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la
septième
obsession
cannes 2015 Ă la recherche du grandiose
le cinĂŠma en soins palliatifs
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adrien valgalier
Le film s’ouvre sur un plan déplaisant. La caméra filme, depuis l’intérieur d’une voiture, une maison cossue nichée dans un riche quartier résidentiel américain. C’est une matinée magnifique. Les sons sont feutrés. La rue est propre. La façade de la maison est impeccable. La lumière est propre. Le plan est propre, surcadré par les lignes dessinées par la maison, la rue, la vitre de la voiture. Il n’y a pas d’échappée possible. C’est propre, beaucoup trop propre. Tout est d’une propreté clinique. Le plan est écrasant de rigueur, monolithique et d’une raideur absolue. Asséchant. La vision du film s’annonce crispante. Nous n’avons pas le bon rôle. Ce plan nous met dans une position de voyeur pris au piège. Nous sommes déjà les méchants, les juges sans cœur. Le film nous prend en otage. L’inconfort nous guette, avec la désagréable sensation que nous ne sommes pas les bienvenus dans le film. Ne nous y trompons pas. La caméra est à la place du mort.
Cette ouverture sinistre condamne d’entrée le film. Chronic ne se relèvera pas de cette atmosphère suffocante présente dès le premier plan. La vision du dernier long-métrage de Michel Franco (après le discutable Después de Lucia, 2012) fut l’un des moments les plus pénibles du Festival de Cannes 2015. Comment un film aussi misanthrope et asphyxiant a-t-il pu trouver le chemin de la compétition ? Il faut croire que le comité de sélection se régale de ces films à l’esthétique clinique, puisque le jury ne manque jamais de tomber dans le piège. Que ce soit Venise, Berlin ou Cannes, cette appétence pour un cinéma faussement radical donne quelque peu la nausée. En 2012, le (très) mal nommé Amour était auréolé d’une Palme d’or. Chronic est reparti avec le Prix du scénario, alors même que son scénario est absolument fantomatique. Ces deux caricatures de cinéma d’auteur partagent de nombreux points communs. Un sujet difficile (la fin de vie et son accompagnement), une mise en scène étouffante qui n’arrange pas les choses, une atmosphère glaciale dénuée de toute empathie, qui empêche toute respiration, et enfin - et c’est encore plus dérangeant - une certaine complaisance du réalisateur, à peine dissimulée, à voir ses sujets en souffrance. Bref, tout va de mal en pis, et c’est pétrifié d’effroi que le spectateur s’enfonce dans ces abîmes de méchanceté et d’aigreur, sans espoir d’entrevoir, au fond du tunnel, la moindre lueur. Comment de tels films peuvent-ils trouver grâce aux yeux des jurés et de certains critiques ? L’argument principal est celui de la maîtrise formelle : « Les plans sont fabuleusement bien cadrés et composés. Le montage est percutant. Tout n’est que rigueur ». Mais, cette maîtrise écrasante n’est qu’esbroufe et se confond avec la domination, dans un exercice de style égocentrique. La maîtrise pour elle-même ne vaut rien. Elle est une voie sans issue, qui assène l’idée du « maître » et écrase personnages et spectateurs. Soit l’extrême inverse de la maîtrise
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d’Hitchcock, de Bresson ou de Kubrick, dans leurs qualités d’orchestration d’une vision du monde par la mise en scène. Par leur maîtrise des moyens cinématographiques, à la fois connaissance et amour du cinéma, rien n’est jamais laissé au hasard et chaque élément se pense dans un ensemble plus vaste. Jamais, chez ces cinéastes, la maîtrise ne vise à opprimer ou à clore le sens, ni ne devient sa propre finalité tournant à vide. Elle découle au contraire d’une exigence, de la volonté de servir au mieux une histoire, une idée et d’en dégager tout le potentiel émotionnel et esthétique, sans oublier qu’en face d’eux, il y a du vivant. Plutôt que de maîtrise, il conviendrait, dans le cas de Chronic et d’Amour, de parler d’esthétique chirurgicale - même si le second est quand même bien plus respectable que le premier. Ces films restituent l’ambiance glaçante d’un bloc opératoire. Chaque geste est millimétré. La tension est palpable à chaque instant, si bien que l’envie vous prend de quitter la salle pour aller respirer dehors. Sans aucune émotion, ces cinéastes dissèquent leurs sujets. Sans pudeur ni empathie, ils auscultent des cadavres ou des corps en passe de le devenir.
Pourquoi ce cinéma en soins palliatifs ? Entre la vie et la mort, les personnages, en état végétatif, attendent la fin (et le spectateur, la fin du film). Rien ne viendra les relever de leur catalepsie. Aucun espoir n’est jamais permis. Chronic ne sera qu’une longue et douloureuse agonie, dénuée de toute pitié. À coup d’effets faussement chocs (voir la dernière séquence, qui rappelle honteusement l’ironie finale de Chemin de croix de Dietrich Bruggeman), de cadres hiératiques et de simulacres d’émotions, ces praticiens cinématographiques étouffent le spectateur, et pire, lui font croire que le « salaud », c’est lui. En plus de livrer des films assommants, ces cinéastes font preuve d’une moralité douteuse et d’un cynisme écœurant envers leurs personnages et leur public (mais lequel ?). Il faut croire que ces derniers ne sont que des faire-valoir, des cobayes sacrifiés aux prétentions du réalisateur. Ce qui provoque la gêne, c’est l’impression tenace que ces cinéastes ne s’intéressent ni aux sentiments, ni aux possibilités du vivant, mais davantage à des situations choquantes, signes d’un certain mépris (comme l’immonde scène de viol de Miss Violence, découvert à
la Mostra en 2013). Rien ne sera épargné au spectateur (on lui fera tout voir), avec un cynisme qui laisse flapi. À un niveau différent, Le Fils de Saul de Lazlo Nemes est assez similaire, même si, au lieu de figurer visuellement l’horreur, il préfère la disséquer par l’usage du son - ce qui finit par revenir au même. Il se pourrait bien que certains cinéastes contemporains soient passionnés par la représentation de l’horreur et qu’ils prennent le parti du morbide. Et tout cela avec une ironie pompière. L’ambition crasse de ce cinéma serait-il de vouloir à tout prix faire endurer les pires atrocités au public ? Pour frapper fort et « marquer » les esprits ? La prise de conscience (mais de quoi au juste ?) passe-t-elle par la violence faite au regard du spectateur ? Au fond, on ne sait pas réellement ce que peut produire le film de Nemes sur un individu. De la pitié ? De la honte ? De la gêne ? Ces cinéastes semblent davantage captivés par l’effet qu’ils peuvent produire sur un individu (par le pouvoir qu’ils exercent, donc) que par la manière dont leurs films pourraient, modestement, apporter une pièce à l’édifice de la réflexion sur le monde contemporain.
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Quel remède proposer face à ce cinéma délétère ? Peut-on se sortir de sujets aussi difficiles sans avoir recours à cette esthétique mortifère ? Si l’on choisit l’autre versant, celui de la vie, non pas l’espoir béat ou le miracle vain, mais bien la ligne de fuite créatrice, alors une issue s’entrevoit. Maurice Pialat le prouve avec La Gueule ouverte. Un homme rentre au bercail, en Auvergne. Sa mère se meurt. Son père l’accompagne dans son agonie. Avec une douceur infinie, Pialat filme père et fils dans l’attente de la fin. Dans des plans longs, beaucoup trop longs, le temps fait son œuvre. Il faut jouer la montre, baiser, gérer son commerce, s’occuper, traîner au bar. Attendre. Il faut patienter avec la mort. Pialat le fait avec une justesse incroyable, sans aucun cynisme ni misérabilisme. L’intelligence du cinéaste n’est pas d’avoir fait de l’agonie d’une femme le sujet de son film, mais d’en faire le simple contrechamp à la vie, car ce qui subsiste et demeure, au cœur du film, c’est la vie. Pialat ne prend pas prétexte de la mort d’une femme pour servir ses ambitions de cinéaste. Il s’efface au profit des personnages, leur laisse le « beau rôle », les défait de l’atmosphère « bloc opératoire » pour les tourner résolument vers le vivant (comme toujours chez Pialat). L’objet de tout film ne devrait pas être d’accabler, mais d’accrocher à
nos
regards
des
images
emplies
de
justesse
qui,
par
leur
émotion sincère, ne laisseront aucun doute quant à leur vérité.
le populisme de brizĂŠ
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Ironie des organisateurs du Festival de Cannes en sélectionnant LA LOI DU MARCHÉ dans l’univers glamour d’une manifestation toujours plus envahie par les marques de luxe. C’est peut-être dans la volonté de pousser au paroxysme cet esprit de contradiction que le jury (lui aussi glamour) décerne un prix d’interprétation à Vincent Lindon, et par ricochet à Stéphane Brizé, le réalisateur. Que l’on trouve à Lindon toutes les qualités du monde est absolument compréhensible. L’acteur a toujours eu des choix de carrière audacieux, enchaînant les rôles brillantissimes (celui de Pater de Cavalier pour lequel on aurait vivement souhaité un prix), comme les approximations dans des films pathétiques (le dernier en date, le pénible Journal d’une femme de chambre de Benoit Jacquot). Ce qui est intéressant avec La Loi du marché, c’est sa radicalité dans la forme naturaliste. C’est là aussi sa limite. Car Brizé n’a certainement pas le talent des Dardenne. On voit bien où il veut en venir quand il
filme les séquences caméra à l’épaule : mises au point hasardeuses, cadrages à la volée. Et c’est bien le problème. Tout est si prévisible dans ce cinéma moraliste et moralisateur. En témoigne par ailleurs le titre du film « La loi du marché » qui se complaît dans une idéologie populiste. Or, pour être percutant, un film ne devrait-il pas tenter de faire réfléchir le spectateur ? Ici, Brizé se contente de faire fléchir le spectateur à coup de clichés. On ne peut, en voyant le film, que trouver ce monde cruel, affreux, terrible. Du reste, l’œuvre se construit sur une accumulation de séquences dont on peine à trouver le lien, mais qui servent toutes à démontrer cette loi du marché par A+B. Même dans le traitement de ses personnages, le réalisateur n’échappe pas à la caricature. Il les rabat sur leur statut : la banquière, l’employeur, les collègues syndiqués, la femme et le fils handicapé. Et c’est d’ailleurs pour ce dernier que notre regard devient terriblement gênant, parce qu’il n’existe que par ce statut d’handicapé. Jamais
le cinéma social n’aura si peu aimé ses personnages ! Ils n’existent que pour appuyer le message du cinéaste - car il s’agit d’un message quand tout est aussi surligné. On cherche en vain l’envolée lyrique qui parviendrait à dépasser le propos bancal. Celle-ci arrive peut-être à la toute fin du film, quand le personnage joué par Vincent Lindon, décidément bien trop bon, choisit finalement de quitter son emploi qui l’entraînait à la délation. Ou bien est-ce nous, trop heureux que ce film misérabiliste se termine, qui nous laissons aller à une tolérance joyeuse. Une dernière chose toutefois : que le cinéma français envisage le traitement de la crise économique (et plus largement sociale) seulement par la petite porte, étroite et bienpensante, du naturalisme nous paraît bien risible, quand d’autres choisissent des voies plus poétiques (et donc forcément plus justes, comme dans certains cinéastes asiatiques tel que Jia Zhang-ke avec A touch of sin).
Dans le méli-mélo cannois, il y a aussi Arnaud Desplechin et TROIS SOUVENIRS DE MA JEUNESSE, injustement boudé par la Sélection Officielle, relégué au côté de Miguel Gomes à la « Quinzaine des Réalisateurs », laquelle, du reste, s’installe année après année comme une véritable alternative à la sélection de Thierry Frémaux. Si le film se veut être un prequel à Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle), il n’en reste pas moins une œuvre quasi autonome, par laquelle on assiste aux retrouvailles entre un cinéaste et son personnage, Paul Dédalus, presque mythique, à la destinée quasi truffaldienne. Après plusieurs années passées au Tadjikistan, Dédalus rentre en France. C’est son arrestation à la douane qui va enclencher la mécanique du récit. En cause : l’identité de Paul semble avoir été usurpée par un Israélien récemment mort en Australie. Même nom, même date de naissance, même lieu. La coïncidence est troublante parce qu’elle est impossible. Qui est donc le vrai Paul Dédalus ? S’ouvre un questionnement métaphysique qui va contraindre le personnage à se replonger dans ses souvenirs. Le premier est le souvenir flou d’une enfance compliquée, partagée entre un père absent, une mère suicidaire et des échappées plus joyeuses chez une tante. Le deuxième est héroïque : un voyage scolaire en Russie où il fait don de son identité à des juifs. Le troisième, romanesque, concerne Esther, son grand amour de jeunesse. De ces souvenirs, Desplechin n’offre que des bribes, des morceaux lacunaires. La construction temporelle du film comporte des trous, des vides, des sauts dans le passé, plus ou moins étendus, plus ou moins périlleux.
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Impossible de rétablir avec exactitude les souvenirs, qui se perdent dans le dédale du temps. Paul Dédalus se raconte donc lui-même, à la recherche de son propre temps perdu. Car, on ne peut faire l’économie de la comparaison avec Proust, tant le film navigue dans « l’édifice immense du souvenir ». Des souvenirs toujours plus beaux que dans la réalité : dans la première partie, la désunion familiale se trouve contrebalancée par le refuge offert par la tante, véritable îlot de liberté, tandis que la deuxième transforme une aventure d’adolescents inconscients en véritable épopée dangereuse, digne des films d’espionnage. Mais c’est dans le troisième chapitre placé sous l’égide d’Esther que le film s’envole littéralement pour gagner en ampleur. Dédalus s’enfonce encore plus profondément dans le labyrinthe de sa mémoire. Les souvenirs plus ou moins flous sont colorés par la réalité d’une passion épistolaire qui, des années durant, enflamme les cœurs de Paul et Esther. Lorsque, plus âgé, Paul
retrouve ces lettres, il revit immédiatement sa fougue d’antan. Et son amour, comme sa haine, restent intacts, pardelà le temps qui passe. Un souvenir, une lettre, et tout semble refaire surface, rien ne s’est tari. Alors, la mélancolie de Paul explose, puisque le passé n’est plus, hormis dans ces bribes de souvenirs. Paul, solitaire dans son grand appartement parisien, tente alors tant bien que mal de les raviver pour tenter de comprendre qui il est. « Je me souviens… je me souviens… je me souviens… », assène-t-il au tout début du film, formule magique qui évoque le « Asa Nisi Masa » de Guido dans 8 ½ de Fellini. Si le film brille de ce soleil noir de la mélancolie, c’est sans doute aussi grâce aux acteurs prodigieux que Desplechin filme avec une grande bonté, avec un vigoureux désir. Lou Roy Lecollinet, solaire et mystérieuse, franche et timide, campe Esther ; Quentin Dolmaire, incandescent et beau, sublime et sublimé, réincarne Paul Dedalus. Sa présence à l’écran irradie le film. Il est une évidence.
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Les lettres de Desplechin fondent dans sa bouche avec une candeur infinie. Aucun des acteurs ne cherche à imiter leur modèle de Comment je me suis disputé. Mais de leurs jeux, se dégagent la même fureur, la même insolence que celles que l’on trouvait chez Emmanuelle Devos et Mathieu Amalric. Peu de cinéastes sont parvenus à filmer la jeunesse avec autant de romantisme et de lyrisme, sans jamais tomber dans la niaiserie fadasse et ridicule. Au contraire, la malice portée par les visages des jeunes acteurs l’emporte. C’est toute la force et la grandeur d’une mise en scène qui assume jusqu’au bout l’ampleur du romanesque et du lyrisme, ce qui fait tant défaut au cinéma français d’aujourd’hui : ici, des split-screen partagent l’écran comme des tableaux et isolent, morceau par morceau, chaque membre du groupe d’amis de Paul ; là, des travellings mettent en valeur des yeux emplis de nostalgie. Ces yeux métaphorisent la prise de conscience de la jeunesse perdue, de l’enfance disparue, au moment même où le mur de Berlin tombe, en novembre 1989. En s’intéressant de cette façon à la jeunesse, Arnaud Desplechin signe probablement son meilleur film et sans aucun doute l’une des plus belles œuvres de l’année.
L’an passé déjà, la Quinzaine des Réalisateurs avait donné « voix aux chapitres », avec P’tit Quinquin de Bruno Dumont, film en deux parties destiné à la télévision qui avait fini par rafler la mise. Edouard Waintrop a réitéré l’expérience pour cette édition 2015 en sélectionnant LES MILLE ET UNE NUITS de Miguel Gomes, triptyque composé de L’Inquiet, du Désolé et de L’Enchanté, dont la forme même suscitait d’ores et déjà l’intérêt des spectateurs, repère réconfortant dans la tempête que peut être le Festival de Cannes. C’est donc à trois reprises que l’on a vu Gomes le cabotin monter sur scène pour présenter son film et son équipe, notamment composée – fait rare – de journalistes dépêchés aux quatre coins du Portugal, de l’été 2013 à l’été 2014, pour fournir la matière brute du scénario des Mille et une nuits. En effet, le récit de Shéhérazade, qui donne son nom au(x) film(s), n’est que le point de départ, ou plutôt le modèle parfait, de la chronique à laquelle aspire Gomes avec les trois opus – certes inégaux – qu’il livre. La distribution du film, assurée par Shellac, prend elle aussi la forme d’une épopée cinématographique : chaque volet sera programmé à la fin de chaque mois d’été et les exploitants s’engagent, pour une large majorité d’entre eux, sur un temps d’exploitation allant d’un volume à l’autre. Comme l’indique Thomas Ordonneau, le distributeur, « ce qui compte pour la distribution du film, c’est de raconter une histoire, comme Miguel l’a fait dans le processus d’écriture du film et comme nous l’avons fait pour la production ». Si le découpage et le rythme peuvent sembler exotiques, ils nous ramènent aussi à une source identifiée dès le titre, celle des récits nocturnes de la princesse prisonnière, et plus largement des mythes et légendes ancestraux auxquels on goûte avec la même délectation que lorsqu’on était enfant.
On l’avait déjà compris avec Tabou, échappée africaine aux accents expressionnistes, Gomes a un don pour conter des histoires et façonner des chapitres, sous la forme d’une voix-off, de textes en surimpression, de la mise en scène d’un procès où des histoires incongrues se mêlent les unes aux autres (dans le deuxième volet, Le Désolé) ou encore la cavale d’un assassin dit le « Sans tripes ». Dans Les Mille et une nuits, c’est d’un territoire à la marge, peut-être plus proche du palais de Shéhérazade (seul un fin détroit sépare l’Europe de l’Afrique en cette partie du globe) que d’institutions européennes exsangues – on n’en dira pas davantage – que Miguel Gomes tente de relater le quotidien. Les Mille et une nuits sont un recueil, celui de « petits faits vrais » comme Stendhal les qualifiait, glanés une année durant. À partir de cette matière foisonnante, le cinéaste ne conte pas l’histoire, et moins encore la légende, de son pays en crise, mais édifie une chronique, tant dans son acception historique que pathologique. Les faits se muent en faisceaux et font progressivement apparaitre le mal persistant qui gangrène un État où la misère est devenue bien visible, à l’image des témoignages de chômeuses et de chômeurs qui constituent la dernière partie du premier chapitre, L’Inquiet, dans une accumulation aussi sublime que glaçante.
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Deux questions se posent d’emblée à Gomes. La première est celle de savoir quelle place accorder au cinéma, dont on pourrait croire qu’il est absolument superflu, dans un pays en proie à une crise sociale et économique sans précédent. Pour y répondre, non sans humour, il se met en scène et incarne un réalisateur démissionnaire fuyant le plateau par tous les moyens. La forme de son film résout et dépasse la seconde, celle de la distinction entre documentaire et fiction, qui, bien qu’elle finisse presque systématiquement par être une pierre d’achoppement et que l’hypothèse même de cette opposition soit spécieuse, demeure bien souvent un point d’entrée, voire un système d’analyse. Gomes réussit là un tour de maître puisqu’il s’en débarrasse et surtout la rend inopérante. C’est ainsi qu’un syndicaliste qui fait exploser une baleine échouée sur la plage donne accès aux entrailles de Moby Dick, qu’une Chinoise peut raconter sa première histoire d’amour portugaise sur des images de manifestation contre les politiques d’austérité menées dans le pays, que Dixie (un chien devenu le personnage principal de la deuxième partie du Désolé) joue avec son propre spectre ou que des hommes apprennent aux oiseaux à chanter (dans la troisième partie, L’Enchanté). Gomes, qui passe littéralement du coq à l’âne – le premier a le don de parole, le second tracte des cadavres –, expose un véritable bestiaire, témoin là encore de son désir de mythes et de fables. Ces derniers se présentent aussi comme un ultime rempart contre la désagrégation d’un « corps » social. À ce titre, la baignade du 1er janvier et les manifestations que filme Gomes sont une magnifique expression de sa survie, subissant les assauts répétés de gouvernants perdus mais néanmoins omnipotents.
Ce « film militant qui cesserait d’être militant », nous confie la voix-off au début du premier volet des Mille et une nuits, cesse de l’être, non pas parce que l’anecdotique l’emporte, ce que Gomes semble craindre dès le départ tout en jouant avec en permanence (il suffit de penser au personnage de Paddleman, un pagayeur blond écervelé devenu père d’une ribambelle d’enfants), mais parce qu’il dépasse cette « condition » ou cette « catégorie ». C’est là que se loge la grande beauté et l’extrême puissance des deux premières parties du film, on garde en tête une scène de banquet féminin dans les calanques, une Shéhérazade cheveux au vent sur un bateau à moteur, Dixie et son double, une juge tentant de bien faire son travail ou une adolescente amoureuse et pyromane. L’aridité du troisième volet ne fait pas regretter le voyage, loin de là, elle est peut-être même la manifestation d’un retour à un militantisme plus franc. On regrette la disparition du récit de Shéhérazade et ses chants envoûtants, L’Enchanté n’en a en réalité que le nom, rémanence de tous les souvenirs des mythes et des légendes qui nous auront nourris tout au long de cette luxuriante épopée portugaise.
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Le festival nous invitait cette année à réfléchir sur le rôle de la jeunesse, et sur le temps qui passe (comme en témoigne Youth), mais sans avoir su sélectionner les bons matériaux. Que dire de l’épouvantable film de Paolo Sorrentino, mis à part son attachement vagabond à deux vieux fripons, délirant cyniquement dans leur piscine en regardant une « grosse bombasse » se prélasser devant eux ? Que dire du faible Plus fort que les bombes de Joachim Trier, après le beau Oslo 31 août ? Pas plus fort qu’une bombe certes. Ou bien de La Tête haute d’Emmanuelle Bercot, qui suit le parcours d’un ado difficile ? Ou encore du Fils de Saul de Lazlo Nemes (Grand Prix) ? Leur représentation de la jeunesse est stérile. Celle-ci se trouve réduite à un pur décorum (le fils de Saul est à peine esquissé dans le film), à un pur élément spectral, ni plus ni moins. Le turbulent gamin du film de Bercot est surtout le fruit d’une caricature sans nom : forcément, il est mal poli, colérique, et forcément, il est l’aboutissement d’une éducation volontariste et pleine d’insouciance. Cette façon d’ostraciser ou de catégoriser les passions nous gêne particulièrement. Ce gamin est violent « parce que… ». Et Bercot ne cherche pas à expliquer le trouble au-delà d’une simple sociologie de caniveau. Ce manque de vision sur la jeunesse pose de sérieux problèmes. Comment formuler dès lors une « idée cinématographique de la jeunesse » ? Qu’est-ce qu’être jeune de nos jours, et que peut la jeunesse dans une époque vieillissante et obnubilée par l’immortalité ? C’était en quelque sorte la folle problématique de David Cronenberg, dans l’assaut satirique qu’était Maps to the Stars (présenté en Compétition, l’an dernier, à Cannes), où il était question de jeunes enfants fécondés dans un milieu sectaire et délétère, et dont la seule issue était suggérée par l’inépuisable poème de Paul Éluard, « Liberté ». La question de la jeunesse est éperdument pertinente, surtout à l’heure où on préfère l’évacuer de part et d’autre, mais attention à ne pas la réduire à néant. Cette année, il y avait peu de « vieux » en sélection ; beaucoup d’ados, de jeunes, mais peu d’idées. Ce constat s’explique aisément, parce qu’il est lié au système en général : c’est tout le cinéma qui n’arrive pas à changer son fusil d’épaule. Il faut dire, encore une fois, à quel point la jeunesse peut être rayonnante et suave au cinéma, et parfois violente (Virgin Suicides de Sofia Coppola ou plus récemment de The Smell of Us de Larry Clark), qu’elle peut être le profond centre de gravité d’un film. Il faut dire, aussi, que c’est l’état symbolique des sujets qui passionne, et non leurs dénominations sociologiques. La jeunesse n’a pas toujours besoin de s’expliquer, elle peut aussi se laisser filmer.
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Ce cinéma de bas étage, de Bercot à Trier, est révélateur d’un seul et même problème : le manque de hauteur (d’où l’ironie du titre du film de Bercot : La Tête haute), et de grandeur. Pour dire le contemporain, certains cinéastes ne peuvent pas s’empêcher de figurer l’horreur, le malheur et la pitié. Dans le cinéma français surtout, qui nous a fait honte tout au long de cette édition, où il y est constamment question de « fric », de « crise » et de « gens fauchés ». Chez Garrel (L’Ombre des femmes), c’est bien sûr le cas, mais son appétence pour la lumière, les femmes et la sensualité lui permet de prolonger un lyrisme dont il est le démiurge depuis longtemps. Que ce soit Stéphane Brizé (La Loi du marché, en Compétition), Laurent Larivière (Un jeune soldat, dans « Un certain regard »), en passant par Emanuelle Bercot, ces esthètes ne peuvent pas éviter d’aligner les clichés, sans peur de la honte, ni du ridicule. Ces films, dont le fond rance se révèle assez rapidement, ressemblent in fine à des pures fictions i>télé, destinées à asseoir « le bon vieux peuple » dans les idées éculées qu’on lui prête. En réalité, ce cinéma « fauché » n’est que le reflet
d’un manque considérable d’imagination et de passion. On ne peut pas prétendre aimer le cinéma, et vouloir à tout prix faire sa Loi du marché. Ce n’est pas possible. Il ne s’agit pas de vilipender le cinéma « social », mais de dénoncer sa mollesse symptomatique dans maintes propositions actuelles. Habemus Papam de Nanni Moretti peut être considéré comme un film « social », puisqu’il s’attache à un fait – ou à un mythe – de société (le peuple face à la religion), mais la mise en scène porte tellement d’humour et de passion que le film s’extirpe de la forme document ou témoignage, sur laquelle se pâment tant les sociologues, au profit d’une fiction à la beauté universelle. Cette manière de sonder les pulsations secrètes du monde avec une telle liberté est sidérante. Son dernier film, présenté en Compétition, Mia Madre est bouleversant de tendresse et de bonté. Deux récits, qui ne font qu’un. Enfin une narration habile, emplie de force fictionnelle. Enfin un film qui se démarque de la pure imagerie télévisuelle. Le cinéma de Moretti, même lorsqu’il frôle le social, reste un cinéma symbolique, à l’instar de Mountains May Depart de Jia Zhang-ke, qui sait figu-
rer le monde avec une violence inouïe, tout en évitant consciemment de développer toute forme de pitié pour ses personnages. Même si le film est décevant, notamment dans sa dernière partie, discutable et particulièrement caricaturale, il prend très tôt une hauteur que peu de films de cette édition ont su acquérir. De nos jours, on prend trop souvent le cinéma pour un robinet à dénonciations sociales. On s’extasie sur les messages. Le cinéma n’est pas là pour délivrer des messages. Si l’histoire regorge de films qui ont su mettre en lumière, avec force, certaines réalités sociales (entre mille possibles, Je suis un évadé – 1932 – de Mervyn LeRoy), ce pouvoir ne s’incarne que dans un travail cinématographique, mariant le fond et la forme. Par ailleurs, le cinéma n’est pas là que pour dénoncer (le peut-il vraiment ?), mais également pour émerveiller et donner à voir le monde sous un cadrage inédit, avec sa puissance hypnotique (comme l’expliquait Raymond Bellour dans Le Corps du cinéma). Le cinéma que nous dénonçons, plus sociologique que social, et loin d’être euphorisant, tente de masquer son manque de curiosité à l’égard des communautés qu’il filme.
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Ainsi de Dheepan de Jacques Audiard, qui parvient difficilement à proposer autre chose qu’un simple reportage télé-guidé pour des télé-spectateurs en manque de sueurs froides. Dans le film de Brizé, c’est la situation qui prime, et qui semble valorisée. Le système est accusé de tous les maux, mais jamais le personnage n’est questionné. Brizé trouve constamment des excuses à la petitesse de ce dernier. Certes, il se trouve enfermé dans un système dont on ne peut nier la perversité, mais pourquoi se contenter d’une imagerie facile et populiste ? Le film de Jacques Audiard est toutefois plus complexe, par la manière dont il aborde son sujet : une famille Tamoul part se réfugier à Paris, mais finit par se retrouver (de nouveau) soumis à une autre autorité. Ce n’est pas cynique, ni gratuit, sans être politique pour autant, et c’est peut-être là où le bas blesse. Ce film ambitieux, sans l’être complètement, manque régulièrement de prises de position. Le logos social, pénible thématique qui reçoit tous les honneurs actuellement, avait cette année comme grand rival la « vision de l’Amour ». Entre la Valley of Love de Nicloux au Love de Noé, on pouvait espérer de ces films qu’ils s’élèvent au-dessus du cinéma sociologique éreintant. Pas de chance, c’est tout l’inverse pour grand nombre des films, qui se sont révélés assez puérils et qui semblaient ne prêcher que pour les disputes et les excès de colère. Maïwenn paraît une experte en la matière, avec son film Mon Roi, diarrhée verbale inénarrable, où se chevauchent dialogues à l’arraché et dichotomie douteuse autour de ce que serait une « vraie » femme. Ce faux féminisme, bas de gamme
de surcroît, énerve, parce qu’il est imprécis et maladroit. Quand Thierry Frémaux nous explique que le grand cinéma français était en compétition cette année, on a un peu de mal à le croire, ou alors son ironie (facile ?) est à mésestimer, surtout de la part d’un sélectionneur de cet acabit. Dans La Forêt des songes de Gus Van Sant, l’une des plus grandes déceptions de cette édition, la relation qui unit Matthew Mcconaughey (universitaire) et Naomi Watts (agent immobilier) repose sur bon nombre de clichés. Est-ce le même cinéaste qui faisait de l’histoire d’amour le lieu de tous les possibles dans Restless en 2011 ? Dans La Forêt des songes, c’est bien le cliché – et uniquement ce dernier – qui rend le film inaudible. Il ne méritait cependant pas tant de huées à la sortie de la projection de presse cannoise. Malgré un académisme incompréhensible, il faut reconnaître à ce cinéma doux et vaporeux un sens de la lumière, qui pénètre chaque scène avec une grâce émerveillée. C’est beaucoup trop peu, mais ce n’est rien à côté du Tale of Tales de Matteo Garrone. Après le pathétique Reality, l’italien livre un film d’une rare indigence, avec une pléthore de décors et de personnages pour si peu de dialectique. Les contes se suivent, et la représentation de l’amour manque clairement de force et d’imagination. Question imagination, Gaspar Noé est redoutable, tant son Love se révèle assez vite bête et pathétique. L’empire suprême de la « bite » face à la désolante armada de femmes interchangeables, voilà le programme de ce film vulgaire. La figuration de la jouissance y est à dormir debout, tant ce qu’elle véhicule est réactionnaire et stérile. Plus inédit, mais tout aussi pompeux,
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dans The Lobster, un The Island qui ne dit pas son nom, Yorgos Lanthimos invite (force ?) ses personnages à tomber amoureux, sans quoi ils seront transformés en animaux. Après une édition 2014 concentrée sur les animaux (les personnages vides et irrationnels de Maps to the Stars ou les chiens qui faisaient feu de tout bois dans White God), il était cette année question de leur convalescence. Dans The Lobster, on fait tout sauf ce que font les animaux. On s’aime, mais on ne baise pas. On regarde, mais on ne se masturbe pas. Si l’idée du récit est ravissante, son systématisme l’empêche d’aller de l’avant, et le film finit par tourner en rond. Que dire sinon du dernier film de Guillaume Nicloux, rajouté in extremis en Compétition ? Valley of Love (La Vallée de l’amour) ne méritait pas tant de projecteurs. Perdus « in another country », Isabelle Huppert et Gérard Depardieu suivent les indications de leur fils qui s’est suicidé quelque temps plus tôt. Nicloux ne sait rien filmer : ni ses acteurs, ni sa vallée. Sa vision de l’amour est d’une tristesse sans nom. Le film est une peau de chagrin, où l’on voit Depardieu et Huppert vociférer l’un sur l’autre. Il n’y a rien de bouleversant dans ce marivaudage de grand Canyon. Ce n’est certainement pas une fable, bien davantage un produit creux, pas tellement prétentieux, mais surtout vide et sans consistance. Comment parvenir avec un sujet pareil, et de tels acteurs, à un néant narratif si prononcé ? Au beau milieu de cette déferlante d’hurluberlus désaxés, quelques films ont rayonné grâce à leur pouvoir fictionnel. On pourra toujours trouver à redire sur le dernier film de Valérie Donzelli, mais sa grâce et son romanesque ne peuvent laisser de marbre. On a dit que le film était kitsch et ridicule, mais c’est Brizé qui est ridicule avec sa loi du marché et ses petits calculs cyniques. Donzelli propose quant à elle une vraie vision de l’amour et des sentiments humains. Ces courses-poursuites entre Marguerite, Julien et ceux qui veulent leur enlever cet amour – incestueux – sont flagrantes de beauté. Carol de Todd Haynes, feutré et élégant, propose lui aussi une variation sur l’amour assez controversée, mais bouleversante de vérité. Le film se déroule dans les
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années 50, où deux femmes (Cate Blanchett, Rooney Mara) vont tomber passionnément amoureuses l’une de l’autre. Deux ans après La Vie d’Adèle, cet amour lesbien filmé par le brillant Todd Haynes nous rappelle que la fiction (le décor, l’architecture, les émotions, les personnages) est aussi l’une des plus belles manières de dire le contemporain (cf. Lincoln de Spielberg et son esthétique de film d’époque, qui pourtant plaçait son récit en constante résonance avec notre temps). Autre antidote : L’Ombre des femmes de Philippe Garrel avec Stanislas Mehrar (trop peu présent dans le cinéma français) et la rayonnante Clothilde Courreau. Ce film en noir et blanc, comme Carol et son esthétique vintage, suit le parcours de deux personnages qui vivent sur des faux-semblants, et c’est l’amour (et non la béatitude) qui va les rapprocher. L’égotisme des deux protagonistes est étincelant, mais il va vite être décapité par la force de proposition de Garrel : aimer, ce n’est pas vivre dans le factice, mais bel et bien tel que l’on est. Le final est pétillant de fragilité et de candeur. On n’avait jamais autant souri chez Garrel. Une fois encore, c’est le merveilleux qui a soulevé nos cœurs acérés. Le chef-d’œuvre The Assassin de Hou Hsiou-hsien n’est pas clinquant, mais ambitieux. C’est une œuvre précieuse, à valeur de manifeste pour un cinéma rêveur et plastiquement supersonique. La première image du film de HHH est d’une splendeur sans équivalent, et notre cœur se remettait à croire à la beauté, après une colonie de films barbares. Une jeune femme, ravissante au possible (l’immense Shu Qi), a pour mission d’assassiner les tyrans, tout cela avec une énergie qui force la déférence. Les scènes s’enchaînent comme un feu qui roule, et son pouvoir lunatique court-circuite chaque image. Il suffit d’un léger contre-champ pour faire gonfler à la surface d’un plan une pression sourde. Une telle exigence narrative (un scénario complexe, c’est le moins que l’on puisse dire) et esthétique n’est pas à passer sous silence. Sa grâce se veut l’aboutissement d’un travail formel ahurissant : chaque plan se nourrit de l’autre. C’est un film à double détente et l’on n’a pas fini de tergiverser sur son étrange beauté.
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Mis à part quelques exceptions, le cinéma asiatique s’aventure fréquemment sur le terrain du merveilleux et du spirituel, un peu comme si ce segment universaliste lui était réservé. Pourtant, on imaginerait volontiers la transposition de La Loi du marché dans un « cimetière », où l’on filerait les métaphores les unes après les autres. Car ce qui passionne dans le film d’Apichatpong Weerasethakul, Cemetery of Splendour (quel titre !), c’est bien que toute la folie mondiale se joue dans cet endroit resserré. Apichatpong invente un décor pour dire le contemporain. Ce cimetière de la beauté est une explosion de bonté et de gaieté : le lieu du calme, du rêve et du repos. On songe assez facilement à Baudelaire : « Tout n’est que calme, luxe et volupté » (Invitation au voyage). On y soigne les souffrants, et l’on tente de comprendre la cause de leur sommeil. Le plus extraordinaire, c’est la manière dont Apichatpong s’empare de son décor et le transforme allègrement en lieu de convalescence. À la différence de la maison de repos de Yorgos Lanthimos (The Lobster), ce Cemetery of Splendour est un feu d’artifices de sentiments et de lyrisme trouble. Cette voie de l’émotion, particulièrement absente de cette édition 2015, a trouvé refuge dans le dernier Pixar, Vice Versa, signé de Pete Docter et Ronaldo Del Carmen. Le film se voyait comme le nez au milieu de la figure, tant sa proposition humaniste et cinématographique était exaltante à souhait. Le film faisait s’évanouir tous les produits formatés du World Cinema, qui ne savent pas dire autre chose que le malheur de l’humanité. Vice Versa, certainement le plus beau film sur l’enfance depuis longtemps, donne à voir les émotions d’une petite fille. Si son esthétique numérique est quelque peu décevante, il n’en reste pas moins un conte ensorcelant et lumineux. Sa part d’étrangeté (les « émotions » sont anthropomorphisées et ressemblent à de petites bêtes) est un pied de nez à tous ces films qui veulent nous faire endurer l’horreur (Le Fils de Saul, Chronic). Vice Versa est un film que l’on regarde au microscope, où l’on découvre l’infiniment petit de nos existences et où chaque émotion vit comme une entité singulière et indépendante. Celle-ci ne relève plus simplement
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du ressenti humain, mais devient elle aussi douée de vie pour fournir à nos esprits matière à réflexion sur ce qui nous entoure (et notamment sur autrui). Ces émotions se chamaillent, et leur tâche est lourde. À l’heure où l’on ne croit plus en rien, et où l’on ne prend même plus la même de vivifier nos désirs, ce film œuvre pour la réhabilitation d’une conscience du monde. Cela faisait longtemps qu’un dessin animé n’avait pas tant déversé de candeur sur nos rétines. Ces émotions, sortes de petites molécules ou d’êtres extra-humains, ne sont en réalité que nos alliés les plus forts en nous permettant d’apprécier les possibles du réel. Elles exacerbent la saveur du monde, contre la neutralité et la fadeur. L’importance de ce film est de rappeler qu’il est possible de faire un autre cinéma, plus populaire et moins pesant. Car la trop grande rationalité des projets pèse et a alourdi ce festival. Tels des chirurgiens (voir le texte d’Adrien Valgalier sur un cinéma en soins palliatifs), trop de cinéastes ne prennent pas le temps de rêver, ni de donner corps à leurs émotions. Trop rationnels ? Il était amusant de découvrir le dernier film de Woody Allen, The Irrational Man, tant son appellation était l’exact opposé de la vision de tous ces réalisateurs qui préfèrent disséquer au lieu de filmer. Le personnage joué par Joaquin Phoenix peine à se comprendre, et à comprendre les autres. En réalité, il n’est pas irrationnel. C’est parce qu’il est trop rationnel qu’il en vient à faire n’importe quoi. La rationalité pousse à la dépression, du fait qu’elle n’interroge plus le monde, et pousse à se contenter de le subir. Ce balais de rationalité, et d’égotisme, est plus que vain, parce qu’il ne tente à aucun moment de proposer autre chose que l’effroi, comme si c’était vraiment la loi du marché. Ces édifices pompiers, qui brandissent efforts et vestiges du passé (Le Fils de Saul) pour se voir récompenser, ne sont en réalité que des petites formes sans contenu, de pur volontarisme. Tous ces films font la chronique de leurs sujets, sans parvenir, hélas, à leur donner une épaisseur existentielle. Ce cinéma au microscope doit s’élever pour restituer davantage qu’un simple regard médical sur le monde d’aujourd’hui.
la
septième
obsession