Regard sur le paysage, du bien commun à l’action

Page 1

Regard sur le paysage, du bien commun à l’action

mémoire de : Lambert Moiroux directeurs d’étude : Marie-Agnès Gilot et Georges-Henry Laffont Ecole Nationale Superieur d’Architecture de Saint-Etienne Session 2016 - 2017



Regard sur le paysage, du bien commun à l’action



Regard sur le paysage, du bien commun à l’action

mémoire de : Lambert Moiroux directeurs d’étude : Marie-Agnès Gilot et Georges-Henry Laffont Ecole Nationale Superieur d’Architecture de Saint-Etienne Session 2016 - 2017



REMERCIEMENTS Je tiens ici à remercier Marie-Agnès Gilot, ma directrice d’étude des premières heures, qui est la première personne avoir encouragé et guidé ce travail de mémoire. Merci pour sa patience et sa bienveillance de toujours. Je tiens également à remercier Georges-Henry Laffont pour son enthousiasme à suivre un travail qui ne lui était pas destiné et qui a su insuffler la passion d’un sujet toujours en mouvement. Bien entendu, ce travail n’aurait pas été possible sans eux. Pour m’avoir soutenu et aidé durant la réalisation de ce travail de mémoire, je tiens enfin à remercier Laurence Moiroux et mes amis de fortune.



DÉVELOPPEMENT DE LA PROBLÉMATIQUE ET ORIENTATIONS DU SUJET L’Ecoumène vient du mot grec désignant la Terre habitée par l’Homme avec la relation de celui-ci avec l’étendue terrestre. Aujourd’hui, à l’ère de l’anthropocène, l’écoumène est la Terre toute entière. On parle de la réduction du monde, de la Terre comme demeure pour l’Homme. De jardin planétaire. Pollution atmosphérique et des sols, déforestation croissante, consommation d’énergies non renouvelables, réduction de la biodiversité, problèmes des ressources alimentaires et en eau, réchauffement climatique, nous rappellent constamment la précarité et la fragilité de notre monde. Les sociétés participent aux grands dérèglements de l’équilibre planétaire par des pratiques entrainant des processus irréversibles impactant tout le vivant. De fait, l’urbanisation galopante des territoires que nous connaissons a fait du couple ville/nature un point de réflexion crucial des pratiques de l’espace, au coeur des évolutions, des confits et des crises de notre société. Au centre de ces mutations, la ville et les territoires sont les supports de changements de nos sociétés. Ce qui relève de l’urbain, l’urbs, est issu du mythe de la fondation de Rome, lorsque Romulus trace un sillon sacré pour en définir l’origine. La ville est donc le coeur de notre civilisation. C’est une seconde nature. Cependant la ville ne se limite depuis longtemps plus à ses murs. Après une évolution fulgurante au court des derniers siècles, elle est aujourd’hui discontinue, étalée, non maitrisée et avec une absence claire de limites. Elle a ainsi perdu au court de notre modernité son rôle de lieu pour en devenir une condition. Face à cela : la nature, définie selon Kant comme un système de phénomènes soumis à des lois. C’est un terme polysémique englobant de multiples réalités. Cependant le monde d’aujourd’hui, dans son complexe technico-scientifique est soumis aux lois de la mondialisation qui le contraint à l’intensité de l’affairement, de la vitesse, de la mobilisation de tous types de ressources en vue d’un processus de production / transformation / marchandisation impactant de façon exponentielle le monde naturel. Le sentiment de perte qu’évoquait Kant entre Homme et nature semble aujourd’hui être d’une autre nature. Cette nouvelle condition urbaine écrasante donne lieu à des dysfonctionnements qui


font s’interroger. En effet, l’efficacité économique, la vitesse des flux et l’innovation technologique, dans un système à forte concurrence et à haute globalisation des marchés, provoquent des mécanismes de destruction territoriales. La métropolisation étant le pendant de cette logique économique qui transforme et se nourrit de nos territoires. Le paysage, entendu comme ce que l’on voit avec le regard et comme genre pictural donne à voir les choses de l’environnement et les représentations de ces choses. L’environnement réel que nous percevons ne peut pas être dissocié de la manière dont nous la représentons car « les sociétés aménagent leur environnement en fonction de l’interprétation qu’elles en font, et réciproquement, elles l’interprètent en fonction de l’aménagement qu’elles en font » (A. Berque, 1995. Les raisons du paysage). Le paysage est donc avant tout un regard conditionné par la culture, l’expérience, l’histoire biologique... et plus encore, c’est une relation entre un sujet percevant et un objet perçu. Cette relation que l’Homme entretient avec le paysage est d’ordre symbolique et technique et s’opère à différentes échelles et constitue une matière à projet. Nous nous projetons en lui. Le projet de paysage «est ce processus ouvert de production d’un territoire fondé sur l’anticipation mi- flou ou, mi-déterminée de son devenir social et spatial. Le site étant la matière du projet en s’intéressant autant sur ce qui est de l’ordre du visible que de l’invisible». Ce type d’approche a au cours des dernières décennies démontré un engouement croissant, dénotant la recherche d’un nouvel environnement construit d’où émerge progressivement de nouvelles valeurs, l’une d’elle étant celle du bien commun. Le paysage n’est de facto pas un bien commun, parce qu’il est en proie à la spéculation, de la marchandisation du territoire, de la rente des sols, etc. Bien que la récente Convention Européenne sur le paysage nous parle d’un effort commun de prise de conscience de cette question du partage et de la nécessité de protéger le paysage, jour après jour, l’environnement se comprime progressivement par la pression de la pollution, rien ou si peu, n’arrête la consommation des sols et le paysage continue à être détruit. En définitive, le paysage est encore un produit d’appropriation. C’est une marchandise. Cependant le paysage est aussi ce que nous avons hérité de nous ancêtres, que nous devons donc défendre et protéger. Alors à l’heure de la crise de la chose publique, la respublica, véhiculé par la décentralisation et toutes les mesures l’accompagnant, ou encore par une certaine incapacité des


politiques et des aménageurs à répondre globalement aux nouveaux enjeux du paysage, est-il un bien commun ? Cette conception du paysage est récente et appelle une résistance des citoyens, contre la spéculation sauvage. Elle appelle également à l’invention de nouvelles pratiques de l’espaces, du paysage, réinventant notre rapport à lui et notre vivre ensemble. Et cela relève de la politique. S’intéresser au bien commun et à la question politique amène à reconsidérer différentes données qui régissent, contraignent et font évoluer le paysage et notre rapport à lui. On peut tout d’abord recenser les questions du cadre juridique, institutionnel qui définissent les moyens d’action politique et pratique. Il y a la question esthétique amenée par le politique car comme Walter Benjamin l’avait décrit dans ces écrits sur Paris capitale, nos villes, nos vies et le monde s’esthétise. Il observait que la beauté est quelque chose que l’on recherche mais qui n’est plus forcement une oeuvre d’art par l’esthétisation du quotidien. Ceci allant aujourd’hui jusqu’au marketing du gout qui est un type de recherche établissant des profils du gout comme donnée. La donnée politique peut donc se réduire à des représentations, des simulacres comme dirait G. Baudrillard, en se saisissent de nos sensibilités. Cela nous amène à penser les notions de la biopolitique et du biopouvoir de Foucault. Soit la politique comme forme de vie et de pouvoir sur la vie qui impactera nécessairement l’esthétisation du paysage, notamment par le prisme des préoccupations actuelles que sont l’écologie et le développement durable. L’écologie vient des mots grec «oikos» et «logos» signifant respectivement habitation et science. Cette association signifie donc que l’écologie est la science de l’habitat ou plus précisément comme la science des relations des organismes avec leur environnement. Au delà de la science, cette notion est aujourd’hui une mouvance qui en réaction au problématiques environnementales actuelles et propose de redéfinir les dimensions sociales, économiques et environnementales de nos sociétés en admettant que la relation entre l’Homme et son milieu son interdépendants. Cette pensée globale interroge donc autant le paysage, que l’urbanisme ou nos modes de consommation. Dérivant de ce terme le développement durable est davantage une orientation de l’action publique et individuelle pour changer nos modèles de développement accru sur le milieux. Ce terme est donc d’ordre politique et fait le contre pied des modèles rationalistes, fonctionnalistes et anthropocentrique. Il est fondé sur l’économie des moyens obligeant la réévaluation


de la relation de l’Homme et de la Nature. L’ONU propose la définition suivant : « le développement durable est celui qui satisfait les besoin des générations d’aujourd’hui sans compromettre ceux des générations futures». C’est donc la mise en avant d’une nécessaire prise de responsabilité de l’homme sur son milieu. L’Homme aurait pour mission de gérer les ressources naturelles, d’exercer non un droit sur les choses, mais son devoir. Au delà de ces changements de posture, il s’agit de questionner d’où proviennent ces besoins d’un nouvel idéal durable qui émerge progressivement par des jeux d’acteurs multiples. Ce nouvel idéale émergeant passe donc à la fois par des pratiques concrètes, par des expérimentations spatiales et sociales transformant nos rapports à l’espace et par des idées théoriques prenant place au sein d’une planète devenue jardin planétaire. Reste à trouver les jardiniers.

METHODOLOGIE Pour comprendre et analyser précisément le paysage, il faut certaines connaissances propres à la discipline. Ainsi, bien que mes recherches et expériences m’ont jusque là progressivement donné des clefs et des notions sur la pratique de l’aménagement paysagé, je suis conscient d’avoir une connaissance superficielle et non pratique qui ne peut donc pas être le fondement de ce mémoire. Les réflexions seront donc nourries par les discours des différents théoriciens et praticiens du paysage contemporain qui avaient été mon entrée première dans ce champs. Ces analyses théoriques sur les notions et les discours du paysage permettront de saisir les enjeux des évolutions du paysage et en quoi celuici est aujourd’hui porteur de grands défis. Nous reviendrons régulièrement tout au long des explorations sur les différentes définitions que peut prend le paysage en fonction des regards et des contextes. Pour in-fine toujours tenter de saisir les différents modes de relation de l’homme avec la nature.

DEVELOPPEMENT Il s’agit alors dans un premier temps de dresser un portrait des discours esthétique autour de la phénoménologie et des idées du paysage. A ces fins nous établirons une historiographie choisie des notions clefs permettant de saisir un regard sur


une évolution du rapport Homme, Nature et Culture. Cela amènera à prolonger un regard esthétique au travers de ces implications politique du paysage et tenterons de saisir en quoi la question du bien commun est une notion aujourd’hui au coeur des enjeux du paysage et plus généralement de notre rapport aux choses. Ceci permettra finalement de questionner le rapport à l’action se déployant sur les territoires en considérant différentes échelles de projet mettant en action les notion évoqué précédemment.



Introduction

I. Paysage / Paysages

La naissance du paysage Paysage picturale et paysage réel L’appréciation de l’environnement naturel Comment parler de paysage ? Un nouveau rapport nature / paysage / ecologie

II. Le bien commun

Le paysage comme théâtre Esthétique et politique Bien Commun Le projet de paysage

19 21 22 24 26

29 31 38

III. L’action

L’ile de Nantes Le parc agricole de Vernant Le jardin, fabrique de paysage

Conclusion

45 51 53



19

I. LE PAYSAGE / PAYSAGES

LA NAISSANCE DU PAYSAGE

Dans son oeuvre, le philosophe allemand G. Simmel (1858 - 1918) s’est occupé de questions de sociologie (Sur la différenciation sociale, 1890 ; Philosophie de l’argent, 1900 ; Sociologie, 1908), d’histoire de la philosophie (Kant. Seize leçons berlinoises, 1904 ; Schopenhauer et Nietzsche, 1907 ; Kant et Goethe, 1906), de philosophie de l’histoire (Les problèmes de la philosophie de l’histoire, de 1892), d’éthique (l’éthique et les problèmes de la culture moderne, 1913), de philosophie de la vie (Intuition de la vie, 1918). George Simmel, Philosophie du paysage, 1912

Avec les années il va écrire sur de grandes figures artistiques tel que Michel Ange, Rembrandt et Rodin. Mais il écrira aussi plusieurs essais sur les problèmes de l’esthétique lié aux sphères de l’art, à la mode, la vie dans les métropoles modernes, les objets, etc. Son oeuvre majeure serait sans doute la Philosophie de l’argent, qui privilégie une approche esthétique plutôt que à une méthode dite philosophique : partir d’une expérience, en dessiner les contours et aller vers le plus vaste. De ceci découlera un essai remontant à 1913, Philosophie du paysage. Ce texte touche de nombreux points nodaux de la réflexion sur le paysage, et préfigurera beaucoup de questions qui persisterons dans les débats esthétique suivant. Dans cette essai, Simmel oppose la notion d’une totalité naturelle à une délimitation caractéristique de la perception du paysage. Il y a dissociation. Selon lui, la nature est infinie, elle est un événement ininterrompu de création et de destruction, et en son sein, rien ne peut y être isolé, sauf par un acte d’arbitrage qui est toujours un principe d’artificialisation. Inversement, le paysage délimite, il se comprend dans un horizon, c’est une unité particulière au coeur d’un monde, qui vient donc s’opposer à la totalité de la nature. De ce constat on en tire des conséquences : il ne suffit pas qu’on donne de la nature pour qu’on donne du paysage. Des bois, cours d’eau et montagnes se présentant à la vue ne sont pas encore du paysage. Pour que le paysage se révèle il doit y avoir un principe d’unification. Mais le paysage, comme unité indépendante, ne vient pas seulement s’opposer à la totalité naturelle, comme un nouveau type d’unité et de totalité, il arrive plutôt à se constituer en tant qu’unité sur le fond de la totalité naturelle.


20

Ainsi, la première reformulation du concept de paysage offerte par Simmel est une vision en soi unifiée, mais en rapport avec l’infniment plus étendue, la libre totalité naturelle. Pour que le paysage se révèle, il est donc nécessaire que le lien immédiat, l’adhésion spontanée à la « totalité naturelle », soit venu à manquer. Il ne peut pas se donner du paysage là où l’être humain n’est pas spontanément en communion avec la présence de la nature, c’est alors quelque chose d’autre et d’étranger. Pour que le paysage se révèle il doit y avoir une déchirure, et cet arrachement se serait produit à la fin de la civilisation médiévale. Il introduit ainsi une question qui anime encore aujourd’hui les débats, celle de la possibilité de parler de paysage avant la modernité, où il distingue un « sentiment de nature » à une conscience du paysage (relation de type compensatoire à la perte lié à la dissociation de l’unique totalité naturelle, qui produit l’expérience du paysage de la nature). Jusqu’ici Simmel parlait de la perception du paysage «réel», soit de l’expérience que nous faisons de la nature dans la nature. Mais il associera cette expérience et la représentation du paysage que nous trouvons dans l’art, et donc dans la peinture de paysage. Il explique qu’en se projetant sur la nature nous ne nous coupons pas de notre conception picturale. C’est cette continuité qui nous permet de la considérer comme paysage. Lorsque je vois la nature, je veux devenir peintre. Cette conception picturale de la nature met en jeu des objets ayant des formes d’organisation autonome qui organisent l’expérience perceptive (et qui demande à être isolés, sélectionnés, mais en relation avec la totalité naturelle) au travers de catégories préfigurant l’oeuvre d’art du paysage. La notion de paysage met donc en oeuvre des catégories artistiques qui permettront l’élaboration de l’oeuvre d’art de paysage. Rappelons que ces catégories sont régies par des règles (au même tire que l’anthropologie, la sociologie, la philosophie, etc), fruit de la création occidentale de la perspective et de ses contingences de construction techniques. C’est ainsi la création d’un rapport de sujet à objet, aux éléments constituant le paysage sur lesquels nous reviendrons. Pour fournir l’élément unificateur de la perception du paysage comme d’un entier sur le fond d’une totalité naturelle, Simmel invoque la notion germanophone de Stimmung qui est, pour l’avoir tenter avec des amis allemands, diffcile à rendre dans notre langue. Le Stimmung est « la tonalité sentimentale, émotive » avec le paysage. C’est un accord sentimental avec le paysage soit, une projection de nos sentiments sur lui. Il ne


faut cependant pas classifier des paysages selon une gamme de sentiments (paysages tristes, melanconique, serein, etc), mais plutôt montrer comment la tonalité sentimentale d’un paysage, son Stimmung, coïncide entièrement avec son irréductible individualité.

PAYSAGE PICTURALE ET PAYSAGE RÉEL

Comme nous l’avons vu, le terme « paysage », entendu comme des vues d’une portion réelle du territoire, est intimement lié à son origine picturale. Alain Roger, Court traité du paysage, 1997

En reprenant les thèses de Wilde et de Proust, Alain Roger montre que l’art détermine dans chaque époque la mode dans laquelle on regarde le paysage. Raison pour laquelle nous voyons la nature avec des yeux différents si nous la regardons après avoir éduqué notre vue à les peintures de Picasso, de Monet ou de Renoir. Plus que la culture en général, il soutient que l’art à modeler notre regard. Roger nomme «artialisation » le processus de transformation de Ia nature par l’art. Ce concept peut prendre deux directions, qui sont illustré par des exemples liés au corps humain. Le corps dans sa nudité peut être un objet d’interventions artificielles d’embellissement (tatouages, scarifications, ou simplement maquillage), mais il peut aussi être un objet de représentations qui codifie la beauté selon des conventions. Un nu artistique, donc un nu comme genre picturale, n’est pas simplement nudité du corps. De la même manière, le lieu réel (pays) n’est pas le lieu représenté (des paysages). Pour le devenir il est nécessaire qu’il y est ce processus d’artialisation. Il n’y a pas paysage sans intervention de l’art. Nous voyons la montagne Sainte-Victoire à travers les peintures de Cézanne (artialisation in visu) et par l’intervention direct sur l’espace (artialisation in situ). Les idées de Roger sont très radicale dans la mesure ou plus que supposer que notre perception de la nature soit influencée par l’art, celle ci serait constituée chez elle (un peu comme si on déduisait que notre façon de nous nourrir selon les époques était un conditionnement culturel). D’autant que les convictions que notre appréciation du paysage est entièrement causée par des modèles artistiques de représentation du paysage semble incertaine car dans les dernières décennies le paysage est devenu un sujet d’intérêt grandissant, mais il

21


22

n’a pas été établi à quelles représentations artistiques ils se référaient. D’autant que depuis le XIXeS les nouveaux medium artistiques tel que le cinéma et la photographie n’ont pas rendu moins facile à utiliser se modèle. Roger ne les cites en effet presque jamais. Puis après tout, il reste indéniablement difficile de penser que l’expérience que nous faisons face au paysage in situ soit la même que celle que nous faisons face à la peinture de paysage. Les thèses de Roger ont de toute façon le mérite de réafirmer l’impossibilité de réduire le paysage à l’environnement naturel, la différence de fond qui se passe parmi un écosystème et un paysage. Le premier est un concept récent, possiblement soumit à un traitement scientifique, la seconde met toujours en cause une perception de la part d’un sujet et la reconnaissance d’une valeur. Il reste donc vrai que la transformation d’un pays en paysage implique une métamorphose, et que le paysage nécessite toujours d’être entendu dans sa dimension esthétique.

L’APPRÉCIATION DE L’ENVIRONNEMENT NATUREL

Dans les années 60 Ronald W. Hepburn commence à décliner l’intérêt pour la beauté naturelle dans l’estetlque contemporaine, allant jusqu’a considérer une exclusion de l’expérience esthétique dans la nature. Dans la beauté naturelle et dans le paysage il n’y a pas d’équivalent de la critique artistique qui puisse fournir une base méthodologique pour un examen des catégories que nous employons. Cette exclusion du beau naturel a commencé à se déplacer au domaine analytique, vers la fin des années 70 et auront surtout pour conséquence la diffusion de la pensée écologique et du renouvellement des sensibilitées vis-à-vis de la nature. Un des premiers essais illustrant ce changement d’attitude est représenté et incarné par la pensée d’Allen Carlson au sujet de l’appréciation de l’environnement naturel. Carlson avance la distinction de trois modèles d’appréciation esthétique de l’environnement. Le premier est le modèle de l’objet, et consiste dans la considération de l’objet naturel à la recherche d’un objet d’art, par exemple une sculpture non figurative. Il est le modèle que nous utilisons d’habitude lorsque nous apprécions esthétiquement la forme d’un rocher ou un brindille de bois poli. Le seconde modèle est appelé modèle du paysage, nous le mettons en oeuvre lorsque

Allen Carlson, Appreciation and the Natural Environment, 1979


nous apprécions la nature comme s’il était une vue, comme si nous avions en face de nous une peinture de paysage, en s’arrêtant sur les valeurs formelles ou chromatiques. Ces 2 modèles sont selon Carlson inadéquats à rendre compte de notre expérience de la nature. Tous les deux ne considèrent pas l’environnement comme quelque chose dans lequel nous sommes plongés et avec lequel nous entrons en contact avec toutes nos capacités sensorielles et pas seulement à travers la vue. Lorsque nous regardons la nature comme un paysage. Nous la regardons comme si nous avions en face un objet en 2 dimensions, soit la toile d’un peintre, et pas un espace dans lequel nous vivons. En alternative à ces attitudes Carlson propose un troisième modèle, qu’il appelle le modèle de l’environnement naturel. Dans ce modèle on tente de trouver quelque chose qui puisse découler de notre expérience esthétique de la nature. La même fonction que lorsque l’on est exposé à une oeuvre d’art, permet d’activer des catégories stylistiques, artistiques. Mais l’unique chose qui peut avoir un tel rôle est la connaissance scientifique de la nature (scientic cognitivism). La science naturelle, donc la botanique, la zoologie, la géologie, la biologie etc nous fournit les moyens pour comprendre quelles catégories sont appropriée et les quelles ne sont pas adaptées dans notre appréciation esthétique de la nature. Ces catégories accomplissent donc la même fonction que celles des oeuvres d’art qui recouvrent des catégories comme «expressionnisme», «cubisme» etc. Pour autant le modèle environnementale ne recouvre pas tous les aspects essentiels qui se jouent dans notre expérience esthétique de la nature comme l’imagination, ou la littérature... Aussi il est difficile (voir impossible) d’indiquer avec quelle précision le type et la « quantité » de connaissance scientifque nécessaire pour apprécier l’environnement. Une objection encore plus radicale peut se formuler sous la forme d’un dilemme : si la perception au travers des catégories scientifiques est une condition suffisante pour donner une expérience esthétique de la nature, comment comprendre alors ce qui diversifie la perception esthétique de celle cognitive ; si elle est nécessaire mais pas suffisante, qu’es ce qu’on ajoute à la considération scientifique dans l’expérience esthétique de la nature ? La proposition de Carlson offre donc une réduction plutôt sommaire du paysage. Pour Carlson l’expérience du paysage n’est rien d’autre qu’une expérience de projection sur la réalité par des catégories et des attitudes relatives à la peinture. De ce point de vue son orientation n’est pas beaucoup

23


24

différentes que les autres pensée exposées si avant. Il y a dans l’expérience du paysage le reflet de l’activité artistique avec la différence que pour Carlson, cette dépendance est la mise en avant de l’Insuffisance du modèle du paysage et de sa distance vis-à-vis du rapport avec la nature. Il mettra notamment en différence le rapport européen au paysage, toujours un paysage culturel, c’est-à-dire un ensemble entre nature et histoire ; et américain pour qui le paysage est avant tout la nature sauvage, non polluée soit le mythe de la « wilderness » (la nature vierge). Il soutient finalement que la seule approche purement scientifque, ou cognitive, est la seule adéquat pour une appréciation de la nature. Cette approche scientifque aura donc notamment développé durant les années 70 l’émergence d’une culture écologique dans laquelle nous sommes encore aujourd’hui.

COMMENT PARLER DE PAYSAGE ?

Le géographe français Augustin Berque développe une thèse s’opposant à la perception du paysage comme d’un phénomène universel de notre expérience esthétique, c’est à dire qui se révèle dans chaque culture. Il est convaincu de l’importance historique de la sensibilité du paysage et retient qu’elle ait été élaborée seulement dans peu de cultures et que la plupart des peuples et des époques ne la possède pas. Selon Berque, il serait possible de montrer qu’il existe des sociétés de paysage et des société sans. La fondation d’une telle pensée doit réunir différents critères, de conditions, déffinissant la possibilité de l’existence du paysage. La présence d’une ou de certaines seulement de ces conditions ne su sent pas pour conclure que nous nous trouvons face à une vraie reconnaissance du paysage. Il est nécessaire qu’il y est la présence de 4 conditions : il faut que la civilisation en question ait produit un ou plusieurs termes qui désignent le paysage, c’est-à-dire que la langue dans laquelle cette société s’exprime possède un ou plusieurs mots désignant le paysage ; il faut qu’il y est la production de représentations figuratives du paysage, sous forme orale ou écrite ; et enfin cette sensibilité au paysage doit être traduit dans la création d’espaces modelés sur la de base d’une conception du paysage, ou bien de jardin. Berque, identifie ainsi la présence de 2 véritables sociétés du paysage : l’Europe moderne (à partir du XV siècle) et de la Chine ancienne. En Chine il remarque l’existence de terme désignant le paysage (divergeant des langues

Augustin Berque, 5 propositions pour une theorie du paysage, 1994


européennes, où d’habitude le terme est unique) depuis déjà plus de mille ans. Il y a une peinture de paysage qui préfère la représentation de paysages imaginaires, pas reproductible ; il y a des documents écrits qui témoignent d’une attention au paysage mais qui n’est pas seulement limité à la vue, comme généralement en Occident ; sans compter le développement en Chine et à Japon d’une tradition de jardinage. (cf. François Jullien, Vivre de paysage ou L’impensé de la Raison). La conception du paysage échafaudé par la thèse de Berque ne qualifie cependant pas certaines sociétés du paysage, par exemple les civilisations grecques ou romaine anciennes, dans lesquelles il parle de forme symbolique de paysage, c’est-à-dire sous la forme d’une élaboration du paysage réel sous la forme de médiation culturelle. Ici la peinture de paysage est seulement un des exemples possibles. De là Berque duplique la notion du terme paysage, qui fait en sorte qu’il puisse indiquer soit la chose, le territoire perçu, soit la représentation de la chose (les rapports qui lient le premier à la deuxième sont nombreux et varié). Berque préfère parler d’interprétations plutôt que de représentations du paysage, en entendant souligner que les représentations du paysage sont déjà des interprétations de celui-ci. Sur la base de toutes formes d’interprétation du paysage nous organisons et disposons les paysages dans lesquels nous nous trouvons. Dans le paysage il y a donc une réalité, une apparence de réalité. Sans la présence d’un sujet percevant et donc créant des images du territoire (réel), il n’y a pas proprement de paysage mais seulement du territoire ou des écosystèmes, quelque chose qui concernent donc les sciences naturelles et peut être décrit objectivement. Les aspects morphologiques d’un territoire ne signifient pas encore voir comme paysage : pour que ceci se produise il est nécessaire de considérer ce territoire perçu au travers des déterminations sociales et historiques et donc au travers de la culture. Berque dépasse donc l’opposition de sujet et d’objet, et lorsque il écrit que le paysage est structuré par notre regard il ne le considère pas comme sujet, mais plutôt comme se qui crée de l’interaction entre sujet et objet : la dimension écologique et la dimension symbolique ne sont pas des dissociables. En somme, le paysage chez Berque est un rapport des sociétés avec leur environnement et d’autres cultures peuvent avoir d’autres formes de médiation, par exemple rituelles, religieuses, politiques ; pendant que l’élaboration d’un schéma esthétique s’accompli pour la structuration et la disposition du territoire.

25


26 UN NOUVEAU RAPPORT NATURE / PAYSAGE / ECOLOGIE : LE TIERS PAYSAGE Le paysage est défini par Gilles Clément comme un projet. Il est un «jardin en mouvement», une forme laissé libre de répondre, non fixée à priori ; fondé sur le renforcement des possibilités de déplacement, des contaminations et des mélanges, des sauts d’échelle et de lieu. II remet en question notre attitude à préserver le paysage. En effet notre attention aux caractères des lieux, qui donc assure une identité aux paysages, empêche la diffusion des espèces. On ne peut placer un territoire comme modèle, l’élever au rang de patrimoine national ou mondial, l’organiser. Créer des modèles, érigés en patrimoine, condamne le Tiers paysage à disparaitre. Au contraire, Gilles Clement déplace notre regard sur les processus d’autorégulation, des mélanges perpétuels au sein du paysage planétaire qui se joue de contraste avec des dynamique de transformation et de conservation identitaire. Il nous demande d’apprendre à observer le fonctionnement du résidu. Observer les comportements qui se déroulent dans ces espaces, les êtres qui y trouvent citoyenneté ! Dans le regard posé sur le tiers paysage, il nous propose de découvrir un territoire de formation des diversités, entièrement construit, toujours à projeter par le vivant. Contrairement à une vision de patrimonisation du paysage. Ca n’est pas quelque chose qui puisse se transmettre. Faut-il donc sauver le paysage en le transformant ? Certainement en faisant avec et non contre. En redéfinissant sensiblement le rapport nature/homme. Relève t-il d’ailleurs du bien commun ? Non, s’il est compris comme quelque chose de naturel, ou un patrimoine à préserver. Oui, s’il est le paysage commun : ce qui se passe pour tous et à tous, qui brise les clôtures, les régions et les frontières, ce qui porte atteinte à toute composition locale, ce qui échappe à la taille et les propriétés. Le paysage rend cependant visible ou cache, mais véhicule en tout cas, un schéma du pouvoir et du conflit. Selon Gilles Clement il faut alors donner au Tiers paysage le rôle de matrice d’un paysage global, en devenir. Le déclarer comme lieu privilégié de l’intelligence biologique et donc ayant la capacité de se réinventer continuellement. Le paysage n’est donc pas un avoir. Il est un pouvoir voir, une forme de conflit pour porter au visible les richesses communes du monde. C’est, du point de vue cognitif, un paradigme, fondé sur la perception, sujet à des révolutions

Gilles Clement, Manifeste du tiers paysage, 2014


scientifiques, en évolution continue, donc pas réductible à un simple système de notions, de croyances, d’idées et de préjugés qui imposent des lois à une époque donnée. Il est, du point de vue politique, un dispositif, dans le sens indiqué par Foucault autour du biopouvoir, il concerne tant les discours, que les régimes du visibilite, que les pratiques, les tactiques et les institutions. On pourrait donc dire qu’il fait parti du dispositif de production spatiale de la forme politique. C’est le miroir du conflit qui porte au régime du visible, une esthétique, des résistances, des renversements, des fragilités, des lignes de fuite et des singularités.

27



29

Eugenio Turri, Il paesaggio come teatro, dal territorio vissuto al territorio rappresentato, 2006

II. LE BIEN COMMUN

LE PAYSAGE COMME THEATRE

S’il est vrai que la vie est une représentation, il est alors possible d’imaginer que le paysage est assimilable au théâtre, un théâtre dans lequel la scène serait le territoire comme scène des représentation et de l’action. Il s’agit alors de voir le paysage comme théâtre, un théâtre dans lequel les gens et les sociétés jouent leur histoire. Cette conception du paysage sous entend que les Hommes et leurs sociétés se placent dans la comparaison avec le territoire dans lequel ils vivent. Cependant il faut considérer le double jeu entre le rapport d’acteur qui transforme et de spectateur qui regarde. Il y a ceux qui savent s’émouvoir face au spectacle du monde et ceux qui se projettent et construisent dans le respect de l’existant afin de créer des futurs. C’est alors la capacité de percevoir, représenter et construire le paysage en conjuguant une conscience écologique, avec un penchant à défendre les identités et la mémoire qui y sont reflétés. Bien au delà des questions de patrimonialisation, la métaphore du paysage comme théâtre suggère une réflexion sur les valeurs et les incidences que chaque nouveau scénario peut avoir sur l’Homme et son environnement. Cette notion raconte de part l’histoire la capacité de l’Homme à construire un paysage-théâtre dans lequel culture et nature son liées. Il est alors cette manifestation de la société et de la culture qui la regarde et la manipule. Cette approche de la notion de paysage permet de réunifier sous un commun dénominateur les connaissances des différents regards qui le composent : du géographe à l’architecte en passant par le citoyen et le politique, qui portent tous de façon consciente et inconsciente des engagements à travers lui. Cette idée de paysage implique de reconnaître l’importance de la représentation que les Hommes se donnent à travers lui, ceci depuis les grecs anciens qui ont su développer l’action théâtrale. Le paysage n’est donc pas seulement le lieu physique dont pouvaient parler les géographes de jadis, mais le théâtre dans lequel chacun peut endosser le rôle d’acteur et de spectateur. Ces deux positions antagonistes participent l’une de l’autre. En effet, le spectateur ne permet-il pas de mieux saisir le


30

sens et le signifié de l’agir ? De ce moment où l’on est dans la mêlée ? L’art dramatique est avant tout la scène du jeu et du rite, il fait partie de la vie et est inhérent à l’agir. Dans le théâtre grec en particulier on attribue une fonction réflexive au théâtre, les tragédies représentes des mécanismes comme miroirs de la nature. Mais dans quel mode le paysage peut-il être représentation ? Ainsi considéré, le paysage peut devenir le reflet de l’action territoriale. Il est le reflet de l’action qui le transforme. Il se fait ainsi image, représentation. On peut assigner au paysage la fonction de référentiel (visuel) fondamentale aux fins de la construction territoriale. Celui ci se réalise quand sa naturalité se transforme en espace culturel, c’est-à-dire lorsque il se charge de références et d’objets humains, en se proposant comme scène. Finalement l’Homme ne cherche t’il pas son reflet dans la nature et son oeuvre ?

ibid. p.29

Préparer le paysage signifie alors préparer la scène. On passe du théâtre de la nature au théâtre de l’histoire. En termes concrets de rapport entre homme et nature cela signifie insérer une action précise dans un milieu donné. La scène devient ainsi le témoignage de l’activité : le miroir dans lequel l’homme retrouve sa présence dans le monde. Cette conception du paysage permet de ne pas le considérer comme simple conteneur de l’action. Considérer par le regard de l’art dramatique, c’est considérer l’importance d’une mise en scène. Cependant le temps des Hommes est profondément divergent de celui des territoires. Bien que la rapidité des transformations actuelles augmente et mette nos paysages sous pression, ils nous sembles souvent immobiles. Il est alors facile de s’exclure de choses qui nous concernent étroitement. Il faut alors faire entrer dans nos considérations la diversité de temps des choses. L’asynchronie doit être dépassée pour qu’il y est adhésion aux projets. Mais au fond, ce qui compte n’est t’il pas le temps de la culture qui survit et perdure aux individus ? Le combat actuel, dans un contexte de déprise agricole, de pression du foncier, d’étalement urbain généralisé semble finalement prendre la forme d’une reconquête et une reconnaissance de nouveaux rapports Hommes Nature encore émergeant. Cependant l’art dramatique du paysage sera toujours différent de l’art dramatique théâtral. On pourrait dire que les mythes d’autrefois ne nous animent plus, bien qu’être acteur signifie toujours être dans le paysage.

ibid. p.29


Ce rapport reste cette image doublement poétique d’un territoire qui se transforme au grès des considérations véhiculé par des regards et des époques. Il est la scène, la scène politique, qui accueille le théâtre de nos vies. Cette idée d’une scène de la politique laisse parler le paysage comme espace symbolique, esthétique, constitué d’une diversité de lieux et de non-lieu, où se représentent le pouvoir. L’action qui s’y dépose pour transformer les choses produit des reconfigurations des territoires, des habitats, des rapports sociaux existants, etc, qu’un nouvel énoncé de la scène politique devra à son tour reconfigurer. J. Rancière, Le spectateur émancipé, 2008

ibid. p.31

« L’ensemble revêt l’existence du théâtral » qui nous propose d’interroger le couple esthétique et politique qu’il met en jeu. Cette esthétique est à entendre comme un des domaines opérant des ruptures de la pensée politique et propose des métaphores et des modèles pour penser la politique. Cette philosophie de la politique permet de mettre en parallèle un ensemble de notions autour de ce couple et du paysage comme scène du « partage du sensible ».

ESTHETIQUE ET POLITIQUE

Depuis quelques années de nombreuses questions se soulèvent et se posent par et pour la notion de paysage. En effet comme nous l’avons vu, la définition du paysage entendu comme la portion d’un pays offert au regard d’un spectateur est aujourd’hui mise à mal. Cette sensation de maîtrise d’un environnement issue d’une construction esthétique et morale n’est plus suffisante car la complexité qui est aujourd’hui observée relève tout autant des champs esthétiques, qu’économiques, juridiques, politiques, etc. Le paysage est ainsi à aborder par une réflexion plus globale sur les villes, leurs territoires et leurs expansions, sur les impacts des aménagements, etc. On peut se demander quelles sont les conséquences d’un élargissement des champs abordés par le paysage sur sa lisibilité, ses pratiques et sur sa définition même en tant que concept car l’ensemble des questions jusqu’ici articulées échappe entièrement au regard contemplatif et nostalgique de l’éthique environnementale qui voudrait qu’une chose s’impose toujours à la vue : une identité à préserver à reproduire. C’est cette idée d’un paysage « libre » des connaissances dans lequel il est produit. Vouloir le défendre des conditions économiques et

31


32

sociales, des données culturelles ou plus généralement des interactions et des conflits qui le traversent, ne permettent pas de le considérer comme nature. Il y a alors souvent une réduction du paysage, à une idée d’autonomie, qui élude ses réels objectivités. A travers sa réification. On pourrait alors dire qu’il disparait derrière une certaine forme d’esthétisation fondée par la donnée politique. On observe en effet que l’esthétisation du monde réduit les données politiques à de pures représentations, à des simulacres dirait J. Baudrillard, qui empêchent de discerner la réalité brute et conflictuel du réel. D’un certain point du vue, la politique est alors percevable comme la vision la plus communément acceptée, qui empêche la lecture critique du réel. Le réel se cristallise comme un objet à contempler, paradoxalement non-modifiable. Ces principes esthétique de la politique du paysage nous ramèneraient alors à une action anesthésique. La donnée politique devient invisible, esthétisée, ou plutôt, anesthésiée. On peut alors parler de disparition du paysage, sans doute par exemple lorsque l’on parle du territoire moderne. Mais que signifie alors penser au territoire comme miroir du pouvoir ? Qu’est ce que le miroir ? Il faut bien sur se demander ce que nous voyons dans le miroir. Mais il s’agirait davantage de se demander comment s’opère ce reflet. C’est peut être à partir de là qu’on peut commencer à comprendre en quoi consiste la politique du territoire et du paysage.

« Le paysage est à la fois miroir et matrice : miroir parce que construit par un collectif qui se projette dans une lecture plurielle mais partagée de son cadre de vie – quoique pas forcément unanime –, et matrice parce que cette lecture guide ensuite les pratiques et l’aménagement »

Durant l’époque moderne le paysage n’a-t-il pas pris la forme d’une juridiction donnant forme à un état nation, ou plutôt la souveraineté d’un état (d’après guerre) en reconstruction qui créait des productions spatiales à son image ? Ne faut-il pas voir la modernité comme un moment de l’histoire ou l’Etat et son pouvoir se sont donné comme forme d’espace ? La forme spatiale du pouvoir est le territoire, inversement, peut on mesurer le pouvoir par et à travers la mesure de l’espace ? Le paysage politique tel qu’a pu le caractériser John Brinckerhoff Jackson est le produit de la décision d’un pouvoir

J. Rancière, Le spectateur émancipé, 2008

Anne Sgard , Marie-José Fortin et Véronique Peyrache-Gadeau, Le paysage en politique, Développement durable et territoires, 2010


Jean-Marc Besse, Le paysage, entre le politique et le vernaculaire. Réflexions à partir de John Brinckerhoff Jackson, 2003

central cristallisant des archétypes, d’un idéaux sociaux, moraux, etc. Ce paysage permet de rendre visible le pouvoir en des aménagements et des infrastructures : comme des chefs lieux, des espaces publiques, des jardins, faisant appel à des symboles et des iconographies spécifiques qui peuvent s’appliquer autant au micro qu’au macro. Néanmoins ce paysage politique reste principalement de l’ordre de la grande échelle qui s’étend sur un espace conçu comme homogène et en prise directe sur les régions qu’il administre. Le paysage politique est marqué par ces grands travaux qui permettent d’organiser les territoires, de tracer des limites physiques et immatérielles. Ces dispositifs techniques se manifestent par exemple dans les infrastructures autoroutières et les autres grands axes révélant par leur dessin des géométrisations du territoire. A l’image des production du groupe Superstudio qui a su saisir les enjeux de son temps au travers de questionnements épistémologique et des moyens graphiques et artistiques, on pourrait dire que durant l’époque moderne la grille orthogonale étendue sur le réel est rendue possible de par un contexte historique et économique particulier (nécessité de la reconstruction de l’habitat et des grandes infrastructures - hygiénisme - volonté de progrès sociale et explosion de la consommation - etc). Ces quadrillages du globe (image d’une pensée politicienne) expriment par la cartographie le dispositif politicien fondamental de la modernité. C’est la tentative de définition d’un état reprenant pleine possession de son territoire qu’il désir maitriser et qu’il conçoit continue, culturellement homogène et composé de noeuds fonctionnels orientés vers une centralité unique, la capitale. Définir de cette manière un espace continu, homogène et isotrope signifie définir la nature géométrique d’une étendue. La représentation géométrique de l’espace a donc été une matrice du pouvoir politique moderne. Cette matrice assoie ainsi une pensée politique de l’espace par le biais d’une esthétique moderne de la définition de la liberté, de l’égalité (et de fraternité). La mise en application spatiale d’une pensée politique de l’Homme moderne à grande échelle aura transformé de façon décisive les paysages que nous connaissons ainsi que notre rapport à eux.

ibid. p.33

« La politique n’est pas devenue esthétique par la perversité des dictatures modernes. Elle a toujours été esthétique au sens premier du terme : elle a pour coeur le partage du sensible dans lequel une communauté instaure

33


34

son ordre et ses exclusions. C’est sur ce fond que l’âge romantique a pu identifier les absolus nouveaux de l’art au principe d’une vie nouvelle. Et l’écriture des savoirs sociaux use toujours pour rendre ses objets visibles d’une poétique qui implique une décision sur cette esthétique. »

Si l’on s’écarte de la carte étatique du territoire et que l’on se plonge dans une représentation picturale de celuici, la fuyante de la perspective permet de donner la mesure aux objets qui s’organisent dans l’espace. Elle leur donne ainsi des rapports de comparaison ou plutôt elle illustre des principes s’insérant dans un réseau de rapports avec une portion du monde. En posant la métaphore, on pourrait dire que le paysage et la vue sont alors perceptible eux même comme miroir du pouvoir puisque que tous deux usent de la mesure comme élément fondamental du rapport au monde. Ne manquons pas de considérer que la peinture peut être entendue comme une procédé d’interprétation de la réalité. Elle réorganise le réel au profit d’une représentation de celuici. Ainsi un tableau de voyageur romantique étant à l’époque un sujet dit « bourgeois » est donc chargé d’intentions, celui ci portera au régime du visible des sensibilités, des intentions chargées politiquement. Cela amène à s’interroger sur les valeurs que la notion de paysage peut alors déployer. Considérer ainsi le paysages permet-il de le considérer comme un instrument de création d’un regard et de réalités économiques et sociales ? Plus généralement, quelles significations et quelles valeurs un paysage peut-il aujourd’hui proposer ? Comme nous l’avons vu précédemment les relations art nature paysage sont des notions intimement liées. Dans son livre « Le spectateur émancipé » le philosophe Jacques Rancière s’interroge sur les relations qu’entretiennent l’art et la politique. Il souligne notamment un paradoxe entre ces deux notions toujours en conflit. L’une comme l’autre, l’art et la politique sont des formes esthétique (aesthesis = la sensation) fondées sur des modes différents du sensible. Ainsi la notion d’esthétisation de la politique est une notion qui porte à l’ambiguïté. Celle ci ne suppose pas que l’esthétique ait eut simplement une fonction instrumentale par la politique servant à représenter et mettre en forme les décisions politiques. Réciproquement, l’esthétique n’est pas la pratique artistique qui à pour fonction spécifique de servir la politique. La politique ne peut alors pas être saisie par le


champs esthétique parce qu’elle utilise l’art ou des moyens artistiques mais bien parce qu’elle participe à un « découpage du sensible » qui oriente « si et comment des corps font communauté, quelles positions respectives ils occupent, ce qu’ils doivent faire à cette place » etc. On peut ainsi comprendre que la politique n’est pas tant l’art de gouverner, c’est avant tout l’adhésion d’une communauté à une sensibilité. Nous pouvons ainsi considérer que la politique est ce qui divise le réel, par la division des sensibilités. L’apparence n’est pas le contraire du réel. L’existence d’un domaine esthétique spécifique dont la politique viendrait contester l’autonomie n’est elle-même qu’une configuration récente de l’univers des discours et des pratiques. C’est comme nous l’avons vu à l’âge des révolutions modernes que l’esthétique se spécifie ainsi. Pour comprendre les rapports entre politique et esthétique, il faut donc bien ramener le terme d’esthétique à son sens premier : ce qui concerne le sensible.

J. Rancière, Le spectateur émancipé, 2008

Posée ainsi, l’une des fonctions de la nature politique est de « produire une sensibilité commune » au moyen de la configuration du « partage des représentations, du visible et de l’invisible, du dicible et de l’indicible, capable de capturer les sensibilités, de les unifier en un nous homogène, sûr de lui-même et du monde collectif qui accueille cette identité. La fiction du politique est essentiellement la configuration d’un consensus : elle est l’invention d’un collectif qui passe par l’unité d’une perception commune. On pourrait dire, en ce sens, que le plus vieux travail du politique est de rassembler et d’attacher les sensibilités, de les unir en un même régime d’émotions. » Pointé du doigt par Walter Benjamin, « l’esthétisation du politique » est à percevoir comme une forme singulière du sensible constituant le champ politique. Contrairement aux pensées antérieures qui partaient du postulat de l’idée d’art comme champ des représentations pures (bon à orner les murs), la modernité a su établir la reconnaissance de l’art et de l’esthétique comme champ autonome. Cette autonomie étant absorbée par la politique moderne il y aura alors esthétisation de la politique. Ce nouveau rapport produira ainsi de nouvelles formes d’art correspondant aux idéaux d’une époque qui s’attachait à créer « un Homme nouveau ». Cette esthétisation du politique est donc à comprendre comme la mise en adéquation d’idéaux humanistes moderne accompagnée d’une révolution esthétique nouvelle. Cette

35


36

révolution « est le congé donné aux règles de la mimesis, l’abolition de la distance entre le modèle du Beau et le spectacle du sensible, libre jeu des facultés qui atteste une puissance virtuelle de réconciliation entre nature et liberté. » Ainsi, la réalisation esthétique du politique permet la fédération d’un « corps communautaire » en identifiant des principes acceptés culturellement, juridiquement et de nature spatiale par une majorité. C’est pour ainsi dire une forme de réconciliation entre art et politique permettant de faire communauté. De même, « la notion de représentation […] assure le lien entre le domaine esthétique, au sens restreint, et l’esthétique de la communauté au sens large. Ces notions - tout comme celles de culture ou de socialité préjugent déjà de ce que j’appelle l’esthétique du politique : la notion de «mentalité» implique une figuration du politique où celui-ci advient comme la floraison suprême d’une communauté sensible qui se médiatise d’abord en gestes et croyances du quotidien. » On utilise donc toujours des catégories dites esthétiques dans la constitution d’un objet de savoir se référant nécessairement à une certaine culture, une certaine histoire et donc un certain quotidien. Cela est créateur d’une poétique inconsciente qui figure les rapports entre le nous et les choses. Nous renvoyant en dernière réflexion à une esthétique du politique. Notre nature politique reflète ce conflit qui existe entre les Hommes. Rappelons qu’elle est quelque part le fondement de notre humanité posant l’orde du vivre en commun. Ce vivre en commun peut être vu comme réconciliation ou comme conflit. La nature de l’un comme de l’autre porte sur « l’existence et le fonctionnement de la discussion elle-même, en tant qu’elle inclut telle ou telle catégorie des humains, ou qu’elle l’en exclut. » Il en va de même de la nature des discours sur le paysage. Cependant on observe qu’au regard des problématiques actuelles de transition démographie, urbaine, énergétique, d’expansion des villes et de la généralisation de la condition urbaine faisant pression sur le vivant, une culture politique et éthique du paysage se met progressivement en place. Ces changements d’attitude correspondent sans doute à de nouvelles formes d’expérience de l’espace, de la société et de la nature, qui apprennent nécessairement des expériences passées et font avec le réel qui lui est donné. C’est une tentative perpétuelle de redéfinition des aspirations d’une génération à son expérience au monde ou la question de « qualité de paysage » tient une place toujours plus importante dans ces changement d’attitude.

J. Rancière, Esthétique de la politique et poétique du savoir 1994


On notera que des tentatives sont faite pour donner des cadres législatifs nouveaux autour de la question du paysage. Ainsi en 1993 la loi Paysage permet de faire entrer la notion du paysage dans le cadre juridique. Cette convention a pour ambition de rendre obligatoire les préoccupations paysagères pour toutes les procédures d’aménagement. En 2002, la convention Européenne du Paysage va dans le même sens et propose de ne plus simplement porter à considération des problématiques paysagères d’ordre remarquable (notamment la question des parcs nationaux qui sont systématiquement des mises sous cloche de bouts de nature) mais de s’attacher à valoriser le paysage comme un objet évolutif et quotidien. Ceci passe naturellement par la promotion d’actions non plus seulement tournées sur la protection du paysage mais sur l’intégration de dynamiques multiples (écologique, économique, développement de l’habitat, etc) et sur l’inclusion citoyenne dans les politiques de gestion et d’aménagement du territoire sur lesquelles nous reviendrons :

Convention européenne du paysage, 2000

« Élément essentiel du bien-être individuel et social et de la qualité de vie des populations, le paysage contribue à l’épanouissement des êtres humains ainsi qu’à la consolidation de l’identité européenne. Il participe de manière importante à l’intérêt général, sur les plans culturel, écologique, environnemental et social et constitue une ressource favorable à l’activité économique, avec le tourisme notamment. Si chaque citoyen doit certes contribuer à préserver la qualité du paysage, les pouvoirs publics ont la responsabilité de définir le cadre général permettant d’assurer cette qualité. La Convention établit les principes juridiques généraux devant guider l’adoption de politiques nationales concernant le paysage ainsi que l’instauration d’une coopération internationale en la matière. » Les préoccupations glissent laissant place avec elles à de nouveaux régimes du visible, à de nouvelles sensibilités, de nouveaux rapports entre l’homme et la nature. De nouvelles façons de voir et concevoir l’espace. Le concept politique du paysage reste pertinent bien qu’il soit en quête de redéfinition tout en restant la scène du théâtre de nos vies. Cependant cette scène qui semble depuis une trentaine d’année en pleine réinvention cherche à produire de nouveaux regards, de nouvelles formes de savoirs et de considérations du rapport Homme Nature. L’une des notion qui semble émerger des multiples mouvances actuelles semble être le question du bien commun. Ce n’est pas une notion nouvelles mais semble détenir la capacité de se donner transversalement aux différents discours sur le paysage.

37


38

LE BIEN COMMUN

Comme nous l’avons vu, le paysage est cette scène, cette scène politique mettant en jeu des regards qui le porte et des actions qui le transforment en fonction du regard. Cette scène nous appartient à tous car elle nous accueille en son sein. Cependant les recherches appliquées au paysage tendent à ressaisir cette chose appartenant à tous et de son concept, offrant des potentiels indéniable tant du point de vue du développement territorial durable que de la question de vivre et du faire ensemble, ou encore de la pensée politique. Dans un contexte de décentralisation étatique, d’économie de marché, d’individualisation croissante et d’expansion des villes, la pression exercée sur la nature est accrue et cette scène fondamentale qu’est le théâtre de nos vies semble chercher à réconcilier notre rapport aux choses et aux autres. Tout le monde parle de crise permanente. « Il y a crise lorsque les modes de régulation d’une situation dynamique ne sont plus opérants » disait René Tabouret. On observe en effet depuis une trentaine d’années des mécanismes de cloisonnement sociaux, de perte de statut de l’espace publique, de crise du vivre ensemble et du politique. Les pratiques et pensées émergentes qui résulte de ce constat semble commencer à définir de nouvelles conceptions de cette scène. Ne tentent t’elles pas de saisir à nouveau notre rapport au chose et aux autres pas le moyen de l’invocation du bien commun ? En quoi cette notion de bien commun et la pensée paysagère permettent-ils de ressaisir nos sensibilités ? Aujourd’hui les sondage d’opinion nous révèlent une crise politique, une crise de la chose publique (la res-publica), et donc de cette valeur que nous partageons tous. Cependant, si le paysage est ce que nous avons hérité de nos aïeux et que nous devons défendre pour le faire perdurer la chose pourrait donc sembler évidente : le paysage est un bien commun, à défendre, un patrimoine à conserver, consistant dans la corrélation entre l’expression d’une nature et d’un travail humain. Cependant au vu du contexte actuel l’on peut se demander pourquoi les initiatives politiques peinent-elles à définir une nouvelle tutelle reflétant les enjeux actuels ? Nous pourrions tout d’abord avancer que les dispositifs de loi ne son pas pleinement opérant parce que le paysage n’est pas une chose. Il s’agit avant tout de traiter les façons de voir les choses. L’on remarque à ce propos que se sont avant tout

Xavier Guillot, Ville, territoire, paysage, 2016


les initiatives citoyennes, associatives et quelques acteurs émergent qui participent majoritairement au renouvellement de ce regard, par le bas. Rappelons ici que le paysage consiste dans la perception culturelle de ce qui nous entoure. Il ne peut donc pas être simplement « défendu » par une entité politique. Le considérer en tant que chose est précisément l’un des premiers renversements d’une longue série de glissements sémantiques qui ont déterminé la situation actuelle. La question du paysage, sa valeur politique et civile, renvoie à un ensemble de sujets bien plus complexes. Cependant, la politique du paysage n’est pas déductible de sa tutelle, c’est une nécessité. Pour voir le paysage il ne suffit pas simplement d’un oeil pour voir, il y a alors la nécessité d’une réflexion qui le constitue dans sa diversité : en somme, une théorie, qui semble être en construction, en gestation depuis déjà quelques années. La notion de bien commun semble en être une clef de voûte articulant le rapport homme politique et homme nature.

Anne Sgard, Le paysage dans l’action publique : du patrimoine au bien commun, 2010

Corentin Kerhuel, Article juridique: Propos sur la notion de bien commun, 2009

Corentin Kerhuel, Droit financier, éthique des affaires et droit comparé, 2009

Cette notion est une entrée riche qui est apparue depuis peu dans les discours sur le paysage et qui se diffuse aujourd’hui au travers de nombreux champs et acteurs. Elle est à aborder autant au singulier qu’au pluriel et repose sur des cadres juridiques et philosophique en renvoyant à la question de l’intérêt général (héritière de la « volonté souveraine » de Rousseau, qui elle aussi connait un regain d’intérêt répondant aux réflexions sur les formes nouvelles de démocratie). Dans un premier sens, qui est plus général, c’est avant tout une liste des biens dont « la jouissance par tous est protégée ». Ainsi, le monde juridique place le bien commun dans la catégorie des choses n’appartenant à personne mais dont les valeurs qui les saisissent permettent la justification d’une protection (on pense alors à l’environnement, l’éducation, etc). Dans un second sens, le bien commun se traduit comme étant « le moyen par lequel chacun peut acquérir à la connaissance ». La philosophie de Platon et d’Aristote défini alors plusieurs formes de reconnaissance possibles de bien commun : se sont « des instruments permettant à chacun la connaissance, des supports de communication de la connaissance, des marqueurs de connaissance permettant de la reconnaitre, ainsi que des actions permettant la transmission de la connaissance. » Cependant cette notion reste à contours flous de par ses définitions multiples, la diversité des champs qu’elle peut aborder et de la quantité d’objets autant matériels qu’immatériels tel que l’eau, l’alimentation, le travail, l’éducation, les soins, la culture, l’environnement, le paysage, etc qu’elle peut saisir. Il est dans les faits assez difficile de définir une chose qui

39


40

doit être protégé par tous mais n’appartenant à personne (la res-nullius : qui désigne une chose sans propriétaire mais qui reste néanmoins appropriable) dans une perspective de bien commun. Il semble cependant inévitable de lier autant une approche philosophique basée sur la connaissance et la reconnaissance des choses communes à une définition juridique afin de pouvoir justifier d’une protection de la part d’une société. Une introduction du bien commun dans le champ paysagé va de paire avec les bouleversements de l’ensemble des discours portant sur l’environnement et le développement durable. Il suppose de penser une nouvelle définition du vrai, du beau et du bon pour une croissance commune que la société actuelle ne semble pas encore pouvoir proposer. Finalement, parce qu’elle nous rend plus sensibles aux enjeux du bien commun, la crise écologique, nous amène à adopter de nouveaux modes de vie plus respectueux de l’environnement, un bien qui appartient à tous. Vilaine Hacker propose de décomposer les composantes du bien commun en 3 catégories. Il y a tout d’abord les bien de la communauté, matériels et immatériels. La communauté de biens, qui caractérise l’accès de chacun aux biens de la communauté tout en procurant de l’appartenance. Et enfin le bien du bien commun qui est l’équilibre d’un individu à sa communauté. Cette notion de communauté de partage semble être un qualificatif récurrent des discours actuels permettant de croiser les différents usages du bien commun qui se positionnent dans le cadre global du développement durable et dans les questionnements éthiques qu’il induit. Ce qui semble faire l’union de toutes ces approches semble ainsi être les questionnements des valeurs que portent la gestion commune. Toutes les approches soulignent que le bien commun n’est pas donné, il est une construction sociale qui s’établit dans l’interaction des acteurs. Ce qui fait de lui un objet éminemment politique. Ainsi ces valeurs interrogent autant l’universitaire, que l’entrepreneur, le politiciens ou plus généralement le simple citoyen dans la mesure où elles interrogent autant l’oïkos (la maison commune) que le nomoï (les règles de gestion). Les paysages sont des lieux de pouvoir des sociétés contemporaines et le reflet de systèmes de valeurs qui fondent des «paysages éthiques» (moral landscape), estiment ainsi les géographes australiens Howitt et Suchet-Pearson.

Vilaine Hacker, Penser le bien commun pour imaginer le territoire, 2014


Anne Sgard, Marie-José Fortin et Véronique Peyrache-Gadeau, Le paysage en politique, Développement durable et territoires, 2010

Ceci renvoie au terme d’oeconomie que Carl Von Linné décrivait au sens étymologique par les deux termes exprimés ci avant. Cette pensée de l’économie propose ainsi de porter la notion d’éthique et de responsabilité des acteurs au sein d’une économie de marché reposant sur un sol reconnu comme ressources limité. Ces tentatives d’approche critique des systèmes actuels dénotent une volonté de fond de définition du concept de commun qui impose d’interroger les régimes de gouvernance (la répartition du pouvoir, les formes juridiques) et de politique qui régissent l’oïkos. C’est un questionnement autant vertical qu’horizontal qui se doit d’aller de la maison aux états nationaux et supranationaux, des individus à leurs élus et aux acteurs, du jardin aux territoires. Des questions se posent alors sur la nature même de la gouvernance que nous employons : quels sont les besoin à satisfaire ? Pour quelle communauté? Quelles sont les modalités d’interaction entre les membres de la communauté ? Quelle est la nature des territoires qu’elle produit ? Quelle forme de gouvernance adapter ?

Les postures qu’implique la considération de biens communs peut-elles être le fondement d’une action politique renouvelée ? Après tout, tous les sondages d’opinion publique semblent révéler des crises de confiance et les institutions dans leur capacité de gouvernance et de gestion des territoires dans un contexte de décentralisation. Ces considérations ne peuvent-elle pas voir émerger à nouveau les principes d’un intérêt supérieur basé sur des réalités communautaires et environnementales transfigurant des intérêts collectifs et individuels? C’est alors sortir de considérations purement techniques et poser des questionnements d’ordre éthique. La communauté politique est indispensable à la réalisation du bien commun auquel la communauté civile, dans ses différentes composantes, ne peut parvenir seule. C’est là sa première et pleine justification : La communauté politique existe pour le bien commun : elle trouve en lui sa pleine justification et c’est de lui qu’elle tire l’origine de son droit propre. En tant que ressource partagée par une communauté déployant des systèmes de relations, le territoire peut être considéré comme un bien commun. A la lumière de ces explications, il parait alors nécessaire de considérer le paysage comme projet. C’est y trouver l’idée selon laquelle tout paysage porte des dynamiques. Comme nous l’avons évoqué, elles peuvent être d’ordre sociale, économique, écologique, ou politique. Formé d’une autre manière, le paysage est en transformation perpétuelle par une pluralité de forces qui

41


42

ont leurs dynamiques propre. Un projet de paysage c’est alors le fait d’e porter une intention sur un avenir, un dessein. C’est l’énoncé d’un regard et d’une volonté de faire dans le présent pour répondre à des enjeux. C’est également la proposition qui résulte d’un processus complexe. Un projet part à la recherche de potentialités. En d’autres termes tout paysage est en mouvement et plus précisément en transformation, en cours de modification par le jeu même des forces naturelles, économiques, sociales qui s’y déploient, et il s’agit alors de capter ces forces et les formes qui les expriment pour tenter de guider ou de contrôler leurs orientations. C’est principalement chez les architectes et les paysagistes, mais aussi chez les aménageurs de manière générale, que cette approche a été développée. La question est celle de la mise en relation des bâtiments et des organisations urbaines avec leurs sites, leurs contextes, et, surtout, de la formulation d’un mode de « projétation » qui tienne compte des particularités de ces sites. Soit une double interrogation : sur la définition de ce qu’est un site, d’une part, et sur la définition de ce qu’est une démarche de projet, d’autre part. Projeter un paysage doit vouloir permettre de produire des approches nouvelles particulièrement intéressante et à approfondir puisqu’il permet d’envisager de travailler sur des systèmes, des relations, des caractères, des réseaux intelligents et potentiellement il montre une forte vocation à soutenir des stratégies de re-qualification et de développement des villes et de leur environnement. Le projet de paysage doit aujourd’hui considérer la qualité d’un paysage, c’est reconnaitre la vocation d’un lieu dans son potentiel d’énergie et de mise en relation. Il ne s’agit plus de simplement le considérer comme une entité entièrement relative en axant le discours sur le coût social, économique, politique (par exemple dans le principe de revalorisation cosmétique du paysage par le tourisme). Il s’agit de faire agir un projet de paysage en considérer tous les paramètres de la vie, du vivant. L’exigence peut sembler énorme mais elle consiste davantage au déployer une pensée en réseau prenant conscience de la pluralité des facteurs qui rentrent en compte dans l’élaboration du projet ainsi que leur dimension temporelle. Il s’agit de considérer les activités, les usages, les dispositifs et les principes d’orientations dans une recherche d’équilibres. Cette approche se doit donc de faire appel à une pluralité de regard faisant parti intégrante du processus de projet visant à libérer les possibles. Projeter un paysage c’est finalement se mettre en accord avec son récit, savoir comprendre son code génétique, savoir écouter avec sensibilité et continuer l’écriture.




45

III. ACTION

A partir des exemples concrets d’actions au travers de paysages ile st possible de remarquer comment un regard esthétique de l’action politique s’apparente de façon concrète à la forme d’une expérience collective renouvelée. Nous verrons comment des intériorisations multiples de rapports à l’environnement peuvent refonder petit peu par petit peu un dualisme nature culture. Nous mettrons ici l’accent sur des réalisations concrètes d’actions qui doivent mobiliser les notions évoquées jusqu’a présent, notamment sur des questions de rapport à l’environnement et d’engagement dit esthétique pouvant être moteur de renouveau culturel et ainsi moteur des transformations des politiques publiques écologiques. Ces exemples ont pour particularité de considérer l’environnement comme une chose non déterminée devant être un lieu de médiation sociale, politique, économique et naturelle.

L’ILE DE NANTES

A la fin des années 80, la ville de Nantes a connu un effondrement de son industrie navale qui la laissé place à des espaces libres d’interprétation et d’usage dans le cadre d’une île à fort caractère industriel et maritime. La municipalité de l’époque propose de lancer un projet visant à réapproprier cette île situé en plein coeur de ville qui portait le fruit d’une histoire. Dans un premier temps les des études sont proposées en 1994 par les architectes urbanistes François Grether et Dominique Perrault afin de lancer les pistes d’une réflexion de l’ile. Les premières intentions seront de considérer ce potentiel d’intervention dans une vision globale de la ville et de son territoire. On notera une certaine défiance par rapport à l’implantation de monuments architecturaux d’ampleur, les intentions était très clairement de centrer le regard sur la collectivité et la laisser s’organiser dans une certaine mesure par elle même. A ces fins des comités consultatif de quartier sont créés et commencent doucement à préciser le devenir du projet urbain à venir qui à pour vocation de faire partie intégrante du centre ville historique qui jouxte l’ile. Des équipes sont consultées par la municipalité afin de créer des


46

Fig. 2 - vue aerienne de l’île de Nantes

Fig. 3 - Architectures habitées de l’île de Nantes 2010-2016, Samoa


échanges entre acteurs, institutions mais aussi associations et habitants afin d’imaginer un projet urbain fédérant de multiples regards. En parallèle des interventions culturelles et artistiques prennent place dans des bâtiments de l’ile tel que les Ateliers et chantiers de Nantes, la Fabrique à glace, les hangars Dubigeon désertés. Il y a alors un épanouissement doux mais progressif qui se diffuse sur l’ile permettant une appropriation de fond de ces lieux proposant un renouveau culturel.

Ile de Nantes, L’adné du projet, 2016

Chemetoff et Berthomieu, Plan guide en projet, 1999

L’atelier d’Alexandre Chemetoff, figure de proue et acteur de la démarche paysagère contemporaine, va alors instaurer les premières transformations du projet qui est décrit « sous le signe de la souplesse pour développer un programme qui s’adapte aux mouvements de la dynamique urbaine.» en proposant des outils de lecture du territoire afin de déployer une pensée des interactions entre les éléments du paysage. Il établira notamment dans son « plan guide » la nécessité de démarrer les travaux par une redéfinition des espaces publics afin de permettre l’enracinement des constructions autres dans une logique de diversité d’usage et d’équilibres écologiques. Progressivement les espaces paysage se transforment et les espaces publics se créent, définissant lentement la nouvelle identité de l’ile en complémentarité avec le centre historique.

« Dans l’île, toute action d’aménagement renvoie directement ou indirectement au thème de l’ouverture de la ville sur la Loire. C’est dans l’île de Nantes que le rapport entre la ville et le fleuve peut être cultivé et conférer à tout aménagement son sens. Toute action entreprise devra satisfaire à l’idée qu’elle introduit, qu’elle développe, qu’elle restaure une relation de la ville avec l’eau. »

Le patrimoine industriel présent sur l’ile est préservé et participe de son identité. Ainsi les anciens chantiers navals deviennent des parcs urbains. Des hangars et des quais devient des lieux culturel et de divertissement. Des halles industrielles se transforment en nouvelles pépinières économiques accueillant une multitude d’artistes et entrepreneurs culturels ou en jardin pour le cœur de l’île afin de devenir un élément structurant du quartier. La mixité fonctionnelle est également assurée par des ensembles immobiliers, des commerces et des services mais aussi l’école d’architecture qui est le premier équipement d’enseignement supérieur à venir s’installer dans le paysage.

47


48

Fig. 3 - Square Jacques de Bollardière, Nantes, MAP PAYSAGISTES


49


50

Finalement 2010 marque la passage d’une seconde étape dans le processus de développement de l’ile. Les architectes urbanistes Marcel Smets et Anne-Mie Depuydt ont pour mission de projeter le futur de l’ile. Un « Plan des transformations » est établit, afin de définir les bases de poursuite des travaux toujours axés sur une approche géographique et historique. Afin de toujours considérer la grande échelle de raisonnante du projet, une trame paysagère est définie afin de recadrer les stratégie à déployer. La constitution de cette trame a pour rôle d’assembler les différents quartiers en mettant en valeur leurs identités. Au delà de la nécessité de rendre accessible les différents bouts de ville, les infrastructures de transports sont pensées de façon mixte (pistes cyclables, boulevards arborés, espaces de jeux, etc) afin de laisser place à la figure paysagère dans les quartiers. Enfin, les bords de la Loire qui étaient l’un des moteurs de l’aménagement de l’ile seront finalisés. Les lieux de promenade et de loisirs seront complétés à l’aide d’aménagements et de petits équipements ayant vocation à dialoguer avec le paysage environnant. Afin de prendre la mesure des la finesse des processus déployé afin d’inclure tous les acteurs du projet en son sein on pourrait s’attarder à piocher un exemple parmi toutes les tentatives expérimenté au travers de ce projet en cours en cours d’élaboration. Par exemple le square Square Jacques de Bollardière par l’agence Map paysagistes qui au delà d’une incorporation fluide du projet dans le contexte urbain et l’intégration d’une ambiance spécifique et d’une biodiversité changeante, notons que cette espace public été conçu avec la participation des résidents. Ceci c’est déroulé au cours d’ateliers participatifs, de façon à établir un programme répondant à leurs besoins et désirs. Tout le monde à participé activement à ces ateliers, des commerçants aux résident, des grands parents aux enfants ! De cette manière l’espace public a su trouver immédiatement des usages le considérant davantage comme un terrain de jeu. On s’interroge alors, la ville de Bilbao, projet urbain de grande empleur basé sur une approche fondée sur l’image et le marketing foncier. Bilbao incarne à sa façon une manière de penser le paysage carte postale. Comme nous l’avons vu par l’exemple de la ville de Nantes, les volontés actuelles des aménageurs se situent davantage dans des démarches ouvertes. Le paysage devient donc un point de départ pour échanger sur des milieux et des lieux faisant lien mais aussi et surtout sur les dynamiques qui les traversent. Cela illustre le paysage comme une structure contenant des permanences incluses dans des mouvements. Les résultat aujourd’hui connu

Landscape architecture works, Square Jacques de Bollardière, 2016


d’un point de vue social et économique reste son très positifs. L’approche déployée par la ville de Nantes permet de tisser de façon solide et profonde un nouveau devenir de quartier axé sur des valeurs et des enjeux de faire ville et territoire avec et pour les habitants qui l’habitent.

LE PARC AGRICOLE DE VERNANT

Le parc agricole de Vernant est un ferme d’élevage et d’agriculture biologique situé entre le Massif central et la ville de Lyon dans laquelle Rémi et Pierre Janin, respectivement paysagiste et architecte, tentent d’inventer de nouvelles pratiques, de nouveaux outils et de nouvelles actions sur les question de la pratique agricole et plus généralement de paysage. Leur démarche hérite du métissage de leur culture familiale et de leurs études. En 2006 ils créent leur agence Fabrique Architecture Paysage avec la ferme et seront recevront dès 2010 le prix de l’Album des jeunes architectes et en 2014 celui du Prix des jeunes urbanistes. Frédérique de Gravelaine, Entre agriculture et ville, explorer un projet commun, 2016

Par leur pratique ils opèrent une analyse quotidienne de leur territoire en saisissant les paysages agricoles et leurs usages par des travaux photographiques permettant de saisir toutes les fluctuations d’un paysage toujours en mouvement. Mais aussi par le dessin afin d’inventorier les rapports des éléments composant leur territoire et mettre en valeur les spécificités de ce qui le compose. Au delà des analyses fines de leurs terres, des usages qui en découlent et de leurs constructions qu’ils mettent en place, ce qui caractérise particulièrement leur approche est leur volonté d’ouvrir ce territoire quotidien à des réalités autres en créant un réel projet culturel autour de l’exploitation. Cette volonté leur permet de considérer des ouvrages autant d’un point de vue fonctionnel, à l’usage de l’exploitation, que dédié aux rencontres, à la fête, au grès des saisons. La mise en rotation naturelle des troupeaux est alors exploitée pour créer des lieux de partage hybrides au sein de ce territoire. La création d’une association culturelle permet alors la rencontre entre des habitants, des artistes. Le regard est toujours porté sur les manières de percevoir l’environnement de l’exploitation. D’autant que des interventions paysagères sont produites une fois l’an afin questionner et transformer les lieux et les paysages. Leur projet devient ainsi un moteur

51


52

Fig. 5 et 6 - Projet de paysage agricole de Vernand, Fabriques, 2008


collectif d’appropriation, de compréhension et de partage d’un paysage. Cette conception de la fonction de l’artiste prend tout son sens dans un contexte de crise environnementale et peut par ailleurs apparaître comme fondamentale dans l’articulation des regards et la mise en place de politiques paysagères et environnementales renouvelées. C’est alors un art qui est près à abandonner la voie de la création d’objet de subjectivité individuelle au profit d’un capital de création communautaire en s’intéressant à la possibilité de faire vivre une relation critique à un lieu dans toute sa temporalité. « Nous cherchons à ce que le paysage puisse s’emparer pleinement du projet agricole, qu’il soit à même d’en comprendre les logiques, les mécanismes et les qualités, afin que l’agriculture puisse être une composante à part entière et consciente du projet de paysage et de fabrication de la ville au sens large ». Leurs tentatives cherchent à tisser des imbrications entre une vision urbaine et une vision rurale, ceci ce fait par les déplacement d’usages et en questionnant les qualités réciproques de l’un comme de l’autre, notamment par les considérations du mouvement qui s’expriment de façon tout à fait différente. Par leur redéfinition de ce qu’est un projet agricole, ill participent à inventer de nouvelles façon de faire et de voir nos paysages. Leur pratique engagée dans leur territoire apparait finalement comme un moyen privilégié de penser et réaliser les phénomènes de transition urbaine et agricole qui s’opèrent de façon généralisé. Elle ressaisi l’agriculture mais plus largement les écosystèmes sur place comme des mondes dynamiques qui peuvent s’hybrider à de nouvelles pratiques de façon consciente, raisonnée et bienveillante de la construction de la ville.

LE JARDIN, FABRIQUE DE PAYSAGES

Le jardin est la ville ! Le jardin est fabrique de paysages. Cette affirmation de Gilles Clément plus qu’une suggestion indique une stratégie, une possible route à suivre aujourd’hui pour dépasser une distance qui il y a entre le paysage et la société, entre un concept qui raconte la réalité mais qui le met difficilement à feu. Cependant le jardin, contrairement au paysage a toujours existé dans nos systèmes culturels, a toujours eu un système d’identification clair, sans

53


54

Fig. 7 et 8 - Photographies personnelle, Lyon


équivoques. En tant que concept, il prend la forme de modèle est la concrétisation de valeurs morale, de pensées esthétiques, de recherche scientifiques, de lois, de règles, etc. Il porte en soi une dynamique du faire que nous pouvons acquérir avec facilité, mettre en acte et dans le temps favoriser l’écoute, l’observation, la coopération, qui nous porte à reconstruire et ressaisir notre appartenance à la planète en nous réconciliant avec la nature à travers elle. En devenant des jardiniers nous revenons dans ce grand laboratoire qu’est la Terre par une approche collaborative et non de domination. Le jardin peut même devenir un lieu autobiographique, faisant appel aux singularités de chacun, qui parle de nous par son miroir de ces gestes qui s’étale de façon projectuelle. Au delà d’une vision rassurante qu’il peut proposer par la construction d’un petit bout d’idéal, le jardin permet de mettre en acte une volonté politique, il engage une vision politique en activant la mise en action d’une pensée liant la vie à son espace de partage. On pourrait imaginer que le jardin réalise toujours de façon simple ou complexe cette façon de se regarder dans le miroir et nous met devant la réalité. Ou peut être davantage au dedans, en la rendant plus incisive. Incisive car le jardin est cette volonté projectuelle qui contient le rêve et l’espoir. Rappelons que l’imagination a cette capacité d’augmenter la valeur de la réalité. Cette imagination a toutes les possibilités de se déployer de façon individuelle et collective au travers du jardin. Il détient ce potentiel de dépassement de la petite clôture qui limite au sens de la délimitation foncière, cadastrale. Saisir ces mécanismes c’est saisir ce qui fait paysage, c’est saisir l’unique limite aujourd’hui envisageable de notre planète qu’est la biosphère et du génie naturel » qu’elle contient portant ainsi l’Homme à collaborer avec les écosystèmes de natures diverses (sociales, naturel, culturel, etc). Le jardin est donc cette possibilité de voyage hors cadre, comme clé de lecture contemporaine et moyen de la transformations du présent et comme possible constructeur de paysages soutenables futurs. Cédric Ansart & Emmanuel Boutefeu, Sous le pavé, les fleurs, 2014

Depuis quelques années les initiatives citoyennes fleurissent au travers de nos villes, on observe la multiplication d’opération de reconquêtes urbaines par des initiatives citoyennes et artistiques. Des jardins de rue se créent qui ont pour vocation de réintroduire des bouts de nature dans des villes comme Rennes, Lille, Lyon ou Paris qui laissent l’expérimentation du fleurissement des trottoirs et des pieds de murs. Pour beaucoup encore, ces herbes folles révèlent

55


56

davantage un laisser aller de l’entretien public. Mais les mentalités changent et depuis une quinzaine d’années l’essor de la gestion différenciée des espaces verts, conjuguée à des systèmes de management environnemental respectueux de l’environnement voient le jour. Les intérêts sont multiples. Il s’agit tout d’abord d’installer de la végétation pérenne à la place de surfaces minéralisées (plus grande porosité des sols, entretient non chimique, intervention humaine non couteuse). Il y a ensuite la mise en place de réelles pédagogies valorisant la biodiversité de quartier au travers des riverains afin qu’ils deviennent eux même acteur de leur quartier par des associations telles que «micro-implantations florales» à Lyon, « jardins linéaires » à Lille, « Embellissons nos murs » à Rennes, ou encore « Verdissez vos façades » à Strasbourg ». Initié dans le quartier de la Guillotière, la ville de Lyon s’est progressivement mise à disposition des habitants volontaires. Elle leur a ainsi autorisé à découper des trous de plantation dans le bitume ou dans des délaissés de voiries afin de laisser place à leurs actions. La ville délivre également conseils et connaissances sur les biodiversité des plantes adaptés aux sols investis. Les habitants participant à la démarche sont pour le reste libre de choisir ce qu’ils désirent planter et d’échanger astuces, solidarité et boutures ! Dans la ville de Rennes l’opération « Jardinons nos rues » aura permis de végétaliser des façades par les habitant. Cette initiative a eu un grand succès de la part des habitants du quartier et la ville a mis en place une « convention de gestion des jardins » proposée aux curieux désirant s’investir dans le projet. Cette encadrement minime permet d’encadrer les installations sur la voie publique (accessibilité) mais porte aussi des principes écologiques de biodiversité et d’entretien raisonné des plantes. Il y ainsi une mise en responsabilité des habitants à des question de gestion et de participation commune au quartier par une démarche créative de réappropriation de la ville. Le fleurissement participatif permet aux habitants citoyens de s’approprier les espaces de proximité. « En faisant du domaine public de la voirie un espace privé communautaire, les jardins de rue forcent un nouveau champ de réflexion et d’expérimentation. Ces actions mobilisatrices redonnent des capacités d’actions collectives aux riverains, elles créent des formes de lien social entre voisins, changent notre regard sur les herbes folles qui poussent, çà et là, dans les fissures des trottoirs».

Ville de Lyon, Fiche action: les micros implantations florales, 2014


Ces démarches interpellent les passants autant que les services techniques des villes et poussent à la réflexion de moyens d’action que les villes déploient pour leur gestion. Il n’y a pas de petites actions car ces micro-implantations végétales font bouger les lignes de partage des sentiers de nos villes en questionnant les limites entre espace privé et public. Autant d’enjeux qui illustrent que les jardins sont des potentiels multiples pour ressaisir nos rapport à nos voisins, nos villes et nos territoires ! Comme nous l’avons vu à travers ces exemples, la réinvention de nos rapports homme nature est un travail qui s’opère sans cesse de façon consciente et inconsciente. Nous avons pu constater que des activités d’échange autour de savoir, de connaissance et de création peuvent être le moteur de dynamiques locales renouvelant les consciences citoyennes, les relations aux lieux et à l’environnement. Cela permet un recadrage des sensibilités et donc de notre expérience esthétique aux choses.

57



59 CONCLUSION Parler de paysage n’est pas une chose facile. C’est un concept vaste, faisant appel à de nombreux visages, souvent ambigus et contradictoires. Dans le langage commun le mot « paysage » s’associe à une pluralité de termes tels que la nature, l’environnement, le territoire, la politique, la défense de quelque chose, etc qui sont tous porteurs de sens très riches et différents les uns les autres. Même dans le débat scientifique et dans les réglementations actuelles, les langages et les perspectives se superposent en différents paradigmes construits au sein de l’héritage de différentes traditions disciplinaires, de différents regards sur les choses. Le paysage est alors cette chose peut claire et univoque que la recherche d’une définition partagée sur laquelle construire une théorie et une action semble parfois insaisissable. La perspective du paysage est néanmoins cette notion émergente qui se cherche dans son ambiguïté, dans son irrésolution définitive ; toujours insoluble et en mouvement. Mais c’est peut être précisément pour cela qu’il est aujourd’hui si vital et important. C’est cette chose, mais aussi cette image de la chose, une réalité objective mais aussi une représentation esthétisée, politique, sociale et bien d’autres car il est ce lieu de rencontre entre le matériel et l’immatériel. Entre une pensée et une action. Il est un peu comme la peau de notre corps car il permet la relation entre ce corps et le monde extérieur, il est donc par définition lié une physicalité du territoire et s’exprime en même temps à travers une expérience empirique du monde. Cependant au regard des évolutions des pensées se déployant par le paysage, nous pouvons constater qu’il est un objet pertinent dans la mise en rapport des questionnent de notre rapport Homme / Nature. En tant qu’élément de médiation entre les différents notions que ce rapport induit. Ce travail a donc consisté à se plonger dans l’histoire des définitions que le paysage a pu mettre en jeu. C’est tenter de s’immerger dans de multiples interactions. Cela permet de situer le sujet dans un cadre théorique et d’en dégager des enjeux de la réflexion contemporaine sur le paysage. Travailler sur la question théorique du paysage c’est aujourd’hui sans doute accepter d’accepter une juxtaposition peu ordonnée des multiples discours et regards sur le paysage. Mais bien que l’univers des discours sur le paysage soit aujourd’hui assez


60

éclaté, pour des raisons historiques et théoriques, la question du bien commun est cette notion qui semble s’accrocher à quelque chose de fondamental dans la compréhension des enjeux actuels. Il semble que cette notion tout aussi floue ait la capacité de réveiller des consciences en réaction aux enjeux actuels de notre vivre ensemble et de notre rapport à l’environnement. De réveiller des idéaux en quête de sens et de définition autant d’un point de vue politique, de ce qui nous concerne tous, qu’un point de vue individuel. Ces notions ne peuvent que nous amener à modifier notre agir. On y trouve finalement l’idée que tout paysage porte des dynamiques qui le porte lui même. Celles-ci sont d’ordre multiple et encore une fois toujours en mouvement, en transformation, en perpétuel agencement. Il en va alors de la responsabilité de tous d’agir afin de mieux saisir ces forces.




63 BIBLIOGRAPHIE

Georg Simmel, Philosophie du paysage, 1912 Alain Roger, Court traité du paysage. Coll. Bibliothèque des Sciences. Humaines, Paris, Gallimard, 1997 Allen Carlson, Appreciation and the Natural Environment, Journal of Aesthetics and Art Criticism, 1979 Augustin Berque, 5 propositions pour une theorie du paysage, 1994 Gilles Clement, Manifeste du tiers paysage, 2014 Eugenio Turri, Il paesaggio come teatro, dal territorio vissuto al territorio rappresentato, 2006 J. Rancière, Esthétique de la politique et poétique du savoir. Espaces Temps, 55-56, 1994. Arts, l’exception. J. Rancière, Le spectateur émancipé, La fabrique Edition, 2008 Anne Sgard, Marie-José Fortin et Véronique PeyracheGadeau, Le paysage en politique, Développement durable et territoires, 2010 Jean-Marc Besse , Le paysage, entre le politique et le vernaculaire. Réflexions à partir de John Brinckerhoff Jackson, ARCHES, Association Roumaine des Chercheurs Francophones en Sciences Humaines, 2003, 6, pp.9 27 Corentin Kerhuel, Article juridique : Propos sur la notion de bien commun, 2009, http://www.legavox.fr/blog/corentin-kerhuel/ propos-notion-bien-commun-264.htm#.WG3QFzvwCNY Convention européenne du paysage, Série des traités européens - n° 176, Concil of Europe n°176, 2000 Xavier Guillot, Ville, territoire, paysage - Publication de l’université de Saint-Etienne, 2016 Anne Sgard, Le paysage dans l’action publique : du patrimoine au bien commun, 2010


64

Corentin Kerhuel, droit financier, éthique des affaires et droit comparé, 2009 http://www.legavox.fr/blog/corentin-kerhuel/propos-notionbien-commun-264.htm#.WG3CGzvwCNY Vilaine Hacker, Penser le bien commun pour imaginer le territoire, Traits d’agences n°24, supplément de traits urbain n°70, 2014 Chemetoff et Berthomieu, L’île de Nantes, le Plan guide en projet, 1999, éd. Memo) Ile de Nantes, L’adné du projet, 2016, http://www.iledenantes. com/fr/articles/104-l-adn-du-projet.html Landscape architecture works, Square Jacques de Bollardière, Nantes MAP Paysagistes, 2016 http://www.landezine.com/ index.php/2016/06/square-jacques-de-bollardiere-nantesby-map-paysagistes/

Frédérique de Gravelaine, Entre agriculture et ville, explorer un projet commun, Revue Urbanisme, Hors série N°56, 2016 Ville de Lyon, conseil de quartier, Fiche action : les micros implantations florales, 2014 http://www.lyon.fr/actualite/ conseils-de-quartier/fiche-action-les-micros-implantationsflorales.html Cédric Ansart & Emmanuel Boutefeu Sous le pavé, les fleurs, 2013 http://www.metropolitiques.eu/Sous-le-pave-les-fleurs. html


65 ILLUSTRATIONS 1. Couverture : Mario Giacomelli (1925-2000), peintre, poète et photographe italien. 2. Vue aérienne de l’île de Nantes 3. Architectures habitées de l’île de Nantes 2010-2016, Samoa >https://www.amc-archi.com/photos/ile-de-nantes-acte-2exposition,5985/exposition-architectures-habi.1 4. Square Jacques de Bollardière, Nantes, MAP PAYSAGISTES >http://www.landezine.com/index.php/2016/06/squarejacques-de-bollardiere-nantes-by-map-paysagistes/ 5-6. Projet de paysage agricole de Vernand, Loire), Fabriques, 2008 >http://www.fabriques-ap.net/ressources/urbanismeagricole/ 7-8. Photographies personnelle, Lyon





Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.