’on peut commencer à maîtriser.
La planification, ça ne marche pas, c’est trop grand, et l’échelle du projet urbain, c’est trop petit. Il faut que l’on trouve des modes de travail pour pouvoir bâtir l’offre urbaine au regard d’une pratique, à l’intérieur d’une sphère qui soit une sphère cohérente
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Il me semble qu’il y a trois logiques assez simples. Il y a d’abord une règle, c’est que l’urbanisme aujourd’hui – et quand on parle de l’Îlede-France c’est encore plus fort –, devrait avoir pour but premier de simplifier les actes de la vie quotidienne. On plébiscite Nantes parce qu’il est plus facile de vivre à Nantes qu’à Aubervilliers, et il est aussi plus facile de vivre à Bordeaux, etc. Il y a un taux d’efforts dans les actes de la vie quotidienne qui passe au départ par la maîtrise du temps, puis par beaucoup d’autres éléments, mais il s’agit bien de maîtriser le temps quotidien. Ensuite, nous sommes confrontés à une obsession, celle de la fin de l’espace fermé et du retour à l’espace ouvert. Ça veut dire que, dans un moment où la géographie prime sur l’histoire, l’horizon prime sur la perspective. Il y a de très beaux textes de Bill Viola qui expliquent cette idée de l’espace illusionniste de la Renaissance, et la manière dont on a enfermé les gens dans une illusion, l’illusion de la perspective. Il dit que nous sommes en train de revenir à des logiques d’objets qui se répondent dans l’espace comme au Haut Moyen-Âge, ou même à des espaces mentaux virtuels comme dans l’Asie ancienne. Il a écrit sur ce sujet un texte qui s’appelle Comment en finir avec l’espace illusionniste ? Et c’est assez intéressant comme point de vue, parce que dans son sens, c’est aussi en finir avec la vision oculaire. C’està-dire qu’on arrive à un système de composition de l’image qui ne passera plus par la caméra mais par d’autre logiques virtuelles, et donc cette vision oculaire, et cette idée issue de la Renaissance de l’illusion de la perspective vont être contredites par quelque chose qui va vers le retour à l’horizon. Les gens n’acceptent l’espace fermé qu’au titre de l’histoire : quand on est dans un espace historique, on accepte l’espace fermé parce que cet espace est garanti, stabilisé, pérennisé, et surtout, il est limité. Le patrimoine rentre dans le champ de l’écologie comme les matières premières, c’est une matière première sur-consommée par le développement, et qui ne se reproduira plus. Il y a eu un moment, et ce n’est pas forcément définitif, où s’est imposée l’idée que la ville historique s’était arrêtée, et la rupture de l’après-guerre a concrétisé cet élément, même si maintenant, on en revient à des choses différentes. La troisième idée, c’est que dans la ville, il y a une grande demande de sociabilité, mais je crois que c’est quand même un leurre, dans la mesure où cette sociabilité ne se fera jamais au détriment du service, parce qu’elle se relie à la maîtrise du temps. Je crois que quand on prend l’espace d’un tramway, on arrive à une ville qu’on pourrait appeler une ville arborescente ou une ville corollaire au sens de la corolle, c’est-à-dire que cette ville a un tronc commun, et ensuite des branches et des choses qui s’accrochent dessus. Si on introduit l’idée du rabattement par le vélo, au lieu de l’introduire par le piéton uniquement, on voit qu’on a un tronc commun de 14 kilomètres, des branches de l’ordre de 2 kilomètres, et que, autour d’une ligne de tramway, on peut agir entre 700 et 800 hectares pour fabriquer une offre urbaine qui soit une offre urbaine cohérente par rapport au temps dont disposent les gens dans
Nous sommes confrontés à une obsession, celle de la fin de l’espace fermé et du retour à l’espace ouvert. Dans un moment où la géographie prime sur l’histoire, l’horizon prime sur la perspective.
Les gens se construisent chaque jour une ville à la carte par leurs pratiques, par leurs déplacements, par leurs usages, et par leur imaginaire.
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une journée. C’est une des raisons pour moi du succès de l’effet tramway dans les grandes villes régionales, que ce soit à Nantes, à Strasbourg, à Bordeaux, partout. J’appelle ça une ville recomposée, un peu par assimilation à la famille recomposée, les gens ont une boucle de mobilité et se construisent chaque jour une ville à la carte par leurs pratiques, par leurs déplacements, par leurs usages, et par leur imaginaire. Cette ville à la carte est donc une espèce de collage. On voit, dans les parcours que tu montrais ce matin, que ce collage est fait de nombreuses sensations que l’on peut trouver dans beaucoup de situations, y compris des situations qui peuvent paraître à d’autres désespérées, mais disons qu’un espace est en train de se créer. Ensuite, il y a un autre thème, c’est le rapport au temps de déplacement et l’offre urbaine relative à ce temps de déplacement : on a vécu très longtemps dans l’obsession de la vitesse, il fallait accélérer jusqu’à la thrombose totale. Aujourd’hui, la maîtrise du temps remplace l’obsession de la vitesse, et on s’aperçoit que dans les transports collectifs de qualité, confortables, etc., la vitesse commerciale est de 19 km/h. Cette vitesse régulée générée par un engin stable, largement vitré, ouvrant des vues sur des paysages variés, restitue, pour moi, le statut du flâneur dans des espaces où plus personne n’a flâné depuis longtemps. On rétablit donc une pratique qui établit une vitesse pivot avec la vitesse du vélo, qui se situe autour de 10 km/h, et avec la vitesse du piéton. Et par contagion, on va humaniser la voiture puisqu’elle est condamnée à la vitesse 30 km/h. Ce rapport 10/20/30 est donc une équation apaisante si je peux dire, qui permet de rétablir un lien entre service et sociabilité. On en a discuté tout à l’heure : je trouve que la sociabilité dans le métro, sous terre, n’est pas d’une évidence totale, la sociabilité à grande vitesse n’est pas d’une évidence totale, et tout cela agit énormément sur l’idée de la satisfaction des habitants. Ce qui veut dire qu’à un même moment, on peut travailler sur une notion de connectivité, sur une notion de proximité avec la nature, sur une notion de service, et greffer là-dessus l’idée que le monde virtuel va forcément renforcer le monde réel. Mais ce monde réel ne sera pas construit comme il l’était avant, même s’il s’agit des mêmes espaces : tous ces gens qui pratiquent ce système de connexions virtuelles ont un rapport au réel beaucoup plus encadré. Les Espagnols emploient aujourd’hui, au sujet du tourisme, une expression terrible qui est celle de « l’expérience émotionnelle positive ». Cela signifie qu’on vous offre des expériences émotionnelles ou des aventures qui sont toujours positives, qu’il ne faut surtout pas qu’il y ait le moindre risque, il ne faut pas
la maîtrise du temps remplace l’obsession de la vitesse, dans les transports collectifs de qualité. Cette vitesse régulée générée par un engin stable, largement vitré, ouvrant des vues sur des paysages variés, restitue le statut du flâneur dans des espaces où plus personne n’a flâné depuis longtemps.
Certains endroits servent de catalyseurs parce que ce sont des endroits qui appartiennent à tout le monde, qui dégagent une poésie et des endroits dans lesquels on peut fabriquer quelque chose d’un petit peu différent. La cub 67
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qu’il y ait d’accidentologie, etc. Cela conduit, quand on cumule les besoins d’une société individualisée avec ces nouveaux systèmes de sociabilité, à un renforcement de tout ce qui est événementiel, c’est-à-dire qu’il y a une frénésie d’événementiel, de lieux de fixation, etc. Comment fonctionnent ces lieux de fixation ? Ton miroir sur les quais en est un : certains endroits servent de catalyseurs parce que ce sont des endroits qui appartiennent à tout le monde, des endroits qui dégagent une poésie et des endroits dans lesquels on peut fabriquer quelque chose d’un petit peu différent. Ici cela s’associe au tramway, à tout un rythme de vie, à des rites et des rythmes, qui sont des rythmes nouveaux. La seule difficulté, c’est qu’il s’agit d’un capital de risque urbain : on ne peut plus travailler sur l’idée d’une idéologie, on est obligé de donner pour voir, on met en place quelque chose et puis Ô miracle, ça marche ! Actuellement, dans les effets structurants du territoire, et dans le cadre d’une échelle de l’ordre de 15 kilomètres, je ne vois pas d’autre élément structurant que le tramway. Il y en aura peut-être d’autres. Le tramway a aussi un avantage, c’est que c’est un leurre, c’est un objet technique qui déclenche quelque chose qui n’est pas technique et, dans ce sens-là, c’est très confortable pour tout le monde : on met la technique en avant, on met le service en avant, et en fait, on produit autre chose derrière. J’avais une petite chose à ajouter sur l’idée de la ville musulmane ou de la ville arabe, et aussi sur l’idée de l’écologie protestante. J’ai eu une éducation calviniste genevoise, je vois bien le film, ça marche. Je suis largement guéri, mais on ne guérit jamais totalement, et c’est vrai que l’écologie reste pour le moment dominée par l’idée de la morale, par l’idée de l’effort, par l’idée de quelque chose de ce type. Et, dans le travail qu’on fait au Maroc sur de nombreuses villes, et sur des territoires importants, il y a l’idée d’inventer une écologie sudiste. Historiquement, les Nordistes gagnent toujours contre les Sudistes, mais peut-être qu’il est temps que la Méditerranée prenne sa revanche, et qu’on invente une écologie de la tolérance, une écologie de la densité, une écologie où on accepte encore le bruit, une écologie de modes de relations un peu différents. Sauf que dans le système de la ville arabe, j’y pense par rapport au monde musulman français, enfin des diasporas françaises, hollandaises ou allemandes, il y a quand même beaucoup de confusions dans les évolutions. L’idée, au départ, c’est l’idée de la ville contenue, c’est l’idée de la médina, ça a été une tâche d’huile entre le VIIe et le XIe siècle, c’est un modèle universel qui a contaminé tout le monde, y compris tout le sud de l’Europe du nord. Ce modèle est rejeté par tout le monde, la médina de Fès a une population qui est maintenant quatre fois plus grande par rapport à la population d’origine, simplement parce que les habitants historiques, les Fassi, ont fui la médina pour aller dans la ville passante de Prost et la ville moderne de 1917. L’exode rural a fait que la médina est devenu un système complètement autre. Pour se faire plaisir, on dit que cet espace est tellement fort que c’est lui qui colonise les gens qui viennent l’habiter. Mais dans les cas de surpopulation, l’exemple est un peu douteux. Ensuite, la ville passante, la ville moderne qui est une merveille absolue, la ville de 1917, les villes coloniales des trois premiers Prix
Il est temps que la Méditerranée prenne sa revanche, et qu’on invente une écologie de la tolérance, une écologie de la densité, une écologie où on accepte encore le bruit, une écologie de modes de relations un peu différents.
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de Rome du XXe siècle, Prost, Hébrard, et Tony Garnier, reste une merveille absolue, que ce soit à Hanoi, en Thessalonique, etc. Cette ville est contredite par l’étalement urbain, et maintenant, l’idée est de chercher dans le monde arabe des modèles pour reconstituer une ville arborescente. Qui ne serait pas envisagée à l’aune de l’offre urbaine à la française, mais qui rétablirait le statut de la porte et des effets de seuil, à l’encontre des logiques communautaristes, mais en conservant quand même un rapport privé/public construit par seuils successifs. C’est un travail que nous essayons de faire sur Romainville, et qui est assez intéressant, parce que les effets de seuils existent, et en ce qui concerne l’idée de la ville passante, il y a beaucoup de nuances à apporter. À Romainville, les habitants de la cité Langevin ont un revenu moyen de 700 € par famille et par mois, mais tout à côté se produit évidemment un phénomène de boboïsation. La chance de survie de certains systèmes, c’est de rester cachés, de rester abrités par une porte, ce qui n’est pas tout à fait la politique de résidentialisation et d’ouverture que l’on cherche à mettre en place dans les grands ensembles. Il s’agit de débats annexes par rapport à l’idée d’une structure qui, elle, reste la base. Ce matin, dans les débats, a été prononcée une phrase que j’ai trouvée très belle : « L’origine de l’eau, c’est le robinet, et l’origine des légumes, c’est le supermarché. » C’est quand même une évidence !
L’idée est de chercher dans le monde arabe des modèles pour reconstituer une ville arborescente. Qui rétablirait le statut de la porte et des effets de seuil, en conservant quand même un rapport privé/public construit par seuils successifs. Claude Eveno Tu as dit une chose. Tu as dit qu’il y avait deux facteurs de changement du point de vue de l’urbaniste, que le changement positif était l’apparition ou le début d’une culture administrative avec l’affaiblissement de la domination des ingénieurs des Ponts et Chaussées…
Bernard Reichen
Je n’ai pas dit ça comme ça ! Claude Eveno Tu as dit que le petit avait mangé le gros ! Prenons ça comme signe d’un changement de culture administrative. Disons que si on doit régler un certain nombre de questions sur le rapport ville/nature, ça passe aussi par un changement de la culture administrative en France. Ça, c’est sûr. Mais l’autre chose que tu as dite, c’est que le nouvel indicateur était l’empreinte écologique, mais qu’il n’y avait pas d’échelle pertinente. Est-ce que c’est tout à fait vrai ? La cub 69
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Bernard Reichen
Il n’y a pas d’échelle pertinente dans la pratique de l’urbanisme actuellement. Claude Eveno Mais tu n’as pas dit quelle pourrait être l’échelle pertinente dans une autre pratique de l’urbanisme.
Bernard Reichen Je peux le dire au titre de l’échelle d’un tramway, et autour de l’échelle d’un territoire… Autour de Montpellier, nous avons introduit, entre les PLU et le SCOT, l’idée de territoire d’enjeux. Ce sont des territoires dans lesquels il y a une pression et des enjeux suffisamment forts pour qu’on les sorte de l’urbanisme courant, et du système des mosaïques de ZAC. Tout bon architecte à qui on donne 17 hectares pour faire une ZAC, commence par marquer son centre. C’est la tentation habituelle, et pour les bords, si on lui donne 20 hectares de plus, c’est pareil, ça file. Le problème, c’est de trouver des modes de pensée qui ne soient plus territorialisés ou zonés, et ensuite de trouver des échelles pertinentes dans lesquelles on pourrait produire une offre urbaine nouvelle et cohérente. C’est un peu le thème du pays, l’historique du maillage braudélien ramené aux agglomérations contemporaines. Nous avons essayé de lancer douze zones, qui ont été baptisées les douze travaux d’Hercule. Maintenant, ces zones font l’objet de pré études opérationnelles avec un objectif prioritaire qui est la lutte contre le syndrome des logiques sectorielles. C’est tout simple. Il faut lutter contre les logiques sectorielles sans les outils de la ZAC qui ne seront pas opérants à ces échelles. L’idée n’est pas de faire un projet urbain à telle échelle. Il s’agit de tout autres mécanismes. L’idée n’est pas de tout dessiner et d’intervenir sur tout, mais de construire des relations.
Claude Eveno Je ne pensais pas tout à fait à l’empreinte écologique à l’échelle seulement de la nouveauté, de ce qu’on produit de neuf, je songeais à l’héritage aussi des empreintes écologiques. Par exemple, une ville comme Bordeaux, c’est tout un existant, une taille qui fait que l’indicateur de l’empreinte écologique peut être colossal, comme pour n’importe quelle ville héritée du passé. Quelle serait la bonne échelle pour régler à la fois sa croissance, et en même temps la réduction de l’empreinte écologique héritée ? Est-ce que c’est ça la définition de la taille d’une Communauté Urbaine ?
Bernard Reichen C’est toujours une échelle géographique. Une communauté d’agglomération, comportant 27 ou 31 communes, et 350 000 habitants, implique qu’on ne peut pas passer à une échelle opérationnelle sans des outils intermédiaires. Ces outils intermédiaires permettent de commencer à bâtir une équation de compensation : on compense un sujet par un autre, des emplois par du carbone, etc. Si l’offre urbaine est vertueuse, et si les gens peuvent l’utiliser facilement, ils le feront, ce qui diminuera leur propre empreinte écologique. Ce n’est pas la logique du HQE, qui est une logique chiffrée appliquée à un bâtiment : cette logique-là vit sa vie pour ellemême, elle est réglementaire, ok, mais c’est un peu du post-verdissement, c’est-à-dire qu’on fait comme avant, en rajoutant une couche verte. Si ça se traduit en surcoûts systématiques, on comprend bien que ça ne fonctionne pas. En fait, l’écologie d’un bassin de vie n’est pas viable si elle n’est pas low-cost. C’est en cela que le Maroc est La cub 70
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intéressant, parce on n’a pas les moyens d’y fabriquer des quartiers Vauban, et on n’en a pas non plus envie. Je me dis qu’actuellement, l’adhésion populaire au test de l’écologie est basée sur un profond malentendu. À un moment de l’histoire, un égoïsme profond, la recherche du bien-être, dans une société individualisée, se croise avec une peur collective. Comment les gens font-ils la relation entre leur bien-être personnel et l’écologie globalisée, la question de la couche d’ozone, etc. ? Eh bien parce qu’ils ont un peu d’asthme, par exemple, ça commence toujours en toussant un peu. Une fois que cette relation est faite, il y a la base d’un projet mais il n’y a pas pour autant de projet. C’était la phrase de Chakib Jaidi qui disait : « On est passé d’une société de projet commun à une société de risque partagé. » J’aime bien cette phrase parce que c’est vrai que ce mouvement très profond s’est opéré en très peu de temps, et il s’agit d’un mouvement collectif. Mais le risque partagé ne fait pas un projet, il crée de la compassion, procure de l’argent pour lutter contre les tsunamis, des choses comme ça, mais ce n’est pas un projet partagé. Je pense pourtant que nous allons pouvoir passer à un projet partagé, et l’avantage de la contradiction entre bien-être et peur, c’est que ce projet ne peut pas être une nouvelle idéologie. C’est ce qui est rassurant. On ne pourra pas remonter la machine à gaz d’une écologie musclée parce que ça ne marchera pas. On peut interdire un peu, mais ça n’ira pas plus loin.
Claude Eveno Jean, un mot pour conclure, puisque je t’ai vu prendre beaucoup de notes et réagir. Pas conclure, mais rebondir.
Jean Viard Je ne vais pas conclure en effet, mais il y a plein de choses que j’ai bien aimées dans ce qui vient d’être dit, donc je suis content. Je pense que le rapport entre nature et campagne nécessiterait un vrai débat. J’ai entendu un certain nombre de choses, qui donnaient l’impression qu’on parlait plutôt de campagne, et je dis ça parce qu’il ne faut jamais oublier que nous sommes le seul pays à avoir fait de la campagne notre outil de modernisation au XIXe siècle et au XXe siècle, alors que tous les autres pays faisaient de l’industrie. La France a fait, sous la IIIe République, puis ensuite avec Pisani, du modèle de la campagne le symbole de notre culture républicaine, et de notre valeur (l’ascenseur républicain, etc.). Tout ça vient de l’idée que la campagne est un stabilisateur politique. Or je pense que là, il y a un nœud. J’ai écrit un bouquin qui s’appelle Le tiers espace : la nature entre ville et campagne. Je pense qu’il faut réfléchir à cette question, ne serait-ce que parce qu’on ne fera pas l’Europe avec des gens qui ont un rapport complètement différent à la nature/campagne, ce qui est notamment le cas de l’Europe du nord. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous n’arrivons pas à renouveler notre projet agricole. On n’arrive pas aujourd’hui à établir le rapport entre l’agriculture et le paysage. Il est clair que lors des réunions à Bruxelles – je suis dans le conseil du ministre –, le ministre français ne peut plus ouvrir la bouche parce que s’il le fait, tout le monde lui saute dessus. Notre discours est complètement décalé. Ce qui joue sur nos paysages, sur la régulation des systèmes, sur la question de savoir s’il faut garder 100 000 agriculteurs ou 200 000, et sur les sujets dont on parle. Je voulais juste dire ça.
Il y a un vrai débat à avoir sur l’écologie. On sent bien qu’on en fait à la fois un ami et un adversaire.
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Une deuxième chose : je pense qu’il y a un vrai débat à avoir sur l’écologie. On sent bien ici qu’on en fait à la fois un ami et un adversaire. Nous sommes tous un peu dans cette position ami/adversaire. Quand tu dis qu’il n’y aura pas de totalitarisme écologique, je trouve ça positif, parce que je pense qu’il y a des risques. Le totalitarisme revient à chaque fois qu’une nouvelle vérité devient juste. Je dis souvent que les Khmers verts sont un de nos gros dangers, et je pense qu’il y a là toute une réflexion à avoir sur la manière d’entrer dans la culture écologique, ce qui me semble tout à fait essentiel, mais dans la mesure où cette culture est aussi une culture du savoir.
Claude Eveno Du savoir laïc.
Jean Viard Oui, laïc, et je m’arrêterai là-dessus, mais une des grandes questions est qu’on va vers une société où on ne sait plus ce que c’est que la vérité scientifique, et où toutes les vérités se discutent. Celui qui crie le plus fort a davantage raison que le savant. C’est normal, que l’on doute du savant, mais on est quand même dans une époque, et je le vois en tant qu’élu, où il est extrêmement difficile de prendre des décisions parce qu’effectivement, le principe d’autorité de la science n’est plus reconnu comme principe de base de la discussion publique. Ce qui pose des tas de problèmes sur ce qu’est, au fond, l’acte décisionnaire. Toutes les discussions sur la démocratie participative, etc., moi, ça me fait un peu rigoler. J’entends très bien cette demande des gens de donner leur avis, d’être écoutés, d’être respectés, et en même temps, je crains énormément la structuration des contre-pouvoirs par des minorités très organisées. Ça aussi, c’est de la démocratie participative. Je fais exprès de dire des choses comme ça, mais notre métier, c’est aussi parfois de dire des choses qui ne nous feront pas que des amis. Tout cela nécessite aussi une vraie discussion. Comment élabore-t-on un projet collectif pour se rassembler ? En ce moment, on ne sait pas très bien. Les partis politiques sont dans un creux profond. La démocratie participative a un côté un peu mode. Et comment, au fond, crée-t-on du commun ? Je finirai là-dessus, mais c’est vraiment ma question. Comment recrée-t-on, et d’ailleurs ça croise tout à fait ce que tu as dit, un projet commun ? Et c’est tout à fait essentiel évidemment de recréer un projet commun, parce que l’horizon ne nous sert qu’à dessiner le chemin. On s’en fiche de l’horizon, puisqu’on ne l’atteint jamais, par contre, si on n’a pas d’horizon, on n’a pas de chemin, et on se replie sur soi. C’est un peu ce qui est en train de se passer. La réinvention de l’horizon, c’est le seul outil qu’on a pour réenchanter l’existant.
Claude Eveno On va s’arrêter là. Ah, Alexandre, tu voulais dire quelque chose ? Et après on file dans les ateliers !
Alexandre Chemetoff
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Je voulais réagir sur un point auquel je songeais tout à coup. J’avais le sentiment au fond qu’il y avait une chose qui n’était pas totalement explicitée, concernant la nature du territoire sur lequel se projetait le discours des uns et des autres. Nous sommes passés insensiblement d’une époque où on parlait d’un territoire abstrait, celui de la vie du projet, à une époque où l’on parle d’un territoire concret. Et je trouvais qu’il y avait une corrélation très forte avec les noms des communes inscrits sur la vitre, parce qu’ils disent déjà ce que vous êtes en train de dire. Et ce que nous avons dit les uns et les autres, au-delà des points de vue qui sont nécessairement différents, peut s’appliquer, peut-être, à un territoire réel. Quand tu parles du tramway, tu ne parles pas d’une autre ville, tu parles d’une façon d’investir le territoire.
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Bernard Reichen Et d’une ville que l’on voit autrement.
Alexandre Chemetoff Et ce glissement-là, il intègre d’une certaine façon le passé, non pas quelque chose que l’on regarderait comme étant une erreur, mais comme quelque chose qui passe dans le domaine patrimonial. Quand on fait ce mouvement, ce mouvement extrêmement profond, d’une certaine façon, on répond à la question de l’écologie absolutiste, parce que ça place le discours dans une position relative, et c’est cette position relative qui est en train de changer d’une certaine façon l’idée même de l’utopie urbaine. L’utopie s’est déplacée et touche désormais la réalité du terrain auquel elle s’applique. Je pense que c’est un point de vue politique, un déplacement dont quelqu’un pourrait se saisir. Cette émergence du réel me semble assez proche dans ce qui est dit aujourd’hui, et assez loin par ailleurs dans ce qui reste toujours la formation d’une utopie urbaine.
Claude Eveno
Tu nous fais du Edgar Morin, là ! Jean Viard
Ce n’est pas ce qu’il y a de pire ! Claude Eveno Merci de votre écoute, et bon courage pour les ateliers.
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Atelier 1 : Biodiversité Animateur :
Frédéric Blanchard, directeur du Conservatoire Botanique National Sud-Atlantique
Rapporteur : Elise Génot, chargée de projet espaces naturels et biodiversité, Cub
Participants : Philippe Barbedienne, directeur de la SEPANSO (Fédération des Sociétés pour l’Étude, la Protection et l’Aménagement de la Nature dans le Sud-Ouest)
Benjamin Chambelland, paysagiste Jean-Pierre Clarac, paysagiste Michel Corajoud, paysagiste Anne Delarche-Joli, écologue, conseiller au CAUE Gironde Nélia Doucène-Dupire, Coordinatrice de l’Observatoire Départemental de la Biodiversité Urbaine, Conseil général de Seine-Saint-Denis Miguel Georgieff, paysagiste Stéphane Hirschberger, architecte, urbaniste Anne Jaluzot, Urbaniste et chef de projet à la CABE (Commission for Architecture and the Built Environment) - mission interministérielle aménagement, architecture et qualité des espaces urbains (Londres) Linda Leblanc, paysagiste François Noisette, directeur général adjoint, chef de la Mission 2025, Cub Clarisse Paillard, chef du service Eaux et Espaces Naturels, Communauté Urbaine Nantes Métropole
Tomas Palmgren, paysagiste, directeur de projet au service espaces verts de la Ville d’Helsinki (Finlande)
Pierre Quinet, chef du service Nature, Espaces et Paysage à la DIREN Aquitaine Clément Rossignol, vice-président Cub Nathalie Warin, chargée de mission Développement Durable, Communauté Urbaine du Grand Nancy
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Matin Frédéric Blanchard J’ai donc la charge d’animer cet atelier avec Élise Genot qui va rapporter les débats. Je souhaiterais que nous fassions un rapide tour de table afin que chacun puisse se présenter, dire de quelle ville il ou elle est originaire, et sa fonction. Je vous passe la parole. .
Jean-Pierre Clarac Je suis paysagiste. J’ai été, de 1994 à 2000, paysagiste conseil de l’État en Gironde. Quelques années après, de 2003 à 2004, j’ai travaillé pour le Grand Projet de Ville (GPV) sur le parc des Coteaux
Anne Delarche-Joli Je suis ingénieur-écologue, et j’interviens dans le cadre de diverses missions au sein de deux structures différentes : le CAUE de la Gironde, et les politiques d’aménagement d’espaces à caractère naturel, avec notamment des paysagistes ; puis également en lien avec un bureau d’études qui est vraiment spécialisé en matière d’écologie appliquée à l’aménagement du territoire. Je suis originaire de Bordeaux.
Linda Leblanc Je suis paysagiste libérale installée à Paris. Je suis intervenue sur deux projets dans la région : à Pessac sur la forêt du Bourgailh, un site qui a été visité hier ; à Lormont, non pas sur le parc des Coteaux, mais dans le cadre du Grand Projet de Ville, sur l’espace central de Génicart.
Nathalie Warin Je suis chargée de mission, au sein de la Communauté Urbaine du Grand Nancy, et plus spécialement en charge des questions liées au développement durable, mais également depuis peu d’une réflexion concernant la prise en compte de la biodiversité sur le territoire.
Nelia Doucene-Dupire Je suis conservatrice de l’Observatoire départemental de la biodiversité urbaine, relevant du Conseil général de Seine-SaintDenis.
Miguel Georgieff Je suis paysagiste libéral, enseignant à l’école de Versailles. Notre travail porte essentiellement sur les questions de délaissés urbains et les stratégies de gestion que l’on peut développer dans ces « sites » un peu comparables à ceux que l’on trouve à Bordeaux.
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/ Atelier 1 : Biodiversité
Pierre Quinet Je suis chef du service Nature, Espaces et Paysages à la Direction régionale de l’Environnement d’Aquitaine. C’est un service qui s’occupe de la nature, de Natura 2000, et du paysage.
Benjamin Chambelland Je suis paysagiste. Je travaille au sein d’un collectif qui s’appelle Alpage. Nous travaillons sur la question de la médiation, et de l’implication et de la participation des habitants dans des projets de paysage.
Clarisse Paillard Je suis chef du service Eaux et Espaces naturels à la Communauté Urbaine de Nantes.
Philippe Barbedienne Je représente une association de protection de l’environnement. Je suis naturaliste de passion, et je suis très sensible à la préservation des grands espaces naturels qui subsistent, et donc à l’impact que peuvent avoir les villes sur ces espaces, impact qui n’est pas à négliger.
Clément Rossignol Je suis élu de la Ville de Bègles, en charge du développement durable, et vice-président de La Communauté urbaine de Bordeaux, en charge des déplacements doux.
Stéphane Hirschberger Je suis chargée de mission, au sein de la Communauté Urbaine du Grand Nancy, et plus spécialement en charge des questions liées au développement durable, mais également depuis peu d’une réflexion concernant la prise en compte de la biodiversité sur le territoire.
Anne Jaluzot Je travaille à Londres pour un établissement public financé par le gouvernement britannique, qui s’appelle la CABE, la Commission pour l’Architecture, l’Aménagement, et la Qualité des espaces urbains. Je suis chef de projet du service en charge des espaces publics, et je travaille sur toutes les structures vertes, et la manière dont on peut mobiliser les systèmes naturels pour définir un projet de ville et d’agglomération.
François Noisette Je suis directeur général adjoint à La Communauté urbaine de Bordeaux, chef de la mission 2025.
Tomas Palmgren Je m’appelle Tomas Palmgren et je suis paysagiste. Je viens d’Helsinki en Finlande et suis très heureux d’avoir été invité à votre séminaire. Je travaille pour le département des travaux publics de la ville d’Helsinki, et mon travail consiste à gérer les commandes de divers maîtres d’ouvrage quant à la conception de parcs, ensemble nous imaginons et construisons de nouveaux parcs et restaurons les anciens. Je travaille également un peu sur le dessin de nouveaux tracés de voiries.
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Frédéric Blanchard Merci à tous. Je suis donc Frédéric Blanchard, directeur du Conservatoire botanique national Sud-Atlantique. J’ai notamment en charge, et c’est un des objectifs de la structure – objectif soutenu par l’État, ainsi que par des collectivités territoriales –, de mettre en place des observatoires consacrés à l’analyse de la biodiversité végétale. Je l’ai évoqué hier lors de mon intervention. Je voudrais vous rappeler le thème de notre atelier avant de vous passer la parole. Il est intitulé : « Biodiversité : de la nature exceptionnelle à la nature ordinaire. Évaluation et enjeux de la biodiversité sur la Communauté Urbaine. Un certain de nombre de questions nous sont donc adressées par l’équipe qui a imaginé le séminaire. Ce n’est bien sûr pas du tout exhaustif, mais je vais les lire et vous les adresser : Quelles qualités pour la nature en ville, centre urbain et proche périphérie ? Faut-il mieux connaître la biodiversité en ville ? Pourquoi ? Faut-il développer ou restaurer la biodiversité en ville ? Quelle qualité pour les délaissés ? Pourquoi s’y intéresser ? Nous avons aussi de nombreuses autres questions à aborder cet après-midi, et tous les ateliers sont confrontés à la même situation. Je passe directement à un jeu de questions qui nous sont posées et auxquelles il faudra répondre ce soir. Parmi ces questions : faut-il que La Cub lance un grand concours européen pour l’aider dans sa stratégie vis-à-vis des espaces naturels ? Si oui, quel pourra être le contenu de cette consultation ? Quel rôle pour La Cub ? Quelles compétences et expertises développer ? Quelles modalités de gestion ? C’est la trame de fond de ces questions. Je crois que dans les interventions d’aujourd’hui, mais aussi dans les discussions, le mot « biodiversité » n’a été prononcé que deux fois, or il est 10h30 : ça ne vous étonne pas, alors que nous sommes ici dans le cadre d’un séminaire sur la nature en ville ? Je vous passe la parole, et je crois d’ailleurs que la personne qui a prononcé ce mot est parmi nous. Qui voudrait intervenir ? Je vais peut-être un petit fort dans ma façon de dire les choses…
Quelles qualités pour la nature en ville ? Faut-il développer ou restaurer la biodiversité en ville ?
Philippe Barbedienne Disons que j’avais l’impression de ne pas être à ma place. Il y a un profond décalage entre ma perception de la nature et ce que j’ai entendu ce matin. Ce matin, j’ai entendu quelqu’un qui s’extasiait finalement sur ce qui est l’impact de l’homme sur la nature, c’està-dire le béton… Effectivement, il y a des choses qui peuvent être jolies, dans la ville, comme les toitures, il y a des choses qui peuvent présenter un caractère harmonieux, mais malgré tout, je me sentais bien loin de la nature, et je me dis qu’il doit manquer un petit élément dans mon cerveau qui me permette de recevoir d’une manière sensible ces choses-là. Je m’émerveille davantage devant un grand paysage dépourvu de toute vaste construction humaine que devant une ville et ses divers composants. Voilà mon sentiment.
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Frédéric Blanchard Merci de ton intervention. Des gens veulent réagir ?
Nelia Doucene Travaillant sur la biodiversité urbaine en Seine-Saint-Denis, j’inclue dans la définition de biodiversité les hommes et les interactions qu’ils peuvent avoir avec la nature. Je ne suis pas partisane d’une vision utopiste de la nature sans hommes. Je pense qu’il faut parler des deux et précisément de leur interrelation. Ce sont des socioécosystèmes. Nous y reviendrons sans doute au cours de la journée.
Pierre Quinet Ma réaction est : est-ce que la « provocation » de Frédéric Blanchard vous étonne ? Elle renvoie en fait au besoin d’une meilleure connaissance de la biodiversité, et peut-être à celui de tordre le coup à l’idée de nature extraordinaire/nature ordinaire. En Aquitaine, on s’aperçoit que, lorsqu’on se trouve confronté à un territoire de nature qu’on ne connaît pas, sur lequel on n’a pas de données, qu’elles soient biologiques, botaniques, etc., on en découvre un nombre systématiquement bien supérieur à celui que l’on imaginait, notamment en termes d’espèces rares, d’espèces endémiques, etc. Bien connaître la biodiversité permet justement de montrer à quel point ce qu’il reste de nature, plus ou moins anthropisée par l’homme, ce sont autant de joyaux, y compris dans la ville. En tant que service d’État, nous avons un peu de mal à mettre en place tous les programmes de connaissance qui seraient nécessaires, parce que la connaissance affinée des enjeux liés à la nature représente un coût très élevé, et énormément de temps. On se rend bien compte que dans les programmes, on n’arrive pas à faire tout ce qu’on voudrait, et ce sont des pistes qu’il est nécessaire de mieux connaître, mieux inventorier, par tous les moyens, mais aussi par tous les projets, pour mieux en parler, finalement.
Bien connaître la biodiversité permet de montrer à quel point ce qu’il reste de nature sont autant de joyaux, y compris dans la ville.
Frédéric Blanchard Les réactions me font penser à ce qui s’est passé hier en séminaire. Il y a aussi beaucoup de problèmes liés à la culture des mots. Nous parlons actuellement de connaissance, mais on avait l’impression parfois hier que pour ceux qui aménagent les villes – les urbanistes et les architectes, donc – la nature est quelque chose de connu. Or, les intervenants, ici, dans cet atelier, insistent sur le fait qu’il faut « améliorer la connaissance. » Et je pense que c’est une piste intéressante. Il y a réellement des problèmes de définition, et je ne suis pas sûr que, pour connaître ce qui se passe en Seine-SaintDenis ou dans cette région… C’est en Seine-Saint-Denis, c’est ça ?
Nelia Doucene Oui, c’est ça. La cub 83
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Frédéric Blanchard J’avais fait un inventaire des ZNIEFF, il y a bien longtemps, sur ce secteur-là. Je connais un peu les outils qui ont été publiés sur ce sujet. Je connais certaines de vos convictions – enfin, d’après les livres que j’ai lus sur le département ou ses villes, et d’après la culture de ce que vous représentez – et je crois qu’il y a un problème de vocabulaire. Est-ce que vous ne croyez pas que ce serait bien qu’on en reparle, qu’on redéfinisse le mot « biodiversité », pour voir ce qu’on place derrière la connaissance de cette biodiversité ?
Linda Leblanc Pour parler rapidement et peut-être poser les sujets… Vous parlez de protection, vous parlez de ce qu’il reste de nature, vous parlez d’opposition – on peut parler d’opposition nature/ville et donc nature/ culture… Ce qui m’intéresse dans mon métier, et ce qui correspond à ma pratique depuis trente ans, ce n’est pas cette opposition, ce n’est pas cette lutte, ce n’est pas cette bagarre : c’est précisément de travailler avec tout ça. Effectivement, il faut travailler avec les paysages naturels, les milieux naturels, mais le véritable sujet, c’est de savoir quels sont les milieux naturels en ville ? Comment les regarder ? Les interventions de Michel Corajoud et d’Alexandre Chemetoff, hier, tournaient vraiment autour de cette préoccupation. La préoccupation des paysagistes, c’est de cadrer les choses, d’avoir sur elles un nouveau regard, et de donner la possibilité de voir tout simplement ce qui existe potentiellement.
Philippe Barbedienne Je crois qu’un des décalages, effectivement, entre nos deux visions, c’est que le but des paysagistes est de mettre en valeur visuellement ce qui existe, alors que celui des naturalistes est de faire en sorte que l’impact de la ville et de l’habitation humaine, de l’activité humaine, ne soit pas forcément trop lourd sur ce qu’il reste de biodiversité en milieu urbain. On on peut arriver à concilier les deux, mais ce sont des angles de vision un peu différents.
Frédéric Blanchard Je suis botaniste, et je peux vous dire ce qu’il y a dans un mètre carré de pelouse calcicole quand on est dans un secteur loin des villes, loin de la pollution, loin des dépôts d’azote. On peut avoir ainsi, par mètre carré, en Dordogne, de trente à quarante espèces de plantes. Mais si nous prenons de très jolies prairies fleuries, comme on a pu en voir hier lors des visites, des prairies qui correspondent à un contexte péri-urbain, donc, même si ces prairies sont loin des routes, elles subissent quand même des retombées d’azote, etc., et on retombe à dix-douze espèces seulement. Sur un green, ou une pelouse, on est à deux-trois espèces. Je ne sais pas si, quand les paysagistes nous parlent de nature, ils font la distinction entre ces différentes prairies qui, pour eux, somme toute, restent « du vert avec quelques fleurs ».
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Linda Leblanc Je pense que c’est une vraie question… Tu parles de quantité ?
Frédéric Blanchard De quantité et de qualité.
Linda Leblanc De quantité : c’est-à-dire que tu opposes les trente ou quarante espèces des milieux naturels avec…
Frédéric Blanchard Il ne s’agit pas d’opposition, ce sont des grands gradients…
Linda Leblanc Il s’agit donc d’un système de comparaison. Et la question qui se pose dans cet atelier, je crois, est de savoir si l’on doit parler de quantité ou de qualité. Est-ce qu’il n’est pas plus important d’arriver à voir ces trente espèces seulement, quitte à ne pas voir les cent trente ?
Jean-Pierre Clarac En tant que paysagiste, ma responsabilité, c’est de créer un cadre pour vivre ensemble, un cadre assez riche pour permettre la vie en société. Quand j’écoute les écologues, pas tous, mais certains écologues, je ressens une gêne. L’homme est là, et serait destructeur. Pour moi, il est créateur de richesses, c’est un premier principe qu’il faut admettre. La deuxième chose, c’est que l’homme n’est pas à priori méchant. Alexandre nous l’a dit, il est plutôt heureux, plutôt gentil, et le milieu a une influence sur lui, j’en suis persuadé. Du coup, la question devient : quel effort faites-vous, en tant qu’écologues, pour que la connaissance que vous avez devienne une connaissance publique, et que nous puissions composer avec ? Quand j’ai cité tout à l’heure, en réaction au discours d’Alexandre, le bon travail effectué en Seine-et-Marne sur la biodiversité, c’est parce que ce travail a quitté le monde fermé des experts, et est devenu l’objet d’un débat public. J’ai fait à Vaux-le-Vicomte une intervention devant tous les paysagistes-conseils, et je crois qu’aujourd’hui, ce travail permet de déterminer l’attribution des subventions du Conseil général selon l’intérêt que représente, dans la constitution du corridor, la richesse biologique. C’est l’objectif. Du coup, nous ne sommes plus, en tant que paysagistes, confrontés à des écologues proclamant : « Au nom de l’intérêt général de la biodiversité, on vous empêche de faire ce chemin ». Nous pouvons leur répondre : « Mais ce chemin, cette plante, elle n’existe pas seulement à cet endroit. Certes vous l’avez trouvée, certes elle est protégée sur le plan national, mais comme il y en a un million à côté, ici, on va pouvoir marcher dessus. » On met ainsi en balance l’intérêt général et celui d’une plante protégée sur le plan national, mais dont il existe un million de représentantes dans un périmètre
En tant que paysagiste, ma responsabilité, c’est de créer un cadre pour vivre ensemble, un cadre assez riche pour permettre la vie en société.
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très proche. C’est la notion de relativité qui intervient ici. Il y avait, lors de nos interventions, un paysagiste, professeur de paysage néerlandais, et il nous a dit : « Nous, nous sommes allés plus loin à l’intérieur de ce processus, parce que les écologues, aujourd’hui, sont en train de se neutraliser, avec d’une part ceux qui restent ayatollahs, et ceux qui se mettent au service du vivre ensemble. » La césure qui existe concernant les éoliennes, va apparaître aussi pour la biodiversité. Et lorsqu’il y a césure, il y a encore plus d’ayatollahs. Il me semble donc qu’à un moment donné, il faut se situer au-dessus de ce débat et faire en sorte que la connaissance soit partagée, soit publique, soit connue, de façon à ce que nous puissions composer avec et non pas l’ignorer.
Frédéric Blanchard Merci pour cette riche intervention.
Stéphane Hirschberger Je crois qu’il ne faut pas caricaturer le propos d’Alexandre. Le traiter de bétonneur, historiquement, serait quand même un peu dangereux. Ceci étant, je suis d’accord sur le fait qu’on ne l’a pas beaucoup entendu parler d’écologie dans son propos, et je pensais, tandis qu’il nous montrait ce film de 1929, qu’on aurait pu imaginer un film tourné en 2089. Avec le même écart de temps, mais en sens inverse. Et en se disant que, finalement, les conditions climatiques ayant changé d’ici 80 ans – je parle des conditions climatiques, mais je pourrais parler également de la biodiversité –, il est intéressant de s’appuyer effectivement sur le passé, mais que nous tous – j’en parlais avec Anne tout à l’heure – sommes dépassés par des circonstances qui ne sont pas simplement liées à notre lieu de vie et de travail, etc., et que nous ne pourrons pas nous affranchir de tout cela. Quoi qu’il en soit, et malgré ces diverses questions génératrices de fossés, est-ce que la biodiversité a une vertu cardinale en soi ? C’est un sujet que nous abordons souvent avec les écologues. Je ne travaille que depuis peu de temps avec eux, mais, comme le disait JeanPierre Clarac, cette collaboration peut être d’une immense richesse, et nous sommes obligés d’intégrer, d’inscrire ce critère de la biodiversité comme une donnée. Il faut toutefois appréhender cette donnée au même titre que mille autres données qui interviennent dans le projet. C’est une donnée à mesurer, à pondérer, et à contenir d’une certaine manière, au sens noble du terme. Je pense vraiment qu’aujourd’hui il faut revendiquer cette question de la biodiversité, et il est normal que des gens le fassent. Elle a besoin d’arriver sur l’espace public comme une donnée incontournable, et nous en sommes encore à nous demander pourquoi des gens ne l’ont pas abordée. Ça veut dire qu’elle est contournée, qu’il faut la mettre sur la table constamment de manière à ce que nous n’ayons plus à le faire, et que nous puissions passer à un questionnement concernant la manière dont nous devons l’inscrire dans nos actions.
La biodiversité a besoin d’arriver sur l’espace public comme une donnée incontournable.
Clément Rossignol En tant qu’élu, j’essaie de me replacer dans le contexte écologiste. Un des grands objectifs de ce siècle, c’est de faire face aux bouleversements climatiques : vous l’avez d’ailleurs très bien montré dans votre introduction hier. Quand on parle de bouleversements climatiques, la population est à l’écoute. Par contre, quand on parle de la chute de la biodiversité, qui est aussi un des enjeux très forts du XXIE siècle, là, plus personne n’écoute, alors que les deux La cub 86
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problématiques sont intimement liées. Je pense que cet atelier peut jouer un rôle primordial, et nous devons réussir à mettre en réseau les différents acteurs que sont les associations, les paysagistes, les décideurs, mais aussi les habitants. À Bègles, la partie nord de la ville est constituée pour moitié de surfaces vertes : mais ce sont des surfaces privées, des jardins. Il faut donc aller voir les habitants pour leur expliquer que tous sont acteurs de leur territoire, et qu’ils doivent réfléchir à la manière dont ils jardinent et entretiennent leurs jardins, afin de contribuer à préserver et à enrichir la biodiversité. À mes yeux, c’est vraiment un axe fondamental. La biodiversité est vraiment au centre du jeu.
Frédéric Blanchard Des interventions…?
Anne Delarche-Joli Oui, je voudrais faire une remarque par rapport à ce qui vient d’être dit. En tant que scientifique, je dirai que la biodiversité est d’abord un concept, et que ce concept est difficile à « faire passer ». Mais ce qui me semble important, c’est que si l’on veut en faire un critère, il faut que l’on soit persuadé qu’il s’agit d’une valeur en soi. Or si l’on parle de richesse biologique, terme qui est d’ailleurs plus fort que le terme de biodiversité, cela conduit à la notion de patrimoine, comme tout ce qui est culturel. Je pense que si on veut faire entrer le terme de biodiversité dans nos actions, politiques, etc., il faut qu’il soit porté par une notion de valeur partagée. Et je ne suis pas du tout sûre – c’est peut-être un des écueils auxquels nous nous heurtons nous-mêmes, autour de cette table –, que pour le citoyen lambda, la biodiversité ait une valeur en tant que telle. Il y a un autre biais par lequel on peut aborder cette notion, ou du moins l’intérêt de cette richesse biologique, ou de la nature dans un sens plus large, ce sont les services rendus par la nature, qu’ils soient esthétiques, qu’ils soient liés au bien-être, qu’ils soient économiques, etc. Je pense que par ces deux approches, on peut arriver à fédérer effectivement des regards différents.
Miguel Georgieff Je voulais apporter quelques éléments pour déplacer le sens de ce débat dans lequel nous ne devons pas être en situation de confrontation. La question de la biodiversité qui a été soulevée tout à l’heure, c’est un préalable fondamental, élémentaire, à n’importe quel type de projet. Il y a énormément d’enjeux qui lui sont liés, telle la rencontre avec l’urbain, le citoyen… Cela ramène à la question d’un service utile à rendre, or la difficulté, c’est qu’on a rarement un impact direct sur tout ce qui touche à la biodiversité, que l’on soit habitant ou projeteur. Ce sont les conditions à venir qui feront qu’elle sera maintenue ou pas, compromise ou pas, dans quelques années ou quelques décennies : ce n’est donc pas très visible ni très clair. Du coup, cela conduit à un débat qui n’est pas réellement la recherche directe de cette question de la biodiversité. Je pense que, comme l’ont montré hier dans leurs conférences Michel Corajoud et Alexandre Chemetoff, nous sommes dans une approche où il n’est pas besoin de nommer la biodiversité pour qu’elle existe. Dans l’idée d’être respectueux de toutes les formes de vie, cette question de la biodiversité intervient comme un enjeu du futur et non comme ce qui est amené à rendre service aujourd’hui. Il s’agit davantage de préserver le maximum de possibilités pour qu’advienne un futur intéressant.
Cette question de la biodiversité intervient comme un enjeu du futur.
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Frédéric Blanchard Je crois qu’il y a du chemin à faire. Nous étions censés en fait parler déjà de l’évaluation de la biodiversité, et nous poser de vraies questions sur sa définition, sur sa perception, et sur le préambule de la connaissance à un partage de valeurs un peu communes autour de ces notions-là en ville. Or, une diversité se fait jour à chaque fois que quelqu’un prend la parole, et j’ai aussi l’impression que nous parlons de choses différentes. La notion de jardin a été évoquée, ainsi que celle de la nature en général… Est-ce que nous pourrions avancer un peu sur ces points-là ? Jusqu’où va la nature ?
François Noisette Par rapport à cette question de la biodiversité connue, partagée, j’ai envie quand même de revenir sur ce qu’a dit Alexandre Chemetoff sur le patrimoine : « C’est aussi en allant regarder comment les gens vivent leur patrimoine qu’on les rend fiers de ce patrimoine, c’est ça quelque part son histoire. » Je pense qu’il existe aujourd’hui, sur la question de la biodiversité, un déficit majeur en termes de connaissance scientifique : il n’y a quand même pas beaucoup de gens capables d’identifier deux espèces de papillons. Or on prétend parvenir à faire en sorte que les gens gèrent autrement leurs jardins pour qu’il y ait plus de papillons. Je ne crois pas à cette injonction plus ou moins formulée, dans la mesure où elle n’est pas suffisamment comprise. Quelques expériences sont tentées ici ou là, on interroge les gens par le biais de questionnaires : « dites-moi la couleur des papillons que vous avez dans votre jardin ? ». Les gens cochent, et 9999 observations sur 10 000 n’ont pas d’intérêt. Et puis il se trouve que, parfois, quelqu’un décrit un papillon dont on n’avait pas trace de la présence à cet endroit-là, et on envoie un spécialiste sur les lieux. Il faut qu’on développe ces méthodes d’investigation et d’implication. Aujourd’hui, les gens se promènent sur les quais, etc., ils ont découvert Bordeaux parce qu’on leur a expliqué la ville, et que l’on a organisé des promenades. Ça n’a pas été fait pour la biodiversité, et aujourd’hui, les habitants des villes ne se sont pas approprié cette donnée, au moment même où on leur dit qu’il s’agit de travailler avec eux sur le paysage, où on leur demande comment ils le voient, et on leur répète qu’ils doivent en faire une valeur de nos propres productions de paysages, d’architecture et d’urbanisme. Je pense qu’autour de la connaissance, il y a cette question-là : comment cette connaissance est-elle partagée ? Non pas en partant du haut, ce serait vraiment difficile à établir, mais vraiment partagée partout ? Quelle perception les gens ont-ils de la biodiversité ? Comment les encourage-t-on à re-regarder la biodiversité, la nature autour d’eux, etc. ? Concernant les discussions sur le traitement phytosanitaire à appliquer entre les pavés, par exemple, à partir du moment où on leur dit : « Mais regardez les plantes vertes qui poussent entre vos pavés ! », ils acceptent de les garder. Et au bout d’un moment, ils remarquent aussi des petites fleurs qui les intéressent.
C’est en allant regarder comment les gens vivent leur patrimoine qu’on les rend fiers de ce patrimoine.
Frédéric Blanchard Merci, cette intervention me fait réagir sur de nombreux points. Ces notions sont très intéressantes : le patrimoine, la démarche… Qu’est-ce qui se passe dans un musée ? Le patrimoine, c’est un terme que j’utilise souvent pour expliquer notre métier aux gens qui ne le connaissent pas trop. Je leur dit la chose suivante : « Imaginez La cub 88
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que vous êtes propriétaires d’une collection » – et c’est valable aussi pour une Communauté Urbaine. Faut-il s’approprier la nature ? Je ne sais pas, mais disons qu’un conservateur de musée, évidemment, a chaque année des décisions à prendre avec l’argent public : que va-t-il faire restaurer ? Comment va-t-il gérer ses collections ? Quelle partie de son budget va-t-il utiliser pour réactualiser un inventaire, tous les quinze ou vingt ans, pour créer un outil de suivi de la collection, sécuriser certains tableaux ? Toutes ces notions sont relativement connues. Si on les transpose à du patrimoine naturel, puisque le mot a été employé pour la nature, existe-t-il un inventaire de la nature dans la Communauté Urbaine ? Sait-on ce qu’il faut gérer, voire restaurer ? Possède-t-on l’adresse des spécialistes ? Parvient-on facilement à parler de cela aux décideurs ? Parvient-on facilement à gérer ce patrimoine ? Parvient-on facilement à organiser des expositions et à trouver le bon niveau d’explication à inscrire sur les cartels ? Il y a des choses très intéressantes à creuser à partir de cette notion de patrimoine. Certaines expériences très intéressantes ont déjà lieu. J’ai entendu qu’il y avait dans l’atelier une personne qui venait de Nantes ? C’est vous. J’ai moi-même travaillé sur l’Angélique des Estuaires ici, dans la Communauté Urbaine, et elle a été perçue comme une contrainte dans pratiquement tous les dossiers d’aménagement, au point que j’ai assisté à des situations très amusantes, qui consistaient à se demander si on allait créer un arrêté de biotope en pleine ville de Bordeaux. Il y avait un problème de communication. À Nantes, les élus nous ont accueillis et nous ont dit : « Nous avons découvert que l’Angélique était considérée comme une forte contrainte et en quelques années, nous avons pris l’Angélique comme emblème, et nous nous la sommes appropriée. » De fait, toute la politique de Nantes Métropole concernant ses berges – c’est la perception que j’en ai –, a été transformée à partir de la présence de cette plante. Pouvez-vous réagir sur cette question de la perception de la biodiversité par les élus ?
Clarisse Paillard En fait, c’est vrai que tout a commencé autour du projet de l’Île-de-Nantes, puisque, effectivement, sur un des premiers quais qui devaient être réaménagés dans le cadre de ce grand schéma, l’Angélique était présente. Ce qui était au départ une contrainte a été finalement considéré comme un atout puisque l’idée, du coup, a germé de travailler avec les services d’État, en lien étroit avec le Conservatoire botanique de Brest et le jardin botanique de Nantes, pour établir un plan de conservation. Nous avons donc aujourd’hui un plan de conservation de l’Angélique des Estuaires. Il a été présenté devant le Conseil National de la Protection de la Nature à Paris, et maintenant, pour chaque nouveau dossier pouvant avoir un impact sur cette espèce, nous faisons juste une présentation au Conseil Régional de la Protection de la Nature, le CRPN. Ça marche tellement bien qu’aujourd’hui nous réfléchissons, de concert avec le Conservatoire botanique de Brest, à un plan de conservation pour le cyrpe, une autre espèce sur des espaces très proches.
Frédéric Blanchard Je vois que vous êtes une vraie botaniste !
Clarisse Paillard Non, pas spécialement. Effectivement, ça a été une vraie bagarre au départ quand même. Ça n’a pas été simple d’aboutir à une démarche comme celle-là.
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Frédéric Blanchard Comment avoir réussi à entraîner les élus, des élus qui sont plutôt de culture urbaine et qui ne sont peut-être pas forcément sensibilisés sur ces questions ?
Clarisse Paillard Si. L’équipe a changé depuis, mais il y avait alors des élus très mobilisés par rapport à ce sujet, donc il n’y a pas eu de souci de ce côté-là. Par contre, la sensibilisation a été un peu plus difficile au niveau des porteurs de projet des services techniques, même en interne.
Frédéric Blanchard Clément Rossignol, en tant qu’élu de la Communauté Urbaine, vous semblez sensibilisé à cette question. Comment faites-vous pour y impliquer vos collègues ?
Clément Rossignol Un élu isolé ne peut rien faire, c’est toujours un duo services/ élu : il faut donc créer une synergie. On peut lancer par exemple des missions prospectives, comme la mission 2025 par le biais de laquelle La Communauté urbaine de Bordeaux se place résolument dans l’avenir, Monsieur Noisette en parlera mieux que moi. Le duo même ne suffit pas, c’est un triptyque, et je reviens aux habitants. Il ne faut pas faire descendre les décisions du haut, je suis complètement d’accord avec vous. Au contraire, il faut expliquer les enjeux pour que les décisions arrivent d’elles-mêmes, de la base, arrivent en concertation, en discussion. Mais, c‘est vrai, ça prend du temps. La prise de conscience du bouleversement climatique, pour revenir à cet exemple, a nécessité des années. À mon avis, la prise de conscience de la chute de la biodiversité va demander beaucoup de temps. Le compte à rebours 2010 par exemple, qui est au courant ?
Frédéric Blanchard Il faut peut-être préciser cette question. Je pense que c’est assez important. À quoi correspond cette date butoir de 2010 pour les spécialistes de la biodiversité ?
Clément Rossignol Il s’agit d’un appel international adressé aux décideurs publics, mais pas seulement, et qui les incite à s’engager fortement dans des actions susceptibles d’enrayer la chute de la biodiversité.
Frédéric Blanchard Et l’objectif 2010 était l’arrêt de cette chute. Cette décision était extrêmement forte politiquement, et nous nous sommes dit : « Enfin, nous allons avoir une mesure ! ». Et puis nous sommes passés à côté de cette échéance, et le citoyen, l’aménageur, l’urbaniste, qu’ils soient en ville, ou en pleine campagne, ont oublié tout cela. La cub 90
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Frédéric Blanchard Comment avoir réussi à entraîner les élus, des élus qui sont plutôt de culture urbaine et qui ne sont peut-être pas forcément sensibilisés sur ces questions ?
Linda Leblanc Pour revenir à l’Angélique, et ne pas la quitter, d’abord parce que c’est un très joli sujet, et un sujet très porteur, je voudrais que vous expliquiez pourquoi vous dites que « ça marche tellement bien. » Est-ce que vous pouvez raconter un peu plus la manière dont se sont enchaînés les mécanismes ? Vous voulez dire que le prétexte de l’Angélique permet de mieux examiner chaque projet ?
Clarisse Paillard
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Sur un plan technique, chaque dossier, à l’échelle de la Communauté Urbaine, c’est-à-dire donc quatorze communes riveraines de la Loire, passe chez nous par un examen en lien avec le Conservatoire, c’est une première chose. Quand je dis que ça marche vraiment bien, ça concerne également le volet communication, et le degré d’appropriation par les communes. Il y a deux semaines, a eu lieu l’inauguration d’un quai sur une des communes, Le Pellerin, qui est en fait la commune où a été découverte l’espèce. Ça a été un événement, et les élus s’approprient complètement ce sujet, alors qu’auparavant, composer avec la présence d’une espèce protégée pouvait être perçu comme une contrainte : « Qu’est-ce qu’on va en faire ? Est-ce qu’on va la déplacer ? Qu’est-ce qu’on va faire avec ça ? »
Concrètement, la perception de la nature, puisqu’on parlait de perception, relève des choses qui choquent beaucoup les scientifiques…
Linda Leblanc Ça devient emblématique.
Frédéric Blanchard Ça devient emblématique, mais…
Linda Leblanc Ça permet de mettre en œuvre des attitudes. Nous sommes d’accord là-dessus.
Frédéric Blanchard Il y a eu un vrai travail de fait, et il y a eu une chance, c’est que la plante est grande, elle fait 2,50 mètres. Nous avons une expression, nous, les scientifiques, c’est celle d’espèces porte-drapeaux. La notion d’espèces parapluie, ou porte-drapeaux, est très importante pour nous. Elle permet parfois d’identifier, dans un contexte biologique, une espèce qui nous permettrait de bien communiquer et, du fait que cette espèce est protégée, il devient possible de protéger de nombreuses autres espèces pour lesquelles c’est au départ très compliqué. Au Conservatoire botanique, nous essayons
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d’identifier pour chacune un type de milieu. Sur le territoire de La Cub, il y a de beaux sujets, telles les orchidées, les plantes carnivores. Ce sont des choses auxquelles, je pense, les citoyens ne sont pas insensibles.
Stéphane Hirschberger Je voudrais préciser pourquoi. Nous sommes confrontés à plusieurs débats en un, c’est l’intérêt des ateliers. Pourquoi y a-t-il des réticences à la biodiversité ? Parce qu’il n’y a pas que des réticences de la part des citoyens, il y en a aussi de la part d’un certain nombre de professions. Je pourrais parler de la mienne par exemple, qui, de fait, ressent une forme de réticence… On va dire que je suis paysagiste, mais avec un parcours métissé. La réticence vient, d’une part, du fait qu’associé au mot biodiversité, il y a le mot protection, et qu’à partir du moment où on protège, on réglemente. Et nos professions, j’entends par là ceux qui participent à la transformation de l’espace ou des situations, subissent depuis une trentaine d’années la contrainte des dispositifs de protection. Citons par exemple une histoire parallèle, celle du patrimoine historique. Il a fallu attendre 25 ans de maturation pour que cette notion soit considérée, non comme une entrave, mais comme une opportunité. Il a fallu que des gens bougent des lignes : Jean-Pierre Clarac parlait d’ayatollahs, or on a connu bien des ayatollahs du patrimoine, et il y en a encore. Ces ayatollahs du patrimoine ont certes protégé des lieux, mais ils en ont abandonné beaucoup. Protéger le patrimoine historique n’a jamais empêché les autoroutes de se faire. Les ayatollahs sont utiles, mais pas tous, et certains territoires ont été, quoi qu’il en soit, dévastés, ou se trouvent bien mal-en-point, quoi qu’aient pu faire ou non les défenseurs acharnés du patrimoine. À notre réticence à voir associée systématiquement la biodiversité à la
Il a fallu attendre 25 ans de maturation pour que soit considérée comme une opportunité le patrimoine historique.
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protection, viennent s’ajouter des réticences face aux règlements, et à toute cette série incroyable d’acronymes avec lesquels on doit se familiariser. J’en ai pris connaissance et les ai pratiqués en lien avec la Charte : il y avait dans l’équipe un écologue. Il faut que l’on passe à d’autres étapes qui permettent d’échapper à cette idée d’associer à la biodiversité le mot protection. Je vais juste, pour lancer une forme de débat, raconter une petite histoire. On sait que sur le territoire du parc des Jalles, passe le vison d’Europe, et que, pour protéger le vison d’Europe, on a aménagé un certain nombre de dispositifs techniques – je ne sais pas d’ailleurs s’ils sont efficaces, d’après Julien Cordier (écologue, bureau d’études Biotope) qui travaille avec moi, ils n’ont pas été si efficaces que ça. Ce que je ne sais pas, par contre, c’est s’ils contribuent à la fabrication du paysage. Il y a donc une forme d’association qu’il faut décrypter entre les plus fervents protecteurs de certaines espèces et les services qui fabriquent, qui sont en train de re-fabriquer ou de re-formater un certain nombre de dispositifs techniques qui ne s’inscrivent pas dans le paysage. J’en parlais justement avec Julien, pour qui c’était une évidence : protéger, c’est mettre en place des barrières par exemple. Nous avons discuté pendant des semaines sur la barrière qui protégeait les sangliers de la rocade. La protection de la biodiversité passe aujourd’hui par des barrières Inofor trois pliages, autrement dit, la barrière un peu disgracieuse qu’on met partout, avec un saut de un mètre qui empêche quoi que ce soit de se faire. Je ne sais pas si c’est une bonne chose. Je lance exprès le débat pour provoquer des réactions.
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Frédéric Blanchard Quelqu’un a demandé la parole avant.
Tomas Palmgren Étant donné que je ne connais pas très bien la région bordelaise, j’aimerais en savoir un peu plus, car la question que vous avez soulevée sur la protection des espaces naturels me semble intéressante, et je crois que nous devrions le voir comme une opportunité et non une menace. Ainsi je souhaiterais savoir quel est le système ou le réseau actuel de zones protégées dans cette région, quelqu’un pourrait-il me répondre à ce sujet?
Frédéric Blanchard Je reprends la parole parce qu’effectivement, c’est très technique. Certains organismes comme les DIREN veillent à tout un tas de périmètres très complexes. Je ne sais pas si c’est vraiment l’objet de notre discussion d’aujourd’hui, parce qu’il y a des outils qui entrent dans ces processus et qui sont des outils de connaissance, liés à des périmètres de protection. Un fossé culturel existe entre la vision des paysagistes et ces limites. C’est un problème récurrent que je rencontre depuis vingt ans, lors de l’élaboration des ZNIEFF. Des bureaux d’études coordonnent ces Zones naturelles d’intérêt écologique, faunistique, et floristique que sont les ZNIEFF. J’en ai réalisé quelques-unes, notamment celle de la plus grande forêt domaniale de France, à Orléans. Il s’agissait là de milliers d’hectares. Nous avons fait cette ZNIEFF en deux jours, en prenant comme bases des photos aériennes et des cartes aux 1/25 000e. Nous faisions donc beaucoup d’interprétations, et la limite que nous avons tracée il y a maintenant quinze ans est toujours utilisée, aux 1/5000e maintenant, dans les documents d’urbanisme. Une de nos responsabilités consiste à transmettre des données à des urbanistes, ou des paysagistes qui n’ont pas la méthodologie appropriée et qui les interprètent mal. On en revient toujours à cette question de culture. Philippe, tu voulais réagir ?
Philippe Barbedienne Oui, je voulais réagir à plusieurs échelons. D’abord, la connaissance (je remets ma casquette d’ayatollah !), on essaie de la faire partager. Hier, tu as fait référence à plusieurs reprises à la biodiversité qu’on trouvait sur la réserve naturelle des Marais de Bruges, eh bien, figurez-vous que nous y accueillons le public, les écoles, les enfants, pour leur expliquer ce que c’est la biodiversité. Donc, les ayatollahs essaient quand même de faire partager leurs connaissances. Ensuite, ce que je voulais dire, c’est que cette connaissance doit se décliner à plusieurs niveaux. Effectivement, le jardinier du dimanche, le citadin moyen, va mettre plus ou moins de pesticide dans son jardin, ce qui a un impact sur la biodiversité. Mais, il y a aussi les techniciens, les paysagistes, qui, eux, s’ils n’ont pas cette connaissance, et ignorent que la principale cause de mortalité du vison d’Europe, ce sont les routes, ne vont rien faire pour arranger cette situation. Les techniciens, les paysagistes, mais aussi les élus ont tous un impact sur un autre type de biodiversité que celle qui est directement liée aux grandes métropoles. Il ne faut pas perdre ceci de vue. La ville s’inscrit dans un paysage beaucoup plus large, et l’impact de la ville de Bordeaux, de La Communauté urbaine de Bordeaux sur l’Aquitaine est très important. C’est pourquoi la formation des élus est nécessaire. Ils doivent prendre conscience qu’en multipliant les infrastructures, les autoroutes, La cub 93
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sans faire attention aux corridors, sans vraiment choisir en fonction de la biodiversité justement, ils génèrent un impact négatif sur la biodiversité d’Aquitaine. Et dans cette biodiversité, on trouve également les grands espaces. Les grands espaces naturels, ce sont des choses très rares qu’il convient également de préserver. Il ne s’agit pas de se priver de faire des infrastructures, mais d’essayer de les inscrire dans des endroits où elles puissent être moins dommageables par rapport à cette biodiversité. Je voulais aussi m’inscrire en faux par rapport à une affirmation de Monsieur Hirschberger. Si on a mis des barrières le long de la rocade, ce n’est pas pour protéger les sangliers, c’est pour protéger les automobilistes, parce qu’on n’était pas fichus de réguler les sangliers et de les ramener à une densité supportable. Les barrières le long de l’autoroute ne sont pas du tout vouées à la protection des sangliers…
Stéphane Hirschberger Je n’ai pas critiqué la barrière en soi, j’ai critiqué le dessin de la barrière, le dessin du ressaut. Les paysagistes et les techniciens, ce sont deux mondes différents. Les premiers sont des maîtres d’œuvre de l’espace et les seconds règlent des dispositifs techniques, il ne faut pas qu’il y ait confusion.
Philippe Barbedienne Il faut arriver à concilier les deux. La barrière doit être à la fois belle et utile.
Frédéric Blanchard Ça a été évoqué hier, lors des visites. Une paysagiste, également scientifique, disait : « Le vrai souci est que nous nous situons plutôt dans des questions de conciliation. Chacun va vers l’autre, mais en fait le scientifique de la biodiversité ou de la nature doit intervenir avant nous, et nous donner des éléments pour que nous puissions ensuite traiter tout cela. » Qu’est-ce que vous en pensez ?
Jean-Pierre Clarac
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En tant que paysagiste, je continue à travailler sur ces matières. J’ai déterminé cinq thèmes. Le respect du sol me semble aussi important que la biodiversité, parce que le sol, c’est le garde-manger, c’est toute la vie microbienne, la nourriture. La notion d’économie de l’eau est de même aussi importante que la biodiversité. Tout comme les circuits courts pour les matériaux : quand on sait que tous les pavés du tram de Bordeaux viennent de Chine… À quoi ça sert de donner des leçons ? Il faut aussi avoir cette attitude globale. La quatrième chose, c’est les mises en œuvre peu sophistiquées. Arrêtons avec ça, on a toujours su construire d’une manière simple, ouverte à tous. On n’a pas besoin d’un bac +5 pour construire un mur. Or, aujourd’hui, et bientôt avec les assurances, c’est presque le cas. Ensuite, la notion de gestion raisonnée. Aujourd’hui, si le concepteur ne raisonne pas quinze ans ou trente ans et s’il ne donne pas un guide de conduite pour vingt ou trente ans, il ne compose pas avec la gestion, et le projet devient fragile. Et la biodiversité, comment fait-on matière avec ? Comment fait-on naître un projet, comme vous avez su le faire à Nantes ? C’est devenu un élément qui doit composer avec les autres thèmes. Si on ne respecte plus l’eau, et si on travaille le sol par temps humide, il devient complètement mâché, c’est foutu à vie. Il faut vraiment ouvrir le débat et ne pas se cramponner qu’à la biodiversité.
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Frédéric Blanchard Vous ne me facilitez pas la tâche, il y a cinquante débats ouverts qui sont tous très intéressants. Certains parlent d’outils, d’autres de stratégie, d’autres de conception. Je vais essayer de remettre de l’ordre là-dedans, d’une manière peut-être un peu péremptoire, mais c’est ce qu’on m’a demandé. N’hésitez pas ceci dit à intervenir. J’ai envie de clore la question relative à l’importance de la diffusion de la connaissance, de l’adaptation du discours, et à la nécessité de toucher à tous les types de publics, du citoyen jusqu’au décideur, et à l’élu. Nous avons évoqué les éléments très techniques que sont les barrières. Je voudrais éviter d’entrer dans ce type de débat parce que vous allez être deux ou trois seulement à pouvoir y prendre part. En revanche, il y a une question dont on n’a pas trop parlé. J’aimerais que l’on creuse cette notion de nature et de diversité, parce qu’elle s’applique aux jardins, mais aussi aux délaissés, aux friches urbaines, et on peut aller jusqu’aux murs végétaux… Jusqu’où, pour vous, va la nature ? Il y a des positions qu’on a comprises, je pense, mais qu’est-ce qu’il faut faire ? Est-ce qu’il faut plus de nature ? Est-ce qu’il en faut moins ? C’est la question qui est posée : faut-il développer ou restaurer la biodiversité en ville ? Il faut savoir ce dont on parle. On va donc revenir sur ce problème, et je voudrais qu’on avance.
Benjamin Chambelland Je pense que tout est lié à ce que vous avez cherché à clore à l’instant : c’est lié à la connaissance, à la pédagogie, à la transmission de ce savoir, c’est une question d’échelle. J’aurais bien renvoyé à la question d’échelle, personnellement, parce que c’est intéressant d’emmener des écoles ou des habitants, des citoyens, sur la réserve de Bruges, mais est-ce que ça leur permet de comprendre que cette biodiversité-là est la même que celle qu’ils ont près de chez eux, ou en tout cas, qu’elle est près de chez eux aussi ? Nous avons eu, en tant que paysagistes, une expérience assez édifiante en travaillant sur un projet avec un groupe d’habitants : les gens étaient prêts à admettre que le parc en soi avait une vraie biodiversité, ils étaient prêts à accepter l’état d’esprit un peu campagne lié à un parc… C’est assez caricatural, mais en tout cas, nous avons avancé vers quelque chose dans ce sens-là. Mais au même moment, il y avait un grand débat avec ces mêmes personnes sur la gestion des petits espaces verts proches de chez eux, et ils voulaient absolument que ce soit propre et tondu. Est-ce qu’une des entrées, ce n’est pas aussi la biodiversité en ville, et pas seulement les plantes des trottoirs ?
Cette biodiversité est la même près de chez eux.
Frédéric Blanchard J’ai vu déjà à Bordeaux des expositions sur ces plantes, je n’ai pas les noms officiels…
Clément Rossignol Plantes des trottoirs.
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Frédéric Blanchard Oui, plantes des trottoirs… Je pense que ça vient tout doucement, mais pas avec assez d’amplitude. Des réactions sur ces questions ? On n’a pas encore abordé les problèmes d’échelles. Je les ai un peu évoqués en parlant des ZNIEFF, mais personne n’a réagi non plus là-dessus. Ce sont des choses qui ne sont pas inintéressantes.
Pierre Quinet Oui, moi je voudrais réagir. J’ai l’impression qu’on associe à la biodiversité la notion d’espèces. La biodiversité, ce ne sont pas seulement les espèces, ce sont aussi les habitats naturels. La biodiversité a un support, il s’agit soit de milieux naturels, soit de milieux anthropisés, de lieux où on fait de l’agriculture, où l’on entretient des jardins, et éventuellement des fonds de pavillons, voire des rails de tramway. Pour en revenir au sujet du séminaire, on est partis du principe qu’il y a 50% de supports de biodiversité dans La Cub, et en lisant ça je me dis : « Ces 50% existent aujourd’hui, mais est-ce quelque chose d’intangible ? » Si c’était le cas, ce serait assez merveilleux… Et est-ce qu’à partir de là, la biodiversité ou les espaces naturels ou semi-naturels sont des supports de projet ? Est-ce qu’on a des chances d’aborder la biodiversité dans ce que tu viens de dire, les délaissés, ce qu’il reste de résiduel quand on a fait autre chose, et éventuellement sur les surfaces où sont disposés des pavés de Chine ? Ou est-ce qu’on n’a pas là un support de projet, de valorisation ? Voilà, ce sont les questions que j’avais envie de poser.
Aborder la biodiversité dans les délaissés.
Frédéric Blanchard Des réactions ? Allez-y.
Nélia Doucène Pour rejoindre ce qui vient d’être dit, nous constatons en SeineSaint-Denis la présence d’une biodiversité assez riche, parfois plus riche qu’en zone rurale. Les villes ont une vraie responsabilité dans la préservation et le développement de cette biodiversité. C’est vraiment un support important à creuser. Et un enjeu pour les villes. Comment maintenir cette biodiversité ? Comment restaurer des habitats ? Cela me semble être important.
Frédéric Blanchard Nous sommes en train de découper la nature : nous avons besoin d’enjeux, et qui dit enjeux, dit probablement évaluation, outils pour aider à cette évaluation. Vous aviez parlé du mot quantité. Où met-on de la qualité là-dedans ? Je pense que 50%, ça n’est pas suffisant. On en parlait hier, je crois que pratiquement toutes les communautés urbaines ont sur leur territoire 50% de supports de biodiversité, avec ce gradient, un centre très dense, et puis la périphérie plus campagnarde. Comment amène-t-on du qualitatif et de l’évaluation là-dedans ? Est-ce que vous pensez que c’est important ?
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Philippe Barbedienne Je voudrais juste faire un petit témoignage positif : les extrémistes ne sont pas toujours négatifs. Je constate que malgré tout, en ville, dans La Cub, il y a peut-être une meilleure biodiversité que dans certains espaces consacrés à l’agriculture notamment. J’ai vraiment été surpris cet été : j’étais dans les embouteillages, dans ma voiture – je roule aussi en voiture –, et sur le terre-plein central, il y avait des petites plantations de fleurs. Je me suis aperçu avec émerveillement qu’il y avait plein d’insectes qui butinaient ces fleurs, une densité d’insectes que je ne retrouvais pas forcément dans les zones agricoles ou viticoles qui sont soumises à beaucoup de phytosanitaires. Il ne faut pas non plus s’auto-flageller, la biodiversité en ville est présente. Je constate qu’il y a de plus en plus d’espèces d’oiseaux qui viennent nicher à Bordeaux, en regard de ce qu’on observait il y a quarante ans. Ça aussi, c’est un constat. Il y a des espèces qu’on ne voyait pas en ville et qu’on voit maintenant. Certaines espèces de mammifères ont tendance à s’approcher des villes, donc les 50% sont déjà relativement efficaces. Bien sûr, ça n’empêche pas de chercher des améliorations. Mais la ville n’est pas le pire des enfers pour la biodiversité, les animaux s’adaptent, et préfèrent quelquefois le béton aux pesticides.
Frédéric Blanchard Oui, vous avez entendu parler, c’est paru dans le Monde, je crois, du miel du béton, ou de l’Opéra, ou du Grand Palais. Ça me fait très peur quand même, parce que c’est symptomatique de nos environnements chimiques. Il y a beaucoup de chimie en ville, une chimie qui n’est pas la même que celle de la campagne. La chimie de la campagne est extrêmement violente, la chimie de la ville est beaucoup plus pernicieuse. Il faudrait qu’on s’intéresse au plomb présent dans les Pessac-Léognan et les Graves. Ce sont des vraies questions que l’on peut se poser. Des réactions là-dessus, sur ces qualités, sur ces évaluations, sur la manière dont elles peuvent être perçues ?
Nathalie Warin Par rapport aux 50%… Ce micro-trottoir, en début de séminaire, montre que ça peut prêter parfois à rire parce que la façon dont les supports de biodiversité sont comptabilisés n’est pas forcément perçue par le grand public comme une chose claire et établie. On cumule des petites zones, et on se dit : « Oh, on a 50% ». Le grand public, en termes de perception, est quand même loin des 50%, et c’est vrai qu’il y a peut-être un effort à faire pour les mettre plus en valeur. Ce n’est pas vraiment 50% de nature perceptible.
Frédéric Blanchard Vous pourriez creuser ?
Nathalie Warin On est à 50% aussi sur le Grand Nancy, et je me suis dit : « Oh, 50% », et quand on regarde de plus près, ils se décomposent en petits squares, petits parcs. Et comme ils sont disséminés à droite, à gauche, et que parfois, ces parcs sont confidentiels, on ne les voit pas, on n’a pas la sensation que 50% du territoire est occupé par des espaces verts.
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Frédéric Blanchard J’ai envie d’alimenter le débat en vous donnant ma perception de scientifique et en disant qu’il y a des tactiques toutes simples pour améliorer la nature en plein cœur de ville, dans le domaine dominé par le béton, jusqu’à sa périphérie. Si on refaisait ce micro-trottoir, je crois qu’il révèlerait toujours la même perception. C’est la nature qui a amené les espèces les plus rares en ville, le corridor de la Garonne mis à part, puisqu’il génère la présence de l’Angélique en plein cœur de Bordeaux. La vraie nature, au sens des biologistes, c’est quarante espèces au mètre carré. Amener le citoyen vers la nature en périphérie, voilà peut-être une piste à creuser. Le citoyen de cœur de ville dit : « La nature, je ne la vois pas. » Et quand il voit trois saules, il se dit : « Tiens, c’est la nature. » Il faut peut-être l’accompagner vers la périphérie.
Linda Leblanc Pardon, mais attention, nous sommes en train de repartir sur le fait que la nature, ce ne sont que les espèces végétales.
Frédéric Blanchard Oui, mais derrière elles, il y a la notion d’habitat.
Linda Leblanc La nature, c’est aussi le relief, c’est le sens de l’eau, c’est la lumière…
Frédéric Blanchard Je vous rassure tout de suite, c’est un problème de culture de mot. Ce que je voulais dire, c’est que la notion d’habitat intègre le climat, les sols, les animaux.
Linda Leblanc C’est ce qui me gêne dans cet atelier sur la biodiversité, parce qu’effectivement, on a toujours tendance à tout ramener à ça, et à la quantité, et vous redites encore que la nature, c’est quarante espèces au mètre carré. Ça veut dire qu’en dessous de quarante espèces au mètre carré, on n’est plus dans la nature. Je m’oppose vraiment à cette idée.
C’est très difficile
Frédéric Blanchard
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En tant que scientifique, je peux vous dire que le meilleur outil, pour mesurer un habitat, ou l’habitat, c’est la trame de la biodiversité. Le sol, le climat, les espèces animales et végétales : dans l’analyse de tout cela, notamment, le végétal joue un rôle très particulier. C’est ce que l’on appelle la phytosociologie, une science qui n’est plus beaucoup enseignée à l’université, mais sur laquelle nous nous appuyons. Grâce à cet outil-là, il est possible de décrire les gradients de ce que l’on vit aujourd’hui d’eutrophisation, avec le passage, sur un espace, en termes qualitatif et quantitatif, de quarante espèces à deux espèces. On nous demande beaucoup d’indicateurs sur les questions de chute qualitative, je parle donc ici de qualité, à partir
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des nombres établis. Là aussi, il existe un problème de culture. Je conçois, prenant en compte vos références, votre corpus de connaissances, vos remarques sur mon discours. Nous parlions là de la même chose. C’est un exemple typique. La nature n’est pas un petit écureuil. C’est tout un écosystème avec des prédateurs, des parasites, des sols, une dynamique de l’eau…, des choses complexes. Et on sait qu’on ne peut pas avoir tout ça en ville où on fait de l’écologie urbaine avec trois prédateurs, deux coccinelles, des choses certes passionnantes, mais il faut savoir de quoi on parle. Les espaces intermédiaires, les délaissés, jouent un rôle un peu particulier. Des personnes travaillent sur ces espaces un peu particuliers en plein cœur de ville.
Miguel Georgieff Ce qui m’intéresse justement dans le débat, c‘est la pluralité des approches. Après ces diverses interventions, j’ai l’impression que l’incapacité à résumer la chose et l’approche, réside aussi dans un problème d’outils, et qu’une vision dynamique de ces espaces simplifierait beaucoup tout cela. Ce qui m’intéresse, c’est d’imaginer qu’une personne habitant en centre-ville et n’ayant pas de capacité à avoir un impact direct sur la diversité végétale de son propre quartier, est susceptible, après avoir vu cette diversité en périphérie ou dans des espaces plus riches en termes quantitatifs, de travailler sur les paramètres, que décrivait Jean-Pierre Clarac. C’est-à-dire le travail sur l’eau, la consommation de l’eau, du sol, ce qui passe éventuellement par un changement de moyen de transport, l’utilisation d’un vélo et non d’une voiture. Les habitants, une fois informés, peuvent influer sur la chimie, et adopter un raisonnement basé sur l’interdépendance à l’échelle globale. J’évoque la capacité d’avoir tous sur chaque geste une sorte d’effet papillon qui démultiplierait les échelles de ce type d’impact. On ne parlerait pas alors de la biodiversité comme d’un objectif en soi, mais comme du porte-drapeau d’une attitude beaucoup plus responsable et plus générale. Je crois qu’on parle de la biodiversité comme on parle de l’Angélique des estuaires souvent ; qu’elle représente quelque chose d’emblématique parce qu’on sait la représenter avec des insectes, des animaux. Tout ça est très joli et permet de communiquer. Mais c’est beaucoup moins « sexy » de parler des sols, de l’eau, des circuits courts des matériaux : ce n’est pas évident à se représenter, et en même temps, nous avons tous un impact là-dessus, par rapport à nos pratiques quotidiennes. C’est là que je voulais en venir : les délaissés représentent pour moi plus qu’un objectif en soi. Au-delà du maintien ou de la production des délaissés éventuels, il faut s’interroger sur la capacité qu’aurait la ville, un peu comme le disait Alexandre Chemetoff tout à l’heure, de n’être pas perçue ou conçue comme quelque chose de fini, une image arrêtée, qu’on voudrait améliorer tout en la laissant dans le même état, à partir de notions un peu rigides. Ce qui reviendrait à mettre de la diversité dans une ville qui est déjà fermée. Au contraire, je crois que tout cela est très mobile, très souple. Dans le temps, je faisais de petits schémas explicatifs avec plein de cercles non-finis, imbriqués les uns dans les autres. Et je pense que c’est cette question-là aussi que soulèvent les délaissés : la manière dont, à travers sa découverte, légale, illégale, nous projetons un autre regard sur la ville, et la critique des différentes approches que nous avons, aussi bien comme citoyens que comme professionnels. Ces espaces sont le support du débat, des questions, sur la redéfinition de nos façons de voir.
Les habitants, peuvent adopter un raisonnement basé sur l’interdépendance à l’échelle globale.
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Frédéric Blanchard Je voudrais juste alimenter ce propos d’un exemple sur les délaissés de Nantes. Il existe là-bas un micro-jardin botanique, ou plutôt un micro-jardin paysager très contemporain. On entre dans une forêt de Buddleia… Bon, je vous passe la parole et puis on reparlera de ça.
Clément Rossignol Je trouve que la présence des délaissés est très importante en ville : on explique à tout le monde que la ville n’est pas forcément maîtrisée, n’est pas forcément propre, et que la nature vit, jaillit, que la ville en a besoin. Si l’on veut avoir de la biodiversité, de la nature en ville, la nature avec un grand « N », donc, c’est le grand parc, comme le parc de Mussonville à Bègles, ou le parc des Jalles, le parc des Coteaux…, je ne vais pas tous les citer. Mais ensuite, il faut relier ces grands ensembles et, pour les relier, il faut utiliser les délaissés, et éventuellement en créer. Il faut traiter tous nos parcs différemment. J’ai bien aimé votre intervention portant sur le fait qu’il faut travailler l’entretien des parcs et jardins complètement différemment, en fauchant moins, sans produits phytosanitaires, en expliquant aux gens que quand l’herbe est un peu haute, elle protège les petits insectes, etc. Il faut essayer de créer une trame verte et bleue pour relier ces grands ensembles, et ça passe par les jardins privés : il faut donc que les gens prennent conscience de tout cela et deviennent des acteurs, pas simplement des consommateurs de nature. Il faudra qu’on discute de votre première question, à savoir : faut-il restaurer ou conserver la biodiversité ?
il faut que les gens prennent conscience et deviennent des acteurs, pas simplement des consommateurs de nature.
Frédéric Blanchard Tout ce qui vient d’être dit va un peu dans ce sens. Je n’ai pas voulu intervenir, mais ça me pousse à réagir. Vous savez, en ce qui concerne la biodiversité, nous sommes dans une phase tellement catastrophique que les spécialistes de ces questions-là ont avant tout envie de protéger. Faites la transposition. Vous savez que Kandinsky a produit deux cents tableaux, vous savez qu’il en reste quatre. Vous ne passez pas dix ans à trouver la bonne définition aux mots pour les quatre derniers tableaux, vous les protégez.
Clément Rossignol Je vais faire mon petit poil à gratter, mais il y a peut-être des gens qui s’en foutent des quatre derniers.
Frédéric Blanchard On est d’accord. Le vrai souci, c’est que je ne suis pas sûr que les Kandinsky, déontologiquement, on puisse vivre sans. Moi, je ne pourrais pas vivre sans les Kandinsky. Mais je sais aussi que, même intellectuellement, je ne pourrais pas vivre sans la nature. Quoi qu’il en soit, revenons plus concrètement sur les délaissés : il y a là une notion importante, que j’avais évoquée hier, celle des délaissés comme outils de connexion. Cela pose de nouvelles questions, celle de la réappropriation de certains terrains qui étaient des voies ferrées notamment, avec des problèmes de restauration. La réappropriation aussi des friches industrielles, avec également des chimies particulières. La cub 100
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Stéphane Hirschberger Je vais juste dire un mot sur les délaissés. Si on parle de délaissés, ça veut dire qu’il y a des endroits qui ne le sont pas, de grands territoires emblématiques qui ne seraient pas délaissés. Or, je ne suis pas convaincu qu’ils ne soient pas délaissés, effectivement. J’ai travaillé sur un territoire pendant deux ans, je l’ai beaucoup arpenté, et je pense aujourd’hui que c’est un territoire qui est délaissé. Je parle du parc des Jalles. Effectivement, on en parle beaucoup, on le brandit comme un étendard, mais je crois que, par exemple, la promenade que nous avons faite hier et durant laquelle, je le dis clairement, nous avons été emmenés dans un endroit presque idyllique, aurait très bien pu nous conduire dans un lieu beaucoup moins sympathique qui est la traversée de la déviation de Saint-Médard, où on est quand même en train de mettre en place des tuyaux d’un autre temps. Nous aurions pu aller dans des endroits abandonnés. Simplement, traverser, et passer de Bruges à Blanquefort : en marchant à côté de la route, nous aurions, je pense, abordé la question du parc des Jalles autrement. Je crois que les délaissés ne sont pas forcément là où on le pense. Effectivement, c’est un terme générique par lequel on les intitule. Mais je crois qu’il faut s’intéresser aussi à des endroits ordinaires et à des endroits emblématiques autrement.
Frédéric Blanchard Une question auparavant : est-ce que vous connaissez le pourcentage sur La Cub ? Il y a quoi dans ces 50% de délaissés ?
Clarisse Paillard Comment ces 50% ont été… Sur quoi c’est basé ? Les PLU ?
François Noisette Moi, le taux, je m’en fiche un peu. Il suffit que l’on rentre une commune de plus dans La Cub, ou que Saint-Médard la quitte, pour que le taux change. Mais ça n’aura rien changé pour la nature. C’est un taux administratif, voilà tout. En ce qui concerne la biodiversité dans la ville, je pense qu’il faut qu’on accepte ce fait que la ville est très variable selon les endroits. La place de la Bourse, ce n’est pas la place des Quinconces. Sur la place de la Bourse, il n’y a pas d’arbres, sur la place des Quinconces, il y en a plein, ce sont tous les mêmes, et en dessous, on marche, et il n’y a que du sable. Ce n’est pas demain la veille qu’on verra des fougères sur la place des Quinconces, et de toute façon, on n’en a même pas envie puisque ce n’est pas le projet des Bordelais quant à cette place. Même si on y laisse quelques mauvaises herbes, ce n’est pas ça le projet, ce n’est pas ça qui crée aujourd’hui du vivre ensemble sur la place des Quinconces. De la même façon, en ce qui concerne les pelouses, il y a des endroits où il vaut mieux qu’on ne les fauche pas, mais il y a aussi des choses qui font sens, comme le jardin à la française, soigneusement tondu, avec des buissons soigneusement coupés six fois par an, ça représente une valeur aux yeux de la plupart des gens. Quant aux délaissés, j’ai un peu la même réaction. Si l’on pense à une voie ferrée abandonnée : actuellement, donc, s’y trouvent plein de choses qui, du point de vue de la biodiversité, sont très intéressantes. Mais peut-être qu’un jour, on aura envie de refaire un peu de logistique ferroviaire et de rouvrir la voie ferrée, et si on
Ce n’est pas demain la veille qu’on verra des fougères sur la place des Quinconces.
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Il faut qu’on accepte que la ville avance, qu’elle bouge, qu’un endroit qui était vert ne le soit plus, et qu’un endroit qui n’est plus vert le redevienne.
fait passer de gros wagons, il va falloir re-ballaster un peu tout ça. Eh bien, il n’y a qu’à re-ballaster, effectivement, parce que sinon les wagons ne passeront pas, et ça vaut mieux que les camions quand même. Je crois qu’il faut qu’on accepte que la ville avance, qu’elle bouge, qu’un endroit qui était vert ne le soit plus, et qu’un endroit qui n’est plus vert le redevienne – ce qui a été fait sur les quais. Revenons sur l’idée initiale : quel est le stock global ? Comment transformer des choses dans ce stock dans un sens ou dans un autre ? Comment faire un projet dans certains endroits tel que ça a été fait à Nantes, à partir de valeurs naturelles que l’on va conserver ? Le quai, au lieu d’être droit, va comporter des échancrures : je ne sais pas comment vous êtes parvenus à faire à la fois un quai où on aborde de gros bateaux, où on ne se mouille pas les pieds et où il y a des Angéliques. C’est intéressant, ça fait travailler les paysagistes. Il faut bien regarder tout cela. Nous sommes dans des réseaux qui se superposent. Il y a aussi des chauves-souris en ville, dans certains coins de ville, dans des jardins qui sont des espaces sauvages. Les chauves-souris arrivent à vivre avec des insectes qui ne sont pas tout le cortège, mais une certaine partie. Il faut quand même qu’on en parle, de ces chauves-souris-là, parce qu’elles sont toutes protégées.
Philippe Barbedienne Il faut qu’elles mangent et qu’elles se logent.
François Noisette Oui, il faut qu’elles mangent et qu’elles se logent, mais la diversité de leur menu quotidien ne correspond peut-être pas à toute la diversité qu’on trouve dans certains milieux de Corrèze. J’ai vraiment envie qu’on ne se focalise pas sur tel ou tel type d’espaces : s’il est délaissé, ça ne veut pas dire qu’il faut s’interdire d’y aller. Aujourd’hui, les bassins à flot, tous ces bouts de quais, sont sûrement des zones très riches. Je préférerais pourtant faire un projet de réaménagement un peu important à cet endroit-là plutôt que d’aller tartiner 57 hectares en périphérie urbaine, avec les voiries qui vont avec et des lignes de tramway, etc. Aux bassins à flot, il y a déjà tout. Regardons bien le sujet. Et ça ne veut pas dire par ailleurs qu’il n’y a pas un problème de stock, de réseau de la biodiversité : dans les projets des bassins à flot, on doit déterminer, pour une raison de continuité écologique, un endroit, un hectare, qui puisse servir de station à telle et telle espèces pour faire escale. On garde des escales pour les grands oiseaux migrateurs, et il faut en garder pour les abeilles… Il faut qu’on ait cette approche-là. Mais on ne peut pas partir de l’idée que, parce qu’on a trouvé des choses intéressantes aux bassins à flot, on n’y touche plus. Un, ce n’est pas recevable, et deuxièmement, par rapport à la qualité urbaine, à la continuité, par rapport à la promenade, ce serait quand même très dangereux.
Clarisse Paillard
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Je ne pourrai pas intervenir sur les délaissés parce que c’est un sujet que je ne connais pas particulièrement, pas précisément en tout cas. Au-delà du patrimoine protégé qui existe sur l’agglomération nantaise, nous avons la chance d’avoir un réseau hydrographique riche avec plus de 250 kilomètres de cours d’eau jusqu’au cœur de la ville. Ce qui nous permet d’avoir un bon réseau de nature jusqu’au cœur de Nantes. Autour de la table, on a parlé beaucoup d’espèces protégées, mais on n’a pas vraiment évoqué la nature ordinaire, ni la fonctionnalité.
/ Atelier 1 : Biodiversité
Frédéric Blanchard Un petit peu, en lien avec la connectivité…
Clarisse Paillard J’aimerais vraiment insister là-dessus, parce qu’à mon avis, c’est ça le cœur de la biodiversité. Il y a des espèces pour lesquelles on peut créer des sanctuaires ici et là, mais s’il n’y a pas de connexion entre ces différents espaces, on n’ira pas bien loin.
Frédéric Blanchard Les questions de connectivité ou de délaissés sont importantes à appréhender dans les possibilités d’aménagements sur vingt, trente, ou cinquante ans, ce qui induit aussi la notion de réversibilité, ce sont des choses qu’il faut avoir en tête. D’autres points là-dessus ?
Benjamin Chambelland Toujours au sujet des délaissés, j’ai une question à adresser à Stéphane Hirschberger à propos du parc des Jalles. Quand vous dites délaissé, c’est délaissé par qui ? Ça permettra d’aller un peu plus loin dans cette question-là, au sujet d’un territoire qui n’est pas connu de tous, ici, ce qui est intéressant, je pense.
Stéphane Hirschberger
L’action publique consisterait à organiser ces forces en présence.
J’essaierai de parler de manière très synthétique, et de ne pas m’étaler trop, même si il y a eu un éloge de l’étalement ce matin. Le parc des Jalles, effectivement, est privé à 95, 96, 97%. Le foncier n’est donc pas maîtrisé par la puissance publique. Pas uniquement le foncier agricole : il y a aussi les marais, les éleveurs…, c’est un territoire très divers. L’action publique y est rare. Je n’érige pas l’action publique en vertu, elle est précisément à déterminer, et je pense qu’une part du débat sur la question de la biodiversité revient à s’interroger sur l’action possible de la puissance publique. Hier, dans la visite, nous avons entendu des témoignages très intéressants de maraîchers qui se sentent abandonnés dans leur activité, on pourrait parler de beaucoup d’acteurs. Nous avions développé dans la Charte l’idée que d’un parc vivant, dans le sens où il y a beaucoup d’acteurs, et d’acteurs du paysage, donc une force de fabrication du paysage à des degrés divers, avec des qualités diverses, mais déjà là. L’action publique consisterait peut-être juste à organiser ces forces en présence de manière à fabriquer quelque chose, mais elle est absente. Notre travail à nous a donc consisté justement à faire une feuille de route politique destinée à la rendre présente, à la faire revenir sur ce qui nous semble être délaissé, par la présence publique qui nous semble être garante de l’intérêt général.
Frédéric Blanchard J’interviens : ce mot de délaissé a été réapproprié. Bien sûr, c’est un peu typiquement ce qu’on vit. Pour nous, c’est un terme très technique, tout simple. Mais dès qu’il est réapproprié par le paysagiste ou l’architecte, on part dans des discours que le biologiste ne comprend pas, sur lesquels il n’a pas de maîtrise, parce que les délaissés, c’est, tout simplement, quand on travaille en DDE, une surface qui correspond à certains choses. Il y a des La cub 103
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délaissés où on fait beaucoup de choses merveilleuses. Bien sûr, si on fait de la communication là-dessus, il faudra peut-être changer le nom, mais ce qui était intéressant… Personne n’a réagi sur le délaissé à Nantes. Il y a la question des trames vertes, mais sur le délaissé, il y a énormément de plantes envahissantes sur lesquelles parfois on fait de la publicité. Le Ministère, il y a quelques années, a demandé au réseau des conservateurs botaniques nationaux d’établir une liste d’espèces à interdire à la vente en France. Les différents conservateurs botaniques ont donc planché, et monté une liste, basée sur des choses sérieuses – c’est une question très complexe. Nous avons mis en avant une centaine d’espèces qui posent des problèmes, de vrais problèmes, à la nature, au fonctionnement des écosystèmes, à ce genre de choses. Sur cette centaine d’espèces, une plante, qui est la Jussie, a été interdite. La question est : pourquoi est-ce que Nantes communique sur son Buddleia ? On est bien là face à la question de l’ordinaire, et même de la biodiversité négative : Nantes communique de façon positive parce que le jardin contemporain est très beau…
Il y a des délaissés où on fait beaucoup de choses merveilleuses.
Clarisse Paillard Ce jardin, je le connais, mais je n’ai pas participé du tout à ce genre de réflexions qui sont menées par la Ville, de fait.
Clément Rossignol À Bègles, nous avons mis en place une charte de la biodiversité pour les aménageurs, et nous allons vraisemblablement la décliner pour les particuliers. Pour l’instant, c’est assez général, mais il y est quand même dit qu’il y a des plantes qui ne sont pas bienvenues sur le territoire, et que d’autres sont bienvenues, en fonction de l’écosystème. Nous demandons aux aménageurs de faire un diagnostic de la biodiversité sur le territoire concerné. Ensuite, a lieu une discussion avec la mairie autour du concept de biodiversité et à sa place dans le projet. Je pense que des réponses politiques peuvent exister à ce niveau-là. Elles sont d’une certaine façon contraignantes, mais basées sur le dialogue.
Frédéric Blanchard Oui, il ne faut pas avoir peur de ces questions-là. Nous-mêmes, quand je dis que nous sommes des scientifiques dans l’urgence, c’est parce que nous voyons des espèces disparaître. Pour vous donner une idée de ce qu’est l’urgence, je peux vous indiquer deux cents espèces qui, pour la région Aquitaine, ne se trouvent plus que dans un mètre carré. Que faut-il faire pour les sauver ? L’urgence est moindre qu’en cœur de ville, mais on souhaite quand même que ça se passe bien. Nous avons aussi évoqué le problème de la ville-réservoir dans son étalement. Quand j’ai entendu dire que l’étalement, c’était très beau au niveau du concept, le gros problème de la nature, c’est l’étalement urbain. Nous sommes intervenus sur un dossier pour protéger une orchidée protégée. Or, qu’y avait-il comme projet en face ? C’était un jardin. C’était de la nature contre de la nature. Quand nous disions « Mais attendez, là, vous êtes sur une des dernières prairies de suintement, des bordures, surtout sur cette côte-là. Qu’est-ce que vous voulez, vous voulez de la nature ? », on nous présentait un jardin. Ce sont des contradictions que nous vivons concrètement. La cub 104
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Clarisse Paillard Un des soucis est le déficit de connaissance, donc même si on travaille beaucoup avec des associations locales qui connaissent le territoire, on n’a jamais assez de relevés sur la petite zone à aménager dans le territoire concerné. C’est un réel souci, parce qu’en fait, concrètement, c’est très difficile de mettre en œuvre des moyens suffisants pour avoir une connaissance sur un territoire aussi vaste qu’une Communauté Urbaine.
Frédéric Blanchard Mais vous avez des pistes ?
Clarisse Paillard Pas forcément, non, pas aujourd’hui en tout cas
Frédéric Blanchard Est-ce que d’autres ont des pistes ? Nous parlions aussi des délaissés au sujet des questions de fonctionnalité, de connectivité, d’influence aussi de la ville sur sa périphérie. Il y a quelqu’un qui nous vient de Chicago, je crois ? Oui, vous avez travaillé à Chicago, est-ce que vous auriez des éléments ? Je vous prends un peu au dépourvu, mais comme je sais que vous serez absente cette aprèsmidi…
Anne Jaluzot Oui ! Concernant l’urgence que vous avez décrite quant à une attitude de conservation d’une part, mais aussi les débats que vous avez eus sur la question de la biodiversité dans ce qu’elle implique, au sens où c’est une approche à la fois qualitative et quantitative pour décrire des systèmes, ma réaction est de poser la question : est-ce que c’est le bon prisme ? Est-ce que c’est la bonne façon de poser la question de la nature en ville, et d’en faire un projet ? Au final, l’objectif, c’est peut-être qu’il y ait une amélioration de la biodiversité, mais est-ce que c’est la meilleure façon d’y aboutir ? À Chicago, je travaillais sur un plan de biodiversité. Quand vous parliez des Kandinsky par rapport à la nature, vous avez dit : « Moi, je ne peux pas vivre sans un Kandinsky. » À mon avis, il est extrêmement important de creuser cette affirmation, parce qu’elle renvoie à la question qui a été posée tout à l’heure, la question de la valeur. Et des valeurs de la nature en ville, parce qu’il pleut aussi sur la ville, il neige aussi sur la ville, il y a du vent dans la ville. Vous avez établi l’opposition qui devient intangible entre des espaces de très grandes qualités qui ont leur raison d’être et qui exigent effectivement des méthodes de gestion uniques et de préservation. Et de l’autre côté, vous avez dit : « S’il y a trois écureuils, et deux saules, alors on ne parle pas de biodiversité, c’est hors sujet ! » Je pense au contraire que comprendre ce continuum et comprendre les valeurs qui sont associées à ce gradient-là, nécessite d’adopter justement une démarche qui est bien plus complexe que celle qui consiste à parler simplement de la
Il faut aussi intégrer cette biodiversité dans une gestion plus globale, avec tous les services que ça amène : en termes de santé mentale, en termes de modération des températures.
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biodiversité sous cloche qui existe dans certains espaces et qui est importante. Il faut aussi intégrer cette biodiversité dans une gestion plus globale, concernant l’insertion des systèmes naturels dans un ensemble urbain, avec tous les services que ça amène : en termes de santé mentale pour les habitants, en termes de modération des températures, en termes de réduction des coûts de la gestion des espaces urbains par rapport à la gestion des eaux de pluie, etc. Quand on a une meilleure compréhension de l’ensemble, on peut proposer des aménagements qui mettent mieux en valeur le rôle de la présence de la nature, même dans des espaces très minéralisés, ce qui, ensuite, facilite l’éducation, la prise de conscience, et induit aussi des retombées sur ces espaces très sensibles qui ont jusqu’à présent monopolisé les discussions. Ce que j’essaie de dire, c’est que je ne pense pas qu’on puisse aboutir à des solutions pour des espaces très sensibles, sans repousser cette barrière qu’on a essayé de dépasser entre les espaces urbains et la présence des systèmes naturels en ville, parce que de toute façon, ils sont là. Mais on n’aborde ces questions-là qu’en termes de limitation, on ne parle pas de l’abondance. Le soleil brille, la pluie tombe, et cette abondance-là, cette richesse, c’est quelque chose qu’en termes de gestion de ville, il faut savoir exploiter plutôt que de toujours aborder ces questions en termes de limitation. Je trouve que ce n’est pas une façon de faire avancer le problème. À Chicago, je travaillais pour la Ville, qui s’inscrivait dans une démarche de biodiversité à l’échelle d’une partie du comté de l’Illinois. Ils sont arrivés avec une carte, et tout un tas de réseaux, une trame verte très intéressante, magnifique, sur toute la banlieue. Dans la ville de Chicago, il n’y avait rien, parce qu’effectivement comme vous l’avez dit, en ville, il n’y a rien. Il s’avère que l’aigle, je ne sais pas comment on l’appelle en français, celui qui est le symbole des États-Unis avec la tête blanche…
Frédéric Blanchard L’aigle de Pygargue.
Anne Jaluzot Voilà! Il s’avère qu’un couple d’aigles a décidé de venir nicher le long de la rivière en plein cœur de Chicago. Sur cette base-là, nous avons établi tout un plan de gestion de la nature en ville, qui a été aussi associé à une réflexion sur le rôle des systèmes naturels et des services rendus, donc à un travail sur la voirie, la présence des arbres, des matériaux utilisés, etc. Je ne pense pas qu’il faille séparer ce que la nature offre d’ordinaire…
Frédéric Blanchard Je réagis sur ce que vous venez de dire. Depuis vingt ans, en utilisant tout un tas de mots que vous n’utilisez pas, nous travaillons sans faire du tout cette barrière-là. Nous avons au contraire des descriptifs d’habitats très fins. Nous employons des mots comme les zones tampons, les fonctionnalités…, c’est vraiment une culture.
Anne Jaluzot Oui, mais vous m’avez demandé de parler de ce que j’ai vu. Je ne dis pas ça pour dire que c’est mieux, mais dans les discussions de ce matin, je n’en ai pas vraiment entendu parler. C’est tout. Le cas de Chicago me semble important à présenter. La cub 106
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Frédéric Blanchard C’est important, mais un point d’accroche à un pygargue en plein cœur de ville, c’est facile, c’est l’emblème des États-Unis. Lancer des ponts avec la nature extérieure, ça me semble être un sujet simple et accrocheur. En fin de compte, vous avez déclenché quoi pour améliorer la connaissance, puisqu’il n’y avait rien ?
Anne Jaluzot Il y a eu un travail avec les associations de quartiers à travers des systèmes Internet de recensement, l’appel à un réseau de bénévoles pour faire le recensement des espaces. Ils étaient encadrés à la fois par les services départementaux, l’équivalent de la DIREN, et aussi le service des parcs qui est très bien organisé au niveau de la ville. Ça a permis de déterminer des endroits dans lesquels allaient être mis en place des systèmes de gestion différenciée, voire dans certains endroits l’installation d’une barrière pour que l’accès du public soit restreint, avec simplement une visite une fois par an d’une volontaire pour s’occuper des sacs plastiques éventuels, etc. Ça a permis la mise en place d’une stratégie de gestion différenciée, sur tout le réseau des parcs de Chicago, avec un projet d’acquisition d’un certain nombre de sites afin de les préserver. En ce qui concerne les questions de gestion, nous avons pu établir une bonne organisation entre les associations de volontaires, ce qui est plus facile qu’ici, le secteur associatif étant très présent aux États-Unis en raison de la déficience du secteur public. Cette situation crée donc des dynamiques un peu différentes, et nous avons pu les coordonner avec les secteurs publics, les établissements de contrat où on savait mieux ce que chacun faisait. Pour sceller un peu tout cela, nous avons établi une sorte de charte de bonnes intentions signée par tout le monde. La faiblesse de cette approche-là, c’est qu’il revenait à chacun des acteurs d’être porteur des actions dont il était censé être responsable. Certaines personnes ont effectivement suivi la démarche, mais d’autres l’ont laissé tomber. C’est donc un bilan mitigé, mais maintenant quasiment chaque parc de Chicago a des zones repérées et tout un système d’interprétations, etc. Cette démarche a permis, je pense, de changer le paysage, et de changer le rapport au…
Frédéric Blanchard Vous dites que la puissance publique n’était pas très présente : votre travail s’est donc beaucoup appuyé sur le réseau associatif. J’ai quand même l’impression que la puissance publique a été le chef d’orchestre.
Anne Jaluzot Oui, c’est vrai.
Frédéric Blanchard Donc quand on parle de connectivité, de trame verte, ou bien sûr bleue, c’est peut-être implicite, même si on ne le dit pas à chaque fois. Nous nous disions hier que la Charte appliquée sur deux ou trois communes, à condition de changer peut-être juste deux mots, pourrait s’appliquer à toute La Cub éventuellement. Nous trouvions regrettable l’absence d’un vrai travail de convergence : sur une commune voisine, ils étaient plus en avance sur certains points et auraient pu apporter une contribution utile. Cette question liée à la La cub 107
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nécessité d’une connectivité de la biodiversité, d’une connectivité des énergies humaines, est-ce une évidence ?
Clément Rossignol À mon avis, une des réponses passe par ce que nous sommes en train de faire en ce moment. J’ouvre peut-être une porte ouverte. C’est La Communauté urbaine de Bordeaux, sous l’impulsion de Vincent Feltesse, qui prend le problème à bras-le-corps, et les zones naturelles et sensibles ordinaires sur le territoire.
Frédéric Blanchard Souvenez-vous des questions qu’il faut avoir toujours présentes à l’esprit d’une manière sous-jacente. Faut-il que La Cub lance un grand concours européen pour l’aider dans sa stratégie vis-à-vis des espaces naturels ? C’est une question qui m’a tout de suite inspiré la réflexion suivante : « Eh bien, nous en sommes donc déjà là, il faut aller chercher à l’extérieur. » Or j’ai eu l’impression d’avoir vu beaucoup de choses sur trois communes, des choses intéressantes développées hier, et qui seraient déjà à mettre en réseau.
Benjamin Chambelland Je voudrais revenir sur la question de l’échelle par rapport à ce que vous venez de dire, parce qu’hier nous avons eu un témoignage très intéressant de Monsieur Dhenin.
Frédéric Blanchard Monsieur Dhenin travaille dans un syndicat mis en place par Lille métropole pour gérer les espaces de nature et espaces verts, et du Parc de la Deûle.
Benjamin Chambelland Je pense en fin de compte que son témoignage permet de réaliser qu’ils ont, je ne sais pas, dix ans, peut-être plus, d’expérience sur les questions que nous sommes en train de nous poser, les questions de gestion, de connectivité, de pédagogie : tout cela se travaille déjà ailleurs. Cela mériterait que ce grand témoin vienne nous en parler aujourd’hui.
Stéphane Hirschberger Il est là, mais à l’atelier planification. Pour éclairer peut-être ce point, nous l’avons fait venir lorsque nous travaillions sur le parc des Jalles. Il est venu dans le bureau de Vincent Feltesse, avec Didier Martinet qui s’occupe du parc Miribel Jonage. Le témoignage de Pierre Dhenin est intéressant concernant la méthodologie. Vous parliez de l’action publique, de la question de la connectivité des réseaux. Il y a toujours une grande question qui se pose : faut-il faire un réseau nature d’abord ? S’agit-il d’une question de compétences ? Qui s’en occupe ? Et ensuite, on réalise les projets. Quand je dis projets, ça ne concerne pas seulement les aménagements, cela inclut des projets de tous types. Ou encore : est-ce qu’à un moment les territoires sont partagés, ce qui sous-entend des projets de plus petites dimensions, voire un peu expérimentaux, exceptionnels, dont on sert comme des jalons pionniers pour une
Commencer par faire de tous petits projets, changer les pratiques, changer les cultures.
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démarche plus large ? C’est un débat que nous avons eu encore hier. Pierre Dhenin vous répondrait, je ne veux pas parler à sa place, mais il a commencé par faire de tous petits projets, par changer les pratiques, changer les cultures, et ensuite, finalement, ça s’est étendu à un périmètre plus large et il a établi un réseau qui est effectivement devenu ce qu’il gère, c’est-à-dire Espaces Naturels Lille Métropole. Mais il a commencé par le petit pour aller vers le grand. C’est une question qu’il faut poser aux élus communautaires, mais en effet, plusieurs directions sont possibles pour faire les choses.
Frédéric Blanchard Je voudrais réagir sur cette notion d’échelle. Quand vous partez de certaines cartes qui sont des outils mais qui sont souvent utilisées pour des implantations au niveau du parcellaire, la question qui se pose à un moment, c’est : comment faire pour traduire ça quand on est au 1/5000e ? Le problème du scientifique est qu’il apporte de la connaissance quant à la répartition des espèces, mais que ce n’est jamais pris en compte. Aucune base de donnée sur la répartition des espèces protégées, telle celle que j’ai présentée rapidement hier, n’a jamais nourri un éventuel document. On voudrait une charte paysagère sur la dynamique des espaces plus ou moins naturels, le schéma est intéressant, d’ailleurs, il n’est pas très loin de ce qu’il faudrait probablement mettre en place, mais on se dit : « Et les espèces ou les habitats un peu rares, ou les espèces un peu moins rares, qu’en fait-on ? » Toute cette graduation est très peu perceptible. Donc, là aussi, il y a des questions d’échelles. On me demande : « Comment arriver à une trame verte et bleue ? » Je réponds : « Il n’y a pas de secret, qui peut le plus peut le moins. » Travaillons d’abord (j’ai vu de très belles choses de faites en Belgique), au cinq millièmes, au dix millièmes sur nos petits espaces, faisons travailler les communes. Les communes feront remonter leurs travaux pour essayer de les agréger. Il existe des formes d’agrégation très intéressantes. En Belgique, depuis quinze ans, chaque maire a une carte de sa biodiversité. On n’employait pas, il y a quinze ans, l’expression de « trame verte », mais il y avait déjà des espaces de connectivité, il y avait le verger de haute-tige, les bandes enherbées de tel secteur. Il y avait vraiment des outils très concrets, très simples, des outils d’aide à la décision, qui étaient partis justement d’études faites par chaque commune et non de ces grands schémas qu’on essaie de transposer trop vite. Il peut y avoir de meilleurs dialogues, je pense, entre ces échelles.
En Belgique, depuis quinze ans, chaque maire a une carte de sa biodiversité.
Clément Rossignol 1/5000e pour vous, c’est petit ?
Frédéric Blanchard Par exemple, pour les unités de gestion, avec les agriculteurs, les maraîchers, on travaille au 1/5000e.
Stéphane Hirschberger En ville, on travaille à une échelle plus petite encore.
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Frédéric Blanchard Oui, mais je ne pense pas que dans le parc des Jalles ce soit le cas… Si, parce qu’il y a la route qui va effleurer…
Stéphane Hirschberger Oui, voilà, c’est exactement ça. Il y a la question des franges et la question des mises en œuvre, et à partir du moment effectivement où on doit transformer les choses ou agir, on est obligé d’aller dans le détail. Je ne suis pas Monsieur-barrière, mais pour revenir à cette question-là, je pense qu’elle est symboliquement essentielle. Il ne faut pas non plus que la mise en place de cette barrière qui joue un rôle effectivement dans la protection des automobilistes, se fasse au détriment d’un autre facteur du projet. Benjamin a raison de dire qu’il faut arriver à régler ce jeu d’emboîtements. C’est intéressant ce que vous dites par rapport au fait que la petite échelle est pour vous le 1/5000e, alors que pour quelqu’un qui aménage, c’est le 1/200e ou même plus petit, dès que l’on commence à écrire les choses.
Jean-Pierre Clarac
Frédéric Blanchard
J’ai travaillé là-dessus, et nous sommes allés jusqu’à la parcelle, puisque ce qui comptait, c’était comment on pouvait aller d’un bout du parc des Coteaux à l’autre bout. À un moment donné, nous nous sommes dit que le lien ne pouvait pas avoir moins de 35 mètres parce que c’était le minimum de distance pour que le corridor puisse se relier à l’ensemble, et appartienne à un même lieu. Ce lien est souvent aujourd’hui de deux mètres. Nous avons donc reporté l’ambition parcelle par parcelle, en plaçant des taches rouges. Et nous nous sommes dit que, pendant les vingt ans qui viennent, il faudrait acquérir ce foncier pour avoir un jour une armature paysagère qui puisse être gérée, qui puisse être un site d’accueil, etc. Nous avons ainsi travaillé avec le long terme. Même si aujourd’hui, nous n’avons pas d’argent, nous pouvons imaginer en trouver d’ici quinze ou vingt ans. Nous avons rencontré la propriétaire de Sud Ouest, et de la maison construite par Rem Koolhaas. Nous avions fait une maquette parce que nous devions passer sous la maison. Elle a fait venir son architecte, et nous avons trouvé comment, dans sa propriété, il était possible de passer sur une largeur de 35 mètres sans bouleverser son intimité. Je crois que les gens sont prêts à porter un projet à condition que celui-ci soit soutenu par une ambition forte, et qu’on se donne le temps. Je crois qu’avec le temps, puisque nous l’avons inscrit dans les documents du plan de planification parcelle après parcelle, nous y arriverons. Ça, c’est un résumé.
Pour faire ce travail à la parcelle, quels types d’informations avezvous eues ?
Jean-Pierre Clarac
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Claude Allier, doyen de la faculté de sciences de Nice, était là, il a travaillé avec Richard, ils ont échangé, et à un moment donné, nous sommes arrivés. Ce que je cherchais, c’était les clés de lecture de ce paysage : savoir où étaient les chênes blancs, comment aujourd’hui ils tenaient la bascule entre les coteaux et le plateau. Toutes ces choses qu’il m’a apprises sur la connaissance du milieu, sur tous les éléments porteurs pour un projet, m’ont permis d’inscrire ce projet dans la durée. L’écologue n’a pas été botaniste, il a été celui qui aide à décoder le lieu pour montrer comment on peut composer avec. Voilà le rôle qu’il a eu. Sur la biodiversité, sur l’analyse systématique, je n’ai rien.
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Frédéric Blanchard Pour faire ce travail à la parcelle, quels types d’informations avezvous eues ?
Stéphane Hirschberger Ce qui est intéressant dans ce que dit Jean-Pierre Clarac, c’est que finalement pour garantir la continuité, le corridor écologique, il faut acheter les parcelles…
Jean-Pierre Clarac Oui, 85 hectares. Il n’y a pas d’autre solution.
Stéphane Hirschberger C’est un outil, mais en gros, c’est ce qui a été proposé. Nous avons été confrontés à cette question pour le parc des Jalles. Nous avons effectivement fait une carte, or les corridors sont rompus. Comment agir ? Comment les reconstituer ? Est-ce par l’imposition ? Ou est-ce par des dispositifs ? C’est une question que je pose.
Frédéric Blanchard Je vous réponds très rapidement parce que ce sont des questions très techniques et qu’il existe des spécialistes de ces questions-là en termes de biodiversité. Les solutions existent, et ne passent pas seulement par l’acquisition. Je pense notamment à des solutions juridiques : je ne veux pas entrer dans ces détails-là, mais lorsque des panels très différents sont concernés, il existe des conventions, des baux emphytéotiques, des locations, ce sont des choses très complexes. Je ne suis pas un spécialiste de ces questions, mais je peux vous dire qu’il y a au sein notamment des conservatoires régionaux des espaces naturels des spécialistes qui travaillent sans cesse sur ces sujets, et utilisent des outils très diversifiés.
Stéphane Hirschberger Ce n’est pas aussi simple que vous le dites.
Frédéric Blanchard Effectivement, c’est très compliqué, parce qu’il y a plein d’outils différents.
François Noisette Par rapport ce qui vient d’être dit et à l’expérience du parc des Coteaux, j’ai l’impression qu’une des raisons qui militaient pour la continuité publique, c’était la volonté d’ouvrir le parc, et de l’ouvrir à cette échelle-là. La continuité de la promenade était donc importante, et il y a eu une envie, donc un projet. Je crois qu’il ne faut surtout pas dire que la continuité écologique ne pourra être assurée que dans des espaces publics. Je prends un contreexemple, même s’il n’est pas tout à fait comparable : j’ai la chance d’habiter une petite échoppe dans laquelle un précédent occupant a fait construire une petite mare en fausses pierres – du béton peint en blanc, ce n’est pas très joli. Dedans il y a des petites grenouilles, La cub 111
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des bestioles un peu protégées, au moins en réduction. Le tour de mon jardin, ce sont de beaux murs en béton préfabriqué de 2,50 mètres. Le règlement d’urbanisme dit que si vous faites une clôture en béton, vous devez ménager un petit passage pour que les grenouilles ou les hérissons puissent aller regardez ce qui se passe dans le jardin d’à côté. Il n’y a pas besoin d’acheter, c’est de la biodiversité, puisque ce sont des espaces protégés, donc plus les grenouilles auront à manger, mieux elles se porteront. Par ailleurs, si on fait un règlement qui interdit de tondre, de prendre le sécateur, mon jardin fait 30 mètres carrés, et depuis six mois on n’y avait rien fait : je me suis dit que ça allait être difficile d’y vivre parce qu’il était devenu une forêt vierge. Dans l’hypothèse d’une telle réglementation, si j’ai un jardin, je n’ai pas le droit de m’en servir. Donc, là aussi, de quel type d’espaces parlons-nous ? Et pour quel type de mesures ? Quel type de besoins ? Que faire pour les grenouilles, quelles dispositions adopter ? On ne peut pas acheter tous les endroits où il y a un peu d’eau dans l’agglomération de Bordeaux.
Frédéric Blanchard Vous aviez demandé la parole ?
Anne Delarche-Joli Oui. Hier, ce que j’ai vu sur l’Eau Bourde qui traverse l’agglomération de Bordeaux – je ne parle pas des communes hors-Cub, mais de la commune de Gradignan, de celle de Villenave-d’Ornon, et de la commune de Bègles –, c’est qu’il y a eu des approches sur des échelles importantes, c’est-à-dire les échelles de ce que l’on appelle la trame verte et la trame bleue. Il est certain que les trois approches qui ont été développées ont donné des résultats extrêmement différents. Une intervention publique relativement forte concernant ces problèmes d’acquisitions a permis effectivement de régler le problème de la continuité, qui s’est arrêtée au niveau de Villenave-d’Ornon. Il existe donc quand même des outils par rapport à l’échelle et à l’importance des enjeux, en l’occurrence ici cet axe, en termes de corridors, correspond à une politique publique affirmée. Le problème du parc des Jalles, c’est exactement ça. Tout ne peut pas être acheté, il y a effectivement des problématiques d’usages : comment maintient-on certains usages ? Ou, si on ne les maintient pas, par quoi les remplace-t-on ? Et si on veut garder ces paysages, quels projets, quels outils politiques mettre en place ?
Et si on veut garder ces paysages, quels projets, quels outils politiques mettre en place ?
Frédéric Blanchard Là, on dérive sur les questions de planification. Tout est lié. Il y avait deux interventions ?
Stéphane Hirschberge
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Acheter, ce n’est pas tout. Jean-Pierre Clarac parlait d’illimiter les achats. On voit bien qu’il y a une question de politique engagée, d’action publique, y compris sur la biodiversité. Nous avons inscrit les corridors dans ce que nous avons appelé l’espace public du parc, qui est très limité. Ce sont de petits cordons qu’on pourrait
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justement acheter, ce qui permettrait d’en faire un parc, et non simplement une campagne un peu abandonnée.
Frédéric Blanchard Nous sommes en train de tout mélanger dans le même sac. Sur le parc des Jalles, il y a encore de l’agriculture, et des prairies présentant une biodiversité remarquable, des plantes protégées au niveau national, des enjeux ; puis nous évoquons un petit jardin autour d’une échoppe où il faudrait juste faire un trou pour que les hérissons passent. Les outils sont donc très différents. Dhenin nous avait parlé aussi des Belges : c’est intéressant d’aller voir ce qui se passe chez eux. Je mentionnerai une petite chose toute simple, dont il nous a parlé quand nous avons vu la charte : dans une commune de Belgique, a été publié un petit livre concernant le patrimoine notamment. Je ne connais rien à l’urbanisme, mais on sait qu’il est impossible de construire, selon les secteurs, des fenêtres trop grandes, que des règles très précises existent concernant la couleur des toits, la peinture à utiliser…
Jean-Pierre Clarac Il s’agit des périmètres de sauvegarde.
Frédéric Blanchard Voilà. Et sur cette commune belge, ils ont mis en place un système beaucoup plus simple : chaque nouvel habitant arrivant dans la commune a à sa disposition ce petit livre énumérant quelques consignes au sujet des petites choses toutes simples qu’on est amené à faire. Il faut repasser un coup de peinture tous les cinq ans sur les volets, eh bien ce petit guide dit : « On vous conseille plutôt ces couleurs-là ». Mais il dit aussi : « Il faut éviter de planter ça, chez nous on n’a jamais taillé les arbres de cette façon-là, mais plutôt de cette manière… » C’est tout bête, mais ce petit carnet, ça fait trente ou vingt ans qu’il vit dans ce village. J’espère que je le traduis correctement. Il a été amendé, et au final, le village s’est un peu agrandi, et c’est un très beau village. Concernant ces questions de charte, en tant qu’élu de Bègles, Monsieur Rossignol, est-ce que les nouveaux arrivants à Bègles pourraient avoir ce luxe ? Ce sont des questions que l’on peut se poser. Les outils pour travailler dans les zones rès naturelles, on les a. De plus, la réserve naturelle de Bruges expérimente beaucoup et depuis longtemps sur l’agriculture dans les prairies, le bocage. On a beaucoup d’éléments. Mais effectivement, on est un peu en manque d’éléments, de communication, sur ces espaces un peu intermédiaires.
Clément Rossignol La charte est téléchargeable sur le site de la mairie, mais évidemment il y a un problème de fracture numérique, ce qui est un autre problème. Sinon, des exemplaires papiers sont disponibles en mairie. Cette charte est surtout destinée aux aménageurs, et pas tellement aux habitants. Il faudrait, et on va le faire, la décliner pour les habitants sous forme de fiches. C’est un travail qui est en cours. Par contre, j’ai une question à vous poser concernant le rôle de la biodiversité en ville. Je ne sais pas si on a vraiment abordé ce sujet, mais plusieurs fois j’ai entendu autour de la table les gens parler de nature en ville pour bien vivre ensemble, pour mieux vivre ensemble. Je pense que la fonction de la biodiversité en ville, c’est ça, mais c’est aussi autre chose. C’est un enjeu planétaire, qui dépasse le fait de simplement bien vivre ensemble. Mais la nature en ville a son rôle à jouer, un rôle fort, c’est ce que je disais en préalable, au début de la réunion, au sujet du déclin de la biodiversité en ville.
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Frédéric Blanchard Je réagis en tant que scientifique mais très rapidement. J’ai, en ce qui concerne l’émotion qui naît de la présence de la nature en ville ma perception propre que je ne révélerai pas ici, je laisse ce sujet à des gens compétents sur ces questions : les paysagistes, les architectes qui s’occupent de l’urbain. D’un point de vue scientifique, est-ce que c’est intéressant, la biodiversité en ville ? Il y a aussi des questions qui sont de l’ordre de la médecine. Certaines plantes envahissantes causent des allergies, il faut le savoir, c’est aussi ça l’écologie. Et je laisse ce sujet aux médecins. Mais ce que je vois, surtout, c’est la grande capacité qu’ont les villes à polluer. Je pense que la ville pourrait développer des politiques d’aménagement face à ce constat. Mettre en place des réservoirs par rapport à ces espèces envahissantes pourrait limiter leur impact à l’extérieur. Vous allez me dire que je suis très réducteur. Je suis réducteur parce que je me limite dans mes compétences scientifiques. La ville oppose des limites à la biodiversité, donc que faut-il mettre au cœur de la ville ? Je suis désolé, mais quand je suis en plein cœur de Bordeaux, sur les Quinconces, je me fiche de savoir s’il faudrait y mettre des fougères, ce qui ne changerait rien au problème de la biodiversité. En revanche, ça pourrait changer la perception des citoyens. Mais je suis pas un spécialiste de cette question, je n’y connais rien, et je n’aurais pas d’idée, si on me demandait mon avis. Je vois que ça vous fait réagir, je suis un peu caricatural là aussi.
Jean-Pierre Clarac Les alignements Napoléon III, on n’en fait plus, on ne va pas planter de mono-essences, on va essayer de faire en sorte que 80% du choix de la palette végétale se fasse en fonction des conditions du milieu, et on va pouvoir s’autoriser un peu de fantaisie sur 4%, 5%. Dans les années 60, on pliait tout à notre bon vouloir, et on alternait le prunus pissardi et l’érable panaché. Aujourd’hui, plus personne ne pense comme ça. Aujourd’hui, à 80%, on cherche des plantes qui vivent indépendamment de nous, et que l’on peut disposer en quelques tâches. Nous savons déjà biodiversifier les organisations de toute l’ossature végétale d’une ville, nous avons moins de difficulté pour y travailler : sur la Croisette à Cannes, aujourd’hui, il n’est plus possible de planter une seule essence de palmiers, et pourtant on va en mettre une vingtaine. Le charançon rouge risque de venir et de tout décimer, comme il vient de le faire à Naples, à Valence, etc. On l’attend, il n’est pas encore là, mais il y a tellement de biodiversité dans la palette végétale qu’il touchera 5%, 6% au mieux de la situation. Voilà des réponses concrètes.
Dans les années 60, on pliait tout à notre bon vouloir, et on alternait le prunus pissardi et l’érable panaché.
Miguel Georgieff Une autre réaction qui fait suite à celle de Jean-Pierre, sur les interactions possibles entre écologues et paysagistes. Je pense que nous souffrons tous de cette distance-là, et nous nous interrogeons souvent sur les disponibilités en pépinière. Le croisement écologue, paysagiste, pépiniériste est complètement fracturé, de moins en moins, heureusement, les disponibilités sont beaucoup plus fréquentes. Voilà un rôle que les écologues pourraient avoir, de conseil, d’information… La cub 114
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Frédéric Blanchard Nous avons plein d’idées là-dessus.
Miguel Georgieff Eh bien, faites, nous sommes avides de tout ça. Il y a une autre question sur laquelle je voulais revenir, et qui est liée davantage à ce que vous disiez par rapport à la présence de fougères sur les Quinconces ou non, et à la réaction de Michel Corajoud hier. Effectivement, on aime la ville, et cette ville-là n’est pas faite pour être détournée en fausse campagne, et pour être artificiellement jardinée. Ce qui m’intéresse au-delà de ça, c’est comment on arrive à produire une ville à une époque, comment une société peut arriver à produire une ville à une époque qui soit à la hauteur de ses attentes, et de ses espoirs en devenir ? Ce n’est pas forcément la conservation des quatre Kandinsky qui m’intéresse, mais la formation des Kandinsky en devenir, ou des autres génies probables qui pourraient inventer d’autres formes de peinture ou d’art. Je pense qu’aujourd’hui on butte, et ce dialogue butte, concernant ces alternatives et ces perspectives. Nous serions tous capables d’imaginer des Kandinsky en devenir, ou des solutions qui se situeraient dans la connexion, dans l’ajustement des compétences des uns et des autres, et dans les différentes interrelations entre les institutions. Hier, par exemple, nous avons parlé des problèmes liés au fait qu’une institution a telle compétence, mais que c’est une autre qui gère, une telle a le pouvoir, et une autre l’argent, d’où de gros problèmes d’efficacité opérationnelle. C’est quelque chose de très pragmatique, de très ordinaire, très quotidien, et en même temps, je pense que cela a à voir avec la remise en perspective d’un projet de société : la question de la biodiversité met le doigt précisément sur des problèmes d’ordre général qu’on a du mal à gérer.
Frédéric Blanchard Quoi qu’il en soit, et vous le sentez bien, j’ai beaucoup de mal à animer le débat. Il y a toujours une fracture dans les questions et les réponses. C’est terrible. Mais pour répondre concrètement à une question sur les pépinières, à Blanquefort, nous sommes allés dans un atelier où une question nous a été posée, parce qu’il y a eu un problème de tribunal derrière, concernant l’aménagement le long du site où nous étions. Le paysagiste avait décidé de planter de l’aulne glutineux, espèce locale chez nous le long des berges. Nous sommes donc allés chercher en Italie des aulnes glutineux de larges diamètres, susceptibles de respecter les essences locales et de maximiser les chances que la plantation réussisse. Deux ans plus tard, nous nous sommes rendu compte que la moitié des aulnes fournis par la pépinière étaient des aulnes de Corse. La mairie, les services techniques nous ont dit : « Mais ce n’est pas possible, il faut les déplanter. » Ce sont des arbres de quinze centimètres de diamètre qui doivent coûter, je n’y connais rien, mais des fortunes, enfin ce n’est pas simple. Nous sommes donc saisis, après six mois de guéguerre entre tous les services, et on nous interroge sur la pollution génétique, et le devenir des plantations. Le problème est que souvent les abaques utilisés par les paysagistes les envoient sur de mauvaises pistes. En fait, la plante qui posait le moins de problème était l’aulne de Corse. Pourquoi ? Eh bien parce que l’aulne de Corse est déjà implanté dans la région, et qu’il n’est pas invasif. Le problème, ce n’était pas l’aulne de Corse, mais presque l’aulne glutineux. Autre exemple, quand les forestiers protègent en France des peuplements naturels parce que les semences en forêt sont un gros problème (on quitte la ville, je vous emmène en
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plein cœur des Cévennes), et qu’il s’agit de protéger des ressources génétiques, eh bien, cela revient presque à chercher une espèce américaine pour ne pas mélanger l’espèce à protéger avec un pin qui viendrait d’Italie, de Tchécoslovaquie, ou autre. Ce que nous essayons de développer en Poitou-Charentes, est aussi protégé par le Conservatoire botanique de Brest, et lié au programme Angélique des Estuaires. On le retrouve à Angers, avec des pépinières d’essences locales, c’est-à-dire que toute une chaîne s’est mise en place qui est très intéressante. J’ai par exemple râlé lorsqu’on nous a dit que sur les quais il fallait planter du saule cendré. Le saule cendré ne vit pas dans la région ! On m’a rétorqué : « Oui, mais on l’a vu sur un abaque ». Mais non, le saule cendré vit au-dessus de la Loire, chez nous, il n’y en a pas. Il y a donc plein de problèmes de vocabulaire. Actuellement, sur Angers, les botanistes ont indiqué où il fallait prélever les plantes, et les quelques pépiniéristes professionnels qui ont leurs souches se multiplient : les paysagistes savent enfin que quand ils vont s’adresser à ce pépiniériste, ils vont avoir du matériel génétique cohérent. C’est une chaîne.
Miguel Georgieff Pour prolonger ce propos, le gros problème que vous avez soulevé tout à l’heure est qu’entre ce pépiniériste génial et complètement marginal, et ce lobby qui vous a sabré 99% des espèces envahissantes, qui décide ?
Frédéric Blanchard Ce sont les politiques qui peuvent peut-être mettre un peu d’ordre là-dedans. Vous vouliez réagir ? Je vois l’heure qui passe. On va essayer de se reposer quelques questions et de conclure.
Jean-Pierre Clarac Je suis agacé par cette obsession de planter de gros arbres. Quels sont les élus qui acceptent de planter des arbres de trois ans, d’en planter en quantité, et qui donnent l’espoir d’un futur ? Pourquoi les élections sont-elles si proches l’une de l’autre, alors que le rythme de la nature n’est pas le rythme politique ? Je peux comprendre qu’un élu ait envie de montrer qu’il gère bien sa collectivité, et que tout est clean, mais de l’autre côté, il y a des scientifiques qui aimeraient que le temps soit un vrai partenaire. Quand on dit qu’il faut s’installer sur vingt ou trente ans pour réussir le parc des Coteaux, c’est vraiment ça, la mesure. On laisse un legs, et d’autres continueront, mais par contre, nous l’avons inscrit dans les documents, c’est lisible, et un jour, la colonne vertébrale d’un lieu sera constituée et on pourra y greffer d’autres choses. Je crois qu’aujourd’hui, il faut penser en termes de survie indépendamment de nos propres personnes. Comment aider cette nature à être ? Quand j’ai parlé de dimensions, vous le voyez, le dimensionnement des choses est très important. Planter deux rangées de platanes ne résout rien. Du coup, nous avons étalonné les diverses plantations avec nos collègues écologues, qui peuvent nous aider à concevoir les bonnes dimensions à imaginer pour qu’à un moment donné les bordures de chaussées aient du sens pour les biologistes. En Seine-et-Marne, on travaille sur ce sujet, et on est plutôt à douze mètres de bordures de chaussée laissés en prairie de façon à ce que des petites souris puissent courir et se déplacer, parce que si on ne leur laisse que trois mètres, ce n’est plus possible.
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Frédéric Blanchard Merci. Il est 13 h, je pense qu’il faut qu’on respecte les délais. C’était très riche, je suis absolument crevé. Laissez-moi manger en paix, je ne parlerai pas de biodiversité à midi ! S’il y a des gens qui veulent raconter des histoires sur les Kandinsky, je suis prêt. N’hésitez pas à venir me voir – j’ai toujours peur d’orienter le débat un peu trop dans un sens –, pour qu’on évoque certaines pistes. Cette partie de la table a un peu moins parlé, je ne suis pas très content de vous ce matin. Bon appétit à vous et à tout à l’heure.
Après-Midi Frédéric Blanchard L’objectif qui nous est assigné à Élise et moi, c’est de rapporter évidemment des éléments de l’atelier, avec la grande difficulté de ce qui s’est dit ce matin et qui était très riche. Je pense que nous avons besoin de points d’ancrage opérationnels, de choses beaucoup plus concrètes. Ce matin, nous avions besoin de ces envolées sémantiques parfois. Nous avons vu qu’il y existait un fossé, et je ne pense pas qu’il soit complètement comblé bien sûr, qui rendait difficile d’émettre des idées. Ce n’est pas très grave d’ailleurs, mais essayons d’aller vers le concret. J’avais une idée, mais je n’aime pas prendre les gens en défaut. Monsieur Clarac, vous m’avez souvent parlé de choses très concrètes, je ne sais pas si je me trompe, liées à des expériences à chaque fois, et je pense que nous avons besoin de pistes comme vous l’avez évoqué. Il y a aussi des gens qui viennent de Nancy, Nantes, Paris, Chicago… Non, la personne qui venait de Chicago est partie. Il y a de vraies expériences dont tirer des enseignements, donc n’hésitez pas. Je ne sais pas quelle direction prendre, immédiatement. Il y avait d’autres questions que j’avais envie de poser, mais il faut les appréhender concrètement Parmi elles, je citerai : Quels outils pour connaître et suivre la diversité en ville ? Faut-il réaliser un atlas ? Faut-il faire des suivis ? Qu’est-ce que la biodiversité urbaine ? Le rôle des délaissés. La pérennité des espaces naturels et agricoles en périphérie. Le domaine, les jardins, les propriétés privées. La question des continuités. Il y a énormément de choses. On a beaucoup évoqué ce matin les problèmes de connaissance, de distance entre les discours, les différents spécialistes, mais aussi le citoyen. On peut peut-être poser les bases d’éléments concrets là-dessus. Qu’envisager en termes de diffusion de la connaissance ? Et des questions de vocabulaire, de pédagogie autour de ces notions-là ? Qu’en pensent les personnes présentes qui ont travaillé concrètement sur ce thème ?
Nous avons besoin de points d’ancrage opérationnels.
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Nelia Doucene Je peux parler de l’expérience de la Seine-Saint-Denis. En matière de connaissance, nous avons lancé des inventaires sur la flore, sur la vie de la faune dans un certain nombre de groupes taxonomiques. Mais nous nous sommes rapidement aperçus que des inventaires exhaustifs allaient nous permettre d’obtenir des listes d’espèces, sans qu’il nous soit forcément possible de les exploiter pour essayer de dégager des tendances, pour définir des enjeux, des questionnements, pour vraiment aller plus loin en termes de compréhension de la dynamique de la biodiversité en ville. Par conséquent, nous nous sommes orientés plutôt vers des protocoles standardisés dans le temps et dans l’espace, qui permettent justement d’avoir ces suivis-là, et de pouvoir nous projeter dans l’avenir, par rapport à la planification, à l’aménagement, à la gestion, afin de vraiment tirer des conclusions et orienter un petit peu notre travail. C’est un petit peu le retour d’expérience que nous faisons. L’autre point qui avait été aussi abordé ce matin, c’est la science participative, et effectivement, faire des inventaires, ça coûte cher, mais on peut aussi tenir compte des savoirs qui existent chez les non-spécialistes, qui ont quand même des connaissances et qui peuvent contribuer à améliorer cette connaissance. Un autre point encore, c’est la mise en partage de toutes les données, tous les savoirs, et l’identification des acteurs. C’était une des premières difficultés qu’on a rencontrées : savoir qui possède les données, et où, comment, pour les mettre en accès, les diffuser.
La science participative peut tenir compte des savoirs qui existent chez les non-spécialistes.
Frédéric Blanchard Donc comment les avez-vous partagées ?
Nelia Doucene À notre niveau, nous avons créé un observatoire départemental de la biodiversité urbaine, rassemblant les communes et les associations qui s’intéressent aux questions d’environnement et de biodiversité, notamment les associations naturalistes. Nous avons défini une charte pour tenter de régler le fonctionnement entre les acteurs et la mise en accès de ces données. Ça a été le premier chantier à mener pour se mettre d’accord sur l’usage, sur l’utilisation de ces données, et leur accès.
Frédéric Blanchard Vous venez de donner une assez bonne définition de ces notions d’observatoire. Nous travaillons d’ailleurs avec des associations sur ces notions-là à l’échelle régionale. Une autre question peut-être pour finir. C’est un observatoire départemental ?
Nelia Doucene Oui, départemental. La cub 118
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Frédéric Blanchard Comment imagineriez-vous le transposer à l’échelle d’une Communauté Urbaine ?
Nelia Doucene Je pense que la démarche peut être similaire. Il faut déjà rassembler les acteurs, et voir avec eux comment les choses peuvent se mettre en place. C’est un échange, c’est comme ça qu’on l’a construit. C’est une base de données de centralisation des connaissances, et en même temps une plateforme d’échanges avec tous ces partenaires.
Frédéric Blanchard Je fais exprès de poser ces questions pour entrer dans le concret, et passer ensuite au suivi. Nous avons parlé à midi (j’avais pourtant dit que je ne parlerai pas de ça) de l’atlas de la biodiversité, qui est un des sujets liés aux observatoires, et tu m’as dit y avoir participé. Est-ce que tu peux apporter ton éclairage sur ces questions ?
Miguel Georgieff Nous avons été interrogés par l’APUR, l’Atelier Parisien d’Urbanisme, sur les nouvelles formes de végétalisation à Paris. C’était une question un peu pernicieuse dès le départ, comme l’évoquait Michel hier, dans la mesure où il s’agissait d’établir tout un tas de relevés sur la ville qui n’étaient pas des relevés botaniques mais davantage des situations d’habitats. Il s’agissait ensuite d’établir des connexions et des relations entre les différentes situations privées et publiques, pour travailler enfin sur de nouvelles propositions en termes d’insertion de squares ou d’une présence de la nature sur des espaces extrêmement petits.
Frédéric Blanchard Ce qui est très intéressant, je te coupe, c’est que c’est peut-être une solution à des problèmes que j’ai trouvés évidents, notamment cette difficulté de compréhension entre le paysagiste et le spécialiste de la nature. Là, avec ce bouquin-là, on est dans le concret, j’ai presque envie de dire que ça, c’est de la nature. Et puis, il y a aussi de l’histoire, une approche pluridisciplinaire, de l’urbanisme, du paysagisme… Ça me paraît très intéressant.
Miguel Georgieff Là, justement, ce sont les images que nous avons faites à la fin pour travailler sur des espaces. Ce ne sont pas des projets ou des avantprojets, ce sont des visions probables, possibles, ou intéressantes. C’était vraiment pour essayer d’élargir l’éventail des possibles. C’était la question qu’on nous posait sur Paris.
Frédéric Blanchard Est-ce qu’il y a eu un retour sur ce type d’expériences, sur son acceptation ? Jusqu’à quel niveau a-t-il été diffusé ?
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Miguel Georgieff Le livre est vendu en librairie. Il a été envoyé, je pense, aux mairies d’arrondissements, aux gens…
Frédéric Blanchard Donc vous n’avez pas eu de retour ?
Miguel Georgieff Quant à savoir qui l’utilise, et comment, non, pas d’une manière directe, mais il est devenu un outil complètement partagé par les différents concepteurs. Je trouve que sa qualité tient au fait qu’il est très large au niveau du spectre du public qu’il peut satisfaire, parce que c’est aussi bien un beau livre qu’on peut feuilleter, et qu’en même temps, il comporte des informations scientifiques intéressantes.
Frédéric Blanchard Tu voulais intervenir sur un autre point et je t’ai coupé.
Miguel Georgieff J’ai encore une ou deux questions : je voulais en savoir davantage sur l’articulation entre département et commune. Comment ça se passe ? Et raconter un projet que nous avions sur Paris et qui était très simple.
Nelia Doucene Nous avons deux comités au niveau de l’observatoire : un comité scientifique qui règle toutes les questions de validation de données, de protocoles, d’études, etc. ; et un comité de suivi qui rassemble justement les communes qui sont représentées soit par des élus, soit par des techniciens, et puis les associations et les chercheurs. Donc, nous avons des échanges réguliers avec les communes, avec des journées thématiques qui sont organisées en fonction des besoins, des attentes. C’est vraiment un outil de partage d’expériences. Nous produisons, à partir des données collectées dans la base, des états des lieux de la connaissance de la biodiversité sur les communes, ce qui ensuite permet de faire un travail par rapport aux PLU, et par rapport aux études d’impact. Voilà, ce sont des éléments qui leur servent. Nous produisons également des listes d’espèces que nous recommandons, et des listes d’espèces plutôt à bannir, exotiques, etc. Un certain nombre d’outils sont mis à disposition : des fiches pratiques sur des projets exemplaires. Et nous veillons à valoriser aussi les actions menées par chacun des partenaires dans différentes publications, comme le Biodiversitaire qui est un peu le résumé de notre activité, et qui est une publication participative : chacun produit les articles, et nous coordonnons et animons l’ensemble.
Nous veillons à valoriser les actions menées par chacun des partenaires.
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Michel Corajoud J’ai changé d’avis, j’ai quelque chose à dire dans cet atelier consacré à la biodiversité. Nous, les paysagistes, sommes exclus de la biodiversité pour une raison, c’est qu’on nous interdit de penser les substrats. Le mode de gestion de la ville aujourd’hui fait que tel ou tel substrat est interdit. Il faut que le substrat soit fermé, et donc il n’y a pas de niche possible pour la biodiversité dans la mesure où les sols sont obligatoirement fermés et clos. Il faut qu’on puisse nettoyer au karcher toutes les surfaces. Non seulement les surfaces des sols mais aussi tous les matériaux verticaux. Quand je disais hier que, pour moi, l’introduction de la nature dans la ville, c’était d’imaginer un surcroît d’introduction du vivant, ça veut dire que quelque part, avant de parler du vivant, ce que vous êtes en train de faire savamment, encore faudrait-il que les conditions pour qu’il arrive soient possibles. Or, nous sommes écartés de cela, et méchamment. Je disais ce matin qu’un des matériaux privilégiés jusqu’alors par les paysagistes était le sol stabilisé, un sol qui avait cet avantage d’être un matériau vivant. Il existe des terrains dont la terre ne supporte pas la charge d’un homme, mais si dans cette terre, on ajoute des matériaux qui lui permettent de supporter la charge d’un homme tout en laissant passer l’eau, on obtient un matériau vivant. Aujourd’hui, c’est un type de sol qui nous est interdit, tout simplement parce que les modes de gestion font qu’on ne gère plus.
Frédéric Blanchard Tu voulais intervenir sur un autre point et je t’ai coupé.
Michel Corajoud Oui, c’est bien ce que je vous dis, les matériaux de la ville ellemême pourraient avoir des porosités bien meilleures. Les substrats pourraient envahir la verticale comme l’horizontale de façon bien plus forte, mais c’est radicalement contraire à l’idée qu’une ville doit se gérer d’une manière propre, saine, le karcher étant l’outil principal de sa gestion. Le karcher voulant dire aussi qu’on nettoie toutes ces surfaces de façon excessive. Nous sommes donc obligé de cantonner la biodoversité dans quelques endroits.
Anne Delarche-Joli Dans des délaissés.
Michel Corajoud Oui, des délaissés qui sont ridicules. Imaginez que toute la ville, d’une certaine façon, retrouve des capacités de substrat et d’accueil du vivant bien meilleures. Vous comprenez, d’un seul coup, c’est toute la surface de la ville qui deviendrait le lieu de la biodiversité. Ce serait autre chose que vos petits délaissés. Je suis allé visiter hier une friche, c’était absolument ridicule tout ça. C’est ridicule parce que c’est une échelle qui ne me paraît pas être la bonne échelle. Mais si on se mettait à repenser la ville comme un système d’accueil du vivant, et qu’on la pense dans sa matérialité, dans sa forme, dans sa structure et dans ses matériaux, comme étant des niches possibles pour que la biodiversité s’installe, alors on offrirait un territoire gigantesque. Mais on est très loin de ça. La cub 121
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Frédéric Blanchard Oui, mais à la façon dont on vous entend, on a l’impression qu’en accueillant simplement la biodiversité dans la ville, on va sauver la ville.
Michel Corajoud Non, ça n’est pas du tout ma préoccupation. Je dis simplement qu’on introduirait dans la ville un surcroît de vivant et un surcroît de qualité. La ville deviendrait moins hermétique, plus accueillante, plus vivante. Et les singeries des architectes qui aujourd’hui peinturlurent leurs façades avec du végétal auraient moins l’aspect de singeries si ce végétal était incrusté dans la masse même de la matière de la ville. Aujourd’hui les architectes qui barbouillent les façades avec du végétal, on a envie de leur dire que, s’ils ne savent pas faire de l’architecture, il vaudrait mieux qu’ils arrêtent. Par contre, je pense qu’il y a dans la porosité des matériaux possibles de l’architecture, des niches possibles. Je ne sais pas, la porosité au fond, et aussi l’introduction du temps et du vivant dans la matérialité de la vile… La ville, ce n’est pas un domaine fixe. Les fissures, la fissuration au fond font que dans une fissure, il peut s’en passer, des choses. Tout ça va à l’encontre de la pensée d’une ville hygiénique où on nous demande de tout fermer, de tout faire propre, un sol doit être radicalement fermé, on arrête de se faire fissurer les choses.
Frédéric Blanchard N’hésitez pas à me couper, je suis quelqu’un qui coupe beaucoup les gens.
Linda Leblanc C’est ce que je vais faire. Ce que j’entends aussi dans ce que tu dis et ce avec quoi je suis d’accord à priori, c’est que tu parles plus de créer les conditions de l’installation du vivant plutôt que de le protéger. Pour moi, c’est vrai que ce discours est quand même très récurrent : Il faut « protéger, protéger, protéger ! » ce qui existe et qui est menacé. C’est vrai que nous sommes des concepteurs et des créateurs aussi, des aménageurs dans le bon sens du terme, c’est-àdire que nous créons les conditions, nous faisons du projet.
Frédéric Blanchard Je voudrais intervenir…
Linda Leblanc Non, il faut vraiment qu’on arrive à expliquer tout cela !
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Oui, mais pour que ce soit clair, je serais très heureux, et c’est mon travail de tous les jours, de parvenir à sauver des espèces sur la terre. C’est l’objectif que m’assignent le Ministère et les collectivités. C’est formidable, je suis un peu un SAMU. Certaines espèces, il n’en reste plus que trois mètres carrés. Si on savait les cultiver et créer les conditions pour qu’elles reviennent, on n’aurait rien à régler. Mais on n’y arrive pas, ça fait trente ans qu’on essaie…
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Linda Leblanc Ce n’est pas vrai, pas vrai, pas vrai !
Frédéric Blanchard On y arrive pour une infime partie.
Linda Leblanc La recherche n’est pas faite dans ce sens-là !
Frédéric Blanchard La recherche ? Je suis actuellement membre du conseil d’orientation du COS pour la fondation de la recherche sur la biodiversité. Ce sont des questions sur lesquelles nous travaillons, et je peux vous dire qu’on n’arrive pas à la créer, la biodiversité.
Linda Leblanc Est-ce qu’on pourrait aussi faire… Attends, je te coupe puisque tu as dit qu’on pouvait le faire… Est-ce qu’on ne peut pas aussi faire évoluer la notion de biodiversité vers la notion de poussée végétative, parce que moi, ce qui m’intéresse, c’est cette violence végétative.
Frédéric Blanchard Arrêtons de parler du concept ! Je finis là, et je vous laisse la parole. Il y a bien quelqu’un qui nous a dit à un moment donné qu’il y a des vérités scientifiques. Là où je me suis retrouvé dans le discours de tout à l’heure, c’est justement dans cette espèce de progression logique, consistant à observer, évaluer, suivre. C’est cette notion d’observatoire d’une réalité. C’est ce que vous avez dit avoir fait en Seine-Saint-Denis. Le concept…
Michel Corajoud Franchement, la fissure dont je parlais, vous ne l’avez pas vue… Et vous n’êtes pas accueillant, contrairement à ce que vous dites.
Frédéric Blanchard S’il vous plaît. Je passe la parole.
François Noisette J’étais précédemment directeur de l’environnement en Auvergne, donc je suis un débat que j’ai déjà entendu. Par ailleurs, j’ai fait de l’aménagement, donc j’ai été obligé d’y réfléchir un petit peu quand je suis passé d’une casquette à l’autre. Je crois qu’il faut qu’on se respecte par rapport à ça. On a d’un côté, au titre du paysage, et j’ai La cub 123
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bien entendu Michel Corajoud hier, etc., l’idée que nous voulons une ville, et que nous voulons des projets pour l’aménager, des projets dont nous voulons qu’ils soient plus ou moins évolutifs par rapport à cette idée de la fissure. Il s’agit donc de dire en plus : j’ai quand même envie que mon projet continue à fonctionner, etc., ce qui va produire une certaine nature dans la ville qui va venir ou qu’on va créer. C’est une partie du sujet. Il y en a une autre qui n’est pas incluse dans cette première vision, et qui concerne les espèces extrêmement rares dont la survie est conditionnée par des conditions extrêmement précises. J’ai passé des millions de journées à étudier la question du saumon de l’Allier. Le saumon de l’Allier n’est pas le même que le saumon que l’on peut trouver ici dans les Gaves ou celui qui est en Écosse. Il faut sauver le saumon de l’Allier, celui qui fait plus de 1000 kilomètres. Il en passe 600 par an aujourd’hui à Vichy. On dépense cinq à six millions d’euros par an pour essayer de le sauver, et ce n’est pas simplement en ayant plus de poissons dans la Loire qu’on sauvera le saumon de l’Allier. C’est un problème radicalement différent que, je crois, il faut respecter aussi. Pour sauver le saumon de l’Allier, peut-être qu’il faudra aussi démonter le barrage de Vichy, au moins pendant la saison de remontée du saumon, même si ce barrage par ailleurs crée d’autres formes végétales intéressantes par la retenue permanente d’eau qu’il génère. Est-ce qu’il faudra faire un choix, ou est-ce que c’est compatible ? Pour l’instant, on n’en sait rien. Ces deux sujets ne sont pas superposables et ne sont pas inclusifs l’un dans l’autre. Il faut donc accepter que nous avons, de fait, ces deux responsabilités. L’une, d’une nature foisonnante, plus ou moins construite, etc., et puis un deuxième sujet qui est qu’il existe quelques espèces qui, par rapport à un projet de leur non-disparition de la surface de la terre, nécessitent des actions spécifiques qui ne sont pas de même nature. Et parfois elles sont dans la ville, et il faut travailler avec, et à l’endroit où elles sont.
Les espèces extrêmement rares dont la survie est conditionnée par des conditions extrêmement précises.
Frédéric Blanchard Je vous repasserai la parole. Philippe ?
Philippe Barbedienne Je voulais faire une petite tentative pour dire que cette idée de recréer des conditions de vie pour la faune ou la flore, c’est très positif, mais justement, je vais prendre un exemple tout à fait banal. Depuis quarante ans, j’ai le sentiment que les constructions urbaines ne répondent plus aux besoins des oiseaux comme les moineaux, les hirondelles, les martinets…
Linda Leblanc C’est exactement ce qu’on dit.
Philippe Barbedienne Les chauves-souris également, et ça c’est très simple, c’est à la portée des architectes. La cub 124
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Frédéric Blanchard Ce sont des espèces préservées, protégées.
Linda Leblanc Mais non !
Philippe Barbedienne Il s’agit de pouvoir les accueillir. La ville accueille des humains, et ce n’est pas incompatible avec la possibilité d’accueillir de la faune, de la flore, ce qui améliore la qualité de vie des habitants. C’est un autre problème effectivement que la sauvegarde des spécimens d’espèces menacées…
Michel Corajoud Peut-être pas.
Philippe Barbedienne Par exemple, le vison d’Europe, c’est une autre problématique. C’est une espèce qui est bien plus menacée encore que le saumon de l’Allier, eh bien, qu’est-ce qui l’a fait disparaître ? Ce sont les routes, les infrastructures…
Michel Corajoud Un exemple, les quais de Bordeaux. J’ai aménagé les quais de Bordeaux de la manière que je décrivais tout à l’heure, je suis un pillard. Mais si j’avais aménagé les quais de Bordeaux avec l’idée que l’Angélique était présente, je l’aurais prise en considération dans le projet, et j’aurais travaillé tout à fait autrement. Mais tout simplement, les méthodes de travail aujourd’hui font que j’ai fait un aménagement des quais de Bordeaux, qui d’ailleurs plaît à tout le monde, mais qui au regard de l’Angélique n’a pas été très positif. Ce que je veux dire par là, c’est que s’il y avait une attention portée de notre part sur la question non seulement de la sauvegarde, mais aussi du foisonnement possible de la vie dans son ensemble dans la ville, l’un pourrait rejoindre l’autre, je pense : si les sols du quai avaient été moins fermés, l’Angélique y trouverait mieux son compte. D’un coup, l’un rejoint l’autre, c’est pour ça que je crois qu’aujourd’hui le quai a tous les avantages du monde, mais il y en a un qu’il n’a pas, c’est que son substrat est extrêmement pauvre.
Mais si j’avais aménagé les quais de Bordeaux avec l’idée que l’Angélique était présente…
Philippe Barbedienne Ça démontre une fois de plus la nécessité d’échanger entre paysagistes, architectes, et écologues, naturalistes.
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Michel Corajoud Mais nous, nous sommes accueillants par rapport à ces questions.
Frédéric Blanchard Si la question vient, c’est qu’on a besoin d’évaluations. Ce sont les questions aussi qui sont posées à l’atelier. On a une expérience là d’évaluation. Souvent, comme on en a parlé, les gens qui s’occupent de la nature sont des spécialistes, ça fait pour certains vingt ans qu’ils travaillent sur ces questions-là. Les fines notions de conservation, de préservation, de protection, nous les avons digérées, ça fait quinze ans que nous amenons l’agriculture dans des réserves, et j’ai entendu des aberrations sur le rôle de l’agriculture et de la nature. On a, et c’est le gros problème en France, besoin de pâturages dans les réserves naturelles, dans 80% des cas, donc arrêtons ces discours-là. Je ne me retrouve pas làdedans. La nature sous cloche, on l’a décrite, on y va à plein nez, et on dit que ce sont les gens qui s’occupent de la nature qui en sont responsables. Pas du tout ! Je pense qu’on en revient toujours à ce problème de culture… Si vous prenez la liste des gens aujourd’hui qui sont capables de parler de nature, nous sommes six ou sept. Le mot biodiversité n’est pas prononcé dans les tables-rondes et on réagit un peu vivement. Je dépasse mon rôle d’animateur là-dessus. Là, nous sommes dans le concret, et je pense que pour cet atelier, en réfléchissant autour du concept, nous allons tourner en rond. C’est intéressant, on l’a fait ce matin. Mais arrêtons de parler de concept, essayons de trouver des choses concrètes, des solutions. Je pense que vous avez apporté votre expérience, trouvons… Il y avait là des choses concrètes quand vous avez parlé de fissurations. J’aimerais mieux que nous parlions plutôt de préservation/pas de préservation. La question des sols est fondamentale, il y a aussi des sols pollués, pas pollués… Ça ouvre un champ évidemment immense et très intéressant. Ça me fait aussi penser à la notion du sale et du propre qui a été beaucoup évoquée. Là, on pourrait parler concrètement pour faire passer un certain nombre d’idées. Pour continuer sur la notion d’observatoire et d’évaluation, c’était des questions qui étaient posées. On parlera peut-être des sols, du propre après, est-ce que d’autres veulent… ?
François Noisette Il me semble que c’est intéressant de réfléchir, de regarder ces expériences par rapport à la capitalisation aussi d’énormément d’informations diffuses aujourd’hui et de la façon dont on peut les traiter pour en rationaliser ensuite la représentativité. On a beaucoup d’informations qui arrivent de façon aléatoire soit dans leur distribution, soit dans le temps, parce qu’il y a une étude à un endroit donné, parce qu’il y a un projet, une étude a donc été faite, ou quelqu’un est passé par là, il a constaté quelque chose et l’a recueilli. Ça entre dans les observations. C’est une demande et je ne suis pas sûr que ce soit seulement valable pour La Cub : comment retraite-t-on ces informations de façon à pouvoir leur donner une lisibilité politique et une lisibilité destinée aux professionnels et à la population, une lisibilité de l’évolution dans le temps à partir d’informations diffuses ? Une année, on va avoir, je ne sais pas, six cents informations à Bègles, et puis l’année suivante trois cents à l’autre bout de La Cub, et puis un gars va venir pendant un an, un Anglais passionné de telle espèce et qui va faire des mesures, puis on ne le reverra plus. Mais, il y a quelqu’un qui continue à repérer l’un des papillons qu’il a comptés. Comment on exploite ça ? La cub 126
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Frédéric Blanchard Est-ce que ces questions-là ne sont pas traitées par l’outil que vous avez mis en place ? (à Nelia Doucene)
François Noisette Ce sont des questions ouvertes pour la recherche, etc., l’exploitation statistique. Aujourd’hui, on sait faire des atlas, mais on ne sait pas en faire une lecture dynamique en termes de… On dit : « Oui, je ne l’ai pas vu ce papillon depuis tant de temps. Quelle est la probabilité de disparition ? » Ce n’est jamais documenté, et je suis sûr que ça n’existe pas.
Frédéric Blanchard Au début vous l’avez dit, il y a la question des suivis…
Nelia Doucen Ce sont des suivis répétitifs, on perd en exhaustivité, mais par contre, on a des choses qui sont comparables dans le temps, qui permettent d’évaluer la gestion, les tendances…
François Noisette Ça, c’est de l’action publique qui coûte, et en plus, il y a de l’information qui n’est pas répétitive, mais aléatoire, il y en a énormément. Comment peut-on aussi la prendre en compte et en tirer profit au niveau de l’action publique, sachant que l’argent public est rare et cher ?
Nathalie Warin Tout à l’heure, vous avez posé la question de savoir si les communautés urbaines allaient créer ou non leurs observatoires. C’est vrai que la question, pour créer un observatoire, est qu’il faut en connaître la finalité. La grande cause générale dont on a parlé tout à l’heure, c’est effectivement celle d’avoir un suivi de l’évolution. Par contre, si on en reste là, l’aménageur… Pas forcément le paysagiste, j’ai voulu en parler tout à l’heure, je pense que les paysagistes sont sensibles, ça, il n’y a pas de problème, mais tous les aménageurs ne sont pas sensibles, et actuellement ils ne prennent pas du tout en compte la biodiversité parce que ça ne les intéresse pas. Si on a une base de données ou un observatoire pur, tel qu’il existe actuellement, ils ne vont rien en faire. Ils vont voir l’évolution d’une espèce qu’ils ne connaissent pas, et à la limite je dirai, ce n’est pas qu’ils s’en fichent, mais ce n’est pas leur problème. Eux, ce qu’il faut qu’ils aient, c’est les éléments dont on a parlé tout à l’heure, c’est-à-dire ce qui va favoriser la biodiversité, tout simplement. Ils n’ont pas besoin de savoir si telle espèce est menacée, si telle espèce va évoluer. Ce qu’ils ont besoin de savoir, c’est, quand ils aménagent une route, ce qu’ils peuvent prendre en compte pour que la biodiversité arrive en ville ou au moins ne diminue pas.
Tous les aménageurs ne sont pas sensibles, et ne prennent pas en compte la biodiversité.
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Frédéric Blanchard J’ai envie de poser une question. Personne n’a travaillé sur l’élaboration des SCOT, des PLU, avec justement la question de cette couche ? Qu’est-ce qu’on injecte cartographiquement sur cette couche-là de biodiversité ?
Nathalie Warin Le problème actuellement, c’est que l’on fait une étude ponctuelle effectivement pour un secteur donné et puis ensuite, l’étude, on n’en fait plus rien. Elle est perdue alors qu’elle pourrait servir…
Frédéric Blanchard Ça rejoint…
Nathalie Warin Oui, tout à fait ça rejoint ce qui a été dit. On a énormément de données, mais on ne les centralise pas. Après c’est perdu et on recommence.
Frédéric Blanchard L’État a initié une politique, le SINP, même si c’est peut-être enterré, qui concerne surtout la faune, la flore. Un observatoire avec un objectif qui est d’arriver avec ces CIG protégés, mais avec un partage intelligent. Les gens peuvent y voir leurs observations, et puis mettre des filtres sur des espèces sensibles. Il y a des choses qui ont été faites de manière assez remarquable en région Aquitaine pour les oiseaux et la faune aquitaine qui explose en matière d’outils participatifs, tous les ornithologues y mettent leurs données, et font de la restitution. L’idée est que l’on va pouvoir effectivement croiser, extraire des données, les évaluer. Nous, au conservatoire botanique, nous débutons à peine, mais nous allons aller vers ces directions-là. La vraie question aussi, c’est que l’on peut être devant de très beaux outils, même faire des suivis. Nous, nous l’intégrons maintenant… Mais qu’est-ce qu’on fait pour passer, j’ai envie de dire… L’analyse de ce qui va être fait et qui en est aux balbutiements, comment faiton pour l’injecter dans les outils opérationnels d’aménagement des territoires ? J’en reviens à mes SCOT, mes PLU, mais je pense aussi au Plan Garonne. Comment on fait ? Je pense ce n’est pas simple.
Jean-Pierre Clarac En Seine-et-Marne, la personne référente au sein du Conseil Général s’appelle Magali Charmet. Elle s’est d’abord donné cinq ans pour faire le bilan. Elle en est à trois ans. Il lui reste encore deux ans. Elle a pris le thème de la nature ordinaire. Aujourd’hui, elle conditionne les subventions de la taxe départementale aux espaces naturels et sensibles à la liaison, à la création de liens entre deux espaces qui sont intéressants. Elle a donc une stratégie de projet à l’échelle de tout un département, c’est ce qu’elle est en train de construire. L’élu s’efface donc derrière l’intérêt général que représente cette fameuse liaison, et la connaissance, elle la met à plat de façon à ce que tout aménageur, tout urbaniste, tout paysagiste puisse y avoir accès. Deux personnes sont là pour maintenir la dynamique, et ces deux personnes sont payées sur le budget de la taxe départementale sur les espaces naturels et sensibles, qui dans ce département est alimentée. Je crois que c’est une procédure positive qui permet à La cub 128
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chacun d’y trouver ce qu’il y cherche et de composer avec, parce que la pire des choses, c’est de faire sans savoir. Je vous promets que j’ai détruit une ferme romaine de 2000 ans parce que je ne savais pas qu’elle était là. Depuis, les archéologues viennent me donner un coup de main chaque fois que je m’occupe d’un site. Je ne vais plus sur un site sans l’archéologue de service parce qu’il a le nez et il sent s’il y a quelque chose. Je le sens aussi, mais il me semble qu’à un moment donné, il faut faire confiance à l’intuition de celui qui sait parce qu’il nous met en éveil. C’est lorsqu’on est en éveil que l’on devient curieux, et quand on est curieux, on respecte. C’est souvent par méconnaissance qu’on fait des bêtises. Deuxième intervention, la ville de Beausoleil, juste derrière Monaco, découvre que son climat est plus chaud de trois degrés que celui de Monaco, et tout le monde s’en plaint. Question, expertise : est-ce que l’eau circule ? Eh bien, ils ont imperméabilisé toute la ville, pour reprendre ce que disait Michel, ils ont fait des sondages en profondeur, et plus une goutte ne vient en dessous. Les arbres dépérissent, l’ombre n’existe plus, l’humidité non plus, et voilà une ville qui a été façonnée à la façon de Monaco, c’est-à-dire que tout est clean, et qui paie, avec cette histoire de la température, le surplus d’énergie qu’il faut dépenser pour avoir le même climat qu’à côté, où là, ils ont aéré. Troisième question concrète : le canal de La Siagne. L’eau que les Romains avaient trouvée et qui est acheminée vers Cannes. Aujourd’hui, ce canal amène donc l’eau potable dans la ville. 10% de cette eau fuit, et alimente des zones d’oasis, avec, dans ces oasis, des lauriers roses merveilleux, ça sent bon, tout le monde y va. Aujourd’hui, on entend dire qu’il y a des problèmes d’argent, et que cette eau, il la faut pour les hommes et non pour les plantes. Je demande donc de retravailler ce projet à condition, et je mets dans mon contrat qu’ils acceptent l’idée de la fuite. Ils me disent : « On ne peut pas accepter ça, nous sommes des vendeurs d’eau, on ne peut organiser notre fuite ! » J’ai répondu : « Si vous ne savez pas organiser ça, je ne suis pas votre partenaire. » Je n’ai pas besoin de boulot, je peux avoir des positions stratégiques, mais il faut avoir un peu d’autorité pour pouvoir dire à une ville : la condition pour que je travaille avec vous, c’est d’organiser la fuite. Le biais, c’est de voir avec l’État si on peut prendre un peu plus d’eau pour continuer à organiser la fuite, et cette fuite aujourd’hui permettrait à cette biodiversité, non pas d’apparaître, mais de se maintenir, parce que de tout temps, les fentes, tes fameux suintements, tes fameux entredeux ont permis ça. Il faut faire attention, parce qu’aujourd’hui tout devient marchand et que la nature n’est généreuse que dans des interstices.
Les archéologues viennent me donner un coup de main chaque fois que je m’occupe d’un site.
Frédéric Blanchard Est-ce qu’il y en a qui veulent réagir sur le mot « cahier des charges » ? Est-ce que vous estimez que c’est une solution, un levier ?
Jean-Pierre Clarac Demandez à Magali Charmet, elle vous donnera le sien, et je pense qu’avec celui de la Seine-Saint-Denis, à l’échelle de la Communauté Urbaine, ça se fait en cinq ans ce travail.
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Frédéric Blanchard Nous travaillons comme ça déjà avec le département de la Gironde. Nous mettons en place différentes choses sur le cahier des charges. On n’a pas évoqué non plus la qualité des études sur la biodiversité. Lorsqu’elles arrivent sur mon bureau, elles sont souvent absconses, vous n’êtes pas d’accord ? Les différentes études que les bureaux d’études vous communiquent ? Souvent on vient vers nous pour avoir une traduction, ou tout du moins une validation des données qui arrivent, parce qu’évidemment, les administrations ont du mal à valider une étude où sont balancés 300 ou 100 noms scientifiques ou en latin. Je peux vous dire qu’il y a des choses extrêmement hétérogènes.
Philippe Barbedienne Avant d’aborder ce thème-là, je voudrais en revenir au cahier des charges. Je pense que c’est très important qu’il y ait un cahier des charges et qu’on réfléchisse comme il faut en amont. Nous, associations, sommes souvent amenées à combattre des projets d’aménagement tout simplement parce que nous n’avons pas été consultés en amont, et que nous nous rendons compte, au moment où les choses s’enclenchent, qu’il y a des bêtises qui vont se faire. Nous arrivons donc après, et c’est la guerre, on se dispute devant les tribunaux, etc. Si les gens qui savent étaient consultés en amont par ceux qui ont besoin de s’imprégner de ce savoir, ça éviterait bien des dépenses d’énergie, et je pense que ce cahier des charges est plus que jamais nécessaire.
Frédéric Blanchard J’ai bien noté la question des confrontations : avec les base de données parfois, on a eu des problèmes.
Stéphane Hirschberger Les territoires sur lesquels nous travaillons sont des territoires sur lesquels il y a un nombre absolument inouï d’études. Le territoire sur lequel j’ai travaillé, a fait l’objet de 32 études en même temps, et pourtant il ne bouge pas. Alors, attention avec la notion de cahier des charges. Comment à un moment ce cahier des charges trouve-t-il une réalité territoriale ? C’est le dispositif de mise en action et d’action qui est essentiel. Nous sommes dans une maison qui est aussi en train de réfléchir à une restructuration, parce qu’elle prend conscience de sa difficulté à agir sur un certain nombre de sujets. Politiquement, il y a des blocages, des superpositions de compétences, d’actions, des contradictions qui font que les choses ne se fabriquent pas.
Frédéric Blanchard Au-delà de ce diagnostic, vous avez des pistes ?
Stéphane Hirschberger Oui, il y a des pistes. Localiser un tout petit peu les problèmes, par exemple. J’ai parlé tout à l’heure d’aller du haut vers le bas. Je pense qu’il faut qu’il y ait des micro-actions exemplaires qui arrivent à amorcer la pompe d’action. Par exemple, hier, Thierry Laverne posait cette question au maire adjoint d’Eysines : comment se fait-il La cub 130
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qu’il n’y ait pas d’intercommunalité spécifique au parc des Jalles, à ce territoire ? Le maire n’a pas pu répondre. Et en gros, il ne peut pas le faire, parce qu’il n’y a pas d’intercommunalité spécifique à l’intérieur de La Cub. C’est la même chose pour les 27 communes. Attention avec la question du cahier des charges, la superposition des règlements : c’est une question fondamentale. Vous voulez du concret, et ça, ça en est. Sauf que là, les paysagistes qui sont dans la salle rongent leur frein, et trépignent. Ils ne sont pas des ennemis de la biodiversité, mais des amis. Ils savent ce que c’est que l’eau. Ils savent ce que c’est que le substrat. Ils savent ce que c’est que le ciel. Je le dis d’autant mieux que j’ai une formation d’architecte et que j’ai été métissé par des personnes éminentes présentes dans la salle. J’ai un peu changé de métier, mais je crois que c’est très important. Si la biodiversité ne veut pas devenir la compagne des carrières du XXIe siècle, c’est-à-dire simplement une unité de cartographie. Vous voyez ce que je veux dire.
Frédéric Blanchard On a parlé déjà de cette opposition de cultures.
Stéphane Hirschberger Oui, mais c’est essentiel. Et si on veut que la biodiversité intègre l’espace public autrement que par le biais de la règle qui tape sur les doigts, il faut essayer de comprendre les métiers avec lesquels il faut travailler.
Frédéric Blanchard On retient l’idée de faire des séminaires régulièrement entre les paysagistes et les naturalistes.
François Noisette Élaborer un cahier des charges, ça ne veut pas dire simplement faire une étude, ça sous-entend définir dans les objectifs du projet d’aménagement que cet enjeu est à traiter en fonction de cet outil, et ne pas forcément refaire des données s’il y en a. La première chose à faire, ce sont les sondages du sol. Le cahier des charges, pour moi, rejoint quand même assez bien la question. Il permet de fixer les objectifs qu’on vise, ceux qu’on donne au projet par rapport à la biodiversité. C’est bien un travail qui peut se faire au niveau de La Cub, et que nous pouvons nous partager avec les communes, ce sont des choses que nous savons faire, sachant que la plupart des opérations d’aménagement sont de la compétence, en termes de maîtrise d’ouvrage, de la Communauté Urbaine.
Frédéric Blanchard Un élément que nous avons mis dans un cahier des charges, pour abonder dans votre sens, parce que ce n’est pas perceptible face à ce problème de la diffusion de nombreuses données qui ne sont pas des données naturalistes et qui ne sont pas du tout valorisées. Le conseil général dit : « Tel bureau d’étude va faire telle étude – ça peut être un paysagiste d’ailleurs. Toutes les données naturalistes argumentaires de votre logique seront fournies sous tel format, un format compatible avec la base de données régionale qu’on est en train de construire. » Ce qui fait qu’on alimente une base de données qui restera, parce qu’un bureau d’études, bien sûr, au bout de deux mois, trois mois, il ne reste rien de tout ça. C’est une clause dans un contrat pour dire : « Maintenant, les données que vous collectez, on les valorise. » Ça me semble simple et de bon sens.
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François Noisette Il me semble qu’il y a un sujet qui se situe en aval de la connaissance pure. Il me semblerait utile qu’il y ait un débat qui permette de fixer les objectifs de la guerre à mener en matière de biodiversité à l’échelle du territoire. Si on dit, chaque fois que l’on fait quelque chose quelque part : vous devez respecter l’objectif de « pas de perte de biodiversité après 2010 », on ne va pas aller loin. Le gars qui est en train de faire une voirie de lotissement, de réaménager un bout de square, ou le particulier qui demande à une entreprise de lui faire un nouveau jardin parce que le jardin de curé dont il a hérité, il a envie d’en faire quelque chose dans un style plus moderne, etc., ils ne pourront pas suivre. Alors qu’il y a des enjeux plus particuliers, audelà de la belle carte des zonages évoquée ce matin, des protections par rapport à certains types de milieux, différents types de milieux présents dans la Communauté Urbaine. Il y a des espèces plus importantes que d’autres. Il y en a qui de toute façon n’y sont plus, et ce n’est donc pas la peine de se fatiguer à les réétudier. Ou si jamais il en reste un exemplaire, eh bien, si on le voit, on le voit, et si on ne le voit pas, on ne le voit pas. Comme ça a été dit tout à l’heure, l’archéologie se fait avec des archéologues, et c’est vrai que sur certains types d’espèces, tant qu’on n’a pas été les voir, on ne les trouve pas, et il y en a certaines qu’on n’ira pas regarder, parce que ça coûte tellement cher de faire l’étude qu’on ne la fera pas. On n’étudie pas aujourd’hui les périodes de biodiversité des micro-organismes du sol, et pourtant, chaque fois que l’on donne un coup de pelle mécanique, probablement que l’on fait disparaître une espèce, vu le nombre présent sur la planète. Il y a donc bien des priorités qui ne sont pas forcément uniquement en lien avec les priorités nationales ou internationales. Un débat là-dessus me semblerait important, parce que ça permettrait aux politiques publiques de faire connaître et de faire prendre en compte par le territoire cet objectif-là. Il y a eu des débats autour des échoppes et de la ville de pierre, de grands débats ici, mais aujourd’hui, plus personne ou presque ne casserait une échoppe, même si elle n’est pas classée, parce qu’il y a une certaine culture de ces choses-là qui est apparue. Par rapport à la biodiversité, je pense qu’il faut créer les conditions de ce débat pour identifier les priorités et pas seulement à l’échelle de La Cub : sur quels enjeux ? À quels endroits ?
Vous devez respecter l’objectif de : pas de perte de biodiversité après 2010.
Frédéric Blanchard Il s’agit donc de concrétiser ce type de débat… Vous avez des idées pour continuer à organiser ces séminaires, pour les élargir ?
Stéphane Hirschberger Je me rends compte pour ma part qu’il n’y a pas vraiment de problèmes de fond, mais que nous connaissons très mal nos métiers respectifs. J’appuie totalement la remarque de Stéphane au sujet de la collaboration possible entre un écologue ou un naturaliste, et un paysagiste, qui pourrait devenir une contrainte, avec un cahier des charges qui en serait une de plus, sédimentée dans l’ensemble de contraintes et de complications de tous ordres auxquelles nous devons faire face lors du lancement d’un projet. Je n’ai pas tellement envie de travailler comme ça avec vous et avec la richesse de vos connaissances. J’aurais bien envie de vous faire venir dans nos La cub 132
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bureaux et de vous faire partager nos coups de crayons, d’aller sur le terrain pour découvrir les merveilles qu’on ne connaîtrait pas, de pouvoir rêver au devenir de ces espaces tout en conservant des choses, tout en invitant des choses, et en créant ces fissures et ces surprises à l’avenir. Je n’ai pas tellement d’outils à proposer autres que celui d’une rencontre qui soit faite autour d’expériences multiples et non de transmissions de dossiers, de papiers, de choses comme ça. Je ne sais pas si dans la formulation, il n’y a pas des appels d’offre, des rencontres à imaginer…
Frédéric Blanchard Ce qui se passe, c’est qu’il existe déjà un monde de la biodiversité en dehors de la Communauté Urbaine, au niveau des départements, des régions, avec toute une culture, et des mots que nous utilisons comme vous le faites dans votre culture. Pour nous, derrière ces mots de préservation, de conservation, de restauration, de gestion, il y a des choses très précises qui correspondent à des étapes, à des aménagements, à des cours que nous donnons, aux écoles d’ingénieurs notamment, des choses comme ça. Je vais rebondir sur la question, parce qu’on n’en a pas beaucoup parlé, des territoires expérimentaux où on peut justement lancer des micro-actions, parce que je sais, pour avoir été professeur, qu’en allant sur le terrain, on arrive parfois à mettre le même mot sur le même objet. Nous étions en train de parler d’enjeux de biodiversité, d’observatoire, de cahiers des charges. Là, on change complètement de sujet, on parle de transversalité. Je n’ai pas parlé des chefs d’orchestres. Certaines choses que vous avez dites m’ont fait penser à la question. Il faut à un moment donné un chef d’orchestre supra communal. Ce chef d’orchestre évidemment pourrait être la Communauté Urbaine, mais jusqu’à quel point ? Je ne sais pas, ça fait partie d’autres pistes que nous pouvons donner. Que pouvons-nous proposer comme pistes quant à des actions expérimentales ? Est-ce que vous avez des expériences à citer ? Il y a eu du concret sur Bordeaux…
Benjamin Chambelland Il s’agit donc de concrétiser ce type de débat… Vous avez des idées pour continuer à organiser ces séminaires, pour les élargir ?
Michel Corajoud Non, mais attendez, moi je vais dire quelque chose d’un peu intelligent ! Tout ça ne me donne pas envie de travailler avec des scientifiques. C’est quand même grave ce qui est en train de se passer [Inaudible] et si la science est utilisée pour, d’une certain façon, créer des domaines réservés, alors c’est terrible. Moi, je suis venu ici pour partager. J’ai besoin que les scientifiques me disent si je fais bien ou si je fais mal. Je n’ai pas besoin des scientifiques qui me disent comment ils protègent leur discipline, et c’est ce que vous êtes en train de faire Monsieur, et en plus en tant qu’animateur de ce débat. C’est incroyable ! Au fond, c’est la remise en compte de votre rôle d’animateur qu’il faudrait faire, parce que vous êtes en train de bloquer le débat. Nous sommes là, les paysagistes, à vous demander avec insistance, parce que nous sommes sensibles à ces questions, comment on peut associer vos connaissances et votre savoir à la façon dont nous, nous intervenons sur le territoire parce qu’on nous demande de le faire. Ou vous nous ouvrez cette porte, ou vous la fermez, et vous la fermez depuis
J’ai besoin que les scientifiques me disent si je fais bien ou si je fais mal.
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une demi-heure que je suis arrivé dans cette salle. C’est terrible ! J’avais dans l’idée que les écologistes étaient des chieurs mais là j’ai vraiment l’idée que c’est plus que des chieurs ! Ce sont des gens fermés, obtus, des ayatollahs qui nous empêchent d’une certaine façon de dialoguer. Je m’excuse d’être un peu virulent, mais vous l’êtes à votre manière à force de ne pas vouloir nous entendre ! Monsieur, admettez ça. Depuis une heure, on est en train de tourner autour du pot, en train de dire les uns, les autres, quelqu’un a même repris le fait que les paysagistes piaffent. Oui, on piaffe, parce que c’est vrai qu’on a le sentiment que dans la façon dont on travaille… Je l’ai dit : les quais, avec la façon dont j’ai travaillé, ne sont pas assez accueillants à la biodiversité, et je le regrette beaucoup parce que je n’étais pas accompagné par des gens qui me mettaient en garde sur ces questions-là. Alors j’ai suivi des ingénieurs qui me demandaient de faire un espace clean. Mais si j’avais eu à côté de moi des gens de science qui m’avaient dit : « Attention, les espaces que vous êtes en train de faire ne sont pas suffisamment fissurés, ne sont pas accueillants, n’ont pas de substrat », j’aurais été extrêmement content. C’est ça que j’attendais de cette réunion.
Philippe Barbedienne Il s’agit donc de concrétiser ce type de débat… Vous avez des idées pour continuer à organiser ces séminaires, pour les élargir ?
Michel Corajoud Je ne m’adressais pas à vous !
Philippe Barbedienne Oui, mais je fais partie des écologues en question. Je n’ai pas du tout le sentiment de fermer la porte, au contraire, je suis tout à fait partisan de l’ouvrir. Pour moi, la nature en ville est déjà en partie perdue, donc on ne peut que l’améliorer, mais ce n’est pas ça l’essentiel.
Michel Corajoud On pourrait l’amener d’une manière extrêmement massive. Moi, je vois des solutions pour justement… Moi, ce que je reproche [Inaudible]… dans quelle fissure ou dans quel substrat cette plante prend naissance. C’est ça qui est intéressant. Que la plante prenne son développement, c’est ça qui est formidable. Ce que j’ai besoin de savoir, c’est comment dans ce monde inaccueillant au vivant, on crée les conditions pour que, d’une manière plus généreuse…
Philippe Barbedienne Je vais vous interrompre et aller même au-delà. Moi, personnellement si on échange, je vais vous dire que je pense que vous feriez bien de faire de telle façon parce que ça permettra à telle ou telle espèce de se développer, et si vous ne le faites pas, je ne vais pas en faire une maladie parce que je vous le dis, l’endroit où l’on doit protéger la nature, c’est dans les espaces naturels. C’est là que ça se joue particulièrement, parce que la ville, c’est pour notre bonheur à nous.
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Michel Corajoud Il faut que vous m’aidiez, je suis un très mauvais paysagiste, je ne connais pas très bien ce métier, pourtant j’y ai une certaine renommée. Par exemple, pendant de très nombreuses années, les paysagistes se faisaient une idée de ce qu’est la terre végétale, on ne savait pas très bien ce que c’était.
Linda Leblanc C’est fini !
Michel Corajoud Oui, c’est fini, on ne fait plus ça du tout. On a largement évolué là-dessus, en suivant d’ailleurs les scientifiques qui nous ont bien appris que la terre végétale était extirpée du monde rural, que c’était une véritable connerie et qu’il fallait qu’on travaille à partir des substrats en place. Ça, on la appris de vous !
Philippe Barbedienne C’est une très bonne démarche. Je n’ai rien à redire.
Michel Corajoud C’est ce que l’on recherche, d’autres pistes de ces…
Linda Leblanc Le débat, on a envie qu’il se place là-dessus, et c’est vrai que depuis ce matin, vous ne laissez pas le débat se faire.
Michel Corajoud J’ai été virulent parce que c’est ma nature !
Philippe Barbedienne Ce n’est pas bien !
François Noisette Je me permets de nourrir la discussion, et puis je vais apporter peut-être une proposition par rapport à cette question-là. On a un sujet sur la façon dont la biodiversité peut être mieux prise en compte dans les opérations de paysage, dans l’urbanisme ou dans la partie de l’opération d’urbanisme où le paysage intervient. Il devrait intervenir tout le temps, mais ce n’est pas toujours le cas puisque parfois on ne fait qu’un bâtiment, et que dans ce cas, il n’y a pas de paysagiste, juste un architecte. Parfois aussi, notre sujet est qu’il y a une chaussée pleine de trous et qu’on va la remplacer par une chaussée pas pleine de trous, sans en changer le dessin, juste en remplaçant le bitume. Mais là où il y avait plein de petites plantes, c’est-à-dire là où il y avait les trous, et des flaques, après il n’y en aura plus. J’aime bien l’idée de la fissure, il y a peut-être des voiries de lotissements où il vaudrait mieux qu’on laisse les trous dans les La cub 135
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chaussées, sans aucune intervention, et puis on économiserait en plus des travaux de chaussée. Par rapport à la question que vous posez, s’il n’y a pas de réponse, c’est qu’il y a peut-être des endroits aujourd’hui où il n’y a pas de lieux de rencontre. C’est une des choses sur lesquelles il faut que nous fassions une proposition. Sur cette question des substrats, c’est vrai que ce n’est pas dans le guide du CERTU que j’apprends des choses. Comme là-dedans il y a à peu près tout le savoir scientificotechnique pour faire la nature en ville, c’est que la nature en ville ne doit pas exister, sinon, il n’y en aurait pas. Donc j’en conclus qu’il faut qu’on prenne une initiative, éventuellement sur des opérations, en convoquant la recherche et pas seulement la recherche en biodiversité, mais la recherche en matériau, la recherche sur des opérations-pilotes, et peut-être des travaux plus fondamentaux sur les substrats, les matériaux à employer, la façon aujourd’hui de visiter ce sujet de la nature dans des espaces publics ordinaires.
Michel Corajoud C’est une question centrale sur laquelle on est complètement ignorants, c’est : comment on gère ça ? Comment on entretient ça ?
Jean-Pierre Clarac La gestion raisonnée.
Michel Corajoud Imaginons que nous ayons un substrat qui prolifère et que, d’un seul coup, la végétation naisse, on ne sait pas trop laquelle, mais on la tient comment celle-là ? C’est ça la vraie question, moi, je ne sais pas faire ça. Si vous les scientifiques vous ne m’aidez pas à le faire, je ne le ferai pas parce que je sais qu’à tous les coups, c’est de la boue, un espace qui est vécu comme un espace déshérité. Ça ne résistera pas cinq minutes au fait qu’on va le boucler. Est-ce qu’on est capables de penser ensemble à comment on entretient cette vie ? Une vie, ça s’entretient, je ne sais pas, je fais des enfants et des petits-enfants, eh bien je les élève. Je les emmène à l’école, je les nourris… J’imagine que la biodiversité, c’est une chose aussi qui doit nécessiter quelque chose qui ressemble à de l’entretien, de la gestion. Je ne sais pas, là-dessus je suis complètement ignorant de tout. Moi, je viens ici dans cette table-ronde pour chercher une complicité de savoir par rapport à mon métier qui est celui de faire. Il faut qu’on obtienne ce résultat, sinon, c’est terrible ! C’est pas possible !
Stéphane Hirschberger Oui, une seconde pour dire que ce qui est presque usant psychologiquement, c’est de sentir qu’ailleurs, quand on se balade dans d’autres pays, on a le sentiment que ce dialogue est largement engagé. C’est pour ça que Michel disait qu’on piaffait, moi je disais qu’on rongeait notre frein, bientôt ce frein sera mort, il n’y en a plus, de frein. Ce dialogue, on en rêve, et il faut que ce soit un dialogue courtois, partant des expériences : Michel l’évoquait avec la terre végétale, l’apparition des mélanges terre/pierre et des substrats. Il y a des professions qui sont souples, mobiles, qui ont évolué, et Jacques Coulon disait tout à l’heure qu’on est déjà en train de critiquer ce qu’on n’a même pas fait. On aimerait bien faire avant qu’on puisse critiquer ce qu’on a fait, mais on fait peu. La cub 136
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Miguel Georgieff Je voudrais juste étendre cette envie de rapprochement à ce que l’on appelle la filière horticole, celle qui propose et finit par disposer de nos outils et de nos possibilités d’aménagement, et avec laquelle je pense que vous, écologistes ou naturalistes, n’avez pas beaucoup de contacts. Eux en tout cas, ne cherchent pas à nouer beaucoup de contacts et à glaner beaucoup d’informations venant de votre part… On peut avoir de très bonnes intentions dans un projet, n’empêche que s’il n’y a pas au bout la possibilité de mettre en place ces choses-là, on est dans une impasse. J’inviterais bien volontiers des gens de ce milieu-là à partager l’issue de nos débats, nos outils, nos lieux de rencontre, etc., parce que c’est une vraie difficulté pour les concepteurs et les maîtres d’œuvre d’arriver à intégrer ça. Les pépiniéristes etc. proposent des catalogues de substrats, de n’importe quoi qui vient de n’importe où, qu’ils vont piller en Chine, en Inde, je ne sais pas où, des pierres comme on disait ce matin qui sont de Chine, et qui sont des vraies contradictions…
Philippe Barbedienne …en termes de transport et de logique.
Miguel Georgieff Oui, de logique et de bon sens.
Philippe Barbedienne Ce que je voulais rajouter au niveau des horticulteurs et des producteurs de plants, c’est que dans une étendue urbaine comme La Communauté urbaine de Bordeaux, c’est très disparate et très divers, parce que tout est fonction des services et des espaces verts. Vous avez certains jardiniers qui ont gardé le vieux réflexe du XIXe siècle qui voulait qu’on place absolument la plante extraordinaire que personne n’a jamais vue ailleurs pour faire preuve d’originalité. Mais quand on est consulté, nous, association de protection de l’environnement, pour l’aménagement paysager d’une zone ou d’une bordure de route, systématiquement, nous proposons des listes d’essences locales, que ce soient des essences arborées, arbustives, ou herbacées, ce sont toujours des essences locales. Mais c’est vrai qu’il y a également une formation à faire auprès des horticulteurs, de façon à ce qu’ils ne vous proposent pas n’importe quoi, n’importe quelle essence, n’importe quel truc exotique. Je vois quelquefois, y compris dans Bordeaux, des plantations qui ont une dizaine d’années, et je me demande ce que c’est, d’où vient ce chêne : d’Asie, d’Amérique du Nord ? Parfois, on est complètement à côté, on ne sait pas reconnaître les choses. Je voulais rajouter autre chose, c‘est que justement, les attitudes des jardiniers, et celles des paysagistes, sont vraiment inégales en fonction des différentes communes. Je crois qu’il est toujours très intéressant de s’inspirer des expériences des autres, et de pouvoir bénéficier des expériences positives, tout en évitant les expériences négatives, c’est à ça que ça sert d’être plusieurs communes ensemble. Mérignac, je prends un exemple au hasard, pourrait s’inspirer de l’attitude de Bordeaux qui n’utilise plus de phytosanitaires sur les trottoirs, etc.. C’est comme ça que chacun se hisse au-dessus des autres, et il y a une saine émulation. Je ferme la parenthèse. La cub 137
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Clarisse Paillard Pour parler d’outils très concrets ou de solutions à mettre en œuvre à l’échelle de la Communauté Urbaine, et au vu des échanges animés, disons, je pense que peut-être une des solutions serait que la Communauté Urbaine se dote d’une expertise interne, à la fois pour établir les cahiers des charges, et pour orchestrer un petit peu tout ça. Afin qu’il y ait, pour les aménagements de type urbain, des aspects naturalistes qui soient pris en compte, et en tout cas pour mêler en fait les différents publics, et les différentes compétences autour de chaque projet. Si je peux faire part de notre expérience sur Nantes, pour la gestion des espaces naturels, nous essayons d’associer un maximum de partenaires, que ce soient des associations, des scientifiques, des aménageurs. Ça se passe plutôt bien, même si ça demande beaucoup d’énergie au quotidien. À l’inverse, nous avons beaucoup de mal à laisser notre philosophie naturaliste sur des projets d’aménagements auxquels nous ne sommes pas forcément associés, bien que ce soient des collègues d’autres directions. Ce sont des choses que l’on essaie de faire passer, et je pense que ça ne pourra marcher que comme ça.
Michel Corajoud [Inaudible] … Ces rails accueillent de la terre, et on n’a de cesse que de vouloir que je bétonne ce petit bout, alors que des plantes viennent s’y installer depuis toujours, et on n’a de cesse que de me demander… Alors, j’ai de la chance parce que ces rails ne supportent pas de recevoir du béton, mais on me tanne à longueur de journée pour que je remplisse et que je bouche définitivement cette ligne de vie au fond.
Clarisse Paillard C’est une histoire de culture en fait.
Michel Corajoud Si on le désignait comme un lieu de valeur, alors on pourrait y faire attention. C’est ça le problème. Si ce n’est pas désigné comme un lieu de valeur, alors on peut le négliger. Moi, j’ai besoin d’être aidé là-dessus parce que tout seul, je ne sais pas le faire.
François Noisette Par rapport à cette question-là, et j’allais l’étendre au débat qu’il y a eu ce matin sur le jardin de Buddleia à Nantes, est-ce que ça voudrait dire aussi quelque part se doter de…, je ne sais pas comment il faut appeler ça, mais d’une expertise à la demande ? Que quelqu’un dise : « Tiens là, on a mis un truc, ça m’étonne. Oui, ce n’était pas une bonne idée, c’est une des plantes envahissantes qui est sur la liste et qu’on ne veut pas. » Ou bien un conflit se produit avec tel service, ou un particulier a un conflit avec son voisin, parce qu’il ne veut pas mettre un mur et l’autre veut en mettre un, et de pouvoir dire : « Oui, mais il y a un problème avec le hérisson, donc vous ne mettrez pas le mur. » Ou au contraire : « Il faut se protéger contre telle plante envahissante, donc il faut mettre le mur. » Parois il faut le mettre pour circonscrire un sinistre grave, ça existe aussi. On n’a pas forcément envie qu’il envahisse tout l’îlot. Est-ce que donc ça veut dire essayer de créer une capacité d’expertise à la demande ? Enfin, il faudra regarder après dans quelles conditions. Une instance d’arbitrage ou je ne sais quoi sur ces questions de biodiversité. La cub 138
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Philippe Barbedienne Je crois que tout à l’heure, il y a eu un malentendu au niveau de la sémantique. On a parlé de cahier des charges, il fallait peut-être parler de code de bonne conduite…
Michel Corajoud Oui, c’est vrai qu’on est un peu, comme on le disait tout à l’heure, on piaffe, mais on fait des projets tous les jours. Je suis énervé par l’idée qu’on m’oblige à faire des joints tout le temps entre les choses, parce que le joint, c’est une facilité qu’ils se donnent pour nettoyer, mais c’est entre le joint que la vie s’exprime, non ? Ça m’énerve d’avoir à boucher tous ces joints, mais si je n’ai personne pour m’aider à ne pas les boucher, je les boucherai, parce qu’on me demande de le faire. Il faudrait qu’à un moment donné il soit attribué une valeur à l’idée que dans la ville, la question du joint, que ce soit dans les murs, dans les sols, etc., correspond à des niches d’accueil de plantes assez extraordinaires. Mais aujourd’hui, l’ensemble du dispositif de gestion de la ville va à l’encontre de ça.
Philippe Barbedienne Si vous n’engueulez pas le scientifique, il vous dira de mettre…
Michel Corajoud Je ne l’engueule pas. Si ? J’ai été un peu méchant ? J’avais l’impression que la parole était rompue, mais peut-être que je me suis trompé.
Frédéric Blanchard Je rajoute une chose : là, nous sommes face à des problèmes de culture, c’est ce que nous disons depuis ce matin. J’étais relativement content qu’autour de cette table, tout le monde se soit plus ou moins exprimé, pas tous, parce que j’ai eu beaucoup de difficultés, ce n’est jamais un exercice très simple. Et vous arrivez : en dix minutes, vous avez été péremptoire. Forcément, devant quelqu’un comme vous, vous avez fait beaucoup de choses, on peut fermer sa gueule. Ce que je voulais dire, c’est que je viens vers vous en insistant pour dire que ces mots-là existent, que l’on a une culture. S’il y a eu de la violence aussi dans cette façon de conduire ces débats, c’est que je viens de payer effectivement des humeurs. Je suis allé aux États-Unis, j’ai voyagé dans des pays où ces questions-là sont réglées. Quand je suis arrivé ici il y a cinq ans pour parler de la biodiversité, il y en avait partout sur le territoire régional. Il y a cinq ans, j’étais au jardin botanique pour dire : « Il faudrait peut-être prévenir l’équipe Corajoud qu’il y a des choses intéressantes à faire », et on m’a dit : « mais Monsieur, qui êtes-vous ? » On ne s’est pas parlé, peut-être qu’on aurait fait des choses.
Michel Corajoud C’est dommage !
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Frédéric Blanchard C’est extrêmement dommage. Ce que je veux dire, c’est que j’ai eu en face de moi beaucoup de gens pour qui ce n’était pas important, qu’on arrive là avec une culture et avec nos mots. Et quand je vous dis qu’effectivement les questions de sols sont des questions évidentes pour nous, et réglées depuis trois ans, que vos fissures, c’est bien, mais que l’objectif d’un atelier, ça va peut-être un peu au-delà, que justement ce qui manque à la biodiversité, c’est d’en parler autrement que par le concept, ce qu’on essaie d’amener par ces notions d’observatoire, je reçois quelque chose d’assez violent, je vais me re-retirer, mais…
Michel Corajoud Non, mais ne faites pas ça !
Frédéric Blanchard Si, c’est très violent. Vous êtes un très bon orateur, je le suis beaucoup moins que vous !
Claude Eveno Non, tu es l’animateur, il faut continuer !
Frédéric Blanchard Non, non ! Mais je rappelle que ce qui est important, c’est d’arriver sur du concret, et je pense que dans le concept, on perd le lien avec aussi le citoyen qui va être acteur, parce que ce qui s’est passé et ce qui s’est dit autour de cette table, c’est très bête, et je vais finir par ça, je n’ai pas compris ce qui s’est dit tout à l’heure. Je n’ai pas compris. On parle de nature, et il y a des gens qui jouent des mots, donc il y a des débats très intéressants, mais à un moment donné, on est là pour trouver des choses concrètes, pour parler nature, biodiversité. On a plein de problèmes de vocabulaire, mais où on va si on continue à parler de concept ?
Philippe Barbedienne C’est vrai que quand on arrive avec notre casquette de naturalistes, on est un peu surpris dans un séminaire « natures de villes » d’entendre s’exprimer exclusivement un sociologue, un architecte, un paysagiste. On se dit qu’il manque quelque chose. La notion du triptyque, c’est bien, mais il manque un quatrième pied. Le quatrième pied, c’est peut-être celui qui est basé sur la biodiversité. C’est vrai qu’il y a eu une petite frustration. Il y a un moment, moi aussi j’étais frustré.
Anne Delarche-Joli J’ai un peu suivi l’élaboration de ce séminaire puisque j’ai été associée à La Cub en tant qu’écologue. Il se trouve qu’effectivement, j’ai fait remarquer que ce n’était pas très équilibré, qu’il manquait ce trépied. Il y a eu des appels importants qui ont été envoyés à des scientifiques, notamment au niveau du Muséum qui a quand même, disons, une certaine autorité, et un certain recul par rapport à ça. C’est vrai qu’il n’y a eu aucune réponse de la part de ces personnes pour, d’une certaine façon à égalité, avoir un discours avec les La cub 140
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personnes qu’on a vues. Je pense que ça déséquilibre un peu le débat. Il y a eu des réponses, mais des réponses négatives. Je pense que c’est significatif.
Philippe Barbedienne Ça peut s’expliquer avec ce que j’ai dit tout à l’heure sur mon propre ressenti, c’est-à-dire que la biodiversité, ça ne se joue pas essentiellement en ville, mais sur ce qui reste de territoire naturel. Les gens du Muséum ont plus envie de parler de la nature pure et dure, plutôt que de la nature en ville qui est quand même une nature déjà très marquée par l’homme. Je ne suis pas à leur place, mais je comprends leur attitude un peu comme ça.
Anne Delarche-Joli Je ne connais pas la raison de leur refus, c’est un fait.
Élise Genot Je voudrais un peu préciser les choses puisque je fais aussi partie de l’équipe d’organisation. Les naturalistes qui travaillent sur la biodiversité urbaine sont assez peu nombreux en France. Ils sont donc très sollicités, et ne peuvent pas être partout. C’est la raison pour laquelle ils ne sont pas là. Mais je pense qu’il y a ici présents des gens qui ont plein de choses à dire, et qui ont une pratique aussi de cette biodiversité urbaine.
Philippe Barbedienne La Cub, c’est à la fois la place Pey-Berland et la réserve naturelle des Marais de Bruges. Ce n’est pas exactement la même chose.
Anne Delarche-Joli Je voudrais quand même témoigner en tant qu’écologue. J’ai eu l’occasion de travailler sur des projets assez emblématiques de l’agglomération bordelaise, avec des paysagistes, notamment avec Graziella Barsacq sur le projet de Majolan. Là, l’équipe effectivement était une équipe pluridisciplinaire. Le meneur du projet était avant tout la paysagiste et un certain nombre de techniciens qui apportaient effectivement ces éclairages. C’est, je pense, ce qui est voulu à travers les besoins que vous exprimez en tant que paysagistes. C’est vrai qu’il s’agissait d’un cas particulier, avec un milieu constitué d’un parc ancien, et la reprise de dynamiques naturelles. Ça n’a jamais été un milieu totalement naturel, mais il s’y est joué des dynamiques naturelles qui font qu’effectivement, et c’était ressenti d’ailleurs par la population locale, Majolan était d’abord un espace de nature sauvage même s’il ne l’est pas totalement. C’est vrai que dans ce projet, il y a eu imbrication, on a inventé un discours commun parce que ce n’est pas si évident que ça, la restauration d’un parc ancien avec tous les éléments de programme que nous avait donnés le maître d’ouvrage, et puis le respect d’un lieu, et
Sur le projet de Majolan il y a eu imbrication, on a inventé un discours commun.
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notamment un milieu humide sur lesquels effectivement il y avait des enjeux, même écologiques. Tout cela pour dire quand même que ce n’est pas le scientifique qui intervenait mais le praticien, et que par rapport à ces problèmes d’inventaires et autres, je dirais que nous sommes restés en deçà. Je suis très sceptique sur la notion d’inventaires systématiques. Pour moi, dans ce cas-là, la biodiversité doit être utilisée comme un indicateur, notamment en termes d’évaluations : on peut avoir un certain nombre d’indicateurs ciblés qui permettent effectivement d’apporter et de suivre un projet par rapport à son évolution. Je suis assez sceptique sur les inventaires très approfondis, parce que je pense que ça peut rebuter un certain nombre de collectivités, vous l’avez souligné : parce qu’automatiquement, on est obligé de mettre en place des outils extrêmement lourds pour qu’il y ait une fiabilité scientifique d’un certain niveau, et je pense que l’intérêt de la biodiversité peut aussi résider dans des indicateurs de bonne santé des systèmes, etc.
Clarisse Paillard Pour revenir sur les indicateurs, je suis d’accord avec vous sur la lourdeur des inventaires si on doit en faire sur des longues durées et sur des espaces importants, mais je pense que c’est incontournable à un moment donné de faire un état zéro. Si on veut mesurer en fait l’évolution d’un habitat ou de ce qui s’y passe, il faut bien à un moment donné pouvoir partir de cet état zéro, pour ensuite peut-être cibler sur des espèces spécifiques et sur des secteurs spécifiques. Il ne s’agit pas de faire refaire des inventaires sur tout le territoire, partout, mais de cibler des espèces particulières et des endroits particuliers.
Claude Eveno [Inaudible] Le monde est plus soucieux de la nature. Effectivement, on aurait peut-être pu mieux faire les choses à quatre qu’à trois, c’est un reproche que moi j’entends. Mais il y a une chose : en écoutant, en sentant la tension qu’il peut y avoir du fait de la difficulté de croiser le monde des gens qui s’occupent par formation scientifique de la biodiversité, et celui des gens qui font de l’aménagement, il y a quelque chose qu’il faut entendre. Et c’est que pour l’instant, la parole qui vient autour de la biodiversité est une parole de conservation, avec le vocabulaire et la langue de la conservation. Alors que les gens qui font de l’architecture, de l’aménagement, les paysagistes en particulier, utilisent la langue du projet. Ce sont des gens qui sont toujours tournés vers un avenir, vers un possible. Le mot conservation n’a aucun sens à priori pour ces gens, ce n’est pas fondamental. Il y a une langue commune à inventer. Si les paysagistes ont à faire un effort, c’est celui d’intégrer le fait qu’il y ait de la conservation qui ne soit pas bloquante, paralysante, pour faire du projet, donc une négociation avec ce qu’il y a à conserver, mais il y aussi, du côté des gens qui parlent de biodiversité, peut-être l’obligation de comprendre que la biodiversité est un projet. Un des paysagistes les plus connus en France, qui est Gilles Clément, l’a souvent signifié à sa manière. Nous sommes dans un monde où il y a des plantes invasives qu’on ne sait pas contrôler, nous sommes dans une telle complexité de gestion justement de l’existant, qui est soumis à des forces de pressions absolument considérables à l’échelle planétaire qu’évidemment, une biodiver-
Les gens qui font de l’architecture, de l’aménagement, les paysagistes utilisent la langue du projet.
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sité qui protège la planète et qui aménage un avenir, c’est un projet scientifique et un projet actif. Donc, vous devez aussi vous sentir en état de projet d’une certaine manière.
Frédéric Blanchard Je réagis parce que tu m’as fait un clin d’œil, mais il y a deux choses. Gilles Clément… Au niveau national, on vient de changer pour avoir des outils, des ordonnances par rapport à des espèces qui se situent très mal : vous connaissez l’ours. L’Angélique des estuaires, on avait lancé ce que l’on appelle un plan de conservation. C’est très intéressant parce que c’est très dynamique, c’est dans le projet, mais ça s’appelle un plan de conservation. On l’a changé parce qu’on en avait marre des gens qui justement ne viennent pas. On l’a appelé plan d’action. Maintenant les gens nous disent qu’on a évolué. On a changé un mot. Après, en ce qui concerne les mots techniques, on a du mal à changer parce que ça fait vingt ans qu’on fait ça. Gilles Clément a fait quelque chose d’admirable, de fabuleux, c’est comme les Kandinsky. Ça participe d’une forme de sensualité, d’émotion, donc je ne vais pas en parler, mais ce qu’il fait sur son jardin me plaît beaucoup. Or, il est parti de ces Angéliques, de ces espèces monocarpiques qui vivent trois ans, qui meurent, pour les accompagner, les gérer. Il s’est donc approprié quelque chose pour en faire un concept. Là, il y a eu un changement d’échelle qui dénonce beaucoup de bêtises à l’échelle de la planète. Le Jardin Planétaire à Paris était très beau, je ne sais pas qui y est allé ?
Claude Eveno L’exposition ?
Frédéric Blanchard Oui, c ‘est ça. On en arrive à dénoncer de gros problèmes au jour le jour dans les dossiers, concrètement, quand on parle des invasifs justement. À un moment donné, on amène de la connaissance, j’ai bien aimé la manière dont le sociologue en parlait. Les scientifiques sont là pour vous amener des éléments du substrat et vous aider à cogiter, mais il faut penser qu’on est là en amont et pas systématiquement. On a l’impression qu’on veut tous aller vers du pluridisciplinaire mais à chaque fois, on nous renvoie que ce qui se passe sur des territoires comme le territoire urbain, relève de la main-mise des architectes, des paysagistes, mais surtout des aménageurs. Vous l’avez très bien dit. À un moment, il faut arrêter, vous vous plaignez parce qu’il n’y a pas de grand schéma pour poser les choses… Vous vouliez intervenir, parce que je vous vois parler !
Michel Corajoud
Non. Linda Leblanc
Non, mais c’est… La cub 143
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Philippe Barbedienne Je voulais intervenir pour dire que finalement nos points de vue ne sont pas si éloignés qu’on pourrait l’imaginer, parce que votre notion de projet, ça ne me choque pas pour une ville, pour un espace urbain. Du moment que la situation globale moyenne se maintient ou s’améliore, peu importe si d’un côté on bétonne, si de l’autre côté, on a aménagé les surfaces poreuses justement pour permettre à la vie de s’installer. Ce n’est pas du tout choquant. J’ai entendu parler de khmers verts tout à l’heure, d’ayatollahs, mais ce n’est pas exactement ça. Ce que l’on souhaite, c’est essayer d’arriver au meilleur compromis. Je vais vous citer un exemple. Sur la commune de Bruges, à propos d’un projet d’aménagement de la commune, des naturalistes de la réserve naturelle de Bruges se sont aperçus que dans la ville il y avait une mare qui finalement était très intéressante parce qu’elle n’étais pas perturbée par des espèces invasives telles les écrevisses de Louisiane. Ce qui fait que c’était un véritable paradis pour les amphibiens, pour les odonates, les libellules, justement par l’absence de ces écrevisses. Il y a donc eu une prise de contact entre ces naturalistes et la commune de Bruges, et je pense qu’ils sont arrivés à un compromis, ça va être détouré autour de la mare, et la mare va être conservée et mise en valeur. Je pense que quand on échange, qu’on discute, il y a toujours moyen d’obtenir un résultat le plus satisfaisant possible. Il n’y a pas réellement d’opposition.
Linda Leblanc Mais quand la Communauté Urbaine remblaye la lagune de la décharge du Bourgailh, c’est pour quelle raison ?
Philippe Barbedienne Je ne suis pas en mesure de vous répondre, je ne sais pas.
Linda Leblanc Alors que nous, paysagistes, disons que cette lagune est magnifique, et les écologistes disent que c’est un milieu très riche, mais La Cub la remblaye. Il y a des dysfonctionnements, et c’est là en fait que finalement paysagistes, écologues, ont à mener le même combat, s’il y a combat, dans la même dynamique, parce que j’aime bien ce mot. Mais après, il y a les pouvoirs publics et les administrations qui sont quand même terribles, et c’est là où il faut se rassembler, se donner la main. Si on commence d’abord par se tirer dans les pattes entre nous face à ces grosses usines à gaz…
Philippe Barbedienne
Quelquefois il y a des intérêts qui nous dépassent les uns comme les autres. Souvent ce sont des intérêts financiers, mais pas toujours. La cub 144
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François Noisette Pourquoi ils remblayent ? Je n’en sais rien. Qu’il y ait des dysfonctionnements à La Communauté urbaine de Bordeaux, eh bien je pense qu’il y en a partout et donc il y en a aussi chez nous. On en a constatés quelques-uns et il y a des initiatives qui ont été prises en termes d’aménagements et d’évolutions du management de la structure. Avec le mandat donné au nouveau directeur général qui est arrivé le 1er septembre, on essaie justement de faire évoluer un certain nombre de choses dans ce sens. Laissez nous quelque temps pour mettre tout cela en place. C’est une grosse machine, avec 2600 personnes dont certaines ont aussi pensé bien faire. Certaines ont été formées ou recrutées il y a vingt ans pour lutter contre les inondations qui affectaient le centre de Bordeaux, et elles ont été payées pour placer des tuyaux de 2,50 mètres. On leur a demandé de faire ça pour pas trop cher et sans trop se poser de questions… On ne savait même pas à l’époque qu’il y avait des protections de grenouilles ou autre. Le monde a un peu changé et toutes ces personnes n’ont pas forcément voulu lire ou comprendre qu’un certain nombre d’évolutions s’appliquaient à La Cub, que les choses qu’elles avaient faites avec bonne conscience, et pour lesquelles elles avaient été félicitées, certaines même décorées, sont considérées aujourd’hui comme des erreurs. Il faut comprendre aussi que pour ces personnes-là ça soit difficile à assumer. Ça fait aussi partie des choses que nous avons à gérer au sein de la structure. Pour prendre un exemple, un de mes anciens patrons a fait un projet au début de sa carrière, et à la fin de sa carrière, dans le cadre de la politique de la ville, il était clairement an train de le remettre en cause fondamentalement. Il avait un certain recul par rapport à ce qu’il avait fait dans sa vie, mais parfois il y a des gens qui pour qui c’est un peu plus difficile. Ce que j’aimerais dire par rapport à la discussion sur les plans de conservation, plans d’action, etc., c’est que ça fait aussi partie des sujets qui, à l’échelle de La Cub, sur ces espaces urbanisés, ou nonurbanisés, correspondent à des enjeux qui, à mon avis, devraient sortir de ce groupe. Quels sont les sujets ? La recommandation : si elle était identifiée rapidement, par rapport aux sujets sur lesquels des plans d’action de ce genre devraient, pourraient, ou auraient intérêt à être élaborés, quelles en seraient les modalités ? En partant du principe que ce n’est pas forcément sur toutes les espèces de la liste rouge nationale qu’il faudrait le faire, parce que ça en fait trop, et que certaines ne sont pas à la bonne échelle quand on est sur La Cub. Mais il y a peut-être certains sujets sur lesquels une proposition peut faire partie du projet de La Cub. C’est la question que posent les élus. Ces sujets-là, c’est quelque chose que nous pouvons porter, que nous pouvons vendre à la population comme un projet de La Cub. Quelles sont les plantes, les espèces, les milieux ? On le voit bien avec le parc des Jalles qui a déjà été identifié comme un projet de La Cub, alors que nous n’avons pas la compétence sur les espaces naturels, même si pourtant une personne est recrutée pour ça. C’est très compliqué, nous n’avons pas la compétence, mais quel accompagnement pouvons-nous proposer ? Quels objectifs se fixer aujourd’hui ? Quand je suis arrivé, j’ai été très surpris. On m’a dit : « Dans la liste, le parc des Jalles, la mission 2025, il faudrait peut-être que tu t’en occupes. » Un parc, pour moi, c’est un endroit géré, et ce n’est pas mon boulot, je ne gère pas. J’aide les gens à discuter de ces questions, mais je ne gère pas directement. Après quand on creuse, on constate que c’est de l‘espace agricole, et qu’on ne sait pas très bien ce qu’on veut faire de cet espace-là. Par ailleurs, un plan de conservation du vison d’Europe uniquement sur le parc des Jalles, ça n’a pas peut-être pas de sens.
Il y a peut-être certains sujets sur lesquels une proposition peut faire partie du projet de La Cub.
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Philippe Barbedienne Mais le parc des Jalles peut s’inscrire dans le plan national.
François Noisette Il me semble qu’il y a une recommandation qui pourrait sortir de ce groupe, de cette discussion-là. Quels sont les sujets qui sont liés à des espèces ou à des enjeux, comme l’a dit Monsieur Corajoud, sur des types de matériaux, des façons de gérer ? La façon de gérer, c’est aussi un enjeu. On a parlé des fauches plusieurs fois dans la journée, mais il y a aussi d’autres pratiques qui aujourd’hui sont des enjeux positifs ou négatifs par rapport à la biodiversité et sur lesquelles il peut y avoir un questionnement spécifique, dont La Cub puisse s’emparer, ou le territoire de La Cub. Il y a un sujet qui est : qu’est-ce qu’on vend dans les jardineries de La Cub ? Tant qu’on y vendra beaucoup de thuyas, on continuera à planter beaucoup de thuyas, et si on ne vend pas de thuyas, on plantera moins de thuyas. Il y a donc une liste qui est forcément une liste partagée entre des scientifiques, des praticiens, qui ont un regard sur des questions de biodiversité, de projets… Comment l’établir ? Je n’en sais rien. Comment la mettre en œuvre ? On y travaillera, mais elle peut permettre de créer un tissu de projet ou une trame de projets qui ne sont pas de l’aménagement mais une façon de parler de la biodiversité, de la faire prendre en compte, à l’endroit où elle doit avoir lieu, etc.
Michel Corajoud Comme quoi, c’est mai 68 qui m’a démoli la tête ! Je m’excuse de cet emportement, mais au fond, ce que je voudrais dire, c’est que je me sentais enfermé dans l’idée que vous étiez en train de peaufiner votre discipline au travers de la question de l’inventaire, qui est une question qui indiscutablement doit être au centre de vos conversations puisque vous êtes naturalistes, et que la question de faire l’inventaire de ces plantes est la question décisive pour vous. Mais ce n’est pas un pont pour nous parce que précisément le pont que nous essayons de bâtir avec vous, il ne consiste pas à vous conforter dans votre position de naturaliste faisant des inventaires ultra-importants, bien sûr, ce que nous essayons de faire, nous, parce que nous sommes dans l’aménagement, c’est d’essayer d’imaginer qu’on peut y arriver. Vous ne pouvez pas faire l’inventaire de la biodiversité qui n’existe pas encore, et nous vous proposons l’idée de créer un territoire sur lequel cette biodiversité pourrait s’installer : vous pourriez ensuite faire des inventaires là-dessus. C’est ça que l’on est en train de dire, c’est que d’une certaine façon, nous sommes des aménageurs, et je vous propose, c’est l’idée que j’avais dans ma première intervention hier, c’est : je trouve que la ville qu’on fabrique aujourd’hui n’est pas assez ouverte au vivant. Elle est trop fermée, elle est trop close, elle est trop objet. Ce sont des objets fermés, clos. On pourrait faire une ville poreuse dans laquelle effectivement la niche nécessaire à la biodiversité pourrait s’installer. Là, on aurait un terrain d’entente. Pour pouvoir le dire, j’ai été obligé de me fâcher.
La ville qu’on fabrique aujourd’hui n’est pas assez ouverte au vivant.
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Philippe Barbedienne Vous noterez que personnellement je ne peux qu’être d’accord avec vous.
Michel Corajoud J’espère bien ! Quand même, il n’y a aucune raison pour que vous soyez en désaccord. On a quand même un vrai terrain d’entente. J’ai tout à apprendre de vous sur ces questions-là, absolument tout. Je vous l’ai dit tout à l’heure, j’ai une incompétence absolue dans ce domaine. Je trouve ça dommage qu’à 62 ans, alors que je vais finir ma carrière de paysagiste, et qui plus est de paysagiste connu, je sois ignorant de toutes ces questions-là, c’est dément. Tout ça pourquoi ? Parce que ces disciplines ne se serrent jamais la main. Aujourd’hui, c’était formidable, et je ne voulais pas entrer dans un débat où j’avais le sentiment que précisément le débat était impossible.
Philippe Barbedienne Comme ça, vous saurez à quoi consacrer votre retraite !
François Noisette Avant que Michel Corajoud soit à la retraite, ça va être difficile.
Clément Rossignol En tant qu’élu, je suis un peu carré, et en plus, je suis complètement amateur, je ne suis pas du tout de la profession, ça fait un an que je suis élu. Je ne le dis qu’au bout d’une journée de brainstorming, mais quelles sont les pistes que j’ai ressenties comme ça autour de la table ? Déjà, les professions, c’est un peu comme partout, quand on commence à entrer dans les détails, le diable n’est pas loin, et les esprits peuvent s’échauffer.
Linda Leblanc
Nous sommes des passionnés, c’est normal. Clément Rossignol Un des apports de La Cub, malgré qu’on remblaye ou qu’on fasse ce qu’on ne devrait pas faire parce qu’il y a une culture maison c’est d’établir un dialogue entre elle et les communes, ce qui est un peu compliqué, puisqu’il y a plusieurs voix. Il y a clairement à mettre en place en interne, une autre culture maison. Mais il y a aussi à mettre en place des lieux de partage, comme aujourd’hui. Il y a un grand manque, et on peut l’ouvrir aux écoles d’horticulture, on a cité plusieurs lieux qui sont absents aujourd’hui. Pour quoi faire ? Je pense qu’il faut partir du haut et descendre vers le bas. Pour moi, le haut, c’est l’observatoire, quand bien même il faut comprendre ce que c’est et où on en est pour ensuite créer des conditions pour aller vers le mieux. Le plus simple, c’est de travailler les espaces naturels en réseaux. Ça, on commence à le faire, on sent qu’il y a une envie collective de continuer à le faire. Mais il faut aussi développer des expérimentations ciblées, et là, par contre, il faut que l’on continue à travailler ensemble parce que finalement cette journée n’a pas suffi
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pour trouver des pistes fortes de réflexions et d’exemples entre des expérimentations ciblées en termes de biodiversité en ville, et quant à la présence de la nature sur des lieux et dans des pratiques. Si j’ai bien compris, il faut travailler tout cela ensemble. Lieux, pratiques et matériaux. C’est donc à vous de continuer à travailler ensemble pour nous dire à nous, élus, comment nous pouvons appréhender cette matière pour en discuter avec la population et voir ce que nous pouvons faire ensemble.
Benjamin Chambelland Juste pour rebondir, parce qu’un des derniers mots que vous avez prononcés est « population » : par rapport à ce qui a été dit, je pense que l’acteur citoyen est un acteur, comme on en a parlé ce matin, à propos de la connaissance, du transfert, de la pédagogie, etc. Autant sur l’expérience du chemin de fer sur les quais que de la lagune au Bourgailh, je pense justement que cet acteur peut permettre de faire bouger les choses, et d’autant plus s’il y a un scientifique derrière qui peut lui expliquer les choses. Mais les gens ne sont pas dupes, et cette sensibilité que nous avons, nous, paysagistes, eux peuvent s’en saisir comme d’un outil pour aller à l’encontre des difficultés administratives ou autres. Dans la boucle de l’ensemble des disciplines, il y a aussi le citoyen qui sert à ça.
François Noisette Cette question des citoyens, on l’a évoquée ce matin. Comment les impliquer ? En les sollicitant sur la connaissance, en leur faisant voir les choses. Il y a déjà des démarches entamées, mais ce n’est pas fini. Il y aussi des expériences comme l’Atlas de la nature à Paris qui est très beau. Il y a également des démarches à des endroits où on a fait des choses plus simples, moins chères ou plus facilement distribuables, et qui donnent aussi des résultats. À ClermontFerrand, il y a eu un atlas de tous les oiseaux qui existaient sur le périmètre de l’agglomération. Avec juste une page qui indique à quel endroit on peut aller les voir, et dans quelles conditions. Les oiseaux, c’est très difficile à voir en fait.
Claude Eveno Il y en a eu un sur les rapaces à Paris aussi.
François Noisette Oui, mais là, ils ont pris tous les oiseaux qui existaient en expliquant : « Ce moineau vous le voyez dans votre jardin, celui-là, seulement à telle saison… » Il y a des outils de ce genre. Je pense que tout cela est indispensable, parce que parfois, on sait que ces rationalités du nettoyage correspondent aussi à la demande des citoyens. Ça a été évoqué ce matin. Le stabilisé, pourquoi disparaît-il ? Parce que les mamans qui poussent des poussettes dans les flaques d’eau, ou qui récupèrent les enfants qui ont sauté dans les flaques d’eau à midi, elles trouvent que s’il n’y avait pas de flaques d’eau, ce serait mieux. Le stabilisé, quand il pleut beaucoup, les flaques d’eau restent dessus, alors que quand on a fait une belle pente en bitume… Ça ne se passe pas toujours comme ça, mais souvent la commune dit que ça lui coûte trop cher à entretenir, elle paie l’investissement, et c’est La Cub qui paie l’entretien ! Ça fait partie des petits sujets de discussion que nous avons ! La demande sociale n’est pas forcément portée vers plus de biodiversité, et de la même manière, elle n’est pas toujours portée vers une ville plus durable. La cub 148
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La demande sociale n’est pas forcément portée vers plus de biodiversité, et vers une ville plus durable.
Ce n’est pas inné, ces choseslà. On doit aussi composer avec les contradictions internes des gens. Il faudra aussi avoir ce débat et il sera nécessaire d’inventer des outils pour que ce débat se fasse sur de vraies questions quant à la place de la nature ou de la biodiversité dans la ville, et ne reste pas lié à des désirs utopiques des citoyens consistant à dire « On aimerait ça », pour, une fois la réalisation concrète arrivée, ça ne leur aille plus du tout. J’ai été confronté, dans une autre commune, et dans une vie précédente, à une demande formulée par les citoyens, à la suite d’un incident, pour que dans un espace vert à côté du lycée la sécurité soit renforcée. Un élu de cette commune est allé lire les livres sur la conception sécuritaire des espaces verts : « Il ne faut pas tailler les branches à moins de 2,50 mètres, les lampadaires doivent mesurer 2,50 mètres pour que ce qu’il y a en dessous soit bien éclairé… » Et c’est ce qu’ils ont fait. Tout le monde a gueulé évidemment, il n’y avait plus un rosier, rien ! C’était la place des Quinconces ! Le joli square était massacré !
Stéphane Hirschberger Attendez, la demande des citoyens, elle est quand même aussi d’avoir accès confortablement et plus densément à des lieux qui sont reconnus par tous comme fantastiques. Quand on a la chance par exemple, comme La Cub, d’avoir 5000 hectares au nord, préservés par les hasards d’une histoire réglementaire, on peut le dire, et d’une histoire économique maraîchère, je crois qu’il faut considérer un moment cette demande-là. Et se dire que de toute façon, on ne pourra pas les gérer, la puissance publique ne pourra pas les gérer. C’est très simple, les acteurs existent, ce sont des acteurs du paysage, qu’il faut mettre simplement dans le même sens. On les a, et en plus ce sont des acteurs économiques, des acteurs sociaux qui ont 1000 défauts et 1000 qualités. Si on avait intitulé cette charte « parc vivant », c’était ça. C’était le vivant invisible et visible. On peut donc très bien travailler à partir de ce matériau-là. Mais plus le temps passe, plus je porte « ce projet », et plus je m’aperçois que finalement les élus considèrent cet endroit comme une campagne, et non comme un lieu de la métropole. Je parle du parc des Jalles, mais je pourrais parler de Mussonville, avec lequel j’ai beaucoup travaillé avec des étudiants : ce sont des lieux métropolitains aujourd’hui, et il faut envisager leur futur sur cette base, à partir de ce constat. On ne peut donc pas les considérer comme de simples campagnes que l’on gère avec un peu de remembrement foncier, sans fric, et sans penser aussi qu’il y a une forme de pression qui n’est pas simplement une pression foncière mais aussi une pression d’usage. Avoir à dix minutes du centre-ville de Bordeaux la possibilité d’être complètement immergé dans un espace, on ne va pas l’appeler naturel, mais qui a sa propre vie, c’est une chance extraordinaire. Il faut s’en saisir. Ces lieux ont une identité, et il faut, je vous le dis à vous, il faut mettre en place les outils pour que sur ces territoires spécifiques, il y ait des politiques d’aménagements spécifiques. S’il vous plaît. Vous voyez ce que je veux dire !
Parc des Jalles, Mussonville, ce sont des lieux métropolitains, il faut envisager leur futur sur cette base.
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Benjamin Chambelland Je suis totalement d’accord avec vous. Dans vos propos, il y avait absolument tout. Il y a des outils à inventer et à explorer, mais en même temps, je crains que le dialogue difficile entre les paysagistes et les scientifiques, ne soit encore plus compliqué entre les paysagistes et les citoyens. Par exemple, la charte de la biodiversité, c’est un outil qui essaie de faire avancer les choses. Hier, nous avons été très contents et surpris de la voir. La première question, ça a été de demander si elle avait été distribuée aux gens. Non, et évidemment pour des questions de moyens, ça ne l’a pas été, mais mine de rien, c’est le public presque le plus important. C’est par là que des choses peuvent émerger, donc nous sommes quand même assez en retard là-dessus.
Elise Génot Je pense que c’est le bon moment pour vous demander votre opinion sur notre débat, pourriez-vous nous dire ce que vous pensez de cette problématique?
Tomas Palmgren La tâche s’avère compliquée mais disons que nous avons un débat similaire à Helsinki, ainsi qu’à l’échelle de toute la Finlande, l’écologie est une question très importante là-bas. À Helsinki, le département de l’environnement a créé une base de données : un système sur Internet dans lequel sont répertoriées des données sur la nature dans la ville, le contenu est mis à jour continuellement ou à chaque fois que de nouvelles données sont disponibles. Tous les fonctionnaires de la municipalité sont à même d’utiliser ce système grâce à un identifiant et un mot de passe. Le public ne peut pas encore le consulter, mais nous pouvons diffuser des informations à des consultants chaque fois que nous le désirons. Nous, fonctionnaires, ainsi que les consultants, sommes également formés à son utilisation et tentons souvent de discuter à propos de ces thèmes et de les faire connaître davantage. Voilà, c’est l’une des mesures prises à Helsinki, je ne sais pas si cela répond à votre question...
Elise Génot Pourriez-vous nous parler du lien fait entre scientifiques et paysagistes, mais aussi entre habitants et scientifiques, entre habitants et paysagistes?
Tomas Palmgren
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Nous travaillons beaucoup avec les habitants. Notre département dispose de questionnaires qu’il distribue, mais étant donné que les questions proprement environnementales ne sont pas de notre responsabilité, je ne peux pas vous dire exactement comment tout cela est géré... Par ailleurs, je pense que les zones les plus sensibles sont les forêts. Nous avons beaucoup de forêts à Helsinki. Parmi tous les espaces verts de la ville, 50% sont forestiers. D’un côté nous tâchons de les aménager pour le plaisir des habitants, pour qu’ils puissent bénéficier de ces espaces, mais d’un autre côté nous devons sans cesse prendre en compte les aspects environnementaux, l’écologie et la biodiversité. Nous avons d’ailleurs eu de très nombreuses discussions entre les personnes responsables de la gestion
Je pense que les zones les plus sensibles sont les forêts.
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des forêts, les habitants et les groupes actifs très concernés par la biodiversité. C’est donc une grande question.
Elise Génot Une dernière question au sujet des espaces naturels et de leur fréquentation. Je sais que sont organisées de nombreuses grandes manifestations dans vos espaces verts, comment gérez-vous la pression liée à l’utilisation extrême de ces espaces naturels ?
Tomas Palmgren
Les gens profitent des espaces verts pour piqueniquer, pour bronzer, pour se réunir entre amis...
Il est vrai que nous avons beaucoup plus d’événements culturels de nos jours qu’il y a disons cinq ans, et les gens profitent des espaces verts beaucoup plus qu’avant de manière générale, ils s’en servent pour piqueniquer, pour bronzer, pour se réunir entre amis... Nous essayons de restreindre ou du moins de n’avoir qu’un petit nombre de zones capables d’accueillir de grands événements tels que des concerts de rock par exemple. Nous devons également fixer des règles aux organisateurs : ils sont responsables de la restitution des espaces après les concerts, ils doivent venir avec leurs propres toilettes et poubelles et réparer les pelouses endommagées ; c’est ainsi que nous essayons de gérer ces questions.
Elise Génot Avez-vous des espaces interdits au public, des sortes de réserves?
Tomas Palmgren Pas vraiment... À ma connaissance, les seuls espaces interdits sont ceux où les bâtiments ont été démolis, où la sécurité n’est pas assurée, je crois que ce sont les seuls en ce moment. Nous ne disposons pas d’espaces naturels protégés comme tels, pas encore, mais c’est en pourparlers.
Elise Génot
Merci. Tomas Palmgren
Merci. Claude Eveno Vous avez encore cinq minutes.
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Anne Delarche-Joli Oui, juste par rapport aux pistes sur La Cub, on est entourés de forêts, et parmi les espaces de nature qui existent à l’intérieur de la ville, il y a justement ces morceaux de forêts résiduels qui constituent, je dirais, un gros capital, puisque ce sont des arbres centenaires, ou des choses comme ça, qui ne sont absolument pas gérées. C’est bien dommage… On le voit à travers les différents événements climatiques qui se sont produits, on perd un énorme capital en l’absence de mise en place d’une gestion. Ce n’est pas une gestion de la production, ce n’est pas une gestion de sylviculteurs classiques, c’est aussi un type de gestion à inventer qui soit lié avec les usages, une approche paysagère, mais également avec une approche sylvicole. Et les communes ne peuvent pas le faire parce qu’elles n’ont pas, à la fois la culture, mais surtout les techniciens, et d’une certaine façon, on a très peu de modèles de gestions sur le long terme, et ce sont des gestions mal comprises, notamment de la part des élus. Les élus n’intègrent pas très facilement une notion d’entretien et de gestion sur une durée très importante et nécessaire au niveau d’un boisement. Ça, c’est un point important.
À travers les différents événements climatiques, on perd un énorme capital en l’absence de mise en place d’une gestion.
Philippe Barbedienne Excusez-moi, j’ai un peu de mal à comprendre l’intérêt de ce que vous appelez une gestion pour ces espaces forestiers qui sont en train de vieillir. Justement, le vieillissement des boisements permet une amélioration très forte de la biodiversité, parce qu’elle s’installe beaucoup plus dans les arbres mûrs, ou dans le bois mort, que dans les arbres jeunes, donc quelle gestion voudriez-vous faire ? On ne peut pas les faire vieillir plus vite…
Anne Delarche-Joli Non, mais on peut assurer la régénération, c’est surtout ça.
Philippe Barbedienne Oui, mais si vous remplacez des arbres vieux et adultes ou du bois mort par des arbres jeunes, vous perdez énormément de biodiversité. C’est justement les reproches qu’on fait à la forêt landaise, où l’on coupe des arbres juvéniles : à quarante ans, le pin est juvénile et non adulte, et où donc on se coupe de tout un pan de biodiversité, que sont des insectes et des oiseaux qui colonisent des arbres adultes. En tant que naturaliste, je trouve que c’est une richesse, ces boisements non gérés. C’est une richesse extraordinaire que nous avons dans La Cub.
Anne Delarche-Joli
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Oui, mais jusqu’à un certain point : pour des boisements qui sont des boisements résiduels, qui sont des boisements issus de pinèdes et autres, je crois que là, on ne peut pas en rester à une non-gestion, il y a un moyen terme à trouver entre une gestion raisonnée, et une gestion telle que l’entendent les sylviculteurs.
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Elise Genot Quel pourrait être le rôle de le Cub dans cette gestion ?
Anne Delarche-Joli Il y a quelques communes qui commencent à mettre en place ces plans de gestion. Nous parlions dans un premier temps de diffusion d’exemples, et ça pourrait en tenir lieu, parce qu’il y a effectivement beaucoup d’autres espaces boisés dans La Cub. Cela permettrait d’adapter ou de changer la façon d’intégrer ces forêts tout en les préservant par rapport aux usages. Il ne s’agit pas de non-gestion, mais d’une gestion bien particulière, nécessaire si on veut garder ces paysages sylvicoles, et si on veut en faire aussi des zones d’usage.
Philippe Barbedienne
La forêt existait avant que l’être humain n’ait inventé la hache. La forêt se gère toute seule.
À ce moment-là, si vous voulez en faire une zone ouverte au public, une zone d’usage pour le public, effectivement ça nécessite une gestion, mais si c’est pour conserver la biodiversité, vous savez, la forêt existait avant que l’être humain n’ait inventé la hache. La forêt se gère toute seule. Les chablis servent à nourrir les insectes xylophages, ça crée des clairières qui permettent la reconstitution, et la pousse de jeunes plantes, elle se suffit à ellemême. Sauf si effectivement on veut en tirer des planches. Là, on a un exemple de pin maritime, c’est très bien.
Anne Delarche-Joli
Ce n’est pas vrai ! Linda Leblanc Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai que la forêt se suffit à elle-même !
Philippe Barbedienne Vous ne me croyez pas quand je vous dis que la forêt se suffit à ellemême ?
Frédéric Blanchard Vous êtes ingénieurs sylvicoles ? Non. Alors écoutez ! Ce n’est pas le scientifique, mais le pédagogue, qui essaie de vous l’expliquer.
Linda Leblanc Je pense qu’Anne expliquait bien quelque chose qui était très intéressant pour des aménageurs comme nous. Et je pense qu’on en arrive toujours dans votre discours à l’idéologie du paysage en ruine. L’arbre mort dévoré… La cub 153
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Frédéric Blanchard C’est la fissure dans le tapis végétal, la fissure n’a pas le droit de…
Linda Leblanc … sans renouvellement, je veux dire parce que ce n’est pas les petites bêtes qui vont manger les arbres…
François Noisette On arrive à la fin de la réunion.
Linda Leblanc … Et on est dans l’image romantique de la nature en ruine. Moi, ça ne me fait pas tellement envie ! Et surtout, l’homme en est absent !
François Noisette S’il vous plaît, pas à cette heure-ci. Ce débat-là est un autre débat.
Linda Leblanc Non, c’est LE débat !
François Noisette Oui, on peut l’avoir, mais étant donné la façon dont le ton remonte, il ne me semble pas convenable de poursuivre, sachant que ce débat a une trentaine d’années, notamment au sein de l’ONF. Ce que je propose, et ça fait partie des propositions de l’atelier, c’est qu’il y ait une réunion de travail sur ces questions de gestion des boisements, ou un séminaire des boisements au sein de La Cub, et avec des spécialistes sur les articulations entre les questions de la forêtpaysage, de la forêt biodiversité, etc. C’est un sujet bien balisé parce qu’il y a eu tellement de bagarres entre le ministère de l’Agriculture, le ministère de l’Écologie, et l’ONF, qu’il a fallu quand même un peu progresser, avec des démarches de l’ONF intéressantes, mais qui ont leurs limites, et on n’a pas fini d’avancer. Peut-être faut-il des réserves biologiques forestières au sein de La Cub ? Pour l’instant, je crois qu’il n’y en a pas, sinon, le débat ne partirait pas comme ça. Ça fait partie de l’ensemble des regards que l’on peut avoir sur la forêt qui est aussi un objet de culture, la forêt de Fontainebleau étant un bon exemple : tout le monde sait que c’est une forêt-paysage, un des lieux qui a été le plus peint, parcouru par les artistes, une source d’inspiration à un degré tel que l’essentiel de l’urbanisation autour de la forêt de Fontainebleau s’est constituée autour du monde de l’art. La forêt de Fontainebleau est aussi la première forêt où l’ONF a créé des réserves biologiques et de biodiversité, et ça reste une forêt d’exploitation.
Claude Eveno C’est là qu’on a classé pour la première fois un arbre Monument Historique.
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François Noisette Tout à fait, et ça ouvre d’ailleurs le débat, parce qu’un des arbres classé Monument Historique est mort et que donc les insectes vont quand même le bouffer. La question se pose de savoir s’il faut lui injecter une résine ! On peut faire venir le conservateur de la forêt de Fontainebleau, je pense qu’on aura une discussion intéressante. Acceptons ces regards divers. J’ai travaillé en Île-de-France, j’ai participé à ce débat aussi au début des années 2000, il avait déjà bien avancé et n’était pas clos. Acceptons ces différents regards qui ne sont pas des incompatibilités entre un regard sur le paysage, des paysages aménagés, et des façons d’aménager qui permettent de maintenir de la forêt morte, ou de l’arbre mort, mais donc aussi vivante puisque c’est sur les débris d’un arbre que certaines espèces peuvent se développer, et seulement quand il est très vieux, voire mort.
Philippe Barbedienne Pour clore sur une note positive, vraiment je vous invite à venir nous rendre visite sur la réserve naturelle de l’étang du Cousseau, vous verrez que nous gérons. Nous avons réouvert le marais, nous avons fait des incinérations dirigées, etc. Nous ne sommes pas contre la gestion, mais dire que la gestion de la forêt améliore sa biodiversité, ce n’est pas toujours vrai, et c’est plus souvent faux que vrai. C’est ce que je voulais dire. Je ne m’insurge pas contre ça, je suis aussi sylviculteur, je coupe des arbres. Je n’ai pas du tout un tabou visà-vis de l’arbre, mais dire que la forêt a besoin d’être gérée pour exister, c’est quand même faux.
Linda Leblanc
Eh bien non ! Philippe Barbedienne Les forêts du carbonifère qui ont produit le charbon que nous brûlons… Bref, c’est sur ce type de sujet que je pense que nous avons beaucoup besoin d’échanger…
Linda Leblanc
Ça oui, beaucoup ! Philippe Barbedienne Mais il n’y a pas de problème, je le ferai avec plaisir, sans blocages !
Claude Eveno Laissons ce genre de questions en suspens.
Clément Rossignol … La plateforme du tramway grillait cet été : quelle est la place de la mort finalement, végétale en l’occurrence, en ville ? Il y a eu un long débat et puis finalement les Bordelais acceptent d’avoir de l’herbe grillée l’été. Ça passe !
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natures de villes actes du sĂŠminaire
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Atelier 2 : Planification Animateur :
Jean-Marc Offner, directeur de l’aurb’a (Agence d’urbanisme Bordeaux métropole Aquitaine)
Rapporteur :
Nathalie Plénard, directrice de la Direction du Développement Durable et de l’Ecologie Urbaine, Cub
Participants :
Valérie Chapellière, paysagiste Michel Corajoud, paysagiste Anouk Debarre-Duplantier, paysagiste Pierre Dhenin, directeur d’Espaces Naturels Lille Métropole Pablo Georgieff, architecte Thierry Guichard, directeur général adjoint, Cub Jean-François Husson, vice-président de la Communauté Urbaine du Grand Nancy délégué à l’écologie urbaine et au développement durable et partenarial du territoire Thierry Laverne, paysagiste, président du Triangle Vert Pierre Liochon, avocat Marie-Claude Noël, conseillère communautaire (Bordeaux) Hervé Olivier, directeur départemental de la Safer Aquitaine Atlantique Etienne Parin, directeur du GIP-GPV des Hauts de Garonne Marie Recalde, directrice du SYSDAU (Syndicat Mixte du SCoT de l’Aire Métropolitaine Bordelaise) Philippe Richard, directeur du Jardin Botanique de Bordeaux Jean-Pierre Thibault, directeur de la DIREN Aquitaine Christine Volpilhac, responsable du département Planification urbaine, Cub Bernard Reichen
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Matin Jean-Marc Offner On va jouer les bons élèves pour pouvoir travailler pendant deux heures. Il ne s’agit pas d’une table ronde, comme vous pouvez le constater, mais d’un atelier de travail. L’objectif est de produire des analyses, des idées, des concepts qui sont ensuite digérés par les machines techniques et institutionnelles. Pour ma part, je dirige l’agence d’urbanisme « Bordeaux Métropole Aquitaine » depuis deux mois. Je fais le naïf en tant que nouvel arrivant mais nous travaillons sur ces questions non seulement dans la Communauté Urbaine mais aussi sur des territoires élargis. Nous aurons en charge, avec Nathalie Plénard, directrice du Développement Durable et de l’Écologie Urbaine à La Cub, de rapporter vos propos. Plutôt que de faire un tour de table, il sera plus simple que vous vous présentiez lors de votre première intervention. Nous avons des expertises multiples, je pense que nous parlerons de Nancy, de Montpellier, un peu de Bordeaux et éventuellement de l’Essonne. Nous avons également des expertises de juristes, de paysagistes, d’ingénierie institutionnelle, donc une sympathique hétérogénéité qui devrait permettre d’aboutir à d’intéressantes propositions. Je ne fais surtout pas d’introduction mais disons un petit avant propos. La discussion doit être ouverte, c’est pourquoi plutôt que de cadrer je donnerai quelques repères ou quelques pistes de travail. Alors sans jouer au pédant, vous savez peut-être que le mot « aménagement » était préalablement évoqué sous l’ancien régime, au xviiie siècle, pour parler de l’entretien et de l’exploitation des forêts pour les plaisirs de la cour. Je pense que c’est un petit clin d’œil de l’histoire assez amusant. Ensuite, beaucoup d’historiens attribuent les prémices de la planification à la fameuse loi « Cornudet » de 1919, qui posait les principes d’un triptyque intéressant: extension, aménagement, embellissement. Enfin, il faut évoquer la Loi d’Orientation Foncière de 1968. Si les PLU et les SCOT remplacent les POS et les SDAU, elle aura cadré les dispositifs de planification territoriale. Nous en sommes donc les héritiers. Elle servait à peu près exclusivement à produire du terrain à bâtir, à inventer du foncier. C’est intéressant parce qu’évidemment, par de nombreux replâtrages législatifs, la démarche se veut aujourd’hui différente. Pourtant, on est toujours globalement dans le modèle de cette Loi d’Orientation Foncière. Pourquoi parle-t-on aujourd’hui de nature et de planification ? Là encore c’est une remarque très simple mais je pense qu’il est bon de la faire dans cet atelier. On parle de planification parce que les territoires concernés dépassent l’agglomération pour devenir ceux de l’Aire Urbaine. Quand on travaillait sur l’agglomération, au sens premier comme au sens statistique du terme, la segmentation
Nous avons également des expertises de juristes, de paysagistes, d’ingénierie institutionnelle, donc une sympathique hétérogénéité qui devrait permettre d’aboutir à d’intéressantes propositions.
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territoriale était définie par la morphologie, par la continuité du bâti, le plein excluant le vide. D’une certaine façon, c’est l’étude de la mobilité sur le territoire de l’Aire Urbaine, elle-même définie par les déplacements domicile-travail, qui a mis en visibilité le fait que la mesure du phénomène urbain ne peut se limiter à la ville compacte et à sa périphérie directe. Elle doit s’appliquer à une Aire Urbaine en discontinuité qui implique la présence de trous. Si l’on considère respectivement le paysage et l’architecture comme les pensées du vide et du plein, la discontinuité dans ce que d’aucuns appellent l’ « archipel métropolitain » est une succession de bâti et de vide plus ou moins naturelle, qui impose aujourd’hui au planificateur de s’intéresser à ces questions de nature et de paysage. S’il faut « clorophylliser » le discours, c’est bien parce que la nature est là, dans l’Aire Urbaine et dans son organisation. C’est certes une ambition d’intégrer la nature dans les procédures de planification et plus généralement en matière de gestion territoriale, mais elle dépasse la bonne volonté, elle s’impose dès lors que l’on considère le zonage en aires urbaines et les déplacements. Je ne sais pas si vous avez lu le sous-titre de l’atelier, parce qu’évidemment j’ai des documents secrets. Le sous-titre, « la nature à l’échelle du grand territoire, de la planification à la mise en œuvre » étend le sujet, notre atelier ne doit donc surtout pas se limiter à l’ingénierie fine des SCOT et aux Plan Locaux d’Urbanisme, etc., il est aussi question de mise en œuvre. C’est la gouvernance, la gestion, l’ensemble des dispositifs de l’action publique, qui sont certes liés en amont à la planification, mais qui impliquent ensuite d’autres outils d’action. Le grand territoire, je dirais, on en fait ce qu’on en veut, on a le droit de parler des jardins familiaux, mais cette échelle du grand territoire impose plutôt l’étude du paysage et l’idée de la prise en compte de la nature. La question peut donc se décliner en en au moins deux sous-questions. La première question c’est : quelle gouvernance de la nature et du paysage ? Pourquoi comment ? Parce qu’elle n’est pas évidente. La seconde question est plus complexe : La question de la nature est-elle susceptible de nous aider à planifier autrement ? On voit bien aujourd’hui qu’en ce qui concerne la planification, le discours est plus qu’ambivalent, je le qualifierais d’antagoniste. On a d’un côté un discours prônant le prescriptif, à l’image du grenelle, pour plus de normatif et de contrôle, puis d’un autre côté le discours qui encourage la dérégulation par opposition aux outils législatifs de la planification. On l’a entendu en partie ce matin et il est souvent porté par les architectes. Le grand mot d’ordre du Grand Paris c’était « dérégulons ». Les documents sont perçus comme un obstacle à la construction, à la création. Cette dérégulation dans le discours est donc liée à l’économie et à la créativité des concepteurs. Il sera donc également intéressant de relocaliser notre débat concernant la nature autour de cette question plus générale de l’évolution des méthodes de planification et plus globalement de l’évolution des dispositifs de l’action publique. Voilà. J’ai trop parlé, c’est pas pour encadrer le débat mais vous donner mon premier sentiment sur le sujet. Qui veut prendre la parole et se présenter ?
S’il faut « clorophylliser » le discours, c’est bien parce que la nature est là, dans l’Aire Urbaine et dans son organisation.
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Marie Recalde Je m’occupe depuis un certain nombre d’années de la « gouvernance », puisque le mot est prononcé, et j’ai vécu le schéma directeur de 2001 qui avait été commencé en 1996. Je voulais confirmer ce que vient de dire Jean-Marc. Au niveau de l’aire métropolitaine bordelaise, on n’est plus sur La Cub, l’ « agglomération » dans sa définition technico-technique, mais au niveau de la grande Aire Urbaine. Nous travaillons sur une nouvelle réflexion pour relancer le Schéma de Cohérence Territoriale que Jean-Marc à exprimé, à savoir intégrer la nature dans la planification urbaine. Aujourd’hui, la vision que nous avons consiste à placer la nature au départ de la planification urbaine. La diversité de paysages de l’aire métropolitaine a été évoquée. Il est vrai qu’on vit dans un pays de Cocagne ici, avec des paysages variés, des grands espaces, des espaces plus limités qui pénètrent jusque dans le cœur même de la ville, des espaces organisés et d’autres qui le sont beaucoup moins. On part du constat que nos concitoyens, aujourd’hui, sont friands de ces espaces-là. On n’a pas su lutter contre l’étalement urbain de ces vingt dernières années. Si la question de ses incidences s’est belle et bien posée, le phénomène n’a pu être contrôlé. Or, ce qu’attendent nos concitoyens c’est quand même de vivre à la campagne. Il y a une très forte attente pour les services urbains et à la fois pour des modes d’occupation du territoire qui donnent l’impression de vivre au milieu de la nature. Même si chacun a parfois son propre petit bout de nature. Notre préoccupation, c’est donc de savoir comment positionner l’urbanisation au milieu de ces écrins, avec leurs qualités, leurs défauts, leurs modes d’organisation et de gestion tout en conciliant le code de l’urbanisme, les préoccupations du Grenelle de l’environnement, avec les aspirations sociales. Dans le cadre de la réflexion sur les SCOT, celui de l’aire métropolitaine s’est porté candidat à l’expérimentation sur le grenelle. Alexandre Chemetoff a évoqué notre problématique. Dans notre agglomération les zones inondables et les zones exposées au risque de feu de forêt segmentent le territoire, qu’il s’agisse d’une forêt de production où d’une forêt plus relictuelle comme en rive droite, si bien que lorsque le territoire n’est pas occupé par la ville il est occupé par la forêt, et lorsqu’il n’est plus occupé par la forêt il est occupé par la ville. Je caricature un peu mais pas tant que ça. Enfin, la biodiversité nous interroge beaucoup sur l’appréhension du territoire. Les trois mots d’ordres sont « paysage », « urbanisation », « biodiversité ».
Jean-Pierre Thibault Si on le perçoit moins en Aquitaine parce que c’est une région vaste et peu dense, 1% de croissance démographique sont à corréler avec 3% de consommation d’espace. Ce n’est pas la seule région qui connaît un tel phénomène mais il n’en demeure pas moins notable. On ne peut donc pas continuer comme ça très longtemps, sans banaliser, détruire et consommer excessivement du territoire. Face à ce constat, comment peut-on agir? Il y a deux solutions éventuellement complémentaires, et sans doute nécessaires l’une comme l’autre. La première des solutions consiste à donner une valeur aux espaces qui ne sont pas construits et qui ne sont pas « vides ». Pardonnezmoi. Parce que c’est comme ça qu’on les désigne communément depuis pas mal d’années, et c’est d’ailleurs pour ça que le code de l’urbanisme est totalement muet sur ces espaces-là. Mis à part un règlement de zone N dans un PLU, je ne sais pas comment on peut agir avec les outils législatifs qu’offre le code actuellement. Ce n’est pas évident. Est-ce que c’est souhaitable ou pas, la question se posera peut-être tout à l’heure. Il s’agit en tous cas de donner une La cub 164
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valeur d’usage à ces espaces, leur conférer un mode de gestion qui soit solide, même si économiquement la valeur reste faible. Cela peut se traduire sous forme de ceintures maraîchères, d’espaces récréatifs, d’espaces boisés de production et d’équilibres en terme de biodiversité, de respiration, etc. Mais c’est tellement plus simple de vendre sa parcelle boisée comme terrain à bâtir. Deuxième point : actuellement nos concitoyens ont effectivement une demande de sauvage, une demande de cette nature de proximité qui quelques fois habille une difficulté économique réelle à se loger en ville, liée au coût du foncier. Mais comment peuton faire pour leur donner cet élément que de toute évidence ils souhaitent mais à proximité de leur domicile, c’est-à-dire en ville même ? C’est tout l’enjeu je crois de ces rencontres que de réfléchir à d’éventuelles solutions pour pallier ce sentiment de manque en ville, qui pousse parfois à quitter le centre malgré les équipements y compris chez les personnes âgées. On a vraiment ce défi de l’étalement, de consommation d’espace, de finitude de l’espace, et on a des solutions qui ne sont pas simplement, je dirais, des solutions de réglementation, mais qui imposent une réflexion quant à la valeur d’usage à donner aux espaces qui ne sont pas bâtis. Enfin, il s’agit dans la mesure du possible de faire en sorte que ces espaces soient des espaces de proximité. Et ce qui se fait dans certains secteurs de la CUB est tout à fait significatif là-dessus. Très significatif aussi du fait qu’on ait quand même remplacé une autoroute le long de la Garonne, par un espace qui aujourd’hui est extraordinairement approprié par tous les bordelais. Il y a des choses qui montrent la voie.
Jean-Marc Offner Bernard. « L’inversion du regard ».
Bernard Reichen « L’inversion du regard » c’était le titre du SCOT de Montpellier. C’est une référence à un SCOT qui a été conçu comme un SCOT « projet » non pas comme un SCOT « règlement ». En premier lieu je voudrais évoquer un problème. En tant qu’urbaniste et en tant que représentant du visible, si je peux dire, je parle de bâtiment cette fois-ci, tous nos mécanismes sont orientés vers le développement et la croissance. On est sur un modèle qui dure depuis un bon siècle, dans la ville moderne, qui a un but : la croissance. Cette finalité est au cœur du débat public actuellement, toute politique confondue, par lequel on tente d’identifier ce qui va à l’encontre de cette idée générale. Nous sommes du côté du « progrès », mais un « progrès » qui est de plus en plus combattu, jusqu’à des situations où construire devient une faute. C’est-à-dire qu’on est vraiment du mauvais côté par rapport à d’autres professions comme les gens du paysage, qui eux sont naturellement du côté de la « verdure ». En plus ces mécanismes orientés sont totalement banalisants, c’està-dire qu’un projet urbain à Montpellier, à Clichy Montfermeil ou à Boulogne, à peu de choses près c’est le même. On est encore dans les métaphores textiles, on continue à « mailler », à « coudre », tout un processus qui, pour parler simplement, fait avancer la ville. De ce point de vue, ce qui n’est pas la ville, c’est-à-dire la nature, l’agriculture, etc., constitue des valeurs d’ajustements. Considérant qu’entre un terrain agricole et un terrain à bâtir à Montpellier on a une relation de prix entre de 1 à 10 à 1 à 50 et qu’on est devant une agriculture vieillissante, les agriculteurs locaux ont trois formules. La première formule c’est : « on donnera pas un mètre carré à la ville ». La deuxième formule consiste à dire « l’Europe nous étrangle » quant à la troisième formule : « on y arrive plus on est en friche ». Tout ceci est très savamment organisé comme une
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Les Allemands ne sont pas dans cette situation. L’idée de la friche ou de la ruine est intégrée au mental, l’idée de l’herbe folle en ville est intégrée au paysage.
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économie de la mise en friche, or on ne supporte plus les friches, de la même façon qu’on ne supporte pas les ruines. Les Allemands ne sont pas dans cette situation. L’idée de la friche ou de la ruine est intégrée au mental, l’idée de l’herbe folle en ville est intégrée au paysage. En réalité on veut des choses propres et on finit par fabriquer un mode d’urbanisation assez naturel, par mise à disposition des territoires en friches. Alors comment est-ce qu’on lutte contre cette espèce de modélisation un peu absurde ? Et bien ça revient à arrêter un gros bateau lancé, et ce n’est pas évident. Le Grenelle de l’environnement pour nous est un malentendu total. Si on fait du postagrandissement, l’idée est toujours la même : avec une couche verte. Alors cette couche verte elle s’applique à des chiffres, à ce qui est chiffrable évidemment, et ce qui est chiffrable c’est plutôt la maîtrise de l’énergie puisque c’est la priorité actuelle. Donc on fait du HQE, on fait du BBC, on fait des choses comme ça, mais absolument sans considération pour le moment sur les territoires mêmes. Alors tout ça est tout frais, donc les consultations éco-cité et ainsi de suite vont peut-être fabriquer du prototype dans quelque chose qui est assez ambigu. C’est que pour la première fois de notre histoire, on a un coefficient qui s’appelle l’empreinte écologique, qui est capable de s’appliquer aux usages eux-mêmes, c’est-à-dire à la personne et à l’espace dans lequel ces usages sont pratiqués. On peut évaluer un territoire et on peut évaluer l’usage que fait une personne de ce territoire. Donc cette relation, elle est complètement à construire, ça s’appelle l’équation de compensation. C’est l’espèce d’équation globale d’un territoire et de ces habitants par rapport à une offre urbaine. Mais elle n’est pas construite, elle est à construire. Pour cela il faut une échelle pertinente or elle n’est jamais réunie. C’est pour cela que dans le SCOT de Montpellier l’idée a été toute simple, elle consistait à dire : on a un projet global, interagglomération avec toutes ses règles. On a ensuite une déclinaison qui se fait dans les PLU : on passe d’un projet à un règlement. Il fallait réintroduire le projet sous forme de territoires, d’enjeux, nous en avons identifié 12. Alors maintenant c’est une réglementation qui commence à apparaître dans les logiques de l’État, ces enjeux repassent au-dessus des PLU. Il faut quand même considérer qu’il y a des pressions extraordinaires, avec des territoires de 500 000 hectares, des choses comme ça. Comment est-ce qu’on va coordonner les actions, l’intervention par la logique sectorielle ? Celle-ci constitue quand même les beaux-arts du système français. Pour éviter cette intervention par la logique sectorielle, il faut resituer le projet à une échelle opérationnelle pertinente. À Montpellier, ces douze territoires font l’objet chacun d’un traitement différent, avec des urbanistes différents. Avec mes collaborateurs, nous réalisons le plus compliqué d’entre eux, celui de la route de la mer. Compliqué, parce que ça équivaut à traiter tout le grand commerce, or c’est assez violent comme logique. Mais je crois que dans le niveau de la planification, il faut quand même avoir des mécanismes intermédiaires qui
L’empreinte écologique c’est l’espèce d’équation globale d’un territoire et de ses habitants par rapport à une offre urbaine.
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ne sont pas identifiés pour le moment. Juste un mot sur la question des mécanismes. Je pense qu’on est en train, à Montpellier, de diviser par deux l’étalement urbain. Depuis deux ans c’est un constat statistique qui est fait, simplement parce qu’on a rendu la densité vertueuse, sans jamais prononcer le mot. C’est assez simple, la première action a consisté à construire des limites autour du grand paysage, autour de l’idée de l’inversion du regard. La deuxième action a été d’introduire une idée d’intensité sur les territoires qui allaient être urbanisés, c’est-à-dire une densité minimum. Les 31 élus qui ont voté le SCOT ont totalement oublié que c’était un minimum, or on avait préalablement organisé des séminaires et des ateliers. Le maire de Latte me l’a dit : « tu es sûr ? » j’ai dit « oui je suis sûr. Relis ce que tu as voté, tu vas voir, c’est une densité minimum.» Cette densité minimum était basée sur deux ateliers, dont un qui s’appelait les « enfants du Pays », parce que le Maire de Maguelone nous avais dit « qu’est-ce que je fais des enfants du pays ? ». C’est que les parcelles diminuaient, devenaient de plus en plus chères, il ne savait plus loger les « enfants du pays ». Le deuxième atelier c’était « le mas du troisième millénaire », car dans l’équivalent d’un mas d’un hectare, on met le nombre d’habitations que l’on met dans un lotissement qui fait dix hectares. On a donc choisi ce rapport de 1 à 10, et en revalorisant l’idée du mas du troisième millénaire, on a introduit vis-à-vis des promoteurs locaux une forme qui se vend comme des petits pains. Elle marche très bien parce qu’ils ne peuvent plus faire autre chose, elle marche aussi très bien parce qu’elle a un imaginaire porteur. Ce COS minimum du SCOT est ensuite passé tel quel dans les PLU. Ce sont plus ou moins des densités à l’hectare qui ont été interprétées. Maintenant sur la route de la mer on a introduit l’idée du COS « vertueux », c’est-à-dire qu’on peut très facilement doubler la densité. Simplement parce qu’il y a un tramway qui arrive et qu’on est entre la mer et la ville et à côté de l’aéroport. C’est du pain béni si on peut dire en termes de valeur de localisation. La méthode est simple, on met toute la valeur foncière sur le logement non pas sur le commerce. Maintenant c’est un bras de fer avec Auchan, Carrefour et tous les autres, parce qu’on leur dit « vous allez vous enrichir mais pas par le commerce, par le logement ». Alors ils ne savent pas faire, mais ils achètent quand même des terrains à tour de bras parce qu’ils se disent « on sait pas de quoi sera fait demain ». Cette densité vertueuse elle a pour but de permettre une politique environnementale ambitieuse, soit pour fabriquer des digues en construisant le projet agricole, soit pour payer la modernisation du commerce, la fin de la voiture etc., enfin c’est une discussion projet par projet qui fait que la densité des PLU peut être très largement amplifiée si on sait le justifier. Ce n’est pas un enrichissement pour la personne qui est là, c’est une façon de faire la ville avec de la densité. Juste un mot pour finir sur le monde agricole. On a eu la chance, à Montpellier, d’avoir une recherche faite par l’INSAM et l’INRA, par une chercheuse qui s’appelle Françoise Jariche. Elle nous a
La première action a consisté à construire des limites autour du grand paysage, autour de l’idée de l’inversion du regard. La deuxième action a été d’introduire une idée d’intensité sur les territoires qui allaient être urbanisés, c’est-à-dire une densité minimum. Les 31 élus qui ont voté le SCOT ont totalement oublié que c’était un minimum.
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produit une carte d’agro-physionomie que je n’avais jamais vue auparavant. Tu as une photo aérienne de vignes etc., c’est très joli etc., mais qu’est-ce qui s’y passe réellement ? on n’en sait rien. Elle a établi une carte d’évolution, en représentant les agro-physionomies comme les figures urbaines. Elle interroge l’évolution de l’agriculture au contact de la ville depuis le dernier siècle. En conséquence on a opposé agro-physionomie et figures urbaines en en faisant un même projet. Une évolution simultanée. On s’est aperçu d’un sujet, c’est qu’on peut remettre des gens à l’agriculture sans problème. Il y a des demandes énormes, il suffit de récupérer, remembrer les terres, et il suffit ensuite, on le fait sur 50 hectares actuellement, de fabriquer un projet trentenaire. On introduit l’échelle générationnelle dans un projet. C’est un truc qu’on ne sait pas beaucoup faire. Habituellement on introduit dans un projet urbain des échelles de temps à échelle humaine, on n’introduit que des échelles de temps économiques, financières, d’une offre et d’une demande. Or si vous faites un projet trentenaire, vous avez beaucoup de jeunes agriculteurs qui sont prêts, sur le temps d’une génération, à devenir des agriculteurs urbains, et à rentrer dans des protocoles d’agriculture de contact, d’agriculture biologique. C’est peut-être plus facile à Montpellier, parce qu’il y a 70% de terres agricoles et viticoles. Vous ne pouvez pas prétendre faire un projet de ce type et inverser le regard si vous ne construisez pas le projet agricole lui-même. Donc on va passer de la fin du système aveugle de la politique agricole commune, tout le monde le dit y compris le ministre, (je l’ai lu dans le journal ce matin) à un projet agricole réel, non à un système où on déverse des tonnes de lait dans les champs pour attirer l’attention de la population. Mais ce n’est pas gagné, c’est un tel changement de mentalité que c’est extrêmement compliqué à monter, et il faut des mécanismes absolument basiques et simples sinon on ne peut pas intervenir. On ne peut pas dessiner des territoires comme on dessine une ZAC de 25 hectares, (M. Chemetoff l’a montré ce matin par un autre biais) il ne s’agit pas de dessiner la ville à cette échelle-là, il s’agit de dessiner un projet collectif qui marche par adhésion de la population en premier lieu.
on a opposé agrophysionomie et figures urbaines en en faisant un même projet. Une évolution simultanée.
Jean-Marc Offner Pour faciliter le rapport et avoir quelques phrases de synthèse, M. Thibault et M. Reichen, vous dites tous les deux qu’il faut transformer le bâton en carotte. C’est-à-dire qu’on faisait des fausses coupures qui ne marchaient pas en faisant croire qu’il ne s’agissait pas de réserves foncières mais que ça le devenait, et qu’il faut en faire des territoires à contenant valorisé économiquement et quotidiennement dans les usages. La densité c’est un peu la même chose, il s’agit de la justifier habilement.
Etienne Parin Je dirige le Groupement d’Intérêt Public qui s’occupe de la rive droite en agglomération bordelaise. Les territoires à enjeux, quels sont leurs modes de gouvernance ? C’est intercommunal ? qui décide et comment ? Sur quelles bases ?
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Bernard Reichen Lorsqu’on a fait le SCOT, j’ai affirmé qu’on n’avait pas d’autres solutions que de prendre les faiblesses pour en faire une force, que remettre le pouvoir de l’urbanisme aux communes rendait cette histoire impossible. Mais ça ne peut se faire que par adhésion des maires des différentes communes. Aussi, puisqu’il s’agit d’un nouveau règlement, non pas d’un plan directeur dont on aurait changé de cartouche pour mener à bien le document, nous avons émis la volonté de faire le prototype du vrai SCOT qui se fera dans 20 ans. C’est-à-dire que ce sont les vingt années de l’inversion du regard, c’est un projet générationnel, ce n’est pas un truc qu’on va faire dans la journée. Donc tous les mécanismes qu’on élabore sont incitatifs et sont autoritaires sur certains sujets, mais ils ont pour but de construire cette transformation. Après, avec quelques Maires, (surtout sur le secteur de la route de la mer avec le maire de Latte etc. et puis la mairie de Montpellier) on a dessiné les premiers secteurs d’enjeux. Mais beaucoup d’autres maires, pour des raisons en général politiques ou autres, disaient « cause toujours, ces territoires d’enjeux on en veut pas. Nous on veut être maître chez nous ». Donc on a fait une telle publicité au niveau des publications de la concertation etc., autour des territoires d’enjeux, que celui qui n’était pas dans le territoire d’enjeu s’est senti déclassé. La population a dit « mais où ils sont nos territoires d’enjeux à nous ? » c’était assez étonnant. Après c’est devenu les 12 travaux d’Hercule, chacun y allait de son nom et donc un certain nombre de maires ont dû abdiquer. Je pense à la plaine de Castelnau, qui est un opposant notoire. Il n’avait pas d’autre solution que de jouer « Monsieur plus » si je peux dire. Avec un très bon groupe qui s’appelle Aubras (constitué de jeunes urbanistes très volontaristes notamment Fréderic Bonnet), il a fait plus. Alors ces territoires d’enjeux, ils sont coproduits en termes d’études par les communes et l’agglomération, dans un cadre pré-opérationnel. Maintenant on passe au cadre opérationnel. Sur la route de la mer, on a un marché cadre. C’est une tarte à la crème le marché cadre, ce n’est pas ce qu’on met dedans, c’est que c’est très compliqué à passer. On sait que ça dure 6 ans donc on verra bien. Il y a des marchés cadres d’études, qui sont pris en charge par la société d’équipement, qui elle-même est en train d’assurer sa reconversion pour passer de la ZAC au territoire. Parce qu’ils se sont aperçus que d’un côté il y avait les « ZACeurs » vertueux, avec l’exposition d’architectures, et de l’autre côté il y avait les lotisseurs. Il n’y avait rien entre les deux. Il n’y a pas de méthode d’urbanisme entre le lotisseur et la ZAC, et comme on s’est aperçu que les ZAC représentaient 5% des territoires consommés dans une durée déterminée sur l’agglomération, j’ai fait un atelier que j’ai appelé « la chasse aux hectares manquants ». Où ils sont les 95 hectares que consomme l’urbanisme ? On s’est aperçu que la DDE en bouffait déjà une partie colossale sans se gêner avec les routes, etc. Le gaspillage, il est organisé, on prend les emprises de voirie, c’est un sujet, mais tous les délaissés qu’on crée un peu partout c’est un autre sujet. Donc la chasse au gaspillage, elle se base sur quelque chose qui n’est pas la Zone d’Aménagement Concertée, c’est un outil opérationnel intéressant, mais la société d’équipement a été obligée elle-même de concevoir ses méthodes. Enfin, elle est en train de le faire, ce n’est pas gagné non plus.
Ces territoires d’enjeux, ils sont coproduits en termes d’études par les communes et l’agglomération, dans un cadre pré-opérationnel.
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Jean-Marc Offner Est-ce qu’on pourrait revenir sur cette question des limites ? Est-ce qu’il y a des limites à tenir ? Sont-elles nos lignes Maginot ? Si oui comment fait-on, comment gère-t-on les franges ? Et la nature dans tout ça ?
Thierry Laverne Thierry Laverne, paysagiste, urbaniste, ex-conseiller de l’État dans la région et le département puis par ailleurs élu local. Je suis président d’un projet qui regroupe 5 communes et qui s’appelle « le triangle vert ». Il s’inscrit autour de l’idée que la densité urbaine est possible et que le corollaire d’un projet de gestion économe des territoires avec une agriculture de proximité est non seulement possible mais nécessaire, et que c’est sans doute une bonne ressource pour une ville durable. D’abord, la première chose qu’il faut qu’on arrive à faire c’est réhabiliter la campagne, réhabiliter l’idée de campagne. La campagne est naturellement dévalorisée par négligence ou opportunisme par la ville ex-croissante, au motif qu’elle expulse vers la périphérie ce qui n’honorerait pas son centre, accepte de créer l’indigence sur sa limite, et donc justifie par là même l’idée qu’elle va pouvoir en mettre une couche, c’est-àdire donc continuer à s’étaler. C’est donc une sorte de cercle vicieux assez incroyable. Finalement les gens qui habitent cette campagnelà, cette limite-là en tout cas, habitent donc là par défaut d’être au centre. Il faut alors réhabiliter l’idée qu’à la périphérie, ça peut être aussi bien, que l’hégémonie du centre est peut-être révolue et qu’il y a en tout cas des alternatives possibles. S’intéresser au territoire, à la nature ou à la campagne, c’est donc obliger la ville à l’excellence. Tant qu’on reste sur l’idée que la campagne c’est rien, la ville peut faire n’importe quoi parce que c’est mieux que rien. Et ce mieux que rien produit le pire que tout qu’est l’étalement urbain, l’excroissance, c’est-à-dire le fait qu’on peut se poser n’importe où, sans considération. Ça pose effectivement la question de la limite et de sa composition. Aujourd’hui le territoire n’est plus porteur des limites. On ne les pose pas, elles sont consécutives d’une quantité qu’on a à mettre, on les charcute en quelque sorte. Historiquement, elles ont toujours été fondées sur des ressources de territoire, sur une limite de coteaux, sur une vallée, une rivière, une lisière, elles étaient constituées par le territoire et ensuite elles étaient composées par la ville. Marquer la limite, la composer c’est donc s’installer dans des endroits pertinents qui tiennent. Ce n’est pas une ligne de fond parce qu’après il faut travailler sur la perméabilité, sur la solidarité entre les territoires, les projets, la ville et sa campagne. C’est donc tenir cette limite, d’abord par la position qu’elle prend parce qu’elle a un sens, et ensuite par la nature qu’elle adopte. Parce qu’elle trouve aussi son sens par cette nature, cette idée qu’on produit des façades. Le bois de Boulogne ou le bois de Vincennes par exemple sont les plus chers de ces départements, ce sont des endroits où le territoire honore la ville, et la ville du coup installe un projet qui honore le territoire. D’un seul coup les limites tiennent et on passe à un autre modèle qui soulève la question du lien entre les choses, comment on installe certaines autonomies dans ce système même solidaire d’une ville qui serait une ville archipel comme alternative à la ville expansée.
S’intéresser au territoire, à la nature ou à la campagne, c’est donc obliger la ville à l’excellence.
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Bernard Reichen C’est un gros paradoxe que de construire des murs dans une ville ou les murs doivent disparaître. Mais simplement c’est un moment de l’histoire. On avait utilisé sur Montpellier un atelier spécial sur ce sujet où j’avais utilisé le langage d’un ami Grec, un professeur à Athènes, qui m’avait expliqué ce mécanisme. Dans le langage grec, il y a deux mots pour dire la limite, « orion » et « orismos ». « Orion » c’est la ligne qui relie les « orias », les bornes, donc c’est la démarcation, et « orismos » c’est une philosophie, ça veut dire la définition. Parce qu’on ne sait délimiter que ce que l’on sait définir. J’ai donc dit en conséquence, « la limite est un projet ». Soit elle existe, soit elle est naturelle, une autoroute, une route etc., donc une utilise les effets de barrière, dans ce cas les limites sont déjà constituées. Il peut y avoir aussi des limites administratives ou des limites de zones de protections naturelles ou autres. Quand ça n’existe pas, on va être obligé de ceinturer. Ça s’inscrit dans un temps précis, et pour ceinturer, on a utilisé une particularité des SCOT que vous connaissez sans doute, c’est que contrairement aux PLU ils peuvent être faits à la parcelle. Quand on définie une zone de SCOT sur une limite parcellaire, quand il s’agit d’une route ou d’un système identifié, on passe par exemple au milieu d’un territoire habité et on ne peut pas s’installer sur la parcelle. Sinon ça peut être attaquable. On a donc fait un travail très savant qui s’appelle « l’épaisseur du trait ». A l’échelle de représentation il fait 300 mètres de large. Vous faites un pointillé de 300 mètres de large et vous avez plus ou moins votre projet qui commence à venir. Ce n’est pas un projet qui est figé mais c’est à l’intérieur de cette épaisseur du trait que vous êtes sûr de pouvoir générer quelque chose. Alors c’est un peu arbitraire parce qu’on passe d’un élément de séance, un élément arbitraire, à un projet, mais on s’aperçoit qu’avec 300 mètres, si on place bien cette ligne, on sait grosso modo traiter l’équation de contact entre deux mondes.
Michel Corajoud Pour moi une limite c’est un état de tension entre deux milieux. On ne peut pas au départ se tromper en parlant de « nature », une nature qui n’en est pas une. On est en train de parler de ville et c’est vrai que le territoire qui fait limite avec cette dernière est un territoire négligé dont on n’a aucun respect. On ne peut pas être urbaniste aujourd’hui sans avoir une connaissance aiguë de la campagne. J’ai travaillé dans le territoire de Genève, où depuis de longues années on a un territoire agricole en périphérie de ville. C’est une limite solide parce que ce territoire est vécu comme une nécessité. Si les urbanistes quittaient le lieu de l’urbanité pour s’intéresser à la valorisation du monde rural, à mon avis, on aboutirait plus vite. Après tout une limite, pourquoi la tenir ? C’est stupide puisqu’elle est faite pour être dépassée. Parler de limite ne veut rien dire. Par contre ce qui m’embête dans la périphérie de la ville, c’est que le territoire se nécrose avant même que la ville n’ait le temps de l’occuper. C’est-à-dire qu’à la périphérie, la campagne est nécrosée, elle est dans une sorte de pré-abandon. La ville dénie complètement l’espace sur lequel elle s’installe. Il n’y a qu’à voir les projets urbains en périphérie. Ils ne respectent même pas le parcellaire ancien agricole, ils ne sont même pas en continuité de ce dernier, ils ne La cub 171
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regardent rien. Il y a quelque chose qui ne marche pas dans cette affaire. Pour établir une véritable limite, il faut que les états de tension de part et d’autre de cette dernière soient équivalents, du moins qu’ils offrent une capacité de résistance. Or aujourd’hui on est dans le mou. La preuve, c’est qu’en premier lieu, il faut enlever de l’usage ce mot « nature ». On le supprime définitivement parce qu’il ne veut plus rien dire du tout. On parle de nature alors qu’il y a quoi ? On n’est pas dans la nature là, on est dans une campagne.
Thierry Laverne Je suis d’accord avec ce que dit Michel Corajoud, la réflexion que l’on a suppose déjà que l’on ait accepté l’idée que le territoire de la ville et son projet ne se limitent pas au territoire construit, mais qu’on ait dans l’ensemble des espaces et des ressources qui sont nécessaires à son développement intelligent et durable. Après la question de la limite se pose ou ne se pose pas selon ces termes, parce qu’effectivement, quand on considère la limite d’un quartier par exemple et que de l’autre côté on a un autre territoire qui n’est pas urbanisé, est-ce qu’il a un sens dans le projet de la ville ? A-t-il un sens d’usage par rapport aux habitants ? La seule condition pour tenir une limite effectivement, et c’est à mon avis le troisième item de la question de la limite, c’est que les territoires de part et d’autre se respectent et que pour cela ils aient un sens respectif. C’est pour ça que le maraîchage, le verger etc., constituent quand même une ressource évidente pour ces limites là, parce qu’on a des lieux de production qui intéressent directement la ville. Qu’est-ce qui défend ces territoires ? Qu’est-ce qui favorise le regard de la ville sur ces territoires ? Dans notre expérience, on se rend compte que c’est finalement le fait qu’à un moment les habitants deviennent acteurs du territoire parce qu’ils y consomment. D’un seul coup ils ne sont plus dans un regard distancié de paysage, mais dans un regard local ancré dans la question de la production, de la consommation. Soudainement ces territoires leur appartiennent, et ils en deviennent les garants et les gardiens. A ce moment-là, on ne parle plus de la question du vide parce que ces territoires, que ce soient des espaces maraîchers, de vergers, ou pourquoi pas une ceinture de terrains de sports, installent une sorte de médiation, une lisière, une épaisseur, entre le projet agricole intensif, extensif, et la ville dense. La valeur d’usage de proximité se décline en lieu de médiation qui intéresse les deux collectivités et les deux projets en même temps.l’excellence. Tant qu’on reste sur l’idée que la campagne c’est rien, la ville peut faire n’importe quoi parce que c’est mieux que rien. Et ce mieux que rien produit le pire que tout qu’est l’étalement urbain, l’excroissance, c’est-à-dire le fait qu’on peut se poser n’importe où, sans considération. Ça pose effectivement la question de la limite
Tant qu’on reste sur l’idée que la campagne c’est rien, la ville peut faire n’importe quoi parce que c’est mieux que rien.
Michel Corajoud Ce sont deux mondes qui doivent se regarder, alors qu’ils se tournent le dos.
Thierry Laverne Bien sûr. La cub 172
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Bernard Reichen À un moment donné, pour être opérationnel, il y a intérêt à être très simple. C’est-à-dire qu’il faut baser l’expérimentation sur des choses très simples, sinon au niveau des intentions, tout le monde est d’accord mais au niveau de la pratique le problème est différent.
Jean-Marc Offner Marie Recalde, exceptionnellement parce qu’elle s’en va.
Marie Recalde Je m’excuse de monopoliser un peu la parole mais j’ai une interrogation. Je m’en vais parler SCOT et viticulture on est dans la mise en œuvre. La question de la mise en œuvre, c’était quand même aussi un des thèmes de l’atelier, elle me préoccupe beaucoup. Il se trouve que j’ai aussi des casquettes d’élue et qu’on essaye sur le territoire d’utiliser tous les outils permettant de valoriser des espaces agricoles qui ont une histoire en terme de droits à construire. Il s’agit d’anciennes terres agricoles situées un peu partout dans l’agglomération, dont on voudrait bien régénérer l’usage. Parce qu’on sent qu’il y a des attentes de jeunes agriculteurs, qu’il y a des possibilités. Mais ils ont aussi une histoire au regard du droit des sols, avec des zonages AU, des choses comme ça. Si on ne peut pas tout sauver peuton travailler sur le confinement ? En ce sens l’histoire du « COS vertueux » me plait beaucoup. Comment peut-on sauver ce qui est indispensable tout en lâchant éventuellement des droits à construire ? Je crois que la notion de compensation est importante dans notre travail. Je résumerais donc ma réflexion en trois points : projet, usage, et compensation.
Marie-Claude Noël Marie-Claude Noël, élue communautaire, je travaille dans l’urbanisme par ailleurs. Je voudrais émettre plusieurs remarques par rapport à ce qui vient d’être dit. Tout d’abord je trouve qu’on retombe sur ces notions d’usage de fonction et de vocation. Tout à l’heure quelqu’un a parlé de la campagne avant de soulever la question de l’usage du terme « nature » pour ensuite évoquer une « ceinture de terrains de sport ». Donc là je crois que ça fait apparaître qu’il y a quand même différentes occupations, et qu’elles sont un peu méconnues. Parce que c’est faux de dire qu’il n’y a pas de nature. Il y a effectivement des territoires qui ne sont pas agricoles, qui ne sont pas non plus des plaines de sports et de loisirs, mais qui nécessitent d’être maintenus uniquement au titre de ce qu’on appelle la « biodiversité ». Cela leur donne un usage et une fonction, permettant la pérennité de certaines espèces, de certains cycles biologiques. Donc parler de « nature » a un vrai sens. J’étais très intéressée par la question des projets agricoles trentenaires qu’a évoqué Bernard Reichen. Car je pense qu’une des difficultés majeures qui s’impose à nos métiers c’est que le monde de l’urbanisme et le champ du développement agricole sont deux mondes qui n’ont jamais travaillé ensemble et qui ne se connaissent pas. Les outils sont donc entièrement à construire. Il y a effectivement des outils fonciers qui peuvent être mobilisés et il convient peut-être de travailler plus en phase avec la SAFER ou des organismes comparables.
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Il n’en reste pas moins que pour l’instant il y a une méconnaissance et un tâtonnement sur les outils qui pourraient être mis en œuvre. Un des autres problèmes en ce qui concerne l’agriculture, est qu’elle dépend beaucoup de mécanismes supra-territoriaux : elle est liée à la PAC, à des grandes politiques de développement, qui ne sont pas très en phase avec ce qu’on souhaiterait voir autour de nos villes, à savoir un peu de maraîchage, un peu d’élevage laitier etc., sans forcément parler de grandes cultures céréalières au cœur de la ville. Il y a donc aussi des antagonismes qui se résument à la typologie des productions. Certaines seraient portées par la ville, mais elles ne constituent pas aujourd’hui un objectif en soi dans le monde agricole et la politique agricole, en l’occurrence la Politique Agricole Commune. Voilà. Je pose plus d’interrogations que je n’apporte de réponses.
Jean-François Husson
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Jean-François Husson, je suis vice-président au Grand Nancy, en charge des thématiques de développement urbain, de développement durable, d’écologie urbaine, de développement partenarial du territoire et je suis président du SCOT du Sud de la Meurthe-et-Moselle. Il a la particularité d’être le plus grand en terme de territoire. Il rassemble 465 communes et 570 000 habitants. On est en phase de diagnostic et quelques fondamentaux nous aident fortement. Seules 15 communes ne sont pas structurées en intercommunalité. Le fait d’avoir défini un territoire de projets aussi important traduit une certaine convergence politique en dehors des sensibilités. Je pense très honnêtement que c’est un vrai atout, mais c’est aussi un défi puisque le territoire est vaste. Lorsqu’on était à Narbonne aux assises nationales, on voyait que la question des limites était une difficulté récurrente dans la construction des projets de territoires de SCOT, et surtout dans la mise en œuvre. On revient à ce que vous avez évoqué les uns et les autres beaucoup mieux que les élus ne savent le faire car c’est votre métier. Mais je pense qu’une des difficultés dans la planification territoriale, c’est qu’en France on a une mosaïque et une histoire des territoires, des particularismes. Pendant que la population croit de 1% de sa valeur, ce n’est pas 3% de consommation d’espace qu’il faut considérer, comme vous l’évoquiez tout à l’heure, mais 6,5%. Vos problématiques agricoles et de population doivent intégrer que c’est en fait le monde rural qui capte 80% de la croissance démographique. La pensée dominante d’aujourd’hui est fortement consommatrice d’espace. Je pense qu’on peut sortir par le haut sur la question des natures, de l’agriculture. La Communauté Urbaine du Grand Nancy, qui est au centre du dispositif et l’association « Terres en ville », ont organisé la semaine dernière la réflexion avec la Chambre d’Agriculture. Il est vrai que c’est par ces outils-là, à mon avis, qu’on peut progresser. Par la médiation, la perméabilité des raisonnements, par le message que portent les femmes et les hommes qui les composent. Sinon, c’est impossible. Aujourd’hui on l’a bien vu, on parle du problème de l’agriculture périurbaine dans un contexte ou rien ne va. C’est peut-être la plus grande crise depuis plus de 30 ans. Donc très honnêtement, si on vient avec des discours qui vont paraître techniques, décalés, auprès de jeunes agriculteurs qui y croient, on n’y arrivera pas. C’est pour rebondir et faire un peu opposition dans le débat. Par contre, quand je parle de construire des perméabilités c’est parce que l’enjeu est bien là. Je pense que de temps en temps il faut redire des choses. La ville doit être beaucoup plus attentive à son environnement et à sa nature, mais il ne faut pas promettre la campagne à la ville ou la ville à la campagne. Nos concitoyens ressentent, aspirent au retour à la nature, c’est vrai, mais il faut aussi
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leur fixer des limites. Le problème c’est qu’en période électorale, et c’est peut-être la faiblesse des élus, on lâche un peu. Vous évoquiez la semaine dernière les maires qui n’ont pas renouvelé leurs mandats parce qu’ils ont prôné la densification dans le Triangle Vert. Ça veut d’abord dire que l’idée n’est pas facile à porter, mais aussi que des deux côtés, il faut faire des efforts. C’est-à-dire qu’il ne faut pas non plus limiter la question des agricultures et des agriculteurs. Je pense qu’il faut l’élargir, avec vos regards, avec des regards de sociologues, d’universitaires, avec des regards de gens qui pratiquent, « les enfants du pays » que vous évoquiez tout à l’heure. Parce qu’on voit bien, dans les mutations d’aujourd’hui que les centres-villes très urbains ont plutôt tendance à gagner en croissance, en population. C’est la tendance. Pourquoi ? Parce que je pense que ça correspond au vieillissement de la population et à l’offre générale de services de bonne qualité. Ça aussi, il faut le dire aux habitants des milieux périurbains et ruraux. Parce que c’est un constat. Ce sont des problématiques qui de temps en temps font chahuter, mais ces ateliers, nos échanges, doivent constituer une tierce partie, qui, en apportant de l’expertise, un autre regard, de la contestation, jouent un rôle de médiation et d’accompagnement auprès des élus et de la population. Quant aux élus, dont je fais partie, on est comme tout le monde, on a des certitudes qu’il faut à l’évidence remettre en question.
La ville doit être beaucoup plus attentive à son environnement et à sa nature, mais il ne faut pas promettre la campagne à la ville ou la ville à la campagne.
Jean-Marc Offner André Rossinot, qui est président de la fédération des agences d’urbanisme nous a beaucoup incité, nous, directeurs d’agence, à travailler avec les chambres d’agriculture, avec des associations… etc.
Hervé Olivier Les Safer interviennent bien après tout sur ce que vous venez d’évoquer, parce que nous ne sommes qu’un outil d’aménagement. En amont il faut qu’il y ait des politiques. Les Safer ne traitent pas uniquement d’agriculture c’est l’outil des collectivités et de la protection de l’environnement. Aujourd’hui il y a beaucoup d’urbanistes présents mais il n’y a pas beaucoup de personnes liées au domaine agricole ou rural. Je vais donc défendre ma casquette rurale et il y a quand même deux choses qui m’interpellent. On parle de limites, or c’est une notion qui, à mon avis, gâche tout, tout le temps. Il faut qu’elles soient pérennes, et si des choses ne marchent pas, c’est parce qu’elles ne le sont pas. De l’autre coté de la limite, ils sont sur des politiques qui ne sont pas saines et qui font qu’effectivement on part sur de la mise en friche pour s’assurer de la constructibilité future du lieu. Il faut donc que les limites soient tenues au moins un certain temps pour que, de part et d’autre, de nouveaux projets figent les territoires et mettent ainsi fin à toute confrontation. Ce n’est pas pour critiquer les élus car ils ne sont pas totalement décisionnaires. Quand on essaye de travailler avec des communes qui mettent en place ces limites, on voit qu’il faut du temps au changement de mentalité. Je dirais qu’il faut une dizaine d’années pour que la population locale
Il faut que les limites soient tenues pour que de nouveaux projets figent les territoires et mettent ainsi fin à toute confrontation.
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comprenne enfin que la limite ne bougera pas. C’est une démarche compliquée. La deuxième condition nécessaire à l’implantation de l’agriculture c’est le dialogue. Il y a un exemple assez intéressant dans l’agglomération bordelaise concernant les plaines maraîchères. D’un côté certains élus rêvent de les mettre en place et voient de beaux champs de salades, de poireaux de carottes, sauf que les agriculteurs maraîchers de ces secteurs, eux, ils voient, d’abord qu’ils sont en train de crever. Le seul modèle possible pour eux c’est de faire des serres à perte de vue à l’image du sud de l’Espagne, or ce n’est pas du tout le schéma que défendent les élus. Il va donc quand même falloir que les gens se parlent, se comprennent et soient en cohérence. Je pense que c’est important. Le fait qu’elle soit économiquement viable est la dernière condition susceptible d’assurer la pérennité de l’agriculture. Aujourd’hui c’est un gros challenge, même si personnellement je reste optimiste. C’est un problème qui dépasse l’urbain. Je pense que le monde agricole change. Les choses qui marchent aujourd’hui, ce sont les gens qui vont vers des marchés de niche, qui arrivent à maîtriser l’aval et la production. L’agriculture périurbaine permet d’avoir un accès direct au marché pour pouvoir mieux valoriser ses productions, en cela c’est un schéma intéressant qu’il faut essayer de développer.
Jean-Marc Offner Peut-être avez-vous eu ce petit prospectus. Ceux qui ont visité le Parc intercommunal des Jalles, qui n’est ni un parc, ni intercommunal, mais qui a quand même beaucoup d’avenir, ont rencontré Monsieur Pierre Gratadour qui fait de la vente directe à la ferme. Derrière on voit quand même les logos de six institutions. Tout ça pour qu’il vende ses poulets et ses carottes.
Hervé Olivier Il vit dans une caravane ce Monsieur, il vit dans un mobil home.
Jean-Pierre Thibault Pour revenir sur les limites, l’histoire de Genève est évocatrice avec une extraordinaire ceinture agricole, qui date de la dernière guerre je crois, parce qu’au niveau alimentaire la Suisse se voulait autosuffisante. La confédération a donc imposé la ceinture verte autour de Genève. Intangible. Sauf qu’on va au-delà. Au-delà il y a une frontière d’État qui n’est pas une limite totalement anodine. Peu importe, on déporte au-delà de cette frontière tout ce que l’on ne trouvait pas sur Genève. C’est-à-dire Saint-Julien ..., c’est un peu mieux parce que c’est plus riche. Poser des limites c’est extraordinairement compliqué. Un exemple intéressant à La Rochelle : l’île de Ré était promise à l’urbanisation dès lors qu’on avait fait le pont, sauf qu’on a classé le site. Dans l’île de Ré, tout ce qui n’est pas zone urbaine, zone villageoise, est donc site classé. On ne construit pas. Tout récemment on racontait que le département a fait l’acquisition d’une petite maison, une cabane de 18 m2, jolie, propre, mais petite. Elle a été achetée, je crois, pour 350 000 Euros par le Département, avec un petit bout de parcelle autour. Le jour de l’achat, le vice-président chargé des finances du Département félicite l’heureux propriétaire qui a vendu
Sur ces espaces que l’on occupe entre deux crues où finalement on attend l’inondation, comment établie-t-on une capacité d’entretien ?
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et qui a ainsi récupéré une somme non négligeable. Celui-ci répond « mais pour moi c’est une catastrophe, on m’en offrait le double ». C’était en site classé, donc inconstructible. Impossible de l’étendre, d’autant qu’elle était promise à une démolition un jour ou l’autre du fait de la bande des 100m de la loi littoral. La question de la limite est donc une problématique difficile. En revanche, la valeur d’usage est sans doute une vraie piste, mais elle n’est pas facile. À Bordeaux le défi est extraordinaire en raison de l’ « innondabilité » qui vient à la fois de l’amont et de l’aval. En 1999, lors du raz-de-marée, heureusement qu’il restait quelques marais entre le Médoc et le Blayais parce qu’ils ont épongé. Mais Bordeaux était bien inondée. Quant à l’amont, ça va arriver un jour. Donc valeur d’usage évidente : sécurité publique, sécurité des biens, sécurité même du patrimoine bordelais, mondial. Mais sur ces espaces que l’on occupe entre deux crues où finalement on attend l’inondation, comment établie-t-on une capacité d’entretien ? Comment établie-t-on des éleveurs, peut-être des maraîchers, dans une condition économique à peu près tenable ? Dans ces cas-là, où la ville se protège face à une campagne inondable, la solidarité entre la ville et la campagne doit être mise en œuvre. Cette histoire de la gestion de l’eau, du trop d’eau, c’est peut-être aussi un élément important pour réussir à donner une véritable valeur à ces espaces qui ne sont pas bâtis aujourd’hui. Les espaces bâtis en ont besoin.
Anouk Debarre-Duplantier Pour ce qui est des espaces inondables, justement, je trouve qu’en général ils ne sont pas valorisés dans les PLU. Quand on parle de limites, on pourrait peut-être imaginer qu’il soit bon d’habiter en bordure de ces derniers. Justement parce que c’est un paysage mouvant, qui change. Ça peut être d’une beauté extraordinaire. Je trouve que c’est quelque chose qui manque souvent. Vous parliez de valeur à donner à des territoires non constructibles, selon moi, ces espaces pourraient avoir une valeur énorme. Si tant est qu’on invente aussi des façons d’habiter dans ces territoires qui bougent.
Etienne Parin Dans les interventions on parle essentiellement de limites villecampagne. Je voudrais aussi parler de l’évolutivité des limites. Par exemple, à Bordeaux, pendant 19 siècles la limite c’était le fleuve. Après, pendant à peu près un siècle, la limite c’était les coteaux à La Bastide sur la rive droite. Dans les années 1960 on a colonisé le plateau, maintenant la limite c’est la rocade. Après c’est la Dordogne, ou encore Libourne, je ne sais pas, mais on la repousse encore. Comment gère-t-on ces étapes ? On parle gouvernance, on parle mise en œuvre, je veux dire, est-ce qu’à La Bastide c’est le même dispositif de valorisation règlementaire ? Est-ce que c’est la ville de pierre, sans doute non. Quoi qu’il en soit, ça s’apparente quand même à un centre-ville. Ensuite on a le franchissement des coteaux, qui n’est plus une limite mais qui va devenir pas le biais de projets urbains un lieu de synthèse, ou une couture, pour reprendre la métaphore de Bernard Reichen. Après il y a le plateau qui est un peu singulier, puis il y a la rocade. Ce qu’on a dit par exemple dans le schéma directeur, c’est que la rocade devait être une limite, en tout cas quelque chose relevant de la priorité : tout ce qui était dedans devait répondre à des objectifs en terme de densification, de valorisation, d’équipements, de services public etc. On a vu que c’est difficile, même au niveau des grandes infrastructures, de ne pas aller au-delà de la rocade. Ce n’est pas simple, mais en tous cas c’est planifié et c’est vrai que la rive droite fonctionne un peu. Un peu.
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Je soulève donc la question : s’il faut bien évoquer la limite ville-campagne, je dirais que ce n’est même pas une question d’épaisseur du trait, mais une question d’évolution.
Bernard Reichen C’est là où il y a un malentendu. C’est que la question de la limite, on peut se la poser tout le temps et à toutes les échelles. Si vous confiez une ZAC de 40 hectares à un urbaniste, vous constatez tout simplement qu’il se construit instinctivement un centre, puis il se crée un point - le centre en question - à partir duquel il va regarder le reste. Vous en donnez 80 au lieu de 40, il fait pareil. Globalement, c’est quand même ce problème là qu’il faut résoudre en priorité, et encore une fois, l’idée de l’épaisseur du trait, elle marche à des échelles pertinentes. Elle ne marche pas partout et tout le temps, on ne va pas gérer 30 communes sur ce mode là. Je pense que le grand paysage, il est continu par nature, dans le vrai sens du mot. C’est-à-dire qu’il est construit autour de quoi ? de l’hydrologie de l’érosion… les « horizons » de Corajoud. Après, dans la continuité du grand paysage, quand la ville se développe, il y a des effets de thrombose qui créent des taches, par exemple les bois de Boulogne ou de Vincennes. Il reste des taches, comme ça, vertes, de différentes dimensions. A une grande échelle, celle d’un SCOT - je résonne sur 31 communes et 350 000 habitants - les raisonnements sont un peu différents. Le SCOT de Nancy est particulier parce que c’est quasiment le département, de la même façon qu’à Nice, le maire veut faire une agglomération qui va jusqu’aux stations de montagne, ça couvre tout le Var-Est si je peux dire. Je suis quand même dans un niveau assez homogène : garrigue, plaines, c’est assez basique au niveau de l’hydrologie, mais les problèmes sont les mêmes qu’à Bordeaux. A cette échelle-là, la première réflexion c’est de protéger ou rétablir les continuités de ces espaces verts. Le deuxième élément, c’est faire de ces continuités un modèle de déplacements. Je prends l’exemple du modèle de la Ruhr : les autoroutes à vélos, si je puis dire, étant elles-mêmes rabattues et croisées sur les tramways, il y a tout un mécanisme de connectivité qui fait qu’on raisonne toujours sur un rayon de 500 mètres quand on établie un tramway. En revanche le modèle type allemand permet de raisonner sur deux trois kilomètres. C’est donc un modèle un peu différent. Le troisième projet c’est l’idée de l’agriculture conventionnée dans toutes les zones inondables. Je pense à la logique de la dépression de la Lironde à Montpellier, parce qu’il y a une vague possible de 700 m3 secondes qui arriverait sur le débouché du Lez et qui ferait 200 morts dans la commune de Lattes. Alors on a fait une espèce de dépression d’1,50 mètres de profondeur sur 4 kilomètres de long et 150 mètres de large pour absorber cette vague qui en principe n’arrivera jamais. Une fois les travaux terminés, on a un magnifique territoire de jeu pour fabriquer une agriculture conventionnée. La zone étant inondable, il faut intégrer la part de risque, mais c’est quelque chose de possible. La question de la limite entre en compte simplement si on veut imposer le respect du grand paysage comme
Je pense que le grand paysage, il est continu par nature, dans le vrai sens du mot. C’est-àdire qu’il est construit autour de quoi ? de l’hydrologie de l’érosion… les « horizons » de Corajoud.
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une entité. On se met dans le grand paysage, on regarde la ville et on dit : « là vous n’allez pas plus loin ». C’est pour cette raison que j’appréhende l’idée comme « un moment donné » d’une histoire. ça traite le mécanisme sur une échelle de 20 ans, or comme on n’a pas l’expérience de la deuxième génération des SCOT, on ne peut pas en parler pour le moment. Quand ils seront en vigueur, le monde aura tellement changé qu’il faut quand même s’y préparer via les SCOT d’aujourd’hui.
Jean-Marc Offner Tu parles des « autoroutes à vélo », on pourrait également parler de « forêts habitées », on voit ça dans le Grand Paris où il y en a beaucoup. Pour traiter cette épaisseur du trait, est-ce qu’il vous semble que ces objets mixtes, hybrides, constituent une façon de faire du projet sur la limite?
Bernard Reichen On a fait une quantité d’évocations sur ce que peuvent être ces limites, du côté agricole et du côté urbain, parce qu’il y a entre les deux une dualité en matière de consommation d’espace. Par rapport aux vrais projets agricoles, j’ai l’impression qu’il ne faut pas hésiter à mettre de l’ordre dans cette histoire. Concernant Montpellier nous allons essayer de développer une idée sur la route de la mer. Nos partenaires, Auchan, Casino, et Carrefour ont agglutiné autour d’eux toutes les voies d’entrée de ville qu’on peut imaginer. En conséquence on essaie maintenant de lancer l’idée d’un supermarché à ciel ouvert. Est-on capable de passer du panier bio à un vrai supermarché à ciel ouvert ? À Montpellier, c’est peutêtre possible parce qu’il y a quand même la tradition de l’olive, de la viticulture, il y a un peu tout à la fois. L’idée est de construire sur 50 hectares un modèle économique d’un projet très « snob », avec du tourisme à la ferme, des choses comme ça. Le projet d’Éco-Cité on l’a présenté comme ça, comme un projet « snob ». On s’est dit qu’on n’y arriverait pas mais que l’idée allait sérieusement faire réfléchir la grande distribution. Ils sont susceptibles de vouloir entreprendre un tel projet par eux-mêmes, en ce sens ils pourraient très bien participer à la promotion d’une agriculture conventionnée de ce type. Il s’agirait certes d’un supermarché de plus, mais qui reposerait sur un autre mode de consommation. On a déjà le tramway, on a déjà la voiture, on a déjà la grande consommation, il faut donc y aller avec des mots un peu « chocs » pour générer l’impact.
Jean-Marc Offner Je me permets de revenir sur cette histoire : le slogan « forêt habitée ». ça peut être aussi une façon d’atténuer l’idée de la consommation d’espace et le mitage. Il y a 20 ans on aurait parlé de mitage, aujourd’hui on trouve une autre formule plus consensuelle. Par conséquent je trouve qu’on est quand même sur le fil du rasoir là.
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Bernard Reichen Le mot lui-même marche bien à Lille, sur le périphérique de Paris... C’est joli à vivre, mais je ne sais pas si ça va nous sauver de quoi que ce soit. Il y a un gros paradoxe dans le domaine agricole. À proximité de Montpellier, il y a une grande commune viticole, et Madame le maire me dit un jour, au cours d’une conférence qu’elle impose des parcelles de 1500 mètres minimum, pour sauver le caractère rural de sa commune. Je lui ai répondu « vous allez le tuer à coup sûr, vous n’aurez rien en échange, pas d’effet urbain..., donc vous allez bouffer vos domaines viticoles, vous aurez un sentiment très vert, et vous allez développer un syndrome bien connu qu’est le syndrome du dernier arrivant ». Parce que ce ne sont pas les habitants anciens de ces territoires qui sont contre le développement et le progrès, c’est le dernier arrivant, celui qui a réussi à avoir sa maison coûte que coûte avec beaucoup d’efforts et qui dit « après moi personne ». Personnellement le côté syndrome de la vue sur la mer, le côté « après moi personne », je trouve ça extrêmement violent d’autant que c’est socialement dangereux. Il faut arriver à relier tous ces facteurs autour d’une économie qui fonctionne, sinon ça produit des contresens absolus.
Jean-Pierre Thibault En réduisant un petit peu l’échelle on pourrait peut-être s’inspirer du modèle des 45 Parcs Naturel Régionaux en France. Une grosse partie se situe dans la ruralité profonde avec peu de densité, mais il y en a énormément localisés en périurbain, il y a encore une ceinture de Parc Régionaux, des projets de territoire, qui se développent actuellement en périphérie de Paris. ça a commencé à Chevreuse, maintenant on est sur le Grand Morin. Par conséquent les territoires qui distinguent leur modèle de développement de celui de la ville, parfois même comme un contre-poids, jouent sur une certaine ambigüité quant à une ruralité rêvée. Il y a quand même un peu d’innovation dans ces espaces-là, il y a en tout cas une fédération de Communes, Départements, Régions qui élaborent un projet sur cette idée-là. On va regarder avec attention celui du Médoc qui est en train de se développer et qui logiquement devrait à terme « tangenter » La Cub, voire même inclure quelques communes de La Cub comme Blanquefort ou Parempuyre. Je pense que cette méthode mérite qu’on s’y arrête. Il faudrait essayer de voir comment la transposer à une plus petite échelle sur des territoires immédiatement périurbains. Du coup ils se doteraient non pas d’une volonté un peu négativiste, mais d’un projet de développement un peu différent, moins dense, un peu plus centré sur une qualité de paysage et sur des éléments de nature préservée. Il est vrai que ce modèle dominant a aussi ses limites.
Thierry Laverne
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Dans un terme que je ne connais pas, l’agglomération bordelaise ressemblera à l’agglomération francilienne. Qu’est-ce-qui se passe à Paris aujourd’hui, dans la région Ile-de-France, dans cette première écorégion d’Europe que vante M. Huchon, le Président de la Région ? De quoi est-elle constituée aujourd’hui ? Si on regarde les territoires de nature, de campagne, en omettant les espaces construits, on a un fleuve, trois rivières, cinq forêts, quelques espaces naturels protégés etc. Quand on parle de nos expériences, on est sur des rapports ville-campagne qui sont des rapports de proximité, or il faut absolument changer d’échelle, on ne va pas s’en sortir comme ça. Il faut aussi réfléchir à une échelle territoriale complètement élargie. Pour tenir le territoire en région francilienne, une armature agricole constitue une alternative aux
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seuls caractères naturels, forestiers ou inondables. Étudier le rôle de l’agriculture à cette échelle-là est vraiment indispensable. Aujourd’hui le projet agricole doit faire partie intégrante d’un projet de développement durable à l’échelle d’une région, à condition comme vous le disiez, qu’on ait un dessin précis de l’espace nécessaire à la ville. La crise alimentaire le confirme encore, ne serait-ce qu’en terme de composition, d’étalement urbain. On ne peut pas imaginer que cette région-là ne fasse pas un jour l’objet d’études à cette échelle-là.
Bernard Reichen Juste un petit mot parce que je pense qu’il y a une très grosse ambigüité en ce qui concerne les Parcs Naturels. Dans un ouvrage collectif qui s’appelle ville contre nature il y a un article dont je ne me souviens pas l’auteur qui s’appelle « En finir avec la pensée moderne ». Et la pensée moderne a inventé simultanément le développement agressif, puisqu’elle n’a pas hésité à parler de « table rase », et de protection absolue. Donc, la protection absolue des Parcs Nationaux Américains etc., le développement agressif et la table rase constituent une même pensée. En finir avec la pensée moderne c’est revenir à des modèles. Le modèle idéal c’est la Toscane, au xive siècle, elle s’appelait « Città continuata ». Ça ne traduit pas l’idée que la ville était continue, mais simplement que le plein et le vide étaient dessinés d’une même main et formaient un continuum social, économique et physique, unique. C’est cela le caractère unique au niveau graphique, au niveau du dessin. Quand on regarde les tableaux de l’école de Sienne on voit tout de suite qu’il y a toujours la ville, c’est l’artifice, mais il y a toujours des horizons incroyables qui sont le même dessin que la ville. En finir avec la pensée moderne c’est donc en finir avec cette opposition binaire, ce qui n’empêche pas de garder les Parcs Nationaux au contraire. Mais il faudrait déjà commencer par rompre avec cette idée pour rebâtir un projet commun, avec d’autres règles, à la fois pour la ville et pour la campagne. C’est extrêmement compliqué parce que c’est plus facile de fabriquer des barrières administratives en disant « on touche pas », et, sans vouloir être péjoratif, de faire de l’animation. On a droit à certaines activités dans les parcs, ça relève du loisir sportif, naturel etc., peut-être de l’agriculture dans certains cas. Mais au regard de problématiques urbaines, ça ne me semble pas être une référence parce que derrière, cette opposition subsiste.
Etienne Parin Au-delà des systèmes de protection, les systèmes de production de l’espace eux-mêmes entretiennent ce clivage radical. La pensée du désert français, qui serait un désert à produire dans le sens où « moins il y a d’habitants mieux on produit », est assez complice du modèle de la ville ex-croissante. En effet, cette espèce de ligne de front où personne ne se parle et où chacun pense qu’il peut faire son projet dans son coin sous prétexte qu’il ne concerne pas l’autre, prévaut quand même depuis environ 70 ans.
Au-delà des systèmes de protection, les systèmes de production de l’espace eux-mêmes entretiennent ce clivage radical. La cub 181
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Pierre Dhenin J’avoue que je ne suis pas très à l’aise depuis tout à l’heure et même depuis hier, car je me sens ou très loin ou très décalé par rapport à ce qui a pu se dire. Je me présente en deux mots. Pierre Dhenin, je suis journaliste de formation et je me suis retrouvé urbaniste par les hasards de la vie. J’ai travaillé pendant dix ans à l’agence d’urbanisme de Lille que mes cheveux blancs m’ont permis de diriger pendant deux ans. Depuis maintenant 7 ans j’ai en charge la création de grands parcs autour de Lille, dans le territoire de la Communauté Urbaine. C’est un établissement public qui a un nom et une mission assez particulière parce que c’est « Espaces Naturels Lille Métropole » et la compétence communautaire que nous exerçons est la valorisation du paysage. C’est à mon avis la seule communauté qui ait osé un jour écrire une énormité de ce genre, mais elle a été écrite et je suis théoriquement chargé de la mettre en œuvre. J’avoue que je n’ai pas toujours tout compris de ce qui a pu se dire depuis deux jours, donc j’ai pris quelques notes qui sont autant de points de rebonds ou d’expériences. La première chose que je voulais dire c’est que je viens d’une région ou la nature n’existe plus depuis 2000 ans. Donc je suis tranquille. C’est une région qui est l’exemple même du développement non durable et de ce qu’il peut générer, alors je suis désolé mais je vais maintenant employer quelques gros mots comme « développement durable », « écologie » voire même « biodiversité », mais à notre sauce très « les pieds dans la boue ». Parce que notre lot, tous les jours, c’est de gérer quelques milliers d’hectares et on arrive à mêler à la fois une fonction sociale qui est essentielle, une fonction écologique qui est tout aussi forte et pourquoi pas aussi une fonction économique. Or les trois ne vont pas l’un sans l’autre si on veut équilibrer. Je dirais que j’avais l’impression, pendant un moment, de revoir arriver le terme « zoning » et je trouve que ça, c’est vraiment la mort de la Ville. Si on résonne encore en terme de zones agricoles, zones naturelles, zones d’urbanisme, zone d’activités, c’est une catastrophe en terme de biodiversité, excusez-moi du gros mot. Mais on ne s’en sortira pas. Je suis tout à fait d’accord sur le fait que l’identification de ce qui relève de la « nature » ou de la « ville » mériterait un très long débat, mais selon moi, à partir du moment où il y a une verdure inorganisée ou protégée dans son inorganisation, on est quelque part dans la nature. En tout cas la nature est quelque chose dont on favorise le développement et surtout l’extrême diversité. Pour moi la biodiversité ne peut pas être confinée, on ne peut pas la zoner, elle doit être complètement transversale. Il y a un concept chez nos amis Belges, en particulier chez les Flamands, qui est assez intéressant. à Gand et à Courtrai, ils travaillent leur planification sur l’idée d’un pourcentage de biodiversité variable qui s’appliquerait à tous les types d’activités. Si on fait une zone d’activités, et bien il y a l’obligation que x% des moyens, des surfaces etc., soient concernés. C’est le problème des Néerlandais, ils essayent toujours de quantifier. Je pense que même en dehors de la quantification, le fait est qu’ils travaillent sur cette idée. Les
C’est un établissement public qui a un nom et une mission assez particulière parce que c’est « Espaces Naturels Lille Métropole » et la compétence communautaire que nous exerçons est la valorisation du paysage. C’est à mon avis la seule communauté urbaine qui ait osé un jour écrire une énormité de ce genre.
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résultats sont parfois contrastés voire à côté de la plaque, mais c’est intéressant. Je pense aussi que la nature, la biodiversité etc., ont une valeur qui existe. La création des parcs dont nous sommes à l’origine, qui souvent partent de zones catastrophiques, c’est avant tout de la reconquête de friches industrielles. Je n’aurai pas le plaisir d’être avec vous demain parce qu’on inaugure la restauration d’un canal de 28 kilomètres, le canal de Roubaix, qui a été un énorme pari de reconquête d’un axe complètement artificiel. On l’a reconquis au titre de la nature, ce qui est une aberration, mais cela nous a permis d’obtenir les crédits. Demain il pourra constituer un axe d’irrigation extrêmement important pour la ville. Une partie de cette reconquête ou plutôt de ce « nouvel équilibre » entre : homme, végétal et nature, va aussi concerner la reconquête de la ville sur elle-même. C’est une vieille conception certes, elle a déjà dix ans, mais c’est important. Je dirais que la nature est une convention évolutive. Il n’y a pas de nature idéale, c’est une convention évolutive selon le terrain et la surface concernés. Ces dernières années, ce qui m’a paru le plus riche en France c’est le dernier Schéma Directeur que l’on a voté en décembre 2000, juste à l’extrême limite avant de passer sur un SCOT. Ce qui me semblait beaucoup plus intéressant dans cette conception-là, c’était la prise en compte de l’aire métropolitaine. Chez nous c’est énorme, c’est 23 intercommunalités et c’est franco-belge. Or l’intérêt de l’énormité, c’est justement la confrontation des idées et la confrontation des cultures. Parce que nos voisins belges n’ont pas du tout la même conception de l’espace que nous. Ils appréhendent la construction de leurs villes totalement différemment, ce qui est d’autant plus intéressant qu’on est à 15 kilomètres les uns des autres. C’est pour ça que je dis que la nature et la biodiversité, en fin de compte, correspondent à une évolution de conceptions mixtes et parallèles. Ce qui me semble très important dans le processus de projet, que l’on a pas du tout évoqué, c’est la conception et la gestion. On ne peut pas imaginer de conception sans qu’en amont la question de la gestion ne soit posée. C’est entre autres cette gestion qui va apporter du nerf dans la conception. Et à ce moment-là, qui va prendre la parole et à quel moment ? Comment va-t-on concevoir avec ceux qui vivront le lieu qu’on va construire et ceux qui le vivent ? C’est un point extrêmement important dans les méthodes de gestion qui sont sous-jacentes. On a mis en place des outils permanents, l’obligation pour le gestionnaire et le concepteur de rendre des comptes. Le fait est que vous êtes rarement associés à ce qui se passe une fois le projet réalisé. C’est tout le souci. Vous serez alors peut-être des bouc-émissaires convenables, car le gestionnaire qui ne s’en sortira pas, parce qu’il n’aura pas compris le projet ou qu’il n’y aura pas été associé, il dira : « ce n’est pas de pas de ma faute, c’était avant ». Le lien est donc fondamental. Si l’on veut améliorer la méthode, je dirais que cette prise de parole, cette adhésion, ce travail collaboratif, reviennent à construire une perméabilité d’élaboration, dont l’échelle doit être suffisante. J’aurais 10 000 choses à dire. Hier, dans le cadre de l’atelier autour de la rivière, l’Eau Bourde, j’ai rencontré trois équipes de bonne volonté qui travaillent sur quelques territoires mais avec des moyens dérisoires, et sans collaborer. C’est une aberration. L’eau, elle coule de la même manière sur les trois territoires. On traite pourtant les territoires très différemment, avec des approches empiriques qui m’ont semblé, à certains moments, dangereuses. Pour ne pas dire
Si l’on veut améliorer la méthode, je dirais que cette prise de parole, cette adhésion, ce travail collaboratif, reviennent à construire une perméabilité d’élaboration, dont l’échelle doit être suffisante.
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catastrophiques. Je pense que si on veut réconcilier l’aménagement avec le « vert », à défaut de prononcer le mot « nature » -parce que je n’arrive pas à le définir- il faut une vision et une gestion qui soient à une échelle crédible. On a eu la chance à Lille d’en prendre conscience et de s’en donner les moyens. Je ne dis pas que l’on a inventé le fil à couper le beurre, loin s’en faut, mais aujourd’hui ça va un peu moins mal qu’ailleurs. Deux dernières notions. Je pense qu’il faut arrêter de parler de paysans et d’agriculteurs, il faut parler d’entreprises agricoles. Je dois dire que je travaille tous les jours avec des entrepreneurs. Au bout d’un temps, quand ils ont dépassé la nécessaire édification de la citadelle pour se défendre, on tente de les associer à la création du parc. On arrive au constat que ce qui importe c’est de vivre de son activité. Si on peut faire évoluer l’activité, « banco ! ». On a de jeunes générations, maintenant, dans le monde agricole, qui disent « banco, travaillons ensemble, avançons », mais mon expérience me porte à dire qu’il faut arrêter de parler de « zones libres » quand il y a une chambre d’agriculture, et de dire que ces zones libres ce sont des centaines d’emplois potentiels chez eux. Après on ne peut pas discuter valablement. Dernière petite incidence, mais ce n’est qu’un clin d’œil, la grande distribution a déjà récupéré le concept. Depuis un an et demi, à Lille, nous avons une grande surface qui tient exactement ce discours-là. Elle a acheté 30 hectares, et je peux vous dire qu’en ce moment à Lille, il y a un grand débat parce que cette grande surface veut lancer une deuxième implantation. Les agriculteurs du coin disent « oui, mais au bout d’un temps on est pieds et poings liés aux critères de la grande distribution, et puis on recommence ». C’est sujet à débat. Enfin, dernière chose qui n’a pas été abordée, ou peu, c’est le fait que la règle précède et encadre très fortement la conception, ce qui est souvent dramatique pour nous aujourd’hui. Je peux vous dire qu’au quotidien, sur Lille, nous sommes très souvent à la frange, pour ne pas dire de l’autre côté de la limite. Parce que lorsque vous voulez faire un vrai projet avec le monde agricole par exemple, et que vous vous en tenez à la première règle qui implique qu’aucun denier public ne doit pouvoir aider l’entreprise privée, expliquez moi comment faire pour inciter les agriculteurs à jouer le jeu avec nous de la diversification, des circuits de fermes, de l’insertion paysagère etc. On se heurte à une normalisation écrite qui date d’il y a 10 ou 15 ans et qui ne tient pas compte du tout de l’évolution des pratiques ou de l’évolution des volontés. Je voudrais dire une dernière chose sur la nature et le monde des élus. Aujourd’hui, mon angoisse c’est que ce soit un effet de mode et purement un effet de mode. Dans le cadre de la réflexion lilloise, la métropole a été coupée en huit zones pour lesquelles il fallait établir les priorités, or l’environnement demeure le grand oublié. Sur les huit commissions territoriales qui ont travaillé, il y en a sept qui ont érigé le paysage en priorité absolue. Or la question de la définition du paysage pourrait également être décortiquée pendant longtemps. Non, la priorité ce n’est pas un grand stade de 700 millions d’euros, c’est le paysage. L’attente des élus est le reflet des pressions locales qui s’exercent sur eux.
si on veut réconcilier l’aménagement avec le « vert », il faut une vision et une gestion qui soient à une échelle crédible.
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Non, la priorité ce n’est pas un grand stade de 700 millions d’euros, c’est le paysage. L’attente des élus est le reflet des pressions locales qui s’exercent sur eux.
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Philippe Richard Bonjour, Philippe Richard, je suis directeur du jardin botanique à Bordeaux. Je suis donc biologiste et employé municipal. Le sujet m’intéresse beaucoup. Je vais juste me permettre une petite réflexion à propos de ce que vous venez de dire sur le rapport entre la conception et la gestion. Je me mets un peu en position de gestionnaire. On n’est plus capable, aujourd’hui, de gérer ce qu’on appelle à présent les « espaces verts » dans le milieu urbain comme on le faisait autrefois. On s’est donné, dans les cinquante dernières années, des espaces qui avaient une certaine forme, une certaine esthétique, qui correspondaient à un goût du public, mais dont le maintien nécessitait une intervention humaine d’une certaine qualité. C’est en train de changer. Aujourd’hui du côté des gestionnaires, certains facteurs nous amènent à revoir complètement le problème. La première raison est financière, la seconde est d’ordre écologique. Il nous est de plus en plus demandé de nous adapter au développement durable, ce qui implique bien entendu de ne plus utiliser ni produit ni eau, ce qui vous l’imaginez bien, a une influence considérable sur notre travail. Alors cela nous amène à essayer de revoir les choses différemment, à se dire que si l’on se rapproche d’une évolution naturelle des espaces, peut-être arrivera-t-on un peu mieux à les gérer. Pour l’instant la gestion de ces espaces nécessite énormément d’heures de main d’œuvre c’est pourquoi nous disons à la fois aux politiques et aux concepteurs, que vous êtes souvent, qu’il faut changer la façon de mettre en œuvre les projets. Il y a là un vrai discours à mettre en place pour essayer d’harmoniser le tout. On en est au commencement, mais on a certaines idées, je pense, qui mériteraient d’être entendues. Lorsqu’on a abordé le problème des friches, la comparaison avec la ruine et l’idée de son intégration à l’image de certains autres pays de la Communauté Européenne m’ont beaucoup plu. Nous en avons l’horreur pour l’instant, or je pense sincèrement que c’est ce regard là qu’il va falloir changer avant tout, même si ça parait difficile du point de vue de l’urbanisme opérationnel. Parce que pour ne parler que de ce que je connais un peu, là où la biodiversité est la plus présente aujourd’hui, permettez moi de le dire, ce n’est pas dans les espaces pseudo-naturels périurbains, c’est dans les friches. Les animaux ou les végétaux colonisent ces espaces à leur guise parce qu’ils sont libres de le faire. Si l’on considère que la biodiversité est utile, or je pense qu’il n’y a pas trop de discussion sur le sujet, ces espaces-là sont précieux. En revanche, qu’est-ce que c’est que la nature sauvage aujourd’hui ? Pour nous c’est clair, elle n’existe plus. Peut-être sur quelques sommets de montagnes, et encore, c’est de toute façon un milieu qui a subi une influence anthropique. Paradoxalement, les choses sont davantage malléables dans les systèmes périurbains car par opposition à la forêt vierge de laquelle on connait la moitié de rien, on connait un peu mieux les mécanismes de fonctionnement des espaces sur lesquels on est intervenu. Sur le problème des limites que vous évoquiez tout à l’heure, le mot
Là où la biodiversité est la plus présente ce n’est pas dans les espaces pseudo-naturels périurbains, c’est dans les friches.
J’aimerais insinuer l’idée qu’à partir du moment où l’on associe la conception et la gestion, le champ des possibles peut être très large.
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grec que vous avez employé, « orismos », vous me pardonnerez si je schématise, il définissait une limite par opposition aux espaces situés de part et d’autre de cette dernière. L’important était l’intérieur, il n’y avait rien à l’extérieur. Aujourd’hui la limite définit la séparation entre deux choses qui existent. Alors il s’agit souvent de la ville et du monde agricole. La campagne. Ah, qu’est-ce que c’est que la campagne ? La campagne est souvent plus structurée, calibrée, et parfois plus polluée que la ville elle-même. Un seul témoignage : aujourd’hui, les abeilles viennent en ville parce que les pesticides les empêchent de tenir de l’autre côté. C’est quand même absolument incroyable. En ville, sur un espace de 4 hectares, on recense 46 espèces de passereaux. Il n’y a pas ça dans les vignes à côté, dans les champs de maïs des Landes non plus. C’est tout ce que je voulais dire. J’aimerais insinuer l’idée qu’à partir du moment où l’on associe la conception et la gestion, le champ des possibles peut être très large. Je suis tout à fait d’accord avec ce que vous disiez tout à l’heure.
Michel Corajoud Juste un bémol, c’est qu’il ne faudrait pas exagérer non plus. Parler de l’entretien zéro, pour ce qui est du milieu vivant, je trouve que c’est aller un peu trop vite. Je donne simplement un exemple. Jusqu’à aujourd’hui le « stabilisé » était pour nous, paysagistes, un sol de prédilection. C’est comme quand on fait un gâteau, on ajoute dans la farine un certain nombre d’éléments pour qu’elle prenne, il consiste à mettre en place dans le sol un certain nombre de matériaux pour le rendre un peu plus stable, tout en assurant sa perméabilité. Les échanges de l’eau se faisaient encore. Et bien ce sol aujourd’hui, au nom de l’entretien zéro, on ne peut plus rien faire. C’est comme si vous faisiez des enfants et que vous décidiez de ne pas les élever, ou de pas les emmener à l’école. Je comprends que l’on puisse se préoccuper de la question de l’économie des moyens dans le cadre du montage de projet, mais pas au point d’imaginer que l’on ne gère plus du tout. Le milieu vivant implique une gestion, un entretien par l’homme. Voilà ce que je voulais dire.
Philippe Richard Non mais je n’ai pas évoqué l’idée de la gestion zéro.
Michel Corajoud Nous, paysagistes, sommes tous les jours confrontés à une réduction de personnel. Je prends comme exemple la question de la présence de l’eau dans la ville. À Bordeaux, nous avons une chance inouïe que le miroir d’eau ait un succès phénoménal, personne ne coupera jamais le robinet, encore que. Mais partout ailleurs, dans tous les autres projets que j’ai pu faire, au bout de deux mois, l’eau ne fonctionne plus parce qu’on ne gère plus, on n’entretient plus. Moi j’ai cette chance, mais j’espère, Monsieur Richard, que vous m’assurez que le miroir d’eau va fonctionner. L’eau dans la ville c’est quand même un élément tout à fait précieux mais aujourd’hui on ne sait plus le faire.
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Philippe Richard Toutes les communes ne gèrent pas l’eau de la même façon. Ne serait-ce que pour le miroir d’eau, on recycle l’eau, ce qui va permettre d’assurer une continuité. Justement, la question ne porte pas sur la durée de l’entretien, mais sur les modalités permettant sa pérennité. Parce qu’il y a toujours une façon et il faut la trouver. Simplement jusqu’à aujourd’hui on avait des systèmes qui nécessitaient trop l’entretien et on ne peut plus.
Michel Corajoud Mais c’est vrai que nos contrats, au mieux, prévoient l’entretien mais en quatrième vitesse. Ce n’est pas très sérieux, je crois que le contrat devrait dès l’origine poser la question de la gestion.
Pablo Georgieff Je suis Pablo Georgieff de l’atelier Coloco. Nous nous définissons comme explorateurs de la diversité urbaine et nous associons les compétences de paysage, d’architecture, et d’art. Nous pensons cette question du projet de ville, de paysage, de société, à partir d’une expérience récente et assez brève, avec des outils et un vécu certainement différent de celui de votre génération, de laquelle on a tout appris et dont on a vécu les projets et les résultats. On se pose aujourd’hui la question de la durée parce qu’on hérite d’une manière de travailler, d’une situation économique, d’un éventail de possibilités, qui ne sont pas les mêmes que précédemment. Il est par exemple aujourd’hui virtuellement impossible d’accéder à la propriété avec un crédit que vous payez sur toute votre vie de travail. C’est certainement un paramètre qui change les situations précédentes. Le facteur temps est pour nous une préoccupation. On se préoccupe, dans nos projets, de prendre en compte cette vie après la livraison. Nous avons réalisé pour Rennes, pour la Région Bretagne, un guide des alternatives au désherbage chimique, disponible en ligne gratuitement, à travers lequel on s’est par exemple posé la question de la gestion. Les villes ont décidé l’arrêt pur et simple de tout recours au chimique et elles se sont retrouvées avec tout un ensemble de problèmes. C’était intéressant parce que la décision était déjà prise et il s’agissait de palier une gestion qui devenait une vraie « galère » dès lors que l’on utilisait plus de Round up. J’emploie ce mot-là parce que c’est le terme des jardiniers qui doivent faire manuellement ce travail d’entretien et qui sont ceux sur qui on se repose pour que vivent les projets. On a donc réfléchi aussi bien à grande échelle que sur des coupes au dixième ou au cinquième, en fonction de l’épaisseur des outils. Comment pouvait-on gérer ces détails-là pour que les projets soient viables et pour favoriser l’installation de la vie à différentes échelles de la ville, tant sur de
Le facteur temps est pour nous une préoccupation. On se préoccupe, dans nos projets, de prendre en compte cette vie après la livraison.
Il y a aussi la nécessité d’une pensée radiale, d’une pensée du réseau, qui traverse les échelles. Nous aimons bien dire « fox scale ». La cub 187
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Est-ce sale que d’accepter l’engazonnement du stabilisé? Ou est-ce juste une dynamique de la vie à laquelle il faut qu’on s’habitue ?
toutes petites choses que sur de grandes stratégies de gestion ? Je considère que c’est un point très important sur la question de la nature en ville, parce qu’il ne s’agit pas seulement de la ville et de la campagne, dans une vision que j’ai trouvé de manière générale assez concentrique. Bien sûr vous avez des soucis d’unité opérationnelle de projet ou d’unité de gestion. On appréhende toujours les choses avec une limite, une surface, avec un centre dont on a effectivement beaucoup de mal à se défaire. Mais je pense qu’il y a aussi la nécessité d’une pensée radiale, d’une pensée du réseau, qui traverse les échelles, qui n’est plus simplement, dirait-on, une pensée fractale. Nous aimons bien dire « fox scale », c’est-à-dire que l’échelle ne nous importe pas, les choses sont importantes pour le vivant aussi bien sur les micros détails du trottoir que sur les projets. Pour en venir à cette idée du propre et du stérile, il y a selon nous un questionnement à mener afin que les projets soient pensés d’après leur évolution non pas comme des choses fixes. Est-ce sale que d’accepter l’engazonnement du stabilisé? Ou est-ce juste une dynamique de la vie à laquelle il faut qu’on s’habitue ? Faut-il changer notre perception de ce qui est propre, de ce qui est sale, de ce qui est acceptable ou agréable? L’association du propre et du stérile n’est plus viable, ça ne fonctionne plus. J’ai senti aussi dans les préoccupations la recherche d’une espèce de stabilité ou d’une solution au problème, or nous pensons qu’il n’y en a pas. Il y a des dynamiques qui font que lorsque vous allez définir une frontière ou une épaisseur dans l’espace, elle finira par exploser parce que la vie traverse tout. Et les générations après nous auront encore d’autres problématiques complètement différentes. Peut-être vivront-elles dans un monde où ce sera la grande distribution elle-même qui installera la ville en fonction de ses contraintes de consommation, de publicité, qui intégrera complètement le monde de la communication, du marketing à la forme de la ville. Ce sont des choses qui nous surprendront au plus haut point. Aussi peut-être qu’il faut penser la question d’un horizon de trente ans et d’un projet de vie économique à l’échelle d’une personne. Je pense que c’est effectivement une des pistes dont on va avoir besoin pour que ces projets-là soient viables pour les gens, pour des projets de vie. Et puis peut-être faut-il essayer d’ouvrir, si on croit en la démocratie, la représentativité. Dans un horizon de trente ans, ce n’est pas impensable d’avoir un élu qui introduirait les problématiques de la vie d’un autre point de vue. Quels seraient les besoins des insectes et des plantes si l’on considère la biodiversité comme quelque chose d’absolument vital ?
L’association du propre et du stérile n’est plus viable, ça ne fonctionne plus.
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Jean-François Husson Juste une minute pour réagir sur la question de la gestion, des coûts, de ce qui est bien pensé ou ce qui ne l’est pas. J’ai simplement un mandat derrière moi, mais j’ai constaté une chose. De manière générale les élus parlent beaucoup d’environnement de nature etc., or honnêtement peu d’entre eux traduisent le discours en actes. C’est une communication valorisante. En revanche on trouve toujours un problème de coût. Je leur dis « vous me faites sourire », quand on parle de voirie, de déficit du transport public, on met des dizaines de millions d’euros en affirmant qu’il faut des subventions d’équilibre, et là on ergote parfois pour 5 ou 10 000 euros. On a un vrai problème de mental et de cerveau, d’appropriation des vraies problématiques. Les élus de Centre-Droite, nous sommes hémiplégiques par rapport à la question écologique. En fait ça fait du bien parce que je m’aperçois que c’est le cas pour tout le monde. On a toujours l’impression que c’est plus vert de l’autre côté mais on a vraiment de gros soucis, d’autant qu’on s’aperçoit qu’en général, si on écoute les spécialistes plutôt que de leur donner des directives, ils nous apportent toujours une solution, y compris lorsque des impératifs budgétaires s’imposent. J’évoquerais un exemple : la Communauté Urbaine du Grand Nancy a la charge de la gestion des arbres d’alignement, de voirie etc., au titre de ses compétences. Tout le monde n’arrête pas de suggérer des outils de gestion, une charte de l’arbre etc., sauf qu’auparavant ce patrimoine n’était pas entretenu ce qui explique son état actuel. Même s’il s’agit d’un bien public, les habitants s’approprient les arbres qui se situent devant chez eux depuis 50 ans 60 ans 70 ans. C’est pourquoi je pense qu’il faudrait changer de regard. Il faut écouter les gens. Les anciens qui ont vu grandir les arbres les assimilent à leur histoire, quant aux nouvelles générations, la mémoire est moins ancrée du fait qu’ils sont plus mobiles.
Pablo Georgieff La préservation de la biodiversité va coûter extrêmement cher en manque à gagner. Il faut ce faire à l’idée que l’exigence de rentabilité vis-à-vis des promoteurs et des entreprises ne doit pas entrer en ligne de compte dans la politique locale. Je pense que c’est une question sociétale très profonde.
Thierry Guichard Thierry Guichard, directeur général des Services Techniques à La Cub. Je voudrais parler de l’exploitation des espaces publics. J’ai attendu que le président Feltesse rentre pour pouvoir critiquer les élus, mais il est vrai qu’on ne nous donne pas les moyens de gérer ou d’exploiter les espaces publics à la hauteur des crédits alloués à leur conception. Qu’il s’agisse de l’entretien ou plus généralement de service public, il s’agit constamment d’optimiser nos modes de gestion. Malgré le processus de développement urbain, les coûts de gestion ne doivent pas être supérieurs à l’année précédente. Par exemple les crédits d’entretien de la voirie restent constants malgré l’augmentation considérable du kilométrage du réseau viaire. Le problème est le même pour ce qui concerne les espaces verts et l’intégralité des équipements publics. Lorsqu’il y a des arbitrages budgétaires, le budget de fonctionnement n’est pas débattu, si ce
La contrainte du risque naturel n’est pas suffisante pour empêcher la consommation d’espaces non urbanisés.
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n’est pour une timide prise en compte de l’inflation. La croissance urbaine en revanche n’entre pas en ligne de compte. Les ingénieurs quant à eux savent optimiser. Alors on optimise. Cela revient à remplacer l’homme par la machine, parce que les coûts de personnel sont les plus importants. J’ai vécu ça en permanence. Cette mécanisation permanente dans la gestion de nos espaces nous amène, comme le disait à l’instant Monsieur Corajoud, à pousser la conception de façon à ce qu’on puisse toujours les entretenir avec les moyens alloués. C’est la politique du « Karcher ». Cela soulève quelques questions. Un petit mot sur les limites et le rapport entre l’intérieur et l’extérieur. Tout à l’heure j’ai bien écouté vos débats qui me passionnent. Je crois que tenir une limite, revient à gérer les rapports de force. Pourquoi aujourd’hui ne tient-on pas la limite de la ville par rapport aux espaces naturels ? C’est parce que la ville est plus forte avec la valeur qu’on lui donne, la valeur du foncier etc. Comment inverser ce rapport de force ? Et puis une petite remarque. Peut-on affirmer que la ville ne doit pas croître de façon concentrique ? Parce qu’inévitablement ce type de croissance engendre l’urbanisation d’espaces naturels. C’est un schéma avec lequel nous sommes nés c’est pourquoi nous en faisons abstraction et que sa remise en cause paraît impossible. Est-on capable, dans la conception des Schémas Directeurs, de planifier la préservation d’espaces naturels en préconisant le développement urbain selon des axes qui seraient mis en relation avec une politique de déplacement ? Autre remarque. Quels sont les espaces non urbanisés -le terme « naturel » n’étant pas adéquat- que l’on tient dans l’agglomération ? Les zones inondables, parce qu’elles font l’objet d’une règlementation opposable. Il faut dire que l’on connait les techniques, même sous la Garonne, les ingénieurs trouveraient des solutions pour construire. Cependant la contrainte du risque naturel n’est pas suffisante pour empêcher la consommation d’espaces non urbanisés. Je me suis occupé de l’assainissement pendant des années, au cours desquelles il m’était régulièrement demandé comment construire en zone inondable. Je répondais « banco, allez-y, je suis près, je prends la commande et je vous trouve une solution. » Parce que les solutions à tous ces problèmes-là existent. L’autre type d’espace que l’on arrive à tenir et pour lequel le rapport de force est inversé c’est Château Brion ou Château Pape Clément. Les propriétaires de Château Brion ont acheté un immeuble de bureaux pour le casser, amener de la grave, et replanter de la vigne sur le terrain anciennement construit.
Jean-Pierre Thibault Juste un mot.
Ne pourrait-on pas imaginer qu’un espace naturel, puisqu’il a une valeur pour le citadin, soit considéré et traité comme un équipement urbain?
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Thierry Guichard Quand on crée un document d’urbanisme, on définit les équipements publics nécessaires au développement de la ville. On réserve alors du terrain pour faire un hôpital, une université, un lycée, un collège, des routes, des voies ferrées, des parcs etc. En revanche on ne se pose pas la question des espaces agricoles potentiellement nécessaires au fonctionnement de la ville. C’est un peu comme l’origine de l’eau. D’où vient-elle ? Et bien elle vient du robinet. Quant aux produits agricoles ils viennent du supermarché. On ne se pose pas ces questions. Est-t-on capable d’inventer la ville avec des espaces agricoles de proximité ? Ceux pour lesquels le coût de transport est totalement fou par rapport à la valeur du produit ? Quand vous pensez que la France va vendre de l’eau à l’Espagne pour cultiver des fraises que l’on importe, c’est aberrant. Dans le prochain SCOT il serait opportun que cette question-là soit soulevée.
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Aprés-Midi Jean-Marc Offner L’effet « barbecue » pose la question du périmètre de l’empreinte écologique. Schématiquement, les habitants de Paris sont assez vertueux parce qu’ils habitent dans une ville compacte. Ils utilisent les transports en commun mais ils ont la mauvaise idée d’avoir des résidences secondaires, d’aller assez loin en vacances. Leur empreinte écologique est donc bien plus mauvaise que celle de nos habitants du périurbain puisque ces derniers ont la bonne idée, le week-end, de rester chez eux. On ne sait pas si ce schéma s’applique aussi sur les villes-centres de province. Ce serait sans doute à vérifier d’un point de vue scientifique, mais selon les grilles d’analyses que l’on connaît, on voit bien que l’économie de compensation dont parlait Bernard implique un minimum l’observation de ce qui se passe le week-end. On sait bien qu’aujourd’hui, les modes de vie sont assez désynchronisés, l’enquête ne peut donc se limiter à un seul jour de la semaine. Je ferme la parenthèse sur l’effet « barbecue » mais je pense qu’il est légitime d’évoquer ces questions. De fait, la tendance est à l’élargissement des périmètres pour internaliser les externalités comme diraient les économistes. Parfois le périmètre devrait être très grand. Cet après-midi, l’atelier devrait avant tout porter sur les outils. Comment agit-on, sachant que ce matin les propos étaient assez convergents ? D’une manière marginale, nous avons de vrais débats, mais ils sortent du cadre de notre atelier. Qu’est-ce que la nature ? La nature existe-t-elle ? Quel est le rapport ville-campagne ? Ce sont de vraies questions, mais en l’occurrence, la problématique est différente. En revanche, je pense que nous avons dessiné un horizon autour de l’idée que, finalement, les espaces non bâtis doivent être compris, appréhendés, représentés, comme des équipements collectifs à ciel ouvert. Je pense que c’est une idée forte qui marche assez bien. Une telle considération implique que ces équipements collectifs doivent être valorisés socialement par des usages préexistants ou à développer. Il faut aussi les valoriser économiquement, ce qui manifestement est un peu plus compliqué. Il faut également les valoriser institutionnellement, en partant du principe que la ville ou l’agglomération centre a besoin d’espaces pour ne pas être inondée, pour être approvisionnée en eau, pour préserver une certaine densité face à des espaces plus ouverts qui pourraient, notamment, être destinés à une agriculture de proximité, etc. D’une manière ou d’une autre, il s’agit donc de créer ce territoire de la solidarité qui permettrait de représenter des interdépendances déjà existantes ou à constituer, et de les légitimer. Ce n’est pas évident quand on voit qu’une interdépendance aussi simple qu’un petit ruisseau traversant trois communes, dans sa simplicité et son évidence, ne réussit pas malgré tout à créer le moindre germe de gestion intercommunale. Néanmoins, ce schéma montre que la question des limites pourrait être résolue. Les rapports de force de part et d’autre seraient équilibrés faisant des espaces limitrophes des supports de projets. Ce postulat pose une série de questions qui
Les espaces non bâtis doivent être compris, appréhendés, représentés, comme des équipements collectifs à ciel ouvert.
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méritent réflexion parce que les outils que cela implique ne tombent pas sous le sens, d’autant qu’ils ne dépendent pas toujours des instances locales. Manifestement, la question des politiques agricoles irrigue toute notre réflexion. La question de la main unique qui dessine la cité continue toscane soulève le problème, y compris pour un SCOT, de la recherche du bon périmètre d’intervention. Cela soulève également la question sans doute juridiquement très délicate du lien entre l’espace collectif et la domanialité privée, parce qu’en ville, l’espace public a le bon goût d’être surtout intégré au territoire public. À la campagne, de façon plus générale, le paysage est un territoire privé relevant d’acteurs privés, même si on veut qu’il soit d’intérêt général. Comment gèret-on le problème du zonage qui revient forcément à un moment ou un autre ? Si l’on veut développer des logiques réticulaires, le beau principe de l’articulation des échelles ou de la continuité fait l’objet d’une cartographie et devient un peu plus compliqué. Or, Dieu sait si les cartes ont du succès dans le dialogue et dans la décision publique et politique. La question de l’échelle pertinente a largement été évoquée, en particulier pour permettre cette économie de la compensation, la mise en visibilité, comprise au sens premier du terme, des interdépendances entre les territoires urbains et les territoires non urbains. Aussi la planification, au sens large de terme, ne constitue-telle qu’une étape à l’issue de laquelle d’autres difficultés se présentent, d’autant plus si la question de la gestion n’est pas prise en compte. Voilà, c’est un peu une liste noire, mais je voudrais qu’on essaie en deux petites heures de réfléchir à ces questions en termes d’outillage. Il ne s’agit pas forcément d’un outillage juridico-institutionnel au sens strict du terme, mais d’une méthode intellectuelle, qui, me semble-t-il, est sous-jacente. Évidemment, il est aussi question de foncier, de conflits d’usages, de transactions économiques, de gouvernance, de territoires à enjeux, etc. Voilà le menu que je vous propose.
Il s’agit donc de créer ce territoire de la solidarité qui permettrait de représenter des interdépendances déjà existantes ou à constituer, et de les légitimer.
Pierre Liochon Pierre Liochon, avocat. Vous avez parfaitement posé les termes du débat, à savoir que la question est de savoir si on est sur des outils juridiques ou des outils intellectuels. Je dirai que si on veut se tromper, la meilleure solution c’est de commencer le débat par l’outil juridique. Parce qu’il y a une nette évolution du droit depuis quand même quelques années. Le fait est qu’il n’y a pas une limite, pour reprendre une discussion qui a eu lieu ce matin, entre la légalité et l’illégalité, il y a une échelle de légalité. C’est la qualité du concept intellectuel qui fonde la légalité. Je m’explique et je vous fais part d’une inquiétude. On considère comme acquis, finalement, qu’on peut intervenir sur des espaces naturels. Parce qu’on a également dit, ce matin, que l’espace naturel n’existe plus et qu’il n’y a que des espaces culturels. Je suis intellectuellement d’accord avec vous, mais juridiquement c’est faux. Pour l’ensemble des tribunaux et la jurisprudence, les espaces naturels existent. Par exemple, et ça va très loin, des polders créés au xixe siècle sont des espaces naturels. On ne transforme pas les polders, ce sont des espaces naturels. Donc
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J’ai été séduit par l’idée de considérer la biodiversité comme un « matériau de projet ». Si on arrive à expliquer qu’effectivement la biodiversité permet d’élaborer un projet à des magistrats, on aura fait un sacré pas en avant. Mon métier consiste à faire l’interface entre le projet et le droit mais, pour l’instant, je ne sais pas l’exprimer.
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je crois qu’il y a vraiment une question à régler si l’on s’engage sur cette notion d’équipement collectif. Bien évidemment on ne peut pas échapper à la question suivante : quel corpus théorique va-t-on proposer en tant que soutien d’une notion juridique ? Actuellement, on l’a vu ce matin, si on décide de transformer les milieux naturels des bords de Marne pour les urbaniser, sans parler du fait que la plupart sont aménagés depuis ces vingt dernières années pour des questions d’inondation, etc., la chose ne sera pas simple. Donc, dire que l’on va considérer les espaces naturels comme des équipements collectifs ne pose pas seulement des problèmes de domanialité publique et privée. On se heurte à une conception qui est soutenue dans tous les contentieux, et Dieu sait s’il y en a lorsqu’on intervient sur des espaces naturels. Un espace naturel, on le maintient, on le densifie. Il n’y a encore à ma connaissance aucune approche, dans les documents de type SCOT ou autres, qui justifie du bien-fondé d’une intervention sur un espace naturel. Au contraire, le SCOT protège les espaces naturels. Et on voit bien toutes les difficultés qu’apportent la loi Montagne ou la loi Littoral. Ce sont des lois de protection et de mise en valeur, l’intitulé même des lois de 1985 et 1986 est le suivant : « mise en valeur et protection ». On n’est jamais arrivé à faire admettre la notion de mise en valeur devant les tribunaux, il est systématiquement question de la notion de protection. Si on introduit la nature dans la ville et que l’on considère que la nature ou les espaces naturels vont participer à des usages urbains, c’est effectivement une question fondamentale, mais pour l’instant je pense que nous n’avons aucun outil juridique adapté. Les nombreux contentieux posent de véritables problèmes, cela implique que l’on revienne plus tard sur la notion de concertation parce que ce passage peut permettre de régler cette difficultélà. Lorsque l’on envisage d’aménager des espaces proches du rivage pour des motifs de mise en valeur, on nous répond systématiquement : « Non, il y a atteinte au principe de protection. » Et je ne parle même pas de la limite des 100 mètres. Nous n’avons pas, juristes, d’outils juridiques, nous ne savons pas quoi dire, et cela impose que vous, urbanistes, paysagistes, architectes, spécialistes de l’écologie ou de la biologie, vous puissiez nous expliquer comment justifier ce type de projet. J’ai été séduit par l’idée de considérer la biodiversité comme un « matériau de projet ». Si on arrive à expliquer qu’effectivement la biodiversité permet d’élaborer un projet à des magistrats, on aura fait un sacré pas en avant. Mon métier consiste à faire l’interface entre le projet et le droit mais, pour l’instant, je ne sais pas l’exprimer. Cette démarche n’existe pas. Je crois que c’est vraiment un point extrêmement important. Ne serait-ce que la question de l’équipement collectif, elle engendre des débats juridiques sans nom : est-ce que l’équipement collectif existe ? Est-ce que c’est un équipement public ? Ce sont des notions pouvant constituer des sujets de DESS ou DEA. Dans chacune de vos disciplines, il y a des sujets comme ça, qui sont esthétiquement intéressants. La question qui se pose c’est celle de la contrainte à la propriété
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privée, car établir un équipement collectif suppose qu’il soit accepté socialement. Il me semble qu’à Lille on associe les propriétaires au fonctionnement, à l’entretien, de l’équipement. Ça peut être une solution surtout qu’il y a des tas de projets concernés par ce problème. Mais quand on voit toutes les difficultés que l’on a pour faire passer ne serait-ce que des chemins avec des servitudes sur des propriétés privées, non entretenues, dont les gens s’aperçoivent qu’ils sont propriétaires seulement le jour où on crée la servitude, on se retrouve avec des contentieux sans nom. Ils disent : « Ah ! Mais je suis propriétaire là ! », et le coût du contentieux est mille fois supérieur au coût du terrain. C’est bien là qu’il y a un échec. Alors que fait-on ? On se résigne, on fait une DUP, mais c’est complètement ridicule parce qu’après, une fois que la collectivité devient propriétaire, se posent alors les problèmes relatifs à l’entretien et au fonctionnement qui ont été abordés ce matin. Et on recommence à zéro. Vous pouvez discuter avec d’autres juristes, ils auront peut-être une conception différente de celle que j’expose mais j’en doute. Je pense qu’on a probablement un problème de base théorique qui rend difficile la définition des outils juridiques permettant d’agir sur les espaces naturels et de valider des projets. Quant à cette notion d’équipement collectif, on se gargarise de mots sur cette notion-là mais elle existe en droit. Il s’agit de la faire accepter en dehors de toutes procédures contraignantes, acquisitions forcées, pour faire participer les propriétaires aux projets. Si on arrive à résoudre ces deux difficultés, je crois qu’on pourra avancer, sans quoi je crains que beaucoup de projets soient voués à l’échec quelles que soient leur qualités, leur bien-fondé.
Jean-Pierre Thibault Je vais peut-être nuancer un tout petit peu, au moins sur un point, mais en rajouter une couche sur les difficultés que l’on va rencontrer dans les prochaines années. La nuance c’est simplement que, parfois, le droit suit. Il se trouve que la loi Littoral interdisait radicalement jusqu’à récemment toute forme d’amélioration des conditions d’accueil sur le rivage. Les voitures se garaient où elles pouvaient, c’est à dire n’importe où : sur un chemin, sur les dunes, et on n’avait pas le droit d’organiser le stationnement à accueil constant, c’est-à-dire sans ajouter des places. L’ONF faisait des tas de choses tout à fait sympathiques et bienvenues, mais à la limite de la légalité. On a fait ça à la pointe du Raz par exemple. On a fait un recul assez radical de parking à 1,5 km en arrière, or, il s’agissait peut-être d’un espace remarquable, donc on n’était peutêtre pas autorisés à faire un parking et une cité commerciale à cet endroit.
L’ONF faisait des tas de choses tout à fait sympathiques et bienvenues, mais à la limite de la légalité.
Pierre Liochon Ce n’est pas tout à fait ça : le parking existait et il a fallu le supprimer.
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Jean-Pierre Thibault Oui. On a supprimé le parking ainsi que toute une série d’équipements qui étaient biens à leur époque mais aujourd’hui obsolètes et on a tout ramené en arrière. Avait-on le droit dans un espace qui était identifié remarquable ? On a feint de ne pas le considérer comme tel. Heureusement l’article de la partie règlementaire a été changé pour accompagner cette évolution effective depuis quelques années de la part des gestionnaires d’espaces littoraux. Il peut donc arriver que le droit suive. Sauf que quelque fois on nous ajoute des choses que l’on aura un peu de mal à appliquer. La trame vert-bleu ce n’est pas encore voté mais on ne sait pas bien ce que ce sera. Pour l’instant, il existe une sorte de guide explicatif. Le comité opérationnel du Grenelle recommande que « les réservoirs biologiques » – mais c’est quoi ça ? – et les corridors les reliant soient pris en compte dans les documents d’urbanisme, les SCOT, les PLU, avec une sorte de principe de subsidiarité. On aura certes un schéma régional de cohérence écologique à l’échelle des régions, petites ou grandes, mais il faudra se débrouiller pour adapter les documents d’urbanisme de droit commun à cette logique. Ça ne va pas être très simple. Ça fait partie des outils qui peuvent être intéressants mais, honnêtement, aujourd’hui on ne sait pas bien les manier.
Bernard Reichen Ça ne traite pas d’usage ?
Jean-Pierre Thibault Ça traite d’un usage, à savoir le maintien de la biodiversité ou de sa restauration. Ce qui est nouveau dans cette affaire-là, ce n’est pas la définition de réservoirs biologiques parce qu’il en existe déjà quelques uns. Le règlement tente de limiter les incidences anthropiques sauf qu’on y a ajouté la nécessité pour les espèces de se reproduire sans trop de consanguinité. Ça ne va pas être évident, d’autant plus que certaines espèces sont volatiles, certaines se déplacent difficilement sur des échelles relativement petites, et d’autres, comme le loup, peuvent passer à travers les autoroutes et les lignes TGV.
Philippe Richard Dites-moi si je me trompe. J’ai retenu qu’il fallait donner une valeur à un espace que l’on qualifiera de « naturel », à défaut de trouver le terme adéquat. Nous aussi, biologistes, on nous demande d’établir un indicateur. Parce qu’il arrivera forcément le moment où il s’agira d’évaluer de manière chiffrée ces espaces pour établir des comparaisons et définir une limite lambda au-delà de laquelle il faudra les classer ou les déclasser. Ça devient extrêmement difficile parce que nous n’avons que peu de critères susceptibles de les qualifier. À la limite on prendra en compte la diversité, le nombre d’espèces contenues. C’est extrêmement subjectif car il y a des territoires de très grande valeur qui comprennent peu d’espèces et des territoires sans grande valeur qui en contiennent beaucoup. C’est le premier problème. Sur quoi va-t-on pouvoir se raccrocher d’autre ? Je ne sais pas. À partir du moment où on parle de reproduction, alors là, comme on vient de l’entendre dire, on part dans des directions absolument insensées. Pour certaines espèces, le respect de la niche écologique implique la protection de quelques centimètres carrés, tandis que d’autres imposent la gestion de plusieurs centaines d’hectares. La cub 196
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Toutes ces dimensions mises à part, on ne sera pas capable de produire un indicateur chiffré permettant de telles mesures. Malheureusement, par définition, tout ce qui relève de la biologie est forcément flou. On va donc manquer d’arguments pour mener ces études.
Pablo Georgieff C’est aussi à nous, avec tous nos outils, nos agendas politiques et décisions urgentes de reconnaître que c’est la vie qui a raison làdedans. S’il y a un problème entre la loi et le vivant, c’est le vivant qu’il faut prendre en considération. Effectivement, je pense qu’on ne pourra pas « juridifier » le vivant. C’est-à-dire qu’aussi complexe la démarche soit-elle, ce n’est pas possible autrement que par le bon sens et la connaissance. Cela implique une observation et une modification permanente des outils juridiques et d’aménagement pour les adapter et ainsi rendre possible cette expression de la diversité et du vivant. Effectivement on a là une contradiction. À mon avis la question que vous soulevez est importante pour établir des règlements opposables. Dans nos projets, on arrive seulement à rendre opérationnelle la préoccupation pour la biodiversité seulement quand il est question d’espèces classées protégées. C’est un outil très puissant qui permet effectivement d’annuler ou de modifier des projets mais d’un point de vue opérationnel c’est le seul cas où la question de la biodiversité entre en ligne de compte.
Pierre Liochon Il ne s’agit pas d’un conflit entre la loi et le vivant, mais d’un conflit entre deux perceptions d’un espace. Pour qu’on puisse continuer à vivre dans la faute comme vous le faites et non dans la vertu, il faut arriver à donner envie de vivre dans la faute, théoriser la possibilité de rester dans la faute. Ce n’est pas un débat juridique, c’est un débat de perception théorique, sociologique, politique, je ne sais pas comment le qualifier. On ne peut pas le renvoyer au champ du juridique.
Bernard Reichen Il y a dans les SCOT ou ce genre de choses une logique assez complexe qui est la logique de l’état initial. En général on a tendance à le considérer comme un état antérieur. Le mode d’évaluation quant à lui peut concerner la réalité d’un espace à un moment donné, mais avant tout, ça devrait être un instantané dans une évolution. Vers quoi l’évolution en cours va-t-elle ? Est-ce que c’est positif, négatif ? Au niveau du droit il y a donc peut être un sujet. L’agro-physionomie, par exemple, c’est l’idée de chercher toujours un mouvement, c’est s’interroger sur le cours des choses, dans leur histoire comme dans leur avenir, afin d’évaluer ce qui est souhaitable et ce qui ne l’est pas. Pour ce qui est du bâtiment on a eu un problème tout à fait incroyable, c’est que quand une masse ne sert plus à son activité d’origine, vous ne pouvez plus rien en faire. Vous devez le laisser se délabrer ou alors investir à perte, ce qui n’arrive jamais, simplement parce qu’il a une vocation agricole lorsque la place est foutue. À l’opposé vous avez un phénomène à Montpellier qui s’appelle la « cabanisation ». Les parcelles perdues dans la garigue se morcellent, se divisent jusqu’à ce qu’elles présentent une surface admissible, je crois de 300 m2, qui s’apparente au jardin ouvrier ou au jardin familial. À ce moment là, c’est un système de résidences secondaires qui prend le dessus sur la culture. Vous avez alors deux mouvements contradictoires : un patrimonial et un d’étalement urbain. Dans l’idée de la juridiction du mouvement moderne, la sanctuarisation d’un côté et le développement agressif La cub 197
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Pour ce qui est de la protection, le premier axe c’est l’endiguement, la construction de limites qui endiguent un phénomène. Ensuite, le deuxième axe, c’est le projet. Ce qui veut dire qu’entre les deux, il faut accepter des jachères, urbaines ou naturelles, d’assez longues durées.
de l’autre touchent dans la même logique le patrimoine bâti. Or, Le patrimoine bâti et le patrimoine naturel suivent le même chemin. Nous avons donc une première habitude qui est la logique de l’objet unique. Nous l’avons développée autour d’une règlementation qui s’appelle « les abords ». Après nous avons étendu cette logique d’« abords » aux ZPPAUP. On est en train de faire sauter l’avis conforme des ABF sur les ZPPAUP, c’est-à-dire que tout d’un coup le rapport protection-développement n’est plus garanti. Sur tout le patrimoine du xixe siècle, les allemands ont développé un concept qui s’appelle le « patrimoine en mouvement », qui est l’accompagnement de la ruine, pour la sidérurgie. Cela veut dire qu’on a tout un ensemble de choses possibles dans la mesure où le processus de protection consiste simplement à accepter la ruine et à retarder l’échéance fatale. C’est plus valable pour l’acier que pour la pierre. C’est pourquoi je pense que pour ce qui est de la protection, le premier axe c’est l’endiguement, la construction de limites qui endiguent un phénomène. Ensuite, le deuxième axe, c’est le projet. Ce qui veut dire qu’entre les deux, il faut accepter des jachères, urbaines ou naturelles, d’assez longues durées. Il faut donc faire l’apologie de la friche parce qu’on n’échappera pas à cette phase. À partir du moment où une valeur sera assujettie à un projet, où sa conception et sa stratégie économique seront définies, le projet se développera. On a sur la route de la mer une logique qui s’appelle la logique du mas. C’est un mas viticole dont le propriétaire, une vielle famille, possède toutes les boites commerciales du secteur, qui ont été construites par frichages successifs. On n’a pas d’autres solutions pour lui tordre le cou, si je peux dire, que de sanctuariser son domaine jusqu’à ce qu’on change de génération. Ce qui craque, c’est aussi les principes qui avaient été appliqués en Suisse, où l’expropriation et la DUP n’existent pas. Ce qu’avait fait Walter sur les bords des lacs des grisons suivait l’idée de racheter les terres par une espèce d’association, pour les sanctuariser, repêcher les téléphériques. Ça tient ce que ça tient mais je crois qu’il faut passer par des mécanismes qui prennent du temps. L’urgence, c’est d’arrêter un mouvement naturel qui est un mouvement imbécile. Après, il y a la question du projet vertueux. Les terres agricoles et les territoires naturels sont deux éléments distincts. Nous ne parlons pas des territoires naturels, mais, à l’intérieur, vous avez aussi des délaissés dans lesquels vous avez quand même des moyens d’actions. Vous avez toutes les problématiques de l’agriculture, des zones inondables dans lesquelles on peut installer des usages conventionnés, c’est-à-dire des droits d’usage d’une durée déterminée. Tous ces projets, les baux trentenaires, les baux de quinze ans, emphytéotiques, ont l’avantage de passer aussi par des mouvements qui intègrent un acte prioritaire qu’est l’endiguement. Parce qu’une fois que tout est privatisé, muté, « cabanisé », le retour en arrière devient extrêmement difficile. C’est la question du National Trust en Angleterre, qui rachète les terres et qui laisse par baux emphytéotiques les droits d’usage à leur propriétaire.
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Christine Volpilhac Christine Volpilhac, je travaille à la Communauté Urbaine et je m’occupe de planification dans le cadre du PLU. Justement sur notre territoire, le problème est de savoir comment on fait pour agir sur du terrain qui est déjà privatisé. On peut avoir un projet vertueux sur un horizon de 10 ans ou de 20 ans à l’échelle d’un SCOT, 15 ans par rapport au PLU. Comment fait-on pour revenir en arrière ? Pour supprimer d’hypothétiques droits à bâtir ? Comment fait-on pour reconquérir ces espaces ?
Thierry Guichard Dans ce prolongement, dans l’esprit de la planification, puisqu’elle a été évoquée, on est entré par le droit, par la contrainte liée aux espaces naturels. Ce que vous appelez la « sanctuarisation » par la contrainte du droit est née d’une certaine forme de planification. C’est-à-dire que toutes les classifications de type ZNIEF ou Natura 2000 sont nées d’une démarche de planification, certes peutêtre un peu dispersée. Il y a peut être des choses qui relèvent davantage de planification à l’échelle nationale. Je pense qu’il ne s’agit pas obligatoirement de contraintes. Les éléments à prendre en compte ne sont pas forcément immuables, même si le changement implique des procédures administratives et juridiques sans doute très compliquées. Dans ce domaine de la planification, on raisonne tout de suite en terme d’urbanisme sur les territoires. Je voudrais proposer une autre vision. Est-ce qu’on passe par des politiques publiques ? Une politique publique, ça comprend de la planification, mais ça intègre des actions sur les comportements, sur les usages, dans la gestion ultérieure. En revanche, la planification au sens restreint du terme consiste à dire : « Qu’est-ce qu’on va mettre dans le SCOT ? » Cela me paraît beaucoup trop restreint par rapport à une ambition de valorisation qui pourrait sous-tendre la prise en compte des espaces que j’appellerai des espaces « non urbanisables », ou « non urbanisés ». C’est cela que je voudrais mettre sur la table. Ça serait quoi une politique publique ? Ça comprendrait quoi ? Ça pourrait comprendre des actions en terme de politique foncière, des actions sur de l’incitation, sur de l’aide, enfin sur ce que vous évoquez. Ce que vous faites à Lille, moi, je le classe dans la catégorie des politiques publiques. C’est un ensemble d’actions qui concourent à passer d’un état existant à une situation nouvelle que l’on veut atteindre, avec des échelles de temps que l’on intègre dans la politique publique. C’est le degré que je voudrais instaurer dans le débat. Ça ne me paraît pas possible d’intégrer des actions sur les espaces dits « naturels » ou sur des espaces non construits par l’unique biais d’une politique de planification urbaine au sens où on l’entend aujourd’hui. Cela suppose plutôt la définition de politiques publiques.
Une politique publique, ça comprend de la planification, mais ça intègre des actions sur les comportements, sur les usages, dans la gestion ultérieure.
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Pierre Dhenin Je voudrais relativiser tout ça. Il y a tellement de choses à dire que je risque d’être un peu confus. En plus je suis pris par le temps, je vais devoir vous quitter dans 30 minutes à mon grand regret, mais pour une raison heureuse. Je rentre à Lille parce qu’on a réussi quelque chose, demain on ouvre un nouvel espace. Il y a plusieurs choses que je voulais dire par rapport à l’atelier de ce matin et à ce que j’ai entendu hier. Tout d’abord, un truc tout bête. J’ai été assez perturbé par la manière dont on a abordé la nature en ville, dont on s’est rendu compte que c’était la nature « de » ville, la nature « des » villes. En ce qui me concerne je suis les pieds dans le gazon, enfin dans la prairie fleurie maintenant, avec douze graminées au moins, et par rapport au challenge dont on a parlé, c’est la nature en ville. Première chose. Dans tous les sondages que l’on a pu faire, parce qu’on en fait très régulièrement sur la satisfaction publique, la satisfaction du « voir » est plus importante que la satisfaction du « pratiquer ». L’espace fermé du jardin botanique est réservé à des personnes qui vont faire l’effort de s’y rendre. Je ne suis pas en train de dire qu’il ne doit pas exister, je dis qu’il ne peut pas exister seul et que dans l’évolution de notre civilisation actuelle, de la société, je pense qu’on est vraiment au départ de quelque chose de nouveau. Aujourd’hui, le rapport physique avec l’élément vivant et naturel, je n’ose dire « la nature », est obligatoirement intégré dans le quotidien. Ce sont des portes ouvertes, je le sais bien, mais comme je ne les ai absolument pas vues s’ouvrir aujourd’hui je voudrais juste le rappeler. Aujourd’hui, dans le changement de civilisation, de la ville, le changement, le réchauffement climatique, c’est quand même une sacrée donnée. Et elle est inévitable. Nous l’avons un tout petit peu évoqué tout à l’heure. Donc on va obligatoirement penser la ville autrement. La deuxième chose c’est l’épuisement des ressources naturelles ou actuelles. La troisième chose c’est l’évolution des énergies, je crois que c’est évident. La quatrième chose que je n’ai pas entendue et qui est encore dans l’idée de cette nature intégrée à la ville, c’est le vieillissement de la population. Si nos grands espaces verts sont à 20 km de la ville, ce sera encore au profit des habitants du périurbain vivant à proximité. Je caricature, mais tout ceci c’est pour militer pour une ouverture de cette présence du vivant dans la ville. Il y a aussi le changement de la mobilité. On n’a pas encore tout mesuré mais la mobilité matérielle, qui devient une mobilité virtuelle, est plus importante aujourd’hui. Comment l’intègre-t-on dans cette ville différente ? Ce sont juste quelques questions que je me pose. La troisième chose que je n’ai pas entendue c’est le poids du prescripteur économique dans l’évolution. Je prends juste un petit exemple. Il y a quelques années je visitais une exploitation agricole avec des agriculteurs de ma région. C’était le truc vraiment up to date : 580 hectares, trois personnes pour exploiter une grande production. On visitait ça parce que sur un plan écologique elle était exemplaire – avec reconstitutions de marais – et, à la fin, les techniciens de la chambre d’agriculture étaient
La satisfaction du « voir » est plus importante que la satisfaction du « pratiquer ».
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Le rapport physique avec l’élément vivant et naturel, est obligatoirement intégré dans le quotidien.
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un peu étonnés parce qu’il y avait les chiffres d’un côté et ce qu’ils voyaient de l’autre. À la question : « Mais pourquoi faites-vous ça ? », le patron de la ferme répond : « J’ai trois bonnes raisons : business, business, business. Parce que Tesco qui est ma chaîne d’achat derrière, elle me demande ça. » On n’a pas assez intégré l’effort ou la nécessité d’effort du prescripteur qui peut arriver, puisqu’elle arrive en Angleterre. Mais c’est une évolution culturelle forte qui nous attend. Enfin, dernier point. Je rentre tout de suite dans la question. Comment faire si on est persuadé ? Eh bien, il n’y a pas trente-six solutions. Les règlements sont les artefacts ou les artifices qu’on met en œuvre autour pour réussir, mais ce sont des outils, ce ne sont pas des préalables. Le préalable c’est la volonté politique forte. Il n’y a pas de miracle. À Lille, ce qui a été le moteur, ce n’est ni le social ni l’écologique, c’est l’économique. Car dans tous les sondages, au début des années 1990 on disait : « À Lille vous avez le croisement des TGV c’est génial ça va apporter tout le monde. » Ça n’a apporté personne. « On a la grande turbine tertiaire d’EuraLille, tout le monde va se précipiter dans les bâtiments. » Tintin ! En 1991, c’était catastrophique, le taux de remplissage était inférieur à 25 %. Pourquoi ? Entre autres parce qu’il y avait une image absolument épouvantable du fait que venir s’implanter à Lille, c’était être à 100 mètres des terrils, dans un pays d’arriérés, noir, triste, moche. Les conjoints des prescripteurs disaient : « Mais qu’est-ce qu’on va aller s’enterrer là-bas. » Donc, l’idée c’était de dire : « pour des raisons économiques, changeons l’image ». Il s’est trouvé que ceux qui ont changé l’image avaient des convictions écologiques. Le but c’était le changement, il fallait des mouvements forts. Comment y arriver ? D’abord par un acte de planification fort. Aujourd’hui, au moment où on écrit le SDAU, sur les 84 000 hectares de la métropole les espaces « naturels » (entre guillemets) couvrent 2 000 hectares accessibles. On se dit que dans quinze ans ce sera 10 000 hectares. Où va-t-on les chercher ? On n’en sait rien. « Démerdez-vous les gars, vous les trouverez. Mais c’est 10 000 hectares, point. » Volonté politique affichée forte. Après ça, vous avez les urbanistes qui se cassent la tête avec la cartographie du SDAU en se disant : « Mais où je les mets les 10 000 hectares ? Parce qu’on va mesurer sur mon SDAU si j’ai bien les 10 000 hectares ? » Donc il faut bien les trouver, il y a obligation de résultat. Après on tente de situer la tache verte et de définir son évolution. La deuxième chose, c’est rassurer sur la volonté politique forte, montrer que les moyens techniques et financiers nécessaires seront réunis. Il y a un moment où la seule solution c’est : je sors mon portefeuille, je le mets sur la table et je dis : « Qui en veut ? » Aujourd’hui la politique « espace naturel » de la communauté urbaine de Lille ne représente que 1 % du budget. Mais c’est 1 % du budget affiché. Il y aura 1 % du budget là-dessus en investissement-fonctionnement, et surtout on met en place un outil qui va permettre de libérer l’angoisse créée par la question de la gestion. Y compris dans la métropole, je peux vous donner un contreexemple fantastique. La communauté a financé un superbe jardin, à gros frais, et nous avons été consulté pour faire un plan de gestion de l’espace, coûts compris, exactement trois jours avant l’inauguration. On s’est dit : « Mais, oh lala, dans quoi on s’est
Les règlements sont les artefacts ou les artifices qu’on met en œuvre autour pour réussir, mais ce sont des outils, ce ne sont pas des préalables. Le préalable c’est la volonté politique forte. Il n’y a pas de miracle.
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Aujourd’hui la politique « espace naturel » de la communauté urbaine de Lille ne représente que 1 % du budget. Mais c’est 1 % du budget affiché.
engagé ? ». Gestionnaire non associé à la conception. Ça, c’est dramatique. On en a parlé à plusieurs reprises. Ce n’est pas dramatique si on se met d’accord pour faire truc de luxe et si on s’en donne les moyens. Or, on fait un truc de luxe et on se rend compte qu’on n’a pas les moyens du luxe. Le parc a trois mois et il y a déjà un certain nombre de mécanismes arrêtés parce que c’est trop coûteux. On ne mettra pas en route les brumisateurs, les machins et tout. Enfin, dernière chose : comment y arriver ? Je suis contre les grosses machines. Parce que les grosses machines empêchent l’adhésion. Pour moi, la stratégie, c’est créer le besoin. On a monté l’espace naturel Lille Métropole en créant d’abord sept petits syndicats locaux sur chacun des projets. Et la communauté qui n’avait pas la compétence a pu participer à travers sa politique de l’eau et sa politique de l’assainissement : « Là, ce projet-là, c’est plutôt de l’assainissement, on peut vous aider sur l’assainissement. Puis là, c’est plutôt de l’eau, on pourra vous aider sur l’eau. » Donc, avec les petites structures en question et l’agence qui touillait tout ça au milieu, on a créé des adhésions et des appétits. Comme je ne suis pas bordelais je peux le dire, ce qui me semblait navrant sur l’opération de la petite rivière en question : « Mais, nom de nom, il y a un appétit à créer. » Et l’appétit collectif, une fois qu’on l’a créé, il faut trouver les moyens d’y répondre. C’est effectivement à l’intercommunalité de dire : « j’ai les moyens de… » ou : « je prends les moyens de… ». C’est aussi un choix politique. Parce que, même si ce n’est que 1 % du budget, c’est 1 % qui ne sera pas consacré à autre chose. C’est clair. L’appétit ne peut pas être descendant, il ne peut être qu’ascendant. Ce qui est aussi essentiel, c’est de faciliter le travail local qui remontera parce qu’il sera cohérent avec un schéma qui lui sera global. S’il n’y a pas le schéma local ni l’appétit local, les deux ne se rencontreront jamais. Et si on est dans une politique descendante, c’est une catastrophe. Le fait de monter comme ça c’est la culture du partage. Comme on commence modestement, on dit aux agriculteurs : « Cet espace qu’on met ensemble ce n’est pas de l’espace qu’on va vous prendre, c’est une chance pour votre pérennité parce qu’autour on va faire adhérer d’autres gens. Ils étaient hier vos consommateurs agressifs, demain ils seront vos collaborateurs. Vous y trouverez un intérêt mutuel. » À côté de ça on met en place les circuits de ferme et l’aide à l’insertion paysagère. On s’arrange, dans le code des marchés publics, pour associer l’agriculteur du coin à l’entretien d’espaces. Ce qui est très amusant, je peux vous dire. J’ai un collaborateur qui passe son temps à ça. Les 80 % de son temps consistent à expliquer le CERFA. Parce qu’un être normalement constitué est incapable de comprendre un CERFA, il faut des traducteurs. Il faut démarrer par la séduction et le volontariat, une machine progressive et transversale. Il faut prendre le risque de l’expérimentation et de la récupération. On peut être récupéré mais qu’est-ce que ça peut faire ? On prend le risque. Il y a de toute façon un élément sous-jacent et essentiel qui
Il faut démarrer par la séduction et le volontariat, une machine progressive et transversale. Il faut prendre le risque de l’expérimentation et de la récupération. La cub 202
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On est en train de travailler pour mettre en place des indicateurs sur le plan écologique, social et économique, pour démontrer que le fait de faire ces grands espaces est générateur de richesse y compris de richesse économique.
est la force, la détermination politique. La réglementation et la planification ne susciteront de l’intérêt que si elles génèrent des richesses ou, au moins, des économies. L’espace naturel a fonctionné sur Lille parce que le projet générait des économies pour les communes. C’est comme ça qu’elles ont adhéré sans qu’aucun moyen de pression ne soit mis en œuvre. La réalité c’est qu’elles remettent des terrains compris dans la carte à la communauté urbaine qui nous les confie en gestion. Pour elles ce sont des économies d’argent qu’elles peuvent allouer autrement. Mon souci aujourd’hui, j’en terminerai avec ça, c’est de démontrer qu’il y a une vraie richesse. On est en train de travailler avec les très pragmatiques voisins belges pour mettre en place des indicateurs sur le plan écologique, social et économique, pour démontrer que le fait de faire ces grands espaces est générateur de richesse y compris de richesse économique. On dit aussi qu’on ne sait pas travailler en dessous de cent hectares, auquel cas on ne sait pas répondre à la demande sociale et écologique. La première richesse qui tombe sous le sens, c’est la montée des déclarations d’aliénés. Quand vous voyez la valeur des terres autour de ces espaces aujourd’hui, c’est inquiétant. Le parc de la Deûle connaît une augmentation moyenne des valeurs locatives de 88 % sur trois ans. Par conséquent il y a un impact économique mais il y a aussi un impact social et écologique à mesurer. On est parti du principe qu’il valait peut-être mieux trouver des « frémisseurs » plutôt que des indicateurs. On n’a pas envie de monter une machine infernale avec 500 indicateurs. Non. On détermine si ça bouge et on observe les effets indirects. C’est l’objet d’un programme de quatre ans que l’on élabore en ce moment avec les très pragmatiques belges. L’époque médiatique actuelle suscite une image positive de Lille mais, au final, c’est très modeste. Aujourd’hui, on est en aménagement direct réel à 2 % du territoire qu’on a aménagé et qu’on gère réellement. Ce qui est important, c’est ce que nous appelons les « zones d’influence ». Autour de ces 2 % on travaille aussi avec les propriétaires des autres parcelles, que ce soit des agriculteurs ou des industriels. C’est une force de conviction et de service rendu. On a également en charge la sécurité des sites. Un certain nombre de dispositifs nous permettent d’avancer et on estime aujourd’hui qu’on est à des zones d’affluence qui représentent 20 % du territoire communautaire. Tout cela ne repose que sur une chose : le volontariat, l’adhésion sur une grande dépense d’énergie et une équipe de passeurs. Ce sont des personnes qui croient au projet et qui vont l’expliquer tous les jours avec les gens en équipes commando. Ce n’est pas un grand service communautaire. Selon moi, la réalité elle doit partir de là, à moins que le grand service communautaire d’en haut soit complètement décentralisé, qu’il ait des antennes locales qui n’apparaissent pas comme des représentants du pouvoir central mais bien comme des acteurs locaux. C’est fondamental. Il faut dire que le résultat
Le parc de la Deûle connaît une augmentation moyenne des valeurs locatives de 88 % sur trois ans.
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reste très modeste. Je vous rassure tout de suite, chez nous comme ailleurs, les conflits sont réguliers que ce soit entre communes comme entre services communautaires, mais ça fait partie du jeu et on avance comme ça. Dernière chose très importante pour moi : on ne fait rien sans organiser la participation. Nous avons découpé notre territoire en quatre zones comprenant chacune des commissions consultatives des élus des communes concernées, qui se réunissent obligatoirement deux fois par an. Il y a également des conseils locaux et un conseil central des usagers. C’est indispensable et surtout ça n’a de sens que si le rythme de la consultation est honnête. Cela implique que le lancement d’un nouveau projet s’accompagne systématiquement d’une discussion avec les conseils locaux. On va ensuite au bureau, et enfin à la commission, au comité syndical. Si on vient pour défendre un projet du comité syndical c’est foutu d’avance. C’est un devoir d’exigence, c’est un travail long, c’est dans la durée mais la nature n’est-elle pas éternelle ?
Anouk Debarre-Duplantier Quand vous dîtes : « projet », s’agit-il de chartes ou de projets physiques d’aménagement ?
Pierre Dhenin Un projet trop bien conçu ne se réalise jamais. Donc on part d’abord du projet. Je prends un exemple. On a actuellement un dossier difficile : une réserve naturelle régionale – que j’espère régionale – pour l’instant on a une réserve naturelle volontaire, un lotissement avec une ancienne voie ferrée et un chemin agricole. Il y a une petite rivière qui passe, et de l’autre côté un grand espace public. Depuis six mois on est en route pour faire valider le lotissement, incluant le fait qu’on reprend le chemin de voie ferrée et surtout qu’on met une passerelle à l’autre bout pour permettre au gens de franchir le cheminement. Cela donne place à des réunions de quartiers, des consultations locales que l’on truande complètement parce qu’on fait venir des associations de randonneurs pour contrebalancer le point de vue des propriétaires plutôt réticents et ainsi faire avancer le projet. Ainsi on est sûr d’avoir une salle qui réagit et pas une salle monolithique. Normalement, cette semaine on doit faire valider la passerelle suite à six mois de discussions. Il n’y a pas d’échelle pour faire adhérer. En premier lieu, notre démarche consiste à trouver un projet qui soit le plus fédérateur possible dans notre territoire d’action et on commence par celui-là. Je prends un autre exemple. On a ouvert un espace qui était une propriété privée pour en faire un grand jardin de 33 hectares que les gens attendaient depuis vingt ans. Que devait-on faire ? Un jardin dont l’accès serait payant ? On s’est dit : « On est mort. » Alors, les trois premières années on a d’abord travaillé sur la restructuration des jardins en arrière et sur un acheminement qui faisait tout le tour. Les riverains ont d’abord eu accès à cela, après ils ont accepté le jardin. Parce que le « voir » est plus important que le « pratiquer ». Dans le cas précis c’est pratiquer localement. Surtout, ce chemin avait également une fonction sociale, il permettait aux mères de famille d’envoyer leurs enfants à l’école maternelle en ne passant plus par la rue. Il y a donc également l’avantage de la sécurité. Je crois que c’est une donnée qu’on oublie trop souvent dans notre zoning intérieur. Aménager une promenade doit sous-tendre la question de son emplacement selon un rendu social qui soit le meilleur possible. Là où elle doit desservir quelque chose. Ça aussi c’est important. La cub 204
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Jean-Marc Offner Juste pour pouvoir profiter encore de votre présence. Comment l’« affichage politique fort » s’est- il rendu visible, exprimé ? nt les économistes. Parfois le périmètre devrait être très grand.
Pierre Dhenin Ce fut la grande habilité de Mauroy, tout le monde a eu le sentiment que tout allait de soi, qu’il ne faisait que répondre à une obligation. « Les 10 000 hectares il faut qu’on les fasse. Point. » ça, c’était l’acte 1. Où les faire ? À ce moment les communes ont sorti leurs projets. Par exemple, le parc de la Deûle, aujourd’hui, c’est 350 hectares aménagés, c’est un millier d’hectares de zones d’influence et c’est, en face, dans le Pas-de-Calais – la terra incognita pour les gens du Nord –, à nouveau 350 hectares qui ont aménagés dans les années 1970. Aujourd’hui, enfin, on va travailler dans le no man’s land pour relier les deux. Au départ, lorsque Mauroy affichait ces intentions, les trois communes concernées lui ont répondu : « Mais on a 100 hectares qui sont gelés par la DDE depuis X années, donnez-nous les moyen de faire notre jeu de boules, notre pêche à la truite, et notre terrain de VTT. » Et Mauroy à répondu : « Non, si vous ne montez pas un grand projet, vous n’aurez rien. »
Bernard Reichen Pour ce qui est des 2 %, quelle est la base ?
Pierre Dhenin C’est 2 % de 84 000 hectares, de la surface de la communauté urbaine.
Thierry Laverne Et les 20 % d’aire d’influence, c’est sur l’ensemble du territoire ?
Pierre Dhenin Oui
Bernard Reichen Vous êtes presque arrivé à 10 000.
Pierre Dhenin Non, parce que dedans je compte une forêt domaniale qui n’était pas comptée au départ. Elle fait à elle toute seule 2 000 hectares. On est encore loin du total. On est en gestion directe quotidienne assurée par 1 200 propriétaires. Ce qui est modeste. Autour il y a les communes qui gèrent encore des espaces qui ont pu être agrandis à travers cette politique-là.
Bernard Reichen En gestion vous êtes à 1200 et vous êtes à 10 %. C’est un peu trompeur le pourcentage La cub 205
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Pierre Dhenin Oui je suis tout à fait d’accord. On parlait de l’affichage politique, c’est aussi le fait que les Verts avaient un poids important à ce moment-là et qu’il ne fallait pas se faire doubler.
Jean-Marc Offner Est-ce que ça impliquait des types d’expertises nouveaux au sein de la communauté urbaine ?
Pierre Dhenin Ça a fait apparaître dans le PLU des notions de zones NP, des zones de parcs, avec des règlements particuliers. Mais je dirai qu’aujourd’hui ce n’est pas ce qui est moteur dans l’affaire. Non, ce qui a évolué ce sont les modalités d’actions. Quand on nous remet un terrain, puisque le jeu c’est cela, on fait toujours au départ trois études. Pendant un ou deux ans, on ne touche pas au terrain. On entreprend une étude faune-flore, une étude simplifiée de risque. Chez nous, la pollution on sait ce que c’est, dès qu’on récupère un terrain on ne sait pas trop ce qu’il y a en dessous. C’est pourquoi on le fait systématiquement. Ensuite on procède à une étude paysagère. Les trois équipent travaillent simultanément puis se réunissent à la fin pour confronter leurs points de vue. Les phytosociologues identifient la tendance naturelle du terrain que l’on récupère ; les paysagistes imaginent les choses selon son histoire. Il en émerge un compromis. C’est la gestion permanente des compromis de toute façon.
Etienne Parin Qu’est-ce qu’il y a dans le syndicat mixte ?
Pierre Dhenin Aujourd’hui il n’y a que la communauté et 40 communes. Le Conseil Régional et le conseil Général siègent en touristes.
Etienne Parin Ils ne viennent pas ?
Pierre Dhenin Non. Dans notre budget, qui est à peu près de 2 millions d’euros par ans, sont alloués par ces institutions-là à des projets précis. Vous savez il y a une expérience que j’ai trouvé géniale. C’est le contrat d’agglomération 1992-1994 de notre territoire. Tout le monde était autour de la table, y compris avec sa bourse, et on choisissait des projets comme ça. Les agents, y compris du conseil général disaient parfois « oui, dans le fond on trouve ça pas mal on pourrait mettre ça ». Puis, miracle des miracles, au-dessus ça marchait aussi comme ça. Le projet du parc de la Deûle, notamment, a été validé comme ça. C’est une fiche écrite par une technicienne de l’Etat, financée par la Communauté Urbaine, la Région, tout le monde, pour assurer la faisabilité de la chose. Dès le contrat d’agglomération suivant c’était fini. Chacun a gardé son argent de son côté et a La cub 206
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voulu faire sa propre politique. Aujourd’hui on en subit un peu les conséquences. Le reste, c’est la force de conviction, même avec le privé. Je veux rajouter une anecdote à travers le parc de la Deûle. La Deûle est une rivière canalisée et le principe du parc consiste à rattacher les communes riveraines sur le canal. On avait un cheminement d’1,8 Km à faire or, comme je l’ai dit, il faut avant tout que ça se voie. Par conséquent, dès qu’on a eu 1, 5 Km on s’y ait mis. Les gens attendaient le parc de la Deûle depuis 1968, depuis 20 ans. Plus personne n’y croyait. Il fallait donc le faire tout de suite puisqu’on pouvait le faire. Cependant, on avait 400 m au bout, on ne pouvait pas faire de faute. Vous savez on a des découpages communaux complètement fous. En allant trop vite, je ne m’étais pas rendu compte que ces 400 m faisaient partie d’une commune hors communauté, hors DUP, de surcroît présidée par un chasseur anti-parc. Donc j’avais tout pour réussir. Je me suis retrouvé avec 400 m impossible à gérer. J’imaginais l’investissement public sur 1,5 km qui serait tombé au milieu des champs avec un vide en arrière. La chance qu’on a eu, c’est que l’agriculteur qui était là était plus près de la retraite qu’autre chose et l’industrie qui se située juste à côté avait besoin de redorer son image de marque. On est allé les voir en leur disant « écoutez, on est coincé juste à côté de chez vous et ça nous embête, qu’est-ce que vous pouvez faire ? » ça n’a pas duré longtemps parce que c’est tout l’intérêt de traiter avec le privé. On n’attend pas trois DUP et tout le reste pour prendre une décision. Notre interlocuteur a répondu « dans le fond, pour notre image c’est pas mal, on va les acheter ». Il a acheté le terrain, et nous en a confié la gestion. Aujourd’hui, on gère quelques milliers de Km2 privés, mais ça nous élargi notre marge de manœuvre, le cheminement est comme ça. Je ne vous dis pas la tête du maire le jour de l’inauguration. Ce genre de montage n’a pas de fondement juridique et c’est tout le problème. C’est de la superposition de gestions. C’est ce qu’on fait avec les voies navigables de France et avec l’entreprise qui installe les poteaux d’électricité. On a aussi une convention avec RFF. Quand vous arrivez quelque part et que vous dîtes « ça coute cher à gérer, vous ne savez pas faire, vous aurez des ennuis avec les associations écologiques alors que nous pouvons le prendre en charge », ça marche. Vous obtenez la gestion du site.
Thierry Guichard Oui, moi j’ai sauvé des kilomètres de ruisseaux sur La Cub comme ça. Lorsque je suis arrivé en 1979 à la communauté urbaine, je m’occupais de l’assainissement. J’avais la responsabilité d’un projet pour lequel tous les ruisseaux, le Peugue, la Devèze, devaient être canalisés. J’ai dit : « mais non, on ne va pas canaliser on va faire des économies. On va faire l’économie des tuyaux en contre partie de quoi on va prendre la gestion des ruisseaux ». On s’est même fait céder gratuitement l’emprise des ruisseaux par les riverains qui étaient ennuyés. Aujourd’hui La Cub est propriétaire de kilomètres d’emprise globale des ruisseaux parce qu’on a échangé la gestion de ces ruisseaux contre la propriété de la berge. Le Peugue et la Devèze, ont été amenés comme ça. Vous parliez de « superpositions », moi je parlerais d’une « superposition d’usages ». Il y a le périmètre de protection des sources. C’est quelque chose qu’on peut utiliser très fortement, puisqu’il implique des obligations. Il y a aussi la possibilité de mettre de l’argent au titre de l’eau potable sur une préservation de source. Si on s’arrange bien, un hydrogéologue peut émettre des contraintes vis-à-vis d’un projet, qui seraient alors indemnisées par le gestionnaire de l’eau potable.
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Pierre Dhenin Ce qui est très important c’est de disposer d’un lieu ou les politiques et les techniciens se rencontrent, afin d’être capable de créer un climat de confiance suffisant pour que l’interaction opère. On a quelques exemples où la société privée des Eaux du Nord s’est mise d’accord avec notre paysagiste et l’agence de l’eau, pour dire « bon allez, l’état de telle portion du ruisseau nous intéresse quand à vous, c’est l’autre morceau. Dans le fond, si nous pouvons financer l’étude, on travaille ensemble et on sera gagnant d’un côté comme de l’autre ». C’est cette interaction qui est importante. Comme disait Mauroy, « restez pauvres, tant que vous êtes pauvres vous êtes obligés d’être intelligents ». Ça l’arrangeait bien mais bon.
Thierry Guichard Un autre exemple sur la communauté urbaine, le bourg de Gradignan. L’ancien Maire, aujourd’hui décédé, disait « moi, je veux aménager les moulins et je veux entretenir les berges. Qu’estce que la communauté urbaine peut faire pour moi ? ». « Rien par compétences CUB » lui ai-je répondu. Et puis on a trouvé une solution. Je lui ai dit « on va passer une convention. Nous rejetons des eaux pluviales dans votre rivière, nous vous verserons 40% de vos dépenses au titre du rejet des eaux pluviales. Mais à partir de là, vous gérez ». La Cub a procédé au financement par délibérations du conseil de communauté en toute légalité. On payait une participation au titre de notre rejet dans un milieu naturel. C’est tout à fait normal. On a donc financé une grande partie de la gestion des moulins et de l’aménagement des berges. Il y a la volonté politique et sa nécessaire crédibilité.
Pierre Dhenin Les volontés précaires se traduisent par des discours, les volontés fortes par des actes.
Thierry Guichard Mauroy derrière avait quand même le poids financier, politique et la personnalité. Quand il disait quelque chose il avait une crédibilité énorme. Donc ça peut aussi être l’intérêt de l’intercommunalité, que d’apporter la crédibilité quant à la marge de manœuvre. On dit bien : « si cette machine là est prête à mettre 1% de son budget là-dessus, il se passera quelque chose ».
Pierre Dhenin C’est ce qui a fait que les maires ont participé après.
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Dans une intercommunalité les maires ont toujours un projet susceptible de s’aligner sur une ambition. La Communauté urbaine porte une vision, une ambition, sans obligatoirement définir les projets que cela implique. Les maires, les associations viendront avec leurs projets.
Thierry Guichard On a un peu vécu ça sur le plan Garonne, qui d’ailleurs doit être revu. On a mis une limite sur le pourcentage des financements mais dès qu’on a parlé du plan, tous les maires ont soudain présenté des projets. Aujourd’hui, on a asséché le processus. Il faut donc trouver une solution pour relancer cette idée-là. C’est vrai que dans une intercommunalité les maires ont toujours un projet susceptible de s’aligner sur une ambition. La communauté urbaine quant à elle, porte une vision, une ambition, sans obligatoirement définir les projets que cela implique. Les maires, les associations viendront avec leurs projets.
Etienne Parin Avec le bémol quand même qu’a donné Pierre Dhenin. Il faut remonter plutôt que redescendre. Le cadre réglementaire et le plan Garonne, ne constituent pas forcément une cohésion. Certains projets sont effectifs comme le parc des Berges, le parc des Coteaux. Comment La Cub va-t-elle réagir par rapport à ça ? Très concrètement, la réponse que vous avez donné est intéressante, soyons concrets. On verra si le Conseil Général, la Région y seront intégrés. Il faut qu’il y ait une structure porteuse. Je crois pas mal au syndicat mixte. C’est quand même intéressant parce que ça permet de réunir les gens autour d’un projet. Hier, il y avait une personne de Saint-Denis qui expliquait qu’ils n’y étaient pas arrivés.
Thierry Guichard La Jalle de Blanquefort est un syndicat mixte. Ça s’adapte bien à des actions de ce genre-là. Ça ne me paraît pas incompatible.
Jean-Marc Offner Juste pour pouvoir profiter encore de votre présence. Comment l’« affichage politique fort » s’est- il rendu visible, exprimé ? nt les économistes. Parfois le périmètre devrait être très grand.
Jean-François Husson J’entends des choses intéressantes. Je pense que c’est plus facile d’apporter des solutions qui marchent sur une échelle plus petite comme une intercommunalité. Surtout quand il s’agit d’une communauté urbaine parce qu’elle a les avantages de ses handicaps. Elle a aussi une puissance. Lorsqu’on dit « tiens, on va peut-être lancer quelque chose », tout le monde arrive avec ses La cub 209
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Sur le territoire du Grand Nancy nous faisons un plan paysage. Nous avons rendu le document salué unanimement. Or, aucune des communes n’a réellement poursuivi l’effort depuis.
courses et ses travaux de prospectives même si au départ le projet fait l’objet de critiques. Par contre, quand on est sur de la planification de type SCOT (on en parlait beaucoup ce matin) aujourd’hui on voit bien, qu’on le veuille ou non, il y a le national et après le SCOT. On est certes un peu éloigné, mais si on se trompe dans le diagnostic et dans le PADD, derrière, les PLU, c’est cuit. Par conséquent, je pense qu’on a quand même une responsabilité. Même dans le discours, quand il s’agit d’identifier les spécificités des territoires, on a un devoir d’humilité vis-à-vis des participants, des habitants, ou qui que ce soit. L’exemple des territoires d’enjeux s’est plutôt adapté dans un grand territoire pour construire des dynamiques. Mais n’attendez pas la possibilité d’un droit d’erreur dans la délimitation des parcelles parce que derrière on sera forcé de bouger les choses. Hier, quelqu’un évoquait « la remise en cause permanente ». C’est vrai, en même temps, c’est le rythme de la vie, de la nature des saisons. Je voulais rappeler que l’on a quand même des difficultés. Puisque chacun raconte son histoire, je fais juste un aparté parce qu’il y a une demi-heure, il y en a une incroyable qui m’est revenue. Sur le territoire du Grand Nancy nous faisons un plan paysage. Un travail que tout le monde avait qualifié de remarquable. Nous avons rendu le document salué unanimement. Or, aucune des communes, de la plus petite à la plus grande, n’a réellement poursuivi l’effort depuis. On parle de nature en ville, de biodiversité, je ne sais pas si certain l’ont fait mais voilà c’est un appel à idée, une remise en cause, un constat. On empile de belles études et on n’arrive pas forcément, derrière, à rendre l’effort opérationnel. Elle est peut-être arrivée trop tôt, il manquait peut-être d’autre éléments pour lier le tout. Mais manifestement on passe à côté de quelque chose. Chaque étude dont on ne tire pas profit vieillit trois fois plus vite.
Valérie Chapellière Valérie Chapellière, je suis paysagiste. Ça ne m’étonne pas parce que des cas comme ça, j’en ai vu aussi, par exemple à Montauban. Le plan paysage peut être excellent, mais s’il n’y a pas une animation qui est prévue dès le départ, en amont de l’existence du plan, malheureusement ça ne marche pas. Dès la phase d’appels d’offres adressés aux bureaux d’études, il faut mettre en place une stratégie de communication pour faire vivre le plan.
Jean-François Husson C’est vrai. Mais en même temps, c’est difficile parce que ça plait à tout le monde. La communauté urbaine assure la mutualisation, mais les communes s’approprient le projet alors qu’elles ont de moins en moins de compétences. Ce n’est pas vous qui allez animer parce que les vingt communes ont des spécificités. C’est paradoxal.
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Pierre Liochon Je voudrais souligner l’importance du projet de Lille, parce que c’est un projet exemplaire. C’est un syndicat mixte à la carte. Si vous parlez d’ « orthodoxie juridique », c’est un monstre, ça n’existe pas. Ça existe, on en monte, mais si vous restez dans un cadre juridique formel, vous ne franchissez pas la porte. Deuxièmement, c’est une superposition de gestion. C’est aussi quelque chose d’assez particulier. Selon moi, c’est pour ça qu’il faut adapter la structure au projet. Comment le projet est-il élaboré ? On le conçoit en fonction de la façon dont il va vivre après, dont il va être entretenu. C’est essentiel. J’en arrive à une conclusion qui est un petit peu mon thème de travail. Ça repose la question de la commande publique. Comment va-t-on choisir ? Quelle mission va-t-on donner ? Comment articuler les candidats qui ont été retenus pour élaborer le projet ? On s’aperçoit actuellement qu’on lance des concours, on choisit une équipe sur un projet extrêmement sommaire, alors que le projet lui-même doit prendre en compte des contraintes, des éléments, comme l’empreinte écologique ou tout ce qu’on veut, liés aux critères de développement durable qu’on est incapable de déterminer au début. Donc, je crois que la complexité du projet, qui doit prendre en compte sa mise en œuvre, son suivi, est de plus en plus complexe compte tenu des éléments qui se rajoutent systématiquement, et qu’on arrive à une simplification maximum de la commande publique. Je dis ça parce qu’on sait qu’actuellement les marchés de définition, qui sont des procédures qui me tiennent à cœur…
Bernard Reichen Parce que le marché public, avec les règles européennes, en théorie ne nous donne pas le droit…
Pierre Liochon Non mais on ne va pas rentrer sur ce débat-là. Les marchés de définition, je pense que c’est très intéressant. On les a relancés sur le Mont Saint-Michel en 1994-95. Ils existaient dans le droit depuis 30 ans avant 1994. C’est parce qu’on avait besoin sur le Mont Saint-Michel de relancer une consultation sur des bases différentes qu’un marché de maîtrise d’œuvre classique qu’on a réutilisé cet outil. Actuellement, c’est vrai que la commission européenne a saisi la cour européenne de justice, sur les marchés de définition. Disons que la France est dans l’illégalité. Ce n’est pas sûr que la cour européenne de justice donne tort à la France. On n’en sait rien. Je pense qu’il y a une meilleure mobilisation sur les marchés de définition, qui constituent un mode d’attribution de la commande publique qui me paraît important. On ne serait peut-être pas dans cette situation. Donc je crois qu’il faut qu’on trouve des outils qui permettent, dès le lancement de la commande publique, de prendre en compte tous ces éléments. Il ne faut pas se retrouver pas avec un projet dont on ne sait pas assurer le suivi une fois qu’il est réalisé. Je crois que dès l’origine c’est un problème de responsabilité.
Bernard Reichen Malgré tout, dans de très nombreuses situations (nous, nous sommes de l’autre côté) on nous prend pour des animateurs culturels. Faire ça une journée ou deux ça va, mais de là à ce que ça devienne un art de passer le temps et de présenter un projet…
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Pierre Liochon Ce n’est pas cela dont je parle. Je parle du coût de fonctionnement du projet.
Bernard Reichen Actuellement il y a beaucoup de projets qui s’apparentent, je dirai à de la pédagogie. Dans la plupart des cas, je préfèrerais remplir cette mission de pédagogue au titre de la formation permanente qu’au titre de la maîtrise d’œuvre. Il y a de plus en plus de solutions quand on veut vraiment être opérationnel et trouver des concessions en termes de conception, et de gestion, si toutefois on veut bien réaliser les choses. Faire un plan vert sans aucune chance de le réaliser, c’est quand même une situation assez fréquente également.
Pierre Liochon Un plan, ce n’est pas un projet justement, tout le débat est là.
Etienne Parin On nous a donné des chiffres sur Lille. Qu’en est-il à Montpellier en termes d’outil, de syndicat mixte, de budget ?
Bernard Reichen Je n’en sais rien, parce que pour le moment, dans les territoires d’enjeu, on a basculé dans des marchés cadres, sur des durées de six ans, passés par la société d’équipement, elle-même mandatée par l’agglomération. Qu’est-ce que ça va donner ? Je n’en sais rien. Je voudrais quand même revenir sur ce qu’a dit notre interlocuteur tout à l’heure, parce qu’il était injuste quant à la relation image-TGV. Mauroy n’a jamais dit tout ça. Il est certain que l’image a permis de valoriser le développement, mais qu’est-ce qui a été le déclencheur ? C’est quand même le TGV, et si Mauroy n’avait pas été à Paris… Il y a donc des projets déclencheurs et des logiques d’urbanisme induites. Tout le problème consiste à évaluer les effets induits, et parmi eux les effets positifs, parce qu’évidemment, pour ce qui est des projets déclencheurs des grands ensembles, les effets ont été de plus en plus catastrophiques au fil du temps. Ils ne l’étaient pas au départ, mais comme les grands ensembles étaient antidatés, et inadaptés aux évolutions de la société lors de la leur mise en œuvre, ils relèvent d’un degré d’erreur stratégique colossale. C’est une histoire insensée. Bien qu’ils aient produit les mêmes syndromes de l’architecture moderne, aucun pays d’Europe n’a fait cela. Nous entrons dans un urbanisme de flux. Il fonctionne par déclenchement et induction. Sinon il n’y a pas de projet. Tout simplement. On peut décider tout ce qu’on veut, le projet ne se montera pas, à moins que ce soit par intérêt économique des différentes parties qui y concourent.
Le fait du « faire ou ne pas faire » est aussi une question ouverte, c’est-à-dire qu’on n’aboutit pas forcément à une action. La cub 212
/ Atelier 2 : Planification
Pablo Georgieff Comme Monsieur Reichen, je voulais témoigner des commandes sur lesquelles nous sommes sollicités sur cette question des espaces verts, et plus particulièrement des délaissés. Je pense que les villes et les politiques y voient un potentiel non exploité, pour lesquels la mise en œuvre serait assez facile et rapide à trouver. Il y a un intérêt récent pour ce type d’études et de projets. Nous menons une première étude à Montpellier de diagnostic et de mise en valeur d’un certain nombre de friches, et nous répondons lundi à un appel d’offres relatif à une étude des délaissés avec trois à six projets. Tout ceci est piloté par le comité de conseil culturel récemment mis en place. Ce sont deux études au périmètre un peu mouvant, c’està-dire qu’aucune ne s’applique au départ à un territoire précis. La définition de ce dernier fait partie des objets de l’étude. Le fait du « faire ou ne pas faire » est aussi une question ouverte, c’est-à-dire qu’on n’aboutit pas forcément à une action. L’urbaniste, quant à lui, est contraint d’agir, de ce point de vue cela s’apparenterait à un échec. Pour nous, ce n’est pas forcément le cas.
Bernard Reichen Montpellier n’est pas la plus mauvaise adresse. Il y a des maires bâtisseurs qui ont fait leurs preuves. On les connaît, ces maires-là.
Pablo Georgieff Nous, on les découvre.
Jean-Marc Offner On le voit bien, vous avez affaire, au travers de vos expériences, aux chambres d’agriculture, aux agriculteurs, aux associations dont on n’a pas l’habitude comme les randonneurs, mais est-ce qu’il y a d’autres acteurs de ce type qu’il vous semble important de prendre en compte ?
Etienne Parin Il en existe un, dont je ne sais pas s’il est atypique ou pas, c’est l’université. L’observatoire de Bordeaux détient une quinzaine d’hectares, et c’est un des plus beaux sites de toute l’agglomération, or ce qui relève de Bordeaux 1 va être rapatrié sur le campus de Talence. L’université ne compte pas vendre le site mais le mettre à disposition. C’est une question intéressante, parce qu’il serait dommage de ne pas l’ouvrir au public. Certes, il ne faut pas l’ouvrir n’importe comment, il y a là 150 instruments, c’est un vrai musée du ciel, mais c’est une question qui nous a été posée.
Bernard Reichen Ce sont des effets d’aubaine, ça. C’est le principe des friches.
Etienne Parin Tout à fait. On peut flécher quelque chose. On ne sait pas comment faire, mais c’est une opportunité.
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Thierry Laverne Le Triangle Vert est une structure associative : cinq communes qui se rassemblent pour prendre en charge ces questions-là. Les intercommunalités se rendent compte que la question agricole leur appartient, qu’elle relève de leur responsabilité, et que l’échelle pertinente, c’est celle de ces cinq communes rassemblées. Elles créent alors une association, une structure plus légère, et organisée en trois collèges : le collège des communes, le collège des agriculteurs, qui sont les partenaires du projet, et le collège des utilisateurs de l’espace agricole que sont les populations urbaines, regroupées en associations. Ce sont ceux pour lesquels le projet est dessiné, et qui le portent pour le pérenniser. Ce qui est intéressant dans le processus, c’est d’abord l’expérience et ensuite la gouvernance mise en place. Nous n’avons pas inventé une gouvernance pour nous dire ensuite : « Mais qu’est-ce qu’on va faire ensemble ? » Nous avons simplement dit « Ce projet-là nous concerne, nous somme responsables, nous étions coupables et nous voulons être capables. » Le moyen utilisé, c’est cette échelle de cinq communes, un territoire pertinent pour la pérennisation de l’agriculture. Est-ce que c’est aussi pertinent dans la lisibilité du territoire ? Ce triangle vert est constitué de trois infrastructures qui l’enclavent mais qui deviennent aussi d’un seul coup à la fois les gardiennes et le signal de ce territoirelà. C’est une sorte d’emblème, composé de l’autoroute, de la nationale, et de la francilienne. Le handicap devient une sorte d’atout. L’idée, c’est le système que l’on a appelé le triangle vertueux : les communes réaffirment leur confiance et leur soutien aux agriculteurs par différentes actions sur la maîtrise du foncier. Nous avons la chance d’avoir en région parisienne le Périmètre Régional d’Intervention Foncière (PRIF). Il nous a permis de faire une Zone d’Activités Agricoles (ZAA), en inversant le regard et en nous interrogeant sur les caractéristiques nécessaires à un territoire pour que l’agriculture ait un sens et une pérennité garantis. Nous sommes partis sur cette définition de la ZAA avec l’idée sous-jacente de passer en ZAP, Zone d’agriculture protégée. Si on met en place tous les préalables nécessaires à un projet parfait, il ne démarre jamais. Nous sommes donc partis sur cette idée de ZAA qui a ensuite permis de mettre en place ces PRIF. Les agriculteurs étant rassurés de cette attention politique définitive en faveur de l’avenir agricole des terres, ils ont réinvesti, depuis six ans. Ça fait six ans que l’association existe. Les intentions ont changé sur ce territoire, parce que les différents acteurs ont compris qu’il avait un avenir possible. Les agriculteurs qui réinvestissent ont une valeur d’exemple vis-à-vis de l’État, de la Région et du Département. Par leur reconnaissance de l’intérêt du projet de territoire, ils permettent aux communes de réinvestir et une structure de dialogue s’installe. Tous les acteurs se rassemblent autour de l’idée que l’avenir de ces territoires-là c’est l’avenir agricole. Ensuite, c’est par la signature d’une charte agricole avec le ministre, les présidents de la Région, du Département, les maires, la SAFER, la chambre d’agriculture, que tout le monde s’engage. Parce qu’il faut signer les chartes. Si on ne le fait pas, comme sur le parc des Jalles, eh bien tout dort. On fait signer un document pour que chacun s’engage dans son domaine de compétences à porter le projet, pour que les actions ne soient pas contradictoires avec les intérêts en jeu. Ça nous a valu le grand prix de l’environnement des villes d’Île-de-France. Je ne dis pas ça à titre honorifique, mais pour bien montrer que les grandes villes, comme Paris, ont considéré que ce projet-là entrait en solidarité
Les agriculteurs étant rassurés pour cette attention politique définitive en faveur de l’avenir agricole des terres, ils ont réinvesti depuis six ans.
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avec leurs propres projets, qu’ils ne s’agissait pas d’un petit projet sur le côté mais d’une marche vers l’idée d’écorégion. Elle ne pourra se mettre en place que dans des gouvernances de projets locaux de territoires, et avec les acteurs qui s’y trouvent.
Anouk Debarre-Duplantier Ça n’a pas du tout l’échelle du projet dont Thierry vient de parler, c’est un projet mené avec le Département sur un site qui est au fond du bassin d’Arcachon. Il est soumis à toutes les lois qu’on peut imaginer, notamment la loi Littoral. Par conséquent on ne peut quasiment rien y faire et le Conseil général a trouvé un biais pour ne pas avoir à passer par la DUP afin de gagner du temps. Ayant quelques deniers à dépenser, le subterfuge consiste à travailler directement en régie avec les personnes qui entretiennent le site. Ça rejoint un petit peu ce que l’on disait sur la méthode alliant la conception et la gestion pour pérenniser un projet. Ça va être pour moi une expérience tout à fait nouvelle parce que je n’ai jamais travaillé en régie. Cela revient à apprendre aux gens comment jardiner et comment installer tout le parc que j’ai dessiné. Ça va bientôt commencer et je pense que c’est intéressant, en tout cas ça permet de vérifier si la méthode est efficace.
Thierry Laverne Juste pour terminer, le registre du projet, c’est quoi ? C’est : un, cette maîtrise foncière. Deux : arriver à remettre la ville et sa campagne en situation de partage équitable, de commerce équitable. Faire en sorte que la communauté et les projets retrouvent une situation qui passe du handicap à l’atout urbain. Nous sommes sur des actions qui relèvent de la responsabilité des communes. La structure associative ne permet pas d’intervenir, elle permet juste de promouvoir, de mettre en réseau et de communiquer. Les communes restent maîtresses de leur territoire, avec des actions sur le foncier que l’on vérifie pour en conserver le sens. Il y a des actions en faveur des communes, des actions en faveurs des agriculteurs, donc ce triangle vert devient une sorte de reconnaissance qui fait que l’origine locale produit quelque chose qui se vend maintenant sur le marché parisien. Le triangle vert existe aussi dans les produits qui commencent à émerger. Nous travaillons aussi sur la gestion de tous les problèmes des agriculteurs, qu’ils soient liés aux tracasseries administratives ou à la gestion urbaine de proximité. Bien sûr, nous travaillons avec toute la population pour qu’elle devienne un véritable partenaire dans le cadre de ces projets. C’est une des conditions d’avenir pour leur bonne marche. Nous sommes en train de travailler avec toutes les structures administratives des communes pour qu’elles soient partenaires et qu’elles aient l’impression que les projets s’adressent à elles. Ce sont ces trois volets du projet qui sont importants. Relever la responsabilité des communes et des agriculteurs, inventer un projet qui s’adresse aux territoires locaux. Nous avons des problématiques d’agriculture qui ne sont pas d’une grande urbanité, par conséquent il y a une nécessité de réinterroger le projet. C’est pourquoi le triangle vert aide aussi les agriculteurs à interpréter le projet. Encore une fois, la première urgence c’est que le projet politique soit clairement exprimé et que l’avenir soit scellé, non pas dans
La première urgence c’est que le projet politique soit clairement exprimé et que l’avenir soit scellé, non pas dans ses formes, mais dans son intention.
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ses formes, mais dans son intention. Les communes appartenant à d’autres intercommunalités, de droite comme de gauche, n’avaient pas l’intention que nous nous mêlions de ce qui ne nous regardait pas. Ce qui nous regardait, c’était la partie agricole. Ils ont compris depuis 5 ou 6 ans que cette question avait à voir avec le réchauffement planétaire, la crise de l’énergie, la crise alimentaire, la question de l’étalement urbain et la redéfinition de leur PLU dans la recomposition d’une façade sur la campagne. Nous arrivons petit à petit à ce projet de territoire, mais par une entrée légère, « anodine », sur la question agricole.
Bernard Reichen Il y a une question qui n’a pas été abordée et qui pour nous prend une très grande importance dans la méthodologie. C’est l’urbanisme événementiel. Son dérivé est un peu plus subtil : il s’agit de la « festivalisation » de l’urbanisme. J’ai vécu ça dans l’IBA de la Ruhr en Allemagne. Il y a un certain nombre d’années, nous avons construit le Centre des technologies de l’environnement qui était un des 90 projets de l’IBA. Ce sont 90 projets reliés entre eux par cette « autoroute à vélo » qui fait 200 km et qui décrit une boucle autour d’une vallée. Contrairement à la méthode française (je pense à l’idée des syndicats à la carte), l’IBA a une structure très simple. On lui donne une dotation et elle a dix ans de durée de vie : cinq ans pour bâtir les projets, cinq ans pour les initier. Ensuite, l’IBA se saborde. Cette structure de la Ruhr a été l’initiateur de ces 90 projets territoriaux autour des thèmes suivant : transport, collectivité, restauration des milieux naturels. D’abord, ils ont « festivalisé » les dix ans. Chaque concours, chaque mise en chantier, donne lieu à un rite événementiel qui s’est terminé la dernière année par un véritable festival. C’est devenu aujourd’hui la biennale de la Ruhr. C’est comme ça qu’ils ont inscrit la mine de Zollverein au patrimoine mondial de l’UNESCO. Ils ont rebondi sur l’organisation des « Régionales » : des projets urbains tournant sur des endroits localisés de la Rhénanie Westphalie. Chaque année, on met la lumière sur une Régionale, le festival se déplaçant d’un endroit à l’autre. Mais c’est l’urbanisme qui est « festivalisé », c’est-à-dire qu’on lui donne des rythmes, de la publicité, de la musique, de la boisson, des événements et du projet. Quand nous avons commencé à Montpellier, je me suis dit : « Ça va être difficile, on ne sait pas bien faire, il n’y a que le dialogue qui va nous sauver. On nous dit qu’il faut ouvrir une agence pour faire le SCOT, on va l’ouvrir à la Région ». Devions-nous faire venir les gens dans le bâtiment du Conseil Régional pour parler de leurs problèmes locaux ? J’ai dit : « Nous allons faire l’inverse. Nous allons trouver des territoires plus ou moins cohérents, à commencer par la garrigue, la plaine et les versants des étangs. » Les politiques ont segmenté ces territoires en cinq parties, comprenant chacune six communes, la ville-centre étant mise à part. Chacun des territoires mordait sur celui d’à côté ainsi que sur le centre. Il était toujours concerné mais il n’était pas le générateur. Nous avons mis en place une sorte de cirque itinérant (je l’avais appelé comme ça) qui s’organisait en deux séances d’atelier introductives et deux séances de conférence à la fin. Nous étions reçus par les communes pendant des journées entières. Les politiques s’étaient débrouillés pour que l’accueil
Nous avons mis en place une sorte de cirque itinérant qui s’organisait en deux séances d’atelier introductives et deux séances de conférence à la fin. Ce système tournant a créé une ambiance. C’est extrêmement important de gérer ces rythmes festivaliers lorsqu’on est au stade des études, parce que s’il n’y a pas de rythme, il n’y a pas de projet. Un moment ça passe dans l’oubli et on passe à l’étude suivante. La cub 216
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soit assuré dans chaque secteur par un leader d’opinion incontesté. Lorsqu’on est reçu chez les gens, surtout à Montpellier, on mange bien et on boit bien. Ils trouvaient un bel endroit pour faire ça, et on invitait tous les partenaires associés selon les sujets. Il y avait évidemment la DDE et tous les gens qui étaient parties prenantes. Le patron du Conseil de Développement m’avait demandé si ça ne me dérangeait pas qu’il vienne à chaque fois, puisqu’il faisait sa formation permanente. Au cours du premier atelier, nous écoutions, puis, lors du deuxième, nous prenions la parole. Il s’agissait de conférences thématiques. Ensuite, quand nous sommes arrivés au premier plan, la première conférence consistait en une présentation et la deuxième en une validation. Tout cela représente beaucoup de journées. Ce système tournant a créé une ambiance. Les gens s’exprimaient chez eux et non pas à côté. Ça a extrêmement bien marché, si bien que les maires, dans ces ensembles de communes, ont ensuite organisé la concertation sur la même base et dans les mêmes lieux. Nous avons produit ensemble les documents de concertation, nous sommes venus quand il fallait, nous faisions donc avancer les choses en commun. C’est extrêmement important de gérer ces rythmes festivaliers lorsqu’on est au stade des études, parce que s’il n’y a pas de rythme, il n’y a pas de projet. Un moment ça passe dans l’oubli et on passe à l’étude suivante. Si on tient vraiment aux projets, s’ils sont reliés, je trouve que sur les échelles territoriales c’est quelque chose d’essentiel.
Jean-Marc Offner On s’arrête là si vous le voulez bien. Merci beaucoup. Pour tout dire, je suis un peu moins désespéré, je doutais de l’efficacité des regards croisés pour trouver des outils. D’une part, on voit bien que l’imagination et la créativité institutionnelle sont assez largement pratiquées, qu’il y a certainement des choses à inventer, mais que d’autre part il faut des concepts, il faut des projets, et il faut l’affichage de la volonté politique pour que ça s’enclenche. Ensuite, effectivement, peut-être change-t-on de métiers. Je me dis souvent « petit travailleur infatigable de la gouvernance ». C’est vrai que nous passons notre temps en réunion. Nous n’en n’avons sans doute pas assez parlé, mais si les urbanistes ont bien leur place dans le dispositif, c’est sans doute plus simple pour les paysagistes en ce qui concerne les continuités des échelles, les articulations. J’ai l’impression qu’il y a de quoi faire, c’est pourquoi on va essayer de trouver un message à notre président pour qu’il puisse s’en emparer.
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/ Atelier 2 : Planification
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Atelier 3 : Usages Animateur :
Francine Fort, Directrice générale d’arc en rêve, centre d’architecture
Rapporteur :
Magali Da Silva, responsable du département Espaces naturels et biodiversité
Participants :
Patrick Baudry, sociologue Alexandre Chemetoff, architecte, urbaniste et paysagiste Jacques Coulon, paysagiste Laurent Couzi, Directeur de la Ligue pour la Protection des Oiseaux Aquitaine Marie-Agnès Dupouey, directrice Tourisme et Patrimoine Naturel au Conseil Régional
Aquitaine
Stéphane Duprat, paysagiste Bruno Faréniaux, directeur du Cabinet de Vincent Feltesse, Cub André Fleury, agronome, professeur à l’ENSP de Versailles Véronique Hartmann, chargée de mission Espaces naturels et agricoles, Communauté Urbaine
du Grand Lyon
David Haudiquet, paysagiste à l’a’urba (Agence d’urbanisme Bordeaux métropole Aquitaine) Almut Jirku, chargée de mission à l’Administration pour le Développement Urbain de Berlin, département des concours d’urbanisme, paysage, et aménagement d’espaces publics
Jean-Louis Labatut, consomm’acteur - AMAP de Gelos Cédric Lavigne, consultant en archéogéographie Françoise Le Guern, directrice adjointe du Développement urbain et de la Planification, Cub Jean-Baptiste Lestra, paysagiste Audrey Marco, post-doctorante en Écologie Végétale Jean Viard, conférencier, écrivain Jean-François Husson, conférencier, écrivain La cub 223
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Matin Francine Fort Concernant le déroulement de ces ateliers, nous avions convenu, lors de leur préparation avec Claude Eveno et les autres animateurs, de ne pas faire le traditionnel tour de table de présentation. En revanche lorsque chacun interviendra, il se présentera. Nous avons appelé cet atelier : « Usages. Quelle nature pour quels usages ? » Un certain nombre de thèmes ont été mis en avant lors la phase préparatoire : les usages et services rendus par la nature, l’agriculture, le tourisme et les loisirs, la production économique et les ressources naturelles. Nous ajouterons à ces entrées-là, une autre entrée, essentielle quand on parle d’usages, qui est celle des pratiques culturelles et sociales liées à la nature. Nous traiterons également de la relation entre la ville et la nature. Ce thème a déjà été évoqué par le président Vincent Feltesse, hier en début d’aprèsmidi, puis merveilleusement repris lors de la conférence introductive par Michel Corajoud et enfin parfaitement développé, ce matin, par Alexandre Chemetoff, mais le propos qui nous réunit là, à l’initiative de La Communauté urbaine de Bordeaux n’a de sens que si on resitue cette réflexion dans la relation entre territoire urbain et territoire naturel, ainsi qu’entre habitants des villes – urbains – et environnement naturel. La ville ce n’est pas que du sol. Peut-être, dès lors, pour démarrer, pourrait-on donner la parole à Laurent Couzi, de la Ligue de Protection des Oiseaux. Vous avez parmi vos domaines d’actions privilégiés, si j’ai bien lu votre petit portrait, la mise en adéquation de projets avec le patrimoine naturel existant. Qu’est ce que cela signifie pour vous ?
Laurent Couzi Je vais tenir un propos un peu froid pour débuter. Le métier qu’on exerce porte, pour partie, sur des projets qui ne sont pas nécessairement urbains. Il s’agit de voir dans quelle mesure un projet, qui est souvent industriel, peut cohabiter avec les enjeux du patrimoine naturel. C’est dans ce sens-là que j’ai écrit cette présentation. Et de façon générale la cohabitation est possible.
Francine Fort C’est la notion de projet qui m’a intéressée dans cette formulation, parce que j’ai bien eu le sentiment que vous étiez intervenu dans la rédaction de ce CV. La notion de projet, donc. Mais de quels projets s’agit-il ?
Laurent Couzi
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Comme je vous l’ai dit, ce sont souvent des projets industriels, c’està-dire du photovoltaïque, de l’éolien ou des infrastructures. C’est dans ce cadre-là que nous intervenons en premier lieu pour essayer d’identifier les enjeux. Dans un second temps, nous voyons la façon dont le projet peut être « tordu » pour ménager une partie de ces enjeux. C’est toujours un compromis qu’il s’agit de trouver. Si la forme initiale du projet n’est pas compatible, nous essayons de voir dans quelle mesure il faut l’envisager sous une autre forme.
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Francine Fort Mais quand on parle de projets, quels qu’ils soient, il y a un certain nombre d’acteurs en présence. Dans le cadre qui est le vôtre, quels sont-ils ? Avec qui dialoguez-vous ? Où établissez-vous des rapports de force ?
Laurent Couzi Les rapports de force, nous faisons en sorte de les éviter, mais les relations que nous nouons sont extrêmement variées. Nous rencontrons évidemment des donneurs d’ordre privés, les porteurs de projets eux-mêmes, qui peuvent être soit privés, en provenance de grandes entreprises que nous connaissons tous, soit publics, car dans la chaîne d’accompagnement du projet, de son instruction aux différentes validations, il y a tout un tas de services qui sont les services de l’État, les instructeurs, les DIREN, la DDA, ou les services de l’eau. C’est extrêmement varié et complexe.
Francine Fort Merci. La règle du jeu que se sont donnés les gens de La Communauté urbaine de Bordeaux qui ont organisé ce séminaire était de rassembler des individus extrêmement différents. Certains sont de Bordeaux, d’autres viennent de plus loin – Madame Almut Jirku, par exemple, qui est à côté de moi vient de Berlin, certains viennent de Marseille – il y a parmi nous des techniciens, des professionnels, des paysagistes, des responsables d’administration. Le but était d’avoir un panel assez large. On va donc enchaîner sur un terrain similaire avec Jean Viard. Qu’en est-il des paysans ? Vous qui avez beaucoup travaillé ces sujets, qui avez fait des enquêtes, publié, vous dites que c’est une population qui fut majoritaire avant de devenir minoritaire aujourd’hui mais vous pensez que vers 2030 elle deviendra à nouveau majoritaire.
Jean Viard
Non, pas du tout. Je ne suis pas fou à ce point-là. Francine Fort
Alors, j’ai mal lu. Jean Viard Je dis deux choses, si vous voulez. La première, c’est que le « faire pousser » est revenu au cœur des enjeux de la société. Pendant toute une période, le fossile, les énergies fossiles, ont eu une grande importance. Tout ce qui relevait du « faire pousser » semblait un peu archaïque, ou marginal. Mais, aujourd’hui, le « faire pousser » redevient central. Il y a une demande d’hyper-proximité. Notamment dans les produits agricoles où il y a toute une réflexion sur cette proximité. Il y a un deuxième enjeu qui m’intéresse énormément, ce sont les jardins. La majorité des Français a un jardin et 20 % des La cub 225
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fruits et légumes y sont produits. Dans les milieux très populaires, il représente donc une ressource complémentaire. Or, dans les politiques publiques, quand on fait du social, c’est quelque chose de tout à fait marginal. On continue à construire des HLM qui ne sont pas adaptés à cette société. La deuxième chose que je dirais puisque j’ai la parole c’est que le premier usage de la nature à la ville, c’est la beauté, l’idée de beauté. Il y a une idée de beauté qui est associée à la nature depuis les années soixante. On voit très bien dans les études d’opinion cette idée que la campagne, la nature, est belle, et qui plus est, qu’on y est plus libre qu’à la ville. Cela nous renvoie à toute une idée de liberté qui est intéressante aussi dans ce que symbolise ce genre d’endroit. Je dirais aussi, parce que pour moi c’est important, que la nature c’est la saison dans la ville. C’està-dire que c’est le retour de la saison dans un espace qui ne la porte pas.
Francine Fort Le rapport au temps, donc.
Jean Viard Bien entendu. C’est le rapport au temps, aux couleurs et aux odeurs du temps qui sont des choses toutes simples. Et c’est pour cela que l’oiseau est, à mon avis, un objet central de la nature dans la ville. Il y a, d’ailleurs, plus d’oiseaux dans les villes que dans les campagnes où on les supprime avec les techniques agricoles. Ils se développent alors dans les villes. Dans l’idée de nature je rajouterai donc l’animal. C’est vrai aussi pour tous les animaux domestiques car je vous rappelle qu’il y a dans notre pays plus d’animaux domestiques que d’enfants, même si ce n’est pas dans une mesure aussi importante que dans les pays du nord de l’Europe, comme l’Allemagne, parce qu’on continue à être le pays qui fait le plus d’enfants. La nature, c’est donc tous ces éléments-là. Mais, si vous voulez, la nature c’est aussi la religion. Je pense qu’il faut y penser. J’en parlais tout à l’heure avec Alexandre Chemetoff. Chaque religion propose une idée différente de la beauté dans la nature et cette idée que la nature est belle vient plutôt du protestantisme. Les catholiques considéraient que ce qui était beau c’était plutôt les œuvres de l’Homme, les belles églises ou les belles peintures. Je m’intéresse aussi beaucoup à la nature telle que la conçoivent les musulmans et je pense qu’en France on n’y réfléchit pas assez. Les musulmans ont une culture du désert, une culture du jardin, une culture de la clôture. Je ne suis pas spécialiste du jardin musulman, mais quand vous amenez des jeunes de banlieue dans le Massif Central, ils n’ont aucun code adapté. Je le dis ainsi parce qu’on n’est pas assez attentif au fait que la beauté de la nature musulmane nous est pour l’instant indifférente alors que les musulmans représentent 10 % d’entre nous, voire 25 % à Marseille.
Mais, si vous voulez, la nature c’est aussi la religion. Je pense qu’il faut y penser.
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/ Atelier 3 : Usages
Francine Fort Parce qu’elle nous est invisible ?
Jean Viard Non. Parce que jusqu’à maintenant on a considéré qu’il y avait la Nature. Moi, je pense que les idées que l’on a de la nature sont connotées par les usages, par les religions, par les idées du beau et par des cultures générationnelles qui seraient à mettre en débat. Les différentes générations depuis la guerre n’ont pas la même idée de la nature. Il y a une « nature-campagne », qui est celle de l’après-guerre mais aussi une nature ludique, qui est celle des années soixante, soixantedix. En gros, on considère qu’on est plus libre à la campagne parce qu’il y a moins de contrôles sociaux. On va dire que c’est une idée qui vient de Mai 68, pour aller très très vite, mais elle est née avant et a continué à exister après. Pour les nouvelles générations, c’est plus compliqué. Il y a un retour vers la ville. Je ne sais pas ce que c’est que la nature pour des jeunes d’aujourd’hui, mais je pense que ce n’est pas comme pour moi car nous ne sommes pas de la même génération. Il faut y penser parce qu’il n’y a pas d’idée permanente de la nature. Je dis ceci pour ouvrir : soyez très attentifs aux jardins. Je crois vraiment, on y reviendra cette aprèsmidi, que la ville moderne a été prise en main par des praticiens du camping. C’est comme ça qu’il faut penser la ville. Depuis la guerre, le cœur de notre innovation en termes de liens sociaux, ce sont les vacances, les clubs de vacances, les campings, les résidences secondaires. Les habitants sont mobiles, ils veulent vivre dans la ville comme ils vivent pendant les vacances puisque dans les sociétés modernes c’est devenu un des grands lieux d’innovation. Je le dis de manière un peu brutale, mais il faut considérer qu’une ville, c’est la ville historique sur laquelle on rajoute le Club-Med ou le camping, et comment on bricole tout ça. Là-dedans, je développe du lien social, qui est du lien social privatif dans un espace qui est celui de mon jardin, qui est un espace central du lien social des sociétés modernes. En gros, c’est la société du barbecue, pour encore une fois aller très vite. C’est une société qui est vraiment très importante en termes de liens et qui est décalée du monde politique. Je dis aussi ceci parce qu’un de mes grands objectifs – et je m’arrêterai là-dessus – c’est de casser la production de logements soi-disant faits pour le bien des défavorisés et qui les enferment en fait dans une culture sociale archaïque qui était celle qui avait cours dans la maison. Tout le monde a le droit d’avoir un extérieur. C’est ça la culture du camping. C’est évidemment aussi le droit au soleil. Qui a le droit de s’asseoir au soleil ? Qui n’a pas ce droit ? Après, on peut discuter du reste. Pour dire des choses très schématiques, tant qu’on n’aura pas démocratisé le droit pour tout le monde de s’asseoir au soleil, on n’aura pas démocratisé notre idée de la nature.
En gros, c’est la société du barbecue, pour encore une fois aller très vite. C’est une société qui est vraiment très importante en termes de liens et qui est décalée du monde politique.
Tant qu’on n’aura pas démocratisé le droit pour tout le monde de s’asseoir au soleil, on n’aura pas démocratisé notre idée de la nature.
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Francine Fort Nous y reviendrons, parce qu’effectivement, j’avais prévu de vous interroger sur cette question de la mutation de notre société qui agit notamment sur le temps libre, la mobilité, avec des influences sur le tourisme, etc. Je sais que vous avez également beaucoup travaillé là-dessus. Mais je vais faire maintenant appel à Patrick Baudry en enchaînant sur ce que vient de dire Jean Viard, notamment sur la question de la différence. Il a parlé d’une perception de la nature qui peut varier selon les époques, les différentes générations. Alexandre Chemetoff a parlé quant à lui de perceptions différentes, mais à un même moment, pour des personnes qui appartiennent à un même territoire. Sur ce terrain-là, je vais interroger Patrick Baudry. Que dit le sociologue sur ces questions-là ?
Jean-François Husson On avait dit qu’on se présenterait avant chaque intervention, je vais donc le faire. Je suis sociologue de formation et en venant ici je pensais à un article que j’ai écrit pour la revue Urbanisme, éditée par Thierry Paquot, qui s’intitule « Les loisirs de rien ». Il me semblait important de montrer qu’une société n’est pas toujours tournée vers des activités, la productivité, la rentabilité, un souci d’efficacité, mais qu’il y a aussi bien des choses que nous faisons pour rien. Il peut y avoir un appétit pour ce que j’appelle « les loisirs de peu » en faisant un petit clin d’œil à un ouvrage de Pierre Sansot, Les gens de peu. J’ai été très intéressé par Alexandre Chemetoff parlant de l’étalement et il me semble que Jean Viard y faisait écho quand il parlait de s’asseoir au soleil. Si je suis assis au soleil, je ne suis pas étalé, certes, mais il me semble qu’il s’agit bien de cette même idée : pouvoir avoir une relation avec quelque chose de la nature dans la ville elle-même. Cependant, je pense, au fond, que ces mots-là nous piègent un peu, parce qu’ils nous conduisent très vite à une sorte d’opposition entre la ville qui serait minérale, bâtie, et la nature qui serait, selon un certain idéal, vierge. Or, ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est l’entremêlement de ces deux choses. Je vous avoue que je ne sais pas très bien, pour ma part, ce que c’est que la nature. Je suis un garçon des villes, un enfant des villes, même si, bien sûr, je fais parti de ces générations qui ont connu la campagne comme lieu de vacances et qui conservent dans l’espace urbain, qui n’est plus tout à fait l’espace de la ville, non pas une nostalgie, mais un souvenir très fort et des émotions liées à cet autre qui est toujours la nature qui nous résiste et dont nous devons nous méfier. Parce que la nature n’est pas tout à fait paradisiaque, pas uniquement ce qui nous enveloppe, qui nous contient, qui nous fait exister. Ce qui me semble intéressant dans cette affaire, c’est donc d’interroger, je crois, comme Alexandre Chemetoff l’a déjà beaucoup fait ce matin dans son exposé, toutes ces catégories qui, je le répète, nous piègent. On ne sait pas utiliser d’autres mots que celui de « ville ». Le mot « agglomération », par exemple, ne paraît pas noble. Le bois aggloméré, ce n’est pas le plus beau bois. On pourrait parler dès
Une société n’est pas toujours tournée vers des activités, la productivité, la rentabilité, un souci d’efficacité, mais il y a aussi bien des choses que nous faisons pour rien. Il peut y avoir un appétit pour ce que j’appelle « les loisirs de peu ».
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Henri Lefebvre, déjà, de manière complexe, ambiguë, paradoxale, interrogeait l’urbain qui est à la fois aliénation et libération. Si j’emploie le mot « urbain », donc, c’est pour essayer de dépasser cette catégorie de « ville », qui nous fait manier finalement des notions comme centre et périphéries.
lors de la « grande ville », mais on conserverait ce mot « ville » par lequel on est toujours piégé, comme par la pesanteur du « centre ville », qui aurait finalement toute légitimité et qui aurait finalement domination sur les modes de penser de l’urbain. Je parle alors d’« urbain », comme bien d’autres avant moi l’ont fait. Henri Lefebvre, déjà, de manière complexe, ambiguë, paradoxale, interrogeait l’urbain qui est à la fois aliénation et libération. Si j’emploie le mot « urbain », donc, c’est pour essayer de dépasser cette catégorie de « ville », qui nous fait manier finalement des notions comme centre et périphéries. Ce qui me semble important dans l’urbain, au contraire, c’est que la périphérie puisse devenir centrale, c’est qu’on passe de l’idée de compacité à l’idée de dilution, sans pour autant que cette dilution signifie la mise en désordre, l’éparpillement, la perte de sens, comme certains le déplorent, de ce que serait la ville. La ville ne perd pas de sens. C’est l’urbain en quelque sorte qui transforme le rapport que nous avons au monde, à un monde complexifié, à une culture – cela va de soi –, à des objets artificiels qui composent d’une certaine façon notre nature et puis à cette nature naturelle de l’arbre, de l’herbe. Je suis toujours fasciné par ces fleurs qui arrivent à pousser sur des ruines, par ce côté rebelle, en quelque sorte, que nous retrouvons peut-être dans une manière de pratiquer l’urbain. Parce que, d’une certaine façon, il y a certainement dans ce « loisir de rien », ce souci de liberté et d’une certaine manière d’abandon, sans pour autant qu’il s’agisse d’être abandonné. Les trous, les béances, les vides qui marquent l’urbain aussi parce que la ville n’est pas toute présente dans l’urbain. Il y a des manques pourrait-on dire, qui ne sont pas des manques. Ce sont des scansions. Ce sont des moments de transitions dans une société de mobilité. Voilà, de manière très introductive, ce que j’avais envie de dire sur ces questions du rapport entre ville et nature en interrogeant les mots même que nous utilisons. Il me semble que conserver le mot « ville » nous oblige finalement à revenir toujours aux logiques de la centralité, aux logiques d’une certaine légitimité, qui est en fait totalement arbitraire. Je n’en trouve cependant pas d’autres, sauf peut-être ce mot qui n’est pas très joli d’« urbain ». L’urbain, c’est la chance du fleuve, c’est la chance des étangs, c’est la chance du bois et des fossés, c’est la chance de quelque chose, finalement qui est de l’ordre du dehors et qui vient fortement composer avec le dedans. Cette nature que nous avons donc dans l’urbain, n’est peut-être pas la grande nature, comme on l’appelle encore, la pleine nature, la nature en sa sauvagerie. L’animal est en effet domestiqué. Ce n’est pas une nature des lointains ou une nature des confins. Ce n’est pas la nature de l’émission « Ushuaïa ». C’est une nature ordinaire. C’est une nature ordinaire qui n’en est que plus précieuse. C’est une nature quotidienne. Et je pense qu’en effet, l’enjeu, pour une Communauté Urbaine, c’est de construire un regard sur une nature que nous avons en commun et que nous avons à retrouver par les mots que nous portons sur elle, par les manières de nous y déplacer, par les pratiques que nous en avons, par les improvisations aussi que nous pouvons en faire et non pas une verdure qui ne serait que décorative. La cub 229
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Francine Fort Comment continue-t-on ? Présentez-vous.
Jean-Baptiste Lestra Jean-baptiste Lestra, je fais partie d’un collectif de paysagistes, Itinéraire Bis. Concepteur-paysagiste sur Lyon, je voulais rebondir sur « la société du barbecue » dont il a été question et également sur l’introduction d’Alexandre Chemetoff à propos des usages, de cette liberté des usages que peuvent donner les espaces, l’aménagement des espaces libres. Nous, en tant que concepteurs, on est justement confronté à ce modèle unique. On nous demande des usages souvent assez cadrés : le modèle unique. Et ce qui va avec le modèle unique ce sont souvent des usages aussi uniques. Nous, on essaye de se battre pour la polyvalence des usages sur chaque espace, pour donner un maximum d’usages possibles, pour redonner un maximum de richesse et donner la possibilité qu’adviennent ces éléments, ces bribes de bonheur dont on a vu les traces tout à l’heure dans la présentation, pour que puisse se retrouver aussi cette société du barbecue dont on parlait. On pense que la ville a justement besoin d’espaces de desserrements, d’espaces de libertés, d’une certaine polyvalence qui va à l’encontre d’une façon d’aménager qui se développe aujourd’hui. Avec Véronique Hartmann, qui est présente à cette table, on travaille sur un projet de parc urbain, sur un espace naturel sensible aux portes de la ville de Lyon, à Rillieux-la-Pape, sur un coteau boisé d’une cinquantaine d’hectares. On se pose très directement cette question d’un espace de libertés car cet espace naturel sensible a joué ce rôle pour la ville nouvelle de Rillieux-la-Pape depuis des années et qu’aujourd’hui la collectivité se penche dessus et décide de l’aménager. Pour nous, paysagistes, l’enjeu en terme d’usages c’est vraiment d’arriver à conserver la richesse, la polyvalence de ces usages, y compris d’usages un petit peu braconniers comme ceux qu’a pu décrire un sociologue comme Michel Péraldi, par exemple, à propos du saltus, ces espaces sauvages sur lesquels développent des usages un petit peu à la limite. Il est important de savoir concilier l’aménagement urbain classique, avec nos outils, et que ça entre dans les cases, les façons de faire, tout en conservant cette richesse-là. Ce n’est pas toujours évident et c’est ce qu’on essaye de faire en tant que concepteurs.
Nous, on essaye de se battre pour la polyvalence des usages sur chaque espace, […] pour que puisse se retrouver aussi cette société du barbecue dont on parlait.
Francine Fort Peut-être pourrait-on avoir un complément du côté de la maîtrise d’ouvrage, parce qu’en effet, ce n’est pas évident, on le sait bien.
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Véronique Hartmann Il est vrai que ça fait partie des difficultés : arriver à concilier des choses qui sont parfois très différentes. Les diverses enquêtes qui ont pu être réalisées à la Communauté Urbaine de Lyon auprès des usagers, à propos des espaces, que se soit en 1990, en 1996, ou en 2000, montrent qu’il y a en fait deux types de demandes. Les premières émanent de gens qui veulent simplement un petit cheminement pour aller se promener, s’asseoir à un moment donné, regarder le paysage, ne rien faire et être simplement dans un espace plus tranquille. Les secondes nous viennent de gens, qui sont souvent avec des enfants et qui veulent un espace un peu plus aménagé, avec des toboggans, avec un endroit pour pique-niquer, des choses un peu plus structurées. Quand on arrive dans des situations où les espaces naturels sont de plus en plus restreints – bien qu’à Lyon on ne soit pas trop à plaindre encore sur ce plan-là – il faut arriver à concilier à la fois des espaces où les gens peuvent se promener en toute liberté et des espaces où les familles peuvent venir. Le parc dont parlait Jean-Baptiste Lestra, fait 35 ha mais il est vraiment enclavé entre une ville nouvelle de 45 000 habitants et la ville de Lyon et ses 400 000 habitants. Là, on est vraiment sur un lieu de frange où il faut arriver à concilier ces deux types d’espaces.
Il faut arriver à concilier à la fois des espaces où les gens peuvent se promener en toute liberté et des espaces où les familles peuvent venir.
Francine Fort Peut-être pourrait-on avoir un complément du côté de la maîtrise d’ouvrage, parce qu’en effet, ce n’est pas évident, on le sait bien.
Almut Jirku e vais essayer de parler en français mais j’utiliserai peut-être parfois quelques mots anglais. Je trouve très bien que l’on parle des natures de la ville et non pas de la nature, parce qu’en Allemagne on parle beaucoup de la Nature, en capitales; très importante, sacrée, alors que ce n’est pas le quotidien, l’usage que l’on en fait. Je trouve qu’il est très important qu’on ne fasse pas des réserves dans nos villes comme on essaye de le faire, surtout à Berlin, parce qu’au temps du Mur, on était entouré et on voulait tout avoir dans ce centre ville dont on ne pouvait pas sortir. Cette idée se tenait mais je ne pense pas qu’on puisse sauver des espèces en centre ville. Ce qu’on peut faire, c’est informer les gens, surtout les élèves, les enfants, de ce qu’il y a autour. Faire des réserves en centre ville n’est pas une solution pour tisser une bonne relation avec la nature, voire si on défend cette chose, pour sauver la nature. Les enfants n’aiment pas la nature. Du coup, à Berlin, nous avons un problème avec le maintien des espaces verts. On est, de plus, très pauvre. Le budget fiscal est très bas à cause des dettes contractées à la chute du Mur et alors que nous pensions que tout le monde allait nous aider, particulièrement l’État fédéral, il ne l’a pas fait. Nous sommes donc très pauvres et cela se voit aussi au niveau des espaces verts. Nous devons donc trouver une autre
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Je trouve très bien que l’on parle des natures de la ville et non pas de la nature, parce qu’en Allemagne on parle beaucoup de la Nature, en capitales…
façon de les maintenir avec l’aide des gens qui habitent les quartiers. On cherche, par exemple, des « communautés » qui aident à conserver les parcs propres. Il y a des gens intéressés aussi par la location de certaines parcelles pour faire du jardinage ou des choses comme ça. Dans la périphérie, nous cherchons à collaborer avec les agriculteurs et les forestiers. Nous avons dans le nord-est de Berlin un grand parc régional de 1400 hectares où nous avons aménagé quelques chemins, quelques endroits pour pique-niquer ou pour jouer. Mais la plupart du territoire étant consacré à l’agriculture, il faut trouver des agriculteurs prêts à tolérer un peu les gens pour que ça marche bien. Parce que, bien sûr, c’est plus difficile pour eux avec les promeneurs, les chiens, etc. On essaye aussi de faire de l’agriculture sur un mode plus biologique. Hier, on a visité le parc des Jalles. On s’est demandé s’il était bien que les gens s’installent sur leur propriété ou non. Il semble que les jeunes agriculteurs veulent être sur place et ne veulent plus vivre dans le village, trop loin de leur exploitation s’il y a des dangers, s’il fait froid, ou autre. Il y deux façons de régler ce problème : soit établir une charte, soit regarder s’il y a un moyen, plus informel, pour vivre ensemble. On peut construire d’une manière biologique, dans un cadre esthétique moderne mais traditionnel en même temps. Il y a une réflexion là-dessus au Tessin qui s’appelle le régionalisme critique. Des gens sont prêts à offrir une chambre d’hôtes, si on fait un deal, on peut donc s’arranger et que ce soit bien pour l’agriculture et pour les loisirs, peut-être même pour la nature.
Bruno Faréniaux Moi, je voudrais revenir sur ce qui a été dit par Véronique Hartmann, sur les attentes. Je m’appelle Bruno Faréniaux, je suis actuellement le directeur de cabinet de Vincent Feltesse à la Communauté Urbaine mais j’ai passé trente ans de ma vie dans l’aménagement et le développement et l’aménagement touristique dont cinq ans à la tête de l’administration française du tourisme. Je vais surtout parler des attentes parce qu’elles ont beaucoup évolué en quelques années. Pour un grand nombre d’entre elles, elles sont basées sur du fantasme. Je ne reviendrai pas sur un certain nombre de choses qu’ont pu dire les uns et les autres tout à l’heure, en particulier Jean Viard, mais je reprendrai son terme. On a une grande attente : la mise en désir touristique du territoire. Elle n’est pas seulement une attente de la part des touristes et des visiteurs, mais aussi de la part des habitants du territoire. C’est aussi une attente des acteurs économiques car on ne s’implante plus sur des territoires qui ne sont pas mis en désir culturel, en désir touristique. Cette mise en désir, donc, est au cœur des préoccupations des acteurs qui viennent sur la ville ou sur l’espace nature. On a en face de nous une majorité de gens qui sont aujourd’hui des urbains mais dont certains, souvent, ont été des ruraux qui pour des raisons économiques sont allés vers la ville. Il y a donc un fantasme autour de la quête du sens quand ils se déplacent vers la ville et sa périphérie nature. La grande recherche, c’est un ailleurs de proximité où on retrouve une partie de ses racines. C’est une chose qui revient très souvent dans les demandes. D’où le succès des gîtes ruraux ou l’explosion du tourisme en espace naturel. C’est un fantasme de retour aux racines,
On veut une nature très protégée et en même temps tous les équipements. Cela créé souvent des conflits d’usages.
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à l’état sauvage, mais avec des exigences très contradictoires : on veut une nature très protégée et en même temps tous les équipements. Cela créé souvent des conflits d’usages.
Francine Fort On paie parfois très cher pour n’avoir aucun équipement.
Bruno Faréniaux Absolument. Il y a aussi ça. Le luxe suprême. Et il y a des besoins qui s’expriment à l’opposé de ce qui est vu comme l’inconvénient de la ville. Bien souvent, on utilise la ville comme comparatif. Il y a un besoin de lumière qui revient fréquemment. On nous parle très souvent de lumières de la nature. Il y a un besoin de clarté. La nature est aussi assimilée aux couleurs, pas forcément au vert, mais à la richesse des couleurs. Aussi au silence. On parle souvent de qualité de silence. Mais ce sont des choses sur lesquelles on entre en contradiction parfois parce qu’en même temps on demande une boîte de nuit. Il y a la notion de liberté dont on en a parlé tout à l’heure, l’espace liberté, mais aussi l’espace des horizons, des horizons dégagés par rapport à la ville. Cette notion d’accessibilité revient elle aussi très souvent. La nature, aujourd’hui, n’est pas suffisamment rendue accessible. C’est une nature qu’on ne s’est pas suffisamment réappropriée. On parle, de même, fréquemment du fleuve et de sa réappropriation, de ces villes qui ont tourné le dos au fleuve. Je pense que dans l’esprit des gens, aujourd’hui, ça veut dire quelque chose de précis. Rendre le fleuve accessible au canotage, quand c’est possible, et aux activités fluviales en général, c’est quelque chose qui fonctionne extrêmement bien pour les habitants et pour les touristes. Je crois que c’est Alexandre Chemetoff qui a parlé tout à l’heure de « l’ailleurs intérieur ». Je crois que c’est quelque chose qui revient très souvent dans les visites de ville. Mais aussi, « l’ailleurs de proximité », que la ville puisse offrir aussi des dépaysements très forts à proximité immédiate. Ce qu’on nous demandait très souvent dans l’aménagement touristique du territoire, c’était de créer ces passerelles entre l’espace urbain et l’espace rural. Il y a eu, je pense, des territoires qui ont énormément travaillé là-dessus. La ville de Rennes, par exemple, a beaucoup travaillé pour créer des liens, notamment par la culture, entre des pays d’accueil ruraux et la ville de Rennes par elle-même, amenant du rural dans la ville et de l’urbain à la campagne. On a vu le résultat de ces effort dans le succès qu’ont pu rencontrer les ventes de produits du terroir, les ventes traditionnelles aujourd’hui relayées par les AMAP, la consommation de festivals et de ce qui a trait à la culture traditionnelle, mais aussi pendant une période, peut-être un peu révolue maintenant, des musées d’art et traditions populaires ainsi que de toutes les antennes qui ont pu naître sur le territoire.
Mais aussi, « l’ailleurs de proximité », que la ville puisse offrir aussi des dépaysements très forts à proximité immédiate.
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Jean-Louis Labatut Jean-Louis Labatut, je viens du Béarn, et je participe au mouvement des AMAP. Je pense qu’aujourd’hui tout le monde sait ce que c’est.
Francine Fort Redites le nous tout de même.
Jean-Louis Labatut AMAP signifie : Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne, de proximité. L’idée part d’un certain nombre de constats assez simples. Dans une région agricole comme l’Aquitaine, 15 % de la consommation alimentaire est locale et 85 % est importée. Donc, deuxième constat, des consommateurs souhaiteraient pouvoir consommer des produits sains – je ne dis pas naturels, parce que c’est assez compliqué – mais des produits sains, sans engrais de synthèse ni pesticides. C’est le minimum de nos exigences. Et on constate dans un département comme celui-ci, qu’il n’y a plus de maraîchers, même sur la ceinture verte de l’agglomération. À Eysines, il y a des maraîchers, mais ils servent principalement les grandes surfaces et font de la salade, par exemple, au kilomètre. Il y a très peu de maraîchers polyvalents, vivriers. Ce que recherchent les AMAP, c’est réimplanter cette agriculture vivrière dans les ceintures vertes des agglomérations. Pour ce faire, des consommateurs – je dirais des consommateurs conséquents – se regroupent. Parce qu’ils veulent ça : des produits sains, des produits qu’ils peuvent suivre. C’est ce que je disais tout à l’heure. Quatre-vingt-cinq pour cent de ce qui est consommé étant importé on n’a pas beaucoup de traçabilité. Pour vous donner un exemple, un yaourt a parcouru 2 000 kilomètres quand il arrive dans votre frigo. La traçabilité est difficile dans ces conditions. Vous savez aussi que 50 % des légumes consommés dans la grande distribution ont des taux de pesticides et de pollution au-delà des exigences – bien au-delà des exigences – de la Communauté Européenne. Donc, des consommateurs qui se retrouvent, et qu’on appelle parfois, dans le jargon, des « consomm’acteurs ». Cela signifie que des gens essayent de prendre en main une partie de leur destin, ou pour le moins de leur pratiques culinaires et alimentaires. Ils se réunissent, et puis ils regardent. Il y a des départements cependant où c’est très difficile. Ici, par exemple c’est très difficile. Dans les Landes aussi. Pourquoi ? D’abord parce qu’entre la culture du vin et celle des salades, des tomates, des carottes, des poireaux, des pommes de terre, etc., il n’y a pas photo. Il est plus simple de faire du vin et ça rapporte plus. Il est donc très difficile de trouver des partenaires. Les consommateurs des AMAP essayent donc, comme je l’ai dit, d’avoir une politique cohérente. Pour cela, ils incitent de plusieurs façons. D’abord, par une pratique. Dans une AMAP, on passe des contrats avec des producteurs, maraîchers ou laitiers. Des contrats longs, de six mois à un an en général. C’est le premier point. Deuxième point, on prépaye, on paye d’avance. C’est d’ailleurs là une des critiques qui est souvent faite aux AMAP. Elle consiste à
Un yaourt a parcouru 2 000 kilomètres quand il arrive dans votre frigo. La traçabilité est difficile dans ces conditions. 50 % des légumes consommés dans la grande distribution ont des taux de pesticides et de pollution au-delà des exigences de la Communauté Européenne.
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dire que c’est réservé aux riches. Mais il y a des aménagements, c’est-à-dire que si j’ai signé un contrat d’un montant 200 euros avec un maraîcher, je lui fais cinq chèques, sur six mois. Mais je dis que c’est prépayé parce que ces chèques lui appartiennent. Le contrat est signé et les 200 euros sont à lui. S’il ne peut plus fournir, s’il y a de la grêle, je me suis engagé, j’ai payé. Troisièmement, on se regroupe, c’est-à-dire qu’on essaye de choisir des agriculteurs de proximité et on leur dit, le mercredi de 18h30 à 19h30, il y a distribution. On est 120, l’agriculteur ou le maraîcher distribue 120 paniers de légumes. Il y a peu de transport parce qu’en général on choisit les producteurs dans un rayon de 20 à 30 kilomètres ; et pas d’emballage. Je viens donc avec mon panier et on me dit que pour le panier à tant, il y a huit carottes, trois poireaux, etc., et je me sers. Il y a économie de temps, de transport et d’emballage et comme c’est prépayé, des problèmes de prêts bancaires sont évités. Le principe du contrat permet au producteur de programmer. C’est très difficile en agriculture, mais lui, il sait que pour un contrat de six mois, à l’AMAP de X, il va servir 120 paniers, donc tant de kilos de légumes, à charge pour lui de répondre à la diversité attendue. Le mouvement des AMAP essaye d’aller plus loin dans cette cohérence. Parce que ce n’est pas parce qu’on fait des contrats qu’on a toujours un contractant en face. En Béarn par exemple, on a créé une couveuse pour des agriculteurs. Les agriculteurs déjà dans le mouvement forment les futurs producteurs des AMAP. C’est ce que je disais tout à l’heure : une politique cohérente. Ce qui lie les Amapiens et les Amapiennes, c’est un minimum : manger des produits sains et trouver une politique cohérente pour répondre à ça. Après, dans le rapport à toutes ces choses de la nature des déclinaisons sont possibles. Il y en a qui vont un peu plus loin et qui visent la souveraineté alimentaire. Comme je le disais, en Aquitaine, 15 % de la consommation alimentaire est locale, le reste est importé. Nous, on s’est fixé un objectif pour toute l’Aquitaine, qui est d’atteindre d’ici trois ans, puisqu’on est depuis trois ans sur cet objectif, 35 % de consommation locale de produits alimentaires.
Almut Jirku
Combien ? Jean-Louis Labatut Trente-cinq pour cent, c’est-à-dire environ un tiers de la souveraineté alimentaire. Mais il est bien évident que pour beaucoup, c’est aussi un projet écologique. Moins de transport, moins d’emballages, moins de déchets. On a tous vu à la sortie des marchés des pauvres gens qui malheureusement n’ont certainement pas grand-chose à croquer et qui vont ramasser les légumes que les commerçants ont mis à la poubelle. Chez nous, s’ils arrivent avec, mettons, deux tonnes de légumes, ils ne repartent avec rien. Aucun déchet, donc un projet écologique.
Francine Fort Les pauvres n’ont rien alors ?
Jean-Louis Labatut
Comment ? La cub 235
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Francine Fort Il n’y a plus rien pour les pauvres ? (Rires)
Jean-Louis Labatut Mais les pauvres on s’en fout. Vous savez, dans les AMAP, on est tous des bobos alors… On emmerde l’ensemble de la population. On va créer un phalanstère où on mange bien et on s’en donne les moyens.
Francine Fort
Il faut avoir de l’humour alors ! Jean-Louis Labatut Certains ont un projet politique je dirais, à l’étage au-dessus – mais ce n’est pas la peine de faire de hiérarchie – qui consiste à relocaliser, participer à la décroissance. Tout le monde sait que la relocalisation, c’est un des aspects essentiels de la décroissance. Voilà pour les AMAP. Je ne voudrais pas avoir parlé trop longtemps…
Francine Fort Il y a juste quelque chose, que je voudrais comprendre dans votre propos. Visiblement la demande existe, mais, avez-vous dit, il y a un problème de développement de l’offre. Vous avez eu d’ailleurs une petite phrase au début de votre intervention, affirmant un peu rapidement, ce qui n’est pas grave, qu’il est plus facile de faire du vin et plus difficile de faire de la production maraîchère. Outre le fait que ce n’est pas si facile que ça de faire du vin, je voudrais comprendre où est la difficulté. Vous pouvez dire ce que vous avez dit, mais ce que je voudrais comprendre – si tant est que cela intéresse les autres autour de la table – pour pouvoir développer ce projet, qui est un véritable projet de qualité de vie même si on a plaisanté et qu’il y a eu un peu de taquinerie – où est la difficulté ? Voilà ma question.
Jean-Louis Labatut La difficulté c’est la spécialisation et c’est pour ça que je parlais et que certains parlent de souveraineté alimentaire. Quand on observe les rapports Nord-Sud, la souveraineté alimentaire ça signifie qu’on a spécialisé les pays du Sud dans une ou deux cultures et que tout à coup ils n’ont plus d’agriculture vivrière. Ici, dans les pays riches, ce n’est plus tout à fait la même chose. En Aquitaine ou en Gironde, ce n’est pas tout à fait pareil. Le vin ça ne fait pas des pauvres, mais c’est tout de même de la monoculture, ça nie l’agriculture vivrière, et je rajoute, parce que c’est ce que disent les paysans à juste titre, que c’est quand même plus compliqué pour eux, au niveau de la tâche quotidienne au moins, pas du métier. On a, par exemple, un maraîcher en Béarn qui a permis notre développement. Le Béarn est la région phare puisqu’on est vingt-cinq AMAP, pour à peu près 1 800 familles. Ça veut dire trois, 4 000, 5 000 personnes à peu près. Ce maraîcher, donc, a entre 800 et 850 paniers. Ce qui veut dire que toutes les semaines, 52 semaines par an, il produit 850 La cub 236
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paniers de légumes diversifiés. Physiquement, par exemple, ce serait un débat mais, désherber, c’est soit le dos cassé, soit avec de la vapeur si on fait du bio. C’est quelque chose de compliqué physiquement, c’est plus dur et plus compliqué dans l’organisation. Quand il plante des carottes, un producteur s’y met maintenant pour les avoir à la fin de l’été prochain. Il y a une programmation qui est un peu différente que dans un pays comme ici. Même si je ne dis pas qu’ici on regarde pousser la vigne. Ce qu’il faut bien se mettre dans la tête, et c’est comme ça dans les Landes avec le maïs, c’est que la monoculture a tué l’agriculture vivrière de proximité, et a tué la souveraineté alimentaire.
Bruno Faréniaux J’ai une question à vous poser. Vous avez dit en rigolant : « Ce sont les bobos nos clients. » Mais qui sont vos clients, au-delà des bobos, aujourd’hui ?
Jean-Louis Labatut Le problème c’est que je ne peux pas vous parler des AMAP de la France entière, c’est un mouvement éclaté. On essaye d’être cohérent à tous les niveaux – comme je vous le disais tout à l’heure, on va chercher des agriculteurs, on prépaye, etc. – mais, personnellement, si j’ai une idée sur cette question et que je vous parle de délocalisation et de décroissance, je ne vais pas en faire la publicité. Les AMAP, c’est quand même cette philosophie-là. Les gens viennent chez nous, en Béarn, mais c’est vrai à peu près partout, parce qu’ils ont entendu parler de l’AMAP par un ami ou un collègue de travail. Aujourd’hui nous ne cherchons pas autre chose. Nous avons fait une enquête interne – nous sommes 120 familles à peu près – afin de connaître la typologie de nos adhérents pour des raisons de rapport avec la mairie. Il fallait expliquer des choses, mais l’idée ce n’est pas celle-là, ce n’est pas d’analyser les publics, c’est de maintenir une agriculture de proximité. Je ne sais pas comment vous expliquer. Les AMAP sont nées sur la côte d’azur de l’idée d’une famille dont j’ai oublié le nom. Ils sont allés voir leur fille aux Etats-Unis et ils en ont vus partout. Ce sont des gens très bien. Ils ont alors créé les AMAP. Mais aujourd’hui, ils sont un peu les ayatollahs des AMAP et cet été j’ai reçu un document de travail expliquant qu’il n’y a pas de pauvres dans les AMAP et qu’il fallait donc établir un quota de pauvres. La discrimination positive c’est un concept un peu compliqué, je ne sais pas de quoi on parle quand on dit des choses pareilles. Pourquoi les AMAP devrait-elles être plutôt accessibles aux pauvres ? Ce n’est pas la question.
Pourquoi les AMAP devraient-elles être plutôt accessibles aux pauvres ? Ce n’est pas la question.
Francine Fort C’est quand même un projet politique, quand on entend ce que vous dites ?
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Jean-Louis Labatut C’est le projet politique que je viens de définir : maintenir une agriculture de proximité. Pour donner un exemple, chez nous, il y a trois paniers : un à huit euros, un à dix euros et un à treize euros – les paniers sont conçus en fonction de la configuration des familles – mais on n’accepte pas d’augmentation du panier à huit euros de façon à ce que tout le monde puisse avoir accès à l’achat d’un panier. Huit euros par semaine, même pour une famille pauvre, ça reste abordable, même si on peut discuter si jamais il faut aider. Mais ce n’est pas le projet politique des AMAP que de remplacer une ONG, ça n’a rien à voir.
Francine Fort Madame Hartmann voulait parler.
Véronique Hartmann Je voulais réagir aussi et rebondir sur ce que disait Monsieur Labatut. Un des fondements des AMAP est lié aussi, en partie, au mouvement Agriculture Paysanne. C’est un mouvement d’exploitations de petites tailles, à dimensions humaines, familiales, multiples, donc très variées, très nombreuses pour un territoire donné et à l’opposé de ces grandes exploitations tellement grandes qu’elles ne sont pas accessibles à un successeur parce que les jeunes qui s’installent n’ont pas les moyens de les racheter. Ça fait partie des fondements du mouvement des AMAP et de l’Agriculture Paysanne. Sur Lyon, nous avons la chance d’avoir une ceinture maraîchère, ou pour le moins une activité maraîchère de proximité très vivante, nous avons aussi un grand nombre de marchés forains quotidiens sur l’ensemble de l’agglomération. Tout cela fait que, pour nous, localement, c’est aussi une forme de débouchés. Nous sommes aussi confrontés à une problématique d’accès à une nourriture saine de proximité dans les quartiers sensibles. Aujourd’hui c’est un problème qu’on n’arrive pas à résoudre dans la mesure où pour arriver à faire vivre les exploitations agricoles il faut en tirer un minimum de revenus et les gens qui vivent dans les quartiers difficiles n’ont pas forcément les revenus nécessaires. Donc aujourd’hui, il existe un hiatus qu’on ne sait pas résoudre.
Francine Fort Jean Viard.
Jean Viard Je voulais juste dire qu’il n’est pas légitime de tout de suite convoquer la question des pauvres dès qu’on parle d’un nouveau modèle de production agricole. Je veux dire que la question des pauvres est une vraie question de société. L’innovation amenée n’est pas d’abord pour les pauvres. Elle est entre l’offre et la demande, dans un rapport à l’aliment, à la nature, au travail, à la solidarité, etc. Je crois que c’est d’abord ça.
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Francine Fort La décroissance ?
Jean Viard Effectivement. La deuxième chose c’est qu’il y a aussi tous les modèles de marchés paysans qui se développent depuis une vingtaine d’années, et qui relèvent, au fond, du même principe. Ce sont des marchés où on vérifie que seuls des producteurs vendent leurs produits. Chez moi c’est comme ça. Dans le Vaucluse, il y en a beaucoup. Il y en a même un près de chez moi qui marche très bien. Il y a un TGV spécial tous les dimanches matin qui vient de Paris. On vient y faire ses courses, on achète son ticket et le panier en même temps et on remonte le soir. Il y a un monde fou. C’est très chic. Quand on est à Paris, faire ça, ça peut être à la mode aussi et ce n’est donc plus dans la proximité. C’est un modèle parmi d’autres de rapport à l’aliment, on le voit aux Etats-Unis où vous avez toute la mode des cent cinquante. Ce sont des restaurants qui garantissent que tous les produits viennent de moins de cent cinquante kilomètres. En Italie, il y a une chaîne qui s’est créée à Turin, qui travaille sur trente kilomètres, et c’est un lieu très à la mode où l’on peut trouver aussi des conseils de santé, des conseils alimentaires, culinaires, etc. Je pense qu’il faut être attentif à l’ensemble de ces dispositifs. Et ce qu’il faut regarder aussi, c’est l’autre coté, le monde agricole. Moi, je suis conseiller de grands groupes agricoles. Il faut bien comprendre que le monde agricole s’est reconstruit sur les matières premières depuis quarante ans. Tout ce qui était, au fond, pour la marge, n’existait pas. Le paysan qui allait vendre des tomates au marché, ce n’était pas le monde agricole. La FNSEA, c’est des quantités, des tonnes, des millions d’hectares. Là, il y a toute une réflexion à l’intérieur du monde agricole. Devenir producteur d’aliments et pas producteur de matières premières, ça les interroge. Il faut aussi regarder cette question, ne pas mettre le monde agricole à l’extérieur de nos préoccupations, parce qu’ils sont loin et ils ont fait des investissements. Mais ne faisons pas de ces nouvelles manières de se nourrir de nouvelles machines de guerre, faisons de cela une machine de mutation, si je peux dire ces choses ainsi. Et, dernière chose, aux élus locaux, pensez aux problèmes d’horaires. Je m’excuse, mais l’évolution des marchés forains et le développement des marchés paysans, c’est très lié aux politiques d’horaires et aux changements des politiques d’horaires. Parce qu’ils ont été pensés pour des femmes qui ne travaillaient pas. On a beaucoup travaillé là-dessus en Île-de-France où on fait des marchés le matin. Il faut faire les marchés le soir ou le dimanche. Il y a donc toute une réflexion à avoir sur le temps collectif parce qu’on peut faire de beaux discours mais les marchés paysans marchent le dimanche ou le soir mais pas le matin. Il faut penser à ces questions. La pauvreté
C’est un modèle parmi d’autres de rapport à l’aliment, on le voit aux Etats-Unis où vous avez toute la mode des cent cinquante.
Ce sont des restaurants qui garantissent que tous les produits viennent de moins de cent cinquante kilomètres.
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est un enjeu majeur pour tout ça. Dernière chose, enfin, c’est la nouvelle politique du ministre. Il faut noter que le ministère de l’agriculture a changé de titre et est devenu ministère de l’alimentation et de l’agriculture. Il y a une partie de la société qui a perdu tout rapport avec l’alimentation qu’on fait soi-même. Il y a aussi des batailles à mener sur ces questions, y compris dans les milieux défavorisés. Parce que dans ces milieux-là, il y a aussi des pertes de savoir, pour des tas de raisons, de rupture familiale notamment. Il y a des pertes d’argent, tout le monde le sait, mais il y a aussi des pertes de savoir. Comment se pose-t-on ces questions ? Comment réapprend-on la cuisine dans les milieux populaires ? Ce ne sont pas des questions totalement marginales par rapport aux problèmes qui nous sont posés.
Francine Fort Très bien. Nous en reparlerons plus tard. Monsieur a parlé de décroissance et vous dîtes qu’il ne faut pas se focaliser dessus, ne pas en faire une machine de guerre. Vous avez vous-même parlé de nouvelle religion mais on peut aussi parler de nouvelle religion du développement durable. Nous en reparlerons peut-être tout à l’heure. Monsieur Fleury, vous vouliez intervenir ? Présentez-vous.
André Fleury Je suis André Fleury, agronome et professeur à l’École du Paysage. Je ne suis pas du tout paysagiste, c’est une précaution à prendre. Je vais parler de la ville, tout à l’heure on a parlé de centre ville qui constitue une référence. Maintenant ce qui se passe, le fait nouveau, c’est l’émiettement de la ville, en particulier à travers les transports et leur confort. Actuellement, il y a un peu près 35 000 km2 autour de Paris qui sont desservis en moins d’une heure. Avec des conditions qui sont telles qu’entre les ordinateurs portables et les téléphones mobiles, pour des activités très tertiaires, le temps de transport devient un temps de travail pour beaucoup de gens. Il y a de nombreuses personnes, qui, comme moi qui suis professeur, acceptent de mieux en mieux de vivre loin parce que tout ce temps est très occupé. Là, le mot « ville » n’est plus adapté. C’est bien la région urbaine qui importe. Il y a plusieurs mots actuellement – on essaye des mots – et pour l’instant, nous, dans notre équipe, on s’est attaché à la « région urbaine ». Une des conséquences de la région urbaine, c’est de multiplier les franges de contact entre un monde rural, plutôt forestier, de nature sauvage – il n’y en a vraiment pas beaucoup – et l’agriculture. Et il y a toute une projection citadine sur l’agriculture et c’est ça qui nous intéresse. Les agriculteurs posent un peu problème. Les citadins veulent recomposer une agriculture qui n’est pas l’agriculture réelle. Nous, on oppose souvent dans notre réflexion et dans notre enseignement, l’agriculture réelle et l’agriculture rêvée. L’agriculture rêvée c’est la reconstruction urbaine. Jean Viard évoque le fait qu’il y a quarante ans, on a commencé les politiques de filières, la politique de Pisani. La première loi-cadre, en agriculture, était conçue pour préparer l’agriculture aux filières parce que celles-ci s’imposaient. Celle de Glavany, en 1999 a voulu former une agriculture de territoire et tout le débat dans les périphéries urbaines, peut-être pas l’immédiate proximité, mais un peu plus loin, c’est celui entre filières et ter-
Maintenant ce qui se passe, le fait nouveau, c’est l’émiettement de la ville, en particulier à travers les transports et leur confort.
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ritoires. L’agriculture a ses territoires. Elle a les territoires des filières. J’ai discuté récemment avec une entreprise de travaux agricoles qui fait des travaux sur 5 000 hectares, et je leur ai demandé : « le territoire ça veut dire quelque chose pour vous ? » On m’a répondu très clairement : « c’est le réseau de nos clients, à des distances qui sont de cinquante à quatre-vingt kilomètres. » Autrement dit le point sur lequel je veux insister c’est : « N’écartons pas les agriculteurs des réflexions sur la ville même s’ils sont gros, céréaliers, etc., parce que nous y sommes sensibles, particulièrement en Île-de-France. » C’est la question des paysages dont on se rend compte qu’elle mobilise autant la question des choix d’habitation, celle du paysage, que celle de la consommation. Je pourrais vous citer un certain nombre de réactions mais je prendrai seulement la plus violente que j’ai entendue. Celle d’une jeune femme disant : « Messieurs vous pourrez toujours faire, vous ne nous reverrez pas à la cuisine ! » Et effectivement cette évolution qu’a été la réduction du temps domestique dans le temps total des ménages c’est tout de même un acquis social très fort. D’autres vont dire « c’est à partir du moment où je me suis approvisionné chez Picard Surgelés – c’est une citation – que j’ai commencé à vraiment avoir du temps pour lire. » Il y a donc toute cette gestion du temps, de la distance à travers les nouveaux lieux d’habitation qu’on doit prendre en considération. Surtout, lorsqu’on s’adresse à une population agricole qui est une réalité, même si les exploitations font huit cent ou mille hectares. Ils sont de quelque part et ils produisent le territoire de proximité. Le paysage de proximité, toutes ces dernières décennies, ce n’est pas une agriculture maraîchère de proximité. Il est peut-être intéressant d’en favoriser l’éclosion à condition de ne pas forcer les pratiques et de ne pas oublier l’autre aspect. Car je le répète, pour moi, l’essentiel, c’est ce qu’on voit d’ici. C’est bien le paysage et sa fonction dans la société et dans l’économie en général. Je prends cet exemple parce que vous avez parlé de monoculture : les forêts naturelles, les prairies naturelles sont des monocultures. Ça ne veut pas dire grand-chose. Dans les Andes, la pomme de terre est en monoculture depuis peutêtre des millénaires ou pas loin. Le maïs est en monoculture et il y a toute l’adaptation d’un écosystème autour de ces composantes. Cela dit, on fait parfois de la monoculture avec beaucoup de produits de traitement parce que les plantes ne sont pas à l’aise. On a beaucoup développé d’interventions autour des céréales à cause de ça, mais un agriculteur, qui est un céréalier, et qui accueille une AMAP dit : « J’ai eu beaucoup de mal à faire comprendre à mes adhérents qui voulaient des pommes de terre qu’il fallait lutter contre le mildiou. » Pour l’instant on n’a quand même pas trente-six outils de lutte. Ou alors on importe des pommes de terre de la région de Noirmoutier. C’est génial parce qu’à cause des embruns marins, le mildiou ne peut pas germer. Les spores de mildiou ne peuvent pas germer parce que l’ambiance est trop salée. Il y a donc effectivement des sites où on peut produire d’une certaine manière. Vous évoquiez les cent cinquante kilomètres, les cent miles. Il y en a d’autres qui vont plus loin mais il ne faut pas oublier que cela se fait dans des pays qui sont plutôt favorisés climatiquement, que c’est né en Californie.
D’autres vont dire « c’est à partir du moment où je me suis approvisionné chez Picard Surgelés – c’est une citation – que j’ai commencé à vraiment avoir du temps pour lire. » Il y a donc toute cette gestion du temps, de la distance à travers les nouveaux lieux d’habitation qu’on doit prendre en considération.
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Les agriculteurs participent à la construction spatiale des paysages et il faut que les paysagistes aident les citadins à identifier les paysages ruraux avant de vouloir les transformer.
Il y a là une conscience sociale plus élaborée qu’ailleurs, mais aussi un climat. Tant qu’il y a de l’eau, c’est un paradis. La côte méditerranéenne, je ne sais pas s’il faudrait ajouter le Béarn là-dedans, c’est quand même un endroit où peut faire pousser une très grande variété, mais quand vous êtes à Paris, les gens ne sont pas là l’été et il faut quand même aussi produire pour l’hiver et donc passer à des moyens artificialisés. Quand on est à Stockholm, à Berlin ce n’est pas radicalement différent, on est bien obligé de faire intervenir une distance plus grande que la proximité. On imagine mal les habitants de Varsovie, de Stockholm, de Berlin, arriver à se nourrir sans artificialisation du milieu, à se nourrir sur leur propre périphérie. Je pense donc que c’est un mouvement intéressant à suivre mais je n’ai pas la religion du petit. Je pense à certains travaux ou à des propositions. Il y a eu notamment un concours pour le plateau de Saclay, dans la région parisienne. Un bureau d’étude disait qu’il faut implanter quelques grands centres de recherche internationaux et quelques centaines de petits paysans. Parmi les mythes citadins, il y a la construction du petit. Small is beautiful. Tout à l’heure, c’était Monsieur Chemetoff, ou quelqu’un d’autre, qui est intervenu et qui évoquait l’importance des savoirs agricoles. Mais ceux-ci ont été construits dans un contexte qui est quand même radicalement différent du nôtre et il y a tout un savoir-faire de l’agriculture moderne qui a dû s’adapter à d’autres conditions. Donc, mon propos est celui-là : les agriculteurs participent à la construction spatiale des paysages et il faut que les paysagistes aident les citadins à identifier les paysages ruraux avant de vouloir les transformer. C’est la première remarque. La deuxième c’est associer les agriculteurs, tous les agriculteurs, à la réflexion sur ces territoires qu’on veut inventer. Hier, dans les Jalles, on a vu d’une manière presque caricaturale l’invention d’un territoire.
Almut Jirku Je pense que ce que vous avez dit est très important et qu’il faut différencier agriculture réelle et agriculture de rêve, ou comme je dis souvent, l’agriculture de livres d’enfants. Beaucoup de gens ont des attentes imaginaires, des attentes qui ne sont pas attachées aux réalités d’un paysage agricole tel qu’il doit être, en rapport avec les contraintes des agriculteurs. Je crois que c’est encore plus vrai en Allemagne qu’en France parce que j’ai l’impression qu’ici, on a quand même certaines connexions avec l’agriculture. Si on essaye de faire des paysages modernes, on déçoit beaucoup de gens traditionnels et ce qu’a fait Monsieur Chemetoff ce matin en nous montrant comment on peut ouvrir le regard, pour la réalité des périphéries, c’est très important. On ne peut pas faire de paysages traditionnels en périphérie. Il y a trop de choses qui viennent de la ville, comme les pylônes. Il faut les intégrer dans nos images de paysages, je crois que c’est très important pour faire aimer la périphérie et ne plus la haïr comme maintenant.
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Francine Fort Je voudrais justement à ce moment de notre atelier, donner la parole à Stéphane Duprat, de l’Atelier de paysages en partage, qui est un collectif qui travaille au gré des projets. Je ne sais pas si vous êtes en permanence associé à des graphistes, des photographes, des artistes, auteurs etc., en tous cas ils sont là quand vous êtes dans des démarches de projets. C’est une démarche qui se répand de plus en plus au sein des jeunes équipes aujourd’hui même si ce n’est pas généralisé. Vous avez donc appelé votre structure Atelier de paysages en partage. Dans tout ce qui a été dit là, vous avez un témoignage à apporter sur votre position professionnelle et sur votre pratique, aussi sur la question du regard des auteurs, photographes, artistes et sur ce que vous portez professionnellement.
Stéphane Duprat Oui, bien sûr. Je suis un jeune paysagiste indépendant sur Bordeaux. Je ne suis pas diplômé depuis très longtemps et il est intéressant, pour moi, de parler de l’agriculture puisque – juste pour me présenter un petit peu, et expliquer pourquoi je suis venu là – c’est lié à mon travail de diplôme dans lequel – ça rejoint beaucoup ce qu’a dit ce matin Alexandre Chemetoff – je me suis aperçu qu’on pense finalement les espaces de périphérie depuis le centre. On essaye de venir avec des processus de banalisation et d’étendre l’urbain, de poser une certaine identité urbaine. Ça fait déjà des années que c’est en cours. Du coup, sur ce territoire-là des Jalles, je m’étais demandé comment on peut essayer de faire…
Francine Fort
Votre sujet de diplôme était les Jalles, c’est ça ? Stéphane Duprat Les Jalles, c’est ça, oui, excusez-moi. Mon propos était de révéler cette richesse et cette diversité qui ferait que ce territoire sera singulier et qu’on le reconnaîtrait pour ça. Moi, ce qui m’intéresse c’est d’aller à la rencontre des habitants, des associations qui sont là pour nous raconter ces petites choses, ces petites richesses, ces petits détails précieux qu’on ne peut pas lire souvent dans les paysages. Hier, nous étions à Ambarès. Nous roulions sur une route qui était une ancienne voie romaine mais si la personne qui était à côté de nous ne nous l’avait pas dit, nous n’aurions jamais pu le lire. Ce qui nous semble important, c’est donc de s’appuyer sur cette richesse et cette énergie locales pour penser des projets et non pas l’inverse. Non de penser des projets depuis des cartes aériennes que nous proposerions aux habitants, même si ça peut fonctionner, mais plutôt l’inverse. Essayer de travailler plutôt sur des enquêtes précises auprès des habitants. Nous voyageons donc sur les lieux. Mon diplôme, c’était un voyage en fait. J’habite Blanquefort depuis
Ce qui nous semble important, c’est donc de s’appuyer sur cette richesse et cette énergie locales pour penser des projets et non pas l’inverse.
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toujours et l’idée était, puisque je suis paysagiste, de pouvoir redécouvrir ce paysage qui est juste à coté de chez moi et que je connais. J’ai commencé un peu en position de touriste. Je suis parti avec un sac à dos et une toile de tente pendant deux mois. J’ai dormi sur ces lieux, sur les sites d’exploitation, chez des gens. J’ai mangé avec eux, dans l’idée justement d’essayer un peu ce que nous avons fait hier quand nous avons fait la ballade, de passer du temps avec ces gens qui ont des tas de choses très intéressantes à nous raconter, et sur lesquelles, quand on est concepteur, nous pouvons largement nous appuyer. En tant que paysagiste, c’est plutôt cette société du barbecue, comme disait Jean-Baptiste, que nous essayons de repérer et de conserver, de voir, d’inciter. C’est un peu cette image qui nous a été donnée dans le livret. C’est très peu de chose, mais là, nous retrouvons un peu, je trouve, le bonheur de vivre ensemble, ce que disait Alexandre Chemetoff. Les gens iront ailleurs, mais, là, la nature a su accueillir un usage. On n’est pas forcement obligé, quand on est concepteur, d’intervenir très fortement sur des espaces. On peut simplement inciter. Conserver des usages et essayer d’inciter. C’est un art que les territoires qui ont été délaissés, permettent. Il faut essayer, je pense, de plutôt porter attention à ces espaces-là, et de faire preuve d’un peu d’humilité face à eux. Il faut, en tant que concepteur, savoir parfois ne pas trop les aménager parce que c’est un peu notre problème. Quand on nous demande d’intervenir, il faut que nous fassions quelque chose, et ça c’est un vrai problème. Il y a parfois un peu trop d’argent et c’est un drame. Ça me fait penser à Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal qui parlaient de cette fameuse place disant que ce n’est pas parce qu’il n’y a pas…
Francine Fort Voilà la place, mais attendez, il faut d’abord raconter le contexte.
Stéphane Duprat Allez-y vous le connaissez mieux que moi.
Francine Fort Vous raconterez la suite. La ville de Bordeaux avait lancé une série de consultations pour aménager des places. Parmi les équipes, il y avait Lacaton et Vassal et leur position a été ?
Stéphane Duprat Et leur position finalement a été de ne rien faire. Ils disaient justement que ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de projets qu’il n’y a pas d’architectes ou de paysagistes. C’est justement ce que nous essayons de développer dans notre pratique : plutôt ménager qu’aménager. Ménager les espaces c’est peut-être une forme d’attitude face aux lieux. Il me semble cependant que ce n’est pas toujours l’attitude qu’ont les grandes politiques aujourd’hui.
Francine Fort Cédric Lavigne vous aviez envie d’intervenir. Cédric Lavigne se présentera, mais j’étais très curieuse de son titre ou de sa formation, je ne sais pas comment dire. Il est archéo-géographe. Il va nous expliquer pourquoi, et j’imagine pourquoi il veut intervenir maintenant. Allez-y. La cub 244
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Cédric Lavigne Cédric Lavigne, archéo-géographe. Je travaille sur l’histoire et la mémoire des lieux à travers l’analyse des formes des paysages abordés à travers les cartes, les plans ou les photographies aériennes. L’idée centrale, c’est qu’on n’est pas sur un état initial. On est sur des héritages, non sur une nature vierge et lointaine mais sur un œcoumène – pour reprendre un terme de géographie – c’est-à-dire une terre habitée, occupée, aménagée et ce, depuis fort longtemps. Cet œcoumène, c’est à la fois l’objet, la terre, mais c’est aussi la relation que les sociétés entretiennent avec cet espace. L’idée c’est qu’en terme d’aménagement, de mon point de vue aussi, porté par cette notion du développement et de l’aménagement durable, on ne peut plus faire abstraction de ces héritages. À partir de cette idée de table rase, il me paraît essentiel d’intégrer cette notion d’héritage. En disant que ces héritages du passé, qui organisent l’espace, sont chargés d’atouts, de potentialités, de contraintes ou de risques par rapport aux projets actuels d’aménagements. Hier, sur la presqu’île d’Ambés, Alexandre Chemetoff l’a évoqué tout à l’heure, on se faisait la réflexion que nous étions dans un espace présenté comme naturel, mais qui était complètement anthropisé, artificiel. Par rapport à la gestion de l’eau, il y a tout un hydro-système, il y a tout un agro-système qui fonctionne et qui a permis à ce territoire de se maintenir jusqu’à aujourd’hui. La disparition des pratiques, je ne vais pas dire ancestrales, parce que c’est un mot un peu connoté, mais la disparition des pratiques, des usages d’entretien de ces canaux etc., ouvre aujourd’hui, débouche aujourd’hui sur des difficultés de gestion, notamment avec le risque d’inondation qui est très préoccupant. La question qui est sous-jacente, c’est « qu’est-ce qu’on va faire de ces espaces ? ». Va-t-on en faire des écomusées ? des espaces un petit peu gérés de loin, gérés depuis la tour d’une Communauté Urbaine par des techniciens qui vont intervenir mais qui ne sont pas acteurs du territoire ? Ou va-t-on, au contraire, chercher à réinstaller des agriculteurs qui vont éventuellement gérer ces espaces, les faire vivre à nouveau ? On rejoint de mon point de vue cette idée de « faire pousser » qu’évoquait Jean Viard et qui me paraît assez importante. La deuxième idée autour de cette notion d’héritage, c’est celle d’hybridation qui me paraît aussi intéressante et importante à développer dans le domaine du projet. Il faut partir des héritages, qui sont à la fois physiques et sociaux pour construire les projets actuels d’aménagement sur ces héritages et hybrider à la fois, des formes de nature et de culture, et des formes du passé avec des formes du présent. Toujours sur la presqu’île d’Ambés, hier, à un moment donné, on a pris la voie rapide qui traverse toute la presqu’île. Le maire d’Ambarès était avec nous et nous a dit que cette voie a été aménagée dans les années 1970. Elle s’affaisse parce qu’elle traverse un marais. Cette voie joue comme une digue en fait. Elle sépare le marais entraînant, entre autres, des problèmes
On est sur des héritages, non sur une nature vierge et lointaine mais sur un œcoumène – pour reprendre un terme de géographie – c’est-àdire une terre habitée, occupée, aménagée et ce, depuis fort longtemps. Cet œcoumène, c’est à la fois l’objet, la terre, mais c’est aussi la relation que les sociétés entretiennent avec cet espace.
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d’écoulement. De mon point de vue, c’est un aménagement qui n’est vraiment pas du tout durable et qui va poser des problèmes en termes de circulation d’eau. Alors qu’un peu plus loin on empruntait une ancienne voie romaine qui est, elle, parfaitement intégrée à la morphologie des lieux et à leur histoire dans la mesure où elle est installée sur le bourrelet alluvial et que tout l’habitat actuel s’est développé en chapelet le long de cette voie. L’idée c’est d’intégrer cette notion d’héritage et cette compréhension des lieux, de l’histoire des lieux, pour aménager de façon plus intelligente ou plus durable.
Francine Fort Je passe la parole maintenant à Jacques Coulon.
Jacques Coulon Je suis paysagiste et j’ai une assez longue expérience de l’enseignement. J’ai enseigné vingt ans à l’Ecole du Paysage et depuis dix ans au master d’urbanisme de Sciences-Po.
Francine Fort Enseignant aussi. On a entendu un jeune, on entend maintenant un vieux.
Jacques Coulon
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Voilà. C’est une description claire à défaut d’être agréable… Je vais essayer de ne pas raconter des expériences trop isolées professionnellement, parce que ce qui m’intéresse c’est une espèce de transversalité de ces notions. Le paysage, c’est la seule chose qui m’intéresse là-dedans. Il y a plusieurs points de départ que je vais essayer de mener parallèlement parce que ce ne sont pas des choses très cohérentes que j’ai à dire. La notion de nature, finalement, s’oppose a priori à l’idée de la ville et, même, à l’idée de la culture. Je pense que c’est ce qui pourrait expliquer l’envie, la sécurisation, que représente la notion de la nature. Pour tout le monde, depuis longtemps, dans l’inconscient collectif, c’est quelque chose qui est un peu immuable, qui recommence sans arrêt. Il y a dans la culture, au contraire, quelque chose, à mon avis, d’irrémédiable. On ne va jamais revenir sur les décisions qui sont prises. Elles laisseront toujours des traces. C’est ce qui s’oppose fondamentalement à ce qu’on met dans l’idée de nature. C’est quelque chose sur lequel on va toujours pouvoir compter à nouveau. Et, finalement ce qui fait le grand clash aujourd’hui, c’est qu’on se rend compte que ce n’est pas vrai et que tout le monde en prend conscience. Les gens savaient depuis longtemps que ce n’était pas vrai. Tout le monde pensait que le climat ne bougeait pas, qu’il a toujours été pareil. Or, on parle de variations climatiques. J’ai beaucoup lu sur l’archéologie des paysages, et de 300 à 500 de notre ère, il y a eu un changement climatique monstrueux. La Saône est devenue un torrent. Elle a pris cinq fois son volume d’eau et a détruit tous les villages qui étaient autour avant de revenir à son niveau d’origine. En deux cent ans, il y a donc eu un changement climatique fantastique sans qu’à ce moment personne ne s’en inquiète réellement. L’archéologie du paysage a fait pas mal de progrès et on dispose de beaucoup d’informations mais pour tout le monde, la nature demeure quelque chose de régulier, qui va
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La notion de nature, finalement, s’oppose a priori à l’idée de la ville et, même, à l’idée de la culture.
recommencer. Si ça bouge, c’est qu’il y a quelque chose de particulier. Il y a en même temps cette déresponsabilisation. La nature, comme on dit, reprend ses droits. C’est la phrase la plus idiote que je n’ai jamais entendu car la nature n’a pas de droits. Il y a une opposition fondamentale entre la nature et son côté nécessaire et l’idée de droit qui suppose un choix parce que, si on peut déroger, c’est qu’il y a un choix. Dans les systèmes de nécessité, comme la nature, il n’y a pas de choix. Il n’y a donc pas de droit de la nature. Et la nature on est en train de se rendre compte qu’elle ne continue pas forcément. On est à la fois très prétentieux en se disant qu’on est en train de tout dérégler et en même temps, on peut être très déresponsabilisé. J’ai suivi dans le détail ce qui s’est passé avec les algues vertes dans les Côtes d’Armor parce qu’au moment où j’étais paysagiste-conseil pour la DDE – erreur que j’ai faite, même si je n’y suis pas resté très longtemps – j’ai observé un peu tout ce qui se passait. Et, dans la baie de Saint-Brieuc, les algues vertes ont tout envahi en 1901 et 1902, à une période où l’agriculture ne rejetait rien dans la mer. On peut se poser aujourd’hui la question de la relation entre tout ça. On peut aussi se déresponsabiliser de ça. Mais on a une très mauvaise connaissance de ces choses. L’idée de nature est complètement « baladante » et on essaie sans arrêt de la ramener à quelque chose de linéaire et de stable qui s’opposerait aux décisions. Que considère-t-on comme naturel ? Il est compliqué de répondre à cette question. En tant qu’aménageur, en tant que personne qui fait du paysage, on y est sans arrêt confronté. Il y a des lois, des règles, des règles d’aménagement. Pour faire un bassin, par exemple aujourd’hui, s’il y a plus de quarante centimètres d’eau, il faut un garde-corps ; sauf exception. Et l’exception, ce sont les lieux naturels. En haut des falaises, comme à Étretat, on ne va pas mettre des garde-corps tout le long, mais on n’en met pas non plus le long du canal de l’Ourcq. Le canal de l’Ourcq est donc un lieu naturel, c’est-à-dire qu’il est considéré comme naturel du point de vue légal. Tout ce qui a plus de cent ans, en gros, est devenu naturel, au plan légal.
La nature, comme on dit, reprend ses droits. C’est la phrase la plus idiote que j’ai jamais entendu car la nature n’a pas de droits.
Jean Viard
On est vieux, mais pas tant que ça.
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Jacques Coulon Ça veut dire que personne ne peut dire : « Je suis tombé dedans alors que la dernière fois que je suis venu ce canal n’y était pas. On aurait dû me prévenir. On aurait dû me protéger. » En gros donc, en un siècle, tout devient naturel. C’est un retournement fantastique. Une association d’écologistes pourrait se battre pour un projet qui vient couper un site, se bat aujourd’hui pour que l’on ne démolisse pas un canal. Or, qu’y a-t-il de plus artificiel qu’un canal qui a barré à une hauteur constante un site avec des constructions extrêmement lourdes. Aujourd’hui, on le défend comme un élément du paysage et comme un lieu où s’installe la nature. Cette ambiguïté est très forte et quand on est paysagiste, ça remue… C’est la notion fondamentale de développement durable qu’on retrouve là : un lieu perd son activité et devient intéressant au niveau patrimonial. C’est de ce point de vue que ça devrait être étudié et c’est pour ça que moi je suis parti de l’équipement. Comme conseil sur cette notion, j’ai dit : « Écoutez. Je continuerai à travailler avec vous quand vous réfléchirez à ce que deviendra l’autoroute quand il n’y aura plus de bagnoles. » Est-ce une friche au sens de friche industrielle, qu’il faut démolir, ou bien est-ce quelque chose qui va pouvoir être pris dans le sens d’une valorisation comme l’est justement un canal ? C’est comme ça qu’il faut réfléchir. Tout à l’heure, Madame Jirku a fait une remarque que vous n’avez pas semblé comprendre sur les jeunes qui n’aiment pas les espaces naturels. C’était à propos de Berlin. Dans la mesure où on veut protéger un espace, on l’isole, et comme on l’isole, on le coupe de l’espace public. Les jeunes préféreraient à la place un terrain de foot. C’est schématique mais dans ce sens-là qu’il faut le comprendre. Je crois que c’est très important pour saisir – puisqu’on est en train de parler des usages – ce que c’est que l’usage, et la relation à l’idée de nature. Pour priver d’usages un espace public, l’idée de nature a beaucoup servi. Tous les gens qui ont des espaces aménagés, tous les promoteurs, savent que ce qui protège le mieux un espace public d’un usage réel, c’est de le fleurir. Donc ils vont se servir de cette dualité d’intérêt entre la façon d’utiliser un espace et le moyen d’empêcher son utilisation autrement qu’en espace de représentation. En gros, on le
Personne ne peut dire : « Je suis tombé dedans alors que la dernière fois que je suis venu ce canal n’y était pas. On aurait dû me prévenir. On aurait dû me protéger. »
Dans la mesure où on veut protéger un espace, on l’isole, et comme on l’isole, on le coupe de l’espace public. Les jeunes préféreraient à la place un terrain de foot.
Tous les gens qui ont des espaces aménagés, tous les promoteurs, savent que ce qui protège le mieux un espace public d’un usage réel, c’est de le fleurir.
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Je pense qu’il faut partir du rural comme étant le vrai point d’équilibre entre la nature et l’urbain. C’est quelque chose de fondamentalement culturel. Au lieu de partir de là on est parti de la ville. gave de choses qui sont qualitatives, soutenu par une partie de la société qui va empêcher l’autre de vivre dedans. Ces systèmes où on a l’impression d’amener de la nature se servent de cette envie subliminale parce qu’elle est souvent formulée clairement par ceux qui l’utilisent. Parce qu’évidemment, lorsqu’on pose des questions à des gens dans la rue : « Est-ce que vous préférez avoir des fleurs ou n’avoir pas de fleurs ? », ils préfèrent avoir des fleurs. Il n’y a pas d’enjeu dans la question et tout le monde dit : « Écoutez. On a testé tout le monde et sur cent personnes il y en a quatre-vingt dix-huit qui préfèrent avoir des fleurs. » On se rend compte que ce jeu-là est à l’envers. J’ai, en plus, personnellement, un petit problème avec les fleurs. Pour moi elles représentent les lieux du décor, les lieux de la mort. Le seul endroit vraiment bien fleuri c’est le cimetière. Vous remarquerez qu’on fleurit aussi les ronds-points. On fleurit tous les endroits qui ne servent à rien et qu’on associe à tous les objets morts : barques crevées, vielles charrues, roue de charrette. Tout est rassemblé dans un lot de la mort, endroit garanti inutilisable, faisant référence au passé et, donc, à une esthétique à laquelle on n’aura plus jamais droit parce que tout ça est passé. C’est donc une manière d’aborder l’usage dans ce qui se joue entre la nature et la ville. La dynamique qui m’intéresse le plus, c’est, évidemment, l’agriculture, le rural. Je pense qu’il faut partir du rural comme étant le vrai point d’équilibre entre la nature et l’urbain. C’est quelque chose de fondamentalement culturel. Au lieu de partir de là on est parti de la ville. On se demande toujours comment la ville se termine. Moi, ce qui m’intéresse, c’est le péri-rural, le moment où le rural s’arrête progressivement en arrivant vers 1’urbanisé. Dès qu’on change de point de vue, on change le sens des choses et ça me paraît assez intéressant de se mettre dans cette situation parce que je suis très inquiet aujourd’hui par la disparition de la ruralité qui pourrait être annoncée si on la sectorisait complètement. Il y a une agriculture intensive, comme l’est d’ailleurs l’industrie en général, sur des plates-formes spéciales qui dès que l’agriculture change de sens est changée elle aussi. On pourrait imaginer ainsi une agriculture entièrement hors-sol, des choses qui sont donc de l’ordre du off, où on est plus dans le terrain vis à vis des agriculteurs. Je pense que c’est, au contraire, cette relation qui fabrique le paysage. La France, ce n’est pas une suite de jardins et de châteaux. Les gens y viennent pour voir une structure qui, hélas, est quand même une ruine. Il suffit de relire Gaston Roupnel, qui écrit en 1930 : « Vous ne pouvez pas vous rendre compte de ce qu’a été la campagne française, parce qu’aujourd’hui, il n’y a plus de paysans. » Il écrit ça en 1930. S’il se réveillait maintenant, il serait un peu mal. Nous, on a l’impression, quand on voit des films, comme Jour de fête, par exemple, qui a été tourné en 1947, qu’il y avait une vie de campagne très forte. Mais pour Roupnel, elle était déjà cassée. Ce qui m’intéresse dans cette situation c’est d’imaginer que cette culture-là, va connaître un renouveau, c’està-dire être dynamique et pas seulement le lieu d’une prédation fondamentale. Parce que l’homme est un prédateur, il a toujours La cub 249
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vécu comme ça. On a fait dans la prédation légère jusqu’au début du néolithique avec la cueillette puis on a commencé à s’installer… On prenait les choses et on se sauvait. C’est comme ça qu’a fonctionné l’agriculture très longtemps. On travaillait sur un terrain et dès qu’il était usé, on prenait celui d’à côté. C’était de la prédation pure. Au bout d’un moment on se rend compte de la limite de ce mode de fonctionnement, on retravaille sur le terrain lui-même et on y construit. Aujourd’hui, avec le tourisme, on est encore dans la prédation. On a utilisé les côtes, quand ça n’allait plus, on est allé plus loin, puis encore un peu plus loin. Au niveau du tourisme, on est donc dans la situation de l’agriculture d’il y a moins huit mille ans. Pour l’agriculture, là, on est au début du néolithique de la gestion du paysage. C’est pour ça que j’ai un espoir fantastique. Je rejoins là-dessus mon jeune collègue : ça ne peut que s’arranger. On en est au début sur la question de la gestion des paysages, non pas en tant que tels – et c’est là que va être la grande discussion, non pour eux-mêmes – mais en tant que bilan d’une activité. Ce qui est le plus difficile en ce moment, c’est que tous ces problèmes se séparent les uns des autres. La question des jardins est extrêmement complexe. Si elle est jugée comme étant l’hôpital de la ville c’est un vrai problème. Si elle est jugée comme étant le modèle de la ville c’est autre chose. C’est toute l’ambiguïté, par exemple, des grands modèles. Versailles, par exemple, c’est ça, le potager du roi. C’était un endroit où on mettait en place une structure héritée d’une structure agricole mais qui avait vocation à la transformer. Ça, c’est fantastique. Elle tire son énergie de ce qui existe pour rendre de l’énergie et faire un nouveau paysage, plus structuré, plus efficace, plus globalisant, plus ouvert. C’est d’un modernisme fantastique. Je trouve que c’est extrêmement important. Cette dynamique là m’intéresse. Il faut savoir que dans tous les écrits jusqu’à la fin du xixe siècle, la nature c’est le marron. Le vert ne représente pas la nature, c’est le marron.
Francine Fort La terre ?
Jacques Coulon On s’intéressait à ce qui était produit. Aujourd’hui, dans nos sociétés totalement capitalistes, on s’en moque complètement. C’est ce qu’on peut enlever et vendre qui nous intéresse. Le vert donc. Ce qui est en surface. Du coup le fond intéresse beaucoup moins les gens au profit de ce qui peut se balader, s’exporter, ce avec quoi on peut faire du commerce. Je pense que le vert a remplacé le marron et c’est le marron qui m’intéresse. Dans les arbres, c’est la partie qu’on ne voit pas. Vous pourrez remarquer d’ailleurs que c’est la sensation profonde face à l’existant du paysage. Pourquoi les jardins sur dalles, ça ne marche pas ? On fait quelques quelque chose d’un peu esthétique pendant deux secondes mais il n’y a pas de sensations parce que quand on vend du paysage on fait exister la poésie des lieux. Être paysagiste c’est faire exister la poésie des lieux. Ça ne marche pas parce qu’on sent que tout ça ne s’enracine dans rien, qu’il n’y aucune épaisseur dessous. Ce qui est vendu et qui est important c’est l’épaisseur. À la limite, il vaut mieux enlever les
Aujourd’hui, dans nos sociétés totalement capitalistes, on s’en moque complètement. C’est ce qu’on peut enlever et vendre qui nous intéresse.
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arbres et qu’il reste la terre, plutôt que d’avoir les arbres sans la terre. Les arbres sans la terre, c’est déjà un pot de fleur, un bouquet, quelque chose qui commence à se balader. Une autre piste à propos des usages. Nous avons beaucoup travaillé sur des réaménagements. Dans les zones d’urbanisation dense, il y a des usages. On nous parle du programme. Pour moi, l’usage, c’est un prétexte à l’aménagement, pas son but. L’usage, il va changer, il va bouger tout le temps, surtout au rythme où se font les choses. J’ai travaillé dans une cité où des choses avaient été construites en 1950, d’autres en 1970, d’autres en 1980. Tout y était toujours décalé. C’était à Montataire, à coté de Creil, dans l’Oise. Il y avait en tout près de deux ou trois mille logements. Les gens quand ils sont arrivés en 1950, c’était construit mais il n’y avait pas de parking parce qu’il n’y avait pas de voitures. Quand ils ont construit en 1970, ils ont fait des parkings, mais comme ceux de 1950 étaient arrivés avant, ils ont eu droit aux parkings. Donc ceux de 1950 habitaient dans une baraque avec les parkings dans les bâtiments de ceux de 1970. Ceux de 1970, ils on eut leur parking dans le bâtiment de ceux de 1980, quand ceux de 1980 sont arrivés. Pour l’aménagement extérieur, tout s’est toujours décalé. Pour les jeux d’enfants, c’est pareil. Quand ils sont arrivés, ils avaient dix-huit ans les enfants. Ces jeux sont restés vides, tout à glissé. C’est le cas de tout aménagement. Le programme doit être considéré comme obsolète a priori. Ce qu’on amène, il faut le penser en termes de projets, comme étant déjà inutile ou dépassé et se demander ce qui reste dans le projet, ce qui est poursuivi dans ce projet, qui n’est pas cette demande-là. On répond, bien sûr, à la demande. Mais elle est accessoire. À mon avis, c’est le chemin de la réflexion sur ce qu’est le patrimoine de l’aménagement. C’est le vrai développement durable. Savoir ce qui reste quand ça ne sert plus à rien et ce qu’on va avoir fabriqué qui fait que les gens qui arrivent derrière peuvent continuer l’histoire. Tout simplement. Tout ça ne peut pas marcher avec des références, avec seulement des images. Je crois qu’aujourd’hui la grosse difficulté de notre métier, c’est qu’on peut hurler autant qu’on veut, à 90 %, on fait du décor. Sauf dans les discussions qui mèneraient à des réflexions remontant en dehors de nos difficultés d’aménagement immédiat et qui cassent complètement les programmes en posant des questions, des situations dans lesquelles il est très difficile de s’installer et qui ne sont que des opérations de conflits. C’est pour ça que je pense qu’être paysagiste aujourd’hui, faire de l’aménagement de cette façon, c’est un métier de cow-boy. Il ne faut pas craindre les coups, il faut tirer plus fort que l’autre. Et comme l’autre c’est souvent le maître d’ouvrage, c’est un petit peu compliqué. On pourra voir d’autres choses parce que ce qui m’intéresse làdedans, c’est évidemment que tous ces aménagements cessent d’être une prédation qui est aussi une prédation de références. Il n’y a plus actuellement, en termes d’aménagements d’extérieurs, de réelle utopie. Dès qu’un nouveau modèle est mis en place, il
C’est le vrai développement durable. Savoir ce qui reste quand ça ne sert plus à rien et ce qu’on va avoir fabriqué qui fait que les gens qui arrivent derrière peuvent continuer l’histoire.
Je crois qu’aujourd’hui la grosse difficulté de notre métier, c’est qu’on peut hurler autant qu’on veut, à 90 %, on fait du décor.
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bloque immédiatement et il devient impossible d’aller plus loin. Dans les aménagements urbains, pour donner un exemple rapide, quand s’est fait le cours des 50 Otages, à Nantes, ça été un modèle réussit. Mais à partir de ce moment-là, pour tous les concours de centres villes, si ça ne ressemblait pas au cours des 50 otages, on répondait : « Attendez. Nous aussi on est une ville moderne qui monte, une ville moyenne en plein développement, on veut que ça ressemble à ça. » Le premier modèle fige définitivement les images. Voilà.
Jean Viard C’est comme pour les ronds-points.
Jacques Coulon Pour les ronds-points c’est un peu autre chose. Il y avait un petit problème d’argent derrière tout ça.
Francine Fort C’est une autre logique, oui.
Jacques Coulon Les ronds-points sont nés avec la disparition de l’argent qui passait par les bureaux d’études. C’est passé par les ronds-points, il fallait qu’ils tournent.
Francine Fort Il fallait rallonger le salaire.
Jacques Coulon Excusez-moi, on reprendra peut-être autre chose plus tard.
Francine Fort Il nous avait dit qu’il larguerait beaucoup de choses pêle-mêle, nous avons entendu… Je ne sais pas qui veut réagir, allez-y.
André Fleury
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C’est un point de détail dans tout ce qui vient d’être dit. Tout lieu qui perd son sens prend, de facto, une valeur patrimoniale. C’est un point important. Je vais partir de l’exemple qu’on a vu hier : les marais. On était à un endroit où il y a un petit peu d’agriculture maraîchère et c’est un endroit où le maraîchage disparaît sans être relayé par autre chose. Ce n’est pas ce qu’il faut faire mais la seule idée qu’on va avoir c’est un écomusée. Sans oublier ce qu’a dit Almut Jirku à propos de Berlin. C’est une ville pauvre mais les villes européennes, de plus en plus, vont devenir elles aussi pauvres parce que le poids des programmes sociaux, des programmes d’ajustement aux changements économiques est quand même très lourd. Faire un écomusée, du coup, c’est bien, mais a-t-on les moyens de gérer les quelques centaines d’hectares qu’il y a ? Ce qui s’est passé à Bourges et à Amiens, pour des raisons de sociologie locale, c’est que dans ces villes ouvrières, à partir des années 1950, de petits
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revenus ont réoccupé l’espace libéré par le maraîchage professionnel. Ce dernier a disparu parce que les grandes filières de distribution se sont implantées et qu’il était bien incapable de faire face. On n’était pas encore dans la réflexion de type AMAP. Un nouvel usage urbain est apparu qui a été le jardin potager. On a vu apparaître dans les jardins aussi bien d’Amiens que de Bourges, dans les jardins du marais, le barbecue dont on a déjà parlé. Là encore il y a eu des gens pour dire qu’il faudrait rendre obligatoire la culture des légumes. Mais le bilan actuel c’est que les marais existent toujours et que la collectivité, territoriale, puis celle des usagers a investi dans le maintien du système hydraulique. Parce que cette fois-ci, ça a pris sens. On n’est pas uniquement dépendant d’une action publique. Je pense que pour la plupart des espaces, il y a bien là cette recherche du sens, je vais dire imprudemment, socio-économique, mais finalement comment va-t-on prévoir le bilan en dehors de la subvention publique qui reste pour l’instant dominante dans l’esprit de beaucoup de gens ? C’est dans cette optique qu’il faut négocier avec les agriculteurs. Quand vous dites, « avec nos grands espaces verts de Berlin, finalement, on engage une négociation avec les agriculteurs » vous n’avez pas dit quelle agriculture. Si c’est vrai ça me paraît très intéressant. Vous n’avez pas canalisé la forme agricole sur le rêve citadin et on commence donc à s’approcher d’une véritable cogestion. On va avoir cette gestion agricole, économique de l’agriculture. L’apport de la ville au sens large, de ses habitants comme de son budget municipal, devient la gestion de la négociation. Par exemple pour faire en sorte que le chemin soit bien un lieu de découverte tout en réglant le problème du chien. Dans le Triangle Vert dont parle souvent Thierry Laverne le grand problème qu’ont les maraîchers, c’est le chien. J’étais à Francfort au moment où on a arrêté l’élevage des moutons dans la ceinture verte de la ville parce que les gens libéraient leur chien et que la liberté du chien a de l’importance. C’est aussi ça cette cogestion territoriale avec ses différents acteurs. J’insiste sur le sens que ça peut reprendre avec une autonomie dans la gestion. Il y a un politologue de Grenoble qui a utilisé un mot il y a vingt ans, je crois qu’il s’appelle Alain Simon, il parle de la revendication d’autonomie dans les périphéries urbaines. Ces territoires se repensent effectivement autrement et la question est de savoir si on va bien saisir tous ces territoires qui changent d’usages. Je ne crois pas, personnellement, à la patrimonialisation absolue. On n’a pas les moyens pour ça ou alors, sur cinq hectares, pas sur cinq cents. On ne peut pas faire une zone maraîchère sur des milliers d’hectares. Donadieu dit qu’il faudrait faire des parcs mais, de la même manière, on n’en a pas les moyens.
C’est aussi ça cette cogestion territoriale avec ses différents acteurs. J’insiste sur le sens que ça peut reprendre avec une autonomie dans la gestion.
Francine Fort Vous voulez intervenir Jean Viard ?
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Jean Viard Oui. Je dirai juste deux choses. Il y a une volonté de vraie réflexion sur la mise en paysage du monde. Cette mise en paysage qui a été concomitante du développement du tourisme, nous a fait inventer partout des normes du beau qui sont liées aux voyageurs, parce que le propre du paysage c’est d’être décrit par celui qui y passe. Il y a toute une réflexion sur le rapport entre le paysage et l’agora, qui me semble essentielle. Ce que j’appelle « agora », c’est le territoire intime de l’habitant. Le but est de savoir comment on remet de la dynamique sociale là-dedans. Parce que, on est tous d’accord, la norme, c’est le paysage, c’est la ville qui produit des normes, etc. Il y a là un vrai sujet. La deuxième chose que je voulais dire par rapport à ce que vous avez dit, c’est à propos du développement durable. Vous avez dit que c’est une religion. Je ne dirai pas les choses comme ça. On est passé d’une idéologie collective à une autre. Auparavant c’était le progrès, maintenant, on est passé à une autre idéologie collective qui est le développement durable. C’est une idéologie, c’est-à-dire à la fois un outil de transformation des réalités et en même temps un outil d’exclusion ou de destruction. Le problème c’est toujours de se dire que contre l’idéologie de progrès il y avait d’autres discours. Il y avait le discours fasciste notamment. Je rappelle toujours, d’ailleurs, le rapport entre fascisme et nature dans ces discours-là. Il ne faut pas l’oublier.
On est passé d’une idéologie collective à une autre. Auparavant c’était le progrès, maintenant, on est passé à une autre idéologie collective qui est le développement durable.
Francine Fort
Tout à fait. Jean Viard
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Parce qu’il me manque un peu, Hitler, dans ces conversations. Je fais de la provocation mais pas seulement. Je veux dire que c’est compliqué ce genre de discours. Le développement durable c’est autre chose. Dans le développement durable, les gens n’entendent que « vert », pour revenir à ce que l’on disait sur le « verdir ». Le développement durable c’est un rapport de l’homme dans un système de société. Mais c’est une idéologie et en son sein, il doit y avoir des conflits. Des conflits qui sont légitimes. Et c’est le passage d’un champ idéologique à un autre qui est en train de se construire. Il faut faire très attention de ne pas imposer des extrémismes qui sont, évidemment, les porteurs de la mutation. Il est normal que lorsque se produit une mutation de champs idéologiques, il y ait des porteurs extrémistes qui ont vu les choses les premiers et pensent donc qu’ils ont plus raison que les autres. Je crois qu’il faut être attentif à laisser les gens fonctionner. J’habite à la campagne et il y a plein de choses qu’on ne pourrait plus y faire. Moi, j’ai vendu mon exploitation agricole donc ça va, mais il y a une espèce d’imposition de la ville sur ce qui est bien à la campagne. Vous l’avez dit, par exemple, pour les exploitations de grandes surfaces. Je pense que plus le TGV va vite, plus les champs doivent être grands, parce que pour que je les voie, il faut qu’ils aient une certaine taille. On ne peut pas séparer le regard de ces questions. C’est un peu idiot de dire ça mais pas complètement. En TGV, dans une zone très pittoresque, on
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ne voit rien. Il y a toutes ces questions du fait que ça n’existe que dans la relation à l’autre et dans la rencontre des différents acteurs. Il faut qu’il y ait un doute immense. Et c’est ce que j’aime bien dans certaines interventions ici. Faisons attention aux nouvelles certitudes. On est en train de détruire la certitude d’hier sur la ville standard mais en fait on impose une nouvelle standardisation. C’est d’une certaine façon, je pense, un de nos chantiers que de lutter contre cette demande de standardisation. C’est pour ça que je me pose la question de notre projet politique pour la nature. Personnellement, je ne crois pas à une société qui ne travaille que par sondages. Il y a bien des niches culturelles, des pratiques, etc., mais quel est le projet politique qu’on donne comme horizon à la société ? S’il n’y a pas de projet politique, on va produire des sondages ou ressortir de vieilles idéologies. On va nous servir le mythe de la nature, celui de la campagne, celui d’un corps sain, d’un homme sain dans une culture saine, etc. Derrière, on entend des gens, notamment des écolos de Toulon, qui disent qu’il ne faut pas plus d’Arabes que de plantes qui ne viennent pas de la région... Il ne faut pas être naïf sur les segmentations que l’on fait, sur ce qui n’est pas d’ici. L’Arabe n’est pas plus provençal que le platane, lequel garde-t-on ?
Patrick Baudry Je rebondis sur ce qui vient d’être dit. Il y a premièrement ce danger de penser une nature naturelle – ce qui a été dit tout à l’heure – et d’oublier que c’est une terre habitée donc d’emblée « culturée », si je peux m’exprimer ainsi. Je crois qu’en effet il n’est pas mauvais de souligner qu’à l’idée de nature se rattache l’idée de vérité, ce qui est, je trouve, tout à fait inquiétant. La « vérité vraie » engage dans une logique binaire : la bonne nature, la mauvaise culture, la culture aliénante, la nature libérante. C’est un énorme danger que de réfléchir dans cette logique duale. Le nouveau défi c’est d’arriver à poser des mots qui soient un peu ordonnés, et qui ne mettent pas trop d’ordre non plus par rapport à ces réalités complexes. Ce qui m’inquiète aussi du côté de la nature, c’est la revendication d’une origine : le chez-soi ou le chez-nous, le coin qui est très vite le recoin, qui est très vite le repli et la haine de l’autre. Ce qui m’inquiète encore, c’est la notion de nature comme racine qui est liée peut-être à la notion d’origine. On devine, bien sûr, que cet éloge-là de la nature peut être l’éloge des systèmes totalitaires. Je vais raconter deux anecdotes à propos des références faîtes à la nature comme garantie, comme label d’un vrai qui serait beau et bon. J’ai vu une fois dans une grande surface, un camembert, ou plutôt une boîte de camembert sur laquelle il y avait marqué « Camembert campagnard. » Ça m’a fait sourire. Je ne sais pas si ça vous amuse. Je me suis demandé alors si un jour je verrai marqué, sur une boîte de camembert, « camembert de ville », ou, par exemple, « camembert montagnard ».
Francine Fort « Montagnard », ça existe.
Patrick Baudry Oui ? Ou « camembert maritime ». Mais, je me suis dit « camembert campagnard », c’est quand même stupéfiant. Quelle est cette référence à une vraie nature ? Il est vrai qu’il peut y avoir quelque chose de très morbide, ou de mortifère, dans cette nature figée qu’on embellit immédiatement avec cette pratique florale qui est quand même, mortuaire. Jacques Coulon l’a signalé, mais je déforme peutêtre un petit peu le propos. Je vais vous raconter une seconde anecdote. Je suis allé en Crète en 2000. La Crète c’est le village. Pour le Parisien que je suis,
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c’est l’ailleurs où on va – c’est ce qu’on me dit – se ressourcer, voir de l’autre, du pélican et du pêcheur crétois réparant son filet, par exemple. J’étais très intéressé parce que je regarde des cartes postales avec des vues des années 1970, époque à laquelle j’ai connu moi-même la Crète. À l’époque, dominait, me semble-t-il, la carte postale aérienne et les vues d’ensemble. J’ai rapidement fait la différence avec les cartes postales des années 2000 où le gros plan et le détail dominent. Il faut se demander ce qu’on nous met en image. Vous avez, par exemple, l’image d’un pot de fleurs sur un rebord de fenêtre. Vous avez, en même temps, le blanc dont on peut se dire, avec le rebord de la fenêtre qu’il est crétois – il n’y a qu’en Crète qu’il y a un blanc pareil – et un morceau de bleu, crétois, forcément, dans un coin de l’image. On peut se demander comment, quand on est en Crète et qu’on passe de bonnes vacances, on peut envoyer à ses copains un géranium sur un rebord de fenêtre… En général, on est un peu obligé de montrer le lieu : « C’est ici qu’on est. On passe les vacances. C’est très joli… » Parfois vous avez la photographie, en très gros plan, d’un bouton de porte. C’est encore plus stupéfiant. Comment peut-on écrire alors : « On passe de bonnes vacances. Pensons bien à vous chers amis. À bientôt » ? Quand on regarde le bouton de porte on se demande où ils sont. On pourrait se dire qu’il y a une espèce d’esthétisation généralisée de tout et n’importe quoi, le danger de l’infime aussi peut-être. Mais il y a une question que je me pose, c’est disons, celle de la pratique du pratiquant, partir des pieds et de l’œil du passant. Je n’ironiserai pas sur ce type de cartes postales. Elles témoignent finalement d’un regard qui s’est déplacé, qui pense moins en terme d’ensembles peut-être ou de totalité, avec éventuellement ces simplismes et ces caricatures comme la belle Crète, vraiment crétoise, avec ses vrais pécheurs, leurs vrais filets et leurs vrais pélicans. Un ailleurs, où je me retrouve et aussi où je joue du dedans/dehors par rapport à mon propre espace, ma propre spatialité. J’amène ces histoires qui je le sais bien sont toutes anecdotiques parce qu’à mon avis elles posent à leur manière des questions sur le rapport à ladite nature. La reprise qu’en fait notre civilisation urbaine et les ambiguïtés devant lesquelles on se trouve, je crois, aujourd’hui, lorsqu’on réfléchit en termes de natures de villes et pas simplement de nature en ville.
Il peut y avoir quelque chose de très morbide, ou de mortifère, dans cette nature figée qu’on embellit immédiatement avec cette pratique florale.
Un regard qui s’est déplacé et qui pense moins en terme d’ensembles peut-être ou de totalité.
Jacques Coulon Moi, je voyais plus simplement le fait que, dans le cadre actuel, pour faire rêver, on nous montre un détail authentique en sachant que dès qu’on dé zoome, on a à côté de la petite maison crétoise un poste au pyralène. On sait qu’il va être de plus en plus difficile de faire revenir les gens sur d’autres modèles qui ne sont pas valorisant. Si on peut imaginer ça c’est parce qu’aujourd’hui, je crois, la matière a remplacé la forme. La matière fait plus rêver que la forme.
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Jean Viard
Il y a aussi une imposition de l’intime, quand même, qui donne à réfléchir. Francine Fort Elles se vendent mieux celles-là, donc, à un moment donné, il y a des imaginaires, d’un bout à l’autre du monde, qui se retrouvent.
Jacques Coulon Mais la matière est devenue extrêmement importante. Il y a une puissance galopante de la matière.
Jean Viard Oui bien sûr. De la vraie matière par opposition au plastique.
Jacques Coulon Avec la vraie matière, on peut avoir une baraque dégueulasse. Ça fait très longtemps, d’ailleurs, que les promoteurs vendent des bâtiments dégueulasses avec une entrée en or.
Francine Fort Madame Dupouey, de la région Aquitaine qui n’a pas encore parlé.
Marie-Agnès Dupouey Je voudrais juste rebondir, avant de laisser la parole à Monsieur Labatut, sur votre image de la carte postale. J’aime beaucoup votre petite intervention qui, je pense, est très juste. C’est peut-être aussi une richesse aujourd’hui de savoir regarder un peu les détails. Il y a peut-être un poste au pyralène à coté de la maison blanche, mais, moi, je redécouvre tous les jours Bordeaux en levant le nez, en me promenant à vélo et en m’émerveillant sur un encorbellement, sur une pierre qui n’est pas taillée tout à fait droite. Je crois que ça, ça manque. On pourrait envoyer une carte avec un bout de pierre pour dire qu’on est à Bordeaux et nos « chers amis », nos « chers voisins », se demanderaient : « Mais, où est-ce qu’ils ont pu photographier ça ? » Je crois que c’est peut-être aussi une manière d’appréhender le paysage et les lieux qui nous entourent avec un petit peu plus de finesse, un petit peu plus d’attention.
Jean-Louis Labatut Il me semble qu’il y a une ambiguïté qu’on ne lève pas. On ne peut qu’être d’accord sur le danger que représente la nature comme vérité à retrouver, la nature humaine, la « nature nature », etc. Mais la nature, c’est aussi du réel sur lequel on vient se cogner. La cub 257
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C’est plus difficile à définir mais c’est ce qui n’est pas de l’activité humaine. Aujourd’hui, on se cogne contre ce réel. On a voulu croire que la nature nous donnait de façon infinie un certain nombre de choses, qu’on pouvait, au nom de la religion, du progrès, du productivisme ou de la croissance, utiliser sans fin. Or, on se rend compte aujourd’hui que ce n’est pas vrai. La nature a mis des siècles, des siècles et des siècles, à faire du pétrole, à produire des énergies dites non renouvelables, à constituer des matières dites non renouvelables. Ça, ce n’est pas l’activité humaine. C’est une forme qu’on peut quand même appeler naturelle. Ce réel-là, il nous revient en pleine figure. Les productivistes, les marxistes, les capitalistes, tout le monde, a voulu une maîtrise de la nature qui aujourd’hui nous revient en pleine figure. Cette nature répond : « je ne suis pas infinie, si vous continuez comme-ça, je vais peut-être disparaître. »
Jacques Coulon C’est assez important. C’est une question d’échéances. Quand on dit qu’il faut penser à la Terre et à son avenir, je réponds que la Terre a un avenir colossal. C’est nous qui n’avons peut-être pas d’avenir dessus. L’avenir de la Terre, c’est une chose complètement différente. La Terre se fout totalement de tout ce qui se passe et de notre asphyxie. En quelques milliers d’années ou millions d’années tout ça va se réguler. Une phrase de Sartre m’intéressait beaucoup. Il y avait un vase avec des fleurs et quelqu’un dit : « les fleurs manquent d’eau. » Lui voyant ça, répliqua : « Non. Les fleurs fanent. » Nous, comme notre projet c’est qu’elles restent éternellement fraîches, on dit qu’elles manquent d’eau, mais, en fait, elles ne manquent de rien, ne demandent rien à personne. C’est seulement le projet qui veut ça, c’est pour ça que tout est dans le calage des intentions. En termes de paysage, comme en termes de vie, c’est seulement ça. C’est notre projet qui est problématique. On ne détruit rien du tout, on change les conditions de notre survie c’est tout. L’avenir de la Terre n’est pas en jeu.
Francine Fort Tout le monde veut réagir. Allez-y, Audrey Marco, vous n’avez pas encore parlé.
Audrey Marco
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Bonjour à tous, Audrey Marco, écologue. Je voulais revenir sur les idées de nature qui viennent d’être évoquées. À l’heure actuelle, il est vrai que les écologues connaissent très bien les milieux forestiers et les milieux dits naturels. Mais, depuis une dizaine d’années, on se retourne vers des thématiques d’écologie urbaine parce que ce sont des faunes et des flores que l’on méconnaît. C’est une biodiversité qui nous est complètement inconnue en termes de composition, de fonctionnement et de dynamique. On est arrivé à un point où on ne pouvait pas rester sur des définitions qui étaient purement biologiques. Il fallait qu’on les élargisse. Cette notion de nature a des dimensions sociales, mais aussi économiques, par exemple. La flore des jardins a été mon sujet de thèse. J’ai essayé de comprendre comment elle était constituée, notamment celle qui est introduite dans ces espaces, la flore cultivée. Il s’agissait de voir comment elle s’organisait via les pratiques de plantation des jardiniers. Par la suite, j’ai essayé de voir comment des espèces qui avaient été introduites arrivaient à se disperser dans les espaces adjacents, notamment dans les friches. Ceci a été réalisé dans le sud de la France – dans le Luberon – où on observe, dans l’arrièrepays, des zones rurales qui s’urbanisent très fortement. On y
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retrouve des quartiers pavillonnaires qui se densifient énormément et où on va avoir une juxtaposition comme celle que l’on a pu voir dans le Parc des Jalles hier, avec une activité de maraîchage, une forte déprise agricole, mais aussi des espaces boisés de proximité, et une activité périurbaine qui émerge. Ce sont donc de nouvelles flores qui émergent dans ces paysages. Nous, en tant qu’écologues, on veut savoir de quoi elles se constituent, comment elles fonctionnent et quelle serait leur pérennité à long terme. Ce qu’on a pu voir à travers l’étude de cette flore, cultivée, des jardins, c’est qu’elle était le résultat en fait d’une conjonction de facteurs. À la fois de facteurs sociaux, les espèces choisis résultant pour une grande part de l’aspect esthétique qui a été évoqué ce matin à travers la notion de beauté. Mais elle est aussi le résultat des usages qui en était fait, à savoir de l’aspect utilitaire de la plante. On peut planter un mûrier pour son ombrage mais aussi pour des raisons liées à la sociabilité du jardinier et à son réseau social. On a pu voir qu’il y avait énormément de dons et d’échanges de plantes. C’est pour une grosse part des facteurs sociaux qui vont donc intervenir dans la constitution de cette flore. Parallèlement, on a pu voir aussi qu’il y avait une prise en compte très forte de facteurs naturels. Le jardinier va, nécessairement, prendre en compte le climat et le sol puisqu’en région méditerranéenne on a des conditions du milieu qui sont extrêmement drastiques pour la culture. Cette flore se trouve être alors le résultat d’un compromis entre des facteurs sociaux, des facteurs naturels mais aussi, à plus large échelle, avec des facteurs économiques parce que l’offre du marché va conditionner les choix des plantations. Dans ces paysages urbains on va donc, pour ce qu’on a pu observer, retrouver une flore très riche par rapport à celle d’autres milieux. Cette richesse est liée à la forte présence d’espèces exotiques, la plupart du temps introduites volontairement, comme on peut le voir dans les jardins. La richesse floristique des milieux urbains est ainsi liée à la pluralité de ce qu’on a pu évoquer ce matin, de l’histoire, de la sociabilité des gens et ça représente vraiment le support de la nature en ville. Juste à côté, on va avoir des espèces dites spontanées, qui poussent selon une dynamique naturelle. Cette nature est une nature – je reprends le terme qui me convient parfaitement, en tant qu’écologue – d’hybridation. On va avoir une nature domestiquée et en même temps une nature sauvage. C’est cette combinaison des deux qui fait, pour moi, la richesse de la nature. Je ne suis pas attachée à une nature complètement locale, ou encore purement naturelle. Ce qui importe c’est d’essayer de capter la richesse de cette flore révélatrice de l’histoire des villes.
On peut planter un mûrier pour son ombrage mais aussi pour des raisons liées à la sociabilité du jardinier et à son réseau social.
Cette flore se trouve être alors le résultat d’un compromis entre des facteurs sociaux, des facteurs naturels mais aussi, à plus large échelle, avec des facteurs économiques.
Je ne suis pas attachée à une nature complètement locale, ou encore purement naturelle. Ce qui importe c’est d’essayer de capter la richesse de cette flore révélatrice de l’histoire des villes.
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On parlait hier du « TGG », le « tuya-géranium-gazon ». J’ai pu voir dans ces jardins qu’il y avait, effectivement, une production de standard floristique. Mais ce qu’on a pu voir, qui était amusant, c’est que cette norme s’est construite à partir d’un petit nombre d’espèces. On a tendance à dire qu’il y a une standardisation des jardins, une uniformisation esthétique, mais, quand on regarde quantitativement, ça touche une vingtaine d’espèces végétales, en particulier le géranium ou le rosier, alors qu’en fait le regard devrait se poser sur l’hétérogénéité de la flore qui est présente dans ces espaces. On a un regard qui est complètement biaisé parce que qu’il est conditionné, je pense, par l’évolution actuelle des sociétés. Quand on parle de la carte postale qui représente un géranium, je crois qu’on restreint un peu trop la flore qui existe dans ces territoires-là.
Francine Fort Ce que vous dites me fait penser au travail d’Olivier Darné, que certains connaissent peut-être. Il est graphiste, artiste et plasticien à Paris et vit une aventure quasiment amoureuse avec les abeilles. Il a prit la suite d’un monsieur qui avait une ruche posée de manière complètement interdite sur je ne sais plus quel monument public à Paris. Lui, il a développé ça à Saint-Denis. Il y élève donc des abeilles qui font du miel. Il a travaillé avec des chercheurs. Son travail était un petit peu solitaire… Vous avez l’air de le connaître monsieur ?
Alexandre Chemetoff Du miel qui s’appelle « miel béton ».
Francine Fort « Miel béton » exactement. Du miel de béton… Ça a à voir avec tout ce que raconte Audrey Marco. Ce que vous nous racontiez me fait penser à son travail. Au début, il était tout seul, après on a commencé à s’intéresser à lui comme à une espèce de médiateur culturel. Il a travaillé avec des chercheurs du CNRS puis a aussi participé au concours agricole et a obtenu le troisième prix. Sur douze miels. La différence de son miel par rapport au miel traditionnel, qui selon où il est produit peut avoir goût de bruyère ou goût de châtaigner mais avec une permanence dans les saisons, c’est que le sien a son goût qui varie d’un mois à l’autre. Ça a à voir avec tout ce que vous dites. Paris n’est pas la Provence, mais il y a là aussi une certaine richesse de la flore. Il est vrai qu’il ne faut pas diaboliser la ville aujourd’hui, ce qui renvoie d’une manière complètement différente aussi à ce que disait Alexandre Chemetoff. Il est intéressant que vous le disiez aussi d’un point de vue d’écologue. Madame Dupouey nous quitte cette après-midi, et elle voulait intervenir.
Marie-Agnès Dupouey Je ne veux pas prendre la parole alors que tout le monde est affamé, c’est un très mauvais moment, mais il y a quelque chose qui m’a interpellée quand je suis venue à ce séminaire. Le titre en est « Natures de villes ». Avec un « s » à « ville », ça, ça ne m’interpelle pas forcément. Mais un « s » à « nature » ça m’a tout de suite interpellée. Je ne vais pas dresser mon curriculum vitæ, mais, pour moi, être présentée aujourd’hui comme représentante La cub 260
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de la région, c’est assez réducteur dans la mesure où je ne le suis que depuis quelques mois. Je suis en fait une écologue urbaniste qui a travaillé dans une entreprise industrialo-portuaire, le port de Bordeaux, pendant quelques années en tant qu’environnementaliste et urbaniste, et aujourd’hui je suis en charge du tourisme et du patrimoine naturel à la région. Je me suis donc interrogée sur ce que voulait dire ce « s » à « nature ». Il veut d’abord dire, pour moi, que la nature, contrairement à l’approche qu’on en a eu aujourd’hui autour de la table, et que j’ai trouvé très paysagère, très végétale, c’est, en fait, beaucoup de composantes. C’est la flore, c’est celle que vous avez beaucoup abordée, qui a cet usage paysagé. La nature dans la ville, c’est d’abord la flore, les arbres et les fleurs. Elle contribue aussi à l’identité d’un territoire. On le voit avec la Garonne et ses berges. Mais c’est souvent aussi, quand on est un aménageur, une contrainte. Une contrainte lourde. Je pense que vous, en tant qu’aménageurs, vous êtes aussi des conseillers d’aménageurs. Moi, très longtemps, j’ai vécu la nature, au niveau professionnel, comme une contrainte parce qu’aménageur industriel, la nature est une contrainte avant d’être un atout. Mais la nature, c’est aussi la faune, et en ville, ce sont essentiellement ces nuisibles que sont les rats, les pigeons, et je ne vois pas trop de faune positive en ville. Celle qu’on a essayée de nous vendre hier ? Le zoo ? Moi, ça ne me fait pas vraiment rêver. Il y a les chiens, je n’appelle pas ça vraiment des nuisibles mais je ne les aime pas.
Jean Viard
Les animaux, vous ne les aimez pas trop en fait ? Marie-Agnès Dupouey Si, je les adore. Je suis une passionnée d’oiseaux, de poissons aussi.
Jacques Coulon Il y a les grillons, les fameux grillons du métro qu’il n’y a plus maintenant depuis qu’on a plus le droit de fumer. Ils bouffaient les mégots. Il y a aussi les rapaces qui se jettent depuis la tour SaintJacques.
Marie-Agnès Dupouey En ville les animaux sont vécus comme des nuisibles, c’est ce que je veux dire. Les rats je ne les trouve pas spécialement nuisibles. J’en ai un dans mon jardin qui se promène, il ne me gêne pas.
Alexandre Chemetoff
La cathédrale de Bourges est le plus grand nichoir d’oiseaux sauvages de toute la région du Berry. En plein cœur de la ville. La cub 261
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Marie-Agnès Dupouey Oui, par exemple. Mais à Bassens que vous avez visité hier, ils ont des problèmes phénoménaux avec les oiseaux parce qu’en tant que port céréalier, ils ne s’en sortent plus. C’est vraiment un problème de gestion urbaine, pour un port céréalier ou quand on a un site de décharge, comme on a vu au Bourgailh, qui était, apparemment, envahi par les mouettes. C’est sympa une mouette mais quand elle est au-dessus d’une décharge, ça l’est moins. La faune est une composante de la nature, ou des natures, en ville, qui n’existe pas ou existe, je trouve, de façon relativement négative. Il y a un autre aspect qu’on n’a pas du tout abordé avec ce « s » de « natures », c’est l’eau. C’est dommage parce que c’est souvent une composante urbaine forte. On le voit bien, Bordeaux, a construit son renouveau justement sur son fleuve. L’eau, c’est aussi un vecteur, un moyen de transport pour des marchandises. C’est aussi un usage de loisirs important et un élément d’attractivité pour les touristes comme pour les habitants. Dès qu’il y a de l’eau, un lieu devient attractif. On peut aussi parler de l’air, du vent, du sous-sol et du soleil. Le soleil est aussi quelque chose d’important dans l’attractivité et dans la notion de « nature-ville ». On ne construit pas l’attractivité d’un site en dehors de certaines capacités d’ensoleillement. Il y a toute une nature attractive par son climat. En Aquitaine, typiquement, on a une attractivité touristique très forte, parce qu’on dispose d’un patrimoine naturel, d’une nature riche et diversifiée. Mais les années où cette nature est sous la pluie au mois d’août, l’attractivité est beaucoup moins grande. Donc je pense que dans le « s » de « natures », il fallait voir le « s » de soleil. Les natures c’est aussi, de mon point de vue, cette nature urbaine, un petit peu plus périurbaine, rurale, une nature de production, d’agriculture, de sylviculture, de viticulture dans le bordelais, qui reste cependant très artificialisée. C’est de la nature parce qu’on ne peut pas dire que ça n’en est pas. Mais ce n’est pas la nature comme peut-être on l’entend au sens originel du terme. Moi, un champ de maïs ça ne m’évoque pas un grand espace de liberté, ni quelque chose de très bucolique. Il y a, enfin, la vraie nature, la nature sauvage, ce qu’aujourd’hui on appelle des noyaux de diversité, le cœur de ce qui fait notre richesse. Je crois qu’aujourd’hui, l’enjeu pour les décideurs – ce qu’on a un peu évoqué à certains moments – c’est justement d’arriver à faire le lien entre toutes ces natures et de leur trouver une cohérence territoriale et une cohérence dans l’appropriation. On construit beaucoup de choses sur cet attrait de la nature mais il ne faut pas oublier que toutes ces natures ont leurs places. Il faut savoir les mettre en lien. Ce sont les coulées vertes dont on en a parlé un peu hier en partant au Bourgailh. On a traversé une magnifique coulée verte, mais en voiture, parce qu’il y a une infrastructure installée au beau milieu de celle-ci. C’est surprenant. Elle ne gêne pas dans le paysage, mais toutes les autres natures, les animaux, qu’est-ce qu’ils ont fait de cet espace qui est devenu totalement fragmenté du jour au lendemain alors qu’il avait été conservé depuis les années 1970 ? Je pense qu’il y a là un vrai
Je crois qu’aujourd’hui, l’enjeu pour les décideurs – ce qu’on a un peu évoqué à certains moments – c’est justement d’arriver à faire le lien entre toutes ces natures et de leur trouver une cohérence territoriale et une cohérence dans l’appropriation.
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enjeu de société, un vrai enjeu au niveau des décideurs politiques dans la liaison entre toutes ces natures. Voilà, ce « s » m’a beaucoup interpellé et je voulais vous faire part de toutes ces réflexions.
Francine Fort
Merci beaucoup. Jacques Coulon Un mot d’humour pour finir sur cette histoire, parce qu’on ne s’attaque qu’aux problèmes que l’on peut résoudre. Pourquoi tournait-on le dos à l’eau à un moment où elle était polluée dans tous les fleuves ? Parce qu’on ne savait pas ? Il faut quand même penser qu’en 1970, il y avait dans les cartons de l’APUR – l’atelier parisien d’urbanisme – un projet pour faire passer des voies rapides sur tout le fleuve.
Francine Fort Nous avons partout eu ça.
Jacques Coulon Le projet a été dessiné, je ne dirais pas par qui, mais par des architectes qui depuis se revendiquent très écolos. J’ai participé une fois un concours où je présentais un projet en disant que, finalement, on ne s’attaque pas à tous les problèmes. Le maire me disait qu’il fallait tout envisager, alors je lui ai dit : « Voilà. Je ne fais rien sur votre village. Ce que je vous promets simplement, c’est trois mois de soleil tout l’été. » J’ai gagné le concours. Je ne sais pas encore avec quels moyens je m’y attaque, mais on voit bien que cette question-là n’est jamais posée parce qu’évidemment on ne peut pas la résoudre. On ne se pose vraiment que des questions qu’on peut résoudre, c’est pour ça qu’on ne se pose pas assez de questions.
Francine Fort C’est pour ça qu’il est dommage que vous ne soyez pas là cette après-midi. Il y a la question de l’articulation entre privé et public dont on a parlé à propos des jardins maraîchers dont on aurait pu parler à propos de la forêt. Mais vous n’êtes pas là.
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Aprés-Midi Francine Fort Je pense que chacun est intervenu ce matin. En se rappelant que nous sommes ici à l’invitation de La Communauté urbaine de Bordeaux qui n’a pas vocation à organiser des séminaires théoriques et a donc la volonté très claire, ayant des compétences dans le domaine de l’urbanisme, de pouvoir nourrir ses pratiques de ces échanges, pourrait-on, cet après-midi, dans cette heure et demie que nous avons, revenir à la notion de projet? Revenir donc à la notion de projet avec un grand « P ». Je dirais même de projet politique avec un grand « P », au sens où il s’agit de penser le projet pour les gens et que, peut-être, cette notion de diversité, de singularité dont nous a parlée Alexandre Chemetoff, a à voir aussi, par exemple, avec le fait de prendre soin de lieux dont, la plupart du temps, on ne s’occupe pas. Il y a d’autres pistes, plutôt à la périphérie, que je le lance comme ça : prendre soin d’espaces avec parfois des méthodes qui en massacrent les qualités potentielles ou l’existant. Je propose donc ces thèmes : des lieux, des espaces dont on s’occupe moins, ou des méthodes et des démarches qui ne sont pas opérantes. Ces choses ont été évoquées par des personnes très différentes, intellectuels ou théoriciens, que nous avons entendus en séance plénière et qui nous amènent à nous demander s’il ne faut pas s’y prendre autrement et donc, travailler sur cette notion de projet.
Jean-Louis Labatut On ne fait rien de ce qui a été dit. On nous a balancé derrière une table des vérités qu’on avale et dont on ne débat pas du tout. Déjà avant, on n’a pas pu en débattre et, ici, on continue à travailler comme s’il n’y avait rien eu ?
Francine Fort Non, justement. Nous avons entendu des choses. Ou, alors, ça ne change pas vos convictions et vous êtes arrivé avec des choses que vous avez gardées. Ce que je veux recentrer, c’est le but de notre présence ici. Évidemment, vous pouvez dire ce qu’il vous semble pertinent devant cette assemblée. Mais il y a quand même un objectif. J’étais très contente d’être invitée à participer à cette aventure parce que j’avais vraiment le sentiment qu’il y a une envie dans cette Communauté Urbaine de réfléchir à la façon dont le travail se fait. Les organisateurs ont convoqué tous ces points de vue, toutes ces compétences et ces expériences pour pouvoir faire ce travail-là. Votre témoignage servait aussi à ça mais vous pouvez, effectivement, poursuivre dans ce sens en réagissant à ce qui a été dit. Bien sûr, allez-y.
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Ce matin nous avons parlé de « natures des villes ». Nous avons essayé de définir le terme « ville », de le remplacer par « agglomération », « centre urbain », concluant à chaque fois que ce n’était pas satisfaisant mais nous n’avons pas parlé du terme « nature ». J’ai repéré, du coup, un certain nombre d’ambiguïtés qui me paraissent avoir des conséquences que je vais essayer de
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tirer. Je disais à mon voisin – Jacques Coulon – que quand il parle de la photographie, il parle d’une certaine nature, essentialisée, qui est la vérité. La nature dont on parle lorsqu’on évoque la nature des villes, ça peut être ça. Où se trouve la vérité de la ville ? Quelle est sa nature ? Mais il me semble qu’on parle en permanence d’autre chose, de la nature, de ce qui est mais n’est pas de la construction de l’homme, de quelque chose qui très souvent fait retour. L’histoire de la vache folle, par exemple. Il y a des fous qui balancent des protéines animales pour nourrir des vaches, et les vaches deviennent folles. Il y a là quelque chose de la nature qui fait retour. C’est ce que je disais ce matin, on est dans un projet illogique : la religion de la croissance. L’illogisme, là-dedans, c’est de penser que sur un espace fini on va avoir une croissance infinie. La nature fait donc retour et nous dit que les ressources sont limitées, que si nous continuons à urbaniser à tout va et à faire des routes à n’en plus finir, nous ne nourrirons pas neuf milliards d’individus parce qu’il n’y aura plus de terres agricoles. C’est ça la nature dont on parle. Ce n’est pas essentialiste, ce n’est pas la vérité des êtres. Moi, je crois qu’il est important de faire cette distinction. Tout à l’heure, Jean Viard, qui n’est plus là, parlait des khmers verts qui détiendraient la vérité. Or, l’écologie n’est pas une vérité. Ça n’a rien à voir. L’écologie est un renversement. C’est ce que je viens de dire à propos de cette logique qui croit en la possibilité d’une croissance illimitée dans un espace limité. L’écologie vient renverser ce point de vue. Ce n’est pas une vérité, c’est une autre façon de voir le monde dans lequel on vit. Il me semble que si on ne voit pas ce point, on agite toujours les mêmes drapeaux verts, du khmer vert ou d’un totalitarisme vert. Je ne dis pas qu’il n’y a pas ce risque, mais l’essence de l’écologie n’est pas là. C’est tenter ce qui est le plus difficile dans un système de référence : essayer de le voir autrement qu’il n’est. Ce matin, André Fleury prenait un exemple et disait qu’il n’y aura pas de terres suffisantes autour de Berlin pour nourrir les habitants de la ville et qu’il faudra artificialiser l’agriculture. Si je ne me trompe pas.
L’écologie vient renverser ce point de vue. Ce n’est pas une vérité, c’est une autre façon de voir le monde dans lequel on vit.
André Fleury Oui. Ce n’était pas à propos de Berlin mais c’est bien de ça qu’il s’agit.
Jean-Louis Labatut C’est ça l’impossibilité de sortir d’un système, le raisonnement religieux. Je pose cette question de façon provocatrice : pourquoi nourrir les gens de Berlin ? Moi, pourquoi m’en préoccuperai-je ? Je ne me préoccupe pas de nourrir les Éthiopiens. Savoir s’ils mangent ou pas aujourd’hui, je ne m’en préoccupe pas. Tout ça dépend d’un système de références particulier et on ne peut pas en sortir parce qu’on a des logiques, à mon avis, religieuses. Voilà ce que je voulais dire.
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André Fleury Je pense qu’il ne faut pas entamer des débats particuliers comme celui de la vache folle. Il y a maintenant plus de dix ans que les vaches ont oublié d’être folles. Il y a une émotion qui s’est levée à l’époque et on a agité des drapeaux terrorisants en disant que tout le monde allait contracter la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Ça explique le doute qu’ont un bon nombre de gens à propos de l’épidémie de grippe. Actuellement, on ne sait pas très bien si c’est de l’intox – comme le disait le Nouvel Observateur en couverture – ou si c’est de la prévision, du futur immédiat.
Jean-Louis Labatut Je ne parle pas de pandémie mais de la maladie de CreutzfeldtJakob. La vache est devenue folle.
André Fleury Que vous ayez raison de poser la question en termes, disons, de décroissance, soit. Je pense qu’il y a, effectivement, toute une interrogation ne serait-ce que sur la mesure de la croissance à avoir. Le gouvernement vient de nommer une commission pour examiner cette question. Au fond, qu’est-ce que c’est que ce produit national brut, qui baisse, pour reprendre le vieil exemple d’Alfred Sauvy, lorsqu’un homme épouse sa femme de ménage ? Mais revenons à cette question de la décroissance. Les neuf milliards d’habitants du monde en 2050 n’existent pas tous actuellement, il y en a sept milliards et demi qui existent et on ne peut pas leur couper le cou. Ou plutôt on peut leur couper le cou, c’est simple, on ne peut nourrir que trois milliards de personnes…
Jean-Louis Labatut
Mais il y en a plus de la moitié qui actuellement ne mange pas à leur faim. André Fleury
L’enjeu qu’on se donne, c’est quand même de nourrir tout le monde. Jean-Louis Labatut Ce n’est pas le cas aujourd’hui, dans un système productiviste.
André Fleury C’est bien l’enjeu qu’on se donne.
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Jean-Louis Labatut C’est ce qu’on se raconte. Ce n’est pas ce qu’on fait.
André Fleury Non. Ce n’est pas ce qu’on se raconte. Vous demandez comment sont nourris les Éthiopiens. La question est intéressante et il ne faut pas avoir une réponse trop simple.
Jean-Louis Labatut Je ne le crois pas non plus.
André Fleury J’arrête là-dessus, c’était une simple réaction.
Jean-Baptiste Lestra Je voulais réagir un petit peu parce que ce matin nous avons beaucoup parlé d’agriculture et de l’idée de nature. Je pense qu’on peut continuer encore tout l’après-midi sur ce que chacun en pense. Mais, personnellement, ça m’importe assez peu. Ça m’empêche plutôt d’avancer et de travailler. Ce que je vois, c’est qu’on nous a invités ici, que nous sommes allés ensemble sur des sites, qu’il y a des questions qui nous sont posées et que, visiblement, il y a des attentes à propos de ces lieux et sur un certain nombre de thèmes. Aujourd’hui on nous pose la question des usages à l’échelle de l’agglomération. Est-ce qu’on peut répondre à ça ? Je vais essayer à mon très petit niveau. Mais il faut peut-être réagir à ce que nous avons entendu. Il y a eu des interventions de très grande qualité. En tant que jeune concepteur, à chaque fois que j’entends Jean Viard ou que je lis un de ses livres, à chaque fois, je tombe des nues en me disant que c’est incroyable. C’est incroyable qu’en tant que faiseurs d’espaces, en tant qu’aménageurs, nous continuions à exercer nos métiers sans prendre en compte la richesse, la densité et la précision de son propos. Pour moi, c’est vraiment un défi à relever, et la barre est placée assez haut. Cette question des usages de la société et de ses mutations n’a pas du tout été actualisée dans nos pratiques de paysagistes et d’urbanistes ou seulement par un très petit nombre. En tout cas, je le prends comme un défi pour moi-même. Comment répondre à ces usages ? Ce matin nous avons commencé en nous demandant s’il y a une corrélation entre les lieux dont on parle, ces espaces, ces situations construites et les demandes d’usages, les usages réels, les usages qu’on peut observer. Est-ce que l’un précède l’autre ? Est-ce que c’est la condition ouvrière qui a fabriqué Nogent-sur-Marne ou est-ce l’inverse ? Aujourd’hui pour donner certaines qualités à des lieux, pouvons-nous réunir les conditions nécessaires pour que ces usages
Cette question des usages de la société et de ses mutations n’a pas du tout été actualisée dans nos pratiques de paysagistes et d’urbanistes ou seulement par un très petit nombre.
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adviennent à nouveau ou que d’autres usages puissent advenir ? Il faut se poser cette question à laquelle il y a un certain nombre de réponses. Il y a des stratégies mises en place lorsqu’on ne sait pas répondre à ces questions. Par exemple, offrir le plus possible. C’est une stratégie qu’on a vu se développer récemment, au bénéfice du doute, en sachant, comme le disait Jacques Coulon, qu’on ne peut pas prévoir les usages et qu’on est constamment en retard sur la façon dont les espaces sont appropriés. Au bénéfice du doute, donc, en ne sachant pas ce qui va se passer réellement, offrons plus que la commande, dimensionnons généreusement nos espaces, offrons un support, une matrice qui soit assez polyvalente pour que puisse, comme je le disais ce matin, se développer un maximum de choses dans les espaces qu’on crée. Voilà une des réponses possibles. Je pense que nous pourrions parler aussi d’une forme d’intensification des lieux. Je pense au Bourgailh que nous avons visité hier en frange de ville, à ce territoire complètement hybride qui est, en fait, un vrai collage urbain. Nous pouvons nous poser la question des possibilités de ce territoire-là. Comment peut-il nous offrir un maximum de possibilités, d’échappatoires et de parcours ? Jean Viard, ce matin, disait qu’il faut que l’espace public donne le choix. On se rend bien compte qu’il y a des territoires plus poreux que d’autres, plus intéressants que d’autres, des territoires où on a plus de choix, plus de possibilités alors d’autres sont très bloqués. Ça peut aussi être une piste. Il faut savoir comment on élève la richesse en possibilités d’une zone, d’un endroit, d’un quartier. Je ne sais pas pour autant comment répondre, mais, en tous cas, regardons le Bourgailh parce que bien souvent les questions qu’on se pose au quatorzième étage d’une tour paraissent moins compliquées lorsque l’on descend un petit peu, même lorsqu’il s’agit de conflits d’usages. Quand on commence à regarder réellement comment les choses se déroulent et qu’on intègre la dimension du temps, la discussion, etc., on se rend compte que les conflits d’usages peuvent se régler, souvent, assez facilement. Le Bourgailh, aujourd’hui, c’est un site qui est entre deux et c’est très intéressant de nous avoir emmenés là-bas parce que justement il est en train de se bloquer complètement. Je lis, personnellement, cet espace comme une sorte de coulée verte, de réserve foncière qui a été faite dans les années 1970 et qui rentre dans l’agglomération. Il répond donc exactement à nos schémas d’urbanisme, à la volonté d’ancrer le territoire dans sa géographie en sachant que tout l’ouest bordelais est complètement plat, qu’il y a très peu d’accroches. À l’est, il y a les coteaux et la Garonne comme lieux d’accroche. À l’ouest, c’est comme dans l’est lyonnais – moi qui vient de Lyon je sais qu’on a exactement le même problème – il y a quelques buttes morainiques qu’ont laissé les glaciers et sur lesquelles on peut à peu près s’accrocher, sinon, il ne se passe rien : c’est la « mortadelle » urbaine. C’est donc exactement le même défi dans l’ouest bordelais. Cette coulée verte donne l’opportunité d’aller peut-être jusqu’à un parking relais, jusqu’à un tramway qui pourrait faire ce lien entre la ville anisotrope, la ville qui s’est développée un peu dans tous les sens, et puis son arrière pays. Ce serait génial. Mais, justement, au lieu de jonctions situées exactement, comme aujourd’hui, au niveau
Je ne sais pas pour autant comment répondre, mais, en tous cas, regardons le Bourgailh parce que bien souvent les questions qu’on se pose au quatorzième étage d’une tour paraissent moins compliquées lorsque l’on descend un petit peu, même lorsqu’il s’agit de conflits d’usages.
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de la rocade, les choses sont en train de se fermer et on est peutêtre en train de perdre l’occasion de faire ce lien entre la ville et la forêt des Landes. Ce qui est dangereux là-dedans, c’est qu’on prend l’idée de nature comme un cache-sexe, un alibi pour noyer tout ça dans une espèce de flou qui permet de masquer les vrais enjeux. Jacques Coulon parlait du vert et de son instrumentalisation, je crois que c’est exactement ce qui se passe. J’ai l’impression quand on regarde les projets en cours pour cet endroit, qu’on nous dit : « tout ça, de toute façon, sera sous la forêt. On va tout glisser sous la forêt. » La forêt, c’est une espèce de moumoute verte qui peut tout accepter. On va compiler une zone d’activité avec de la forêt au-dessus, créer un zoo fermé et payant, un parc d’attraction avec la forêt au-dessus ; de toute façon la forêt est une donnée générique qui couvre tout et qui donne la possibilité, à chaque fois qu’on en prend un bout, de le restituer ailleurs. On n’est jamais nulle part, on est toujours dans le principe d’un édredon vert qui recouvre le paysage. Je pense qu’il faudrait réagir à ça. Sur ce territoire, j’ai l’impression, en faisant l’actualisation des projets en cours, que ça se cartographie, ça se dessine et qu’on arrive à savoir exactement ce qu’on est en train de faire, ce qu’on a réellement envie de défendre ou de ne pas défendre. Est-ce qu’on a réellement envie que cet endroit-là soit un peu riche et qu’on puisse le parcourir à pied ou en vélo ? Ou est-ce que ça demeurera définitivement une série de poches juxtaposées : qu’il y aura la zone d’activité avec son rond point… la ville franchisée en quelque sorte. Tout ça a été décrit : des poches connectées les unes les autres avec des interstices sans qualité. Moi, les enjeux d’usages que je vois sur le site du Bourgailh sont brûlants. Je ne sais pas du tout y répondre mais ils se posent de cette façon.
Ce qui est dangereux là-dedans, c’est qu’on prend l’idée de nature comme un cache-sexe, un alibi pour noyer tout ça dans une espèce de flou qui permet de masquer les vrais enjeux.
Francine Fort On peut peut-être continuer dans cette voie. Tu parles de « la ville franchisée » avec une véritable volonté d’améliorer, alors qu’on fait des choses terribles, on le voit très bien.
Jean-Baptiste Lestra C’est concomitant. C’est ce que disait Alexandre Chemetoff ce matin.
Francine Fort Ça a à voir aussi avec les procédures, les modes d’interventions.
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Jean-Baptiste Lestra Tout à fait. Il y a plusieurs villes qui peuvent coexister. La ville contractualisée peut, effectivement, exister, pourquoi pas. On a le parc des Oiseaux en région lyonnaise qui est un exemple de zoo de nouvelle génération, payant, paysagé, qui répond à une certaine demande. Ça peut exister à cet endroit-là et ça peut coexister avec une générosité de l’espace public ouvert, accessible, non-clôturé, mais ça suppose qu’on sache où on va et ce qu’on est en train de faire, c’est-à-dire qu’on ne se voile pas la face sur les projets en cours.
Francine Fort Tu n’as pas du tout parlé ce matin David. Tu es nouveau à Bordeaux, nouveau à l’Agence d’urbanisme qui aide les collectivités dans les projets.
David Haudiquet Je suis un peu gêné parce que je n’ai pas grand-chose à ajouter à l’intervention de Jean-Baptiste. Elle était assez juste. Il faut savoir que c’est une des choses sur lesquelles on revient, en gros, au moins une fois par mois. Que faisons-nous dans ces lieux ? Nous tentons de préserver dans la ville des espaces dits de nature. C’est un objectif qui existe depuis les années 1970. Les coulées vertes datent de ces années, avec des préoccupations, étonnamment, assez proches de celles que nous avons aujourd’hui. Sauf qu’il y a trente ou quarante ans, cette coulée verte était aussi juste à côté de beaucoup plus de routes.
Francine Fort Donc ça n’a pas suffit de cartographier, d’identifier.
David Haudiquet En effet la cartographie n’a pas suffit. On fait des coulées vertes et on y autorise un certain nombre de choses. On se demande toujours, en fait, ce qu’on va pouvoir faire et la question des usages, du coup, je l’ai trouvée amusante ce matin. J’ai l’impression qu’il faut donner des usages aux lieux et surtout aux espaces dits naturels – que j’appelle plutôt des espaces de nature parce qu’ils représentent une petite concrétion de nature qui se promène mais qu’ils n’ont plus rien de naturels. Je suis toujours surpris de voir qu’il faut fabriquer des programmes avec des usages pour ces espaces et qu’on se demande toujours la valeur d’usages de ces lieux-là, le service qu’ils rendent alors qu’en fait, ce matin, Jacques Coulon nous indiquait que les usages changent très vite. Personnellement, je me demande comment garder des lieux sans leur affecter d’usages, de fonctions, de programmes. À l’inverse de la coulée verte dans laquelle il fallait mettre des choses, en mettre même le plus possible pour arriver à la rentabiliser. C’est une vraie question pour moi.
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Audrey Marco Je voulais intervenir sur la question des usages. Ce qui me surprend un petit peu dans cette notion, c’est qu’on n’envisage pas la notion d’échelle. Nous avons pu voir qu’ils opéraient pourtant à différentes échelles, celle relevant du privé avec la personne dans son jardin, mais aussi à l’échelle de la ville ou celle du territoire. Il y a donc une pluralité d’usages et pour y répondre, il faut, me semble-t-il, envisager ces distances à la fois spatiales – du centre urbain jusqu’à la périphérie et peut-être au-delà – mais aussi temporelles qui manquent dans la notion de projet et pour répondre à la question de l’empreinte écologique. Les systèmes vivants trouvent un certain état d’équilibre de fonctionnement dans une échelle qui est à la fois spatiale et temporelle. Mais il y a une troisième échelle qui est celle de la verticalité. La colonne qui va du sol jusqu’à l’air. Dans quelle dimension l’envisage-t-on ? Là encore, pour les organismes vivants on va travailler de l’échelle des micro-communautés d’insectes, à l’échelle des oiseaux, comme, aussi, avec tous les éléments physiques du biotope : l’air, l’eau etc. Je pense que cette notion de pluralité des usages, qui a été évoquée, cette richesse, doit s’envisager dans la notion de projets à travers l’appréhension de ces trois dimensions pour répondre, je pense, dans des perspectives de systèmes écologiques à des choses qui soient beaucoup plus durables. Nous avons pu voir aussi que cette idéologie du développement durable s’envisage dans l’échelle espace-temps et pour moi la communauté du vivant ne s’envisagera dans le long terme que sous cet aspect-là.
Jacques Coulon Il est vrai que ce matin, nous avons balayé un peu largement les choses – moi en tout cas – et d’une manière un peu archaïque, sans entrer dans beaucoup de finesse. Il serait assez intéressant d’entrer dans l’histoire du projet du Bourgailh parce qu’en fouillant dans le détail on comprendrait le risque qui est en train d’être pris. Le déclencheur réel de ce projet n’était pas une intention mais un état de fait qui s’est installé, c’est plutôt un abandon de planification que l’inverse. Ce sont des logiques successives : on a besoin d’une surface pour déposer ; on la trouve dans un endroit où il n’y a pas trop d’urbanisation ; on protège cette surface ; du coup elle devient disponible, et après un certain temps, comme par hasard, ça devient intéressant. On peut difficilement discuter dans une Communauté Urbaine de l’avantage des projets où rien n’a été fait. On ne peut pas dire : « Prenons exemple sur là où nous n’avons rien fait et attendons que des hasards merveilleux fassent qu’il y ait tout à coup quelque chose d’intéressant. » Parce que ça arrive de temps en temps.
On peut difficilement discuter dans une Communauté Urbaine de l’avantage des projets où rien n’a été fait. Je pense, à une échelle beaucoup plus large, à la destruction liée à la planification de l’équipement qu’a causé assez largement le système viaire en France. En Italie, où il n’y avait pas cette défense urbanistique, il y a eu moins de choses abîmées. Ça a été tellement compliqué que beaucoup de choses n’ont pas pu passer et qu’il y avait donc du temps pour réfléchir. Finalement, cette planification a laissé la porte ouverte à une intention première qui était seulement de faire circuler. Aujourd’hui nous avons encore pour seule logique forte et structurée, la question de la voie. Si on regarde la forêt du
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Bourgailh, on voit que tout ce qui est en train de s’aménager en complément est en train de minimiser l’impact de base positif qu’il y avait dans le hasard de cette situation. Au fur et à mesure que tout se dessine, on voit revenir des ronds-points, des routes qui s’élargissent, des voies pour vélos qui sont les mêmes qu’en ville et qui ne sont pas redistribuées au nom d’une règle : on ne se rend pas compte qu’on entre dans quelque chose d’autre, avec malgré tout comme seule homogénéité, celle de la circulation automobile qu’accompagne dans un premier temps le vélo.
Francine Fort Et le mobilier urbain ? Ce n’est qu’un exemple.
Jacques Coulon Ou le mobilier urbain. Mais la logique qui s’installe est celle de la voie. Tout ce qui va l’accompagner vient en second. Il n’a jamais été possible d’avoir un projet global cohérent sur la colline elle-même : un projet a été mené sous maîtrise d’ouvrage de La Communauté urbaine de Bordeaux et le projet de la forêt a été réalisé sous maîtrise d’ouvrage de la ville de Pessac. Il y avait une interrelation mais il n’y a jamais eu de leadership et personne ne peut dire : « J’ai réfléchi ensemble aux deux. » Les deux projets ont avancé en parallèle dans une espèce de lutte et, finalement, chacun gardait ses prérogatives. C’est une vraie question qui est posée là. On n’a pas su constituer une réelle hiérarchie pour défendre l’intention de base qui était cette chose fantastique : conserver cette colline. Il y a, en tout, presque trente-cinq hectares disponibles avec la relation au cimetière et l’ensemble de la forêt. Il faut fouiller pour comprendre pourquoi ça n’a pas été possible. Je pense que c’est un problème structurel qui n’est pas propre à La Communauté urbaine de Bordeaux. C’est un exemple qui peut être généralisé. Il y a une idée qui n’arrive pas à trouver de leader. Quand on monte structurellement dans une organisation comme La Cub, il faut savoir qu’au bout d’un moment la charge va être redistribué à ceux qui font la route, simplement parce qu’ils sont le poids financier le plus fort et que celui qui dirige c’est celui qui dépense le plus d’argent. Dans des situations paysagères comme celle-là, il faudrait peut-être poser que ce qui ne coûte rien peut devenir ce qui est directif. Jamais ça ne fonctionne de cette manière et je pense qu’il y a là une faille énorme. Les questions d’écologie au sens large, et les questions de paysage qui sont déjà de l’aménagement, sont, du coup, plutôt sont prises en sens inverse de celui dans lequel on devrait les prendre. C’est un grand projet de savoir ce qui nous intéresse dans cet endroit. Est-ce qu’il faut conserver ou replanter ? Est-ce qu’il faut faire une grande structure ? Si oui, de quelle manière l’aborde-t-on ? Et comment la viabilise-t-on ? Mais c’est toujours un processus inverse qui s’installe à cause d’une hiérarchie financière liée au travail. Toutes les structures sont montées de cette façon.
On n’a pas su constituer une réelle hiérarchie pour défendre l’intention de base qui était cette chose fantastique : conserver cette colline.
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Il faut que la personne qui décide ne soit pas liée à une structure mais soit liée à une intention et ça n’existe que très rarement dans les projets.
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Le chef le plus puissant, c’est celui qui dirige l’endroit où le plus d’argent est dépensé. C’est ainsi. Sur le plan théorique, on peut avoir une idée qui n’implique pas de travaux mais qui est complètement directive par rapport aux projets majeurs. C’est ce qui risque de se passer sur le Bourgailh où il y a un phénomène de découverte. C’est intéressant mais on va l’équiper, et là, il va nous tomber dessus toute la structure habituelle en termes d’équipements. Je me suis déjà battu sur la question des pistes cyclables situées sur les abords du parc et qui sont très, très mal traitées ; sans obtenir l’ombre d’un résultat. On ne peut pas imaginer, quand on arrive-là, qu’on va sur un parc. Il n’a pas été pris en compte, même au niveau du stationnement. Il y a un problème de segmentation des décisions qui fait que la cohérence n’arrive pas à s’installer. Il faut que la personne qui décide ne soit pas liée à une structure mais soit liée à une intention et ça n’existe que très rarement dans les projets.
Francine Fort Justement, je voulais interroger Almut Jirku. Comment ça se passe en Allemagne ? J’imagine qu’il y a des procédures établies. Mais lorsque vous voulez intervenir d’une manière différente, il y a sûrement aussi des expérimentations. Pour des aménagements, sur des microprojets, comment ça marche ? Est-ce que vous ne bousculez pas les procédures habituelles sur certains projets publics ? Vous avez parlé tout à l’heure de cogestion, de projets où vous accompagnez des initiatives de cogestion.
Almut Jirku Des médiateurs et des publicitaires, et des événements qui font venir les ruraux, les gens de la périphérie, les gens du centre-ville, qui, il me semble, ne se connaissent pas beaucoup les uns les autres – comme à Berlin. Une autre chose très importante, à mon avis, c’est d’avoir un système de chemins qui va du centre-ville jusqu’à la périphérie pour les gens qui aiment faire du vélo. Pour ça il est important d’avoir un système de signalétique bien fait et lisible. On peut ainsi forger de nouvelles images dans la tête des citoyens et, peut-être, par là, réaliser quelque chose de nouveau. Car il faut aussi changer l’image que l’on a des paysages pour entreprendre des expériences avec succès. Les gens attendent toujours un paysage qui ressemble à un parc anglais, ils veulent qu’on encadre le château… en périphérie, on encadre plutôt les châteaux d’eau. Il faut vraiment créer de nouvelles images, autrement nous ne réussirons pas.
Jacques Coulon Cette notion de communication est, en effet, très importante. Il y a un vrai problème sur ce plan-là et sans doute déjà pour faire démarrer les projets. Il y a parfois une personnalité très forte qui communique directement avec les décideurs, au plus haut niveau, mais alors c’est un problème pour la relation entre les services. Il faut quelqu’un, au bout d’un moment, qui fasse avancer une idée, les paysagistes ne sont peut-être pas armés pour cette communication. Nous pourrions peut-être admettre qu’elle ne fait pas partie de notre métier. Aujourd’hui nous nous sommes bien adaptés à ce que n’importe qui fasse des rendus informatiques et des photomontages pour raconter un projet. Ce n’est pas le paysagiste qui le fait mais quelqu’un dont c’est le métier. On pourrait imaginer, y compris pour la communication politique, qu’il y ait quelqu’un qui soit une espèce de communicant de projet. Je me rappelle des premières expériences dans ce domaine. Il y a très longtemps, pour un grand concours, c’est Andrault et Parrat qui
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avaient lancé ça. Pour présenter leur projet ils n’étaient pas allés à l’oral – il y avait des oraux à ce moment-là –, ils avaient envoyé Léon Zitrone.
Francine Fort On voit ce que ça a produit d’ailleurs.
Jacques Coulon Lui, il disait : « De toute façon, ce que je n’ai pas compris de votre projet, ceux à qui je vais en parler ne le comprendrons pas non plus. » Il faut réfléchir aussi aux limites de ce que nous pouvons faire passer. Je pourrai parler de ce projet. J’ai beaucoup discuté avec Alain Rousset au moment du projet et il n’est pas sûr qu’on se soit totalement compris. Le temps imparti était trop court. Ce qui a manqué pour qu’il se développe – même si c’est peut-être rattrapable d’une certaine manière, bien je ne sache pas comment – c’est effectivement une direction unique qui n’a jamais être prise. On a actuellement, au moins, trois directions différentes sur cet espace qui est comme une terre à conquérir. Mais, au final, ce n’est sans doute pas vraiment le problème parce qu’un site comme celui-là a quand même une dynamique personnelle qu’on ne peut pas relier à un projet unique. Il y a plutôt, pour l’instant, plusieurs projets qui sont mal articulés entre eux, ce qui peut être catastrophique. Ils peuvent s’entrenuire. Il y a un nouveau montage sur les projets à grande échelle qui engage plusieurs types de fonctionnement et on ne peut pas le réduire selon le vouloir de chacun des modèles. C’est une grosse question à laquelle je ne sais pas comment répondre.
Francine Fort Ce qui m’intéresse dans ce qu’a dit Almut Jirku, c’est cette idée qu’un projet fini peut faire exemple. Deux cas peuvent le montrer. Le premier c’est l’île de Nantes où les interventions sont très peu visibles alors qu’elles ont eu lieu et qu’elles ont fait que ça a existé, que les pratiques se sont ouvertes et que le projet à commencé à prendre corps. Le second exemple, ce sont les quais de Bordeaux. Réaménagés, ils ont complètement transformé la ville. Les gens se les sont totalement appropriés. Quoi de plus naturel que de se promener au bord de l’eau. C’est tellement naturel que les gens ont commencé à regarder la ville, même bien avant que l’aménagement ne soit celui qui existe maintenant parce que c’était déjà ouvert à la promenade. J’aimerai qu’à ce moment-là, Alexandre parle, s’il le veut bien.
Alexandre Chemetoff
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Je crois que si nous discutons de tout ça à l’invitation de la Communauté Urbaine et qu’on nous envoie nous promener sur ces sites, c’est pour être en mesure de faire une sorte de proposition plus ou moins méthodologique. La question qu’on pourrait se poser dès lors, c’est celle de la ville étendue – que certains ont appelé « cité », d’autres « territoire urbanisé » – qui contient 50 % d’espaces non bâtis, naturels, ou dans lesquels la dimension naturelle existe plus fortement qu’ailleurs. Nous avons compris qu’il y avait là un problème de gestion, d’entretien, d’intervention, comme cela a été dit à propos de l’agriculture de proximité. De plus, la façon même de représenter, d’agir sur ces territoires est encore complètement inspirée par une politique de protection. Ça demeure un territoire négatif par rapport à un positif qui serait celui du projet
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Je pense que la plupart des sites dont nous parlons posent le même type de problèmes et renvoient à une logique totalement liée aux autres thématiques. Comment habite-t-on ? Comment cultive-t-on ? Comment se déplace-ton ?
et du développement de la construction. Je pense que cette dissociation est assez néfaste et devient un peu problématique. Ce que j’appréciais dans la visite que nous avons faite, hier, sur le marais, c’est qu’elle a permis de ne pas isoler la partie naturelle de ce marais du reste. Pour en comprendre le système on n’a pas cessé d’en explorer les limites, le bourrelet, de comprendre le régime du fleuve et l’histoire de ces éléments, sa gestion, la quantité d’animaux qui était admise à paître, etc. Je pense que la plupart des sites dont nous parlons posent le même type de problèmes et renvoient à une logique totalement liée aux autres thématiques. Comment habite-t-on ? Comment cultive-ton ? Comment se déplace-t-on ? Parce que nous ne pouvons pas séparer tout d’un coup ce domaine du reste. C’est la séparation, en compétences, en services, en responsabilités politiques, qui finit par être presque à l’origine du problème, car l’histoire de ces sites dans leurs interrelations montre qu’ils sont totalement reliés aux autres espaces. Ma question, alors, c’est de savoir comment nous pouvons arriver à nous mettre en position d’agir à l’échelle de ces territoires. Et d’une certaine façon, sans attendre, dans un délai qui s’inscrit dans un horizon de moins de quatre ou cinq ans. Ce qui me frappe beaucoup c’est que toutes ces démarches, pour ce que j’en sais, s’inscrivent dans un temps extrêmement long et, en même temps, quand on les décrit, elles sont dans un rapport très immédiat, quotidien, où les problèmes qui se posent ne s’inscrivent pas du tout dans un temps si long que ça. Par ailleurs, les projets qui se développent à la frange, à la marge ou sur les cotés sont à très court terme. Comment faisons-nous, dès lors, revenir cette préoccupation pour ce territoire qui devient comme une tâche blanche presque isolée comme telle sur la carte ? Comment le faisons-nous revenir dans l’espace banal qui serait l’espace du projet pour n’en être plus exclu ? Comment faisons-nous pour envisager un très court terme et non plus une durée éloignant tellement le moment où on va agir ? Du moment du constat de la nécessité de préserver, de cultiver, au moment où on prend la décision au moment où on retourne sur les lieux, on est déjà plus tout à fait au même endroit. La question presque essentielle pour ce propos c’est celle du cantonnier, de qui organise. C’est la question de l’intendant dans cette ville où le mot prend un sens particulier. Il doit y avoir un intendant de ces espaces. Je pense que c’est, d’une certaine façon, ce qui permettrait, peutêtre pas de réconcilier, mais, en tout cas, de mettre côte à côte les opinions exprimées. Il y a sinon une espèce de débat théorique pour savoir si ce qui importe c’est la nature ou pas, s’il faut une mise en culture ou pas, et le temps passe rendant cette discussion presque obsolète. En fait, il faudrait demander la nature pour tout de suite, la nature en ville maintenant, pas demain dans une espèce de projet à long terme. C’est ce que nous avons vu hier sur le marais : les troupeaux, le curage des fossés, la réouverture des
Du moment du constat de la nécessité de préserver, de cultiver, au moment où on prend la décision, au moment où on retourne sur les lieux, on est déjà plus tout à fait au même endroit.
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chemins. On sent que tout ça, finalement, fait partie d’une sorte de travail d’intendant, d’intendant-cantonnier, de paysan urbain ou je ne sais pas comment il faudrait l’appeler. Comme toujours, les gens importants s’occupent de choses importantes alors qu’ils devraient peut-être s’occuper de choses apparemment moins importantes, de cette gestion du territoire. Ça la remettrait dans un rapport plus immédiat aux choses. L’entretien c’est ce qui fait la qualité d’une campagne qui est finalement un espace en perpétuels travaux au gré des saisons. On pourrait admettre de même, au fond, que la ville est aussi un espace en perpétuels travaux et qu’il y a une espèce d’entretien continu, à l’échelle d’une ville étendue, dans lequel on peut inventer des pratiques, y compris des pratiques liées à la maintenance. Il y a des idées de programmes qui tout d’un coup deviennent concordantes avec des idées d’entretien ou d’accompagnement du développement. Ça pourrait être vrai aussi vis-à-vis d’espaces aménagés. Je pense, que cela serait très intéressant de poser cette question à ceux qui l’ont fait, notamment Michel Corajoud sur les quais. Savoir comment dans l’entretien, dans la gestion, même transitoire, de tout ça, on arrive à inventer, tout de suite, une façon de partager, de cultiver d’entretenir et de créer des fonctions, de corriger des choses. Ça a été dit, par exemple, à propos du jardin botanique et de son ouverture sur le fleuve. On pourrait envisager, ça ne devrait pas être tellement compliqué, de revenir sur les choses, de les amender. C’est une culture différente, qui arrête de considérer que les projets sont conçus, s’exécutent – pour reprendre ce terme un peu malheureux – et passent ensuite dans un autre service qui s’assure de leur maintenance. Il faudrait peut-être essayer, au contraire, de fondre ces lignes budgétaires pour faire en sorte que des gens, par exemple des architectes, s’occupent du suivi des bâtiments une fois qu’ils sont habités et les jardiniers de la vie des jardins. Je vois la photo du bâtiment de Lacaton et Vassal. On sait bien que les rosiers n’y poussent que parce qu’a été mis en place un système qui fait que la personne chargée de les entretenir est devenue presque dépositaire de la continuité de ce projet. Or, cette idée de la transmission, elle est au cœur de la question dont nous parlons. Elle déplace l’habitude que nous avons du projet dur et solide où des travaux sont faits puis les élus pris en photo quand ils sont terminés, la pioche sur le tas de sable comme Tartarin de Tarascon. Pour entrer dans une autre culture de l’entretien de la ville, c’est ce qu’il faudrait effectivement. Ça peut avoir des effets extrêmement forts y compris dans les changements transitoires d’usages. Des moments où, tout d’un coup, on condamne la circulation sur une rue pour imaginer d’autres usages. Ça va de pair, en même temps, avec l’idée de manifestation festive et la décision d’un autre rapport avec l’entretien de la communication. On voit bien que ça s’articule toujours. C’est ce que nous avons fait à Grenoble, dans le parc, quand la ville n’avait pas le budget nécessaire pour les jeux d’enfants. Nous avons pris le budget dévolu à la communication pour faire venir des jeux temporaires l’été. Je pense qu’il y a vraiment un mode d’action plus immédiat à envisager. C’est, d’une certaine façon, très accessible et réalisable avec une dépense infiniment plus mesurée.
On sent que tout ça, finalement, fait partie d’une sorte de travail d’intendant, d’intendantcantonnier, de paysan urbain ou je ne sais pas comment il faudrait l’appeler.
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Francine Fort rançoise Le Guern, je voulais que vous interveniez, parce que vous travaillez à La Communauté urbaine de Bordeaux. Pensez-vous que ce que dit Alexandre soit possible ?
Françoise Le Guern Je crois que c’est comme ça qu’il faudrait envisager les choses Je suis Françoise Le Guern et je suis en charge du plan local d’urbanisme à La Communauté urbaine de Bordeaux. Aujourd’hui, je porte un projet qui, à mon avis, est intéressant mais pour lequel on n’a pas réfléchi aux usages correspondants. Nous avons de belles zones vertes, de beaux zonages, mais derrière que pouvons-nous y mettre ? C’est pour ça que j’avais besoin de vous entendre. Hier, nous sommes allés sur la presqu’île et nous avons vu que ce qui est intéressant c’est que si on n’a pas d’usages, s’il ne se passe pas des choses derrière, même sans qu’il y ait de l’économie, que ça rapporte – comme on nous l’a expliqué – ça ne marche pas. Là-bas, ils font partie, d’un processus qui permet de lutter, notamment, contre les inondations qui est un problème très prégnant. Et, aujourd’hui, ces usages se perdent parce qu’ils étaient dans un système très traditionnel. C’est ce qu’on nous a expliqué. La ferme avec la vigne, la polyculture, constituaient un tout qui fonctionnait et qui ne fonctionne plus. Ce que nous n’avons pas beaucoup évoqué, c’est que tout ça appartient au privé. Nous avons parlé du Bourgailh aussi, mais là nous sommes sur un gros site et nous voyons que c’est compliqué parce qu’il y a des maîtrises d’ouvrages différentes. Pour la presqu’île, nous sommes sur une multitude de territoires privés, où si nous ne retrouvons pas une gestion, si nous n’avons pas un projet, nous ne pourrons pas considérer la conservation de ces espaces naturels et agricoles. Je me tourne vers vous pour vous demander donc comment pouvons-nous faire pour avoir un vrai projet de nature. C’est un peu de cette façon que nous allons aborder la révision du PLU : avec un projet dans lequel la nature n’est pas vue comme quelque chose de négatif. Nous ne voulons pas qu’on puisse venir nous dire par la suite : « vous avez mis de belles zones vertes mais on n’est plus, aujourd’hui, en capacité d’entretenir ce territoire », ou, comme quand on met un espace boisé classé : « vous êtes bien gentils, mais mon arbre est énorme et je n’ai pas les moyens de l’entretenir ; il va tomber à la prochaine tempête. »
Je me tourne vers vous pour vous demander comment pouvons-nous faire pour avoir un vrai projet de nature?
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Francine Fort Ce n’est pas, justement, ce que nous disait l’homme qui était avec nous hier ?
Françoise Le Guern Si, mais nous les avons, ces gens-là, au quotidien. Quelle gestion pour tout ça, donc ? Qu’elle soit privée dans certains cas, publique dans d’autres et qu’elle participe à un projet global. C’est, je le crois, une vraie question pour nous, sur laquelle on aimerait bien avoir des réponses, des pistes.
Alexandre Chemetoff Voyez ce que nous avons fait, pour prendre un exemple précis, sur le plateau de Haye, à Nancy. Nous étions chargés de l’aménagement d’un site de quatre cent hectares et nous étions face à cette question. Nous nous sommes dit, finalement, que peut-être il fallait qu’on s’investisse nous-mêmes dans la question immédiate de l’entretien. Il y a donc un certain nombre de gens qui travaillent à l’agence qui sont allés sur le site pour couper des branches. À force de rendre la question tellement théorique et tellement compliquée, ça finit par devenir une espèce de montagne. Réviser le PLU, on s’aperçoit qu’au bout d’un moment, c’est de l’énergie et ça coûte aussi de l’argent. La consultation ce n’est pas exactement gratuit. Si, au contraire, on prend les moyens qu’on met en œuvre pour planifier, qu’on les reporte sur l’action concrète et qu’on se dit que l’exemple concret devient moteur voire même une façon de faire que les riverains, les privés puissent bénéficier d’un service… Parce qu’il y a une valeur d’exemple qui doit être donné sur l’espace public. En France, le public étant paré de toutes les vertus, le règlement urbain est fait pour les privés. Le public ne s’engage pas lui-même, il ne fait que définir ce que les autres doivent faire. Lui, ne dit jamais ce qu’il fait, ou très peu. Les espaces réservés sont des zones blanches réglementaires et on ne voit pas très bien à quoi le public s’oblige. C’est exactement le contraire d’une certaine tradition. Si la collectivité peut être en position de donner l’exemple d’un entretien, d’une gestion de l’espace public – naturel ou pas –, sur l’ensemble de l’agglomération et que les moyens sont mis à disposition pour cela, à ce moment là, on peut imaginer, faire l’hypothèse que ça aurait un effet de contagion. Ça rétablirait l’idée fondamentale de l’urbanisme qui est : l’espace public apportant un service mais posant aussi une exigence. Il doit y avoir un échange. C’est ce que faisaient les frères Pereire. On n’est pas obligé de tout acheter pour maîtriser, c’est bien une politique contractuelle qui se construit avec des opérateurs privés mais il faut que le public se mette en situation, non pas de faire pour le plaisir de faire, mais simplement de rendre crédible la parole. Comment voulez-vous avoir une parole crédible sur la préservation des espaces naturels si vous ne les entretenez pas – même ceux qui vous appartiennent ? Et quelle est la portée de la contrainte réglementaire si elle n’est pas assortie d’une valeur d’exemple ? Si dans le même temps on fait des routes indifférentes, des ronds-points stupides, des candélabres d’éclairage public qui ne ressemblent à rien, des plantations d’arbres qui n’ont rien à voir avec l’environnement et qu’on ne maîtrise pas le développement concret des quartiers, quelle est la crédibilité de la Communauté Urbaine ou de n’importe quel organisme, sa légitimité à dire ce qui est bien ou mal ? Je pense qu’il faut se saisir de cette question et du fait que
Comment voulez-vous avoir une parole crédible sur la préservation des espaces naturels si vous n’entretenez même pas ceux qui vous appartiennent ?
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ce territoire met en crise un peu l’institution. Parce qu’on voit bien qu’aujourd’hui, il n’existe pas de moyens pour gérer tout ça. Cette crise finalement est, je pense, très salutaire parce qu’elle impose de changer et de faire que les savoirs qui existent et les moyens qui ne manquent pas, s’appliquent à des tâches infiniment plus concrètes. Du coup, si nous parlons des Jalles ou de territoires comme celui-là, c’est parce que d’une certaine façon, c’est la restauration du parc de Majolan qui rend crédible sa qualité. Nous voyons bien qu’avant de le caser dans je ne sais quelle zone de protection, c’est le fait qu’il ait été rendu vivant qui le rend de nouveau précieux aux yeux de chacun. C’est cette démarche-là qu’il faut mettre en œuvre et j’ai l’impression qu’énormément de gens y sont prêts. Dans l’expérience que j’ai faite à Nancy, l’entreprise qui suivait les travaux s’est investie d’une toute autre façon parce que nous avons fait venir l’École des eaux et forêts, AgroParisTech – Engref (Nancy) et l’École du Paysage de Versailles. C’est devenu un mouvement, une sorte d’enjeu culturel plus qu’un chantier ordinaire. Le fait d’entretenir la forêt était devenu un sujet de société. Ça a même à voir avec le fait que le rapport qui se crée avec les riverains a changé. Au lieu de leur dire qu’on leur a mis le bosquet dans une zone de je ne sais quoi – ce qui, à mon avis, ne les empêche pas de dormir –, nous leur avons montré que cet espace pouvait être mis en culture. Du coup ça a pris un sens, ça a fait que tout le monde, pour l’instant, s’y intéresse. Ce mouvement-là, c’est ce à quoi nous invite cette réflexion parce que sinon on va revenir de la promenade et on va engager une réflexion préparatoire à la énième révision du règlement… Et que va-t-il se passer ? En attendant, ceux qui sont prêts à faire des travaux, parce que c’est leur vocation, feront des travaux, feront passer une voie de contournement, rénoveront l’éclairage public, l’enrobée sur les chaussées et toutes les choses qui se font d’une manière pratiquement mécanique et automatique. J’ai le sentiment qu’il faut, à un moment donné, que ça change, parce que j’ai vu dans l’agence ce que ça avait suscité comme changements de comportement. Même par rapport aux dessins, à la prescription, à l’engagement des gens qui travaillent, c’est tout autre chose. Le type qui est derrière son écran toute la journée et qui tout d’un coup descend avec une tronçonneuse pour s’occuper des branches, ça change son point de vue sur ce qu’il fait tous les jours.
Francine Fort Madame Véronique Hartmann, vous vouliez parler, vous venez Lyon où vous êtes du côté de la maîtrise d’ouvrage, du côté gestionnaire. C’est bien une Communauté Urbaine le Grand Lyon ?
Véronique Hartmann C’est une Communauté Urbaine composée de cinquante-sept communes et d’un million trois cents mille habitants qui a la chance de bénéficier d’un PLU communautaire, ce qui lui a permis de définir, dès les années 1990 sa trame verte et donc son réseau d’espaces naturels, d’espaces non-bâtis sur l’ensemble de l’agglomération. En parallèle de cette trame verte, c’est ça qui était très important aussi, nous avons défini un projet commun pour ces espaces-là, pas un projet individualisé.saine de proximité dans les quartiers sensibles. Aujourd’hui c’est un problème qu’on n’arrive pas à résoudre dans la mesure où pour arriver à faire vivre les exploitations agricoles il faut en tirer un minimum de revenus et les gens qui vivent dans les quartiers difficiles n’ont pas forcément les revenus nécessaires. Donc aujourd’hui, il existe un hiatus qu’on ne sait pas résoudre.
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Francine Fort Qui a défini ce projet ?
Véronique Hartmann La Communauté Urbaine a défini le concept du « projet nature » de façon à pouvoir dire que ces espaces de nature ou d’agriculture sont aussi porteurs de projets que les espaces urbains parce qu’on est plus dans une culture orientée vers les projets urbains, les places publiques, ces espaces-là, et qu’on était beaucoup plus pauvres et fragiles sur les espaces naturels et agricoles. On a donc commencé à définir le concept de « projet nature ». C’est un concept de gestion partagée entre les communes, la Communauté Urbaine, le conseil général avec les espaces naturels sensibles qui représente un apport financier important, mais aussi tous les autres acteurs sur le terrain : les propriétaires privés, les chasseurs, qui sont des usagers très importants, les promeneurs, mais aussi tous les riverains de ces espaces dont les agriculteurs qui sont un acteur d’entretien fondamental et qui sont parfois nos partenaires On rémunère ces derniers en terme de prestations de services pour effectuer un certain nombre d’actes comme entretenir un chemin, tailler des haies ou ramasser des poubelles. En fait, le seul apport financier et d’équipement que nous faisons sur ces espaces périphériques de l’agglomération, mais qui en font partie, c’est pour des aménagements de sentiers, de balisages de ces sentiers, d’information, d’interprétation de l’espace environnant pour expliquer le paysage et son évolution, la nature de cet espace. Voilà comment nous fonctionnons aujourd’hui sur ces espaces naturels et agricoles qui forment le contour de l’agglomération. À côté de ça, nous avons aussi des projets de parcs urbains, de reconquêtes des berges du Rhône qui sont bien connus. L’élément fondamental de toute la démarche, c’est l’élément de concertation avec la population locale, riveraine, les différents acteurs et les différents usagers de ces espaces.
Francine Fort
Quand avez-vous fait ça ? Véronique Hartmann Nous le faisons au départ, mais nous le faisons régulièrement. En continu, en fait. Nous rencontrons tous les acteurs au moins une fois par an.
Francine Fort Ça s’est traduit par un document de quelle sorte ?
Véronique Hartmann Au départ, ce n’était pas forcément formalisé par des chartes ou des documents de ce type mais les « projets nature » que nous développons aujourd’hui sont accompagnés d’un plan de gestion pluriannuelle que nous révisons tous les cinq ans. Nous mettons aussi maintenant les anciens projets dans le moule du plan de gestion. La cub 280
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Francine Fort « Dans le moule », vous avez dit ?
Véronique Hartmann Ça fait partie des desiderata du conseil général et des partenaires incontournables. Il faut tenir compte des désirs des autres. Je trouve que c’est un petit peu un moule parce qu’il est tout à fait factice. On donne une échéance de cinq ans pour réaliser un certain nombre de choses qu’année par année, par la suite, on réadapte aux réalités du terrain.
Françoise Le Guern Quand vous dîtes « on », qui est-ce ?
Véronique Hartmann « On », c’est l’ensemble des partenaires, c’est le comité de pilotage, la Communauté Urbaine, les communes et le conseil général. Prenons un espace naturel, si l’hiver a été particulièrement pluvieux, si les torrents ont été plus forts que d’habitude, qu’ils ont débordé, raviné le chemin, ce n’était pas prévu dans le plan de gestion, mais il va falloir parer à cette situation et le plan de gestion est adapté pour se caler à la réalité quotidienne du terrain. Nous fonctionnons de cette façon-là. Ça nous permet de gérer maintenant 80 % de nos espaces « de campagne » – avec des guillemets – de périurbain, et entre les deux. Ce sont toujours des espaces qui restent sous propriété privée.
Francine Fort Et ce sont des espaces naturels ?
Véronique Hartmann Ce sont des espaces naturels et agricoles.
Francine Fort Et cette méthode-là ne s’applique pas à des espaces qui sont plus hybrides, entre des zones déjà habitées et qui pourraient être habitées davantage.
Véronique Hartmann Non, ces espaces plus mixtes, en général, sont plutôt vus par leur aspect d’habitation et sont gérés dans le cadre de la ZAC. Mais quand nous aménageons une ZAC, nous faisons systématiquement une analyse urbaine et environnementale de façon à réfléchir aussi à la place de la nature.
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Francine Fort Je vais prendre l’exemple, encore, de cette visite à Ambès que l’on a fait hier. Nous avons traversé une ville – je ne me rappelle plus si c’était Saint-Louis-de-Montferrand ou une autre – et on nous a parlé d’un petit supermarché qui va peut-être fermer parce qu’il n’y a plus assez d’habitants. S’il ferme, il y aura encore moins d’habitants. Il y a donc, là, quelque chose à faire. Il y a une qualité pour revenir à notre sujet.
Françoise Le Guern Lyon a fait un gros travail sur l’urbanisme commercial.
Francine Fort Oui. Mais je ne vous parle pas d’urbanisme commercial, là. Je vous parle d’un territoire qui est dans un site plein de qualités. Comment travaillons-nous ces choses ? Nous sortons de l’urbanisme commercial et de la case qui a l’air bien huilée pour gérer les espaces naturels. Comment gérons-nous cette question-là qui est très importante ? Je ne vous demande pas de répondre. Je demande comment travaillons-nous, en dehors de ces zones sur les cartes, en dehors de ces secteurs dans les services, en dehors de ces logiques de financement ? C’est ça au fond, ma question.
Françoise Le Guern C’est un projet global, c’est à la fois le naturel et l’urbain.
Véronique Hartmann Nous revenons en fait sur les questions de gouvernance et de plurifonctionnalité des espaces, de pluri acteurs de ces espaces et donc de concertations nécessaires pour faire émerger une dynamique de renouvellement urbain. Nous sommes là sur des questions de renouvellement urbain. Les quartiers qui se dépeuplent, qui sont en déshérence, comment fait-on pour leur redonner vie et les redynamiser ?
Francine Fort Vous mettez en place des dispositifs que j’appellerai, pour que nous nous comprenions, des microprojets. Par rapport à cette échelle globale, effectivement, il est important d’avoir des outils, de croiser des informations, des analyses et des études; est-ce c’est ce que vous faites, par exemple ?
Véronique Hartmann Je ne pourrais pas dire que nous le faisons de façon systématique mais nous y avons, me semble-t-il, de plus en plus recours. Je dis ça bien que je ne sois qu’une parmi les cinquante collègues qui s’occupent d’urbanisme à la Communauté Urbaine et que je ne sois pas directement sur le champ de l’urbanisme mais sur celui de l’écologie urbaine. Il me semble, cependant, que nous avons de plus en plus tendance à recourir au pluri partenariat pour faire émerger les projets, les grandes dynamiques. Nous sommes, au minimum, entre la Communauté Urbaine, les communes concernées avec les différents services qui seront susceptibles d’intervenir. La cub 282
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André Fleury Le micro-trottoir qu’on nous a montré était intéressant parce qu’on avait l’impression que tous les gens interrogés – je présume qu’il y a eu sélection – n’étaient pas passionnés par les espaces ouverts périphériques. Et s’il n’y a pas un désir vers ces espaces, il est difficile d’engager un projet. Ou alors on projette des images là-dessus. Ça, c’est une première chose. La deuxième chose que je voudrais dire, parce qu’il me semble qu’elle est importante, c’est pourquoi depuis vingt ans, les métropoles, les grandes et les moins grandes prennent le contrôle de leurs espaces périphériques. C’est un phénomène quasiment mondial, au moins dans le monde développé. Mais, même à Dakar, il se passe la même chose. Actuellement, on a des régions urbaines qui ont 50 ou 60 % de leur espace – je n’ose pas dire encore de leur territoire – en agriculture ou en forêt. Je pense qu’il y a deux choses derrière ce fait : la protection contre l’étalement urbain et l’hésitation à faire des projets. Et sur ces espaces, il était intéressant d’entendre Jean-Baptiste Lestra parler des non-usages parce qu’au fond le seul usage que, pour l’instant, on peut bien définir, c’est l’usage d’entretien. Peut-être qu’un jour on demandera aux agriculteurs périurbains de nourrir la population urbaine mais pour l’instant, ce n’est pas encore la réalité socio-économique. Par contre, même si ces gens font des céréales pour exporter je ne sais où, on leur demande de gérer l’espace. Hier, dans le marais, on a vu un espace qui commençait à ne plus avoir d’acteurs de gestion. Ce n’est peut-être pas mal au début parce que c’est de la nature sauvage, mais au bout de dix ans, la nature sauvage est occupée par ce qu’on appelle communément les usages asociaux : on commence à avoir des dépôts d’ordures, de l’habitat sauvage, différentes activités urbaines qui ne sont pas forcément souhaitées. Je pense donc qu’il faut comprendre qu’actuellement il n’y a pas nécessairement de projets sur la totalité des espaces ouverts. Pour ce que je connais le mieux, en Île-de-France, ou ce que je connais moins bien, dans la région milanaise ou montréalaise, ce qu’on attend, c’est une mise en défend des espaces agricoles ; ils sont bien protégés, ils ne sont pas...
Peut-être qu’un jour on demandera aux agriculteurs périurbains de nourrir la population urbaine mais pour l’instant, ce n’est pas encore la réalité socioéconomique.
Francine Fort Ce qu’on attend, c’est une mise en… ?
André Fleury Une mise en défend. C’est un terme de forestier qui signifie, pour simplifier, qu’on n’a pas le droit d’agir sur cet espace pour autre chose que pour des activités de production. Au nord de Montréal, il y a des forêts qui servent à faire de la pâte à papier, dans la région parisienne, ou à Milan, c’est plutôt de la grande culture. Mais ce n’est pas un projet de la ville que d’avoir de la grande culture, son projet, c’est de constituer, en quelque sorte, une réserve, au-delà d’une réserve foncière, parce qu’on ne sait pas trop ce que sera l’avenir. Nous avons évoqué la multifonctionnalité de l’agriculture. C’est un point intéressant parce que ce n’est pas du tout à la base un projet agricole. C’est une attente citadine qui commence à se définir et, à partir de là, la possibilité de négociation entre le projet urbain et ceux qui en attendant tiennent l’espace, peut s’ouvrir. Je me souviens qu’il y a trente ans, les agriculteurs de Lyon ont été les premiers en France à dire qu’ils n’étaient pas contre la ville et que la seule chose qu’ils demandaient était un projet d’urbanisation à dix ans : « Don-
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nez-nous dix ans pour adapter nos systèmes à ce que sera l’espace de Lyon dans dix ans. À ce moment-là, on peut s’adapter, voire même partir. » Ce que je veux dire par-là c’est que l’agriculture ou la forêt de production, c’est essentiellement une manière d’attendre. Il faut simplement se donner les moyens d’attendre la cogestion territoriale et bien suivre la multifonctionnalité c’est-à-dire la réalité d’un désir urbain, citadin, sur ces espaces. À partir de là, les acteurs qui jusqu’ici ne faisaient que de l’entretien sauront bien construire de nouveaux projets. Une dernière chose et je vais m’arrêter. Je connais bien l’Île-deFrance et si vous allez sur le plateau de Saclay, vous verrez que c’est très céréalier. Si vous allez, par contre, au nord-ouest sur le plateau de Limours ou juste au sud sur le plateau de Vexin, vous verrez de la monoculture. Mais si vous regardez comment se construisent les revenus, vous vous apercevrez que l’agriculture ne représente que 20 % voire 30% de l’ensemble sur le plateau de Saclay. Eux, ils ont déjà construit la multifonctionnalité qui est transformée en projet de production d’autres biens.
Alexandre Chemetoff Comment imaginez-vous que l’on puisse déterminer un projet, sans avoir un espace d’expérimentation ? Parce que c’est toujours la même histoire. On est dans un pays où il faudrait avoir des certitudes qu’on applique ensuite. Il n’y aurait pas de relation entre ce qu’on essaie et la façon dont se construit une culture. Comme s’il n’y avait pas de relation entre la pratique de quelque chose et la fabrication d’un projet. Au fond, c’est pour ça que je dirais qu’il faut mettre cette ville-là à l’essai et que ce n’est que de cette façon qu’on peut arriver à imaginer comment les usages et même la perception qu’on en a, les idées, etc. se mettent en place. On est, sinon, toujours dans un système de planification un peu, me semble-t-il, d’un autre temps : on se met d’accord dans une espèce de partage de midi avec les convictions des uns des autres, et à partir de là on déroule, on applique. On est alors dans le système de planification, d’économie dirigée et planifiée. Or, pour le sujet posé je ne vois pas très bien comment sans expériences, sans mise à l’essai des choses, on peut arriver ne serait-ce qu’à avoir des convictions. C’est ce qu’on voit en allant sur le terrain et c’est ce que nous racontait, hier, la personne qui nous conduisait. Elle disait qu’on essayait des choses, qu’on voyait ce que ça donnait et que dans cet aller-retour se construisent, non pas nos certitudes, mais cette culture de ces choses. Or, si on admet que la ville finalement, vive de cette façon, comme un organisme vivant dans son entier et pas seulement dans ses parties naturelles, ça signifie que pour arriver à construire l’appareil réglementaire sans doute nécessaire, il faut le construire en même temps que le projet. Il ne faut donc pas qu’il y ait une succession des tâches comme si plus personne n’était responsable du projet qui se fait à la fin. Parce que la question ensuite est de savoir où se situe la responsabilité de la transformation. Est-ce que c’est celle du maître d’ouvrage délégué ou du maître d’œuvre ? Ou bien est-ce celle qui reste au cœur du projet, y compris au cœur du projet politique ? Et à quel moment ? Qui prend la responsabilité de quoi ? Si on ne met pas les choses à l’essai il me semble que la discussion reprend toujours son caractère totalement abstrait.
Je ne vois pas très bien comment sans expériences, sans mise à l’essai des choses, on peut arriver ne serait-ce qu’à avoir des convictions.
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André Fleury C’est une chose de faire des essais et d’acquérir de l’expérience. Si on prend l’exemple des surfaces de l’Île-de-France, on voit qu’il y a six cents mille hectares autour de Paris mais qu’on ne fait pas de l’expérimentation sur six cent mille hectares. Nous avons fait de l’expérimentation pédagogique. L’an dernier, nous avons emmené un groupe de l’École du paysage, de formation paysagiste classique donc, sur une exploitation de grande culture. Ils ont rencontré les agriculteurs et on leur a expliqué comment ceux-ci tiennent leur espace. À ce moment-là, quelques étudiants paysagistes se sont demandés à quoi ils servaient si les agriculteurs font déjà tout ça. Actuellement, on fait la même expérience avec des élèves de l’école d’architecture de Versailles. Dans un groupe de travail qui se dessine sur les franges urbaines ou sur les franges urbaines rurales, des architectes ont découvert la même chose. S’ils ne comprennent pas la logique des systèmes agricoles qui occupent actuellement l’espace, ils préparent la disparition de cette agriculture. On se rend compte que la plupart du temps, ils n’ont pas de systèmes à mettre en place. La maintenance relève de la puissance publique. Il y a donc, effectivement, toute une expérimentation à mener, et nous on se lance, je le répète, dans l’expérimentation pédagogique.
Francine Fort C’est plus facile. On peut avoir plus facilement le droit de déroger au cadre réglementaire. C’est très, très bien. Des choses intéressantes naissent de ce genre d’expérimentations faites par des écoles mais ce dont parle Alexandre Chemetoff, c’est de ce droit à l’expérimentation y compris dans des processus de projets, disons plus officiels.
André Fleury Je l’entends bien. Mais actuellement les architectes, les urbanistes et les paysagistes, souvent, interviennent sur des espaces qu’ils ne connaissent pas et sur lesquels ils ne passent pas beaucoup de temps pour comprendre leur fonctionnement. C’est cela qu’il est important de comprendre.
Francine Fort Almut Jirku voulait intervenir. Il nous reste dix minutes.
Almut Jirku Ce dont je voudrais parler, à la suite de ce que Monsieur Chemetoff nous a raconté ce matin sur l’homme du marais qui vous avait guidés, c’est d’un autre usage du paysage. J’entends de plus en plus que les gens recherchent d’anciennes méthodes afin de trouver des recettes pour le futur et il me semble que le paysage est aussi un acquis ou un dépôt des méthodes anciennes dans lequel on peut trouver quelque chose pour l’avenir. Durant les cent dernières années, on a beaucoup oublié, on a essayé de tout faire en centralisant, avec la technique, mais le savoir d’expérience s’est souvent perdu. Dans le sud de l’Espagne par exemple, il y avait des systèmes arabes dans le paysage, qui marchaient sans moteur, mais qui marchait très bien. Regarder ces choses pour trouver des solutions pour l’avenir c’est une autre expérience qu’on peut faire pour les paysages, mais elle nécessite de conserver des traces. On La cub 285
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ne nous a pas expliqué vraiment comment ça fonctionne dans le parc des Jalles, mais je crois que c’est aussi un très ancien système – peut-être en savez-vous plus. Je crois tout ça est aussi assez important parce que les défis du futur ne fonctionnent pas avec la centralisation.
Cédric Lavigne Je voudrais faire deux petites réflexions en rapport avec ce que disait André Fleury tout à l’heure à propos des usages asociaux qui de développent sur les espaces naturels délaissées. Si on laisse ces paysages, ces territoires, ces terroirs partir, il n’y a pas que des usages asociaux qui apparaissent, ce sont aussi des espaces qui vont se fermer. On a ainsi des boisements qui deviennent totalement impénétrables et qui en matière de biodiversité ne sont peut-être pas tellement intéressants. On a aussi des fossés, des canaux qui vont se boucher. Il y a toute une gestion hydraulique qui va devenir, dès lors, très problématique et on arrive, à terme, à des impossibilités en matière de gestion. Tout ça pour rappeler le lien que je faisais ce matin : il n’y a pas de nature, on est vraiment sur un œcoumène, une terre aménagée. Deuxième réflexion par rapport à ce que disait André Fleury, à propos de cette idée de ville de demain dont on ne connaît pas vraiment la teneur. On interroge ici une notion qui me paraît centrale : la notion d’incertitude. On commence à se faire à l’idée qu’on va vers des changements climatiques assez majeurs mais aussi qu’on est dans une crise économique qui nous plonge, là aussi, dans de grandes incertitudes, mais aussi dans une crise sanitaire, etc. Cette notion d’incertitude devient donc centrale et doit peut-être guider aussi les modes de gouvernance. Je voudrais rapidement évoquer un schéma élaboré par Dominique Boulier qui est politologue. C’est ce qu’il appelle une « boussole épistémologique ». C’est assez pratique pour réfléchir justement à ces modes de gouvernances nouvelles que le développement durable appelle. Ce n’est pas une philosophie de l’histoire, c’est vraiment un petit schéma pour essayer de comprendre un petit peu comment la modernité évolue dans ces rapports à l’espace et à la science. Il faudrait que vous vous fassiez un petit schéma pour essayer de suivre ce que je vais dire. C’est en fait un camembert partagé en quatre. Sur l’axe horizontal des abscisses, du côté droit, on a les attachements, du côté gauche, les détachements ; par rapport à la nature, et aux réalités géographiques. Sur l’axe des ordonnées, on a les certitudes d’un côté, et de l’autre, évidemment, les incertitudes. Encore une fois, ce n’est pas une philosophie de l’histoire, c’est vraiment un petit schéma pour essayer de comprendre. Dans ce premier morceau de camembert, on est dans le fonctionnement des sociétés pré modernes : on a des attachements aux lieux et des certitudes que donne la religion. On évolue vers un autre morceau du camembert, qui est celui qui conserve les certitudes mais qui installe le détachement, cette fois-ci par rapport aux réalités géographiques. Là, on est dans ce qu’on appelle la modernité. Je rejoins, ici, un peu les questions que vous posiez tout à l’heure, ce sont les certitudes qui sont installées cette fois-ci par la science. L’idée qu’on va pouvoir faire manger du mouton aux bœufs, qu’on va pouvoir créer des OGM, etc., en se disant que la science a les moyens de régler tous les problèmes qu’elle va créer. On passe maintenant dans un troisième quart du camembert, celui dans lequel on est peut-être encore aujourd’hui, celui de la postmodernité. Il correspond à ce basculement qui s’opère entre le détachement par rapport aux réalités géographiques, à l’œcoumène, mais à l’apparition des incertitudes par rapport aux
Il n’y a pas une idée ou un décideur mais au contraire des points de vue qui se partagent avec un processus un petit peu itératif, où on revient, où les questions sont reposées périodiquement.
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grands récits, aux grandes idéologies qui nous posent aujourd’hui évidemment beaucoup de questions, beaucoup de problèmes parce que tous les points de vues se valent un petit peu. Ce vers quoi il faudrait peut-être aller aujourd’hui, c’est vers une modernité que je qualifierai de « modernité réflexive », pour reprendre les termes de Bruno Latour. Celle-ci conserve les incertitudes, qui considèrent que tous les problèmes sont complexes, mais elle réinstalle les attachements aux réalités géographiques, à l’œcoumène, et donc un nouveau rapport à l’espace et au temps. Je trouve que les débats qui ont lieu autour du développement durable sont assez intéressants parce qu’ils nous amènent à penser des projets de développement à l’échelle locale en introduisant un nouveau rapport au temps et à l’espace et donc une nouvelle méthodologie du développement. La notion de débat public telle qu’elle s’installe aujourd’hui constitue peut-être une des solutions pour faire émerger cette modernité réflexive. Il y a peut-être de nouveaux collectifs de débats à installer. On rejoint, ici, un peu l’idée qui a été évoquée, à savoir qu’il n’y a pas une idée ou un décideur mais au contraire des points de vue qui se partagent avec un processus un petit peu itératif, où on revient, où les questions sont reposées périodiquement. Voilà, c’était une idée que je voulais exposer.
Francine Fort Stéphane, je me suis peut-être trompée, mais j’ai eu le sentiment que tu voulais intervenir par rapport à ce que disait Alexandre Chemetoff. Après que quelques autres soient intervenus, il me semble bien de revenir, in fine, là-dessus, et j’imagine sur la démarche de projet où, justement, on parle des conditions, de nouveaux outils, de méthodes.
Stéphane Duprat Je voulais parler, effectivement, des moments d’expérimentation. C’est lié à une discussion que j’ai eue avec une technicienne, responsable d’un parc naturel régional, qui me disait qu’elle demandait à des architectes et des paysagistes des études qui, finalement, comme on l’a dit ce matin, restaient dans les placards. Il y avait eu une politique, à l’échelle de la région, de soixante chartes paysagères, et très peu avaient vu le jour. Ils ont donc produit une masse de connaissances qui finalement ne sert à rien et ils se posaient la question de savoir pourquoi. Pourquoi cet échec et pourquoi les élus et les techniciens ne pouvaient pas s’approprier ce type d’enquêtes ? Il y en a qui fonctionnent mais il y en a d’autres qui ne fonctionnent pas. Elle me disait que son problème en tant que technicienne était de faire vivre l’étude mais une fois qu’on a l’étude et qu’on a les certitudes, les réponses, comment fait-on pour les mettre en marche ? Il y a eu un atelier des paysages qui a été mené dans cette même région. C’était un peu une sorte d’équipe de cantonniers et leur objectif était d’essayer de faire naître les idées et de faire vivre l’étude pendant son élaboration, de ne pas attendre que l’étude soit produite pour la faire vivre, mais de créer les conditions par une immersion forte, par les pratiques, et de prendre la tronçonneuse. Aller passer la débroussailleuse, discuter avec les gens, essayer de trouver un sens à des lieux comme le marais d’Ambarès, par exemple, qui n’en ont plus, ou des usages. Après un ou deux ans de travail, arriver à faire émerger des idées locales. À partir de ce moment-là, la collectivité et les techniciens ont pu s’emparer de projets. À partir de là, ils se sont lancés dans une grande politique d’urbanisme en milieu rural qui est, en fait, assez unique. La cub 287
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Tout ça pour dire que, pour La Communauté urbaine de Bordeaux, il faudrait peut-être se doter d’une équipe de cantonniers, comme ça, qui permette quand on protège un espace avec un PLU ou d’autres outils – comme le Parc des Jalles – et qu’on a des gens qui viennent nous demander ce qu’ils doivent faire de leur espace boisé, de missionner un petit cantonnier pour qu’il aille passer quelques mois, comprendre, rencontrer des gens comme Monsieur Bardou à Ambarès et essayer justement de redonner un sens à ces espaces-là, et que la collectivité les soutiennent. Sur le pôle universitaire de gestion d’Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal – dont Alexandre Chemetoff a parlé – j’étais justement dans ce rôle de cantonnier. L’élément nouveau, là, c’était les rosiers. Les gens ne les trouvaient pas assez beaux et n’y portaient aucun intérêt. J’ai donc pris les sécateurs, les pelles, j’ai travaillé avec les gens, les dames de service, tout le monde, et finalement, petit à petit on a eu des idées pour en faire quelque chose. Une des premières idées était de faire une confiture de pétales de rose avec les fleurs du bâtiment et on va la distribuer aux six cents personnes qui vivent ici. Là, de suite, on commence à changer le rapport avec cet élément, le rosier trouve un usage. Ensuite, on a eu l’idée de fleurir les bureaux, la cafétéria, et, petit à petit, les gens ont regardé différemment ces rosiers, leur ont trouvé un usage. Aujourd’hui, alors qu’on avait un problème de gestion technique, les gens étaient satisfaits de trouver un usage et la direction a fait en sorte que ça fonctionne. Une telle démarche pourrait être valable, par exemple, pour le marais d’Ambarès. Ce sont des petits exemples tels que celui-ci que je voulais apporter.
Pour La Communauté urbaine de Bordeaux, il faudrait peut-être se doter d’une équipe de cantonniers.
Francine Fort Il est dix-huit heures. Patrick, qui n’est pas un professionnel de l’aménagement, n’a pas du tout parlé cet après-midi. Est-ce que tu as un mot à nous dire ?
Patrick Baudry Ce qui m’intéresse c’est que la ville ne soit plus limitée à la ville historique. Elle déborde, d’une certaine façon, de ses frontières. Ce n’est pas grave mais on ne sait plus où elle s’arrête. La question est de savoir où le rural s’amorce et s’arrête. Il y a de l’agriculture dans l’urbain, et c’est la nouvelle donne. Dans le discours officiel, le discours politique ou le discours de certains experts, il y a un décalage entre ce qui est dit et les pratiques des gens – nos pratiques finalement parce que, en effet, nous sommes projetés dans cette nouvelle donne. Ici, à Bordeaux, il y a aussi un côté Far West, qui personnellement me plait beaucoup. Évidemment, on va jusqu’à l’océan. N’est-ce pas le Bordeaux d’ailleurs qui va jusqu’à l’Océan ? D’une certaine façon, on peut le voir avec cette échelle-là. Ce que je voudrais dire, c’est qu’il me semble qu’un des enjeux de nos réflexions sur « natures de villes », c’est aussi de réfléchir à la manière de nommer, de rendre visible, un espace urbain plus ouvert mais aussi partagé – car il s’agit d’éviter les replis – et qui ne soit donc pas la ville centre. Quelle citoyenneté, quelle forme de participation peut s’élaborer dans cette donne-là ? Je pense que c’est une des questions fondamentales. Comment une Communauté Urbaine peut-elle s’y prendre pour vivifier le sentiment d’attachement, cette participation, en adoptant peut-être des stratégies qui ne passent La cub 288
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pas par le spectaculaire, qui ne procèdent pas du monumental ? Alors qu’on sait que le monumental ou le spectaculaire est généralement plus médiatisé ou plus « médiatisable ». Il y a sans doute des stratégies de communication, notamment, à envisager. Souvent c’est un évènement festif, une inauguration, l’exceptionnel qui suscite le regard des médias. Il y a à penser aussi à l’importance des situations quotidiennes. Je ne sais pas si je suis bien clair dans mon propos mais il me semble que c’est un véritable défi, auquel, personnellement, je suis très attaché.
Francine Fort C’est le hasard que ça soit une conclusion – ce n’est pas du tout celle que je voulais donner – mais il y une chose dont nous n’avons pas parlé et je ne sais pas s’ils l’ont fait dans les autres ateliers, c’est le nom. Comment nommer cette grande ville, cette grande cité, La Cub. C’est une vraie question aussi parce que le projet, il se fait, il se fabrique…
Bruno Faréniaux La discussion porte en permanence sur les territoires communautaires, la ville, la cité, nous utilisons tous les mots mais nous sentons bien que nous ne sommes pas à l’aise.
Alexandre Chemetoff Ça pourrait s’appeler Bordeaux, non ?
Bruno Faréniaux On parle du territoire communautaire, mais même agglomération c’est dépassé.
Francine Fort On sent bien que même ça, ça ne passe pas. Ce que dit Alexandre, c’est qu’à l’extérieur les gens disent Bordeaux mais ça ne passe pas ici encore parce que les élus des autres communes ne sont pas prêts à ça. Et lorsqu’on veut parler d’intérêt général, est-ce qu’il ne faut pas dépasser ça?
Bruno Faréniaux C’est une partie de la conclusion et c’est tout le problème du poids de la ville centre par rapport à l’ensemble de la périphérie, où se trouvent comme par hasard des espaces où il va y avoir de la pression
Alexandre Chemetoff Ce qui est fort, je trouve, c’est quand on dit, quand on est dans le marais, qu’on est à Bordeaux. En disant ça, on dit qu’on est dans la ville.
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Bruno Faréniaux Je pense qu’il n’y a pas de rejet, ici, du nom « Bordeaux ». Tout le monde a compris que la locomotive fédérative c’était Bordeaux.
Alexandre Chemetoff Et s’il n’y avait pas ça, il n’y aurait pas Bordeaux. C’est consubstantiel à l’existence de la ville.
Francine Fort S’il n’y avait pas le marais ? Mais c’est la même chose pour la plage. Les Allemands vont à la plage à Bordeaux quand ils vont au Porge. Quand, à l’étranger, on parle de l’aéroport de Mérignac, pour les étrangers, c’est Bordeaux.
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natures de villes actes du sĂŠminaire
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Atelier 4 : Représentations Animateur :
Fabienne Brugère, présidente du Conseil de Développement Durable – Cub, professeur de Philosophie
Rapporteur :
Jean-Yves Meunier, directeur adjoint du Pôle Aménagement Urbain et Habitat, Cub
Participants :
Graziella Barsacq, paysagiste Marie-Paule Baussan, chargée de mission culture, mairie de Brive Patrick Bouchain, architecte Bernard Brunet, paysagiste et urbaniste, conseiller au CAUE Gironde Laurent Cerciat, artiste Richard Coconnier, opérateur culturel Francis Cuillier, urbaniste Fabien David, paysagiste Éric des Garets, directeur général adjoint Culture, Environnement, Citoyenneté, Conseil Général de la Gironde Bernard Favre, chargé de projets, Cap Sciences Cyrille Marlin, architecte et paysagiste Etienne Parin, directeur du GIP-GPV des Hauts de Garonne Anne-Charlotte Riedel, directrice générale adjointe, mairie de Gradignan Claude Eveno
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Matin Fabienne Brugère Je suis philosophe. J’ai travaillé dans le domaine de la théorie de l’art, c’est pour cette raison que je suis amenée à animer cet atelier. L’enjeu de cet atelier est de penser les représentations de la nature en ville et de voir précisément ce qu’il en est au niveau de La Cub, bien évidement. Donc, ce que je vous propose, c’est une sorte de voyage aller-retour entre plusieurs questions : Comment faire la nature ? Quel est le rapport entre l’art et la nature ? Et comment l’art peut-il permettre de penser autrement la nature ? Peut-il permettre un certain nombre d’innovations, d’aménagements ? Ce sera davantage le propos de ce matin. Et puis cette après-midi, nous aborderons des questions plus opérationnelles, des questions d’urbanisme, des questions de tourisme, qui mettent en œuvre précisément la question de la nature, et celle du rapport entre l’art et la nature. À partir d’un certain nombre d’évaluations de ce qui peut se passer sur La Cub et nous formulerons des propositions pour l’avenir. Nous partirons là d’exemples concrets, mais aussi de vos expériences particulières. Avant de lancer le débat, je voudrais partir de deux petits spots, qui me semblent tout à fait intéressants quand on n’est pas issu du territoire bordelais. Je dirai que ce qui est frappant, c’est qu’il n’y a pas une nature mais des natures. On pourrait distinguer cinq espèces différentes de natures dans La Cub. D’un côté, il y a ce qu’on pourrait appeler les espaces sanctuarisés par une nature puissante : les berges de la Garonne, le bec d’Ambès, les jalles, la vallée de L’Eau Bourde principalement. Il y a ensuite une deuxième nature : les contreforts boisés, les forêts : les forêts de pins et les forêts de chênes. Il y a ensuite les terres agricoles, la vigne, les zones maraîchères, ensuite les parcs urbains, bien sûr, le jardin public, le parc bordelais et autres. Et puis il y a ce qu’on pourrait appeler le retour de la nature, en fait refoulée, et c’est à cette occasion que nous aborderons les questions des friches et des délaissés. Le Bourgailh, par exemple, est une ancienne décharge, et on pourrait donner d’autres exemples : le parc de Mussonville, à Bègles, est situé sur un ancien terrain militaire. Des types de nature très divers sont donc présents sur le territoire. Et on est en droit de se demander en quoi ça peut permettre de construire un récit. En quoi ça peut permettre de dégager une idée de la nature en ville. Et quelle idée de la nature en ville précisément ? Quelles sont les représentations que nous pouvons avoir de la nature ? Nous avons bien vu, hier, avec le micro-trottoir, que précisément le citoyen ordinaire de La Cub n’a aucune idée de la diversité de ces formes naturelles. Ensuite, pour poser plus précisément le rapport entre l’art et la nature, j’avais envie de partir d’une phrase de Richard Long, un des grands représentants du Land Art, qui écrit la chose suivante : « Je voulais faire de la nature le sujet de mon œuvre mais d’une manière neuve. » Cette notion de « manière neuve » me semble particulièrement intéressante. « J’ai commencé à travailler à l’extérieur en utilisant des matériaux naturels, comme l’herbe et l’eau, et ceci a développé l’idée de faire de la sculpture en
Ce qui est frappant, c’est qu’il n’y a pas une nature mais des natures. On pourrait distinguer cinq espèces différentes de natures dans La Cub.
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marchant. » On aboutit à ces grandes sculptures de Richard Long, où il foule, par exemple, l’herbe pendant des heures pour dégager une ligne. Nous sommes donc confrontés à la spécificité du territoire de La Cub, à la diversité des formes de nature qu’il présente, ce qui passe aussi, sans doute, par la possibilité de développer ce dont parlait Alexandre Chemetoff tout à l’heure, un certain art de l’étalement. Je crois qu’effectivement, nous sommes bien sur un territoire où il est possible de proposer quelque chose comme un art de l’étalement, ne serait-ce qu’à cause des diversités naturelles qui sont déjà là. Mais comment mettre en correspondance cette nature avec l’art et le rôle qu’il peut jouer dans une culture de la nature ? Et comment le fait tout simplement de faire nature, de construire la nature, jusqu’aux formes les plus extrêmes de l’art contemporain, peut-il précisément servir à générer et à enrichir les représentations que l’on peut avoir de la nature ? Je vous propose que nous commencions par une question. Quel est pour vous, justement, le rôle de l’art dans l’élaboration d’une culture de la nature ? Et est-ce que vous voyez sur le territoire de La Cub, précisément, des exemples de cette élaboration d’une culture de la nature à partir de l’art ? Qui veut commencer là-dessus ?
Mais comment mettre en correspondance cette nature avec l’art et le rôle qu’il peut jouer dans une culture de la nature ?
Graziella Barsacq Est-ce que c’est de l’art populaire ou de l’art institutionnel, dont on parle ?
Fabienne Brugère Oui, bonne question, effectivement. Quand on parle d’art, est-ce qu’on parle effectivement d’un art institutionnel ou est-ce qu’on parle d’un art populaire ? Qu’est-ce qui est le plus intéressant sur le territoire, de ce point de vue-là ?
Graziella Barsacq En tant que paysagiste, c’est l’art populaire qui m’intéresse. Tous les jours, quand je déambule dans la rue, c’est ce qui me nourrit. En plus de l’art institutionnel, qui évidemment nous construit aussi dans la pensée. Mais je crois que la richesse de l’art populaire renvoie à la richesse des paysages, des cultures et de la diversité dont parlait tout à l’heure Alexandre Chemetoff. Si on n’a pas cette curiosité-là, je pense qu’on passe aussi à côté des questions de paysages et de nature.
La richesse de l’art populaire renvoie à la richesse des paysages, des cultures et de la diversité.
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Fabienne Brugère On voit bien effectivement cette spécificité de l’art populaire. Mais est-ce qu’il n’y a pas quand même une spécificité, disons, propre aux artistes, et donc aussi à l’art institutionnel, à transformer l’art populaire et en retour les paysages ?
Éric des Garets Je ne sais pas s’il faut partir d’une opposition entre l’art populaire et l’art institutionnel. On ne voit pas trop ce que ça veut dire, parce que l’art institutionnel est, quoi qu’il en soit, un art, ce qui veut dire qu’il s’appuie aussi sur des artistes et un type de création populaires… Ce n’est pas un hasard si vous citez Richard Long. En fait, c’est plutôt l’art contemporain qui vient directement à l’esprit. Je ne suis pas certain qu’il faille réduire le rapport entre la culture et la nature au seul art dit « contemporain ». Voilà, c’était une petite parenthèse. En même temps, l’art contemporain est celui auquel on pense le plus systématiquement.
Fabienne Brugère Est-ce que vous voulez dire par là qu’il faudrait revenir par exemple au xviiie siècle, à la question des jardins et notamment à la question de la séparation entre jardins : jardins italiens, jardins français, puis plus tard jardins anglais ? Est-ce que c’est à ça que vous voulez en venir ?
Éric des Garets Non, pas du tout, je ne suis pas du tout paysagiste ni quoi que ce soit, je ne suis spécialiste de rien du tout. Je suis en fonction dans une administration territoriale…
Fabienne Brugère Peut-être que chacun peut se présenter au fur et à mesure.
Éric des Garets Éric des Garets, je suis directeur général des services du Conseil général, chargé de l’environnement et de la culture.
Bernard Brunet Bernard Brunet, je suis paysagiste et urbaniste. Je suis conseiller au CAUE et enseignant coordinateur pédagogique à l’École d’architecture et de paysage de Bordeaux. Et je pense que l’art, effectivement, peut nous permettre d’interroger notre rapport à la nature et de porter sur elle un nouveau regard. C’est une question fondamentale. Comment partage-t-on ce regard, ensuite, avec le plus grand nombre ? Est-ce effectivement un acte élitiste ? Est-ce que ça peut être un acte partagé par le plus grand nombre ? Je pense effectivement que c’est une question centrale, dans notre rapport à la nature. Quel type d’art ? Quelle fonction de l’art ? Pour parler à qui ?
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je pense que l’art, effectivement, peut nous permettre d’interroger notre rapport à la nature et de porter sur elle un nouveau regard. Fabienne Brugère Si on part de l’idée que la nature permet de penser un rapport à l’art ouvert au plus grand nombre et que donc, d’une certaine manière, elle permet vraiment de poser la question de l’espace public, dès lors, que peut-on dire de plus sur les représentations, les images qu’elle offre ? Et que peut-on imaginer de construire, en termes de forme artistique, pour tous sur notre territoire ? Peut-être que nous pourrions repartir là-dessus, et de vos expériences…
Laurent Cerciat Je suis Laurent Cerciat. Je suis plasticien et dans mon travail personnel, j’essaie, sur des modes différents, et avec des expressions plastiques différentes, de réinterroger notre rapport à la nature en général, souvent en faisant référence aux jardins, qu’ils soient historiques, botaniques ou contemporains. Et parmi mes premières démarches, justement, je me suis intéressé à ce à quoi dans la rue on ne faisait pas attention. Ça a été les plantes sauvages. Ça a commencé comme ça, ça aurait pu être, à Bordeaux, les ornements sur les façades etc. Mais mon regard s’est porté sur tout ce qui était discret, au sens mathématique aussi… Il s’agissait pour moi de décomposer un ensemble, tous ces fragments qui composent un ensemble… Et ce qu’on voit tous les jours et que l’on ne regarde pas finalement. Et c’est vrai qu’on aurait pu aussi citer Robert Smithson, de la même génération que Richard Long, qui parlait de cette qualité de regard qu’un artiste peut avoir et qui est aussi valide et valable qu’une sculpture de trois tonnes sur un socle. Et cette qualité de regard, c’est vrai que finalement, n’importe qui peut l’avoir et n’importe qui peut faire art, ou poésie. Il s’agit d’avoir cet autre regard sur l’environnement quotidien et de trouver de l’extraordinaire au pas de sa porte. C’est une des raisons pour lesquelles je suis ici, aussi. Je collabore avec une association d’éducation à l’environnement qui s’appelle l’Ortie. Et avec l’ethnobotaniste, animatrice de cette association, nous avons conçu une exposition itinérante et pédagogique, qui est un regard croisé entre un plasticien et une ethnobotaniste, et qui s’appelle Jardins de trottoirs. Elle a pour ambition, justement, de solliciter chez le spectateur cet autre regard, qui va au-delà des idées reçues sur le beau, le laid, le propre, le sale ; en ayant une appréhension un peu différente, plus sensible. D’abord esthétique, parce que les plantes sauvages qui poussent spontanément peuvent être aussi belles, si on les regarde, que les plantes horticoles. On touche là à des questions philosophiques aussi, c’est-à-dire : qu’est-ce qu’on accepte de la nature ? Est-ce qu’elle peut nous surprendre ? Est-ce qu’on peut accepter de ne pas la contrôler à tout prix ? Comment faire avec ? Vivre avec ? Et puis finalement, petit à petit, on arrive aussi au propos écologique, parce qu’à partir du moment où les gens ont l’information, la pédagogie n’est pas d’une immense difficulté. À partir du moment où on comprend le rapport plantes/insectes, on comprend aussi tout ce qui constitue la biodiversité dont on fait partie, et dont on dépend vraiment pleinement. À partir du moment où on sait nommer les plantes qui poussent dans les rues et qu’on voit tous les jours, surtout avec les noms populaires
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justement, qui racontent déjà plein d’histoires, on s’approprie aussi tout cela. En général, les gens qui ont vu cette exposition repartent en disant : « maintenant on les regarde, on les voit. » Je suis donc en effet sensible à toutes ces problématiques. Mais en ce qui concerne la question d’un art pour tous, je ne sais pas trop. Je n’ai pas trop de réponses par rapport à ça. En tout cas, ce que je peux observer, c’est qu’à chaque fois, en effet, c’est toujours cette question de la singularité et de la pluralité des expériences qui entre en ligne de compte. J’ai eu l’occasion de proposer aux gens de sortir du lieu d’exposition pour aller voir les plantes sauvages que j’avais étiquetées dans le jardin, ou pour aller voir un petit jardin botanique éphémère sur un sanichien de la ville de Bordeaux, ou tout autre exemple de ce type. À chaque fois, cela concerne un petit nombre de personnes, mais il y a quelque chose qui se passe… Dans certains cas, une sensibilité qui s’ouvre. Et puis on se passe le mot. C’est vrai que tout cela est possible parce que je fréquente le tissu associatif : d’une part je fais partie d’une association de plasticiens qui gèrent un lieu d’art qui s’appelle À Suivre, ici, à Bordeaux, lieu dans lequel nous invitons depuis 2004 d’autres artistes, notamment des Japonais très bientôt. D’autre part, je suis lié à des associations d’éducation à l’environnement, où il y a beaucoup de passation de savoirs. Il y a des choses symboliques, comme par exemple l’ortie. Comment peut-on se passer des savoirs ancestraux, qui appartiennent à tout le monde, et comment faire pour lutter contre cette tentative de breveter les choses pour les commercialiser à tout prix ? C’est un exemple parmi d’autres. L’ethnobotaniste avec qui je travaille a créé, ici, à Bordeaux, une association, puis est partie s’impliquer dans d’autres histoires, dans l’Aude, vivre ailleurs d’autres choses, et depuis deux associations ont vu le jour, d’autres aventures, d’autres connexions entre des gens. Je me dis que les institutions pourraient accorder leur confiance, sous forme de contrats, à un tissu associatif pour gérer par exemple les marais, comme ce que vous avez vu hier, ou d’autres types de situations en ville. C’est quelque chose qui pourrait être important, qui pourrait assurer cette pluralité, cette singularité, cette réelle connaissance des choses. Y compris dans l’art contemporain, puisque ce qu’on propose, à Á Suivre, c’est une association, qui a de toute façon un fonctionnement associatif. On ne se considère pas comme énonciateurs de propositions institutionnelles. Disons qu’il y a différentes formes de propositions artistiques aussi.
À chaque fois, c’est toujours cette question de la singularité et de la pluralité des expériences qui entre en ligne de compte.
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On avance. On avance un peu. Je vous ai un peu provoqués, parce qu’ayant surtout travaillé sur des formes d’art qui ne relèvent pas de la nature, forcément, ici je suis un peu le poil à gratter. Pour moi, et parce que je connais un certain nombre de choses dans ce domaine, parler d’un art de la nature, c’est se situer presque toujours aux marges de l’art. Parce que, comme vous dites, il s’agit là de faire de l’extraordinaire dans de l’ordinaire. On est dans la perspective de développer un autre regard, à partir parfois de toutes petites choses qu’on n’a pas forcément l’habitude de voir, et en même temps qui sont quand même nécessaires, précisément, à nos formes de vie. Donc on est bien, en même temps, dans la limite de ce qu’on appelle en général « art » et qui risque toujours, d’ailleurs, de s’éclater aussi dans la pluralité et précisément dans la diversité, dans l’hétérogénéité, d’où la difficulté à construire précisément des représentations.
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Il serait intéressant de revenir peut-être sur les manières dont se construisent institutionnellement, dans des structures précises, le lien entre nature, art, mais aussi science, que ce soit au niveau des associations, que ce soit au niveau des centres d’art, des musées, que ce soit au niveau aussi des projets d’atlas naturels. Enfin, il y a tout un panel très, très large. Parce que ce que vous abordez là induit tout un faisceau de rapports à d’autres thématiques, comme par exemple, la botanique. On l’a bien vu, hier, avec l’interrogation sur la biodiversité : là, intervient tout un rapport à la science. On est donc obligé d’élargir, je crois que sur ce sujet il y a deux interlocuteurs qu’il serait intéressant d’interroger. Comment, institutionnellement, peut-on construire des choses qui mettent en jeu un rapport entre l’art, la nature, et la science ? Et comment peut-on sur ces sujets mobiliser des publics ? Comment les publics se mobilisent-ils ? Quels types de publics mobilise-t-on ? Comment va-t-on vers eux, et avec quelles images, de la nature ?
Bernard Favre Bernard Favre, je m’occupe de Cap Sciences, qui est un centre de culture scientifique à Bordeaux et qui propose au public, entre autres, des expositions sur des thèmes scientifiques et techniques. Juste trois mots. Premier mot… Le mot art, c’est le même mot que technique. La teckhnê c’est l’art.
Fabienne Brugère À l’époque grecque.
Bernard Favre Oui , à l’époque grecque. Poursuivons le voyage… Deuxième mot, arbre fruitier… Pour qu’un arbre fruitier produise, il faut le tailler, il faut le greffer parfois. Bref, il faut intervenir sur son fonctionnement. Et ça, les hommes l’ont appris depuis très longtemps. C’est une conquête de l’humanité. On peut mettre dans la famille des arbres fruitiers la vigne, entre autres. Mais tout ce qui produit demande une attention très forte, des techniques, des sciences, et souvent ça inclut des formes. Les vignes, par exemple, sont toutes de la même hauteur et bien alignées. Plus on veut rendre les choses techniques, plus il faut les aligner, parce que les machines, c’est toujours plus compliqué à faire fonctionner que les parcours et la déambulation elle-même. On retrouve ça dans les villes. Les rues alignées, c’est la même chose que les arbres fruitiers alignés, taillés au cordeau, tirés au cordeau, etc. Il y a des représentations géométriques qui sont construites par l’humanité comme étant ou comme représentant un progrès extraordinaire en matière de technique mais aussi en termes de condition de vie. On a un peu plus de fruits et des fruits qui sont plus gros, qui mûrissent dans de bonnes conditions parce qu’ils sont alignés et bien orientés par rapport au soleil. Par conséquent ils ont plus de saveur et ils se conservent mieux ; bref, des progrès fantastiques. Et puis, troisième idée, les plages propres. À travers une exposition, qui
Tout ce qui produit demande une attention très forte, des techniques, des sciences, et souvent ça inclut des formes.
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s’appelle Littoral au cœur, nous proposons au public actuel de Cap Sciences ce que vous venez d’évoquer en matière d’orientation du regard. Le focus n’est pas sur les grands horizons de l’océan, mais sur les petits détails de la plage. Finalement, de quoi la plage est-elle constituée? De dunes, en rapport avec un autre élément, l’océan. Il les grignote jusqu’à faire ressortir des souches de forêts de plus de vingt mille ans. Il y a aussi des voiles bactériens qui font des auréoles sur le sable de la plage. Nous devons lutter, à travers cette exposition, contre l’idée reçue que lorsque la plage n’est pas plane, lorsqu’elle n’est pas remplie strictement de petits dépôts de coquillages, de morceaux de quartz, de silice et de calcaire dur, et bien elle est sale. Nous luttons aujourd’hui contre le fait qu’avant la saison d’été, on nettoie les plages de tout un tas d’éléments naturels qui composent la vie riche et très secrète de la plage. On enlève tout y compris les petites bestioles qui vivent sous deux centimètres de sable.
Éric des Garets
C’est moins le cas maintenant. Bernard Favre
Oui, c’est vrai. Éric des Garets Normalement, quatre-vingt kilomètres de plages sont nettoyés en Gironde.
Bernard Favre
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Les scientifiques, les techniciens, les élus, tous les responsables ont compris ça. Mais dans l’esprit des gens, il y a quand même des représentations très ancrées. J’ai dit trois choses, et si je devais en rajouter une quatrième, ce serait qu’avant, on construisait des villes pour se protéger, on s’entourait de murailles. Aujourd’hui, ce qui est extraordinaire, c’est de voir comment les gens individualisent leur territoire en s’entourant de haies bien taillées. C’est tout juste, d’ailleurs, s’ils ne font pas des créneaux pour mieux montrer qu’il s’agit d’une protection, très défensive, contre toute intrusion. Souvent l’alibi, c’est que les chiens, les chats et les enfants ne s’échappent pas. Enfin en général c’est la présence de chiens qui justifie la construction du mur, des clôtures et des haies. Mais il n’empêche que ça fait partie des représentations, les gens voient de l’intérieur la haie qui les protège, mais ils ne voient pas la haie et la clôture du voisin qui les empêchent d’entrer dans son domaine. Souvent, on ne voit donc que la moitié des choses. On voit souvent les grandes perspectives, les grandes étendues, les symétries, parce que toute notre culture est portée là-dessus. On voit tout ce qui est aligné, tout ce qui peut faciliter le travail, tout ce qui peut produire plus, en définitive tout ce qui peut amener un progrès. Mais on ne voit que la moitié des choses, on ne regarde qu’un seul côté. Dans le cadre de notre métier, notre rôle consiste souvent à proposer au public des points de vue auxquels il n’est pas habitué. Quand on a refait l’aménagement du phare du Cap Ferret, l’office
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du tourisme voulait qu’on montre un film évoquant la beauté du Bassin d’Arcachon. Pourquoi pas. Je pense qu’effectivement, s’il y a beauté, ça sera une émotion provoquée. Ce que nous allons faire, c’est plutôt multiplier les points de vue : amener les gens à regarder la presqu’île du Cap Ferret vue sous l’eau, au niveau de l’eau, depuis les rivages, océaniques ou côté Bassin, le bas, le haut et le milieu des dunes, le pied et le haut des arbres.
Fabienne Brugère À mon avis, cela suppose une éducation du public, du regard. Ça suppose aussi de penser une pédagogie de la nature, parce qu’on ne peut pas empêcher le simple citoyen d’avoir un rapport à la nature, surtout en ville, qui passe par le plaisir, le plaisir du repos, les parcs etc. On parlait tout à l’heure des Volksparks de Berlin. C’est vrai qu’à Berlin, c’est frappant ! Ce sont des lieux de repos, mais on y court aussi, comme dans tous les parcs d’Europe et d’ailleurs. Et puis à partir du mois de juin, quand il commence à faire beau, on vient s’allonger au soleil. Il y a aussi des lacs, on se baigne, on pique-nique, voire on y fait des barbecues etc. Donc le premier usage de la nature en ville est un rapport au plaisir, au repos, à la détente. Il y a un réel lien entre la nature en ville et l’univers de la distraction. La deuxième chose, c’est que du point de vue du citoyen ordinaire, il faut que la nature soit belle, que l’eau soit bleue, ce qui n’est pas le cas de la Garonne. Ça change peut-être les représentations. Il faut que l’herbe soit verte et non jaune. Il y a cette demande chez l’habitant classique de la ville. Alors comment change-t-on le regard ? Est-ce que c’est en proposant des nouveaux usages de la nature ? de nouveaux gestes artistiques ? Parce qu’après tout, le Land Art, c’est aussi ce que vous proposez, c’est bien l’idée de nouveaux gestes artistiques. Du coup j’en viens au questionnement suivant : dans une ville comme Brive, par exemple, comment peuton construire ? Comment peut-on convaincre de cette nécessité ne serait-ce que d’un point de vue politique? Comment peut-on emmener les habitants précisément vers ce type de perspectives ? Vous allez peut-être nous en dire davantage concernant le lieu sur lequel vous travaillez.
Le premier usage de la nature en ville est un rapport au plaisir, au repos, à la détente.
Marie-Paule Baussan Marie-Paule Baussan, je mène un projet à Brive, un centre d’Art, Nature et Science. En ce qui concerne le moyen d’amener les habitants à changer, je n’en suis qu’aux balbutiements du projet. La ville de Brive m’a demandé de faire une étude sur un centre Art et Nature. Ça ne me disait rien du tout, franchement, ça ne me parlait pas. J’ai donc rajouté Science. Ça va être un centre d’Art, Nature et Science. Tout est allé très vite, parce qu’ils ont acheté un grand bâtiment, un ancien garage de 3000 m2 alors que j’étais encore en cours d’étude. Je me suis inscrite dans une logique complètement territoriale. C’est difficile car je suis en train de réfléchir à toute cette question. Je parle de logique territoriale parce qu’à Brive, des fouilles entreprises récemment révèlent un site préhistorique très important, avec 30 000 ans d’habitation continue. La ville de Brive a donc un site complètement unique en Europe. Elle va se situer en amont, tout dépend comment on le prend, de la vallée de la Vézère et du Patrimoine Mondial de l’Humanité. En réfléchissant à ça, je me suis dit que le centre d’Art, Nature et Science nous permettrait de raconter, en un lieu, la naissance de la nature, la naissance du végétal sur terre, en partant de l’algue bleue jusqu’aux angiospermes. Le développement biologique du végétal jusqu’à La cub 303
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l’intervention de l’homme dans cette nature et leurs rapports mutuels : comment le végétal a évolué avec l’homme, grâce à lui ou contre lui. Voilà le projet, une exposition permanente végétale qui doit être aussi représentative que possible. Des concours et des appels d’offres vont être lancés pour avoir le plus de groupes de plantes possibles au monde. Il y aura aussi des expositions temporaires accompagnées de colloques, de séminaires, etc. Comment amener le public ? Je suis en train de réfléchir à ça. Les premières expositions seraient des herbiers qui sont à la fois des objets d’art et de science. Il s’agira de réfléchir, pendant une session, sur la façon dont on construit des herbiers et les représentations des plantes avec ou sans racines. Le moment arrive où il n’y a plus de racines. À l’époque moderne et contemporaine, les plantes sont représentées sans racines. Pourquoi ne pas faire des choses comme ça ? Il faudra aussi faire des expositions sur le végétal dans le design de l’Art nouveau, de l’art contemporain… Je suis en train de réfléchir là-dessus, de brasser les regards et le rapport au public. Je pense que ce n’est pas un projet qui est assaini. Ça va être difficile car je vais faire une première saison hors les murs en 2010. Il ne s’agit pas d’intégrer ce projet dans le tissu culturel de Brive mais d’en faire une évidence. Le faire accepter est une chose délicate. On va voir ce que ça va donner.
Fabienne Brugère D’accord, je pense que dans ce qu’on vient de dire, il y a quelque chose d’intéressant pour analyser cette question des représentations de la nature, il s’agit de la nécessité des parcours. La nécessité de passer par la figure du parcours et de la marche. En ville, le rapport à la nature c’est aussi le rapport à un espace qui permet un parcours. Alors là, je me retourne vers nos paysagistes. Pourriezvous nous en dire plus là-dessus ? Est-ce que selon vous, sur l’espace de La Cub par exemple, il y a des endroits précis qui sont représentatifs de la construction ?
Bernard Favre Je voudrais ajouter un élément qui me semble important aujourd’hui au sujet de l’évolution des représentations de la nature par les urbains, et qui porte moins sur le végétal que sur les animaux. Chaque fois que les gens de la ville parlent de la nature, c’est toujours en rapport avec les animaux qui peuvent être dangereux.
Fabienne Brugère Parce qu’ils ont des enfants et qu’ils veulent voir des animaux.
Claude Eveno
Des girafes dans la rue ! Graziella Barsacq Je crois que ça renvoie vraiment à des choses qui sont importantes. La première chose c’est que la nature est le monde vivant auquel on appartient. Pour moi, il n’y a pas de dissociation entre l’homme et la nature. C’est aussi une façon de représenter la nature. Quand je vais en Martinique, la relation à l’espace, au paysage, est très différente de la nôtre. Et ce n’est pas une question de perspective. La cub 304
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Ce que je trouve intéressant dans la question de la nature, c’est qu’elle renvoie effectivement à un monde sauvage qui n’est pas encore civilisé par l’homme, mais qui pourtant nous construit aussi de façon sensorielle.
Par exemple, le paysage est appelé l’alentour. C’est le contact au corps et à l’espace intime, ainsi que le contact de l’autre. Ce que je trouve intéressant dans la question de la nature, c’est qu’elle renvoie effectivement à un monde sauvage qui n’est pas encore civilisé par l’homme, mais qui pourtant nous construit aussi de façon sensorielle. Le parcours constitue un des éléments de compréhension de l’espace, donc de la nature, mais il n’est pas le seul. Je comprends qu’on n’aime pas l’herbe sèche ou qu’on ait peur d’une plante ou du serpent sauvage qui va venir dans les mauvaises herbes, parce que ça c’est le quotidien. En même temps, je sais que si on propose à tous des expériences de l’ordre du déplacement du corps, de la connaissance, je crois que cela renvoie à quelque chose d’universel. J’essaie aussi de travailler un peu là-dessus, de proposer des façons de parcourir l’espace ou d’investir les lieux, de les comprendre, de les lire de cette manière-là, qui n’est pas toujours intellectuelle mais qui peut être parfois instinctive.
Fabienne Brugère Est-ce que vous voulez ajouter quelque chose ?
Bernard Brunet Oui, moi je voulais revenir à deux questions sur lesquelles on n’a pas réagi. La première, c’est la question de la beauté. On a dit que la relation de l’homme à la nature passe par une recherche de beauté. Je pense toujours que derrière la beauté, il y a d’autres questions relatives au sens qu’on lui donne. Ça a été brièvement évoqué, je pense que dans la relation à la nature, il y a d’abord la question de la peur. Il y a une notion de nature acceptable, de nature ordonnée, de nature sécurisée, de nature rassurante, qui se traduit souvent par une expression de nature décorative etc. Je ne pense pas qu’il faille laisser ça de côté. Il faut qu’on engage la discussion en pensant qu’on a tous un rapport positif de plaisir avec la nature. Mais qu’historiquement, il y a un rapport de peur. Par rapport à ça, l’histoire de l’art, pardon, l’art et l’histoire de l’art ont joué un rôle important, notamment dans la transformation du regard sur certaines natures. Je ne voudrais pas dire de bêtises, je ne suis pas historien, mais avant le XIXe siècle, par exemple, le regard porté sur la nature mer, la nature océan, la nature montagne, était un regard négatif. Ce sont l’art et la littérature qui ont amené un regard positif et qui ont fait que cette nature est devenue acceptable, un lieu de plaisirs etc. C’était le premier point que je voulais développer. Ma deuxième réaction porte sur la notion d’éducation. Je n’ai pas de certitude. Je ne sais pas si le rapport à la nature est un problème d’éducation. Si on devait éduquer les enfants, les gens à la nature, ça me ferait presque peur, parce que le rapport à la nature est multiple. Il est pluriel et je crois que c’est bien comme ça. Justement il a évolué dans le temps, comme je viens de le dire. Je pense
Ce sont l’art et la littérature qui ont amené un regard positif et qui ont fait que cette nature est devenue acceptable, un lieu de plaisirs etc.
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que c’est plus une question de vécu. Graziella en a également parlé. C’est plus une question de vécu que d’éducation et là aussi, je pense que l’art peut effectivement jouer un rôle important. Le rapport direct peut être proposé et développé en direction des individus, des enfants, des adultes etc. Il me semble que l’art peut avoir des fonctions sociales plus importantes que l’éducation pour élaborer ou faire évoluer le rapport à la nature.
Claude Eveno Fabienne, je pourrais dire un mot sur la question de l’éducation ? Je fais partie de la deuxième génération des exilés de l’exode rural. C’est-à-dire que mes parents sont nés en Bretagne, mes grands-parents y ont vécu toute leur vie et moi je suis né à Paris. Mais j’ai passé toute mon enfance, quatre mois par an, au fin fond de la Bretagne. Dire qu’il y a du vécu et non de l’éducation, c’est une erreur par rapport à ce qui s’est passé. Au contraire, dans ces sociétés rurales, il y avait une volonté, de la part des familles, d’éduquer les enfants. C’est-à-dire qu’étant enfant, j’ai appris avec mes grands-parents, mes oncles, à reconnaître les arbres, les champignons, tous les oiseaux, les reconnaître en vol, savoir tout ce qui poussait dans le potager. Il y a une quantité de connaissances que j’ai malheureusement oubliées en partie, mais qui est absolument colossale. J’ai été proprement éduqué à la compréhension de la campagne, et en même temps j’avais tout ce flot de sensations enfantines, qui était un vécu direct, qui était quelque chose qui m’appartenait en propre, qui était lié à ma sensibilité individuelle. Je veux dire qu’il n’y a pas de séparation en réalité, parce que tout ce qu’on m’apprenait augmentait mon expérience sensible. De la même manière, mon expérience sensible était le terreau qui captait, sur le plan mnémotechnique, ce savoir. Ceci n’existe plus, c’est pour ça que la question de la nécessité d’éduquer peut être légitime. On n’est plus dans une situation de relation familiale à la campagne. Mes enfants, ils n’ont plus de grands-parents à la campagne, ils n’ont plus que moi qui radote ce qu’il a vécu enfant. Il va donc falloir trouver une façon de reprendre prise. C’est pour ça que les expériences du type Cap Sciences, voire même ce qui pourrait être fait par l’Éducation Nationale ou ce que font les plasticiens, c’est une manière de reprendre contact. Voilà pourquoi je pense que l’éducation compte.
Jean-Yves Meunier C’est de la transmission. C’est le thème général qui a été évoqué ce matin par Alexandre sur les marais.
Marie-Paule Baussan Sur l’éducation et la peur de la nature, je voudrais raconter une anecdote sur des paysagistes, que tu connais, qui ont gagné il y a trois ou quatre ans le réaménagement d’une cour de crèche à Paris, dans laquelle il y avait quatre magnifiques cerisiers. On leur a demandé d’abattre les cerisiers. Pourquoi ? Parce que les cerises ont des noyaux et que si les enfants s’étouffent, les parents peuvent faire un procès. Cela dit, à côté, on fait une semaine du goût, pendant laquelle on apprend aux gamins à goûter des cerises et à cracher les noyaux. C’est aberrant ! Ça commence par là. Il faudrait vraiment commencer l’aménagement urbain par des choses comme ça. Ils ont abattu les cerisiers, ils n’ont pas eu le choix.
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Graziella Barsacq Parce que le monde vivant parle de la vie et donc de la mort aussi. C’est ça la peur qu’on a finalement. C’est ce refus du cycle naturel et c’est celui que nous apprend la nature. C’est aussi ça, je crois, qui est intéressant dans la ville. C’est le temps, c’est le cycle… Ce sont aussi ces questions-là.
Fabienne Brugère C’est vrai, je suis d’accord avec ce que disait Claude. Il y a effectivement une transmission familiale qui ne se fait plus. Étant enfant, je l’ai un peu connue par l’intermédiaire de mon père lorsqu’on allait le week-end à la campagne. C’est vraiment quelque chose qui est en train de disparaître, qui se perd d’autant plus dans toute une partie du monde urbain. Du coup, la question qu’on peut se poser, c’est comment revenir malgré tout à la nature en dehors de l’idée d’une nature acceptable et décorative. L’art ne peut-il pas permettre de construire des expériences qui font bouger les frontières de la nature pour sortir de la simple question du décoratif, de l’acceptable ? Ne peut-il pas faire revenir les gens vers l’idée de s’éduquer à la nature, en signalant des choses qu’on ne voit plus ? Là, ma question s’adresse à Richard Coconnier, puisque vous étiez justement porteur du projet Bordeaux 2013. Y avait-il des choses sur le rapport entre l’art et la nature ? des choses qui intégraient l’idée d’une transformation du regard que le public peut avoir sur la nature ?
Richard Coconnier Je suis comme Éric, je ne suis spécialiste de rien ici. Je voudrais dire deux petites choses. 2013 c’était il y a plus d’un an et j’ai un peu oublié. Ce dont je me souviens c’est qu’on a beaucoup parlé de la Green Guérilla et d’un certain nombre de sujets comme ça. J’ai l’impression d’être un peu décalé par rapport à ce qui se dit, je n’ai jamais beaucoup réfléchi là-dessus. J’ai longtemps travaillé dans des théâtres, où on s’enferme, pourtant je ne peux pas oublier que le théâtre est né dans la nature en Grèce et qu’une part importante de notre époque est fondée sur le mythe vilarien : que se passe-t-il quand on est sous les étoiles et dans la nuit, est-ce qu’on entend mieux la parole du poète dans ces conditions plutôt que dans la salle ? Par rapport à tout ce qui se dit, c’est ça qui m’interroge un peu. Aujourd’hui les artistes travaillent beaucoup sur cela, entre autres sur la notion de parcours. Ils emmènent des gens dans la nature notamment la nuit, mais est-ce qu’il y a des conditions qui permettent, dans la nature, de mieux recevoir la parole ? de l’entendre différemment ? de la vivre différemment ? Est-ce qu’il y a dans l’air, dans le danger, dans la nuit, dans la durée, des choses qu’on peut éprouver dans la nature et qui nous permettent d’avoir accès différemment à la parole des poètes ? C’est quand même le fondement de beaucoup de choses. Il y a beaucoup d’expériences. Par exemple, Safari Intime, un des spectacles les plus intéressants que j’aie pu voir cette année, évoque cette histoire justement. On peut partir en safari dans sa propre ville. C’est quelque chose qui renverse un peu la problématique. Après il y a tout ce qu’a pu faire Éric. Je n’ai pas suivi, cet été, les histoires d’îles, les choses comme ça – enfin ce n’est pas toi directement. Ce qui m’intéresse, c’est comment, à l’échelle d’une agglomération, on pourrait essayer de se poser cette question. Et je n’oublie pas non plus qu’un des mythes fondateurs de l’époque c’est aussi Woodstock, des choses assez fortes.
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Claude Eveno On pourrait proposer de faire Woodstock à Alain Juppé…
Fabienne Brugère Un Woodstock bordelais : on pourrait y revenir cet après-midi.
Éric des Garets Moi, je voudrais revenir sur deux interventions avec lesquelles je suis intimement d’accord. Par rapport aux propos de Chemetoff tout à l’heure, ce que vous disiez du rapport à la nature, entre la sensibilité personnelle et le savoir, n’est pas neutre. Je pense qu’il y a au moins une forme d’art qui permet de faire passer cela, c’est la littérature. J’aime bien la littérature à titre personnel et je pense à Proust en particulier, mais il y a beaucoup d’autres auteurs. Dans le domaine de la poésie, il y a de nombreux auteurs comme Jacques Côté (même si ce n’est pas forcément l’auteur le plus lu) qui témoignent de leur relation à la nature et qui permettent tout simplement de l’ouvrir à autrui.
Claude Eveno C’est en tout cas le plus vrai sur cette question.
Éric des Garets Après, sur la question de la disparition de cette sensibilité, je crois au contraire qu’aujourd’hui, la question de la biodiversité sur laquelle la France est terriblement en retard, doit permettre un rapprochement avec la nature. Je le dis au nom du Conseil général : nous avons créé le conservatoire botanique. Je le dis comme ça, ni plus ni moins, parce que d’autres n’en voulaient pas. On l’a mis sur pied. On l’a même installé dans un espace naturel, dans le domaine de Certes, parce que la première des choses c’est de connaître cette nature, on ne pourra pas l’éviter. Je pense qu’à travers cette montée en puissance de la biodiversité, il va y avoir un retour à cette sensibilité. Partant de ce principe, ce qu’on peut faire c’est aussi se la réapproprier par l’art. Ce que tu disais tout à l’heure, l’inconnu de la nature, de la biodiversité, cette nature un petit peu en désordre qui existe aussi dans les villes : j’aime bien ce que disait Chemetoff. J’ai senti chez lui cette volonté de laisser un peu de désordre. Cette volonté, dans le rapport entre l’intime et le général, d’introduire une part qui ne soit pas uniquement dans le réglementaire, dans le conforme etc. Je pense que cette nature-là existe aussi au sein de la ville, puisqu’on est aussi là pour parler de la ville. Elle existe, d’ailleurs elle n’est pas forcément répertoriée dans la connaissance de la biodiversité de la ville. Il y a des « commandes » à passer aux artistes quand on parle de culture institutionnelle. C’est une façon de reconnaître leur travail, notamment sur cette thématique, qui est susceptible d’apporter un autre regard sur le rapport qu’on peut entretenir avec la nature. Les artistes vont pouvoir le transmettre et faire passer ce qu’ils ont pu ressentir. Je trouve qu’il y a une matière qui est un peu désordonnée. En tout cas, je pense qu’il peut y avoir des tas de pistes.
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Claude Eveno Il y a une chose qui est particulière à l’être humain. Lorsqu’il prend conscience d’un bien, il s’achemine vers la transformation de ce bien en regard esthétique. Le bien devient du beau. L’exemple le plus spectaculaire en matière de jardin c’est le travail de Gilles Clément. Parce qu’il est ingénieur horticole et qu’il a une connaissance scientifique des plantes avant d’être un jardinier, il a commencé par découvrir tout l’intérêt, en termes de biodiversité, d’un certain nombre d’essences, et l’intérêt de la liberté qu’il faut laisser à la nature pour qu’elle puisse œuvrer pour elle-même. À partir de là, il a défini une posture de négociation entre la nature et la biodiversité. Il a proposé une posture d’aïkido, « je joue un peu avec elle, je ne la contrains pas trop, j’utilise ses forces pour fabriquer du dessin, de la forme. » Du coup, il a révélé la beauté possible. Une fois classée son activité jardinière, qui était à mon avis un bien pour l’humanité, il a déclenché la possibilité de considérer que c’était une nouvelle beauté. Aujourd’hui ça suppose une alliance entre la science, la science biologique, l’art et la technique. Parce que je rappelle juste une chose, ce n’est pas seulement au temps des Grecs que teckhnê, art et technique était un seul mot. Qu’il n’y ait pas de différence entre le potier, l’architecte et le sculpteur, procédait d’un même phénomène de création. Au xviie siècle, Le Nôtre, il ne faut pas l’oublier, était un scientifique, un jardinier, un peintre et un ingénieur. La formation qu’il donnait d’ailleurs dans les ateliers de la grande galerie du Louvre le mettait en contact avec tous ces métiers et c’est parce qu’il était un maître dans ces métiers qu’il pouvait faire un jardin. Le jardin était d’une certaine manière une œuvre d’art totale, qui perpétuait la non-séparation entre art et technique. Évidemment, cette pluridisciplinarité s’est perdue dans le monde contemporain, tout simplement parce qu’on est passé de la pensée cartésienne à la pensée de Newton et de Locques induisant une nouvelle vision du monde. Aujourd’hui les artistes du Land Art réamorcent l’alliance, mais ce n’est pas complet, maintenant il faut la science. Comment peut-on bâtir une nouvelle alliance qui fasse que d’un seul coup le bien et le beau se révèlent autrement ? Ce n’est pas simple.
Il a proposé une posture d’aïkido, « je joue un peu avec elle, je ne la contrains pas trop, j’utilise ses forces pour fabriquer du dessin, de la forme. »
Fabienne Brugère Je crois qu’on en arrive à quelque chose d’assez intéressant qui pourrait un peu spécifier le territoire de La Cub. Il s’agit de cette intervention de la science qui engage un rapport aux questions de biodiversité et au travail qui est fait là-dessus en grande partie par le Conseil général. Il y a donc ce rapport aussi une flore qui est rare et qui n’existe qu’ici, on peut penser notamment aux angéliques. Il me semble qu’il y a là une piste, qui serait assez propre au territoire et non pas, à mon avis, à tous les territoires urbains en France, et qui est celle du rapport à une nature qui peut donc tirer vraiment vers le scientifique, vers la nécessité de conservation, une piste sur laquelle parfois on peut être plus ou moins d’accord, plus ou moins critique. Et puis, il me semble qu’on peut opposer ce concept à ce que j’appellerai le modèle toscan. C’est quand même incroyable, la nature en Toscane, il y a une grande séparation, à part à Florence, où sont tous ces superbes jardins, entre la ville de pierre et la campagne totalement travaillée comme le sont les tableaux de Lorenzetti. Et aujourd’hui, on retrouve encore la même chose quand on se promène dans la campagne autour de Sienne : cette impression d’une fenêtre ouverte. Et il me semble que c’est vraiment un modèle différent du Bordeaux intra-muros, de la ville de pierre… La cub 309
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Mais la ville de pierre va au-delà, elle est quand même doublée par les jardins qui sont derrière les échoppes, ceux qui se trouvent derrière les berges de la Garonne, etc. Donc ma question serait la suivante : ne pouvons nous pas partir sur l’idée d’une spécificité qui serait une forme d’alliance précisément entre la science, l’art et la technique ?
Cyrille Marlin Notez bien la question parce que je ne veux pas du tout parler de ça. Je vais embêter tout le monde en plus, je m’appelle Cyrille Marlin, je suis paysagiste. Je dois dire que je ne comprends pas très bien l’orientation du débat, mais peut-être qu’on est en train de la fabriquer, et de fabriquer les questions, mais je suis un peu perdu, voire même effrayé parfois par ce que j’ai entendu dire. Il y a des choses qui m’effrayent quand vous parlez d’éducation, d’éducation du regard, quand vous parlez du modèle, des problèmes de l’histoire de l’art ou des choses comme ça. Ça ne m’effraie pas parce que ce n’est pas intéressant mais parce qu’en fait ça s’éloigne très directement du discours d’Alexandre Chemetoff et de ce qu’il a essayé de nous dire depuis deux jours. Nous étions hier réunis sur le même site autour de cette idée qui peut finalement se résumer à : comment se remettre en contact avec des singularités et comment les formuler ? Quel genre de techniques développe-t-on pour les saisir et ensuite les formuler ? Sommes nous capable de le faire ? C’était le questionnement de Chemetoff à propos des singularités.
Fabienne Brugère Mais qu’est ce que vous appelez « singularités » ?
Cyrille Marlin Laissez-moi poser le problème. Je crois qu’on n’est jamais aussi près de la nature que lorsqu’on n’en parle pas, lorsqu’on n’aborde pas la question de cette façon-là. La relation entre l’homme et la nature, ce sont des mots qui font partie d’un discours, qui ont été replacés sous l’angle historique en direction d’un certain type de population. Oui, l’art, l’éducation du regard par l’art, je vais peut-être choquer un peu, mais je pense que ça n’existe pas. Par contre ces idées touchent à des choses qui existent. Moi, ma technique, c’est de lutter, pour ne pas reproduire une méthode qui viendrait justement du dessus. Je commence par me demander ce que font les gens, dans un espace donné. Je voudrais citer deux exemples qui peuvent permettre d’éclaircir la chose. J’habite à Pau et il s’avère qu’à Pau, il y a une rivière qui a disparu. Elle n’a pas disparu en réalité, par contre, elle est masquée par l’urbanisation et finalement les pouvoirs publics, la mairie et toutes les institutions qui sont censées s’occuper de ce genre de choses, considèrent qu’elle n’existe plus. Une association voudrait rendre visible cette rivière. La personne que j’ai vue m’a dit : « je connais tous les habitants, tous ces gens-là connaissent cette rivière, elle existe pour eux. » Et c’est un peu la position du poisson-pilote d’hier, qui savait tout sur l’endroit qu’il nous faisait visiter. Une après-midi, à la première heure, j’ai suivi une vieille dame qui prenait un parcours un peu bizarre. Je vais vous passer les détails. Mais arrivé à un certain point, on était tous les deux à regarder la rivière depuis le pont qui avait été construit pour une grande voie rapide. Et c’est une rivière qui est très belle quand on la regarde et, si on oublie la voie rapide,
Je commence par me demander ce que font les gens, dans un espace donné.
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on est dans la campagne. La conversation a été longue et j’en suis venu à lui dire : « Moi j’aime bien les libellules » et elle m’a répondu : « Vous savez, si vous venez à cinq heure sous cet arbre, c’est là où elles se réunissent tous les après-midi. » Alors vous parliez de rapport avec la nature, il me semble qu’il n’y a même pas besoin de le dire, c’est une information qui veut dire que c’est concret, que ça existe.
Claude Eveno Et en quoi est-ce incompatible avec ce qui est de l’ordre du discours ? Peut-on se passer des mots et échanger seulement avec des libellules ? Ça ne suffira pas, je pense qu’on doit faire les deux…
Cyrille Marlin Je n’ai pas dit que c’était incompatible.
Claude Eveno En même temps, je n’ai pas encore entendu dire : « Jetez le langage ! »
Cyrille Marlin
Non, ce n’est pas ça ! Claude Eveno De la part d’un paysagiste, cette attitude m’étonne…
Cyrille Marlin Je n’ai pas dit que c’était incompatible, mais plutôt qu’on oubliait peut-être de commencer par dire l’essentiel. C’est-à-dire aussi bien l’art et la nature, dont on parlera beaucoup, car nous sommes tous un peu liés à ces discours. Par contre, j’ai rapporté l’expérience à d’autres personnes, notamment à un scientifique qui s’occupe de l’association et il m’a dit – parce qu’il y a des naturalistes qui travaillent sur cette rivière et qui eux-mêmes font travailler beaucoup de gens : « Vous, en cinq minutes, vous savez où sont les libellules ? Et par quel intermédiaire ? » « Simplement en y étant allé et en parlant à une personne, qui elle sait où sont les libellules. » Mais je vais vous donner un deuxième exemple.
Fabienne Brugère Ce que vous dites renoue avec un certain nombre de choses qui ont été dites, à savoir la nécessité aussi de s’attacher aux petites choses.
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Cyrille Marlin Il y a quelque chose d’important qu’ont dit Messieurs Favre et Cerciat, et qui est de fabriquer une qualité de regard. C’est aussi ce qu’a dit Monsieur Chemetoff, ce matin. Il faut commencer par essayer de voir si elle n’existe pas déjà. Cependant je vous ai entendu dire qu’il y a une disparition de la relation avec la nature.
Claude Eveno
Mais je n’ai jamais dit ça ! Cyrille Marlin Non, mais vous avez dit qu’il y a une disparition.
Fabienne Brugère Chez certaines personnes, il y a une disparition, tout le monde n’a pas le rapport de cette dame à la nature.
Cyrille Marlin Si vous voyez cette dame, je vous assure que c’est juste quelqu’un qui promenait son chien, mais je vais vous donner un deuxième exemple.
Claude Eveno Je ne crois pas que ce soit en racontant la vie d’une vieille dame qu’on règlera le problème de notre méconnaissance.
Fabienne Brugère Nous reviendrons à votre deuxième exemple, mais puisqu’on a un éminent urbaniste, j’ai nommé Francis Cuiller, il serait intéressant de savoir si, dans l’urbanisme, et dans le rapport qu’il entretient avec la nature, nous pouvons partir de ce type d’expérience, de ce type de regard.
Francis Cuillier C’est compliqué, parce que tout dépend à quelle échelle on travaille. Moi, j’ai travaillé surtout sur des échelles intercommunales, et sur des SCOT et PLU communautaires. On a essayé de faire de la préservation d’espaces, entre guillemets, naturels, qui peuvent servir à de telles choses. Comme si on verrouillait un peu les limites de l’urbanisation, de façon à ce qu’il y ait pratiquement 50% de la Communauté Urbaine enserrée entre les parcs et espaces naturels non construits. Après, il y a effectivement le plan de petite échelle sur les quartiers hauts, où on peut intégrer des données plus sensibles. Sur le plan des grandes échelles, c’est très difficile d’intégrer le sensible. Je voulais dire un mot sur un point, que Fabienne a introduit et qui n’a pas été développé, mais qui me paraît très important. Ce sont les jardins ouvriers. Tu connais bien Hambourg, et dans le grand parc d’Hambourg, il y a un mélange entre ce qui est parc et ce qui est eau, et ce qui est jardins ouvriers. Les jardins ouvriers sont quand même en général très jolis, on La cub 312
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peut parler d’art populaire. Ce sont des lieux de réseaux et de liens sociaux, et dans certaines villes il n’y a pas de politiques là-dessus. Alors que d’autres villes proposent d’établir des jardins ouvriers dans des espaces naturels, et qu’ils sont de plus économiques, ils ne coûtent pas très cher. C’est une réponse à une demande sociale, avec une petite connotation qui renvoie à ce que disait Alexandre Chemetoff, ce côté nostalgique des années trente… Je suis étonné qu’il ne prône pas les jardins ouvriers, parce que ça rentre dans sa logique désincarnée. Mais je crois qu’il serait très intéressant qu’on aborde cette question sur le plan des représentations mais aussi des usages. Il y a quand même beaucoup de différences entre le maraîchage, un espace naturel ou un parc urbain, et cette différence se joue aussi entre l’échelle du balcon et celle de la maison individuelle d’échoppe : je veux dire que le jardin potager existe à différentes échelles, n’est-ce pas ?
Graziella Barsacq En effet, la ville est une construction à plusieurs échelles.
Francis Cuillier Mais on dirait qu’en termes de représentations, on éprouve une sorte de honte par rapport aux jardins ouvriers. Ce n’est pas le cas partout, mais il y a des villes où l’on ne veut pas en entendre parler, car on considère que c’est un peu honteux…
Éric des Garets Ici, sur La Cub ?
Francis Cuillier Où est-ce que tu entends parler dans La Cub de la fierté d’avoir un jardin ouvrier ? Je crois que ça touche à la fois l’échelle individuelle et l’échelle du quartier, et pourtant, en termes d’autonomie et avec le côté bio, cette dimension prend de plus en plus d’importance. Par exemple, je reviens de Suisse et j’ai découvert qu’il est impossible de toucher à un seul mètre carré agricole dans les villes. Pourquoi ? Parce qu’il y a une politique fédérale fondée sur l’autonomie alimentaire en cas de guerre. Donc les espaces agricoles dans les agglomérations sont gelés, et on m’a dit : « On ne peut pas déclasser un terrain, ça remonte à Berne. » C’est un autre rapport que l’habitant entretient avec la nature. Et on voit en pleine ville des animaux, parce qu’on garde ces terres, si jamais on en a besoin, parfois elles sont utilisées, mais pas souvent. Il y a aussi cette donnée culturelle de la représentation : qu’est-ce qu’un espace agricole ? Ce n’est pas que le maraîchage.
Fabienne Brugère Je trouve cette question des jardins ouvriers vraiment intéressante, parce que c’est une politique qui existe en Allemagne et ailleurs, à Hambourg mais aussi à Berlin, en particulier en Allemagne du Nord. C’est vrai qu’on maintient dans ces villes cette culture du jardin ouvrier. Et pourtant, ces mêmes villes laissent une énorme place à différentes formes, à différentes représentations de la nature. D’ailleurs les Allemands ont – là, on pourrait parler aussi de la littérature allemande – à mon avis, un rapport plus grand que le nôtre à ces petits savoirs de la nature. Je pense que l’exemple La cub 313
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de la libellule serait plus fréquent en Allemagne qu’en France. Et enfin j’aimerais bien qu’on reparte de cette perspective des jardins ouvriers.
Cyrille Marlin Justement, j’ai un exemple. Il ne s’agit pas de jardins ouvriers mais je crois que c’est encore un modèle très intéressant. Le sujet est vaste, je vais vous parler de ma deuxième expérience parce qu’elle va directement dans cette direction sauf que c’est un modèle et que ça part d’une expérience comparable à celle de la libellule. Vous allez voir comment on passe de très petites choses à des choses plus grandes. J’ai habité pendant quatre ans à Tokyo et je me suis installé dans un quartier très agréable à vivre et dans lequel justement il y avait cette particularité, c’est que les habitants faisaient leur jardin dans la rue, dans l’espace public. Déjà, c’est une situation un peu particulière, il y avait tellement d’habitants qui faisaient leur jardin dans la rue que, quand on se promenait dans ce quartier, on avait l’impression qu’il y avait eu un aménagement. On est là au milieu de pleins de jardins sur un kilomètre de long et sur 600 mètres de large. Vous parliez du rapport avec la nature, et c’était très intéressant, parce que ça ne venait pas de décisions administratives ou institutionnelles. Ce n’étaient pas des décisions qui venaient d’en haut, ça venait juste d’eux. Du fait que tant de gens voulaient faire leur jardin dans la rue, ça devenait possible. Et j’insiste sur le mot possible, parce que c’est ce qu’a dit Monsieur Chemetoff ce matin : « parler de rendre possibles les choses ». On est en plein dans les représentations parce que rendre possible quelque chose, c’est quoi ? C’est justement se demander à partir de quel moment on arrive à penser, à avoir les mêmes représentations et à faire quelque chose. Et là, ce qui s’est passé, c’est que justement ils étaient dans un système de communauté de représentations qui faisait qu’ils pouvaient faire un jardin dans un espace public. Il faut avoir des représentations pour ça, il faut avoir au moins modifié ses propres représentations. Et ce que j’ai fait, quant à moi, c’est de me demander quel genre de jardin ils étaient en train de faire. C’est marrant, si ça ne vous intéresse pas ça, c’est fou, car c’est dans le même esprit que les jardins ouvriers, sauf qu’évidemment ils ne faisaient pas de potagers dans la rue. Les jardins faisaient 1,50 m2 et se développaient plutôt en façade. J’ai essayé d’observer et j’ai fait moi-même un jardin dans la rue. Et petit à petit, en discutant avec les jardiniers, j’ai appris à faire leurs gestes, c’est-à-dire ce qu’il était possible de faire et ce qu’il n’était pas possible de faire, dans ces jardins. Et du coup ils fabriquaient une esthétique, le jardin n’était pas comme les autres, ce n’était pas comme Versailles – ce n’est pas possible – ce n’était pas comme les jardins ouvriers, c’était les jardins de ce quartier. Ils ont fabriqué une culture du jardin, une esthétique. Ce que j’ai compris, c’est que ces jardins avaient un fonctionnement basé sur la notion de temps. Le jardinier et les habitants du jardin fabriquent du temps et des types de temps. Et là ils fabriquaient une perception du temps très particulière, très singulière et accélérée, qui était plutôt du temps ordinaire. Il y avait beaucoup d’échanges entre les habitants, il y avait des échanges plus rapides que dans les jardins ouvriers, des échanges de graines, des échanges de plantes. Finalement, les jardins bougeaient très vite et changeaient très vite. Ils ont fabriqué leur environnement à partir d’une pratique esthétique du jardin. Donc
Et là, ce qui s’est passé, c’est que justement ils étaient dans un système de communauté de représentations qui faisait qu’ils pouvaient faire un jardin dans un espace public.
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quand Monsieur Chemetoff parle de singularité, de partir de ces singularités pour fabriquer quelque chose, il me semble que c’est à partir de ce genre d’exemples qu’on peut comprendre la question, il faut retrouver ces singularités-là et savoir en parler. C’est une question de regard, on peut rencontrer des gens qui voient autrement.
Fabienne Brugère C’est intéressant de repartir de cette notion, du coût/capacité. Nous pourrions laisser la parole à Graziella, parce que vous disiez que finalement ce que montrent ces différents discours, c’est qu’il y a différents niveaux et différentes échelles… Est-ce que vous pourriez nous en dire plus sur ces différentes échelles, quelles sont-elles ?
Graziella Barsacq Il y a celle de la petite plante qui pousse dans l’anfractuosité entre le mur et le trottoir. Il faut savoir la regarder et voir que dessus, il y a des petits insectes, et qu’à côté, il y a un micro-jardin. Les Japonais en parlent très, très bien, du microcosme et du macrocosme. Ensuite, ce qui est fascinant, ce sont les dynamiques du vivant. Peut-être que nous sommes passés, durant les siècles derniers, à une observation de la nature qu’on ne comprenait pas très bien et qu’on essayait de classer, à une fascination pour les relations entre les choses et ces possibilités. Moi, je rejoins ce discours, mais en tant que paysagiste, car on nous passe des commandes et on doit faire des espaces ouverts au public aussi. Ce qui m’intéresse là, c’est de me dire qu’on peut créer des lieux, des lieux de partages, de convivialité, des lieux de rencontres et des lieux où on peut laisser aussi certains états de la nature ou du monde vivant possibles. C’est un vaste sujet, parce que ça veut dire qu’il faut les maîtriser. Je crois qu’on ne peut pas maîtriser le monde vivant parce qu’il est extrêmement complexe, par contre, un peu comme des apprentis sorciers, on jette des choses, on jette des graines parfois, et on observe comment ça bouge, ça vit et ça peut évoluer. C’est toute cette question de l’imprévu, du temps, de ces processus qui nous réinterrogent. Du coup, parfois sur une dalle de béton on voit apparaître des jardins de mousses, alors qu’il y a des gens qui essaient de faire des jardins de mousses constamment. Voilà, il faut peut-être arriver à se réinterroger sur cette perception de la nature dans la ville ou sur ces possibilités-là, de relations ou d’observations ou de compréhensions. Ce qui me fascine aussi, c’est qu’on ne sait pas grand-chose. Oui, on peut être interpellé par les petites choses, ces suintements qui brillent et qui sont des algues, des choses comme ça. C’est toute la question
Ce qui m’intéresse là, c’est de me dire qu’on peut créer des lieux, des lieux de partages, de convivialité, des lieux de rencontres et des lieux où on peut laisser aussi certains états de la nature ou du monde vivant possibles.
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Bernard Favre Il y a deux choses qui me frappent, je ne veux surtout pas en tirer des conclusions, mais je cite ces deux faits, il y a une expérience, une histoire, qui se passe dans une rue de Bordeaux, rive droite. Je n’ai les informations que par le journal, donc je ne sais pas quelle est la réalité. Je crois que c’est rue Calmette à Bordeaux : il y avait un projet de réaménagement de la rue par les aménageurs – on devait refaire les trottoirs – et l’association des habitants du quartier a insisté : « Non, nous, on veut le faire. On va faire l’aménagement de notre rue et on va le décider. » Ils se sont battus contre leur mairie, ou les services de La Cub, je ne sais pas. Ils ont obtenu gain de cause, et je crois qu’ils sont en train de faire un projet de réaménagement. Ils construisent à leur manière, donc à leur art, ce qu’ils estiment devoir être leur rue. Alors je ne sais pas ce que ça donne et je ne sais pas ce que ça vaut, mais comment se fait-il que les habitants d’une rue puissent obtenir de ne pas se soumettre à l’aménagement des rues de la ville tel qu’il est prévu, avec des couleurs ou des fleurs sur les trottoirs, des formes prédéfinies, etc. ?
Éric des Garets C’est Chemetoff qui est passé par-là !
Bernard Favre Et ça se passe dans une commune qui n’est pas particulièrement désordonnée. Deuxième exemple, deuxième chose, je suis très frappé par cette création invasive, dans les villes et dans les banlieues, qu’est l’art des pépinières. Je veux dire que, dans les rapports sociaux, quand les gens se soumettent à la mode dictée – mes termes sont peut-être un peu forts – par les pépinières ou par les paysagistes, ça veut dire quelque part qu’ils n’ont plus confiance en eux, qu’ils obéissent à une certaine représentation de ce que doit être une belle terrasse. Les codes sont créés, non pas par les gens, mais par des prescripteurs, des experts, des commerçants. Je trouve que c’est une question importante : finalement, qui fait les représentations ? D’où viennent-elles ? Qui a le plus d’influence dans ce jeu ?
Fabienne Brugère Oui… Est-ce que quelqu’un veut répondre là-dessus ?
Cyrille Marlin On pourrait presque aller plus loin en comparant des résultats. À partir de ce qu’on dit, par exemple, les habitants d’une rue qui fabriquent leur représentation, fabriquent leur réel, ils font des choses. Après, il y a les PLU et autres documents de ce genre qui eux aussi sont des modèles qui permettent de faire certaines choses et pas forcément d’autres, et qui donnent des résultats. On pourrait comparer deux rues : une rue qui se soumet entièrement à la modélisation du PLU, et aux documents d’urbanisme, et une rue qui se soumet un peu moins – c’est ce que disait Monsieur Chemetoff, ce matin – à la modélisation du PLU, aux règles d’urbanisme, qui sont plutôt des généralités, et qui par contre laisse la place à des singularités. Je redis ce que vous avez dit dans les termes que nous avons entendus ce matin.
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Fabienne Brugère Alors toi Francis, qu’est-ce que tu penses de ça ? Comment peuvent se mettre en place cette pratique et cette reconnaissance du travail, on pourrait dire, des singularités ?
Francis Cuillier Je crois d’une part que, par définition, s’il n’y a pas de règles, il n’y a pas de transgressions. Sinon ce n’est pas drôle. Il faut des règles. Après il est question de savoir jusqu’où nous transgressons. Ce que tu racontes, ce n’est pas une transgression, c’est simplement un rapport de force avec la commune ou La Cub. Disons qu’au lieu de s’associer au projet, on peut discuter, former des ateliers publics. Simplement, là, ils ont créé un rapport de force et on leur a dit de s’emparer de leur projet. Ça n’est pas assez répandu, mais ce n’est pas nouveau. Je suis en débat depuis des années avec Alexandre Chemetoff à ce sujet, on ne descend pas à ce niveau de détail dans des règles de PLU.
Graziella Barsacq Il ne vaut mieux pas.
Francis Cuillier Ce n’est pas drôle. Je veux dire qu’il y a plus de liberté qu’on le croit. Alors après, que des règles soient un peu trop fortes, je suis d’accord, mais il faut savoir que ce sont souvent les services qui demandent des règles pénibles, parce que ça les sécurise.
Jean-Yves Meunier Ah, oui, il y a aussi une demande de la règle par les populations aussi.
Francis Cuillier Il y a une demande de la règle par les élus. Mais on sait très bien que des règles trop précises n’ont pas empêché des calamités, Caudéran par exemple. Il y avait le COS de Caudéran, avant le PLU, qui était hyper normé. Ça n’a pas empêché des architectes, dont je tairai le nom, de sévir avec des balcons qui ne relèvent pas du PLU. On est d’accord, Graziella.
Fabienne Brugère Bernard Brunet voulait revenir sur la notion d’échelle.
Bernard Brunet Je voulais ré-insister sur cette notion d’échelle, que tu as évoquée tout à l’heure. Je pense qu’il faut que nous appréhendions la question de la représentation de la nature à plusieurs échelles. Pour schématiser : l’échelle de la libellule, l’échelle du lieu et l’échelle territoriale. Je pense qu’un des enjeux importants, en tout cas une des questions sur lesquelles travaillent un peu au quotidien les urbanistes et les paysagistes, avec plus ou moins de résultats, réside dans la manière de mettre du sensible, la manière de l’appréhender et la manière de parler des valeurs à l’échelle territoriale. Et je
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pense que cette échelle territoriale ne doit pas être appréhendée comme on le voit souvent dans les documents d’urbanisme, à savoir seulement sous une forme abstraite. La représentation de la nature, avec les coteaux, le fleuve, concerne une échelle territoriale très grande. Je crois, qu’un des enjeux aujourd’hui de la réflexion, en matière d’urbanisme et d’aménagement, est de faire se rencontrer justement ces différentes échelles et de faire que cette échelle territoriale ne soit pas réservée aux chiffres ou à l’abstraction de la tache verte comme disait le grand texte sur le plan. Il faut qu’il y ait aussi du sensible à cette échelle territoriale. Une des méthodes ou une des démarches qu’on utilise en paysage, consiste à essayer de comprendre et de faire partager, si possible, bien sûr, ce qui traverse ces différentes échelles. Est-ce qu’il y a un système de valeurs qu’on retrouve à la fois à l’échelle de la libellule, à l’échelle du lieu et à l’échelle du territoire ? Qu’est ce qui va traverser ça ? Je prends un exemple qui est fréquent dans ce qu’on rencontre : le rapport à l’eau. Est-ce qu’il constitue une valeur aussi bien à l’échelle très rapprochée, très fine, que tu évoquais, puis ensuite à l’échelle du lieu, et enfin à l’échelle du territoire ? Comment une valeur, plusieurs valeurs, bien sûr, peuvent-elles traverser tout ça ? Je pense que ces questions peuvent guider le rapport entre le global et le local, qu’il est difficile de croiser.
Fabienne Brugère Alors, sur les valeurs, qui veut ajouter quelque chose, parce que c’est une piste intéressante.
Francis Cuillier Moi, je parle souvent des valeurs. Il y a une idée à laquelle des historiens pourraient peut-être mieux répondre que moi : j’ai le sentiment qu’en France, il y a un rapport, en termes de valeur, à la nature, biaisé par le côté vieux pays rural, qui a fait sa révolution urbaine beaucoup plus tardivement que les autres pays européens. Il y a quand même un décalage de trente ou quarante ans dans l’urbanisation française par rapport à l’Allemagne ou à la Belgique, à la Hollande ou à l’Angleterre. Ce décalage est en partie dû à la Guerre de 14-18. Ce n’est pas uniquement ça : dans ce pays fondamentalement rural, après-guerre, il y a eu la reconstruction, et la poussée urbaine s’est faite dans les années cinquante, alors qu’ailleurs ce n’était pas le cas. Donc il y a un rapport à la campagne qui est très ambigu, parce que d’une part il y a une espèce de côté, un peu pétainiste lorsqu’on parle de la campagne, avec le mythe de la terre sous-jacent. Et puis à cela s’ajoute le fait que les urbains allaient très souvent à la campagne parce qu’ils venaient de la campagne et qu’ils n’avaient pas le même rapport à la ville que des urbains y vivant depuis plusieurs générations, et qui, eux, se sont appropriés la ville. Il y a dans la culture urbaine française des décalages par rapport aux autres pays européens. Et puis il faut aussi se rappeler que, lorsqu’on prend l’exemple des cités ouvrières, industrielles, dans le Nord ou en Lorraine, la maison et le jardin avaient quand même pour but de fixer la main d’œuvre, et de permettre à tout le monde de se servir. Tout cela coexiste dans la mémoire collective des représentations, qui ne sont pas très claires par rapport à d’autres pays. Non ?
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Fabienne Brugère Il est certain qu’il existe une spécificité française sur ce point, effectivement liée à l’histoire
Francis Cuillier La période productiviste après la guerre était une authentique modernité. Tout ça est en train de basculer.
Fabienne Brugère Je crois qu’en tout cas, dans tous vos propos, il y a bien la référence à un savoir, qui est compris de manières diverses par les uns et les autres. Mais il y a bien la référence à un savoir. Et ce savoir est en quelque sorte déjà là, ce qui nous pousse à chercher à savoir comment il se manifeste au niveau de l’échelle des politiques territoriales ? Parce que je vois bien comment le travail des paysagistes peut s’enraciner dans la référence à un savoir-faire, dans le rapport à la nature, et donc à une forme d’invention aussi, qu’on peut rassembler sous le terme de singularité. Mais comment, à l’échelle territoriale, peut-on mettre en œuvre ce sensible ? Comment fait-on en quelque sorte ?
Francis Cuillier N’oublions pas ce qui se fait quand même.
Fabienne Brugère Oui, mais comment cela se fait-il ?
Fabien David En allant regarder la libellule.
Éric des Garets La libellule va devenir l’emblème de cet atelier.
Cyrille Marlin En rendant possible et en ne contraignant pas, en voyant comment, à l’échelle territoriale on peut faire en sorte de ne pas annuler les possibilités et les singularités. En fait, la question repose sur le travail des représentations à l’échelle territoriale, celles des institutions et de tout ce qui fabrique le territoire à ce niveau-là. Ces représentationslà sont intéressantes, car elles peuvent à la fois rendre possibles les singularités, mais aussi les réduire et les rendre impossibles. Donc en fait, l’hypothèse de travail réside dans des transformations progressives de ces représentations, de manière à ce que, dans des situations précises, on puisse rendre possible le développement des singularités. C’est ce que disait Monsieur Chemetoff ce matin.
Fabienne Brugère Est-ce que vous auriez quelque chose à ajouter, là-dessus? La cub 319
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Laurent Cerciat En effet, qu’il s’agisse d’une démarche d’artiste singulière ou que l’on se place dans le cadre du jardin ouvrier, certaines choses existent, sont déjà là, et il est possible de faire des propositions. J’ai l’impression qu’il s’agit, en effet, de rendre les choses possibles et de permettre de créer des situations de rencontres, d’échanges sur ces savoirs. D’échanges entre les disciplines aussi : par exemple, je sais qu’il y a quelques jardins ouvriers dans le xixe, à Paris. On va être un groupe d’artistes à y intervenir au printemps prochain, et je suppose que ça va être assez riche d’échanges aussi, autour de la thématique de la friche. Il m’est arrivé de rencontrer des scientifiques, des spécialistes, des botanistes qui sont ravis de rencontrer des artistes, des musiciens. Mais comment arriver à créer des espaces où les rencontres sont possibles et où on peut finalement s’impliquer dans l’espace public, et s’approprier un petit peu les choses ? Se sentir concerné par les choses ? Au Japon, j’ai vu ça aussi, Cyrille en a très bien parlé, c’est une autre culture. Ici, on n’ose pas poser quelque chose par terre dans la rue parce qu’on va se le faire voler. Mais pourquoi pas ? Pourquoi ne pas oser ? J’ai une amie qui a fait ça, elle a mis des plantes sauvages devant son échoppe, et elle les a valorisées avec des pots, sur le modèle d’une vieille dame qui faisait ça avec ces géraniums un petit peu plus loin. Ça peut exister, on peut prendre des initiatives comme ça.
Fabienne Brugère Je trouve cette question des usages singuliers des rues extrêmement intéressante. Seulement, je vais me faire un peu provocatrice, un peu l’avocat du diable. Que faire ? Il y a quand même des usages de la nature, dans la ville, qu’il est difficile de ramener à ça, en effet, ceux qui ont un usage de la nature qui passe par la pratique de la course et qui ont besoin dans les villes d’avoir des parcs : ces parcs ont été construits à un moment précis, ont été planifiés, et ont fait l’objet de politiques territoriales. Donc comment penser, par rapport à ce que vous dites, ce genre d’usage précisément de la nature en ville ?
Éric des Garets Juste une petite remarque avant, parce que je ne suis pas familier de l’opposition sciences, culture, art, et je pense que la technique fait partie de l’art par définition, puisqu’il y a des rapports entre la science et la culture. C’est une évidence, il y a quelque chose de fondamental dans la nature, ce sont les noms, les mots de la nature qui permettent aux gens de se la réapproprier. Je trouve fabuleux ces noms qui portent la biodiversité, que ce soit les noms d’espèces, végétales ou animales… Mais les gens ne les connaissent pas. Je trouve qu’il y aurait, par rapport à cette connaissance des mots, qui nomment les choses et fondent les territoires, des pistes de travail qui seraient vraiment intéressantes. Parce qu’on est aussi dans la transmission, et c’est un petit peu aussi la vocation des pouvoirs publics que de transmettre. Je trouve qu’il y a une poétique des mots. Je suis très sensible à ça et quand on va au parc des Jalles, cette poétique des noms et des mots permet aux gens de s’approprier les mondes dans lesquels les plantes évoluent. Ce serait assez intéressant à travailler. Tout commence par des mots, par ce que l’on nomme.
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Laurent Cerciat Il peut s’agir d’entrées de compréhension de son environnement, de son milieu. L’implication des plantes sauvages sur la composition des murs ou des terrains, c’est quelque chose de passionnant.
Éric des Garets
C’est fabuleux ! Laurent Cerciat Et on peut voir aussi cette entrée-là !
Graziella Barsacq La toponymie aussi. C’est là où chante la reinette, si on est dans une zone humide…
Bernard Favre Il faudrait remplacer les noms naturels par des noms de personnalités.
Éric des Garets N’allons pas forcément jusque-là.
Bernard Favre Sur cette question des rapports d’usages et des valeurs : la plupart des sports de plein air sont des sports qui ont, je dis bien la plupart, été inventés par les Anglais.
Éric des Garets Oui, le génie anglais…
Bernard Favre Le polo, le golf, le football, le rugby, etc. Et qui ont finalement souvent été la seule introduction de la nature dans le mode de vie urbain. Vous voyez ce que je veux dire ? Moi, les golfs, ça m’a toujours fasciné, parce que je me dis, mais à quoi en sommes-nous réduits, quand nous recréons ces espaces souvent complètement artificiels, à partir d’éléments naturels, de l’herbe, des petits arbustes, des trous, un peu d’eau, et que nous reproduisons ces espaces, finalement, dans la planète entière ? Culturellement, je trouve que c’est une aventure extraordinaire. Je me demande si les personnes qui ont inventé le golf ont pu imaginer un jour que ça contaminerait la planète entière ?
Fabienne Brugère Oui, c’est une bonne question. Ça va être difficile d’y répondre.
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Bernard Favre Mais de la même manière, pour les parcours de santé ou les pseudo-parcours de santé, maintenant on met un peu partout des accro-branches. Et on voit bien qu’ils servent, à travers des offres commerciales, à répondre à des besoins qui permettent de vendre la nature. Ça peut surprendre, d’une certaine manière, mais quelque part, cette question des logiques économiques ne peut pas être absente de la discussion, parce que les représentations transitent via les valeurs des sports qu’elles peuvent générer.
Fabienne Brugère C’est quelque chose qu’on va aborder petit à petit, puis aussi dans la deuxième partie, cet après-midi. Mais je crois que vous vouliez réagir...
Laurent Cerciat C’est ce que disait Monsieur, que nous étions dans un rapport à la nature qui est vraiment de l’ordre de la représentation. Je pensais à l’Angleterre, au jardin anglais et à la mission du pittoresque. Qu’estce qui est digne d’être représenté en peinture pour recréer des jardins qui ressemblent aux tableaux de Claude Lorrain ? Voilà, c’est vrai que nous sommes encore là dedans…
Bernard Favre Je n’ai pas pris cet exemple-là, j’ai pris des éléments inventés par les Anglais mais qui ne sont pas considérés comme une œuvre d’art.
Laurent Cerciat Oui bien sûr, mais j’ai l’impression qu’à travers ces usages-là, on est dans une image de jardin et pas dans un jardin vivant. Par exemple, à Mussonville, à Bègles, dans la zone humide, des questions d’usage se sont posées. Elles concernaient les chiens, qui vont détruire la nature et les berges qu’on veut préserver parce qu’il y a telles plantes, telles fleurs, etc. C’est la même chose pour les coureurs : ils courent partout et finalement ça ne va pas forcément dans le sens de la préservation de cette zone humide. Donc ça pose des questions nouvelles et nous pousse vers deux types d’approches.
Fabienne Brugère Oui, qui sont quand même assez différentes.
Laurent Cerciat Parce qu’il faut tenir compte des usages. En même temps, il pourrait y avoir des points de rencontre ou autre chose...
Fabienne Brugère Oui, le coureur ne s’arrête pas, mais il peut être autre chose qu’un coureur à un autre moment.
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Cyrille Marlin C’est intéressant parce que le mot « parc » n’a rien à voir avec ce que vous disiez tout à l’heure. Il explose dans ses modèles justement, et ça, depuis quand même assez longtemps aux États-Unis, où il y a eu beaucoup de gens qui ont parlé de ça. Aujourd’hui, on se pose de plus en plus de questions sur la biodiversité et notamment sur une certaine façon d’agir sur la nature. Et je reviens sur un commentaire que je voulais faire. Ce qui m’intéresse dans les parcs, ce ne sont pas les coureurs, mais les questions d’usages. Encore un exemple, au Japon, j’allais sans arrêt dans des parcs pour voir ce que les gens y faisaient. Il y a des coureurs, évidemment, mais ce qui m’a fasciné, c’est qu’un jour, j’ai suivi quelqu’un dans un parc… Et c’était quelqu’un qui se baissait sans arrêt, continuait, prenait des chemins que personne ne prenait. Il passait à travers des buissons, sous certains arbres, il se baissait, se relevait. Et en fait, en m’approchant, j’ai compris qu’il ramassait des champignons. À la fin du parcours, il s’est réuni avec d’autres personnes, et finalement, ce que j’ai compris en discutant avec eux, c’est que c’était un club de champignons qui allait dans différents parcs ou alors dans des forêts, ou alors dans des endroits plus naturels. Et qui avait pris ce parc comme un lieu, à un moment donné, de rencontres pour trouver des champignons. Ils savaient qu’il y avait tel champignon dans ce parc et qu’ils pouvaient en faire tel plat. Et ce n’est pas pour rien qu’ils allaient dans celui-là. Après, ils m’ont dit : « Mais viens, on va dans le parc de Ueno, de l’autre côté de Tokyo », et ils me disaient qu’il y avait des morilles dans le parc en pleine ville. Je pense que c’est ça qu’il faut recenser, tout ce qui sort du modèle et qui constitue la nécessité des lieux, des types de lieux dont on parle. Je pense que les combinatoires sont plus complexes.
Fabienne Brugère Partir du principe de reprendre ce qui sort du modèle : est-ce que, finalement, on ne pourrait pas terminer la matinée sur cette question là ? Est-ce qu’on ne se donne pas les moyens de rejoindre certains parcours dans l’art contemporain ? Finalement, c’est ce que fait, dans le domaine de l’Arte Povera, quelqu’un comme Penone. La nécessité de signaler des petites actions qui renvoient justement à des formes de savoirs sur la nature : on pourrait donner des tas d’exemples, qui renvoient aussi à ce que dessine le temps. L’introduction de la main sur l’arbre pour voir ce qui se passe… On pourrait peut-être terminer là-dessus ce matin et puis passer cette après-midi à des questions, je dirai politiques, économiques, voire même introduire un peu la question du tourisme. Est-ce qu’on ne revient pas finalement à ce que certaines formes d’art contemporain peuvent préconiser, c’est-à-dire précisément sortir du modèle ? Penser des expériences qui permettent de sortir du modèle et qui donc, en retour, changent les représentations que l’on a de la nature ? Est-ce que Richard tu es d’accord là-dessus ? Est-ce que ce qu’on propose-là, ça peut être en accord avec certaines démarches de l’art contemporain ? En particulier le Land Art.
Richard Coconnier Je connais mal tout ça, par contre, je pourrais peut-être mieux en parler pour la danse, qui aujourd’hui s’inscrit résolument dans la nature. Je pense que c’est une piste à suivre. Les chorégraphes travaillent ceci. La question de départ, c’était : l’art peut-il nous aider à penser autrement la nature ? On s’en est un peu éloignés à la fin. Mais il ne s’agit pas seulement de penser la nature, il faut la vivre aussi, et c’est ce que je voulais dire tout à l’heure avec le théâtre. À savoir que les expériences faites dans la nature se nourrissent La cub 323
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aussi d’un rapport au temps qui devient différent, d’un rapport aux éléments, au ciel, au silence, ce qui fait qu’il y a des parcours dans la nature, des parcours artistiques qui nous permettent de vivre des expériences singulières. Et je trouve que la diversité des paysages nous permet de vivre des expériences très singulières, très différentes. Il faut peut-être partir de la question de la diversité des expériences sensibles. Mais je trouve qu’effectivement, les espaces naturels peuvent nous renvoyer à la fois au gigantesque et à la proximité, à l’intimité la plus forte, suivant la manière dont un chorégraphe l’appréhende à un moment donné. Ces choses ont été peu explorées à Bordeaux, et on est très en retard sur ces questions. On a un champ d’expérimentations énorme.
Fabienne Brugère Je suis assez d’accord avec le constat de Richard, mais peut-être y a-t-il d’autres avis ?
Bernard Favre Juste un mot, un peu court. Je pense que, comme le bricolage, et j’en fais moi-même, l’art des jardins, aujourd’hui, correspond réellement à un énorme besoin. On n’achète plus du tout fait, on crée soi-même, on contribue à créer. L’art des jardins est un art qui n’est pas fait par des artistes. Il est fait par des gens comme nous.
Richard Coconnier Je trouve qu’on a quelques exemples formidables, que ce soit l’Ermitage, Majolan et autres, d’expériences dont on sent, quand on rentre dedans, qu’elles ont été pensées par des artistes. Et je ne vais pas dans le même état dans ces endroits que dans mon propre jardin. J’ai envie de partager ces diverses expériences.
Fabienne Brugère Vous vouliez ajouter quelque chose ?
Marie-Paule Baussan Oui. Vous parliez de biodiversité alors que nous parlions de notre rapport à la nature. Mais la question s’est aussi à un moment donné appuyée sur cette notion de biodiversité. Comment construire la nature dans la ville ? La notion de biodiversité, telle qu’on l’accepte en ce moment, renvoie à quelque chose qui me dérange un peu, à une forme de sanctuarisation. Les plantes se déplacent, il y a des apports, des disparitions, des changements climatiques. Et nous sommes en train de sanctuariser la biodiversité en faisant de la préservation, de la connexion. Je trouve qu’à nouveau cela crée une barrière dans notre compréhension de la nature. On devrait parler de tissus du vivant, qui renvoie à la même chose que le rapport de la nature et de la ville, et non pas de biodiversité telle qu’on en parle en ce moment. Je pense que c’est peut-être une construction sociale.
La notion de biodiversité, telle qu’on l’accepte en ce moment, renvoie à quelque chose qui me dérange un peu, à une forme de sanctuarisation.
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Éric des Garets Le problème de la biodiversité, c’est qu’il faut la protéger. C’est un concept scientifique, qui s’écrit dans des politiques publiques, qui pour l’essentiel viennent de l’Europe, en tous les cas en termes d’obligations. Et nous n’avons pas le choix, sinon tout disparaît. J’ai découvert ça, il y a sept ans, en prenant mes fonctions. Je trouve qu’il est déterminant de le faire. Je suis d’accord avec Richard : attention à l’art contemporain. Ce qui est intéressant, dans ce qu’il dit, c’est le rapport entre des espaces et d’autres formes d’art, pour l’art contemporain, pour la littérature, pour la danse. Je crois très fortement au lien entre la danse et les espaces naturels, qui n’est pas qu’un cliché. Ce rapport est intéressant car il renvoie à la notion d’événements et de durée… Je crois qu’il faut savoir ouvrir ces espaces à plusieurs expressions artistiques, à des techniques différentes, en fonction de ce qu’ils sont, de ce que va percevoir l’artiste, en fonction de toutes ces formes artistiques, y compris la littérature, toujours oubliée de tous. On oublie toujours qu’un écrivain est un artiste. Ce que je veux dire, c’est que j’inscris les noms et les mots dans une démarche culturelle et artistique par rapport à un territoire, et y compris dans l’histoire de la toponymie, qui est fascinante.
Laurent Cerciat Peut-être y a-t-il un rapport entre ce qui se passe physiquement quand on est dans un lieu, et ce qui se passe dans la tête, l’imaginaire. Et c’est vrai qu’on peut appliquer ça à tous les arts et que ça peut se passer aussi bien dans une friche, que dans un jardin aménagé ou dans un autre type de lieu. Je me suis intéressé aux jardins parce que j’avais l’impression que ça passait beaucoup par les jardins, notamment les jardins historiques, mais ça peut être aussi d’autres situations qui s’adressent à moi totalement. J’ai eu parfois l’impression de vivre une présence totale. Je suis libre d’imaginer ce que je veux dans ma tête, je chemine dans ma tête, je sens des choses, je vois des choses, j’en entends. Et cette espèce de notion de présence totale passe beaucoup par le travail d’Anagram aussi – si ça dit quelque chose à certains d’entre vous – qui a beaucoup travaillé en référence aux jardins, en architecture, faisant émerger ces questions. Je me suis demandé comment arriver à créer cette qualité de lieu, des situations, des lieux, qui aujourd’hui permettent ce sentiment d’être, de fonctionner complètement, de contempler les choses d’une manière sensible, vivante.
On peut appliquer ça à tous les arts et que ça peut se passer aussi bien dans une friche, que dans un jardin aménagé ou dans un autre type de lieu.
Fabienne Brugère Il est assez intéressant de qualifier le rapport individuel à la nature sur le mode de la présence totale. Mais comment est-elle construite ? Comment se construit-elle ? Est-ce que les politiques territoriales peuvent aider à constituer cette présence totale ? Il y a là toute une série de questions intéressantes. Est-ce que c’est leur rôle de favoriser cette présence totale ou est-ce que leur rôle est plutôt, tout simplement, de mettre à la disposition, par exemple, des individus, des espaces où ils peuvent fabriquer un certain nombre de singularités ? On pourrait repartir cette après-midi de tout cela. Ce serait une bonne chose que nous revenions tout à l’heure à La cub 325
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des exemples d’usages, précisément, sur La Cub ou ailleurs, qui nous permettront de revenir à la présence totale et de son lien à différentes échelles.
Laurent Cerciat C’est simplement se sentir sollicité au point de vue sensoriel, intellectuel, imaginatif.
Fabienne Brugère Oui, et ça m’évoquait en particulier la littérature allemande romantique du xixe siècle. Il y a là toute cette idée justement de la présence totale.
Cyrille Marlin Finalement, c’est la disponibilité des lieux qui permet une sociabilité. Et les artistes ont une méthode pour voir et faire voir. C’est à ça que ça renvoie, voir les lieux qui sont disponibles, voir ce qui peut être mis à disposition.
Fabienne Brugère Ça fait un vaste programme pour cet après-midi.
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Aprés-Midi Fabienne Brugère Nous sommes arrivés à l’idée qu’il fallait penser une mise à disposition des lieux liés à la nature. Je vous propose de repartir de modèles existants, déjà constitués ou en train de se constituer, d’en discuter afin de faire des propositions d’événements artnature, destinés à des publics spécifiques sur le territoire de La Cub, comme une biennale « nature et paysages ». On peut imaginer aussi d’autres propositions. On va essayer d’aller dans ce sens. Je voudrais laisser la parole à Etienne Parin, parce qu’il ne peut pas rester sur l’atelier. Il serait assez intéressant de reparler du parc des Coteaux.
Etienne Parin Un certain nombre d’entre vous connait le site. C’est la ligne d’horizon vers l’est de l’agglomération bordelaise. Il fait l’objet d’une profonde réflexion depuis 2003. On a commencé avec Jean-Pierre Clarac, par élaborer un plan-guide. L’idée était, sur ce territoire haché par le fleuve, les coteaux et la rocade, de créer une cohérence et des éléments de transversalités pour qu’il soit fédéré. Le tramway est un élément fédérateur très fort. Dans un premier temps, on s’est donc penché sur la question de connaître et d’identifier au niveau géographique les usages. Du reste, d’autres éléments fédérateurs apparaissent au fur et à mesure. L’histoire de ce site consiste en une rupture entre le haut et le bas de son territoire. Soixante mètres à l’échelle d’une ville plate c’est énorme. Le nord industriel s’articule autour du port autonome, et le sud plus bourgeois, autour de Bouliac. Comment pouvait-on redonner un semblant d’unité à ce territoire divers dans son histoire et sa géographie ? Le Parc des Coteaux est toujours un peu comme un gant qu’on prend et qu’on retourne. La logique de rupture est devenue une logique vertueuse. Nous avons un plan guide, quatre communes associées, Bassens, Lormont, Cenon et Floirac. Cette logique vertueuse est une logique de détermination des principes d’aménagements. Un fil vert très fort va donc constituer la réalité. Très vite, on s’est penché, au-delà de l’aménagement pur, de la question des usages et de la valeur symbolique, sur cette nouvelle colonne vertébrale. Il y a plusieurs volets bien évidement dans ces usages. Le principe de départ était le choix laissé dans l’appel à idées lancé, autour de grandes interrogations. Le parc est-il une limite ? Est-ce que c’est un parc plutôt local ? Est-ce que c’est plutôt un chapelet au niveau de l’agglomération ? Le choix retenu fut de faire un parc d’agglomération, non un parc pour la rive droite ou les Hauts de Garonne. Un parc à l’échelle de l’agglomération, dont les usages seraient différents de ceux du Jardin Public, de ceux des Berges, de ceux du Bourgailh. Ces ouvrages sont singuliers
Un fil vert très fort va donc constituer la réalité. Très vite, on s’est penché, au-delà de l’aménagement pur, de la question des usages et de la valeur symbolique, sur cette nouvelle colonne vertébrale.
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puisqu’on est sur un système de balcons, avec des pentes assez fortes quelques fois, permettant des possibilités de loisirs très diverses. Graziella a travaillé sur le parc de l’Ermitage, qui est dans une phase déjà opérationnelle bien avancée. Le Parc des Coteaux deviendra un parc d’agglomération avec des usages très divers au niveau des loisirs mais aussi dans la réflexion faite sur les accès par le tramway, les piétons, les cyclistes et les voitures. Les personnes venant de la deuxième couronne pourront se détendre aussi dans ce parc. Ensuite, je parlais tout à l’heure de valeurs symboliques. Sur quoi peut-on appuyer l’émergence de ce lieu ? D’une certaine manière c’est un peu la même situation que pour le parc du Bourgailh dans le sens où il a été créé à partir de rien. L’émergence d’un parc de 12 kilomètres de long n’est pas quelque chose d’évident. Bien qu’il n’existe pas encore totalement, il prend forme progressivement par chapelet, comme le collier de perles dont parlait Linda Leblanc quand elle évoquait ce territoire. On pense que maintenant la valeur d’usage peut se révéler dans son ensemble. La question est de déterminer autour de quoi. Après l’année dernière, on a fait le pari d’organiser une grande manifestation. Ca devrait se faire cette année. Cette manifestation ne devra pas être forcément longue dans le temps. Les moyens financiers ne le permettent pas. Mais elle sera ambitieuse dans les publics qu’elle pourra rassembler. L’idée s’est arrêtée sur une biennale axée sur la découverte du parc par l’ouverture de regards à travers l’art contemporain. Je parle d’art contemporain au sens large, désignant les arts visuels. Quelqu’un a parlé de l’éclairage tout à l’heure. Je crois que c’était Jacques Coulon. L’importance de l’éclairage en vision nocturne permet des manifestations qui décomplexent les usages. Un parc la nuit fait peur. Même en banlieue, il ne faut pas avoir peur d’un parc la nuit. Il peut y avoir des choses extraordinaires. Nous allons donc essayer de lancer cet évènement au tournant de la fin de l’été prochain. Cette première biennale se présentera autour des usages de loisirs : pique-niques, promenades, trekkings, etc. On a regroupé un certain nombre d’idées autour de la création artistique en mobilisant, bien évidement, toutes les dynamiques, tous les savoirs-faires, tous les gisements, qui sont très, très nombreux localement. Éric, Richard, vous êtes bien placé en ayant travaillé sur Bordeaux 2013, pour savoir qu’il y a énormément de bonnes volontés, un peu frustrées d’une reconnaissance d’actions effectives. Je ne pourrais parler plus longuement de ce sujet parce que ce n’est pas moi qui m’en occupe directement, c’est Sophie Trouillet, et nous devons rebattre les cartes autour de notre idée de départ. L’autre volet que je veux évoquer appartient à un champ complètement différent. C’est celui de l’emploi et de la formation professionnelle. Un lieu comme celui-là peut être à l’origine de nouveaux métiers, de nouveaux savoirs-faires à travers la gestion dite durable. Le problème est de savoir qui sait le faire. On s’aperçoit alors qu’il y a peu de savoir-faire au niveau des entreprises et encore moins des ouvriers et des jardiniers eux-mêmes. C’est un territoire sur lequel il y a des niveaux de chômage très importants. On retrouve une distance à l’emploi assez compliquée. Les personnes sont à la fois très sous diplômées mais en même temps non dépourvues de savoir-faire en matière professionnelle. La question est de savoir comment rapprocher les savoir-faire professionnels de ces nouveaux métiers. On ne va pas attendre que ces nouveaux
L’idée s’est arrêtée sur une biennale axée sur la découverte du parc par l’ouverture de regards à travers l’art contemporain. Je parle d’art contemporain au sens large, désignant les arts visuels.
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métiers émergeants créent des filières et s’apercevoir après que ces gens-là n’ont pas accès à ces filières. Non ! On fait un coupe-file en quelque sorte. On organise avec la Région, qui a les compétences en matière de formation professionnelle, des chantiers « formation ». Ce ne sont pas des chantiers d’insertion, ce sont des chantiers de formation pour essayer tout de suite de créer des filières professionnelles. On fait avec la Région, bien sûr, mais aussi avec le milieu des entreprises. Deux chantiers à Bassens ont déjà été testés. Ils se sont extrêmement bien déroulés, au point où 80% des personnes qui y sont passées ont trouvé du boulot. C’est à la fois un enjeu économique et un enjeu lié à l’emploi. Le rapprochement de l’offre et de la demande en matière de développement économique est notre problème central depuis dix ans, dans lequel on n’avance pas. On pense, à travers le parc des Coteaux, un nouveau système de gestion et un essai pour ouvrir une porte au niveau régional. C’est un test. On ne sait pas si ça va marcher. J’ai parlé d’un chantier de formation. Ce qui est complètement différent d’un chantier d’insertion. Ce ne sont ni les mêmes objectifs, ni les mêmes personnes. Mais c’est un processus continu. On voit qu’entre le chantier d’insertion et le chantier de formation, il y a toujours un vide. Il n’y a que très rarement d’articulations entre les deux. C’est-à-dire, qu’on perd les personnes. On ne les récupère plus. L’idée est d’articuler les deux éléments. Le Conseil Général s’associe étroitement à notre démarche, pour essayer de travailler sur ce volet de l’emploi en amont avant même l’émergence de ces nouvelles filières. Ainsi, le Parc des Coteaux rassemble un volet aménagement, un volet loisir, un volet culturel et un volet d’emploi et d’insertion. En France, on parle de barrières vis-à-vis des emplois manuels, par rapport à l’image qu’ils renvoient, etc. Tout ça peut être extrêmement valorisé et valorisant. J’orienterais volontiers des jeunes et des moins jeunes à s’ouvrir à ces nouveaux métiers.
Un lieu comme celui-là peut être à l’origine de nouveaux métiers, de nouveaux savoirs-faires à travers la gestion dite durable.
Fabienne Brugère Est-ce qu’il y a l’idée, comme on en a beaucoup parlée ce matin, d’un rapport à une science ou à un savoir de la nature, qui pourrait être réactivé soit par la biennale, soit par des évènements spécifiques. Est-ce qu’on est vraiment sur un parcours ou rentre-t-on dans le domaine culturel ?
Etienne Parin En Aquitaine, à Bordeaux particulièrement, l’association CapSciences, bien connue des aquitains, fonctionne très bien. Cette association est installée sur les quais. Depuis trois ans, nous avons créé Côté-Sciences. C’est une sorte de filiale, décentralisée, installée à Floirac. Elle fait un travail formidable de déclinaisons territoriales beaucoup plus fouillées et plus précises que ce que pourrait faire Cap-Sciences. Ce Coté-Sciences fonctionne depuis deux ans à peu près. Ses actions sont prioritairement orientées sur la botanique et toutes les questions qui peuvent y être liées. Les publics scolaires ou périscolaires sont les premiers ciblés, ainsi que les jeunes et les familles qui vont avec. Depuis environ un mois, sur l’ensemble du parc, des circuits découverte ont déjà été mis en place. C’est un début. Mais l’idée est de faire levier pour créer des parcours éducatifs. On a la chance d’avoir une communauté éducative extrêmement mobilisée sur de nombreuses actions. Par exemple, La cub 329
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dans le cadre du festival de la bande dessinée, qui a été lancé il y a quelques années, quatre-vingt parcours éducatifs sont en place. Ils permettent donc à quatre-vingt classes de travailler pendant quatre, cinq mois, avant le festival sur ces questions. Chaque évènement, comme la biennale, est toujours précédé de parcours éducatifs. L’évènement n’est jamais l’alpha et l’oméga de quelque chose mais l’aboutissement d’un processus souterrain. L’idée est de mobiliser les publics et les nouveaux usages. C’est fondamental. Il y a autre chose que je n’ai pas dit à propos du parc des Coteaux qui me paraît fondamental. Je disais que le parc est un élément fédérateur du territoire entre le haut et le bas, le nord et le sud. Dans le bas, il y a un territoire d’émergence, qui se situe au niveau de la plaine de Garonne, entre le fleuve et les coteaux, à cheval sur la ville de Bordeaux et les villes de Cenon, Floirac et Lormont. On ne peut pas se tourner le dos en termes d’image. On ne peut pas avoir d’un côté le parc des Coteaux, avec une dynamique, une logique de développement, etc., et un parc des Angéliques, un parc des Berges, rive droite également, avec sa propre logique. Tous ces lieux se touchent à certains endroits. Ils diffèrent de part leur nature. D’un côté il y a une berge, de l’autre les coteaux. Ce ne sont pas les mêmes fonctions, ni les mêmes usages, ni les mêmes représentations. Il faut évidement faire synergie entre les deux. Actuellement, on travaille avec Michel Desvigne, qui est chargé par la ville de Bordeaux de la réflexion sur le parc aux Angéliques, pour trouver les agrafes et les trames. Ce n’est pas pour revenir aux métaphores de couture. Là, on a une obligation absolue pour les personnes qui vont habiter demain sur cette plaine de Garonne. On parle de 40 000 habitants à venir et de 30 000 emplois nouveaux. Ce n’est pas rien. On a vraiment l’obligation de leur offrir, non pas l’un ou l’autre mais l’un et l’autre. À la fois la berge, c’est-à-dire la vision de l’eau et la vision un petit peu d’altitude dégagée et décomplexée des coteaux. C’est important de le dire puisque ça conditionne les usages. On parle d’économie créative. Sur la rive droite, ça fait partie de ses atouts importants, il y a une population assez jeune, un peu « bobo ». Il y a un projet intéressant sur la caserne de Niel avec le projet Darwin. C’est typiquement de l’économie créative. Je ne sais pas ce que ça donnera, mais en tout cas l’idée est sympathique. Elle est a priori porteuse d’innovation. Tout ce qui est intéressant pour la rive droite en bas est intéressant pour la rive droite en haut et inversement.
Fabienne Brugère Vous vouliez intervenir…
Anne-Charlotte Riedel Oui je veux bien. Je n’étais pas là ce matin. Je m’appelle AnneCharlotte Riedel et je suis en poste à Gradignan en tant qu’adjointe à la Direction Générale des Services. Est-ce que vous pouvez rester deux minutes ? J’ai une question à vous poser.
Etienne Parin Je reste deux minutes, avec plaisir.
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Anne-Charlotte Riedel Outre le fait que le parc des Coteaux soit une vraie réussite, je trouve qu’il y a un vrai enjeu de fracture à réparer entre le nord et le sud sur le territoire. Donc, en cela, je pense qu’il est en train de réussir son pari. Mais je suis quand même un petit peu étonnée. J’aimerais avoir votre point de vue sur cette notion de mobilisation des populations. Je constate que ce soit sur les coteaux ou que ce soit à Gradignan et dans les villes de Bègles, Talence, Canéjan et Cestas, nous n’avons pas tellement besoin de mobiliser les gens pour venir dans les espaces verts anciens. Nous sommes plus en train de travailler sur la gestion des jours d’affluences. On a des projets semblables aux votres, avec cette mise en perspective de l’espace naturel avec un certain nombre de services, à travers le culturel. Mais à l’inverse, on est presque en train, en tous les cas en ce qui me concerne…
Je constate, que ce soit sur les coteaux ou que ce soit à Gradignan et dans les villes de Bègles, Talence, Canéjan et Cestas, que nous n’avons pas tellement besoin de mobiliser les gens pour venir dans les espaces verts anciens.
Etienne Parin De freiner.
Anne-Charlotte Riedel Non, pas de freiner. Mais on essaie de structurer dans le temps pour qu’il n’y ait pas d’affluence et une utilisation de l’espace un peu plus téléguidée. Nous tenons beaucoup à rester indépendants, dans le but de minimiser les volontés de consommation ou de développement culturel. Ce qui est en soit un très bon objectif. Le but est d’aussi permettre une appropriation de l’espace par les visiteurs.
Etienne Parin On s’intéressait à cette question-là, l’autre jour, en parlant du parc de l’Ermitage. Notre objectif de départ est d’abord le projet d’un territoire réunissant quatre communes, plus Bordeaux maintenant. C’est un enjeu important. Ce territoire revient de très loin. Il y avait une fracture sociale, une fracture économique, une fracture symbolique… C’était terrible. Concernant la rive droite, en souriant, on disait : « là-bas, c’est Outre-mer », avec 500m de largeur du fleuve. Dans les distances mentales du bordelais moyen, c’était la rive droite. On n’y allait pas et on ne connaissait pas. On en parlait en disant le plus grand mal. L’objectif de départ, c’était l’inversion du regard. C’est-à-dire d’amener les gens à avoir un autre regard sur ce territoire, qui a pleins d’atouts. Ce n’est pas parce que je m’en occupe, mais il y a des endroits qui sont absolument magiques et totalement inconnus. Donc, l’idée était d’amener les personnes, qui ne vont jamais sur la rive droite, au moins une fois sur ce territoire dans un endroit super, leur faire découvrir la beauté, la culture du lieu à travers des évènements. On pensera ce qu’on voudra. Par ailleurs, je vous présente ça en cinq minutes mais c’était l’objectif. Maintenant, je souhaiterais que vous ayez raison, qu’on dise le plus vite possible « Oh ! Là, là, maintenant il y a trop de monde ». La cub 331
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Nous nous sommes posés la question hier avec Graziella, de la fréquentation aujourd’hui du parc de l’Ermitage. Il est ouvert depuis deux ans et demi. Avant sa fréquentation était assez sauvage, complexe et difficile. Il y avait peut-être entre 5 et 10 000 visiteurs par ans. On pense aujourd’hui être autour de 40 000. Ce qui est quand même assez spectaculaire. On se demandait s’il allait falloir s’arrêter afin de donner la priorité à d’autres lieux. C’est pour ça qu’on croit beaucoup à ce fil vert, d’abord pour des raisons de biodiversité, ça a été très bien dit par les uns et les autres. Le parc est un ensemble qui va s’autoféconder en termes de biodiversité mais aussi en termes d’usage. Le parc de l’Ermitage, par exemple, qui est à Lormont, a un lien nord vers Bassens, assez complexe. Il faut faire une passerelle sur une voie. Si on y arrive on aura sur Bassens des kilomètres d’espaces verts avec des caractères à la fois complémentaires et différents. Les gens qui viennent à l’Ermitage, on leur propose ainsi de prendre leur vélo pour deux kilomètres et découvrir un autre univers. Du côté de Cenon c’est assez semblable. On arrive dans le parc Palmer, plus domestique. Il ressemble plus à un parc urbain avec le projet de pôle culturel. C’est plus qu’un projet, c’est une réalité qui sera effective très prochainement et qui est la tête de réseau culturel en bordure du parc. Le but n’est pas de faire un grand espace, mais de faire une chaîne avec beaucoup de possibles. Mais je souhaite qu’à un moment donné, on dise « arrêtez, arrêtez, trop, ça suffit. »
L’idée était d’amener les personnes, qui ne vont jamais sur la rive droite, au moins une fois sur ce territoire dans un endroit super, leur faire découvrir la beauté, la culture du lieu à travers des évènements.
Le parc est un ensemble qui va s’autoféconder en termes de biodiversité mais aussi en termes d’usage.
Anne-Charlotte Riedel Ce n’est pas ce que nous disons. C’est dans le temps qu’il faut travailler et c’est comme beaucoup de choses. Là, on est un petit peu comme avec le tourisme. On a un afflux le week-end et en saison. On a le même phénomène dans les parcs. Les parcs, en fait sont sur-utilisés le week-end et quand il fait beau. On a ensuite une accroche plus difficile dans des périodes plus compliquées. Peutêtre pourrait-on faire venir des évènements sur ces périodes-là pour investir ces espaces dans ces moments plus complexes.
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Fabienne Brugère On a beaucoup discuté ce matin sur la notion d’appropriation d’un espace personnel. Comment s’approprie-t-on de manière personnelle de tels espaces ? Ça me semble être une question fondamentale. Sachant que cet après-midi, notre but est de pouvoir ramener la constatation de ce matin à la perspective d’évènements « art-nature » et de musées, qu’on pourrait proposer. J’aimerais peut-être ré ouvrir un peu le débat là-dessus. Puisque Patrick Bouchain est là, qu’il a travaillé justement aux réaménagements de lieux industriels, de friches délaissées, en espaces culturels. Quand on travaille par exemple sur le Lieu Unique à Nantes… C’est un lieu que j’ai connu avant, quand j’ai habité Nantes. C’était un lieu que les Nantais connaissaient précisément dans son état de friches délaissées. Il y avait bien une certaine appropriation du lieu et une histoire commune avec ce lieu. Comment dans de tels aménagements peut-on faire jouer la notion d’appropriation personnelle d’un espace ? Comment le transforme-on ?
Patrick Bouchain Nous ne faisons jamais une réalisation sans connaître l’utilisateur. C’est déjà plus facile. On n’a jamais fait aucun théâtre, aucun équipement sportif, aucun bureau, ni centres commerciaux pour quelqu’un qu’on ne connaissait pas. Il y avait déjà une forme d’appropriation. C’est plus simple, la façon dont on procède. Nous ne faisons jamais un lieu, un équipement fermé, comme quelque chose de fini. Nous faisons un aménagement non-fini, dans le sens ouvert. Quand on donne le lieu à son destinataire, on lui a fait ce qu’il ne savait pas faire mais on lui laisse faire ce qu’il sait faire. Cela permet qu’il se l’approprie, qu’il l’adapte à la fin comme une chose finie pour laquelle il sait très bien ce qu’il veut. C’est une sorte de prêt-à-finir, un prêt-à-finir par l’usager lui-même. Et l’autre chose que l’on fait, c’est que pendant le temps du chantier, on considère que l’équipement sur lequel on travaille est fini le jour où on le commence. On ne dit pas que dans trente-six mois, la durée d’un chantier et des études, la population verra l’équipement. Dès le jour de l’ouverture des études, on installe immédiatement un chantier d’étude ouvert au public. On installe immédiatement une baraque de chantier destinée aux études de la maîtrise d’ouvrage, de la maîtrise d’œuvre, aux entreprises, aux ouvriers et aux habitants. De fait, on fait un chantier, qui pendant tout le temps où on le réalise, pendant le temps où la matière se transforme, les choses sont visibles. Alors tous les gens me disent que c’est impossible de faire un chantier ouvert au public. Nos chantiers sont ouverts au public, pas simplement pour un public de consommateurs, qui viendrait voir un équipement qui lui serait offert par la suite. Ils sont ouverts au public dans le sens où c’est un lieu de formation. Aucun de nos chantiers ne se fait sans être en relation avec une université, une école, un collège et autre. Le lieu du chantier est le lieu même de la formation. On peut avoir en même temps une école d’ingénieur, qui au moment de la construction, vient faire un cours sur la charpente et la démolition de la charpente. Mais on peut avoir un dépollueur qui vient montrer ce qu’est une dépollution. Par exemple, le problème du désamiantage, la manière dont on traite l’amiante et où on l’emmène. Du coup, nous n’avons jamais eu de problème d’occupation. On ne sait ni quand on arrive, ni
On fait un chantier, qui pendant tout le temps où on le réalise, pendant le temps où la matière se transforme, les choses sont visibles.
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quand on s’en va. C’est comme si on était dans un moment, dans un processus, qui fait qu’on est présent comme pour une sorte de répétition générale et de représentation. On réalise, on donne et on s’en va, ce qui fait que je n’ai jamais eu de problème de contentieux. En quarante ans de métier, je n’ai pas eu de contentieux. Si un contentieux apparait, il serait visible pendant le temps de la réalisation. On découvrirait le vice de malfaçon d’entreprise ou le vice que le bâtiment existant a. Ce n’est pas une façon courante de faire de l’architecture. Pour certains, c’est considéré comme n’étant pas de l’architecture mais comme un accompagnement d’occupation et non de l’architecture. Pour le paysage, on procède un peu de la même manière. J’ai travaillé avec Alexandre Chemetoff, qui est très compétent. On ne fait pas un chantier, où il n’y ait pas un sujet à traiter d’une manière scientifique, écologique ou technique. On fait là aussi ce que personne ne fait. C’est-à-dire qu’on prélève sur le montant des travaux trois fois 1% sur le modèle du 1% artistique, très peu utilisé par les architectes. Pour les ouvrages publics, c’est l’obligation de prélever trois fois 1%. Il n’est pas pour une commande publique, une œuvre qui serait posée dans le lieu mais pour une technique, une démarche artistique présente pendant la réalisation du chantier. La présence d’un artiste ou éventuellement la découverte du travail de quelqu’un va produire un bien pour le lieu et restera en relation avec le chantier au sein de son travail un ou deux jours par semaines et une fois terminé. Comme quand on a fait la Condition Publique à Roubaix. Ensuite le 1% social indispensable sert à encadrer ceux qui ne sont jamais encadrés dans les chantiers, en matière d’insertion et de formation. C’est-à-dire qu’on a toujours une insertion qui vient comme un supplément. Du point de vue moral c’est toujours valorisant de dire que dans tel chantier, on fait un travail d’insertion en permettant à des gens de voir ce qu’est le travail et se réinsérer. De toutes les démarches que j’ai pu faire, encadrer est selon moi un acte qui découle du travail. Il permet d’éloigner à tout jamais ces personnes du chômage en leur permettant de reprendre goût au travail. Donc, on prend ce 1% pour faire un lieu qui est un lieu totalement atypique. Il devient un bar et un lieu d’hospitalité, de convivialité, faisant que toute personne, un peu dézinguée, puisse se remettre d’aplomb dans cet environnement et éventuellement puisse accueillir d’autres personnes qui sont encore plus loin qu’elle dans la réinsertion. On confie en général la gestion de ce bar, de ce petit café, à une structure d’insertion. En même temps, ça permet de donner du travail à une association. Et le troisième, c’est le 1% scientifique. Tout chantier pose un problème et ce problème doit être traité d’une manière scientifique sur le lieu même du chantier. Alors ça peut être, en effet, comme on a fait à Tourcoing, à Roubaix. On a fait la dépollution d’une terre qui était posée sur une poigne. C’était une sorte de substrat artificiel créé par la poussière urbaine et les matières organiques décomposées depuis un siècle sur le toit en sédiments. Normalement, cette terre aurait dû être retirée et jetée. Ouverte, elle était très chargée en métaux lourds. On a obtenu de la part du préfet que cette terre soit considérée comme historique, puisqu’elle portait l’histoire de la construction et du bâtiment lui-même. Le travail de dépollution de cette terre s’est fait par un travail de phytoremédiation qui lui-même nécessitait du temps et un équipement assez lourd. On avait avec nous des équipes de scientifiques d’universités venues en même temps sur le chantier retirer la terre, la remettre et repérer tous les végétaux qu’il y avait dedans en même temps. Le laboratoire, qui a suivit ce travail, a fait du toit son laboratoire extérieur à l’université, puisqu’il
Tout chantier pose un problème et ce problème doit être traité d’une manière scientifique sur le lieu même du chantier.
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n’avait pas de lieu pour expérimenter la phytoremédiation. Après, on a fait une partie de la décoration du haut par les plantes. Alors du coup, ces chantiers sont des lieux de brassage des futurs occupants, futurs acteurs politiques, riverains ou même personnes non-concernées. Il y a des gens qui scientifiquement ne vont jamais dans une piscine et qui d’un seul coup voyant que peut-être on y passe du bon temps, se posent la question des effets négatifs de la chloramine sur la kératine. Ça crée une sorte de débat. En général, les futurs occupants n’aiment pas me voir partir. Quand on s’en va, on abandonne la maison à leurs habitants.
Fabienne Brugère Ce qu’on a envie de vous poser comme question je pense que ça va susciter pas mal d’interrogations autour de cette démarche extrêmement intéressante et originale – c’est : qu’est-ce qui se passe quand vous partez ? Même si je comprends bien le sens de votre démarche, l’idée d’un aménagement non-fini est extrêmement intéressante. Est-ce que vous pouvez nous donner des exemples de ce qui se passe après ? Est-ce que vous continuez à regarder ce qui se passe après ? Est-ce que vous avez des retours ?
Patrick Bouchain Je pense que le droit de suite, que les architectes réclament, est un abus. Je pense que l’architecture est un objet transformable. Je prends en général des bâtiments qui existent afin de les transformer. Je ne vais pas donner aux autres ce que je peux faire moi-même. Et je m’interdis le droit de suite. En général, une école d’architecture, une école du paysage ou une école du chaînon fait la suite du chantier. Les étudiants sont soit diplômables, soit en habilitation à la maitrise d’œuvre. On confie le bâtiment dans sa transformation, dans la pluralité de son entretien à ceux qui ont travaillé avec moi. Quelques fois même, on associe certains étudiants à la signature d’un projet. Donc par là-même, on ouvre la porte à la transformation. Si on prend le Lieu Unique à Nantes, j’ai introduit très tôt dans le 1% culturel de Nantes un cours d’architecture pendant le temps du chantier. Ce cours devait être bénévole et devait se faire avec tous les gens touchant de près ou de loin à l’architecture. L’ingénieur a quelque chose à dire. L’ouvrier a quelque chose à dire. L’étudiant a quelque chose à dire, moi, l’acousticien et ainsi de suite. Quand je suis parti, la société populaire d’architecture du Lieu Unique a perduré. Aujourd’hui, donc, ça fait neuf ans et il y a quarante à cinquante inscrits. C’est toutes les semaines. Au début, il n’y avait que de l’architecture une fois par mois. Maintenant, il y a de la littérature, des arts
Je pense que l’architecture est un objet transformable. Je prends en général des bâtiments qui existent afin de les transformer. Je ne vais pas donner aux autres ce que je peux faire moi-même. Et je m’interdis le droit de suite. En général, une école d’architecture, une école du paysage ou une école du chaînon fait la suite du chantier.
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plastiques… Il y en a d’autres, même des cours de cuisine. Cette université populaire est née de l’érection du chantier. J’ai fait ce chantier avec l’Afrique. C’était la commémoration du bicentenaire de l’abolition de l’esclavage. On a fait une partie du chantier en Afrique afin de montrer que la main d’œuvre africaine, qu’on a sur nos chantiers, peut être aussi très forte en sculpture. On a acheté au juste prix des objets finis en Afrique, que des Africains ont livrés et que des Français ont posés. Du coup après, Jean Blaise a créé une biennale en Afrique, grâce à cela. Il a eu envie de travailler sur l’Afrique. Puis, on a fait un tel travail avec l’école d’architecture sur ce chantier qu’on a été responsable de la programmation de la nouvelle école d’architecture, de l’organisation du concours, avec Alexandre Chemetoff. Donc, Jean Blaise a pris pied sur une île faisant naître la manifestation de l’Estuaire. Cette année, 890 000 visiteurs ont parcouru l’exposition d’art contemporain de SaintNazaire à Nantes, en se promenant à vélo ou en bateau. On peut donc dire qu’au contraire quand on s’en va bon, là, je donne le meilleur exemple ça marche encore mieux. Tout n’est pas à la même échelle. Mais des gens vont sur d’autres chantiers. C’est ce qu’on appelle l’effet de marcottage. Si on prend un autre exemple, on a une jeune étudiante qui a fait un bâtiment écologique à Calais. Le principe était celui de la trace verte. L’idée était de faire un bâtiment sans chute. Un bâtiment qui consomme le moins de matières. On s’est tous donnés la règle, à quatre, de faire quatre bâtiments identiques, sans restes. Ce qu’on a présenté devant le jury était très performant. Cette fille, Marie Blanchard, a donc eu son diplôme. Elle travaille maintenant sur une autre opération à Tourcoing, sur une ZAC. Elle s’occupe d’une petite association, animée par des gens très vieux, qui allait être mis à la porte dans le cadre de la construction de la ZAC. Ils allaient perdre leur maison. Elle s’occupe de la sauvegarde d’une trentaine de maisons en auto-réhabilitation pour des gens qui ont entre 75 et 90 ans. Elle habite dans une de ces maisons et en tant que maître d’œuvre est responsable de ça. C’est en même temps une qualité pour elle d’avoir mis le pied à l’étrier de cette manière. Il y a toujours une petite histoire. Quarante ans de métier, j’ai pris ma retraite. J’ai décidé d’être promoteur. Je suis maintenant promoteur de logements sociaux. Je vais appliquer cette règle.
Fabienne Brugère Ce qui est intéressant dans votre travail c’est qu’il met en synergie plein d’éléments qui permettent de construire quelque chose de durable. Il y a bien l’idée du durable. Ça participe du point de vue du projet d’une ville durable au sens large de celui de la charte de Leipzig, par exemple. Ce qu’il y a également d’intéressant là-dedans, je trouve, c’est l’idée d’aboutir à un lieu de brassage extrêmement respectueux de tout ce qui peut se construire petit à petit autour. C’est ça qui est très original. Est-ce qu’on arrive par ce type de démarche à mobiliser toujours autant de monde que dans le cadre de la manifestation de l’Estuaire ? Est-ce qu’on n’a pas, au bout d’un moment, les mêmes types de populations qui s’intéressent à ce que vous faîtes ? C’est-à-dire des populations qui ont déjà l’habitude de s’impliquer, qui savent qu’il se passe des choses. Comment arrive-ton à mobiliser de la diversité en même temps ?
Ce qu’il y a également d’intéressant là-dedans, je trouve, c’est l’idée d’aboutir à un lieu de brassage extrêmement respectueux de tout ce qui peut se construire petit à petit autour.
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Patrick Bouchain D’abord je vais prendre l’exemple du Channel à Calais. C’était une zone totalement sinistrée, avec de nombreux migrants, un tôt de chômage très élevé de 20%, une forte présence du Front National… C’est très compliqué. C’est une ville très complexe, où il règne en même temps ce que l’on appelle la pauvreté généreuse. C’est une ville tellement pauvre qu’on a voulut faire un exercice là-bas, avec François Delarozière, qui a une autre vision d’approche à la culture. L’objectif était de réussir à transformer des abattoirs en lieu culturel et que cette transformation gangrène positivement le quartier. De l’autre côté du trottoir, on pouvait faire un logement différent, un jardin différent, une école différente et une voierie différente. Làbas, c’est plus compliqué avec les élus. On a fait un chantier très politique, en travaillant avec les données du chômage, la complexité des entreprises de Calais, toutes dézinguées. On fait rarement un travail aussi énorme sur les chantiers. On a procédé à un inventaire encore plus approfondi que d’habitude de tous les travailleurs du chantier, afin de connaître leurs parcours et leurs formations. Pourquoi sont-ils au chômage ? Pourquoi sont-ils ouvriers du bâtiment ? Quel travail peut-on faire sur leurs habitations. On s’est aperçu qu’un travailleur sur deux n’avait pas de maison. Donc ceux qui construisent nos maisons n’ont pas de maisons. Sachant qu’un travailleur sur deux est immigré. On a pu étudier la constitution de la main d’œuvre chargée de construire nos maisons. Ça a marqué le maire qui s’est mis à faire du logement social en auto-construction sur le terrain à côté. Entre temps le maire a changé. D’un maire communiste, on est passé à une femme UMP. Une continuité s’est faite. C’est une Opération d’Intérêt Général. Elle dépasse le clivage politique. Alors ce qui est assez drôle c’est qu’on est même allé très loin avec des gens en reclassement, licenciés dans la restauration. Nous avons mis en place un restaurant de chantier. Ils y ont été formés et ont ensuite ouvert le restaurant du lieu. Ce qui est assez drôle c’est que la personne qui dirige le lieu aujourd’hui, Alexandre Gaultier, y a été formé et a une étoile au Michelin. C’est un jeune chef de trente ans. Du coup, maintenant, on fait son auberge. Il a envie qu’on transforme son petit restaurant. C’est lui qui vient nous chercher pour un espace non-fini et très rustique. Aucun modèle n’est imposé. Pour eux, c’est sans fin. Bientôt on va faire de l’agriculture parce qu’il a envie d’acheter une ferme. C’est un marais, c’est un site classé. Ce travail, est comme un jour sans fin.
Cyrille Marlin Ça répond à la question des types de connaissances vers lesquels on se dirige pour ces processus de projets.
Fabienne Brugère C’est faire avec ce qu’on a.
Cyrille Marlin Ça rejoint effectivement ce dont on parlait ce matin. Quand on arrive quelque part, on ne doit pas oublier de regarder ce qu’y font les gens. Les connaissances qu’on a pour agir sont là-dedans aussi.
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Fabienne Brugère On rejoint la question du regard et la manière dont un projet se combine avec. Là-dessus, il y a un éclairage que je trouve intéressant. On en discutait à midi avec Graziella. C’est en même temps la perspective d’une construction du regard qu’on peut avoir en même temps totalement oublié. J’aimerais bien que tu reviennes sur ce dont on parlait à midi, concernant les arbres, le type de regard qu’on peut projeter ou non sur eux, et toute l’importance précisément de l’histoire, de la mémoire…
Graziella Barsacq Ce qui m’intéresse aussi dans le paysage, c’est ce monde végétal et son histoire. La nature nous raconte aussi l’histoire des hommes en général. Et c’est tout le sens de ce paysage, transformé par l’homme depuis des siècles. J’habite sur la rive droite et je reçois des stagiaires. Il n’y a pas si longtemps, j’ai reçu un petit stagiaire qui s’appelle Youssef. Il veut devenir paysagiste. Il a pris conscience qu’à travers les paysages, il y a aussi une histoire qui racontait celles de toutes ces origines. Il a beaucoup été touché par ça. Il faut peut-être aussi apprendre à comprendre et à saisir ce langage-là des plantes. Les cèdres, les cèdres de l’Atlas, les cèdres du Liban, ils sont là. Ils nous parlent de tous ces gens qui habitent là et de leurs origines. Il a été fasciné. Le paysage d’aujourd’hui est un paysage qu’on pourrait imaginer comme un paysage endémique parfois. Mais il y a l’histoire du brassage de notre ville, une histoire qui nous constitue. Je crois que c’est quelque chose d’important, que de révéler ces choses-là, de les comprendre, de réapprendre à les lire et d’en faire matière à projet aussi. Le langage et l’histoire de ces paysages marquent la façon dont on peut les réinvestir, les réinterroger et les réinterpréter. On peut s’en référer aux mots, à la toponymie et à toutes ces choses qui ont depuis longtemps donné du sens à ce territoire et à ce paysage. On peut ainsi révéler ces choses-là et proposer des lieux de partage et de brassage. Je ne sais pas si je m’exprime bien. Je dirais modestement qu’en tant que paysagistes, ce qui nous intéresse c’est aussi de comprendre les lieux dans lesquels on se glisse et d’essayer d’en révéler certains éléments de leur histoire et de la matière aussi. Ce rapport à la matière, je crois, est important parce qu’il y a le regard qui y est touché et l’implication des dimensions sensorielles. La matière est un sujet de travail très intéressant, comme lieu d’expérimentation. Je parle du rapport à la terre par exemple. Aujourd’hui, on minéralise, on construit. C’est amusant parce que souvent lorsqu’on me parle de démarchages boueux, on décide tout de suite de planter. Mais on ne se rend pas compte qu’à force de déverser des nappes et d’enrober partout, on stérilise des sols et on les rend moins fertiles. On nie toute une biomasse souterraine, comme on a aussi une biomasse dans l’air, dans le ciel. Quand on fait une école primaire ou maternelle, dans la cour, on essaye toujours de retrouver et de proposer des relations à longs termes… On lutte aussi sans arrêt pour essayer de retoucher les choses et puis d’être au contact de la nature, du sol, de la terre. Après, ça peut se décliner de mille façons
À travers les paysages, il y a aussi une histoire qui racontait celles de toutes ces origines. Le langage et l’histoire de ces paysages marquent la façon dont on peut les réinvestir, les réinterroger et les réinterpréter.
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qui nous dépassent. Sur un chantier, on va avoir des ouvriers qui vont venir travailler et montrer comment on réexploite des savoir-faire anciens, ça peut être jardiner, ça peut être apprendre à jardiner, ça peut être pleins de choses.
Fabienne Brugère Même dans le débat qui peut être divergeant entre architectes et paysagistes, on voit bien une même idée sous-jacente. C’est celle de comprendre les lieux dans lesquels on se glisse, leur permettre de vivre, de faire vivre. On s’introduit dans une temporalité et dans un processus déjà existant. Je crois que ça permet de tisser un lien direct entre certaines démarches en architecture et chez les paysagistes. J’aimerai qu’on arrive à avancer un peu là-dessus. Si on part de cette idée là. Est-ce que certains d’entre vous en particulier ceux qui connaissent surtout le territoire de La Cub – ont des projets. Y a-t-il des manifestations sur le territoire qui vous paraissent entrer dans ce type de démarche ? Sinon quels types de manifestations, de projets, pourrait-on imaginer en lien avec ce type de démarche ? Alors ce matin, on avait parlé du rapport aux noms oubliés. Ça pourrait être un élément qui pourrait entrer dans l’idée de construire une manifestation, des lieux ou un événement. Par exemple, dans le domaine de la flore, il y a un besoin d’introduire de la littérature. Alors quelles seraient, de ce point de vue-là, vos propositions ? Sachant que la tendance actuelle est quand même très majoritairement dans la construction de lieux voués à la nature, récréatifs, beaux et en même temps très séduisants. Je pense en particulier, mais ça ne correspond pas aux sens de vos démarches, au Living Museum à San Francisco. C’est une sorte de musée écologique avec des aspects très séduisants, très divertissants, fini et qu’on vient visiter. Comment contrebalancer, en quelque sorte, ce genre de projet et présenter précisément autre chose ? On voit bien dans certains exemples comment ça marche. Quelles seraient là-dessus vos propositions ?
Éric des Garets À ma connaissance, il n’existe pas grand-chose de cette nature. Après il y a plusieurs types d’événements. Il y a l’événement que l’on fait, c’est-à-dire sur un lieu, puis il peut y avoir un événement plus dans l’espace. Je crois que par rapport à ce qu’on dit, ce qui serait judicieux, serait davantage un évènement dans un espace. Je ne sais pas s’il faut dédier de manière spécifique un lieu au rapport nature-culture. Par contre, ce que je pense d’intéressant serait d’avoir des regards d’artistes sur ces espaces. Il y avait l’exemple de l’Ermitage. J’ai cette idée en tête, peut-être un peu saugrenue, avec un écrivain, un philosophe j’en ai déjà parlé avec Richard – ou avec quelqu’un d’autre d’imaginer sur un espace déterminé un projet artistique pendant un an, deux ans et voir un petit peu comment organiser les choses à travers un fil rouge. Ce fil rouge artistique peut très bien être présenté mais pas dans la durée. Ce sont des idées qui peuvent être faites plutôt que de partir d’un point comme ça. À partir de là, on peut trouver beaucoup de pistes. J’aime bien l’idée même du philosophe ou de l’écrivain. Je suis un peu déformé par mes goûts personnels, mais je trouve qu’il y a une façon intéressante de voir l’espace.Ce que je veux dire, c’est que j’inscris les noms et les mots dans une démarche culturelle et artistique par rapport à un territoire, et y compris dans l’histoire de la toponymie, qui est fascinante.
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Anne-Charlotte Riedel Nous avons sur Gradignan un projet qui rejoint cette idée là. Nous allons dédier une maison à une résidence d’artistes au cœur de la vallée de l’Eau Bourde, où effectivement on demandera, tant que faire se peut, à des gens qui peuvent être du domaine de la littérature, du théâtre, de la musique ou de quelques autres domaines artistiques de travailler dans ce lieu. Sincèrement, l’environnement de cette maison est assez paradisiaque. Vous avez l’impression d’être à l’autre bout du monde, tout en étant très proche du centre ville et de tous les services. Cette maison est sur une île, un des bras de l’Eau Bourde, et donne effectivement l’impression d’être ailleurs. Cette dimension-là nous parait intéressante à travailler. Il y a une autre dimension qui rejoint ce que disait Graziella Barsacq. Nous nous sommes posés la question de l’histoire du lieu en regardant les arbres centenaires. L’idée est de travailler avec les jeunes de notre commune. Tel arbre a cent ans, tel autre deux cents ans. Pendant cette période-là, il s’est passé des tas de choses. Ce qui donne à voir l’arbre comme témoin d’un certain nombre d’épisodes. Dans ces espaces préservés que sont les parcs ou les espaces verts je pense au Parc des Jalles, à la Vallée de l’Eau Blanche on a des lieux qui sont emblématiques de l’activité économique ou de l’activité des hommes à un moment donné. Je crois qu’il serait tout à fait intéressant de travailler sur les cheminements des sites patrimoniaux pour expliquer les richesses et l’histoire de l’agglomération à différentes époques. Nous avons le site emblématique des pèlerins de Saint Jacques. Quand je vois le parc de Majolan avec effectivement ce qu’on en a fait, c’est autre chose. Puis nous sommes proches des domaines viticoles. À travers l’histoire des parcs et des espaces verts, on peut donner à voir énormément d’activités d’une époque sur l’agglomération.
Dans ces espaces préservés que sont les parcs ou les espaces verts je pense au Parc des Jalles, à la Vallée de l’Eau Blanche on a des lieux qui sont emblématiques de l’activité économique ou de l’activité des hommes à un moment donné.
Fabienne Brugère Je laisse la parole à Richard. Par rapport à tout ce qui a été tissé depuis le début de l’après-midi. Il y a à expliquer et à créer.
Richard Coconnier Je voudrais juste revenir sur une question. L’an dernier, pour le dossier Bordeaux 2013, j’avais justement proposé un type de jardin particulier pour réfléchir ensemble à la question de l’estuaire. C’est une question majeure que de réussir à révéler un peu ce paysage. Comment peut-on parvenir à mieux le faire connaître ? Très vite, nous sommes arrivés sur ce qui nous est apparu comme un élément identitaire : le carré. À partir du carré, on est arrivé sur la notion de cabanes, d’habitats éphémères et autres. Si on était allé plus loin dans cette candidature, on aurait essayé de proposer un programme singulier d’habitats dans la nature. Je trouvais cette idée belle. Le carré est toujours valable, y compris auprès de la Communauté Urbaine. Ça peut devenir un projet collectif, dont on nous confierait le travail de réflexion sur les cabanes. Chacun de ces espaces est très différent, comme ça a été dit ce matin. On pourrait demander à des gens peut-être de s’en occuper et de créer. Ça me paraît très complémentaire d’une maison dans laquelle on met des artistes. On peut demander aussi à ces artistes de créer un habitat, dans lequel des gens pourraient venir habiter de manière provisoire et occuper La cub 340
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nos espaces. Il y a un côté tout à fait original et singulier. À terme, on viendrait visiter les cabanes de la Communauté Urbaine. Je crois que vous travaillez sur cette idée aussi…
Patrick Bouchain J’étais dans le dossier de Marseille. On a gagné. Je pense qu’on a gagné un peu à cause de la friche de Belle de Mai ou grâce à la friche de Belle de Mai. J’y ai mis en place une société coopérative d’intérêts collectifs, dont on est, nous-mêmes, producteurs de cet espace public. On va produire, là, des équipements culturels. C’est un lieu de production. Puis en même temps, ce sont des espaces publics. Il y a une terrasse. On a volontairement demandé aux artistes, qui occupaient cet endroit, d’être généreux et d’accueillir. Ils avaient à leur disposition 45 000 m2 confiés par la ville pour 45 ans. Sur la friche Belle de Mai, on fait aussi du logement social dénormé, une crèche dénormée, un petit hôtel dénormé. C’est l’idée de dire que si on était, nous-mêmes promoteurs, ne pourrait-on pas assumer ce que l’on réclame des autres et qu’ils ne veulent pas faire. Passant à l’acte, ne peut-on pas le faire ? Du coup, je suis président directeur général de la SCIC-SA Friche Belle de Mai à titre bénévole. Je suis donc promoteur de l’aménagement de ce site. Le jury a été accueilli à Bordeaux, Toulouse, Marseille puis à Lyon. Nous avons créé le restaurant Les grandes tables sur la Friche Belle de Mai, sur le principe de ce qu’on a fait au Lieu Unique, à Calais et à Roubaix. On a accueilli le jury dans ce restaurant. Il y a ce qu’on appelle une brigade d’amateurs qui, une fois par semaine, le vendredi, a le droit d’utiliser la cuisine, de se servir des chefs et du matériel. Nous achetons la bouffe. Une recette et un repas sont conduits par une personne qui aime faire la bouffe mais qui est non professionnelle. Donc, on a déjà fait quatre-vingt brigades d’amateurs. Au moment du jury, certaines brigades d’amateurs ont fait le repas avec la participation d’un chef étoilé. C’est drôle, parce que j’étais à une table, où l’on mangeait des pieds paquets, une recette du quartier. Moi, j’avais à cette table la fille de Cork, une irlandaise. Elle a été assez surprise de voir la manière dont pouvait marcher ce restaurant. On y fait cent vingt couverts le midi, quarante couverts le soir. On y a créé quatorze emplois, ajoutés à la brigade d’amateurs et celle des enfants. Je pense qu’avec le logement social et autre, on a déplacé le sujet artistique, toujours un peu excessif. Les artistes sont acceptés à la condition qu’ils soient capables d’accueillir le public. D’ailleurs, on fera avec Jean Blaise, sur l’Île de Nantes il veut un peu se retirer du LU un essai de logement social dénormé qui traitera de ce que personne ne veut entendre. Le principe est qu’on puisse travailler chez soit, y habiter, y divorcer, y avoir une sexualité complexe. Le standard HLM ne permet pas tout cela et fait obstacle à l’épanouissement des gens. Et donc pour répondre à votre question, moi, j’ai gagné une petite consultation à Blanquefort et je travaille sur un équipement pour divorcés.
C’est l’idée de dire que si on était, nous-mêmes promoteurs, ne pourrait-on pas assumer ce que l’on réclame des autres et qu’ils ne veulent pas faire.
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Fabienne Brugère Vous pouvez nous en dire plus là-dessus ?
Patrick Bouchain On a tous été divorcés au moins une fois. Je pense administrativement ou pas. Mais on a tous eu si vous voulez la difficulté de revenir dans la ville où on a habité, amoureux, pour s’occuper d’un enfant, dont on n’aurait pas la garde. C’est assez compliqué. Ça ne suffit pas d’aller à Disney, Mac Do et au ciné. Ça ne peut pas suffire. Il faut donc, à un moment donné, peutêtre, un hôtel pour enfants qui retournerait la situation. C’est eux qui inviteraient leurs parents à venir chez eux dans ce moment d’exception. L’enfant inviterait dans sa chambre son père ou sa mère qui n’ayant pas sa garde, mais une garde alternée. Le parent viendrait un week-end dans la ville de son enfant. Donc l’enfant pourrait être un être hospitalier. On le ferait normalement dans le parc de…
Anne-Charlotte Riedel Vous avez des psychologues autour de vous pour monter ça ?
Patrick Bouchain Non, pas du tout, ni sociologue, ni psychologue, ni…
Anne-Charlotte Riedel Et les enfants habiteraient là ?
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Que les enfants habitent une ferme, c’est formidable dans un milieu très rural… Moi, quand j’étais divorcé, j’emmenais mes enfants dans le camping du bois de Boulogne. Pour eux, c’était un très grand moment. Ils quittaient la maison de leur mère, on prenait le métro avec une tente et on campait dans le bois de Boulogne. Se trouver comme ça, à Paris, à camper dans le bois de Boulogne, leur permettait de fréquenter des Hollandais, des Allemands et tout. C’était plus beau que de partir en vacances. On descendait Porte Maillot et on marchait jusqu’au bois de Boulogne. J’ai toujours dit que c’est absurde qu’un parisien ne campe pas dans le camping de sa ville. Je trouve qu’on devrait faire des campings. Moi, j’ai travaillé sur des cités d’urgence et sur des zones réservées aux gens du voyage. C’est très compliqué parce que cette loi… Il y a des gens vraiment très modestes qui habitent dans leur propre caravane parce qu’ils ne peuvent plus être logés. Ces gens du voyage ont permis un équipement qui sert à des gens très modestes. Donc, on devrait revoir justement ces campings qui ne marchent que trois mois par ans. Il y a une règlementation assez étonnante les HLL, les Habitations Légères de Loisirs, qui échappent à la règlementation du permis de construire. Nous allons travailler sur un détournement de la loi Besson sur les aires d’accueil des gens du voyage, sur les HLL, sur les terrains qui sont non-constructibles, non-classés au COS. Donc sur ces espaces réservés à la nature, nous réhabiliterons la nature et ferons des maisons pionnières. On en fait une en Ardèche. Je fais des logements sociaux dans un petit village en Ardèche, où on construit sur une châtaigneraie, interdite à la construction. On y construit des cabanes qui permettraient à de jeunes agriculteurs, qui ne peuvent pas acheter de fermes, à cause d’un immobilier trop
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haut et un foncier agricole trop bas. Cela leur permettra d’habiter en fin de compte sur le foncier agricole qu’ils exploiteront. Donc, on fait huit cabanes pionnières sur ce territoire intégralement inconstructible. Mais avec le maire, on est en accord. Tout le travail que le maire va mener doit permettre d’accueillir une population modeste sur un territoire qui va être en déprise, pour sauvegarder l’agriculture. Il y a ceux qui vont abandonner dans quelques temps l’agriculture et ceux qui ont mon âge et qui y sont venus en 68 et qui n’ont pas de descendants directs. Il va bien falloir à un moment donné aller en chercher d’autres. Ce pourrait être des urbains, qui ne connaissent rien de la campagne et qui y habiteraient. N’ayant pas de travail à la ville, ils viendraient à la campagne, d’une manière salvatrice. À l’inverse, ils retourneraient à la campagne. Donc, on remet en cause les attributions. On refuse les attributions du préfet. On attribut nous même mais d’une façon…
Fabienne Brugère Avec le retour des préfets, ça va être dur.
Patrick Bouchain Non, c’est que des petits trucs. On ferait huit cents logements, on ne pourrait pas.
Fabienne Brugère Je crois que Bernard Brunet voulait prendre la parole.
Bernard Brunet Je vais faire deux ou trois remarques en vrac avant de répondre à la question sur l’évènement en soi, sur la mairie de Bordeaux. Je voulais souligner ce que vous évoquiez tout à l’heure à savoir le rapprochement et la proximité entre le travail de Patrick Bouchain et la démarche paysagère. Il me semble que ce qui rapproche, ce n’est pas tant l’œuvre finie mais le processus qui s’inscrit dans une durée. Par nature, le projet de paysagiste est un processus évolutif dans lequel on accepte les incertitudes, on fait avec le vivant. J’aime bien cette idée-là. Je voulais souligner que c’est la première fois que j’entends un architecte parler de cette manière. Je suis très admiratif. J’enseigne depuis pas mal d’années à l’École d’Architecture de Bordeaux. Le paysagiste s’en tient à ce type de discours un peu modestement, mais j’ai rarement entendu chez nos amis architectes ce type de problématique: comment appréhender le projet autrement que comme une œuvre ? Pour terminer, je crois que la seule manière d’appréhender le projet urbain dépasse les domaines de l’architecture et de l’étude paysagère. Il ne se dessine pas d’une manière finie. Si tout le monde s’accorde à le dire, je voudrai quand même le souligner parce que je ne suis pas sûr qu’il s’enseigne toujours de cette manière-là. C’est obligatoirement un projet ouvert, non-fini, et qui accepte, puisqu’on est dans une certaine durée, une « détemporalité ». La deuxième remarque que je voulais faire est en rapport avec l’idée, à mon sens
Il me semble que ce qui rapproche, ce n’est pas tant l’œuvre finie mais le processus qui s’inscrit dans une durée.
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très intéressante, qu’a présentée Etienne. Je voulais évoquer, en toute modestie, l’expérience menée sur Artigues-près-Bordeaux. J’ai initié auprès de Françoise Cartron, la maire de la commune, avec le soutien actif du Conseil Général…
Fabienne Brugère On n’arrête pas de parler du Conseil Général !
Éric des Garets Pourtant c’est rare.
Bernard Brunet C’est un évènement qui s’appelle Les rencontres Art et Paysage dont l’objet est d’amener des étudiants architectes, paysagistes ou artistes à intervenir sur les coteaux pas sur la première ligne des coteaux mais sur la deuxième puisqu’Artigues est un peu en retrait pour apporter une sorte de reconnaissance à ce lieu, susciter l’intérêt et bien sûr pour y apporter un sens artistique, une manière de le révéler propre à chaque artiste. L’idée était de s’approprier ces lieux et d’y faire porter le regard. Je crois que c’est aussi le souci que développait Etienne Parin. Sur la question de l’évènementiel, on parle d’évènements ouverts au public, de biennale etc., il faut l’envisager bien sûr. Mais j’ai envie de dire aussi que l’évènement, il faut aussi le créer à l’intérieur de cette maison. Il faut essayer de faire évoluer les regards non seulement chez la population, mais également dans les services administratifs et techniques. Je trouve qu’on n’en parle pas assez. Là il y a un vrai chantier.
Éric des Garets Je ne vois pas comment on peut faire.
Bernard Brunet J’ai quelques idées. J’ai essayé aussi, modestement, de le faire. Je pense qu’on ne peut pas dire qu’on va partager cette ambition d’une « agglomération nature ». On va la partager avec la population bien sûr, et il faut aussi la partager avec les services administratifs et techniques pour faire changer les regards. Si on ne le fait pas, on n’ira pas très loin dans les changements de pratiques. Si je peux me permettre, je dirai aussi qu’il faut créer l’évènement dans les documents d’urbanisme, à l’intérieur desquels la nature est appréhendée complètement différemment. Nous avons un peu abordée la question ici, je pense qu’ils l’ont davantage évoqué dans l’atelier 2. Je considère que dans les documents d’urbanisme il faut dépasser la vision depuis la ville, et depuis son centre. Il faut les aborder avec une sorte d’inversion du regard dans laquelle la nature et le paysage ne seraient pas seulement de l’accompagnement secondaire ou quelque chose en attente, mais un élément fondateur.
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Patrick Bouchain Moi, je fais des lectures publiques du Code des Marchés Publics et du Code de l’Urbanisme, du Code Forestier. Maintenant je fais des lectures publiques du Code Civil. Alors, je vais vous en lire un article, parce que celui-là jamais personne ne peut croire qu’il existe. C’est dans la section 2 du droit d’accession relatif aux choses mobilières.
Francis Cuillier Ça, c’est le Code Civil ?
Patrick Bouchain Non, mais celui-là est captivant. Je vous conseille quand même de lire les articles du 565 jusqu’au 577. Ils traitent de la chose principale et de la chose secondaire. Comme je travaille sur des logements en auto-construction dont la finition est faite par les utilisateurs. Il s’agit de savoir à partir de quel moment le maître d’ouvrage est responsable de l’ouvrage qu’il livre et à partir de quel moment, sa responsabilité est transférée par le futur utilisateur, d’où la possibilité d’échapper à la RT 2005 pour certaines choses, à l’HQE de merde et ainsi de suite. En même temps, j’ai travaillé sur une loi dont les décrets d’application ne sont pas encore totalement passés parce qu’il devrait y avoir un amendement. C’est ce qu’on appelle « de l’accession progressive à la propriété ». C’est-à-dire qu’un loyer payé est l’équivalent d’une part sociale de nom, comme si, en fin de compte, c’était un capital. C’est un peu comme une assurance vie ou comme un crédit qui te permettrait quand tu veux être propriétaire, de sécuriser ta résidence. Pour 99% de la population, devenir propriétaire n’est pas dans le but de spéculer. Comme nous allons vivre le premier papy-boom, un drame dans le logement social, on va avoir des gens très vieux qui vont vieillir dans les logements sociaux, dont certains vont devenir grabataires. On ne pourra pas les sortir de leur logement parce qu’on ne pourra pas les mettre dans des maisons de retraite, ni dans des hôpitaux. Il n’y en aura pas assez et il n’y aura pas assez d’argent. On ne pourra pas les déplacer parce qu’on n’aura pas non plus des logements sociaux à leur taille et équipés. Peut-être devra-t-on transformer les logements occupés par des gens qui auraient un revenu insuffisant pour le payer. Quand même, dans une société démocratique, la moindre des choses c’est peutêtre de mourir dans le logement dans lequel on a eu des moments heureux et malheureux. Du coup je travaille sur ce que pourrait être dans cette accession progressive à la propriété la part qui reviendrait à l’occupant, considérant qu’occuper c’est enrichir le logement, et non pas l’inverse. Habiter c’est enrichir, donc un logement non occupé est un logement qui n’a pas de valeur. Un logement occupé est un logement qui a de la valeur et plus particulièrement le logement social. On veut rendre tout le monde propriétaire au
Pour 99% de la population, devenir propriétaire n’est pas dans le but de spéculer. Comme nous allons vivre le premier papyboom, un drame dans le logement social, on va avoir des gens très vieux qui vont vieillir dans les logements sociaux, dont certains vont devenir grabataires.
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prétexte que si on est propriétaire on n’est plus délinquant. Mais comme on ne peut pas tous être propriétaires, j’ai essayé de travailler sur cette contradiction. Comment pourrait-on rendre des gens responsables, au sens classique du terme, sans qu’ils ne soient propriétaires ? Des gens qui ont pris un emprunt, ne pouvant pas rembourser, sont expulsés, y compris par l’office d’HLM. Dans les accessions telles qu’on nous les propose aujourd’hui, on expulse quand même quelqu’un qui a un logement social en accession. Par conséquent, je me suis mis à lire tous les codes, les règlements et ainsi de suite pour apprendre. Puis je suis remonté au Code Civil, parce que je me disais « un jour je vais y aller ». Alors, j’ai regardé le droit d’accession et je vais vous en donner deux parce que c’est quand même étonnant. Alors je vous en donne un, vous qui êtes des gens de la nature. Admettons, vous possédez une garenne, un colombier, vous êtes apicultrice et vous vivez du fruit de la croissance de ces animaux sur un territoire que vous louez.
Fabienne Brugère Surtout les abeilles actuellement…
Patrick Bouchain Les abeilles ont le droit de butiner ailleurs, ce qui est assez étonnant. Elles vont chercher la richesse ailleurs et elles la déposent chez vous. L’ayant cherché ailleurs, l’ayant déposé chez vous, vous êtes la propriétaire de ce qui est déposé. Mais si l’abeille s’en va, si le lapin, si le pigeon s’en va, vous avez vingt jours pour réclamer auprès du préfet d’aller chercher le lapin, l’abeille chez le voisin. Si vous ne le réclamez pas au bout de vingt jours, ça devient la propriété du voisin. Déjà on s’aperçoit que la propriété est mobile. Il y en a un autre, absolument incroyable, qui relève de la nature. Par conséquent il n’est absolument pas immuable. On est propriétaire l’un et l’autre d’un terrain de part et d’autre d’une rivière. La rivière est nationale. Mon terrain est privé, l’autre aussi. J’ai le droit d’exploiter la berge de mon terrain, vous la votre. Jusqu’au milieu on a le droit de pécher, c’est tout. Un jour de grand orage, la rivière sort de son lit et va sur votre terrain. Elle en mange une partie. Elle crée une île, parce qu’elle ne reprend pas son premier lit. Et entre nous deux une île se crée. À qui appartient-elle?
Anne-Charlotte Riedel À l’État.
Patrick Bouchain
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Dans certains cas elle appartient à l’État, mais pas toujours, dans d’autre à la commune. Mais elle pourrait être revendiquée comme un bout du morceau du terrain préalable, soit pour sa totalité, soit moitié-moitié, ou éventuellement vous pourriez réclamer auprès de l’État ou de la commune le paiement du préjudice dû à la rivière. Comme quoi vous allez perdre votre propriété par un phénomène naturel. J’ai regardé d’autres jurisprudences. Alors il y en a une très belle, celle de Picasso, de Fernand Léger. Je peints au mur une esquisse de Guernica. Je suis en location, rue des Grands Augustins. Je m’en vais. Je ne peux pas emmener l’esquisse. La valeur de l’esquisse est supérieure à la valeur immobilière du studio dans lequel je suis. Donc je peux revendiquer la propriété du studio ou la copropriété du studio avec mon propriétaire, parce qu’on pourrait dire que je ne peux pas la retirer. Si je la retire, elle perd de
/ Atelier 4 : Représentations
sa valeur, de son contexte. En même temps, le propriétaire ne peut pas la détruire, parce que c’est considéré comme une œuvre d’art historique. On a d’autres exemples. Fernand Léger fait une œuvre dans une chapelle désaffectée. La personne qui récupère la chapelle veut détruire l’œuvre, ainsi de suite. Alors je me suis dit que j’allais m’occuper des pauvres et voir si quelqu’un qui bricole son évier peut en revendiquer la propriété. Alors il y a deux jurisprudences incroyables. Je suis propriétaire d’un appartement. Je vous le loue. Il n’y a pas de chauffage. Je suis d’accord, en tant que propriétaire, pour installer le chauffage. Je vous laisse faire. Votre petit-copain est plombier et il fait un chauffage avec des radiateurs qu’il récupère, des tuyaux en cuivre, une chaudière à gaz. Vous partez. Vous me réclamez le paiement des travaux de votre petit-copain. Je vous dis non, parce que les radiateurs sont encrés dans le mur et l’eau chaude circule dans un tube rigide et que c’est alimenté avec du gaz qui produit de l’énergie. La jurisprudence dira non. Votre petitcopain est électricien. Vous installez des radiateurs électriques avec un câble souple, vous le raccordez au compteur. Vous réclamez le remboursement de votre chauffage, je ne vous rembourse pas. Vous l’emmenez. Vous avez raison parce que le câble est souple. Du coup on pourrait se poser une question. On a toujours mis les éviers dans les logements sociaux. Aujourd’hui, quand on achète chez Ikea une cuisine, il y a l’évier avec. On pourrait dire, enfin de compte, que l’évier appartient à celui qui l’installe. Et quand on remonte comme ça, on change l’architecture. Alors je vous en lis quand même un, qui est l’article le plus beau : le 568. « Néanmoins, quand la chose unie est beaucoup plus précieuse que la chose principale et quand elle a été employée à l’insu du propriétaire, celui-ci peut demander que la chose unie soit séparée pour lui être rendue ; même quand il pourrait en résulter quelques dégradations de la chose à laquelle elle a été jointe. Mais si deux choses unies forment un seul tout, nulle ne peut point être regardée comme l’accessoire de l’autre, celle-là est réputée principale, qui est la plus considérable en valeurs ou en volumes. Si les valeurs sont à peu près égales, et si un artisan ou une personne quelconque a pris quelque chose qui ne lui appartenait pas, mais qu’elle l’a donc mise en place et que la valeur du temps qu’elle a mise pour la mettre en œuvre est supérieure à la valeur de la matière qui ne lui appartenait pas, la valeur du travail dépasse la valeur de la matière. »
Fabienne Brugère Conclusion, il faut faire évoluer. Après je laisserai la parole à Francis. Non-seulement, il faut faire évoluer les services administratifs et les documents d’urbanismes, mais il faut en plus faire évoluer le Code Civil…
Patrick Bouchain
Non, il faut les lire. Il faut les lire. Il faut les lire… Fabienne Brugère Qu’en dis-tu Francis ?
Patrick Bouchain Il faut les lire. Les mettre à l’épreuve et créer la jurisprudence. La cub 347
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Fabienne Brugère Oui. Alors Francis ?
Francis Cuillier
Je crois qu’il y a un gros effort à faire parce que quand on regarde la surface totale de toutes les communes, de ce qui relève de l’espace vert municipal, de la pelouse, il y a une perte de compétence dans l’art des jardins.
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On demande effectivement à ce qu’ils fassent ceci, mais en même temps on voudrait qu’ils soient plus simples. Là, je vois qu’on m’aide à régler la contradiction. Parce que c’est vrai qu’à chaque fois, on t’en rajoute et après on te dit que c’est trop compliqué. Moi, je dis que là, c’est comme le Code Civil, ça devient incompréhensible et on peut l’interpréter comme on veut. Je voulais intervenir sur un sujet qui me parait assez important concernant le vivant, les espaces verts, ce qui est réalisé par les services des espaces verts des communes. Jacques Coulon a fait une allusion, tout à l’heure, à la charrue ou je ne sais quoi que l’on met sur le rond-point. Je vais dire que ça va très loin. Quand on voit les fleurs, on ne sait pas trop d’où ça vient. C’est complètement anachronique. Il y a des trucs qui ne sont esthétiquement pas bien. Il n’y a pas de simplicité. Ailleurs, on mettra des plantes un peu naturelles, etc. Je crois qu’il y a un gros effort à faire parce que quand on regarde la surface totale de toutes les communes, de ce qui relève de l’espace vert municipal, de la pelouse, il y a une perte de compétence dans l’art des jardins. C’est vrai qu’on voit des trucs… Alors en plus, il y a avec le temps, des réécritures de l’histoire comme l’exemple des géraniums en Alsace. Quand je travaillais à Strasbourg, j’ai appris que jamais le géranium n’avait été une plante traditionnelle dans les maisons alsaciennes. Puis un jour, il a commencé à y en avoir. On a raconté aux gens qu’avant il y avait des géraniums aux fenêtres. Tout le monde est convaincu que c’est une tradition alsacienne que d’avoir des bacs avec des géraniums, qui pour moi est une des fleurs les plus laides qu’on puisse imaginer. Il y en a partout dans les villages. On invente une espèce de culture. Ce n’est pas la première fois. Quand j’étais en Bretagne, j’ai appris qu’après la guerre, un architecte de la reconstruction avait décidé que ça devait être blanc. Les maisons bretonnes n’ont jamais été blanches, chaulées, avec les peintures de bateaux pour les volets. C’est devenu un règlement. Aujourd’hui, tout le monde est convaincu qu’en Bretagne la maison bretonne doit être blanche. Je ne sais pas d’où ça vient. Sauf qu’avant c’était de la chaux maintenant c’est des peintures acryliques. Donc, bonjour… Tu ne touches plus à rien. Mais on a convaincu les gens. Il y a eu deux expériences, une à Lorient avec Robert, et une à Redon, avec moi. On a retrouvé des cartes postales et des photos de l’entre-deux-guerres et on a montré qu’il y avait des quartiers de maisons avec des couleurs, des pastels. Les gens avaient oublié sauf les plus anciens. Donc, c’est intéressant parce que du point de vue de la représentation et de la culture à travers dix, quinze ans, on peut convaincre les gens de telles choses, y compris les catalogues de Leroy-Merlin, les marchands de végétaux, etc. Dans les services techniques, parce que c’était ça mon point essentiel, ça pourrait être une action communautaire d’aider à trouver entre autres des systèmes de plantations plus simples, moins coûteux en entretien, en eau, etc. Cela pourrait aussi donner un peu de spécificité aux communes plutôt que d’avoir toujours le concours
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du village le plus fleuri. Je ne veux pas citer quel est le village, quelle est la commune de La Cub qui est toujours vainqueur. Quand on se balade on le voit bien. Vous savez laquelle c’est ? C’est Cenon. Baladez-vous dans Cenon puis vous me direz ce que vous pensez des plantations dans Cenon. Tu connais Graziella ?
Graziella Barsacq Oui et ce qui est étonnant, c’est que les gens de Cenon sont très fiers de ça.
Francis Cuillier Oui, tout à fait. Et c’est là qu’on s’interroge sur la représentation. C’est pour ça que je reviens au sujet. On peut injecter une espèce de mythes, qui n’existe pas et les convaincre. Et ça, on le voit avec des arbres, des végétaux, etc. Je pense que là, il y a une action à entreprendre. Ça ne veut pas dire qu’il faut leur dire que tout est moche, que tout est mauvais, je suis d’accord. Mais je pense qu’il y a un effort à faire pour essayer de trouver des solutions plus simples. Quand on voit la charrette qu’il y a sur le campus, je ne sais pas si c’est sur Talence ou Pessac. Fabienne comme moi, tu prends tous les risques quand tu passes le rond-point là.
Fabienne Brugère De toute façon les ronds-points sont des morceaux assez saisissants.
Francis Cuillier C’est comme la cabane, qui est je ne sais plus trop où. Dans le cadre d’une action d’aide dans un sens communautaire, ce serait quand même opportun, d’autant que ça permettrait de valoriser ceux qui font des choses intéressantes. Il existe des communes où on essaye de trouver des végétaux plus simples, plus naturels, nécessitant moins d’entretiens etc. Et puis il y en a d’autres où on te met des fleurs qui coûtent très chères, y compris au niveau de l’entretien pour les services des espaces verts. Il y a probablement une réflexion à avoir par rapport à l’identité des communes. Effectivement, les gens à Cenon, ils trouvent ça très beau. Quand on se balade, quand on va vers Cassagne, on en voit des ronds-points avec des fleurs et des trucs. C’est vraiment une action que je proposerai. C’est pareil avec les pelouses, parce qu’il y a aussi un équipement que l’on oublie toujours par rapport au naturel : les équipements sportifs. Certes certains ne sont pas naturels mais il y souvent autour de piscines, de stades etc., une surface verte très importante généralement constituée d’une pelouse ou de je ne sais quoi.
Il existe des communes où on essaye de trouver des végétaux plus simples, plus naturels, nécessitant moins d’entretiens etc. Et puis il y en a d’autres où on te met des fleurs qui coûtent très cher, y compris au niveau de l’entretien pour les services des espaces verts. Il y a probablement une réflexion à avoir par rapport à l’identité des communes.
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Fabienne Brugère Devant la piscine du Grand Parc, il y a une pelouse, il doit y avoir aussi un arbre et puis c’est tout.
Francis Cuillier Il y a des reconquêtes de surfaces qui pourraient être beaucoup plus intéressantes en termes d’usages. L’important ne se limite donc pas à l’aspect esthétique. Il y a aussi des espaces verts qui ne servent à rien. Les gens n’y vont jamais. Ils ne peuvent pas y aller. Quand on est sur un rond-point, qu’est ce qu’on y fait ? Tu ne vas pas te foutre au milieu du rond-point, au milieu des fleurs quoi. Il faut entreprendre une réflexion à la fois en termes d’usages, en termes de représentations, en termes de conseils, pour essayer de trouver des végétaux qui soient plus dans la culture locale et adaptés au climat local. Que ce ne soit pas, je ne sais pas… Les pétunias… Je ne sais pas, je n’y connais rien en fleurs.
Marie-Paule Baussan Moi, je ne suis pas d’accord sur le fait de normer ou de normaliser le rond-point.
Francis Cuillier
Je n’ai pas dit de normer, attendez ! Je n’ai pas dit de normer. Marie-Paule Baussan Vous avez dit de mettre dans des normes.
Francis Cuillier Non, non, non. Justement, je ne veux pas de normes. Ce n’est pas cela. J’ai dit d’aider à ce que chacun retrouve un caractère qui lui soit spécifique et échappant à des choses imposées. Parce que dans les villages fleuris, quand ils vont en compétitions, ils voient l’exemple de je ne sais où, Strasbourg ou ailleurs, et ils copient. Ils prennent des catalogues et ce sont les marchands de végétaux qui leur vendent les fleurs.
Marie-Paule Baussan Oui, sur les végétaux peut-être. Mais sur la façon de créer un rondpoint, je trouve ça très bien qu’il y ait des cabanes, qu’il y ait des puits etc. Puis il y a tout un tas de sortes de ronds-points.
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Francis Cuillier Quand vous arrivez à Rouen et que vous voyez des vaches énormes…
Marie-Paule Baussan Il faut leur laisser ça. Alors là, la question de l’esthétique, du beau, du laid, ce n’est pas grave. Vous disiez les habitants sont très fiers de leur rond-point alors que tout le monde trouve ça laid.
Fabienne Brugère Là-dessus, il y a une différence entre les grandes villes, les villes moyennes et les petites villes. La question du rond-point n’est pas la même. Je pense que c’est très différent. Par exemple dans les petites villes, c’est vrai qu’il y a une focalisation de la part des services des espaces verts beaucoup plus importante sur la question des ronds-points. Ce qui me semblait intéressant dans ce que disait Francis, c’est que ça permet d’abord d’avancer sur le rôle de La Cub : valoriser, en quelques sorte, des choses intéressantes plutôt que se limiter à fabriquer des règles et à les faire appliquer. Justement elles pourraient être non normatives, non décoratives. Ça me semble extrêmement intéressant que la construction, dans le domaine de ce qui est en rapport avec la nature ait un droit à l’invention, à l’innovation. Je voudrai connaître davantage votre avis sur une autre question. La Cub a des compétences en matière de logement, donc je me dis, on aurait pu revenir sur l’idée des maisons…
Francis Cuillier Vertes…
Fabienne Brugère Pour compenser. En lien avec la nature, que ce soit des maisons de jonc, des maisons en bois. On a parlé aussi des cabanes, des interventions d’artistes de l’idée de bas-coût qui ne veut pas dire pour autant dévalorisé. Dans cette optique, je pense qu’en France nous avons beaucoup de retard. Puisqu’on fête les vingt ans de la chute du mur de Berlin, je pense à quelque chose d’un petit peu différent. Après la chute du mur de Berlin en 1989, sur tout le terrain vague du centre de Berlin, de la Potsdamer Platz où était son emplacement, se sont développés, pendant quelques années, des villages qui existaient déjà coté ouest, les Rollendorf. C’est un village de roulottes installé pendant quelques années sur la partie désaffectée du centre de Berlin. Elles étaient faîtes de briques et de broques, en bois avec systématiquement des aménagements verts sur le devant. Il me semble qu’il y avait là quelque chose d’intéressant sur l’idée du non-fini et de l’évolutif. L’idée que ce qui est en train de se faire peut dessiner un lien entre l’art et la nature, dans un type de paysage urbain. Tout n’était pas très fini et avait bien sûr un côté allemand. Il y avait en tout cas de belles boîtes aux lettres, bien peintes, bien identifiées. Peut-être que ce serait intéressant de revenir sur cette question de l’habitat. Aussi j’aimerai avoir votre sentiment sur l’idée de grands bâtiments comme le Living Museum à San Francisco, sur l’idée des musées écologiques. Pensez-vous qu’un musée écologique peut avoir un sens, par exemple, sur un territoire comme le notre ? Sous quelles conditions ? Au contraire, est-ce que vous êtes totalement opposés à ça ? La cub 351
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Éric des Garets Le musée écologique, c’est quoi exactement ?
Fabienne Brugère Le musée écologique de San Francisco, c’est un toit végétal avec des collines, donc on pourrait dire qu’il respire. Le tout, bien sûr, est conçu pour optimiser les économies d’énergies. Il y a une réutilisation des matériaux. Tout est dédié à ce qui est relatif à la nature : l’eau, les végétaux. Mais le bâtiment lui-même est effectivement conçu selon le rapport aux végétaux et aux matériaux utilisés. Parce qu’il y a tout une partie des mûrs constituée de jeans usés récupérés. On pourrait peut-être faire un tour de table là-dessus en termes de conclusions. Qui veut commencer ? Vous voulez ? Allez-y.
Laurent Cerciat Je trouve ce type de projet intéressant à condition qu’il y ait tout un tas d’actions sur le terrain, comme une réflexion avec les acteurs locaux avec des exemples très ponctuels et très précis de gens qui vivent telle situation dans telle friche, dans tel lieu qu’ils s’approprient etc. En tout cas, ça rejoindrait cette nécessité, dont on a parlé, de transmission des savoirs, de formations. On en parlait tout à l’heure en mangeant. Par exemple, lorsqu’on se trouve à faire un recensement de plantes sauvages à Mérignac et qu’on vous explique qu’à l’endroit où on a mis des fruitiers avec du BRF du bois raméal fragmenté, qui est une technique écologique intéressante les agents, les techniciens, les jardiniers projettent de mettre des pesticides parce que des plantes poussent à travers, c’est une aberration. Ça veut dire que les gens qui sont en charge de ces endroits ne sont pas du tout formés, alors que ça serait d’autant plus intéressant dans un contexte relationnel avec les publics et les usagers. Des choses pourraient se transmettre dans le cadre de discussions, etc. C’est une mission que pourrait peut-être avoir ce genre de musée je pense. Inciter à des prises de liberté de l’espace public mais du point de vue de l’espace mental imaginaire, poétique aussi. Au départ dans un cadre institutionnel, ensuite par le biais de collaborations avec le tissus associatif ou le tissus d’acteurs locaux. Inciter vraiment les gens à se sentir un petit peu plus impliqués dans une vie collective et en respect avec la nature. Peut-être que ça pourrait donner lieu à des initiatives personnelles ensuite, qui prendraient un peu ça pour modèle. J’ai vu des plantations de bulbes sur Bordeaux, par exemple. Il faudrait expliquer aux gens qu’il faut laisser le pied sécher sur place, sinon ça ne repousse pas l’année suivante. Du coup, on donnerait vie à des sortes d’îlots de verdure qu’on ne tondrait pas. Ça peut répondre en partie à la question que vous posiez sur la méthode pour faire vivre ce lieu nouveau d’art et de nature à Brive, etc. Des choses toutes simples, comme le fait de changer les habitudes dans un parc public, par exemple, ce qu’on a fait avec une ethnobotaniste à travers l’exposition dont je parlais qui s’appelle Jardins de trottoirs. Je suis plasticien. On l’a d’abord montrée à la maison de la nature de Gradignan avant qu’elle ne circule ailleurs en France. Et on se demandait comment interpeller le regard des gens et leur donner envie d’entrer dans ce qui continue. Dans une
Inciter vraiment les gens à se sentir un petit peu plus impliqués dans une vie collective et en respect avec la nature.
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sorte de musée, la maison de la nature, où il y a une salle d’exposition avec des expositions temporaires. Des gens spécialisés ont repéré des orchidées parmi d’autres plantes sauvages à valoriser. Ils ont sélectionné des parties de la pelouse qu’on a laissé pousser, qu’on a valorisées. Ça faisait appel et du coup ça fonctionnait aussi dans ce sens-là, ça court-circuitait un petit peu les habitudes de regards des gens, par de simples gestes. J’ai eu l’occasion de le faire dans mes productions artistiques personnelles. Tailler des labyrinthes à la tondeuse est prétexte à sensibiliser les gens, à observer de plus près la richesse, la diversité biologique, qui peut être dans un endroit que l’on tond habituellement et que l’on ne voit pas. Des gestes simples, comme ça, ça peut fonctionner et ça nous intéresserait. Voilà ce que je voulais dire sur l’idée du détail, du musée qui pourrait peut-être figer quelque chose pour assurer cette mission pédagogique. C’est assez important, mais il faudrait que ça puisse être vivant.
Tailler des labyrinthes à la tondeuse est prétexte à sensibiliser les gens, à observer de plus près la richesse, la diversité biologique, qui peut être dans un endroit que l’on tond habituellement et que l’on ne voit pas.
Fabienne Brugère Qui est-ce qui veut prendre la parole ?
Anne-Charlotte Riedel Je suis assez pour l’itinérance sur une agglomération. Le musée en soit, c’est bien le symbole d’un thème fort, un musée dédié à cela. On peut avoir la possibilité de venir se renseigner, s’informer, dès lors que l’on a une sensibilité personnelle. Si on veut vraiment dépasser ça et aller toucher des populations qui a priori n’ont pas cette dimension, je crois qu’il faut aller au plus près des personnes. Vous citiez la maison de la nature, elle joue un rôle très fort à Gradignan. C’est une structure qui n’est pas énorme mais qui permet à beaucoup de gens de venir se renseigner. Ce concept-là laisse de côté la dimension du bâti. On est bien d’accord. L’itinérance ne va pas de paire avec l’exemplarité d’un bâti dans les normes écologiques, mais ça permet un certain nombre de relations qu’on aura du mal à créer dans un concept comme Cap-Sciences, par exemple. Surtout sur une agglomération, je trouverai intéressant qu’on puisse travailler sur quelque chose qui permette de passer d’un lieu à un autre.
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Fabienne Brugère Quelqu’un d’autre désire dire quelque chose ?
Patrick Bouchain Je voudrai donner un exemple. Sur Grenoble, j’ai rencontré un ingénieur génial qui s’occupe des ordures ménagères. Les lieux les plus fréquentés de la ville de Grenoble sont les déchèteries. Il y a 600 000 personnes par an qui vont à la déchèterie à Grenoble. Et le dimanche, elles y restent deux fois plus longtemps, elles repartent avec des choses, parce qu’elles échangent. Je trouve que ne pas se servir d’une déchèterie comme lieu et formation sur l’écologie, c’est une connerie. La déchèterie est un lieu barbare où on veut nous faire croire que seuls les manouches viennent et que le dirigeant est un ancien militaire avec un chien pour empêcher que les gens ne viennent voler. On devrait faire des déchèteries des lieux de convivialités. On devrait les appeler des « valoristeries ». Du coup ça serait l’inverse. On viendrait échanger. C’est réutiliser la matière et on devrait faire de ça une économie sur la matière. Ça doit être le réemploi. On recréerait les puces, les buvettes, les machins, les cabarets. Et on ferait des lieux de vie et des logements et ainsi de suite. En plus ce qui est très intéressant c’est que sur 240 000 tonnes jetées par an, il y en a 80 000 tonnes, donc un tiers, qui vont en déchèterie. Il y a eu très peu de campagne écologique à Grenoble. Il faut donner un acte civique ou un acte coupable qui fait qu’on va jeter soi-même ses ordures. On est attaché à ce qu’on jette, c’est comme si on ne pouvait pas s’en séparer. Ça m’est déjà arrivé de jeter une chose et de repartir avec la même. Ce n’était pas la même veste, mais elle était aussi usée que celle que je jetais. Le point P, on ne sait pas pourquoi c’est un P. Si on le savait on serait bien emmerdé parce que c’est Pinault qui a tous les magasins. Donc c’est un point de merde, pour moi. Parce qu’il ne fait que de la merde. On pourrait faire des Points M, comme merveilles. On viendrait déposer les choses et on aurait le droit de les reprendre. À Marseille, on met en place une « valoristerie » sur la friche de Belle de Mai. Dans quelques temps, il n’y aura plus de meubles, parce que là, on est à la fin des générations des Conforama et autres. Mais les meubles Ikea n’existeront pas en tant que meubles d’antiquité, on aura que des planches. Du coup, c’est une époque qui n’aura produit que des planches. Nous avons une scie à panneau, on recoupe les meubles que les gens jettent. On refait des planches et les gens repartent avec des planches qui sont aussi belles que s’ils les avaient achetées au Point P, par exemple. Je pense que ça, ça doit être des lieux de formations, donc s’il y avait un musée à faire, je le ferais autour de la déchèterie.
On devrait faire des déchèteries des lieux de convivialités. On devrait les appeler des « valoristeries ».
Fabienne Brugère Autour des Points P
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Patrick Bouchain Oui, on pourrait dire à Pinault…
Éric des Garets
Fabienne Brugère
Je ne pense pas qu’il faille faire un musée, pour faire ce type d’idées. Il y a pleins de points sur La Cub, y compris des déchèteries. D’ailleurs la grosse usine est loin d’être affreuse…
Celle là oui, on en entend parler…
Éric des Garets Ce n’est pas une déchèterie !
Patrick Bouchain Non, mais c’est un bel objet. Ce serait honorer cet acte.
Éric des Garets Je voudrai revenir à l’espace naturel des déchèteries. Il y a beaucoup de lieux de vie, comme ceux-ci qui peuvent être prétexte à l’artistique. Je préfère ce genre de démarches, beaucoup plus vivantes, à un musée, dont je ne vois pas très bien ce qu’on mettrait à l’intérieur. Ce que je trouve intéressant, c’est plutôt que quand on a un projet de musée, on incorpore cette dimension. Par contre, il y a des foyers de créativités possibles au niveau de l’art sur La Cub. Il faut les exprimer, il faut s’en servir. La petite plante, la déchèterie, en passant par je ne sais quoi d’autre.
Graziella Barsacq En rapport à l’itinérance et au fait aussi d’habiter la nature, on est aujourd’hui très contraint. On normalise la nature. On normalise l’habitat. Je me dis que la notion de bivouac est importante. On le voit bien. Cette notion là permet d’apprendre à profiter ou à vivre un instant donné dans un certain lieu, qui peut être dans l’agglomération.
Patrick Bouchain Les derniers jours du fleurissement d’un jardin public, on sait qu’on va changer les fleurs. Pourquoi n’autorise-t-on jamais les gens à cueillir les fleurs ? Moi, je l’ai fait et ça marche. Du coup, tout le monde vient chercher les tulipes, les machins et on repart avec des brassées entières. Non, on met tout dans les bennes. C’est un scandale, un scandale, un scandale…
Anne-Charlotte Riedel Elles sont fanées les fleurs ? Elles ne sont pas fanées quand on les enlève ?
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Patrick Bouchain Non, mais même quand on taille les roses. Une rose de novembre, c’est splendide. Une rose fanée en novembre, c’est splendide. Tout le monde devrait apprendre à faire des bouquets. On ne peut pas avoir des jardins…
Fabienne Brugère C’est le principe d’économie.
Bernard Brunet J’ai autant de réticences à l’idée d’une muséification de la nature. Je crois surtout qu’avant de muséifier, il faut penser, inventer une nature contemplative. J’ai fait l’erreur d’aller voir l’exposition de Saragosse. Ce n’était pas cet été, mais celui d’avant. Je ne sais plus. Mais j’ai été frappé par la skyzophrénie qu’il y avait entre la manière de parler de l’eau, le thème de l’exposition, à l’intérieur des pavillons, et la banalité, la mauvaise qualité des aménagements faits à l’extérieure. On a communiqué une pensée de l’eau à l’intérieure mais globalement l’espace créé était de très mauvaise qualité. Moi, je pense qu’avant de muséifier, il faut inventer d’autres manières de parler de la nature. Comme on en parlait hier, il faut inventer une manière de faire dialoguer par exemple la nature et la ville. C’est une question difficile. Est-ce qu’il faut faire un musée ?
Fabienne Brugère Ce qu’on pourrait dire en conclusion, est que tout dépend de ce qu’on entend par musée. Un musée peut être un lieu d’expériences, un lieu de passages, qui n’est pas forcément antinomique, avec toute la perspective de l’économie de lieu comme les déchèteries, les bivouacs, les maisons naturelles. Je crois qu’on arrive à l’idée de construire des manières de faire, des dialogues et puis de faire avec. Finalement, je dirai en guise de conclusion, que tout cela est très philosophique. On renoue avec toutes les pensées du bricolage. Il faudrait reprendre les textes de Lévi-Strauss, précisément, sur la différence entre la pensée de l’ingénieur et la pensée du bricoleur. On serait tout à fait du côté de ce que Lévi-Strauss décrit comme étant la pensée du bricolage contre justement la pensée de l’ingénieur qui est d’avoir des règles qu’on pose et puis qu’on applique. Donc ça pour La Cub, je crois que ça peut-être un mot de conclusion intéressante.
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Claude Eveno Merci à tous de votre patience. Pour nous c’est un exercice un peu périlleux de faire une synthèse après une discussion d’une demi-heure, et au bout de je ne sais pas combien d’heures de discussion. Considérons ça comme une sorte de pré-synthèse, avant une synthèse plus détaillée, plus complète, qui aura lieu demain matin avant les discussions de clôture. On va procéder atelier par atelier mais pas dans l’ordre où ils ont été numérotés aujourd’hui : plutôt selon un ordre qui émane du contenu des discussions qui ont eu lieu. Nous allons d’abord parler de l’atelier numéro 1, celui sur la biodiversité, pour plusieurs raisons. D’abord parce que cette question est la plus neuve, pour la plupart d’entre nous, et pour la plupart des habitants de toutes les villes. Pour les scientifiques, évidemment, non. Et elle pose des difficultés de communication, disons. Quelles sont les questions très intenses que soulève justement la biodiversité ? C’est : comment se représentet-on la nature aujourd’hui ? Quelle idée de nature ? et par quelles représentations pourrait-on arriver à une idée commune, une idée partagée de la nature ? Le 3e atelier dont on va parler, ce sont les usages, parce qu’au-delà de la science et de la représentation, il s’agit que tout cela soit utilisé pour satisfaire une société, un « vivre ensemble » comme disait tout à l’heure Jean Viard. Et pour terminer on passera à ce sujet : comment ces thématiques questionnentelles à leur tour la planification ? C’est-à-dire toute la tradition, particulièrement française, mais pas seulement française, de l’aménagement : cet outil, celui de la planification, est-ce qu’il reste pertinent ? Ou, s’il ne l’est plus, comment doit-il se transformer pour le redevenir. Donc on va commencer par Frédéric Blanchard, ah non : Élise Génot.
Élise Génot
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Dans notre atelier, ont eu lieu des questionnements sur la sémantique et la culture qui viennent sans doute du fait que, sur le territoire de La Communauté urbaine de Bordeaux, coexistent à la fois des espaces très précieux comme les réserves naturelles, mais également des espaces de nature ordinaire, et qu’il est donc bien sûr nécessaire d’adapter les discours, à la fois des scientifiques et des aménageurs, pour trouver des terrains de dialogue communs. D’où certaines difficultés de communication qui montrent qu’il faut chercher des lieux de partage et des lieux d’échanges entre ceux qui savent, qui connaissent la nature, et ceux qui l’aménagent ou qui font projet sur ces lieux. Nous avons évoqué comme pistes d’action les observatoires, de la faune et de la flore, avec l’exemple de ce qui se fait à l’observatoire départemental de la biodiversité urbaine de Seine Saint-Denis. Son exemple montre qu’il est difficile de faire des inventaires exhaustifs et suivis, dynamiques, de la nature, et qu’il est préférable de faire des projets sur des lieux-tests, en prenant en compte des espèces-tests, pour imaginer une démarche dynamique et constructive, qui puisse s’enrichir également de toutes les études qui se font sur le territoire. Il est important de créer des outils participatifs de partage de ces données naturalistes. Le rôle de la Communauté Urbaine a été également évoqué : elle pourrait être un chef d’orchestre dans le partage de ces connaissances et également dans le travail d’élaboration d’un cahier des charges ou de bonne conduite sur la façon de mieux accueillir la nature dans la ville, avec par exemple des préconisations techniques à la fois sur les matériaux et les manières de faire, pour que la nature s’immisce dans la ville. Nous avons également parlé de la question des trames verte et bleue, et de la façon de mettre en relation ces espaces naturels. Nous avons évoqué aussi l’idée de créer des expériences et des expérimentations sur de petits lieux, pour d’abord tester les
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choses et ensuite peut-être les étendre à un territoire plus large. Un dernier point qui a été beaucoup évoqué, c’est la question du lien avec les habitants, dans leurs pratiques quotidiennes mais aussi dans leurs rapports avec leurs jardins etc., et sur la façon de leur faire comprendre la qualité de cette nature en ville mais aussi la qualité de cette nature exceptionnelle qui est proche de chez eux. Et également de la participation des citoyens à l’élaboration de données et de leur participation à l’élaboration de ces outils de suivi participatif.
Claude Eveno D’où la nécessité de fabriquer des observatoires, ce qui est plus compliqué que de simplement faire un travail d’inventaire. C’est un observatoire permanent et c’est un lieu d’échanges, un observatoire : comment ça peut être pensé, ça ?Donc on va commencer par Frédéric Blanchard, ah non : Élise Génot.
Élise Génot Nous nous sommes beaucoup inspirés du travail de Nelia Doucène, de l’observatoire du département de Seine-Saint-Denis, où ils ont effectivement le recul de ce qui s’est fait depuis un certain nombre d’années. Il s’agit là d’une expérience de Conseil général, mais elle pourrait être transposée à La Communauté urbaine de Bordeaux. Donc effectivement, il ne s’agit pas simplement de listes et d’inventaires de ce qui existe sur le territoire, mais également d’un partage de ces connaissances, avec des comités de suivi et des comités scientifiques, ce qui permet de faire passer ces informations scientifiques et ces inventaires naturalistes vers les projets. C’est justement, je pense, ce lien-là qui a manqué, peut-être, dans nos dialogues d’aujourd’hui, et apparemment, cet observatoire de Seine Saint-Denis montre que ces choses-là sont possibles, donc il y a sans doute des inspirations à puiser de ce côté-là.
Claude Eveno L’atelier « Représentations » : Fabienne ?
Fabienne Brugère Sur la question des représentations, nous sommes partis de l’idée d’un refus d’une représentation exclusive de la nature qui se ferait sur le mode de l’artifice, ou encore de la domestication réglée de la nature. Nous avons pris l’exemple notamment des terrains de golf aujourd’hui mondialisés, et nous sommes arrivés à l’idée que les représentations de la nature sur le mode de l’artifice vont avec des formes de mondialisation. Et que donc, à contrario, il fallait mettre du sensible à l’échelle territoriale, puisque c’était aussi une de nos thématiques : c’est de cette manière, en quelque sorte, que la nature peut faire art. Nous avons ensuite dégagé des pistes positives à partir des notions de projet, de processus, de l’idée de s’installer dans la durée et donc aussi de faire avec ce qui viendra. Et nous avons beaucoup discuté cette après-midi entre architectes, paysagistes, urbanistes, autour de l’idée de proposer des aménagements non finis, des aménagements qui puissent se partager, et se fondent sur ce qui est déjà là. Ce qui n’empêche pas bien sûr qu’il faut des lieux, qu’il faut un espace, ce qui n’empêche pas non plus d’élaborer des normes, mais aussi, précisément, de permettre des écarts par rapport aux normes. Et je crois que sur ce point tout le monde
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autour de la table était d’accord, que ce soient les paysagistes, les architectes, les urbanistes, les artistes ou les opérateurs culturels. Et nous avons poussé cette démarche, jusqu’à l’idée de se référer aussi à des lieux de vie inédits. Nous avons réfléchi notamment à l’idée de l’aménagement des déchetteries : il y a eu toute une discussion là-dessus. À tel point que dans un deuxième temps, on peut dire que nous avons adopté une démarche, même si le mot n’a pas été prononcé, « éthique » et que notre parcours intégrait aussi l’idée de l’économie de moyens. Faire avec, c’est aussi utiliser et faire au mieux avec peu de moyens. C’était donc aussi une manière de se référer à la question des valeurs, de dire que dans les réalisations il fallait favoriser un certain nombre de valeurs, qu’il fallait favoriser aussi des transmissions, et puis tout un jeu entre le savoir et le savoir-faire. Tout en revenant encore sur cette notion de partage. Et puis, dans un 3e temps, et ça a été un moment assez important, nous sommes passés davantage au rapport à La Cub et à notre territoire, avec l’idée qu’il fallait bien sûr faire évoluer les regards, non seulement ceux du public, mais aussi ceux des services de La Cub. Et donc modifier aussi les règles, d’une certaine manière, en tout cas faire évoluer les services administratifs, nous avons dit beaucoup de choses là-dessus. Enfin, nous sommes passés à des propositions, par rapport à ce que nous avions défini en terme de représentation, et à plusieurs questions. D’une part à la question d’un grand musée écologique : pour ou contre ? Sur le modèle par exemple du Living Museum de San Francisco. Les réponses étaient assez mitigées, là-dessus, si elles étaient favorables à cette idée, c’était à condition que s’y greffe la question de l’itinérance, la question du partage, du faire-avec, que ça ne soit pas un aménagement fini, qu’il y ait des choses « horsles-murs », de telle sorte que nous avons abouti à une définition de l’œuvre paysagère comme parcours. Je dirai qu’au bout du compte, et peut-être que Jean-Yves aura des petites choses à rajouter, nous étions très levis-straussiens : nous avons repris La Pensée sauvage, et nous avons choisi la pensée du bricolage plutôt que la pensée de l’ingénieur.
Claude Eveno Il me semble avoir entendu en passant dans l’atelier qu’il y avait aussi une grosse insistance sur une sorte de pédagogie de la nature qui est à réinventer, parce qu’il y a une sorte de déficit de la transmission de tous les savoirs en relation avec le vivant, que ce soit des savoirs agricoles ou autres, et qu’il y avait peut-être une alliance à trouver entre l’art, la technique et la science pour réapprendre à voir la nature avec toutes les données dont on dispose aujourd’hui, mais sans oublier celles qui nous viennent de la tradition. Je l’ai entendu, ça aussi. Bon, Francine, maintenant, l’atelier 3.
Francine Fort L’atelier 3 portait sur l’usage, donc nous avons démarré fort avec comme première idée celle que le premier usage de la Nature, c’était le regard des personnes sur elle, donc, l’idée de beauté. Nous avons parlé de l’usage comme matière du projet. À plusieurs moments, nous avons esquissé, tenté, des définitions de la nature, dans ses multiples significations, et nous avons relevé, dans le titre du séminaire le « s » associé au mot « natures ». Nous avons parlé, vous l’avez entendu en séance plénière, de la manière dont on passe de l’idée de la ville à l’idée de la nature et vice et versa, avec aussi une jolie intervention, sur la manière dont le lotissement pavillonnaire, dans des endroits campagnards, peut aussi produire une flore qui n’existait pas auparavant. Il y a des choses comme ça, magiques, qui peuvent se produire et que l’on n’imagine pas. Voilà, La cub 364
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j’arrête, on le dira plus longuement une autre fois. S’agissant des usages, nous avons parlé, mais très peu finalement, des loisirs, de temps libre, de tourisme, mais nous avons beaucoup par contre parlé d’agriculture en évoquant la différence entre agriculture urbaine et agriculture rêvée, et nous avons abordé le sujet de la décroissance. Mais pour l’agriculture, je vais laisser Magali développer.
Magali Da Silva Nous avons surtout insisté sur la nécessité de ne pas écarter les agriculteurs des projets et des discussions sur la ville, tout simplement. On parle toujours d’étalement urbain, on dit toujours : jusqu’où va la ville ? Là, nous avons pris problème à contrario, et en regardant aussi où s’arrête la campagne. Et sur les moyens à employer pour essayer d’équilibrer ces deux forces-là. Pourquoi ne faut-il pas écarter les agriculteurs des discussions sur la ville ? Tout simplement parce que ce sont eux les créateurs des paysages de grande continuité, de grands espaces, qui se développent, qui sont visibles, contrairement aux projets paysagers qui sont plus résiduels, ou morcelés : ce ne sont pas les paysagistes, apparemment, aujourd’hui, qui font les paysages ou la nature. Ensuite, nous avons parlé de la nécessité de passer du temps à comprendre les modes opérationnels ou d’entretien de ces espaces, pour ne pas multiplier les usages, mais laisser peut-être vivre les usages actuels ou les pratiques actuelles. Et il y a eu aussi tout un déroulé sur les agriculteurs qui répondent à des besoins des urbains – le mot « boboïsation » a circulé dans l’assemblée concernant les AMAP–, par exemple pour manger sain, manger localement, et reconquérir les saisons à travers l’alimentation, se réapproprier une certaine idée de la nature localement et dans l’esprit des gens. C’est aussi un usage de proximité, la présence des agriculteurs.
Claude Eveno Mais est-ce qu’il en est sorti une définition de ce que peut être l’agriculture urbaine ? Parce que, quand on regarde nombre de projets, on a l’impression que faire de l’agriculture urbaine, ça veut simplement dire mettre des carrés de laitues au pied des barres de HLM… Est-ce que vous êtes entrés un peu dans le détail ?
Magali Da Silva Non, l’assemblée qui était autour de la table a évité d’utiliser des concepts ou des expressions toutes faites, et a préféré préciser l’approche du territoire permettant de réinventer un projet pour les différents usages du territoire selon le contexte et l’histoire des lieux.
Francine Fort Nous avons beaucoup parlé des franges, des ruptures, le sociologue, lui, a parlé des séquences de transition. Nous avons évoqué des réponses utiles et nécessaires pour apporter des solutions à des situations très diversifiées, et évidemment tout ça allait de pair avec la mise en question des procédures réglementaires, de planification, de préservation, voire de sécurisation, et avec des exemples que vous avez aussi entendus à d’autres moments. Par exemple, que l’embellissement de l’espace public peut parfois priver les gens de certains de leurs usages…
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Claude Eveno Ce n’est pas toujours le cas ?
Francine Fort Je ne pense pas, non plus. Mais on doit dire tout ce qui a été dit, on fait l’exercice. Nous avons beaucoup parlé d’héritage, du temps, du rapport au temps, du temps long, du temps court, des mutations. Du temps long, évidemment, de la ville, de la nature, et du temps long du projet lorsqu’il passe par toutes les procédures bien connues qui sont celles de la planification, pour prendre un exemple très concret. Nous avons parlé d’héritage, de savoir-faire, de transmission, de mille et une façons, aussi bien des savoirs transmis par des scientifiques, avec un certain nombre d’outils, que des savoir-faire transmis par les gens, par les gens qui vivent là, et du fait que ces savoir-faire vont peut-être se perdre, dans certains endroits.
Magali Da Silva En fait, nous avons surtout insisté sur la nécessité de ne pas perdre trop de temps, d’arrêter de trop penser à perdre du temps, et de passer à l’expérimentation, d’oser. Et notamment à ce que les collectivités locales donnent l’exemple, qu’elles expérimentent, qu’elles montrent, afin que ça fasse école, et qu’on arrête de perdre du temps, avec du papier, ou des études qui calent les armoires. Donc la leçon c’était : le temps court plutôt que le temps long, même si pour un projet, on ne peut l’envisager que sur le long terme.
Francine Fort En un mot, nous avons parlé de l’expérimentation comme projet, ayant effectivement valeur d’exemple et d’entraînement. Une valeur dynamique qui peut ensuite être remise en cause, alors que pour tout ce qui est couché sur le papier, c’est plus difficile et on en reprend encore pour cinq ans. Voilà, pour terminer, nous avons parlé des négociations, aussi, c’était très riche.
Claude Eveno Alors, la planification est morte, n’est-ce pas, Jean-Marc ?
Jean-Marc Offner Nous aussi, c’était très riche, mais on va attendre 5 minutes avant de passer à l’action ! Un préalable qui nous semble important : il faut faire attention aux discours sur la nature en ville et sur la ville à la campagne comme euphémisation des processus d’étalement urbain et de mitage de l’espace. Il serait assez facile de réinterpréter ces discours pour légitimer l’existant. Une ambition assez synthétique : il s’agirait d’appréhender les espaces que nous avons appelés « non bâtis » comme des espaces collectifs, urbains, à ciel ouvert. Des espaces collectifs, au sens où ils sont souvent privés, mais où ils peuvent être d’intérêt général et à usage collectif, et où ils peuvent être aussi des espaces urbains, même s’ils ne sont pas situés dans la ville consolidée, constituée, parce qu’ils sont en interdépendance forte avec la ville, son économie et ses usages, et à ciel ouvert, bien sûr. Cela implique, pour que ça marche, de trouver des formes de valorisation de ces espaces. Une valorisation donc par les La cub 366
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usages, une valorisation sociale, mais une valorisation économique, aussi : il faut payer, pour ça, et l’agglomération centre a à payer, peut-être, pour ce faire. Et puis, une valorisation institutionnelle, de reconnaissance de cette interdépendance entre les espaces construits et les espaces non construits. Et c’est ainsi probablement qu’on pourra tenir ces fameuses limites, la limite, les limites, dès lors que les forces seront rééquilibrées entre espaces construits et espaces non construits. Et dès lors qu’on tiendra les limites, on pourra faire de ces limites des espaces de projet. Tout ça ne va pas sans difficulté bien sûr, parce qu’on heurte assez frontalement, ce faisant, les habitudes planificatrices, en particulier en France depuis la loi d’orientation foncière, qui voyait dans les espaces non construits, soit des territoires à sanctuariser, soit le stock des réserves foncières pour l’urbanisation. Il faut donc réinventer des logiques et des principes de planification : peut-être retrouver la main unique qui dessinait la città continuata de la Toscane du XVe siècle, peut-être trouver des façons d’articuler les zonages, qui reviennent toujours au galop, même si on n’en veut pas, comme les logiques réticulaires, sortir d’une vision concentrique de la ville et de la croissance urbaine, articuler les échelles, tout le monde l’a beaucoup dit. On a dit aussi que peut-être les paysagistes étaient mieux armés que d’autres pour ce faire, et trouver, à partir des bonnes échelles, cette économie de la construction qui permet de chercher la meilleure empreinte localement aux bons espaces et de trouver aussi cette économie des interdépendances. Et puis, on a beaucoup insisté là-dessus, c’est à la fois très simple et très compliqué, mais il faut penser toujours à la gestion. Concevoir c’est bien, planifier, c’est bien, mais anticiper les problèmes de gestion avant de faire un jardin, avant de concevoir un espace, c’est beaucoup mieux. Quelques pistes, quelques modalités d’action : la planification, qui est un peu chamboulée, en ce moment, puisque on attend de savoir ce que seront les trames vertes et bleues, on attend de comprendre quelles seront les règles de subsidiarité entre les collectivités territoriales…, ce qu’on peut lui demander de mieux peut-être aujourd’hui, c’est de trouver sa place entre les politiques publiques et les projets. Il ne s’agit pas d’en faire le lieu central de la réflexion anticipatrice, mais de se dire qu’il ne se passera rien de bien intéressant s’il n’y a pas aussi des politiques publiques, avec la diversité de leurs boîtes à outils, avec aussi la nécessité non seulement de l’ambition politique mais de l’affichage de l’ambition politique, ce qui est aussi un autre cran dans la stratégie. Et puis avec les projets – et là on rejoint encore beaucoup de questions abordées dans les autres ateliers – des projets qui peuvent partir de germes de projets locaux, qui seront à porter localement, qui définiront leur territoire, et donc on sera, « malheureusement » pour les grands penseurs des grandes réformes institutionnelles, confronté à beaucoup de territoires, beaucoup de géométries variables, avec des acteurs à mobiliser dont on n’a pas aujourd’hui forcément bien la connaissance. On a beaucoup tiré la sonnette des agriculteurs, aussi, qui sont forcément sollicités pour ce genre de projets. On a parlé de l’exemple emblématique de Lille, qui a une structure de syndicat mixte assez intéressante, du triangle vert dans l’Essonne, avec une structure associative beaucoup plus légère, mais qui semble fonctionner également assez bien. Le droit dans tout ça, parce qu’il arrive vite quand on parle de planification. Le droit et la jurisprudence semblent plus avoir besoin finalement de concepts que de nouveaux outils. Ce que les spécialistes de l’affaire nous ont dit, c’est qu’on a écrit il y a de nombreuses années dans la loi littorale qu’il s’agissait de préserver, mais aussi de valoriser l’espace : c’est déjà dans la loi, mais la jurisprudence oublie l’un des verbes au profit de l’autre. Il faut l’expliquer, finalement, devant le tribunal, et donc avoir les concepts appropriés pour faire comprendre par exemple l’intérêt général qu’il y a à avoir des agriculteurs dans les territoires urbains. Voilà très grossièrement ce que nous avons dit.
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Claude Eveno Merci, Jean-Marc. Nous allons nous quitter. En traversant, comme ça, les ateliers, comme un cheval fou, ce que j’ai entendu de constant, c’est une formidable angoisse qui légitime presque que la demande d’expérimentation ressemble au passage à l’acte en psychanalyse, c’est-à-dire « j’arrête de réfléchir et je passe à l’acte », ce qui est en général une catastrophe. C’est pour ça que je dis que ça repose sur une angoisse en filigrane de ne pas y arriver, à gérer ces problèmes qui relèvent à la fois de la sauvegarde de la vie sur terre et du désir d’être encore une humanité en marche, c’est-à-dire en état de projet. Ces choses-là s’entendent partout, dans tous les discours, et même dans tous les métiers pratiquement. Mais, comme chacun utilise des mots différents à chaque fois, ce qui était frappant aussi, c’était la difficulté à échanger des cultures, des cultures de métiers, et des cultures de formations qui peuvent être universitaires, au point que les concepts manipulés pouvaient être parfois… Même le mot « concept », vient pour certains du monde publicitaire, et pour d’autres de la philosophie, ce qui n’est pas du tout la même chose. Donc il y a une sorte de travail à faire sur le langage commun, c’est pour ça que dans tous les ateliers, ou presque, on a entendu parler de réinvention pédagogique, de rassembler les savoirs, de les convoquer, de leur trouver une langue commune. On pourrait tout résumer par le projet dont parlait Jean Viard, « fabriquer du commun ». Le commun est un chantier maintenant, c’est ce qu’on retient. Au lieu que ce soit un cadeau, du contrat social rousseauiste et de 1789, le commun est un chantier. Voilà, on va s’arrêter là pour aujourd’hui, la navette pour aller manger part à 20h devant l’hôtel Mercure : information de première importance.
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/ Présentation publique des conclusions du séminaire
Présentation publique des conclusions du séminaire [De nombreux problèmes techniques ont rendu difficile la retranscription des débats, certaines prises de parole n’ont pu être retranscrites].
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Claude Eveno Bonjour à tous et merci d’être là. Vous connaissez le programme mais je vais vous l’expliquer un peu plus en détail. Le jeu consiste à faire une synthèse de ce qui s’est passé pendant ces deux jours de séminaire tout à fait intenses. La parole va être donnée à chacun des rapporteurs ou coordinateurs qui avait en charge l’un des quatre ateliers de ce séminaire. Je ferai une synthèse des tables-rondes pour ceux qui n’ont pas pu participer aux deux journées précédentes. Comme je le disais, le jeu consiste à faire réagir à cette synthèse trois personnages clés de l’aménagement : un élu, un maître d’ouvrage et un maître d’œuvre. L’élu est évidemment Vincent Feltesse, président de la Communauté Urbaine. Le maître d‘œuvre est Patrick Bouchain, architecte qui a construit dans la région bordelaise, a fait 1 000 et 1 000 choses, et qui a la particularité d’être un maître d’œuvre à l’esprit, c’est le moins qu’on puisse dire, très libre. Et puis François Barré que vous connaissez à Bordeaux puisqu’il est président d’arc en rêve, et que vous connaissez ailleurs, dans le monde du paysage, parce qu’il est président du domaine de Chaumont-sur-Loire où se déroule le festival des jardins. Mais s’il est là aujourd’hui, c’est parce qu’il a été le maître d‘ouvrage du parc de la Villette qui est un exemple dans le domaine de la maîtrise d’ouvrage de ces 25 dernières années, puisque tout a commencé au début des années 1980, du moins dans l’invention du programme, qui était particulièrement innovant à l’époque. C’est à ce titre précisément qu’il vient jouer ce jeu que je vous propose d’une réaction à chaud à une synthèse de travail. Je vais commencer par dire quelques mots au sujet des tablesrondes. Pour résumer tout ce qui s’est dit, je choisirai un titre de film : Partie de campagne de Jean Renoir. Pourquoi ? Parce que nous avons réellement fait une partie de campagne. Nous sommes partis du centre-ville pour aller nous promener dans les environs, dans la proche banlieue, dans des délaissés, dans des endroits tout à fait diversifiés. Six parties de campagne, donc, et j’y ajoute les berges du fleuve, parce que c’est une forme de partie de campagne que l’on retrouve dans n’importe quel site urbain de la planète. Donc : des urbains en week-end à la campagne. Une partie de campagne, au sens d’un voyage à la campagne, dans le souvenir de la campagne elle-même, dans la représentation que l’on s’en fait encore. Dans les deux cas, ce qui traversait en filigrane les discours, c’est la question du bonheur. C’est un mot qui a traversé presque toutes les interventions en réunion plénière, avec un autre qui lui est presque naturellement associé : le mot « plaisir », et surtout le plaisir d’être ensemble. Si bien que tout cela semble traversé d’une forte nostalgie, parfois de la nostalgie de l’enfance, de la nostalgie d’une certaine façon d’être ensemble, et même une nostalgie d’images, d’images de cinéma. Je disais Partie de campagne, mais il y a aussi, Nogent, eldorado du dimanche comme l’a cité Alexandre Chemetoff, ou La Belle
Nous sommes partis du centre-ville pour aller nous promener dans les environs, dans la proche banlieue, dans des délaissés, dans des endroits tout à fait diversifiés.
Parce que c’est bien de cela dont il s’agit, de partir d’une villecentre pour trouver une certaine forme de connexion avec l’univers où est présente la nature.
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/ Présentation publique des conclusions du séminaire
Équipe, etc. Et une même nostalgie de la peinture, car ces films-là ne font que convoquer la mémoire de la peinture impressionniste, et on avait l’impression, parfois, d’être dans le souvenir, sans qu’ils soient cités, de Seurat à Asnières, ou des tableaux de Manet et Renoir sur la Grenouillère. Cette façon d’exprimer le plaisir que les Impressionnistes nous ont apprise en associant le plaisir à une certaine nature dans la proximité de la ville. Une véritable nostalgie d’urbains donc. Mais pourquoi pas ? Michel Corajoud a d’entrée de jeu annoncé la couleur en disant : « La ville, au-delà de la campagne, au-delà de la nature, c’est d’abord la ville ! » Et pourquoi pas ? Parce que c’est bien de cela dont il s’agit, de partir d’une ville-centre pour trouver une certaine de forme de connexion avec l’univers où est présente la nature. Et comme Alexandre Chemetoff le soulignait, il y a, on va l’appeler comme ça, un art de l’étalement. À la fois un étalement de la ville elle-même et la manière dont elle s’étale, et un art de l’étalement qui renvoie au plaisir, à un étalement des corps dans un changement de décor qui excite l’imaginaire, la jouissance du corps. C’est aussi ce que Jean Viard, le sociologue, disait en parlant de la ville-nuage : la globalité a ouvert la campagne elle-même dans les années 70. Ce sont donc de véritables urbains qui se distribuent dans un territoire considérablement élargi : selon certains, une ville s’étend aujourd’hui en moyenne sur 30 kilomètres de rayon de plus que sa surface initiale. Ce sur quoi tout le monde s’est penché, dans un effort de réflexion collective, c’est sur la manière de fabriquer du lien entre toutes ces choses. Du lien entre la mémoire, notamment, de ces plaisirs d’autrefois, d’un autrefois extrêmement récent. La campagne du xixe siècle en France s’est perpétuée jusqu’au début des années 1960, et les plus de 60 ans l’ont connue physiquement. Les plus jeunes l’entendaient encore dans le récit de ces plus de 60 ans. C’est la nostalgie de quelque chose qui vient tout juste de disparaître et qui est encore vivant dans la mémoire collective. Ce sont les liens avec cette mémoire et les liens avec des savoir-faire, tout ce que l’on doit connaître, hérité du monde paysan, tout ce qui a été inventé pendant des siècles pour prendre soin du territoire avec une infinie variété de situations et d’attitudes. Et aussi les liens modernes, les liens qui nous correspondent et qui font que Bernard Reichen met en avant, par exemple, le devoir de lenteur face à cette question du temps que nous devons régler afin de pouvoir inventer de véritables liens. À un moment, la vitesse empêche de voir, de jouir des choses, et en particulier des paysages. Avec ce triptyque de temporalités différentes que sont la marche à pied, le vélo, et le tramway, il soulignait la possibilité que chaque sortie de la ville soit un voyage. Et cela rejoignait parfaitement ce qu’évoquait Alexandre Chemetoff avec Nogent, Eldorado du dimanche et les photos qu’il montrait de la gare, de la voie, de ce qu’on voyait, etc., pour se souvenir que les habitués de Nogent avaient le sentiment très précis de faire un voyage vers Nogent, malgré la répétition de ce plaisir. Parler de Partie de campagne, c’est aussi évoquer un jeu d’opposition, une sorte de parcours physique et mental entre des cultures qui peuvent, parfois, s’affronter avec dureté parce qu’elles ne se sont pas parlées depuis longtemps, entre les gens de la ville et les gens de la terre ou les gens de projet et les gens de proposition. Si bien que ce séminaire a mis sur la table, et en évidence, la nécessité d’une négociation et celle d’inventer des outils de négociation susceptibles de constituer un langage commun, mais aussi une façon de restaurer un être ensemble politique au sens la plus large du mot. Ce qui est associé forcément, comme tout être ensemble dans l’histoire de notre pensée occidentale, à un projet commun. D’où, le désir, d’une part, de se doter d’observatoires de ce qui se passe – à tel point que Jacques Coulon a dit qu’une partie du travail du paysagiste était de faire des belvédères qui permettent de voir et d’observer l’état des lieux. Et, d’autre part, des observatoires qui soient des cités, des lieux pédagogiques, de façon à ce que nous enrichissions nos connaissances d’une manière non séparée. Une dernière chose, essentielle on le verra, avec les comptes-rendus des ateliers, c’est le désir d’expérimentation. Il y a des risques à prendre pour expérimenter des
Si bien que ce séminaire a mis sur la table, et en évidence, la nécessité d’une négociation et celle d’inventer des outils de négociation susceptibles de constituer un langage commun, mais aussi une façon de restaurer un être ensemble politique au sens le plus large du mot.
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Il y a des risques à prendre pour expérimenter des solutions et des projets sur le territoire. Mais ce sont des risques joyeux.
solutions et des projets sur le territoire. Mais ce sont des risques joyeux. Il ne faut pas oublier cette dimension qui semble être un désir collectif : c’est l’idée de vouloir traverser ces expérimentations, ces projets, d’une forme de joie, la finalité étant de retrouver des joies qui ont été fragilisées, voire ont disparues. Le projet lui-même peut être le lieu du plaisir, et donc une partie de campagne, dans la mesure où la fin pourrait être plus heureuse que celle du film de Renoir, qui est vraiment tragique. Restons sur cette idée de joie pour dire à quel point ces choses peuvent être ténues. Tout le monde voit bien ce que signifie la joie d’être ensemble, de patauger dans la rivière ou d’autres thèmes que l’on trouve dans Partie de campagne. Dans le film, le père retrouve le plaisir de pêcher, la mère retrouve les plaisirs de l’adultère, et la jeune fille découvre l’amour avec un jeune homme, mais en ville. Ça a du sens, on le voit bien. Mais il y a une autre joie qui est évoquée, qui me semble petite mais qui a traversé les discussions des ateliers, c’est celle qu’évoque Nathalie Sarraute dans un livre. Elle essaie de trouver un mot pour décrire le souvenir d’une sensation qu’elle a eue dans le parc du Luxembourg à Paris où elle se tenait devant un espalier sur lequel poussaient des roses. Elle raconte à quel point les mots sont pauvres : le premier mot qui lui vient à l’esprit c’est « bonheur », mais non, ce n’est pas ça, ensuite elle dit « extase », mais non, c’est beaucoup trop fort. Et le seul mot qu’il lui reste c’est la « joie », et ce petit mot est à la fois le plus juste, le plus éloigné, précisément parce qu’il est ouvert, et le plus proche de cet envahissement de tout le système sensible, de l’esprit, et en même temps du réel. C’est ce qu’en philosophie et en poésie, on appelle l’Ouvert. C’est là, je pense, d’une certaine manière, que doit se situer l’enjeu fondamental du travail sur le paysage et le plaisir de l’entour. La qualité de joie qui nous fait recevoir la nature au plus profond de nous-même. Voilà l’esprit qui m’a semblé traverser, d’une manière plus ou moins explicite, l’ensemble de ces deux jours. Nous allons maintenant être un peu plus terre-à-terre, plus précis, en faisant la synthèse de chacun des ateliers. Nous allons commencer par celui qui était consacré à la biodiversité, et qui est le plus compliqué à restituer.
C’est là, je pense, d’une certaine manière, que doit se situer l’enjeu fondamental du travail sur le paysage et le plaisir de l’entour.
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Élise Genot Je vais tenter de rapporter les propos parfois un peu mouvementés qui ont été exprimés sur la thématique de la biodiversité. Nous avons ressenti une difficulté de communication entre les personnes présentes qui étaient issues des métiers de l’aménagement et des métiers de la conservation de la biodiversité certaines d’entre elles campant sur des positions très radicales. Les concepteurs et aménageurs se préoccupent principalement de l’évolution de la ville, tandis que les spécialistes en charge de la biodiversité, devant la chute de cette dernière à l’heure actuelle, souhaitent avant tout préserver les espèces et les milieux assez rares. Malgré tout, tous éprouvent le besoin de travailler ensemble, ainsi que celui d’un transfert de connaissances entre ceux qui savent et ceux qui font. L’écologue pourrait ainsi avoir un rôle de conseiller, bien évidemment, auprès des paysagistes et des concepteurs. Ce qui a été évoqué, c’est l’idée de créer un cadre pour vivre ensemble, pour composer avec la biodiversité, et donc préserver et imaginer le maximum de possibilités pour le futur. Certaines espèces sont des portes-drapeaux, des étendards pour la conservation de la biodiversité : ainsi, sur notre territoire, on peut parler de l’angélique des estuaires, ou du vison d’Europe. La biodiversité est elle-même un étendard pour communiquer, auprès du grand public, sur des thématiques liées au développement durable un peu moins médiatiques : la préservation des sols, la préservation de la ressource en eau, notamment. La biodiversité cristallise aussi beaucoup de choses concernant la façon de mieux prendre en compte le développement durable dans l’aménagement. Les membres de l’atelier ont tous mis en avant la nécessité d’avoir un état zéro des connaissances de la faune et la flore sur l’ensemble du territoire. Il serait possible d’y parvenir en s’inspirant d’expériences qui nous ont été rapportées, notamment, par l’observatoire de la biodiversité urbaine de Seine-Saint-Denis. L’idée serait de créer des observatoires qui ne soient pas des inventaires exhaustifs, mais des façons d’agréger des données
Les concepteurs et aménageurs se préoccupent principalement de l’évolution de la ville, tandis que les spécialistes en charge de la biodiversité, devant la chute de cette dernière à l’heure actuelle, souhaitent avant tout préserver les espèces et les milieux assez rares.
La biodiversité est elle-même un étendard pour communiquer, auprès du grand public, sur des thématiques liées au développement durable un peu moins médiatiques : la préservation des sols, la préservation de la ressource en eau, notamment.
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rassemblées dans le cadre de projets divers menés sur le territoire. Ces données pourraient alors alimenter des bases participatives qui seraient des outils dynamiques facilitant la collaboration entre tous les acteurs du territoire. Nous avons également parlé des délaissés urbains, une question qui revient fréquemment lorsqu’on aborde le sujet de la nature en ville. Ces lieux un peu oubliés par les aménageurs sont des espaces où la nature jaillit, reprend ses droits. Ils permettent de maintenir cette capacité qu’a la ville d’être mobile. Cette question des délaissés a ouvert le débat à d’autres thématiques plus larges. Certains ont souligné le fait que certains territoires étaient peut-être aussi eux-mêmes d’immenses délaissés du fait du manque de vie qui y est insufflée pour en faire des territoires vivants. A contrario, l’exemple du parc des Coteaux a été évoqué. Il est l’objet d’une action à long terme et d’un processus d’acquisition qui permet de mettre à jour un chapelet de parcs appropriables par le grand public. Cet exemple pourrait être mis à profit sur d’autres espaces afin de multiplier et de rendre possible la coexistence d’espaces agricoles avec des espaces naturels un peu plus confidentiels, moins connus du grand public. Bien évidemment, nous avons parlé de la question des trames vertes et bleues dans le sens d’une mise en réseau des espaces naturels et de l’importance, non seulement d’organiser les grands espaces périphériques, mais également de comprendre le continuum naturel qui lie la périphérie au centre de la ville. Une question a été évoquée également concernant les tentatives, dont on entend parler dans la presse, que constituent les toitures et les murs végétalisés. Est-ce une façon d’apporter de la nature en ville ? L’atelier a considéré qu’il s’agissait plutôt de procédés artificiels. Les concepteurs et les paysagistes souhaitent être accompagnés afin qu’on les dote de clés pour mieux accueillir la nature en ville non par le biais de solutions artificielles mais plutôt par la recherche de porosités, la façon de créer des interstices dans lesquels la nature pourrait s’immiscer. Pour terminer, et je crois que ceci a été exprimé dans tous les ateliers, il s’agit d’essayer de créer des lieux d’expérimentation à partir des modèles existants de conservation d’espaces naturels, mais aussi d’idées un peu plus décalées comme celle de garder une friche et de la laisser évoluer pendant 30 ans, pour observer ce qui s’y passe. Le mot de la fin, c’est l’expérimentation.
Claude Eveno La parole est à Jean-Yves Meunier pour l’atelier sur les représentations. de la campagne elle-même, dans la représentation que l’on s’en fait encore. Dans les deux cas, ce qui traversait en filigrane les discours, c’est la question
Jean-Yves Meunier Dans cet atelier, nous sommes partis d’une première idée, basée sur une sorte de refus d’une représentation de la nature trop artificialisée, d’une nature trop propre, totalement domestiquée, avec présente à l’esprit l’image du terrain de golf. A contrario est apparu le besoin d’installer du sensible à l’échelle territoriale : c’est ainsi notamment que la nature peut faire art. Un consensus est apparu très vite, dans cet atelier, entre paysagistes, architectes et urbanistes sur le fait que le projet est un processus infini qui se fonde sur la durée, qui se partage, et qui nécessite un regard porté sur ce qui est déjà là. D’où l’importance du faire avec, et de la prise en compte de l’histoire des hommes et de leur brassage. S’il faut que des normes existent, il faut aussi que nous ayons le droit de les transgresser, et l’art peut nous y aider. Ainsi la discussion est souvent revenue sur la manière de sortir des modèles convenus, et d’investir des lieux de vie. En illustration, nous avons pris l’exemple des déchetteries comme étant des lieux plus riches qu’il n’y paraît en termes de recyclage et d’échanges. Même si le mot n’a pas été directement prononcé, ces discussions sur la méthode ont reflété une démarche éthique mettant en jeu l’économie des moyens, la référence aux valeurs, la question très centrale de la transmission : celle des savoirs, et des savoirs-faire. Le public est ainsi appelé à faire évoluer ces représentations de la nature, et la Communauté Urbaine est intervenue très directement sur ce thème. C’est aussi au sein de ses services que les représentations de la nature doivent changer, et les règles doivent évoluer en conséquence. Nous nous sommes ensuite livrés à un petit exercice portant sur des questions assez incontournables. Sur celle concernant l’opportunité d’un lieu central dédié à la nature, un musée par exemple, s’est exprimée très nettement la préférence pour une itinérance, fondée sur un partage des savoirs, sur la valorisation des parcours, du regard, le potentiel existant une fois repéré. Le second questionnement portait La cub 376
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sur l’intérêt de créer un événement consacré à l’art et à la nature. La discussion s’est arrêtée, d’une part, sur l’idée, là encore, de repartir de l’existant : à la fois des témoignages existant sur la nature, mais aussi des manifestations déjà existantes. On a parlé de celle d’Artigues. Puis nous avons abordé la question de l’ouverture aux différentes formes d’art. Nous avons consacré un long moment à ce sujet et aux divers regards portés par les artistes qui s’intéressent déjà au thème de la nature, chacun dans sa discipline. Nous avons parlé du théâtre, de la danse, mais aussi d’autres champs peut-être moins investis dans ce domaine spécifique. Nous avons évoqué la littérature, notamment à travers le prisme de la botanique qui renvoie à la fois à un langage savant et au savoir populaire, ainsi qu’à la toponymie. Dans la même idée, toujours sur la question des événements liés à l’art de la nature, nous avons parlé de la relation entre la nature et le cadre bâti. Pourquoi ne pas essayer de développer une recherche, un appel à projets sur cette mise en relation entre ces deux thèmes ? Pour finir, quelques verbatims, quelques expression extraites de ces heures de réflexion relativement riches. Des petites formules sont revenues d’une manière récurrente : « valoriser de manière non-normative », « faire une chaîne avec beaucoup de possibles », la notion de « bivouac », notion assez riche en termes de potentiel de croisement de la nature et du bâti justement. Concernant l’aspect événementiel, certains estiment que le véritable événement serait de créer une salle au service de la CUB et des documents d’urbanisme ; pour finir, en termes de conclusion, nous avons formulé l’idée qu’il était nécessaire de passer d’une pensée d’ingénieur à une pensée du bricolage.
Claude Eveno Le troisième atelier portait sur l’usage.
Anne-Charlotte Riedel Avec deux idées fortes. Des tentatives de définition de la nature ont été esquissées : comment passe-t-on de l’idée de ville à l’idée de nature ? Comment passe-t-on de l’idée de nature à l’idée de ville ? La nature a évidemment un sens différent en fonction des cultures, en fonction des religions, en fonction des époques et des milieux sociaux, bien sûr. Mais aussi en fonction des générations et des humeurs du moment. On observe, d’autre part, des phénomènes caractérisés par la croyance en un monde fini qui se traduisent, notamment, par le retour du désir consistant à faire appel à la pratique du faire-pousser. Ce désir est redevenu un enjeu de société et varie donc aussi en fonction des moments qu’y consacre chacun ou chacune. Intervient ici effectivement la notion du sensible, des émotions liées à la nature et qui sont, précisément, invisibles et indéfinissables. La nature qui nous enveloppe, qui nous contient pour exister. Il y avait dans le groupe des personnes issues de différents milieux professionnels : des maîtres d’ouvrage, mais aussi des chercheurs, des sociologues, des écologues. Il est important de pouvoir croiser les positions. Nous avons abordé également la dimension politique de la nature et ses liens avec l’agriculture et le tourisme. Le tourisme, en tant que forme d’usage de la nature, a été peu abordé dans notre atelier si ce n’est par le biais du rapport au temps libre, le temps des vacances et des week-ends, et la généralisation d’une société du barbecue. Mais aussi le besoin d’authenticité, de retour aux racines, l’importance des paysages traversés durant les trajets domicile/travail qui ne sont pas des données prioritaires quand il s’agit de faire projet ; les bords d’autoroutes, de routes. L’agriculture a été plus longuement abordée avec la différenciation entre nature réelle et nature rêvée, et les points de vue complémentaires d’un ingénieur de Grenoble et d’un sociologue concernant, notamment, les projections citadines sur l’agriculture. Je vais passer la parole à Magali pour tout ce qui a trait aux développements à propos de l’agriculture.
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Magali Da Silva Le thème de l’agriculture a été largement abordé. Dans un premier temps au travers du mouvement des AMAP, les Associations pour le Maintien de l’Agriculture de Proximité, qui ont été renvoyées à des formes de boboïsation, mais tout de même soutenues en tant que mouvement susceptible de contribuer à nourrir une réflexion profonde sur l’agriculture de proximité et sur la réduction de la dépendance alimentaire d’une grande agglomération. Les AMAP ont essayé de susciter chez les consommateurs l’adoption de pratiques alimentaires responsables, l’idée étant de les inciter à manger sain et de les orienter vers des aliments de proximité. L’objectif de ces AMAP étant donc de relocaliser la production alimentaire dans la ville et de limiter les transports. Nous avons parlé également de la nature-agriculture en lien avec le développement durable. La nécessité a été fortement soulignée de ne pas écarter les agriculteurs du débat sur la ville. Le rapport qu’entretient celle-ci avec la campagne pourrait être inversé : la question ne consisterait plus alors à se demander où s’arrête la ville mais, plutôt, où s’arrête la campagne. Les agriculteurs ne doivent donc pas être écartés et doivent bénéficier d’une reconnaissance accrue dans le sens où ils sont bien les premiers constructeurs, les premiers acteurs, de la modification des grands paysages. Nous avons ainsi essayé de voir quelle place pouvait être celle des concepteurs, des paysagistes, en regard de ces grands paysages de nature agricole et plusieurs personnes ont avancé l’idée que les paysagistes pouvaient aider les décideurs à mieux comprendre ces territoires et leur évolution. Enfin, nous avons émis le souhait que dans ces espaces agricoles, soient prises en compte les manières de vivre, afin de les comprendre et de les analyser, dans la mesure où elles sont susceptibles de nourrir les pratiques actuelles.
Francine Fort
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La question des franges et des limites, que ce soit du point de vue des usages ou de celui de la gestion des espaces, est apparue comme une donnée prioritaire dans les démarches de projets. Nous avons évoqué la nécessité de développer l’attention portée au traitement spatial de ces limites, de ces entre-deux, ce qui permettrait aussi de mieux gérer les espaces de négociation. Tous les participants étaient d’accord sur le fait que les conflits d’usage, entre les promeneurs, les cultivateurs et les chasseurs, pouvaient être dépassés. Concrètement, il paraît possible de gérer la coexistence d’espaces maraîchers et de grands espaces accessibles aux promeneurs sans que cela dérange les agriculteurs. Une autre thématique, qui croise les préoccupations d’autres ateliers, a été largement développée : c’est l’importance de l’héritage partagé, l’héritage inscrit dans le sol, et la nature du sol, dont il est nécessaire de tenir compte pour ne pas faire n’importe quoi. L’importance des références culturelles, aussi : les modes de représentation utilisés dans le passé continuent à jouer un rôle dans la manière d’intervenir sur les espaces. Ce thème a donné lieu à des interventions très intéressantes. La notion d’héritage concerne évidemment aussi les savoir-faire, ceux des paysans, ceux des populations. Se pose alors la question de la transmission de ces usages et des pratiques, tout simplement, d’entretien. Certains de ces savoirs sont en train de se perdre. Évidemment, nous avons également abordé la question des procédures instituées : les réglementations, la planification. La plupart des participants –concepteurs, maîtres d’ouvrage, responsables d’administrations –, se sont rejoints sur le principe d’un préalable qui adopterait ou conserverait une forme politique, mais qui serait aussi combiné à une expression concrète du projet sur le terrain. Il s’agirait de ne pas attendre que le projet soit définitivement
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« calé » pour commencer à intervenir, la première intervention consistant à engager, pour les uns, la communication, le partage du projet, et pour les autres, à s’ancrer directement dans le faire, en déclenchant des pratiques permettant d’emblée de s’approprier des espaces et de commencer à mettre en marche le projet. Tous les intervenants se sont accordés sur la question de l’expérimentation en tant que démarche de projet : des intervenants venus de tous les horizons, y compris d’autres pays que la France puisqu’il y avait, notamment, parmi nous une Berlinoise. Nous avons terminé sur l’idée qu’il était nécessaire de construire un nouveau regard afin de rendre visible l’espace urbain dans sa relation avec la nature. Un regard qui permettrait d’envisager un espace urbain plus ouvert, se prêtant au partage, et ne se résumant pas à la ville centre. Il ne s’agit pas non plus de se représenter la ville par le biais d’une image mentale spectaculaire, mais elle doit néanmoins pouvoir être nommée. Nous avons évoqué effectivement cette question du nom, en regard de l’espace, du territoire de La Cub. C’est une question qui reste ouverte. Pour terminer, est-ce que ce qui constitue finalement la qualité de l’agglomération bordelaise, ce n’est pas aussi la présence de ses marais, de ses campagnes, de ses prairies ?
Nous avons terminé sur l’idée qu’il était nécessaire de construire un nouveau regard afin de rendre visible l’espace urbain dans sa relation avec la nature.
Claude Eveno Merci, Francine. Le dernier atelier, et non des moindres, portait sur la planification.
Jean-Marc Offner Nous avons abordé la question du type de gouvernance à imaginer pour la nature à l’échelle du grand territoire. Avec cette question subsidiaire : est-ce que le thème de la nature ne pourrait pas nous aider à planifier autrement ? Tout d’abord, en préalable, et en terme d’avertissement, veillons à ce que le discours sur la nature en ville et sur la campagne ne se transforme pas en euphémisation, en estimation déguisée de l’étalement urbain et du mitage. L’histoire est friande de ces tours de passe-passe. Une ambition : il s’agirait d’appréhender les espaces collectifs comme des équipements urbains à ciel ouvert. À ciel ouvert, puisque nous parlons de nature et de campagne. Et des espaces collectifs, parce que nous voudrions qu’ils aient un intérêt public reconnu même si leur domanialité est le plus souvent déjà essentiellement publique. Et des équipements publics urbains parce que la ville a, effectivement, besoin de ces espaces pour s’alimenter, se protéger, pour se distraire. Il faut donc que la ville reconnaisse cette interdépendance avec les territoires collectifs. Bien sûr, pour que ceci fonctionne, il faut trouver les moyens de valoriser ces espaces, de les valoriser socialement par les usages, de les valoriser économiquement, par exemple, en trouvant des mécanismes de compensation, et de les valoriser institutionnellement pour que la ville reconnaisse ce qu’elle doit à ces territoires. Dès lors, les espaces bâtis et les espaces non bâtis seraient dans un rapport de force équilibré et on pourrait
Une ambition : il s’agirait d’appréhender les espaces collectifs comme des équipements urbains à ciel ouvert.
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tenir ces limites, ces fameuses limites entre la ville et la campagne, entre la campagne et la nature, ces limites qui sont toujours dépassées, contournées. Si la tension entre les deux types d’espaces était plus équilibrée, les limites seraient tenues et elles pourraient être des espaces de projets. L’épaisseur du trait, selon l’expression utilisée notamment en urbanisme, correspond à une indication microscopique sur une carte, mais à l’échelle du grand territoire, elle renvoie à une notion très large qu’il est possible de développer. Cette ambition ne va pas sans difficultés parce qu’elle remet en cause, essentiellement, les cultures planificatrices de ces dernières décennies qui considéraient - et qui considèrent encore sûrement – le non bâti, soit comme un espace sanctuarisé, soit, aussi et surtout, comme le stock de la future urbanisation, comme des réserves foncières pour la ville. Il faudrait peut-être retrouver la main unique qui dessinait au xive siècle la città continuata de Toscane et ces paysages associant la ville et la campagne dans un même ensemble. Lorsqu’on dépasse la vision concentrique de la ville mixant les logiques de réseaux et les logiques de zones, qui restent malheureusement utiles pour la planification, il est nécessaire de multiplier et d’articuler les échelles d’analyses et de conceptions. Les paysagistes savent manipuler ces notions qui entrent dans leurs compétences et dans leurs expertises. Il faut diversifier les échelles, ce qui ne va peut-être pas dans le sens de l’histoire en matière de réformes institutionnelles, mais qui est, concernant cette question de la nature, absolument nécessaire. On peut par exemple, effectivement, mettre en scène les interdépendances pour imaginer des mécanismes de compensation : l’empreinte écologique doit s’analyser à des échelles pertinentes, et non au cas par cas, micro-zone par micro-zone. Il faut aussi absolument prendre en compte les problèmes de gestion. Concevoir, c’est bien, planifier, c’est bien aussi, mais il ne faut pas attendre le jour de l’inauguration pour prendre en compte les problèmes de gestion et les problèmes de financement de la gestion. Nous avons évoqué des pistes d’action pour se faire. Concernant la planification, il y a certes des apprentissages en cours avec la mise en place de trames vertes et bleues dont on voit bien qu’elles peuvent constituer des indicateurs de la biodiversité. Mais la piste d’action la plus intéressante, certainement, consisterait à étudier des solutions pour que la planification retrouve sa place, nécessaire mais modeste, entre les politiques publiques et les projets. Les politiques
publiques, parce que ce sont elles qui permettent de mobiliser l’ensemble de la boîte à outils comprenant les documents de planification, mais aussi les incitations, les outils de la pédagogie et, enfin, le discours politique. Nous avons beaucoup insisté sur le fait qu’un préalable était nécessaire à une ambition politique forte : il s’agit d’afficher, d’identifier, et éventuellement de quantifier. Les projets portés localement, relevant d’initiatives locales et définissant leur propre territoire, ont aussi une importance dans la mesure où ils vont parfois à l’encontre de ce qui se fait habituellement. Il existe aussi des projets qui mobilisent des acteurs un peu « exotiques » si l’on se place du point de vue des urbanistes traditionnels et en particulier, bien sûr, les agriculteurs. Les outils, finalement, sont presque déjà là, et on constate que beaucoup de créativité est déployée en la matière avec des syndicats mixtes ouverts à la carte ou des associations assez légères comme le Triangle Vert de l’Essonne. Des dispositifs très flexibles donc, et à géométrie variable. La jurisprudence pourrait d’autre part évoluer. Nous avons rappelé que la loi littorale existant à l’heure actuelle portait sur la préservation et la valorisation des espaces. Or, la jurisprudence insiste beaucoup sur la préservation et peu sur la valorisation mais elle est prête à évoluer. Les hommes de droit que nous avions dans l’atelier nous ont apporté un message d’espoir : selon eux, la jurisprudence et la loi même, peuvent évoluer si on les alimente en concepts, en nouvelles représentations, au sujet des rapports entre l’homme, urbain, et la nature. Le sentiment général était qu’il ne manquait pas grand-chose pour que, après quelques expérimentations, effectivement, se mettent en place les dispositifs juridiques, financiers, organisationnels qui permettraient d’appliquer ce nouveau commun, ce nouvel être ensemble à l’échelle des grands territoires.
Dès lors, les espaces bâtis et les espaces non bâtis seraient dans un rapport de force équilibré et on pourrait tenir ces limites, ces fameuses limites entre la ville et la campagne, entre la campagne et la nature, ces limites qui sont toujours dépassées, contournées.
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Claude Eveno Merci Jean-Marc. Vincent Feltesse, à chaud, comment percevezvous ce voyage dans les ateliers ?
Vincent Feltesse Si j’ai souhaité organiser ce séminaire, c’est à partir d’une d’intuition sur l’aspect assez fondamental de cette problématique de la nature de villes qui est quelque chose d’un peu particulier : on le constate à travers la difficulté qu’éprouve le public à formuler ces thèmes et passer à l’action. Et d’une certaine manière, je le ressens aussi un peu dans le rendu. Je vais donner deux-trois éclairages qui permettront à mes collègues d’en dire plus avec brio. J’évoquerai trois difficultés que je connais bien. Globalement, au niveau des territoires communautaires, toutes les communes ont investi cette thématique de la nature : il n’y a pas un maire qui ne se soit pas saisi de ce sujet, au travers, par exemple, de la réalisation d’un parc. En même temps, au niveau de la Communauté Urbaine, nous avons un peu du mal à agréger tout cela. Deuxième point : au niveau de la biodiversité notamment, nous avons financé certains programmes, investi de l’argent, mais en même temps, nous avons bien conscience que, si on ne peut pas changer nos normes, on continuera à massacrer cette biodiveristé. Michel Corajoud, Francis Cuillier et Thierry Guichard, qui ont très bien fonctionné ensemble, disaient pourtant qu’ils n’avaient pas réussi les joints. Ils souhaitaient que, sur les quais, à un moment, la nature ressorte, mais les services de La Cub ne le leur ont pas permis. Cet exemple des quais montre que la démarche à mettre en place est importante. Ensuite, une autre question : comment donne-t-on à tout cela un sens collectif ? Patrick Bouchain et François Barré pourraient répondre à cela. Enfin, et pour conclure : Jean Viard dit, approximativement, que tous les politiques, dont je suis, sont dépressifs. Ils sont dépressifs parce qu’ils répètent en permanence que les gens vont mal, que la société va mal. Mais en fait, la problématique n’est pas là. Avant le bonheur collectif, il y a le bonheur individuel. Comment les politiques peuvent-ils gérer ce bonheur-là ? C’est une problématique liée à cette question de « natures de villes ». Comment crée-t-on une politique publique à partir de quelque chose qui est aussi du domaine de l’intime ? Effectivement, dans les ateliers, la question du bonheur a été plusieurs fois évoquée. Il est bien sûr impossible de quantifier la notion de bonheur. Comment parvient-on à faire basculer les choses au-delà bien sûr de ce que l’on peut mettre en place sur tel et tel
Deuxième point : au niveau de la biodiversité notamment, nous avons financé certains programmes, investi de l’argent, mais en même temps, nous avons bien conscience que, si on ne peut pas changer nos normes, on continuera à massacrer cette biodiveristé.
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parc ? En entendant la restitution de ce matin, on voit bien que nous avons tous vécu deux jours assez forts, assez denses, assez riches, et intéressants. À titre personnel chacun a sûrement progressé dans sa réflexion mais concernant le passage à l’acte collectif et public, comment peut-on y arriver, avec toutes les dimensions que cela doit avoir, sachant que nous sommes convaincus que cela ne peut pas être seulement par le biais d’un grand projet capable de tout résoudre, bien qu’élaborer un grand projet soit facile. Un autre interlocuteur, Jacques Coulon, a tenu des propos très drôles, tels que : « Un bac à sable n’est pas le désert, une bassine d’eau salée n’est pas l’océan, et donc un jardin n’est pas la nature. » Mais pour le politique que je suis, il n’y a que le désert, l’océan, et la nature qui existent, parce qu’à un moment il faut créer un projet collectif approprié et médiatisable.
Claude Eveno Mais, justement, Jean-Marc Offner évoquait la question des échelles, et Jean Viard parlait de bonheur privé et de malheur public. Dans la discussion, nous avons abordé le changement de la nature même de l’espace public, ce qui correspond à la fonction d’un élu : construire un espace public. Or, la représentation que l’on se fait d’une ville, ne se borne plus seulement au repère que constituent la ville centre avec ses parcs et places, où on se retrouve, où a lieu un frottement des populations et donc une possibilité de percevoir le commun. Est-ce que tout cela ne se situe pas davantage à l’échelle d’une agglomération, du grand Bordeaux, ou de Bordeaux métropole ? Est-ce que ce vous n’avez pas la bonne échelle pour développer une politique qui crée de l’espace public moderne, en tout cas celui du XXIe siècle, un peu comme François Barré l’a fait pour le parc de la Villette ? C’est une bonne chose que chaque maire fasse de la nature une de ses problématiques, mais est-ce que vous n’êtes pas, vous, en tant que Communauté Urbaine, à la bonne échelle de raisonnement ?
Vincent Feltesse Oui, je pense nous sommes à la bonne échelle de raisonnement, sinon, on ne ferait pas ce séminaire et ce colloque, mais la difficulté sur laquelle nous butons encore, c’est la manière dont on définit aujourd’hui un espace public. Le paradoxe, pour nous, c’est que plusieurs des paysagistes qui sont là développent régulièrement la notion de retenue, expliquent qu’il ne faut pas agir forcément, tandis que, par essence, nous essayons de faire. C’est ce qui disait Jean-Marc Offner à propos du vide, ou de l’imparfait, ou du « en devenir » qui acquiert un statut. Mais on en revient toujours à nos problématiques de largeur de voiries, d’épaisseur de bitume et ainsi de suite. Je pense qu’il s’agit aussi d’un changement de paradigme. Ce qu’il y a d’amusant, c’est que de tous les prestigieux intervenants qui étaient présents, pas un n’a parlé de « natures de villes ». Michel Corajoud a dit que la nature se situait plutôt en troisième position et que ce que l’on doit retenir de la nature, c’est plutôt son fonctionnement, ses vertus, la notion d’articulation. Quand Alexandre Chemetoff parle des marais de la presqu’île, c’est parce qu’il y a un écosystème qui fonctionne et qu’il faut le préserver. Le domaine public n’est plus seulement un projet, mais, d’une certaine manière, une sorte d’écosystème : nous sommes donc bien là La cub 382
confrontés à un changement de tropisme assez radical.
Le paradoxe, pour nous, c’est que plusieurs des paysagistes qui sont là développent régulièrement la notion de retenue, expliquent qu’il ne faut pas agir forcément, tandis que, par essence, nous essayons de faire.
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François Barré Je n’ai pas assisté aux débats, je suis donc là dans la position de Candide, et je vais sans doute dire quelques bêtises. Mais quand tu parlais tout à l’heure de la nostalgie, je me disais qu’il y a aussi une autre nostalgie qui est celle du futur, et notamment du futur de la ville. Peut-être qu’aujourd’hui, nous en sommes à un changement de paradigmes et à un changement de la nature de la ville. Ce thème du changement de la nature de la ville aurait pu être aussi le titre d’un séminaire. On peut l’examiner sous différents aspects. D’abord peut-être sur le plan d’un double exode, c’est-à-dire l’exode rural qui a nourri les villes et les a agrandies, et puis l’exode urbain, qui lui a succédé, c’est-à-dire l’exode vers des non-lieux, des lieux ambigus, à la fois ville et campagne, et qui a correspondu à une perte, à une dé-densification et au mitage du territoire dont on a parlé. Aujourd’hui, nous sommes face à la nécessité de recadrer cet ensemble et d’une certaine manière de constituer la ville sur d’autres bases. On parle tout le temps du global et du local mais aujourd’hui, dans la ville, il existe entre la centralité et la périphérie un type de relation qui n’est pas une relation de dépendance de l’une par rapport à l’autre. Il se produit aujourd’hui une crise salubre de la centralité, des territoires clés. Je crois que la ville est une enveloppe de la nature. Or, ce qui constitue l’établissement humain, c’est la ville, et dans toute ville, il y a, en effet, comme ici dans la Communauté Urbaine, des pages entières de nature qu’il s’agit évidemment de savoir traiter. D’une certaine manière, cette crise de la centralité met en valeur, revalorise, l’entour du cercle en tant qu’élément de démocratie, ce qui donne à chacun autour de la table-ronde une position d’égalité dans le dialogue. C’est aussi, pour être populiste, une qualité girondine que ce besoin de lutter contre la centralisation et d’essayer d’établir cette ville-territoire. Voilà par où je voulais commencer. Ce que je voulais dire également, c’est qu’il est nécessaire, concernant la ville, mais aussi les relations entre ses différentes parties constituantes, de préserver les restes et de faire en sorte qu’il n’y ait pas une volonté planificatrice technocratique du all-over, qui fasse en sorte qu’il n’y ait pas de reste. Le reste, c’est évidemment quelque chose qui apparaît, non pas comme un stock de développement futur, mais comme une réserve constante de liberté et de non-planification, c’est-à-dire la possibilité d’une évolution qui laisse la place aussi bien aux herbes folles qu’à la capacité de changement de cap en matière de programmation. Une autre question me paraît importante et me semble tout à fait nécessaire dans ce changement d’échelle effectif. Ce qui se passe ici, à Bordeaux, se produit dans toutes les villes. La ville intra-muros, telle qu’elle a été historiquement constituée, est constamment dans la nécessité de dire son appartenance à un ensemble plus grand. Se pose donc la question de ce sentiment d’appartenance. Sur ce point, je crois qu’il existe des citoyennetés graduées : un habitant de La Cub est à la fois un habitant de Bordeaux, de la ville qui est sa ville à l’intérieur de la Communauté Urbaine, et un habitant d’un ensemble plus grand que je ne sais pas comment nommer. Il y a une phrase de Matisse que j’aime beaucoup : « Dans un figuier, chaque feuille est différente, et pourtant chacune d’entre elles crie : «figuier, figuier». » Dans La Cub, chaque ville est différente, mais je ne crois pas qu’aucune d’entre elle crie « CUB, CUB ! » Le pouvoir de la nomination, selon la Genèse, est le premier des pouvoirs, c’est celui qui permet que le verbe qui a précédé la chair puisse à un moment
On parle tout le temps du global et du local mais aujourd’hui, dans la ville, il existe entre la centralité et la périphérie un type de relation qui n’est pas une relation de dépendance de l’une par rapport à l’autre.
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se faire chair. Cette nécessité de créer un sentiment d’appartenance passe par la motivation, et passe aussi par le visible. On a parlé de la città continuata, Bernardo Secchi a aussi parlé de la città diffusa. Selon lui, les villes d’aujourd’hui sont anti-démocratiques : une ville démocratique, explique-t-il, est une ville dans laquelle on habite et dont on peut comprendre la forme. Julien Gracq a beaucoup glosé là-dessus : comprendre la forme de sa ville, c’est d’une certaine manière en faire un partenaire intelligible, un territoire perçu, aimé, connu. Aujourd’hui, on est face, dans de nombreuses villes, à quelque chose qui est de l’ordre de l’informel. Dans le domaine de l’art contemporain, l’informel est appréhendé par des auteurs. Mais dans le domaine de la génération spontanée des villes, on est face à quelque chose qui, d’une certaine manière, empêche une compréhension démocratique. Je pense donc qu’il faut essayer de trouver des modes d’affirmation – ça paraît idiot, mais je crois que c’est essentiel – qui permettent d’exprimer un patriotisme gradué lié à la fois à Bordeaux ou à l’une des villes de l’agglomération. Cet ensemble ne faisant qu’augmenter, ce n’est certainement pas quelque chose de facile. Il faut aussi, d’une certaine manière, essayer de le visualiser : nous avons parlé d’identité visuelle, et je pense que le fait que Franck Tallon par exemple, excellent graphiste, soit ici aujourd’hui auprès de La Cub, auprès de son président, est quelque chose d’important parce qu’il faut inventer quelque chose de plus joli que les bananes bordelaises. Il faut aussi essayer de créer des axes structurants qui autorisent la continuité visuelle, physiquement. La continuité visuelle de la nature peut précisément aider à signaler un lieu. Il peut également y avoir, et je trouve intéressant d’inventer, de grands axes structurants qui seraient des axes intercommunaux qui auraient d’une certaine manière une dimension communautaire. Dernier point, et pour reprendre Jacques Coulon, je pense que l’art aujourd’hui est devenu un art territorial, un art qui est sorti des musées, et qu’il participe d’une relation à la nature, c’est en lien avec cela que Françoise Cartron a créé un festival. Et on voit bien que le travail naturel de l’espace donne à la fois un sentiment de la durée et de la dimension, deux aspects importants au sein d’une Communauté Urbaine.
Claude Eveno J’ai une question à te poser. Tu as parlé des Girondins. Or, dans les ateliers, a été souvent évoquée la difficulté posée par les structures existantes pour parvenir à des fins et aboutir à des projets innovants. En France, c’est le jacobinisme qui a inventé un outil adapté à l’administration. L’établissement public que tu as présidé était une administration de mission et c’est pour cette raison qu’il n’est pas allé au bout de sa mission. Est-ce que ce n’est pas grâce aux innovations capables de revoir cette tradition-là, qu’on va y arriver plutôt qu’à partir d’un modèle girondin un peu simple lié au phénomène de la centralisation ?
François Barré Quand j’ai parlé des Girondins, j’ai précisé que c’était par opportunisme ! Je ne pense pas qu’on soit, ni dans le modèle jacobin, ni dans le modèle girondin, mais plutôt dans celui de la ville négociée, de la maîtrise du sage, de la démocratie participative. Le questionnement concerne la capacité de représentants élus à composer avec le système de démocratie indirecte national et avec les collectivités territoriales dans une intelligence du monde et du vivre ensemble qui permette l’apparition entre les joints de l’expression démocratique, de l’expression des associations, de celle des usagers, des habitants, et la capacité des élus à introduire La cub 384
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la notion d’une co-responsabilité dans la gestion des espaces. On a parlé des espaces publics. Je crois qu’ils ont, en effet, une importance extraordinaire. Vincent Feltesse a parlé de l’intime et du bonheur, du global et du local, et de la différence qu’il peut y avoir entre le collectif et l’intime. Tout ceci dans cette ville qui intègre précisément la nature et le grand territoire et où il est nécessaire que puissent s’exprimer des éléments à la fois de singularité, mais aussi d’impersonnalité. Je terminerai là-dessus parce que c’est quelque chose qui m’est très cher. Un sociologue américain, Richard Sennett, a écrit en 1977 un livre intitulé Les tyrannies de l’intimité, où il dénonce l’intimité, c’est-à-dire l’apogée de l’individu comme valeur suprême abolissant le collectif. Cette tyrannie de l’intimité c’est ce qui est en train de nous tuer, de tuer l’espace public, et selon lui, l’espace public c’est l’espace de l’impersonnalité. L’impersonnalité ne doit pas être considérée comme ayant en soi une valeur négative mais au contraire comme un moyen permettant à chacun de trouver sa place et d’inscrire sa singularité. Lorsque l’espace public commence à devenir un espace logo, un espace privatisé, un espace appartenant à tel ou tel, à ce momentlà, il n’est plus un espace qui permet d’accepter la totalité des personnalités, c’est-à-dire le vivre ensemble. Je pense donc qu’aujourd’hui il faut retrouver le centre collectif, ce qui peut s’effectuer par le biais d’une gradation des espaces. Il est possible de créer notamment, dans la nature, des espaces publics au sens traditionnel du terme, de la même manière que l’on trouve dans la ville des places, etc., des espaces qui soient dédiés à la totalité des fonctions, mais aussi des espaces gradués, qui peuvent être des espaces de cogestion, des jardins partagés, etc.
Tout ceci dans cette ville qui intègre précisément la nature et le grand territoire et où il est nécessaire que puissent s’exprimer des éléments à la fois de singularité, mais aussi d’impersonnalité. Claude Eveno Patrick.
Patrick Bouchain Je voulais vous parler d’une petite promenade. J’étais dans une chambre d’hôtel dont la fenêtre était hexagonale et ne s’ouvrait pas. Je me suis demandé si la personne qui avait conçu cet hôtel ou le collectif qui avait décidé de conserver Mériadeck avaient une idée du bazar qui se cache derrière ? Je suis descendu de mon hôtel pour voir comment était ma fenêtre de l’extérieur, et en descendant dans la rue, je n’ai même pas pu aller prendre un café car il n’y avait aucun café raccordé au niveau de la voie. J’ai donc cherché comment je pouvais remonter au niveau de la dalle et je n’ai croisé que des garages, des zones de livraisons ou des aires de stationnement sans vie. Au bout d’un certain temps, j’ai vu des rails, donc j’ai suivi les rails, et entre les rails, j’ai vu qu’il y avait des vignes ce qui m’a beaucoup surpris. Les vignes étaient interrompues par un escalator, donc j’ai pris l’escalator. En haut de l’escalator, il y avait une phrase qui disait : « Ne restez pas entre quatre murs, changez les règles du lieu », et en-dessous : « www. adidas.com ». Je me suis dit que si on se promenait un petit peu plus en ville, peut-être qu’en effet, et c’est ce que François vient de dire, ce que Vincent vient de dire, et que d’autres ont dit, les choses changeraient. Je pense que c’est ce passage à l’acte tout petit qui permettrait de changer les choses. Je citerai Oscar Wilde qui a écrit : « Le stade suprême du socialisme, c’est l’individualisme. » Cette phrase est à prendre au sens où, en effet, le socialisme n’est constitué que d’une quantité d’êtres. Il faut d’abord être soi-même pour être dans la collectivité, mais pour être soi-même il faut d’abord La cub 385
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agir et il faut pouvoir montrer ce que l’on est. Je pense que nous en sommes, en termes d’aménagement urbain, à un stade prédémocratique, c’est-à-dire que nous n’avons pas encore produit d’architecture démocratique. Nous continuons à nous référer à des architectures relevant du fait du prince, relevant éventuellement du fait d’une communauté, de la religion. Et vous pouvez demander au cours d’un dîner à vos amis de citer cinq monuments de cinq villes qu’ils aiment, vous aurez toujours dans leurs listes trois monuments religieux, deux monuments aristocratiques et, éventuellement, un bâtiment républicain, une école. On parle plus de la fonction que de l’harmonie produite par cette architecture dite démocratique. Je crois donc que nous sommes au début d’une période charnière qui peut produire une architecture démocratique. Qu’est-ce que l’architecture démocratique ? Ce que disait Vincent tout à l’heure, c’est terrible. J’ai été moi-même élu, j’ai fait de la politique, de la maîtrise d’ouvrage, la totale. Ce qui est terrible, c’est qu’on est toujours dans le mécontentement, c’est-à-dire qu’à force de vouloir faire plaisir à tout le monde, on adopte une nouvelle mesure générale qui, pour autant, ne satisfait personne. On ne peut pas répondre à toutes les particularités des diverses demandes, donc on invente de nouvelles méthodes générales, qui vont en fait à l’encontre de l’intérêt général, et, de ce fait, des intérêts particuliers. On en a un exemple à Mériadeck : il y avait là au départ la volonté de favoriser le développement économique, celle de séparer la voiture des piétons, de disposer la nature d’une autre façon. Il y avait aussi éventuellement la volonté de rapprocher les services pour créer un cœur de ville. Et pourtant, quand je vois Mériadeck aujourd’hui, tout est faux. Regardez les arbres. Qui a pu avoir l’idée de planter des arbres sur une dalle et de faire circuler les voitures sur la terre ? Et qui se rend compte aujourd’hui que le système racinaire de ces arbres est totalement précaire ? Ces pauvres arbres sont complètement handicapés, ils cherchent tant bien que mal à se nourrir, et leurs racines se propagent donc à l’horizontale. Qui a pu avoir une telle idée ? Pourquoi a-t-on fait cela ? Quelles sont les méthodes qui ont permis que cela arrive ? Il n’y a pas eu d’échange, et ce n’est pas maintenant qu’on va changer les choses. Par contre, je suis pour la mise en place d’ateliers de réflexion, et même si certains ont trouvé que c’était idiot hier, d’expérimentations, au sens réel du terme. Il faut mettre à l’épreuve démocratiquement la demande. Et donc vérifier au préalable si la demande est réelle. J’ai déjà pu vérifier que lorsque les gens voulaient une piscine, ce n’était pas forcément pour se baigner, mais pour voir leur voisin à poil ! Autre exemple, on a retiré les bains-douches des piscines, et s’il y avait des bains-douches dans les piscines, c’est parce qu’il n’y avait pas de douches dans les logements. Mais ce bain-douche était aussi le bain collectif qui préparait à la natation. Il faudrait donc poser la question, à un moment donné, de savoir pourquoi une piscine est réclamée. Et si elle n’est pas réclamée comme un objet de consommation, elle le sera parce que la commune d’à côté a une piscine, et que l’élu se dit que le maire de cette commune a été réélu grâce à cette piscine : à ce moment-là on peut faire des espaces identiques partout, et qui n’intéressent personne. Je pense qu’il faut mettre les choses à l’épreuve. J’ai installé très tôt des patinoires foraines. La construction d’une patinoire foraine est peut-être une réponse démocratique à cette demande de jouer ensemble, de draguer ensemble, et peut permettre éventuellement même de changer l’espace public en un espace sportif et ludique. J’ai disposé cette patinoire foraine dans le jardin des Tuileries, et le premier patineur a été Pierre Joxe. Pierre Joxe ne serait pas allé dans une patinoire fermée, qui aurait été un club, etc. Le gros avantage de ce type de patinoires, c’est qu’elles ne sont pas immédiatement reprises par des clubs sportifs, qui sont essentiellement des vendeurs de bières ou de coca-cola, parce qu’au bout d’un moment les équipements publics deviennent des équipements privés, soit par manque de gestion, soit parce qu’on les
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délègue faute d’argent pour les gérer, soit parce qu’on veut en faire un country-club. Je me suis mis très tôt dans l’idée qu’il ne fallait pas lancer de chantier sans qu’ils soient aussi des lieux d’observation. Des lieux d’observation pour les futurs utilisateurs, d’observation pour les demandeurs, d’observation pour les commanditaires, donc les maîtres d’ouvrage, afin que tout le monde vérifie par cette mise à l’épreuve que construire, c’est positif, que construire, c’est démocratique, que construire, c’est aussi faire avec ses mains. Transmettre le savoir, c’est une chose, mais n’oublions jamais que tout ce qui nous entoure est fait à la main même si les objets que nous assemblons à la main sont produits industriellement et que ce travail manuel que l’on méprise, au prétexte que penser c’est mieux, on le méprise dans une vision encore esclavagiste et basée sur des prétextes philosophiques renvoyant à l’idée que l’homme libre est un homme qui ne travaille pas et que le travail, en effet, est servile. Je pense que nous en resterons à une phase de production démocratique ou pré-démocratique de l’architecture tant que nous n’aurons pas compris que ce qui est produit est produit à la main, que la moitié des gens qui produisent sont des immigrés et que leur culture ne transparaît pas dans la construction réalisée. Je pense qu’on n’appréhende pas comme il le faudrait le sujet de la transmission des savoirs. Au temps du fait aristocratique et religieux, le savoir-faire, la transmission et la personnalité de la personne qui construisait étaient revendiqués puisque même les grands monarques visitaient les chantiers, notant au passage que le doreur était italien, que le laqueur était chinois, le staffeur portugais ou originaire du sud de l’Europe. Aujourd’hui, ce sont les collectivités qui collectent l’impôt, la taxe professionnelle (je l’ai lu ce matin dans Sud Ouest, et, en effet, vous aurez du mal à l’appliquer, le texte est tellement idiot), mais il n’empêche que vous collectez l’argent, et qu’avec cet argent, vous construisez un environnement pour vos habitants : n’oubliez jamais que ceux qui construisent l’environnement sont peut-être ceux qui l’habiteront. Ce n’est pas une vision libertaire et bobo : de fait, nous sommes dans une société d’auto-construction puisque ce sont les membres de la société qui construisent. Il n’y a pas les travailleurs d’un côté et les autres de l’autre. Moi, quand je me promène sur mes chantiers, je sais que la personne qui va aller aux concerts, c’est souvent aussi celle qui construit le faux plafond. Elle auto-construit, donc. Ce n’est pas une vision nostalgique. Nous sommes dans une société de l’autoconstruction puisque nous sommes dans une société démocratique. Ce qui est compliqué, c’est qu’on délègue cette représentation mais nos représentants devraient par moment nous permettre de faire un acte collectif, d’intérêt général, et non individuel ou privé. De tout petits ensembles devraient pouvoir se mettre en route. Ces petits ensemble étant constitués par des représentés. C’est pour cela que je participais à ce mouvement de démocratie participative. Mais à présent je suis contre la démocratie participative, parce que c’est une démocratie bavarde qui remet encore plus loin l’acte. Il faut que nous passions d’une démocratie représentative à une démocratie active qui serait une démocratie de délégation d’objets d’intérêt général. Et, en effet, nous en sommes très loin. On parle beaucoup du règlement, etc. J’ai pris ma retraite et je fais maintenant des lectures publiques du code civil.
Je me suis mis très tôt dans l’idée qu’il ne fallait pas lancer de chantier sans qu’ils soient aussi des lieux d’observation.
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Claude Eveno Tu vas nous en faire une, là ?
Patrick Bouchain
Voilà ! La loi est sociale, la loi est collective, la loi est d’intérêt général, la loi est nécessaire. Donc, il n’est pas question de faire sans lois. Mais la loi doit être mise à l’épreuve, comme le disait Jean Jaurès : « La loi doit être humaine. » Et si elle ne l’est pas, elle doit être remplacée par une nouvelle loi. Elle peut avoir été humaine et ne plus l’être dans une société nouvelle. Pourquoi les élus jouent-ils à faire semblant de respecter le code des marchés publics ? Pourquoi y a-t-il un code forestier et un code de l’urbanisme ? Pourquoi y a-t-il un code français et pas un code européen ? Existe-t-il une différence de paysage à la frontière entre Menton et l’Italie, ou entre Strasbourg et l’Allemagne ? J’en suis revenu au code civil, et j’ai repris une section récente sur la propriété, modifiée en 1962 par René Capitant, Garde des Sceaux. La propriété, depuis la Révolution, relève de la liberté individuelle : c’est l’accession à la propriété. Je travaille sur le logement social et le mot d’ordre est que, quand nous serons tous propriétaires, il n’y aura plus de problèmes dans les cités, chacun ayant son bien et voulant le défendre. Pour ne pas être nostalgique et passéiste, ni copier le mouvement des castors, j’ai travaillé sur un type de logement social qui permettrait de devenir propriétaire sans passer par la voie normale qui consiste à emprunter de l’argent à une banque, puisqu’il y a 12 millions de gens qui ne peuvent pas emprunter de l’argent et ne pourront donc jamais devenir propriétaires au sens du modèle libéral de l’accession à la propriété. On peut être propriétaire de son logement, non pas pour spéculer, mais pour bénéficier d’une sécurisation résidentielle. Et simplement pouvoir rester dans son logement quand on aura des problèmes d’argent ou de vieillesse. Ce qui va bientôt arriver pour les gens de mon âge : logement social, grand appartement, retraite diminuée, loyer peut-être maintenu, impossibilité d’habiter. Que ferons-nous La cub 388
de ces gens ? Des maisons de retraites pleines, hôpitaux pleins, logements sociaux inadaptés à la vieillesse : voilà ce qui nous attend. J’ai donc participé à l’élaboration d’une loi qui s’appelle la SCI permettant une accession progressive à la propriété, et je me suis appuyé sur le code civil. Cela concerne les paysagistes, les agriculteurs et, éventuellement, les gens qui veulent accéder à leur logement. Pour les paysagistes, les agriculteurs, les éleveurs, dans l’article 564 du code civil, il est dit : « les pigeons, les lapins, les poissons, qui passent dans un autre terrier, une autre garenne, ou un autre plan d’eau, appartiennent aux propriétaires de ces objets pourvu qu’il n’y aient point été attirés par fraude et artifice par celui qui les aurait chez lui. » Si jamais, dans un délai de vingt jours, vous ne réclamez pas le lapin, l’oiseau, ou le poisson, qui naturellement ont voulu vous abandonner, en ont ras le bol de vivre avec vous, ils deviennent la propriété de celui chez qui ils sont. Autre sujet très intéressant. Deux propriétaires ont, entre leurs terrains, une rivière qui passe. Chacun défend sa berge, mais en fin de compte la propriété est maudite et la nature le prouve. La rivière sort de son lit, crée un deuxième lit, et entre les deux, une petite île se constitue. À qui appartient la petite île ? Soit elle appartient à celui qui possède le domaine naturel de la rivière, soit aux deux propriétaires, soit à celui qui a perdu son territoire. Mais regardons l’article 573 de la section 2 du droit d’accession relatif aux choses mobilières qui est un très bel article. Je renverrai à deux œuvres d’art. Picasso peint une esquisse sur son atelier de la rue des Grands-Augustins. La valeur de l’esquisse est supérieure à la valeur immobilière. Son galeriste se pose la question : est-ce qu’il a le droit de démolir le mur pour récupérer l’œuvre qui y est peinte ? Fernand Léger réalise une œuvre pour une chapelle désaffectée que le clergé veut mettre en vente : la chapelle n’a pas pu être vendue à cause de l’œuvre de Fernand Léger, qui était communiste. L’article 573 dit : « Lorsqu’une chose a été formée par le mélange de plusieurs matières appartenants à différents propriétaires mais qu’aucune ne peut être regardée comme la matière principale, si les matières peuvent être séparées, celui à l’insu duquel les matières ont été mélangées peut en demander la division. Mais si les matières ne peuvent plus être séparées, sans inconvénient, ils en acquièrent une commune propriété dans la proportion de la quantité, de la qualité, et de la valeur des matières appartenant à chacun d’eux. » Il suffit donc de dire que quelqu’un à qui on a donné une cuisine sans évier, parce que maintenant chez Ikea on vend des meubles avec évier, par l’ajout de cette cuisine, il a valorisé son logement et qu’il en est pour partie propriétaire.
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Claude Eveno On n’est pas sûrs de savoir exactement où tu veux en venir !
Patrick Bouchain
Vous m’avez écouté quand même ! Claude Eveno On sait à quel point tu es bon orateur ! J’ai une question quand même. Tu as commencé en disant : est-il possible de faire une architecture démocratique ? Et tu as affirmé qu’on n’en avait jamais fait. On peut rappeler quand même que les Grecs ont inventé la démocratie, cinq siècle avant Jésus-Christ. On n’a pas inventé l’architecture, mais l’espace de l’architecture. L’agora, c’est du vide. Et d’ailleurs, pendant les siècles qui ont suivi, les Grecs, les Athéniens, n’ont pas cessé de se battre contre les commerçants pour dégager ce vide de l’agora. Les commerçants qui vont s’installer systématiquement là-dessus. D’ailleurs à Rome, c’est ce qui s’est passé, c’est une agora construite par le commerce.
Patrick Bouchain Mais il n’y avait pas de suffrage universel ! Il y avait les esclaves !
Claude Eveno Mais ce n’est pas du tout comparable ! Ce n’est pas parce que la démocratie athénienne n’était pas une démocratie dans l’absolu, que ce n’était pas pour autant l’invention du processus. Ils se sont posé la question : comment se réunir ? Quel est l’espace qui peut être dédié à la pratique même de la démocratie ? Que ce soit une démocratie réduite à des citoyens privilégiés ne change rien au lien qu’il peut y avoir entre l’idée de la démocratie et l’idée d’un espace qui lui soit dédié, de la possibilité même d’être ensemble. Cela nous interpelle encore, quels que soient les reproches qu’on puisse faire à Athènes. Le théâtre et l’agora sont deux lieux qui sont associés à l’idée démocratique. Tu dis qu’il n’y a pas d’architecture démocratique, or, il y a quand même dans l’histoire de la ville européenne, des espaces, des places, une manière de faire les rues, il y a quand même une idée démocratique de l’espace public qui permet l’être ensemble, voire l’être ensemble violent par la manifestation, ou le rassemblement pour parler, avec des orateurs, des écrivains… Même la place de la République, qui n’a rien de pratique pour tout ça, porte bien son nom parfois. On peut imaginer que cette façon de penser la liberté d’usage sur des espaces est la façon démocratique d’avancer sur la question des territoires.
Patrick Bouchain Je suis d’accord avec toi mais on s’aperçoit, à force de copier ce modèle, qu’il n’est pas fiable, parce qu’en effet une partie de la population était, à l’époque, exclue du débat démocratique. Si, aujourd’hui, on ne veut pas exclure du débat démocratique l’ensemble de la population, il faut donc penser autrement les choses, y compris pour le travail. Le travail alors était séparé en deux, il y avait ceux qui étaient des hommes libres et qui voulaient exercer la démocratie et ceux qui étaient aliénés et qui ne pouvaient pas exercer la démocratie. Ils ne pouvaient donc pas se libérer par le travail et par l’argent que procurait le travail. Aujourd’hui, La cub 389
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nous sommes dans une société où la vente de la force de travail n’existe plus parce qu’on est rentable pour un temps puis, pendant un long moment, on est pris en charge par la collectivité. Il est très démocratique et très social qu’une partie de la population puisse être prise en charge par le chômage, par le RSA, par la retraite, ou par la formation. Mais nous n’avons pas pris en compte ces nouveaux temps que la démocratie produit pour mettre en action les gens dans un travail démocratique. On devrait comprendre qu’un chômeur n’est pas un exclu, qu’il ne doit pas attendre la fin de sa vie pour éventuellement toucher la retraite, que cette personne qui est mise en marge du travail tel qu’il est défini aujourd’hui par la société capitaliste, pourrait peut-être s’inscrire dans un temps qui est à utiliser. Un temps qui pourrait être le temps de la production de la ville, de la production de l’espace dans lequel on vit. Les spécialistes produisent des espaces dans lesquels nous vivons mal et le temps qui nous manque est du temps dans lequel on pourrait produire. On dit tout le temps qu’on ne saurait pas faire, et c’est faux, puisque tous les gens avec lesquels j’ai fait des constructions, sont des gens qui ont construit les maisons des autres sur des modèles qui ne correspondent pas à leur mode de vie. Qui prend en compte aujourd’hui, le fait que dans les cités HLM, les musulmans prennent deux appartements, pour faire un appartement pour les femmes et un appartement pour les hommes ? Personne ! Qui se préoccupe des gens qui dans leur logement pratiquent la colocation, ou la sous-location ? Ce n’est pas une vision démocratique du logement social. Le logement social est démocratique dans sa décision, dans son attribution, dans sa gestion, et dans l’expression éventuellement des gens qui y habitent. Moi, je crois à cette société démocratique et je veux que ce soit une démocratie active, et qu’on arrête simplement de vouloir reproduire des solutions. Je pense qu’il faut lâcher les rênes, faire confiance. Nous sommes une société éduquée, je pense qu’il faut savoir faire confiance. Et il n’y a pas de raison qu’on ne fasse confiance qu’à des gens comme nous. Parce que maintenant, si je le réclame, c’est parce que j’ai 65 ans et qu’on me fait confiance !
François Barré Je voudrais revenir sur ce qu’a dit Patrick tout à l’heure, prolonger ce qu’il a dit. Durant une grande partie de ma vie, j’ai été directeur du patrimoine. Si on regarde ce qu’est le patrimoine d’un pays comme la France, avec ses 43 000 bâtiments protégés, on s’aperçoit que c’est une histoire du pouvoir, une histoire prestigieuse de valeurs dominantes, avec, comme tu l’as dit, des églises, des palais, des grands domaines. Ça veut donc dire qu’il y a toute une mémoire populaire, toute une mémoire de l’habiter, d’une quotidienneté. Aujourd’hui d’ailleurs, c’est le début des journées du patrimoine, il devrait y avoir, je ne sais pas, peut-être que ça existe, des découvertes du patrimoine communautaire, d’endroits qui étaient des endroits de sociabilité, des cafés, des lieux de réunion, des fermes. Il y a toute une tradition des pays du nord, concernant des musées de société, des éco-musées. D’une certaine manière, il s’agit de patrimoine au sens premier du terme, de propriété commune, de bien commun. Celui que l’on visite essentiellement, aujourd’hui, c’est le patrimoine institutionnel, le patrimoine du pouvoir aristocratique, culturel et religieux. Dans une Communauté Urbaine, il y a des possibilités de découvrir un patrimoine commun, un patrimoine des paysages aussi. Il y a là tout un travail d’étude, de définition à faire pour trouver quelque chose qui permette, à partir de cette possession, de cette conscience de la possession d’un patrimoine commun, de comprendre mieux et de voir mieux ce qu’est une architecture démocratique. Je voudrais dire aussi deux mots sur l’art, parce que tu as évoqué, à propos de vos ateliers, de l’impressionnisme. Je pense qu’il faut aujourd’hui passer à une impression de situations. Guy Debord a dit : « Les armes du futur seront des bouleversements de situations. » C’est bien de cela qu’il s’agit aujourd’hui, de partir de l’usage, de partir de situations construites, il me semble qu’il y a là quelque chose d’essentiel. Dernier point : très souvent, on considère que l’art est quelque chose d’élitiste. Je l’entends souvent dire dans les forums. Mais on ne se La cub 390
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préoccupe pas d’imaginer des débats sur la culture, ni même sur l’art. Bourdieu disait cette chose extraordinaire : « Il se joue dans l’art ce que le chômage décompose, la capacité d’être un auteur. » L’art ne relève pas d’une petite élite spéculant sur le prix de telle ou telle marchandise et sur ce qui se vendra le plus cher. L’art, c’est bien notre capacité à tous d’être acteurs, et raconter un art qui se fait par des situations, c’est aussi d’une certaine manière nous rendre tous auteurs de notre propre quotidienneté.
Claude Eveno Avant que Vincent Feltesse fasse une conclusion, qui veut intervenir dans la salle ?
Marie-Christine Bouteau Je suis Madame Bouteau, adjointe à l’environnement à Cenon. Juste une petite observation d’ordre général : je n’ai pas suivi l’ensemble de votre séminaire, mais vous n’avez pas évoqué le prix du foncier, or, il me semble que c’est une question tout à fait récurrente. Aujourd’hui, si vous possédez une terre agricole ou quelques hectares de forêts et qu’ils se situent dans une aire d’appellation, vous avez tout intérêt à les transformer en terres cultivées. En ville, c’est pareil, il y a une différence de 1 à 100 en termes de valeurs et des espaces dont tout le monde rêve, dans lesquels il serait possible d’exprimer toutes les dimensions. Mais leur valeur n’est pas traduisible en termes fonciers et les propriétaires sont, comme tout le monde, sensibles au fait que ça leur coûterait 300 fois plus. Le conservatoire du littoral préempte et gère des espaces pour protéger justement le littoral. Peut-être que la Communauté Urbaine pourrait réfléchir à la manière de réserver cela, des petits terrains à certains endroits, etc. Vous avez évoqué, Madame Fort, Berlin. Berlin a beaucoup de grandes barres mais aussi énormément de tout petits squares parce que le foncier a été préservé à chaque fois. Ça donne donc l’image d’une ville extrêmement verte, tous ces squares avec des jeux d’enfants, d’une intensité très importante.
Claude Eveno Qui veut réagir ?
Pablo Georgieff Je suis Pablo Georgieff de l’atelier Coloco. Je travaille à partir des compétences propres au paysage et à l’architecture, voire à partir de l’image et du cinéma pour explorer la ville et la diversité urbaine. Je rebondis sur cette question du prix du mètre carré qui rejoint aussi la question qu’évoquait Patrick de la construction, voire de l’auto-construction, et du projet en général comme un projet de vie, parce que si ce n’est pas un projet de vie, c’est un projet de rien du tout. On l’évoquait aussi dans les ateliers, et c’est une question actuelle pour nous, peut-être aussi parce que nous sommes les représentants d’une autre génération qui se retrouve à faire face à une situation, à des options, à des choix peut-être différents, peutêtre plus vastes, mais aussi dans certains milieux plus restreints que ceux qui existaient il y a une dizaine d’années. Aujourd’hui, il est parfois difficilement envisageable, par exemple, dans le temps d’une vie de travail, d’une vie économique, de mettre de l’argent de côté et de rembourser des crédits pour accéder à la propriété. Prenez par exemple des pays comme l’Espagne : avec des crédits de 50 ou 60 ans, il est difficile d’imaginer qu’on peut acheter sa maison, tout simplement, même en travaillant toute sa vie. Donc la question que nous nous posions dans les objectifs de planification,
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c’est : comment penser le projet, penser la planification à partir de projet ? Il faudrait pouvoir d’une certaine manière proposer des projets de ville crédibles, où quelqu’un puisse s’engager pendant 30 ans, y projeter ses choix de vie, ses choix de famille, ses choix d’habiter quelque part, de s’enraciner ou de voyager etc., mais en tout cas décider de s’investir dans un projet qui soit aussi un projet personnel, un projet de groupe viable. Et dans ces échelles-là, il y a peut-être une innovation à trouver, un changement à imaginer dans les petits groupes, dans les identités opérationnelles à partir desquelles on peut faire, on peut construire, on peut planter, on peut faire pousser. C’est peut-être sur ces petites unités opérationnelles-là qu’est l’innovation, qu’est l’opportunité du faire, de l’expérimenter. Nous sommes aujourd’hui dans un contexte où on voit bien que ce dispositif spatial, même démocratique comme ça, isotrope, est uniformisé. Tout le monde semble aller dans le même sens mais on ne regarde pas forcément toutes les possibilités. Nous sommes très contents d’avoir été invités à partager ce moment en tant que représentants d’une génération qui vient, qui a les outils et le désir aussi de faire, et qui en ressent la nécessité, à partir d’une réalité quotidienne et de certaines impossibilités ou de certaines choses qui sont devenues difficiles, et qui est donc prête à faire peut-être dans d’autres conditions, ce qui est une ouverture.
Claude Eveno Merci. D’autres interventions ?
Claude Eveno
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[des interruptions d’enregistrement ont nécessité une réécriture de l’intervention pour la rendre cohérente] – Patrick Bouchain évoquait Mériadeck et se posait la question de savoir qui avait décidé de la constitution de ce quartier, mais, cher Monsieur, s’il vous plaît, ce sont les urbanistes et les architectes. Ce sont eux qui ont décidé de cet espace-là, eux qui ont décidé de séparer la voiture de l’espace piéton, ce qui pose un vrai problème en ce qui concerne les quartiers. À l’époque, culturellement, la plupart des professionnels, des élus, et la grande majorité de la population étaient favorables à la démolition d’un quartier extrêmement dégradé, étaient favorables à la séparation de la voiture et des piétons. Ils sentaient bien que la voiture commençait à devenir insupportable et ils ont pensé que ces espaces seraient plus vivables dans cette configuration. Et vous savez, aujourd’hui, on y vit assez bien. Vous pouvez faire du porteà-porte, je l’ai fait pour le Conseil général. Une grande partie des habitants qui vivent dans ces immeubles y sont depuis le début de la construction de ces immeubles, et ceux qui s’y sont installés y sont particulièrement bien parce qu’ils ont le tram pas loin, une grande surface… [Interruption de l’enregistrement]. Si culturellement à l’époque c’était ce qu’il fallait faire, aujourd’hui comment et pourquoi les remettre en question ? Ces quartiers sont-ils aussi agréables que les quartiers anciens ? Comment se fait-il que lorsqu’on va dans une ville, on va presque toujours dans le centre-ville et les quartiers anciens ? Est-ce qu’on est capable aujourd’hui, vous et nous, de créer de nouveaux quartiers urbains qui développent la convivialité et le lien social ? Souvent, les quartiers neufs ce sont des immeubles très hauts, des espaces très larges et un manque de relations entre les personnes. Je fais souvent référence à Barcelone, dans le quartier traditionnel, les quartiers du port qui ont été réalisés pour les Jeux Olympiques, on sent encore une certaine convivialité, et puis dans ces espaces en diagonale entre la tour de Nouvel et le Palais des Congrès d’Herzog et de Meuron, on ressent plutôt un urbanisme qui a perdu d’une certaine manière tout lien social. J’en termine : on peut critiquer Mériadeck, mais est-ce qu’on est capable
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aujourd’hui, et vous, et nous, de réaliser des quartiers à la dimension des relations sociales, avec la même urbanité ?
Claude Eveno C’est une bonne question
Patrick Bouchain On pourrait en débattre.
Bretislav Pavlata conseiller municipal à Lormont. Je voulais simplement faire une remarque, avec Jean Touzeau, maire de Lormont. Nous avons relevé une absence, dans la première partie du débat, c’est le fleuve. Dans la commune de Lormont, nous nous y sommes intéressés parce que le fleuve nous sert de décor, mais il semble que dans l’ensemble du débat, l’eau est la grande absente, ainsi que le fleuve qui est pour nous un sujet récurrent. On a parlé par exemple de la presqu’île d’Ambès, on a parlé de l’eau, mais par contre le fleuve nous semble avoir été absent du débat. C’est important pour nous puisque c’est un décor à partir duquel nous imaginons des projets, évidemment, donc je voulais savoir si ça faisait partie du débat.
Francine Fort Il a été abordé dans les ateliers, très abordé, le coteau aussi, nous en avons parlé.
Claude Eveno Encore une question ?
Jean-Christophe Chadanson Jean-Christophe Chadanson, urbaniste. Au-delà de la question du passage de l’intime à la construction d’un projet collectif, il s’agit de partager, d’expérimenter et de rechercher des outils, des méthodes pour travailler sur la thématique des « natures de villes ». Ces natures de villes sont à envisager par rapport à la question plus globale de ce que devrait être la relation de l’homme et de la société aux ressources comme à la nature. Michel Serres propose la belle idée d’un contrat naturel entre l’homme, la société et la nature afin de préciser les liens mais aussi les services que se rendent chacun de ces composantes. Mais, ne faut-il pas aller encore plus loin en empruntant à Joel de Rosnay le terme «d’homme symbiotique» pour l’appliquer à l’espace ? Notre projet serait alors la métropole symbiotique, en somme, la gestion et le développement d’un territoire à partir d’une connaissance et d’une recherche d’équilibre, de symbiose entre : la consommation d’énergie des habitants et la capacité de construire des filières de production locale d’énergie (renouvelables) ou des modes d’économie d’énergie locale, la consommation et la
Ces natures de villes sont à envisager par rapport à la question plus globale de ce que devrait être la relation de l’homme et de la société aux ressources comme à la nature.
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production de biodiversité, la consommation et la production d’eau. Ainsi, la consommation et la production de nature, dont l’une des composantes les plus évidente est l’envie partagée de disposer d’espaces naturels ou en tout cas moins artificiels à proximité de chacun d’entre nous (des parcs, des espaces agricoles continus,...), s’inscrirait dans un projet global et plus écosystémique.
Claude Eveno Merci. Tu veux peut-être conclure maintenant, Président ?
Vincent Feltesse
: les quais, le tramway, le renouvellement de la rive droite. Nous avons devant nous un autre cycle de projets aussi importants : la troisième ligne de Quelques mots de conclusion et de mise en tramway, l’arrivée de la ligne TGV, une opération perspective. Tout d’abord, la conclusion n’est pas d’intérêt national de franchissement, l’objectif facile, parce que la matière a été diffuse et aussi étant aussi de produire 6 000 logements par an parce qu’il y a deux publics dans cette salle : et de faire venir entre 6 et 10 000 personnes. Il ceux qui ont participé aux ateliers et ceux qui ne s’agit pas de choses légères, mais d’objectifs n’y ont pas participé. Je vais essayer de faire la jonction. La première chose que je voudrais dire à stratégiques. Et nous sommes aussi à un moment où nous pouvons nous réapproprier les outils : ceux qui viennent à la fin de cette plénière, c’est nous sommes en train de réviser le SCOT, de que durant ces 48 heures, la discussion a pu paraître un peu stratosphérique, et une des choses réorganiser l’administration communautaire. Durant ce moment un peu clé qui va durer auxquelles j’ai tenu pendant les tables-rondes, quelques mois, on peut basculer dans un sens ou c’est que pratiquement tous les maîtres d’œuvre dans l’autre. Ça, c’est la première chose. soient présents. Les maîtres d’œuvre sont des Deuxième chose : ce qui me paraît évident dans gens qui font : Patrick Bouchain, jeune retraité tout ce que a du code civil, été dit, c’est a fait la piscine qu’il faut de Bègles, le que nous Lieu Unique de parvenions à Nantes. Michel transformer Corajoud a bien les rapports sûr fait les quais de force. C’est de Bordeaux, un discours mais vit dans un peu un atelier théorique mais il faut que cela se fasse avec somme toute modeste à côté du quai Citroën. la participation de la population et de tous les Jacques Coulon est fasciné par les bacs-à-sable acteurs de l’agglomération, et non uniquement les mais travaille à Pessac où il a fait les belvédères fonctionnaires de La Cub ou les gens de l’agence du Bourgailh, notamment. Alexandre Chemetoff d’urbanisme et les maires. En interne, ces rapports travaille sur Blanquefort, mais aussi sur de très de force évoluent d’une certaine manière pour que grandes échelles, sur deux barres de 2 000 cette question de la nature de ville, cette question logements. La question, ce n’est pas juste de l’intime collectif, pour reprendre le titre d’avoir un débat intellectuel. La question est d’Evento, soit quelque chose de structurant dans bien comment on fait et comment finalement on le projet d’agglomération des années à venir. Le fait vite, rapidement. À un moment, il va falloir discours que nous tiendrons dans 10 ans ne devra nous décaler dans nos manières de faire. Je pas juste être une autocongratulation concernant ne vais pas occulter le débat sur le foncier, loin le fait que nous serons passés de 44 kilomètres de là, je pense qu’il faut bien un établissement de tramway à 70 kilomètres, ou que nous serons à public foncier, mais je pense que si on continue 2 heures de Paris. Il devra aussi témoigner d’une à accumuler seulement des documents de fierté quant à l’évolution réussie des modes de vie, planification, d’orientation, etc., on aura de bons vers des valeurs plus humanistes. résultats : il y a de de bons résultats aujourd’hui Troisième point qui paraît assez évident dans le sur l’agglomération bordelaise, et qui dépassent passage à l’acte, c’est qu’il faut rapidement donner les objectifs. Mais malgré tout, on a le sentiment à voir et donner à dire. Je pense qu’énormément d’une espèce d’insatisfaction publique, et on n’a de choses sont déjà là, existent déjà. On n’a pas pas encore atteint tous les objectifs. Cet objectif forcément besoin de tout réinventer. Moi, je passe est d’autant plus sérieux pour nous à La Cub, mon temps à me balader dans l’agglomération et que nous sommes à un moment clé, un moment quand je fais des promenades dans les centres charnière. Nous venons de finir, je le dis et je le répète, un cycle de projets urbains extraordinaires avec certains maires, Françoise Cartron, Jean-
La question, ce n’est pas juste d’avoir un débat intellectuel. La question est bien comment on fait et comment finalement on fait vite, rapidement.
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Pierre Turon, et ainsi de suite, nous voyons les lieux d’une manière différente, les lieux où les gens sont là. L’étonnant, c’est que sur la rive droite, à Floirac, il y a plus de 50 % de logement social, à Bassens, plus de 50 % de logement social aussi, et malgré tout, l’ensemble vit, et vit bien. À un moment, il faut aussi que dans notre propre vision de l’agglomération, dans notre propre vision de ce qu’est la ville, nous tendions vers une forme de réappropriation collective avec, pour reprendre Jacques Coulon, une sorte de belvédère collectif sur ce qu’est l’agglomération. Ça passe par la communication, ça passe par les balades, les Journées du Patrimoine qui ouvrent un certain nombre de lieux. Quatrième point lié effectivement à la question du faire : la question du faire, pour moi, se décline de différentes manières. Il y a bien sûr : aider ce qui se fait déjà, ce qui implique que, dans nos politiques, dans nos orientations de crédits, nous revoyions certaines choses, ce qui n’est pas facile dans une période de raréfaction. Mais si on estime que consacrer du temps à un séminaire consacré aux « natures de villes », c’est quelque chose d’important, il faut que cette importance se traduise, y compris parfois consciemment, par rapport aux projets qui existent et qui émergent. Deuxième alinéa, qui est assez fondamental, c’est la question de la mise en réseau et de l’articulation, qui aujourd’hui finalement n’existent pas tant que ça. Il y a un lien plus fort à imaginer entre les maires, les maîtres d’œuvre qui travaillent sur l’agglomération et, bien sûr aussi, les exploitants, les agriculteurs, les habitants. J’utilisais tout à l’heure le mot d’écosystème et c’est aussi de ça dont il s’agit. Troisième alinéa, c’est cette notion bien sûr d’expérimentation permanente. On ne peut pas attendre de maîtriser tout le foncier pour commencer un certain nombre de choses. Il faut qu’on ait 10, 20, 50 projets, qui, telle une forme de guérilla naturaliste subversive, se fassent en même temps sur le territoire, et qu’on accepte de sortir des procédures classiques, des études préalables, opérationnelles, des ci,
des ça. Parce qu’à un moment, on en arrive à une contradiction temporelle forte : on est de plus en plus dans l’urgence mais, à la fois, le temps urbanistique se dilate de plus en plus. Quand il était concentré, on en arrivait aussi à des absurdités. Je cite toujours l’exemple – dont je ne sais pas s’il correspond à une légende ou pas – de la soi-disant réunion entre Chaban, Delaunay (Chaban, à l’époque maire et président de La Cub ; et Delaunay, préfet), plus deux ou trois interlocuteurs, qui décident de faire les grands ensembles sur la rive droite. Lormont se transforme soudain en une commune de 2 000, 3 000 habitants qui se bousculent : certaines choses ont fonctionné, mais d’autres moins. Il y a une chose sur laquelle je suis encore interrogatif, c’est : est-ce qu’à un moment ou à un autre, on lance un grand projet, une grande manifestation ? L’avis des acteurs des ateliers, était plutôt : « Non, il n’y a pas d’enjeu, il faut revoir les normes, les modes de faire, etc. ». À un moment, il y a quand même la question du destin collectif : qu’est-ce qu’on affiche comme destin positif ? Qu’est-ce qu’on donne à voir aux habitants de l’agglomération ? Nous avons fait les quais, et si maintenant nous organisions une manifestation, une biennale des jardins, etc. ? Ça peut paraître simple, mais ça permet aussi de réafficher la priorité et de ne pas rester dans la sous capillarité qui est quand même difficile à appréhender en termes d’appropriation collective. Voilà les quelques mots que je souhaitais dire.
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Séminaire piloté par la Direction du développement durable et de l’écologie urbaine. Conception Direction de la communication de La Cub Design graphique Le Big Franck Tallon Gregory Tate Crédits photo Rodolphe Escher Vincent Monthiers Cyrille Marlin Gérard Rigall Magali da Silva Martial Goudalle Joanna Puech Elise Génot Jacques Coulon Nathalie Plénard
Communauté urbaine de Bordeaux Esplanade Charles-de-Gaulle 33076 Bordeaux cedex tél. : 05 56 99 84 84 fax : 05 56 96 19 40