JUIN/Aout MMXIV - numéro SEPT
BRANDED Gelengül Real García
Porn
humans Márquez
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Zoulikha
Bouabdellah
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michel
houellebecq
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Judith
Deschamps
le mirage de la democratie - Los angeles
VOTRE PUB ICI br a n d e d @ br a n d e d . f r
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édito par Laurent Dubarry
questionnaire Chloé Bourgès
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cinéma Gelengül Porn
poRtfolio Zoulikha Bouabdellah
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art À la rencontre de Judith Deschamps
Article La fin des vrais humains
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Littérature Lettre à Michel
article L.A. -The place to be of l’art contemporain
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SOm maire 60
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article Le mirage de la démocratie
COMICS par Alizée de Pin
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questionnaire Laurent Quenhen
NOUVELLE par Blandine Rinkel
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ARticle Cent ans de solitude
REMERCIEMENTS
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ÉDITO i t ’ s sum m e rt i m e , ba b y !
Que vous soyez à Copacabana, ou à la dune du Pyla, ce Branded #7 saura vous rafraichir telle une Caïpirinha du Sindicato do Chopp, et vous en aurez bien besoin après avoir lu le scénar’ du film le plus pornographique jamais tourné. Puis en écoutant Playa blanca, vous lirez la lettre qu’on a écrite à Michel Houellebecq, grand amateur de villages clubs devant l’Éternel. Autre écrivain, mais tout aussi génial, Gabriel García Márquez vient de nous quitter, nous lui rendons hommage. Si vous êtes plutôt west coast, faites un tour à Venice beach et plongez dans les eaux de Los Angeles et ses galeries. Bref, un numéro qui est beau et qui sent bon le sable chaud.
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J U I N / A O U T M M X iv - num é r o sep t
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COPYRIGHTS
www.branded.fr Fondateur et directeur de publication : Laurent Dubarry laurent.dubarry@branded.fr
Page 18 : Courtesy Judith Deschamps Page 19 : Courtesy Judith Deschamps Page 22 : Courtesy Judith Deschamps Page 23 : Courtesy Judith Deschamps Page 25 : Courtesy Judith Deschamps Page 27 : Courtesy Judith Deschamps Page 28 : Pascal Patrice Page 34 : Zoulikha Bouabdellah courtesy galerie Anne de Villepoix Page 38 à 49 :Zoulikha Bouabdellah courtesy galerie Anne de Villepoix Page 64 : Photo DR Page 74 : Courtesy Julia Lamoureux Page 76 : Courtesy Julia Lamoureux Page 77 : Courtesy Julia Lamoureux Page 80 : Courtesy Julia Lamoureux Page 81 : Courtesy Julia Lamoureux Page 84 : Courtesy Julia Lamoureux
Rédacteur en chef : Jordan Alves jordan.alves@branded.fr Directeur artistique : Léo Dorfner leodorfner@gmail.com Rubrique Musique : Stéphane Cador Rubrique Cinéma Pier-Alexis Vial pier-alexis.vial@branded.fr Rubrique Art Julie Crenn julie.crenn@branded.fr Rubrique Livre Ahlam Lajili-Djalaï ahlam.lajili.djalai@branded.fr Rédacteurs : Florence Bellaiche, Ricard Burton, Stéphanie Gousset, Madeleine Filippi, François Truffer, Antonin Amy, Pauline Von Kunssberg, Ludovic Derwatt, Marie Medeiros, Mathieu Telinhos, Chloé Dewevre, Ema Lou Lev, Jen Salvador, Benoît Blanchard, Len Parrot, Marie Testu, Benoit Forgeard, Alexandra El Zeky, Marianne Le Morvan, Mathilde Sagaire Contributeurs : Alizée de Pin, Joey Burger
EN COUVERTURE Zoulikha Bouabdellah Nu, 2014 Posters découpés 100 x 140 cm encadré, pièce unique courtesy Anne de Villepoix BRANDED 8
Et ils disent qu’il s’est enfui
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Gelengül
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n 2007, pour fêter son centenaire, l’Institut de Physique du Globe de Paris m’a commandé un film pour sa soirée d’anniversaire au Trocadéro. Comme je me montrais hésitant, n’ayant jusquelà jamais donné dans l’institutionnel, la directrice s’est empressée de me rassurer, en soulignant sa volonté
de s’affranchir des conventions. Son mail se terminait par son souhait de recevoir «un film bien à l’image de l’Institut, débordant de vitalité, et quelquefois coquin sur les bords». Aux premiers jours de l’année suivante, je me rendais en repérages aux abords du Gelengül, un volcan turc à l’activité inconstante. Mon
Benoit Forgeard
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scénario, s’inspirant d’une légende locale, avait séduit le comité et débloqué des crédits inespérés. L’idée était de simple bon sens. Les peuplades de la région, assimilant leur volcan à une vulve, avaient encore pour coutume de sacrifier des mâles vigoureux en les jetant dans le cratère. Cette tradition - que je me gardais de juger débile - avait eu pour effet d’affaiblir considérablement l’économie de la région en la privant d’une grande partie de ses ressources humaines. Je me proposais donc d’y mettre fin en faisant construire une vis de 200 mètres de diamètre sur une longueur d’un kilomètre et demi. Cette vis, dont l’extrémité était chapeautée d’un gland en titane conçu pour résister aux très hautes températures, devait s’enfoncer dans la cheminée principale de Gelengül. A travers cette astucieuse mise en scène d’un coït titanesque, j’avais un double objectif : donner
une bonne leçon aux populations locales en leur démontrant qu’un volcan n’est pas un sexe, et attirer les touristes en proposant un spectacle qui en jette. Avec l’aide de la cinquantaine de scientifiques qui constituaient mon équipe, nous entamâmes les mouvements de va-etvient dans le volcan. Quelle ne fut pas notre surprise d’observer que le cratère semblait réagir à notre installation ! Très vite, des coulées brûlantes jaillirent de part en part, et deux villages de la vallée furent rayées de la carte. Je ne suis pas près d’oublier ce tournage, car des fumeroles à l’odeur entêtante, s’échappant de la roche, avaient rendu fou d’excitation notre équipe.
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Pendant trente jours et trente nuits, j’ai vu savants et savantes transformés en bêtes à orgies. Après qu’un séisme de magnitude 7 a semblé mettre un terme à notre opération, nous nous sommes retirés, des souvenirs plein la tête. Mon film, jugé par le magazine Rolling Stone comme « le plus pornographique jamais tourné » a depuis hélas été interdit, ses bandes découpées en lamelles et jetées dans le Stromboli, et toutes traces minutieusement éradiquées d’internet.
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J u d i t h d e sc h a mps e
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Al e x a n d r a e l z e k y
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C’est dans un café du Marais que l’on se donne rendez-vous. Je l’ai vue quelques mois auparavant lors de sa performance À la recherche de « À la recherche de l’oeuvre présente » à la galerie Édouard Manet de Gennevilliers dans le cadre de l’exposition .doc proposée par le Label Hypothèse. Nous entrons dans une minuscule salle obscure aux effluves poussiéreuses dans laquelle quelques chaises sont placées face à ce qui semble être la scène de la performance. Nous nous asseyons. Attentifs. L’excitation du public face à une performance n’est jamais la même. Spécialement lorsque celui-ci ne sait pas à quoi s’attendre. Nous échangeons des regards timides, l’air se fait humide et nous aurons chaud. Nous attendons. Lorsqu’une jeune femme gracile assise parmi nous se lève et se dirige vers « la scène ». Elle annonce alors la performance de Judith Deschamps, déclarant qu’elle-même ainsi que toute l’équipe des commissaires sont ravis de la recevoir. Puis, elle feint de laisser place à l’artiste et se rassoie. Nous attendons. Attentifs. Après un court moment de pause, la même jeune femme, avec la même gracilité, se lève et s’assoit à une table où seuls un ordinateur et des enceintes font office de décor. Ça donne le ton. La description de ces simples premières minute
de la performance de Judith Deschamps suffit à nous plonger au coeur de son travail. Elle est elle, puis elle est l’Autre. Elle s’amuse avec le spectateur à le perdre dans d’incessants aller-retour entre réalité et fiction, entre passé, présent et futur, entre ce qu’elle est et ce qu’elle prétend être. Et le jeu est amusant. Tout au long de la performance, elle se mue en historienne de l’art, donnant une conférence sur le travail de Judith Deschamps, s’appropriant dans le plus grand des sérieux les oeuvres de Cindy Sherman, Andrea Fraser, ou encore Pierre Huyghe dans l’anachronisme le plus parfait. On se laisse volontiers balader, fascinés par la prouesse scénique de la jeune femme et la drôlerie de la situation. Quel jour sommes-nous ? Où sommes-nous ? Le temps est suspendu et la cohérence de l’histoire de l’art n’a plus aucune importance. La petite salle obscure devient une scène de théâtre offrant une conférence absurde et Judith Deschamps manipule avec adresse les pantins que nous sommes. On se laisse envoûter, on se laisse illusionner, comme dans nos plus extraordinaires jeux d’enfance.
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entretien
Ton travail est très autobiographique et tu mets souvent en scène ta propre vie dans tes performances. Je pense notamment à l’une de tes premières performances Une visite au Musée, où tu enfermes ton corps dans un socle et où un audioguide raconte ta vie en quatre minutes... Alors peux-tu pour commencer me dire quel a été le point de départ de ta démarche ? Je joue avec mon identité et avec mon histoire parce que je me sens le jouet de mon éducation, de mon environnement social et culturel, de l’Histoire et des histoires dont je suis le produit. C’est un sentiment qui me tiraillait il y a six ans, à l’époque où j’ai fait la performance Une visite au musée. J’avais l’impression que mon corps et mon identité ne m’appartenaient pas tout à fait. En me mettant en scène dans cette performance, j’ai cherché à me distancer de moi-même. C’est quelque chose que je continue à faire aujourd’hui. Je fais de ma propre identité un personnage, je me dédouble, pour tenter de voir de quoi je suis le fruit. Ce que l’on voit dans tes performances et notamment dans celle que j’ai pu voir À la recherche de « À la recherche de l’oeuvre présente », c’est qu’il y a une limite très poreuse entre le réel, ta réalité et une certaine fiction. Comment joues-tu avec cette limite ? Ce que l’on appelle «le réel» m’a toujours intrigué. C’est un concept qui s’oppose à celui de la fiction, comme s’il y avait le vrai d’un côté, et le faux de l’autre. Or il n’y a pas de réel qui ne soit interprété. Je crois qu’il serait dangereux de vouloir séparer le réel de nous-mêmes. Nous fabriquons le réel, autant qu’il nous fabrique. Dans mon travail, j’essaie de briser
cette barrière que nous érigeons entre le réel et la fiction. Les deux se mêlent et se valent, ils ne sont plus forcément discernables. À t’écouter, tu te considérerais davantage comme la narratrice d’une réalité observée à travers ta condition de femme, d’artiste... Lorsque l’on voit tes différentes performances, on peut constater qu’elles évoluent en fonction de ton âge, du contexte dans lequel tu les as créées aussi. Ta propre réalité intervient dans tes fictions… Oui, je fais de ma réalité un terrain d’observation et d’expérimentation. Je crée des histoires à partir d’elle, et inversement, j’imagine des scénarios que j’essaie de faire exister. La fiction se met alors à prendre vie et à se déployer dans le réel. Ce sont des mécanismes que nous employons tous, plus ou moins consciemment. Nous construisons notre réalité à partir des fantasmes que nous avons. Dans la performance Le diplôme de Judith Deschamps tu fais appel à une comédienne à qui tu fais jouer ton propre rôle devant le jury de ton véritable diplôme de fin d’études à l’École Supérieure des Arts décoratifs de Strasbourg... Oui, j’ai fait de mon diplôme une performance. Je devais d’abord soutenir mon mémoire devant le jury et un public (j’ai ouvert ce diplôme au public, pour lui donner une dimension théâtrale). Ensuite, je devais présenter mon travail plastique dans une autre salle. À la fin de ma soutenance, je leur ai fait faire le tour du bâtiment, et les ai amenés à nouveau dans le même espace. Une comédienne, Sarah Kellal, nous y attendait, et a présenté mon tra-
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vail à ma place. Elle s’exprimait comme je le faisais lors de ma soutenance, elle me jouait. Plus personne ne savait qui était la vraie Judith Deschamps. Ce que je voulais dire ici, c’était que Judith Deschamps, jouée par une comédienne, était tout aussi véridique, tout aussi réelle, et à la fois tout aussi apprêtée et tout aussi empruntée que la Judith Deschamps qui se tenait devant eux quelques minutes auparavant. Je mettais ainsi l’accent sur les rôles que nous jouions chacun, le jury, le public et moimême, lors ce diplôme. On retrouve par là ton goût pour le théâtre puisqu’avant tes études aux Arts décoratifs, c’est ce que tu étudiais. C’est une pratique que tu utilises de manière consciente dans tes performances? Bien sûr. Le théâtre ne m’a pas quitté. Je l’ai découvert au lycée, à un âge où les codes culturels, vestimentaires, de langage, sont très importants pour exister socialement. Tout à coup, j’avais l’espace pour extérioriser les rôles et les masques que j’avais l’impression de jouer dans la vie. C’était très libérateur, et ça l’est encore aujourd’hui. Par contre, je ne trouvais pas dans le dispositif théâtral la liberté que je trouve actuellement dans la performance ou avec une installation. La relation entre l’oeuvre et le spectateur me semblait trop limitée. Au théâtre nous savons que nous avons à faire à de la fiction. Alors que si tu injectes de la fiction là où tu ne t’y attends pas, tu ne sais plus très bien. Ta place n’est plus claire du tout. Et ce que tu as devant les yeux peut devenir très troublant. Il y a une autre performance dans laquelle tu joues, et où tu vas même plus loin puisque tu vas l’écrire sous la forme d’une pièce de
théâtre. À ce moment-là tu viens de terminer tes études, et tu cherches un atelier pour pouvoir travailler. Tu vas donc faire appel au FRAC Alsace et tu prends rendezvous avec le directeur, Olivier Grasser. Cette pièce que tu intitules Le débarras déroule le dialogue entre lui et toi, avant même qu’il ait réellement lieu et que tu vas jouer face à lui lors de ce rendez-vous. Ce projet, au-delà de m’avoir fait beaucoup rire, demande une certaine dose de courage... Durant l’été qui suivait mon diplôme, j’ai été invitée par des commissaires à exposer dans un centre d’art, à Rennes. Lorsque j’ai terminé cette exposition je me suis sentie brusquement désoeuvrée, je n’avais pas vraiment eu le temps de réfléchir à la suite. En rentrant chez moi, la peur a commencé à monter. Je me suis demandé comment je pouvais trouver les ressorts alors que je n’avais plus d’espace pour travailler, que je n’avais plus d’outils, que je n’avais aucun réseau professionnel. Comment allais-je me mettre au travail ? J’ai cherché un moyen de jouer avec cette situation. J’ai imaginé un espace de travail, un atelier où je pourrai me rendre quotidiennement, et qui pourrait en même temps représenter ce que je vivais : le débarras du FRAC Alsace. Le débarras c’est le négatif de l’espace d’exposition. L’espace que le visiteur ne voit jamais. L’espace qui n’a pas de fenêtres. L’espace complètement déconsidéré. Olivier Grasser, le directeur du FRAC Alsace, ne savait même pas où se trouvait ce débarras. Je pensais qu’il ne pourrait pas me refuser cet espace, et en même temps je savais que je ne l’obtiendrais pas facilement. Il ne s’agissait pas de n’importe quel débarras, mais de celui d’une institution, et mon geste était bien évidemment artistique. J’ai donc décidé de créer
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Une visite au musĂŠe
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Une visite au musĂŠe
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un objet, pour séduire Olivier Grasser que je ne connaissais pas encore. J’ai écrit sous la forme d’une pièce de théâtre, le premier rendez-vous que nous allions avoir dans son bureau. La publication était très crédible, elle comportait nos biographies respectives et reprenait très précisément les codes d’une édition théâtrale. J’ai appris mon texte et j’ai essayé de le dire lors de notre entretien. Je lui ai remis le texte seulement lorsqu’il m’a demandé en quoi consistait mon travail. Comment as-tu anticipé le dialogue ? La réalité peut être très prévisible, très codifiée, surtout dans un cadre professionnel comme celui-là. J’ai imaginé les formules, le type de langage que nous emprunterions. J’ai décrit aussi le malaise que nous ressentirions chacun. Moi, jeune artiste inconnue, qui doit encore faire ses preuves, le sollicitant, essayant de l’intéresser et lui, très occupé, ayant peu de temps à m’accorder, tentant de porter une attention polie à ma requête. Et comment Olivier Grasser a-t-il réagi à cette performance ? Sur le moment, il était très troublé... touché aussi, je crois. On a ri, après avoir ressenti ce léger malaise dont je viens de parler. Cette pièce faisait tomber les masques, elle nous décrivait dans nos rôles respectifs. De lire ce que nous étions en train de vivre, lui a sans doute donné un sentiment de vertige, et je me rappelle une phrase qu’il m’a lancée en nous quittant « laissez-moi entrer dans le jeu à présent ». Tu as dû le flatter aussi quelque part ?
Sans doute aussi. Ce travail témoigne de l’énergie que j’ai dû déployer pour l’intéresser... Il dévoile de manière assez cynique l’aspect stratégique de ma démarche artistique. Ça me fait penser à une oeuvre de Darren Roshier qui me fait beaucoup rire. Dans le cadre d’une expo qui s’achève avec une remise de prix, il décide de peindre chaque membre du jury, et d’en exposer les portraits. Des portraits qui les mettent en valeur, qui les glorifient en quelque sorte. Alors bien sûr, je n’ai pas cherché à glorifier Olivier Grasser, mais je le montre dans sa posture de directeur, détenant le pouvoir de valider ma démarche artistique ou non. Comme Darren, je montre que mon travail s’inscrit dans un système, et qu’il est intrinsèquement lié à lui. Tu parles de cette nécessité de se rendre visible, de se faire connaître. Est-ce une angoisse pour toi ? Oui, il y a une part d’angoisse dans mon activité, qui est liée au besoin d’être vue et reconnue pour continuer à travailler. Dans l’une des tes performances — étant donné les circonstances, l’oeuvre de Judith Deschamps est en déplacement lors de l’exposition « Jeunes Premiers », merci de votre compréhension —, tu vas pendant toute la durée de l’exposition être présente dans la salle de l’exposition sans y présenter quoi que ce soit. Tu deviens l’artiste et l’oeuvre à la fois... Dans cette performance, j’ai essayé d’orienter le regard des visiteurs ailleurs. Plutôt que de performer sous la lumière des projecteurs, je me suis déplacée dans l’ombre, au risque de
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devenir invisible. La performance consistait à ce que je sois là, comme n’importe quel autre visiteur, pendant toute la durée de l’exposition. Je voulais ressentir ce qui se passait autour des oeuvres d’art : les murs, les sols, les bruits, les lumières, les discours des médiateurs, les déplacements, les commentaires des visiteurs... Et je souhaitais ne rien produire. M’interrompre pendant un mois. Observer et ne plus agir. Au départ, je regardais les oeuvres, mais très vite mon attention s’est déplacée, j’allais dans des endroits inhabituels, je m’asseyais dans des coins. Les gens me voyaient dans des postures très bizarres, que je ne cherchais pourtant pas à rendre théâtrales. Ce n’est pas moi que je voulais qu’on observe, mais tout ce qu’il y avait autour. La performance n’a d’ailleurs été perçue que par très peu de gens. Le seul indice était la fiche de salle dans laquelle apparaissait le titre de la performance. Tu te mets souvent à l’épreuve, psychologiquement et aussi physiquement dans tes performances... Les plus grandes résistances sont d’ordre psychologique. Lorsque des visiteurs découvraient cette performance et venaient me voir pour en discuter, ils me demandaient souvent comment je faisais pour supporter le temps qui passe, sans rien faire d’autre que d’être là. Je réalisais alors que c’était plus facile à vivre qu’à imaginer. Au bout d’un moment, tu arrêtes de penser à ce que tu fais, et ton corps est capable du reste. Il y a une autre performance dans laquelle tu t’éprouves : celle que tu as donnée pour ta vidéo Diptyque vidéographique (captation 1, captation 2)...
Cette performance a servi à la réalisation d’une vidéo. Le travail était très technique. Il m’a demandé un grand effort de mémoire et de précision dans mes gestes. De plus, je devais adapter mon corps à des postures étrangères aux miennes, des postures masculines. Quel était le propos de cette vidéo ? De manière très intuitive, j’ai filmé un étudiant lors d’un cours que je suivais chaque jeudi à l’école, pendant ma dernière année. Je l’ai filmé sans qu’il ne s’en aperçoive — je portais la caméra au niveau de mon ventre. Lorsque j’ai visionné la captation, j’ai eu envie de la reproduire, en rejouant sa gestuelle, et j’ai demandé à Diane Augier, une amie étudiante, de rejouer ma gestuelle lorsque j’avais filmé. Ainsi, nous avons performé toutes les deux, pour obtenir la réplique de la vidéo originale. C’était laborieux, car nous devions apprendre ces gestes, et les reproduire au même moment. Nous avons fait de cette captation une véritable chorégraphie. Je ne voulais pas que les deux vidéos se ressemblent complètement, c’est pourquoi les gens autour de l’étudiant que j’ai filmé, et autour de moi, ne sont pas les mêmes et ne sont pas exactement au même endroit. J’ai cherché à créer des variantes, des différences dans l’image. C’était important car je voulais susciter un sentiment de déjà-vu, celui que nous ressentons lorsque le réel se répète. Ça permet aussi au spectateur de ne pas comprendre tout de suite ce qui se rejoue dans l’image, la compréhension se fait lentement. Là encore, j’ai cherché à dissimuler la performance, pour faire apparaître le réel. Il y a un très beau texte de Georges Didi-Huberman qui m’a influencée sur cette question de l’apparition. Dans le premier chapitre de Phasmes : Essai sur l’ap-
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Diptyque VidĂŠographique (captation 1)
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Diptyque VidĂŠographique (captation 2)
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parition, l’auteur décrit sa rencontre avec un phasme au vivarium du Jardin des Plantes. Le réel, paisible et familier, se fissure à la vue de cet animal. Car ce qu’il prenait pour de la végétation, des feuilles, des branchages, était en fait le phasme lui-même. Le phasme avait mangé son modèle, il était devenu son environnement. Dans ce diptyque vidéo, je reprends cette idée. Le réel devient très dérangeant, très perturbant, parce qu’il a disparu au profit de sa copie. On ne sait plus très bien où est le réel, où est la reproduction, ce qui se rejoue, ce qui est vrai et ce qui est faux. Au fond, je tente de faire naître une méfiance, un sentiment d’inquiétante étrangeté. En rejouant les postures d’un homme, est-ce que tu as cherché à poser un regard sur ta féminité ? Sans doute. En adoptant sa gestuelle, j’ai pris conscience de mon corps social. J’ai réalisé à quel point mes postures physiques en tant que femme étaient très différentes de celles d’un homme, et très codifiées elles aussi. En jouant un personnage, on s’aperçoit de la manière avec laquelle on se tient, avec laquelle on parle, on prend de la distance avec soi-même et avec son histoire. Dans ta dernière performance À la recherche de « À la recherche de l ‘ « oeuvre présente », tu t’appropries cette fois des oeuvres d’artistes – Cindy Sherman, Andrea Fraser, Pierre Huyghe. Tu manipules les archives à l’aide de photomontages où tu colles ton visage sur des photographies existantes, tu recrées et tu détournes leurs oeuvres ... Te revendiques-tu quelque part du courant appropriationniste ?
Je ne me revendique d’aucun courant, tout simplement parce que je n’ai pas la distance critique et historique pour le faire. Si je me suis plongée dans l’oeuvre de ces trois artistes, c’est pour donner une profondeur de champ aux oeuvres que je crée aujourd’hui. En me les appropriant, je me projette dans des problématiques qui auraient pu être les miennes à l’époque. Je me relie à une histoire, pour comprendre ce que nous sommes en train de vivre actuellement. Passé et présent se regardent. Et la linéarité du temps se brouille. C’est quelque chose que j’explore depuis un moment. Je joue avec la temporalité, je m’immisce dans d’autres temps, je bascule le futur dans le passé, je fais du moment présent un lieu de projections, un lieu de fantasmes, où tous nos repères habituels se dérobent. On peut remarquer à travers tes performances que tu portes souvent un regard distancié par rapport à ton propre travail. Comme si tu étais l’artiste et le commissaire à la fois... Je joue avec les interprétations et avec les discours qui gravitent autour du travail de l’artiste. Plus que l’oeuvre d’art elle-même, c’est ce qu’on en fait que j’interroge. Ce sont les récits, les manières de faire retour sur ce qui s’est passé, et qui donnent lieu à toutes sortes d’interprétations et de fantasmes. Je m’approprie des images, mais aussi des discours. Toute la performance est construite à partir d’informations trouvées sur internet et dans des catalogues. Chaque mot que je profère provient d’un discours antérieur au mien, et que j’ai monté avec un autre pour pouvoir dire quelque chose. J’ai l’impression que ce procédé témoigne de notre temps, où le flux et la circulation d’informa-
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Incrustation du visage de Judith Deschamps dans le corps de Cindy Sherman, photo-montage réalisé pour la conférence performative A la recherche de «A la recherche de l’oeuvre présente»
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tions et d’images participent à la construction de notre réalité. Comme des monteurs, nous passons notre temps à visionner, à réagencer et à manipuler ces images. Où sont le réel et la vérité dans tout ça, je ne sais pas, et ce ne sont certainement pas eux que je recherche. Est-ce toi, Judith Deschamps, que tu cherches ? Je ne sais pas. Je crois qu’à travers le personnage de «Judith Deschamps», j’interroge la manière que nous avons de nous construire chacun. J’essaie d’observer la tension qui existe entre ce que nous sommes et ce qui nous façonne. Le rapport de force qui se joue entre nous-mêmes et les structures qui nous dominent. Tout ton travail tourne beaucoup autour de la performance, de l’immatérialité de l’oeuvre d’art aussi. Comment envisages-tu la pérennité de tes oeuvres ? On pourrait même se poser la question de leur acquisition ?
une collectionneuse au milieu de ses acquisitions, et qui explique ma démarche tout en faisant référence à ces pièces que j’aurais réalisées dans les années 70, 80 et 90. La création de ces objets — des oeuvres de faussaire en quelque sorte — m’interpelle, pose des questions que j’aimerais approfondir. Quels sont tes projets pour la suite ? Je vais donner une performance à Mains d’Œuvres dans le cadre de l’exposition Mémoires d’un amnésique. Ce sera tout un jeu avec la distorsion du temps, où je vais m’inspirer de la science-fiction pour nous faire voyager dans le passé et dans le futur. Je vais aussi participer à une expo à Lille, organisée par Michel Poitevin et Valérie Lefebvre. Je pense à une installation dans la continuité de ce que j’ai montré au Salon de Montrouge, j’aimerais y interroger Judith Deschamps dans les années 70.
Mon travail est en train de prendre un nouveau tournant. J’ai participé au 59e Salon de Montrouge cette année, et j’ai créé une installation, dans la poursuite de la performance dont nous venons de parler. C’était très fort de matérialiser ce que j’avais l’habitude de projeter sur un écran lors de mes performances. L’installation s’intitulait An Indecent Retrospective, et montrait six photographies de Cindy Sherman dans lesquelles j’ai incrusté mon visage, une vieille coupure de presse relatant une performance d’Andrea Fraser où j’ai substitué mon nom au sien, et un film de Pierre Huyghe, que j’ai filmé et monté à nouveau. J’ai accompagné ces trois oeuvres d’une vidéo, mettant en scène
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Incrustation du visage de Judith Deschamps dans le corps de Cindy Sherman, photo-montage réalisé pour la conférence performative A la recherche de «A la recherche de l’oeuvre présente»
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Lettre Ă Michel
Jen Salvador illustration Pascal Patrice
Cher Michel,
Cela fait maintenant plus d’un an que j’ai envie de vous envoyer une lettre. Mais depuis la lecture de Non réconcilié, je ne suis plus la même. Quel livre, bordel. Maintenant que j’ai terminé tous les autres livres que vous avez écrits, je suis passée à vos poèmes. Dans le dernier recueil qui retrace vingt-deux années d’écriture en rimes, ou non, vous y exposez vos joies, très peu, et vos peurs, beaucoup. Alors que certains disent que vous n’êtes pas poète, ou même que vous faites de la poésie de supermarché, je dévore vos mots un par un, sans jamais m’en lasser. Ont-ils vraiment lu vos textes, ces gens? Il suffit d’avoir les yeux ouverts sur la vie pour comprendre que c’est elle que vous dépeignez, que vous ne faites qu’assembler des mots sur la réalité. Je lâche courageusement le vouvoiement pour te dire ça: Michel, tu es le poète de la vie. Je t’aurais bien dit que je te kiffe, mais ce n’est pas assez classe. Le vingtième, puis le vingt et unième siècle ont mis nos existences à rude épreuve. Dans ce recueil, tu nous l’expliques. Tu passes par des chemins sinueux, traversant la difficulté d’être seul pour arriver à celle d’être deux. Tu nous parles de nature et d’air, puis de terre et
de mer. Ce livre respire. Sans quitter la raison, tu évoques des mondes irréels et imaginaires, où l’espérance côtoie l’abattement. Dans ce livre il y a la vie. La beauté d’une femme qui reste inconnue, la joie d’être ensemble, le supplice stoïque d’un départ. Puis l’espoir vain de continuer à vivre. Je me suis souvent demandé à quoi tu pouvais bien ressembler, en vrai. Je t’ai souvent imaginé à travers tes livres, mais depuis que j’ai lu ces poèmes, je ne sais plus quoi penser. Es-tu un romantique pathétique, un connard invétéré, ou peut-être simplement un être perdu dans le monde d’aujourd’hui, condamné à errer sans but, dans l’attente inexorable de la fin. Et puis il y a quelque jours je t’ai vu sur Youtube en train de danser à moitié ivre avec des femmes. Tu titubais, rond et joyeux. J’imagine que tu dois aller mieux. Tu as ton Goncourt et tu as l’argent. Tu as tes films et tu as Jean Louis Aubert. Certains te détestent et d’autres t’aiment. Maintenant Michel, tu es éternel. Imprimé sur le blanc du papier de Gallimard, pour des siècles et des siècles.
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Il y aura des journées et des temps difficiles Et des nuits de souffrance qui semblent insurmontables Où l'on pleure bêtement les deux bras sur la table Où la vie suspendue ne tient plus qu'à un fil ; Mon amour je te sens qui marche dans la ville. Il y aura des lettres écrites et déchirées Des occasions perdues des amis fatigués Des voyages inutiles des déplacements vides Des heures sans bouger sous un soleil torride, Il y aura la peur qui me suit sans parler Qui s'approche de moi, qui me regarde en face Et son sourire est beau, son pas lent et tenace Elle a le souvenir dans ses yeux de cristal Elle a mon avenir dans ses mains de métal Elle descend sur le monde comme un halo de glace. Il y aura la mort tu le sais mon amour Il y aura le malheur et les tout derniers jours On n'oublie jamais rien, les mots et les visages Flottent joyeusement jusqu'au dernier rivage Il y aura le regret, puis un sommeil très lourd.
Non réconcilié, de Michel Houellebecq paru en mars 2014, chez Gallimard
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questionnaire
Chloé bourgès p r o p o s r e c u e i ll i s p a r L a u r e n t D u b a r r y
Chloé Bourgès est une jeune réalistarice qui, après avoir produit plusieurs courts métrages, vient d’achever son premier long qui s’intitule Ceremony - www.vimeo.com/chloebourges
1 - Que n’échangeriez-vous pour rien au monde ? C.B. : Mes fesses 2 - Quelle profession rêviez-vous d’exercer lorsque vous étiez enfant ? C.B. : Fermière / star 3 - Quel cadeau aimeriez-vous recevoir ? C.B. : Un voilier 4 - Le meilleur endroit où passer la nuit ? C.B. : Les bras de son homme 5 - Une chose que vous aimeriez savoir faire ? C.B. : Me battre 6 - Un disque ? Un livre ? Un film ? C.B. : Thimar d’Anoure Brahem / Querelle de Brest de Jean Genet/ Au hasard Balthazar de Robert Bresson 7 - A quelle époque auriez-vous aimé vivre ? C.B. : Maintenant 8 - Le plus bel homme, la plus belle femme de la terre ? C.B. : Marcello Mastroianni / Brigitte Bardot 9 - Que faîtes-vous le dimanche ? C.B. : Rien
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questionnaire
10 - Votre syndrome de Stendhal ? C.B. : Les animaux 11 -Avec quelle personne morte aimeriez-vous pouvoir dîner ? C.B. : Pier Paolo Pasolini 12 - Quel est votre alcool préféré ? C.B. : Le vin 13 - Quelle est la personne que vous détestez le plus ? C.B. : Marine Le Pen 14 - Où aimeriez-vous vivre ? C.B. : Partout 15 - Qu’est-ce qui attise votre désir chez l’autre ? C.B. : L’humour 16 - Un personnage de fiction auquel vous vous identifiez ? C.B. : Aucun 17 - À combien évalueriez-vous votre corps pour une nuit ? C.B. : Pas de prix bien sur 18 - Un mot, une expression ou un tic de langage ? C.B. : Tu vois ce que je veux dire? 19 - PSG ou OM ? C.B. : PSG 20 - Si vous pouviez avoir la réponse à une question, quelle serait la question ? C.B. : Qu’est ce qu’on sent quand on meurt? 21 - Quelle serait la musique de votre enterrement ? C.B. : Frédéric Chopin 22 - Votre menu du condamné ? C.B. : Un McDo 23 - Une dernière volonté ? C.B. : Être libre
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Doors to heaven - I always agreed with you - Bois, perles, chaussures, laiton, peinture 235 x 160 x 30 cm - 2012
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Zoulikha Bouabdellah
julie crenn
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epuis le début des années 2000, Zoulikha Bouabdellah construit une œuvre protéiforme (vidéo, photographie, installation, sculpture) motivée par une réflexion sur l’identité culturelle et sexuelle. Ainsi, elle adopte les clichés sexistes, les normes patriarcales et les diktats moralistes pour les adapter à un discours politique. En ce sens, elle s’inscrit pleinement dans l’héritage des artistes ayant mis en avant une conscience féministe et postcoloniale. Des artistes, qui, avec une même volonté, ont lutté et continuent de lutter contre toute forme d’exclusion (raciale, sexuelle, religieuse, géographique). Zoulikha Bouabdellah s’intéresse plus spécifiquement à l’image et aux rôles attribués aux femmes tant au sein des cultures orientales qu’occidentales. En 2003, elle se fait remar-
quer avec la présentation d’une œuvre vidéo intitulée Dansons. L’artiste se filme exécutant une danse du ventre. Au moyen d’un cadrage resserré, la caméra est orientée uniquement sur le bassin. Elle ne porte pas une robe traditionnelle orientale, mais un drapeau français formé de trois foulards, bleu, blanc et rouge. Sur les foulards sont cousus des cliquetis qui viennent rythmer la danse de l’artiste. En fond sonore est diffusée La Marseillaise. L’Orient qui danse sur l’Occident pour le bousculer dans ses préjugés. Dansons au lieu de Marchons. Zoulikha Bouabdellah joue avec les codes et les symboles culturels à travers une œuvre souhaitant le dépassement de ces symboles qui sont souvent étouffants. Un travail qu’elle poursuit avec la série Ni, ni, ni (2007), formée de trois portraits de l’artiste, qui, munie d’une cous-
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coussière, dissimule ses yeux, sa bouche et ses oreilles. La femme y est privée de ses droits fondamentaux : la vue, la parole et l’écoute. De son point de vue, les femmes sont réduites aux rôles de mères, d’épouses et de maîtresses. Elles sont soumises à un système patriarcal qui les réduit à des objets. C’est ainsi que les représentaient les peintres et les écrivains orientalistes du XIXème et du début du XXème siècle. Dans un élan déconstructeur, l’artiste s’approprie la figure de l’odalisque : une femme nue, lascive, dotée de formes généreuses, installée à l’abri des regards dans une chambre richement parée. Elle s’empare de reproductions de peintures présentant des odalisques et des nymphes. Les posters sont découpés et recomposés. Ainsi les corps nus et les visages souriants sont associés aux motifs ornementaux issus de l’architecture arabe. De même, elle met en regard les odalisques « historiques » avec les nouvelles odalisques. Elle réalise des collages à partir de photographies prélevées sur les pages de magazines pornos. L’enchevêtrement des corps dénudés est recouvert par des motifs d’entrelacs qui rappellent ceux des moucharabiehs. Voir, sans être vu. Sans imposer une vision univoque, l’artiste associe les contraires. Ainsi, les silhouettes de mosquées sont teintées de couleurs pop (Pop Mosques - 2014), les contours d’un avion Mirage forment des motifs orientaux (Mirage - 2011), des sousvêtements scintillants sont disposés au-dessus de hijabs (Le Rouge et le Noir - 2008). Zoulikha Bouabdellah structure une réflexion où la tradition tutoie la transgression pour faire jaillir une position critique. Son œuvre manifeste, Silence (2008), concentre l’ensemble de ses problématiques. Dans l’espace d’exposition
sont étendus des dizaines de tapis de prières, dont les centres sont découpés. À l’intérieur, trônent fièrement des paires d’escarpins dorés ou argentés. Le geste est audacieux et radical, la lecture en est éclatante : les femmes, placées au centre de la réflexion, retrouvent leur voix, leur présence et leur liberté. Munie de couleurs, de paillettes, de symboles forts, de motifs séducteurs et d’un lexique mêlant poésie et politique, Zoulikha Bouabdellah dénonce non seulement l’oppression subie par les femmes, mais aussi la pauvreté d’une pensée unique nourrie de clichés médiatiques, intolérants et réducteurs.
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erotic cutting
- Page de magazine découpée - 2014
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- Page de magazine découpée - 2014
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- Page de magazine découpée - 2014
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Dansons - vidĂŠo de 5 min - 2003
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Grande odalisque - Laque sur papier - 185 cm x 320 cm - 2010
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Silence - Chaussures et tapis de prière - 2008
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Ni, ni, ni - photo tirage lamnda - 50 x 50 cm - 2007
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Ni, ni, ni - photo tirage lamnda - 50 x 50 cm - 2007
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Ni, ni, ni - photo tirage lamnda - 50 x 50 cm - 2007
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Wheel of Fortune I - Tirage C-Print monté sur aluminium et plexiglas - edition de 3 dimension encadrée 145 x 145 cm - 2012 BRANDED 48
Wheel of Fortune II - Tirage C-Print monté sur aluminium et plexiglas - edition de 3 dimension encadrée 145 x 145 cm - 2012 BRANDED 49
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La fin des vrais humains
La naissance de l’homme augmenté, de la fiction au réel Le monde dépeint par Real Humans, nouvelle série suédoise créée par Lars Lundstrom, est le même que le nôtre, à une exception près : des hubots -human robot- se vendent comme tout objet dans les hubotmarket pour servir de chauffeur, cuisinier, ouvrier ou jouet sexuel. Il faut, pour les distinguer des vrais humains, vérifier s’ils possèdent un port USB. C’est ce minuscule signe qui scelle la différence entre l’humain et le non humain. Le hubot a en effet la figure, la démarche et les expressions d’un homme, mais n’en est pas un. Il est l’objet d’une fascination de la part du
groupe des « transhumanistes » et objet de haine chez les membres du parti politique Akta manniskor (« Real Humans »), partisans de la « vraie vie ». Avec l’affrontement de ces deux groupes, c’est toute une discussion éthique contemporaine qui se tisse. La série aurait pu rester une simple série de science-fiction, dépeignant un monde utopique ou apocalyptique, mais elle devient plus que ça. Étant le même monde et à la fois tout autre, l’univers Real Humans devient un véritable miroir. Mais celui-ci nous montre bien plus que notre miroir ordinaire.
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De l’humain au surhumain : l’espoir transhumaniste. Pendant que les hubots normaux sont programmés pour servir les humains, une bande de hubot est libérée grâce à un code informatique qui rend les robots autonomes. Libre arbitre, figure humaine ? Que reste-t-il alors au fameux propre de l’homme ? Il peut alors sembler préférable d’être hubot ! C’est en tout cas ce que pensent les transhumanistes qui voient dans le hubot l’évolution naturelle de l’espèce. Les transhumanistes de la série comme ceux d’aujourd’hui pensent que toute avancée technologique est une évolution positive que l’humain doit encourager. Le but des transhumanistes est d’arriver à améliorer l’humain, c’est-à-dire de le transformer en un surhomme, ou un posthumain. Le personnage clef de la saison 1, Leo, représente cet idéal transhumaniste. Petit, il meurt d’une noyade. Son père, David Eischer, arrive à le faire « revivre » en greffant un port USB et des capteurs reliés à son cerveau. Ni tout à fait hubot, ni tout à fait humain, Leo Eischer est le symbole d’une nouvelle humanité, d’un surhomme immortel. La question de l’immortalité est au cœur de l’espoir transhumaniste. Le posthumain est en fait un homme immortel, un homme qui sait surmonter la mort et la maladie. Il vit au-dessus de la nature car il a inventé de nouvelles conditions vitales, désormais culturelles et non plus naturelles, qui permettent de le rendre indépendant. Il est donc intéressant de voir
que les membres du parti de la « véritable humanité » se retrouvent dans la nature, portent des vêtements qui leur semblent plus traditionnels, lisent Thoreau. Ils veulent un monde où la nature reste une norme. David Eischer transgresse cette norme. Max More, théoricien du transhumanisme, affirme dans A Futurist Philosophy que « le transhumanisme diffère de l’humanisme en reconnaissant et en anticipant les altérations radicales de la nature et les possibilités de nos vies qui résultent de diverses sciences et techniques. » En déjouant la nature, l’homme réalise sa propre nature, celui du posthumain. Les deux réactions possibles face au monstrueux, peur et/ou fascination, sont représentées par les deux groupes antagonistes de Real Humans. Ceux qui contestent la fabrication de hubots ont peur d’être réduits en esclavage par une nouvelle espèce. Ceux dont la fascination est plus forte veulent définir une nouvelle humanité. Bien que les prévisions transhumanistes puissent être raillées à cause de leur irréalisme, elles permettent au moins de distinguer deux visions de l’humanité, une humanité définie par la nature, et une humanité postnaturelle, définie d’elle-même, où les limites biologiques disparaissent.
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L’immortalité : c’est possible ? Ce dépassement de l’humain au surhumain est sans cesse sollicité dans cette série qui floute les limites entre l’homme et la machine. Celle-ci peut désormais aimer et se venger : les hubot tombent amoureux, veulent fonder une famille. De l’autre côté, les humains envient les hubots qui échappent à la mort. Jonas Borber, ancien directeur d’un Hubotmarket et victime d’un incendie, cherche à transférer son cerveau dans son clone, rêve d’immortalité qui se retournera contre lui-même. Cette épreuve malheureuse qui fait penser à la mésaventure d’Icare nous interroge sur les véritables pouvoirs de la technologie : pouvons-nous terrasser la mort grâce à la science et la technologie ? C’est ce que prévoient les transhumanistes :
grâce à l’évolution des NBIC, (Nanotechnologie, Biologie, Informatique, Sciences Cognitives) le corps biologique sera augmenté, amélioré, ressuscité, et ce dès 2045, selon l’informaticien Raymond Kurzweil. Aujourd’hui, les recherches actuelles sur la robotique démontrent que bien qu’on ne connaisse pas encore assez le cerveau pour le reproduire à l’identique, nous sommes désormais capables de reproduire un être qui ressemble comme deux gouttes d’eau à son propriétaire. Le chercheur japonais Hiroshi Ishiguro réalise des humanoïdes entièrement semblables à ceux de Real Humans. Il a ainsi reproduit son clone, qui le remplace pour les meetings à l’étranger. Ce chercheur n’hésite pas à affirmer que ces robots ont une âme, au même titre que n’importe quel humain. Les hubots ne sont donc pas loin.
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Nous sommes tous des machines : autant en profiter ! L’artiste Stelarc, qui est connu pour s’être implanté une oreille dans le bras à partir de cellules souches, déclare que la peur et le dégoût qu’on éprouve naturellement envers un être monstrueux comme le cyborg viennent de la « peur d’être automatisé », mais que « l’involontaire et l’automatique » a toujours fait partie de l’homme. L’homme est donc une machine et il ne faut pas avoir peur de l’assumer. Au contraire, il faut améliorer cette machine. C’est par orgueil qu’on cherche le propre
de l’homme. EN sortant de cette logique, l’homme pourra améliorer son corps : c’est ce que permet la technologie. Stelarc aborde ainsi le corps comme une architecture que l’on peut adapter aux changements du monde. Les jambes artificielles d’Oscar Pistorius qui courent plus vite que des jambes naturelles illustrent cette évolution technologique vers une augmentation du corps.
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La dystopie : la fiction au cœur du réel Ce n’est pas la première fois que la science-fiction nous aide à y voir plus clair : films de zombie ou films d’extraterrestres sont souvent le moyen de percer au jour une société fondée sur l’exclusion de l’autre, de la différence. Les films de zombie sont par exemple souvent l’occasion de révéler la véritable nature de l’homme, à l’état sauvage. Aujourd’hui, ces films d’anticipation similaires à Bienvenue à Gattaca ou 1984 envahissent le petit écran : Orphan Black aborde la question des dérives du clonage à tra-
vers un thriller palpitant, Continuum traite du voyage dans l’espace-temps, dressant le portrait d’un futur angoissant où les entreprises rachètent des États pour en faire un business. Encore une fois la fiction permet d’éclairer un peu mieux un réel flou. Real Humans et ses humanoïdes libres sont donc une expérience humaine où se questionnent les avancées du clonage et de la biotechnologie en prévoyant les résultats futurs.
LA Le 15 mai dernier s’ouvrait la Galerie De Ré, péninsule française au milieu de Los Angeles où l’art s’expose. Vernissage des plus hollywoodiens en présence de Demi Moore, Lindsay Lohan, Mike Sagato, Stefanie Schneider, Brian Bowen Smith ; tapis rouges pour inaugurer en grandes pompes un des événements les plus attendus en ce printemps angelin.
T he place t o be o f l ’art c o ntemp o ra i n
Marianne Le Morvan
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os Angeles, cette ville étrange, attire les français alléchés par le rêve américain. Ils sont de plus en plus nombreux à tenter leur chance en s’exilant sous les palmiers, grossissant significativement les bancs du lycée français de L.A. à 17 000€ l’année comme rare indice de la présence de cette communauté qui réussit loin de l’hexagone. Les plus jeunes expatriés, apprentis comédiens pour la majorité, espèrent devenir la prochaine Marion Cotillard et veulent forcer l’entrée de l’usine à stars qu’est Hollywood mais ne restent jamais plus de que quelques mois après avoir usé la validité de leurs papiers en petits boulots. D’autres supports de réussites individuelles se révèlent beaucoup plus efficaces comme la musique, la mode, le vin et la restauration, où être français constitue une véritable valeur ajoutée. En somme, tous ces milieux galvanisés
par les événements mondains quotidiens où vie professionnelle et égocentrisme se mêlent. Dans cette masse dense, les frenchies accèdent eux aussi au succès à l’américaine et se font de plus en plus remarquer, notamment pour leur influence dans l’Art contemporain où leur percée est flagrante. Cet objet d’ostentation, indispensable pour décorer les murs immenses des villas, explose très logiquement dans cette capitale californienne où le paraître est un enjeu majeur. La faune artistique se distingue récemment plus encore avec Philippe Vergne, qui à 47 ans vient d’être nommé conservateur du Museum of Contemporary Art (MoCA). Les vernissages de la très respectée galerie de photo M + B (dont Benjamin Trigano, petitfils du fondateur du Club Med, est l’un des propriétaires) devenu l’endroit où l’on doit impérativement être vu. La FLAX (Fondation France Los Angeles Exchange) créée par Gerald du Manoir et Lionel Sauvage, déve-
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loppe quant à elle des liens entre milieux de l’art américain et français en mettant en place des partenariats d’expositions notamment avec le Palais de Tokyo parisien. Et partout dans la ville, les traces des artistes urbains JR et Space Invader révèlent leur passage. Depuis la semaine dernière, la France peut s’enorgueillir une nouvelle fois de la réussite d’une de ses ressortissantes qui vient d’ouvrir la De Ré Gallery. Ce qui en fait un produit typiquement local c’est de tout y concevoir en beaucoup plus grand. Au cœur du West Hollywood artistique et du Design District sur Melrose Avenue, cette galerie offre un immense espace d’exposition (plus vaste que la Gagosian de New York) idéalement située à deux pas du Pacific Design Center dans un lieu sublime entièrement repensé par l’architecte d’intérieur Nicole Sassamann. La co-fondatrice, Marine Tanguy, dont le nom de son Île d’origine a inspiré le baptême de la galerie, ancienne directrice des Outsiders à Londres, s’est cette fois associée à Steph Sebbag, magna de la communication primé pour ses publicités, pour monter ensemble ce projet à l’ambition affiché de vouloir devenir les nouveaux Saatchi. Ensemble, ils ont élaboré une réponse cohérente à la demande californienne, un lieu élégant où acheter des maîtres déjà reconnus et découvrir des artistes émergents américains bien sûr mais également européens. Que l’art français était marginalisé, que la France grinçait à valoriser des femmes, jeunes, Marine, pragmatique, l’avait précocement constaté, raison pour laquelle elle s’était exportée en Angleterre où les chances lui ont été offertes de montrer ses compétences, si bien que c’est à 25 ans seulement qu’elle vient de prendre la co-direction d’une
des galeries américaines les plus prometteuses. Audacieux avoués, Marine et Steph offrent la photo parfaite d’un duo complémentaire réuni par la même respectable envie de réussir. Carton plein dès l’inauguration, les artistes présents engagent des conversations très inspirées avec tout le gratin devant des Warhol, une coupe de champagne qui ne se videra qu’en fin de soirée à la main. Des clichés de starlettes au rouge à lèvre rose se pâment en accumulant les superlatifs stridents devant l’accrochage soigné, les investisseurs et collectionneurs se font plus discrets. Signe révélateur de l’importance de la soirée : la présence des photographes de Getty Images qui mitraillent toutes les stars défilant devant le mur estampillé par l’identité graphique bleue de la galerie. L’image d’une Demi Moore flamboyante dans sa combinaison-pantalon souriante se retrouvera partout dans la presse dès le lendemain, malgré le festival de Cannes qui occupe déjà toutes les rédactions people. Tente blanche de 30 mètres, petit-fours raffinés et mobilier design, tout est millimétré et parfaitement orchestré pour cet événement attendu depuis plusieurs mois. Près de la moitié de l’accrochage est vendu dès le premier soir, confirmant les choix mûrement réfléchis de la sélection présentée : Alison Bignon, graveuse au talent apprécié lors de ses résidences à l’étranger a privilégié de signer d’emblée à L.A. pour s’affilier à une première galerie plutôt que de prospecter en Europe. Victor Gingembre, sculpteur exposé dès ses 22 ans au Louvre, propose des silhouettes évidées en marbre de 2,50m de haut, dimension idéale pour remplir les pelouses des villas des stars voisines, qui partent comme des petits pains. Cyrus Mahboubian, photographe de la dernière campagne pour American Apparel,
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expose ses tirages surannés d’un flegme tout britannique, vendus avant même l’ouverture. Sophie Dickens, petite-fille de Charles connue depuis vingt ans en Angleterre pour ses sculptures, s’encanaille pour la première fois chez les Yankees. Pour apporter l’attention sur les émergents, la galerie présente également les grands noms déjà reconnus comme Stefanie Schneider et ses polas surexposés, le très médiatique Brian Bowen Smith et ses nus métalliques en série, Mike Sagato et ses compositions à la Ernst mixées avec un catalogue de mobilier du BHV qui laissent tous les visiteurs intrigués. En tout, douze artistes forment un ensemble cohérent revendiqué optimiste, qui représente parfaitement le soleil ambiant et la chasse aux déprimés qui jureraient dans cette exhibition de glamour.
Issue utopique pour ces artistes propulsés au rang mondial, les deux galeristes redoutables défendent bec et ongle chacun de leur protégé, en restant perpétuellement souriant et à l’affût. A surveiller de près, ces nouveaux noms prometteurs à ne pas sous-estimer.
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Le mirage de la démocratie ludovic derwatt
Les récents résultats d’élections municipales et européennes ont montré une montée des partis d’extrême droite, notamment le FN en France, ce qui n’a pas manqué de provoquer une vague d’indignation sur tout le continent. Pour autant faut-il s’inquiéter et y voir une montée des périls 2.0 ?
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out d’abord il convient de relativiser le score du FN, tant aux municipales qu’aux européennes. En effet, l’abstention lors de ces deux votes a joué un rôle majeur ; en nombre de voix exprimées, le résultat du parti d’extrême droite reste stable. Par ailleurs, le scrutin proportionnel à un seul tour des européennes ne permet pas de tirer de conclusions sur les réelles intentions de vote. D’ailleurs le parti de Marine Le Pen a annoncé ne pas pouvoir former un groupe au parlement européen. Et en ce qui concerne la politique locale, les villes remportées par l’extrême droite sont plus des symboles que des places fortes, le FN dirige désormais une quinzaine de ville de plus de neuf mille habitants. Cela reste néanmoins un énorme désaveu pour les partis républicains, PS en tête. Qu’est-ce que cela va changer pour les administrés des villes FN ? A priori pas grand chose, car une grande partie du rôle de maire est dénuée d’orientation politique, comme le déclare lui-même Jacques Bompard, élu FN : «99% de l’action municipale est apolitique. Il n’ y a pas une manière de gauche et une manière de droite de reboucher les trous dans une chaussée.» Cependant, certains élus ont déjà pris des mesures contestables comme supprimer la gratuité des cantines pour les familles démunies. La gestion d’une ville n’est pas forcément politisée, et surtout la gauche et la droite ne sont pas systématiquement le miroir l’une de
l’autre. Au-delà des dogmes politico économiques, c’est surtout dans les choix «culturels» que s’opposent les partis politiques. Qu’est-ce qui différencie la gauche et la droite? Évidemment l’aspect économique est une des différences majeures, le socialisme s’opposant normalement au libéralisme. Mais ce qui sépare le monde politique en deux c’est surtout la culture, au sens large. Sur un grand nombre de questions sociétales, de moeurs et même de culture à proprement parlé, la gauche et la droite sont aux antipodes l’une de l’autre. Ce sont d’ailleurs plutôt ces aspects-là qui conditionnent la plupart du temps les opinions politiques des gens qui n’ont pas forcément d’appétence pour la macro économie. Notons, au passage, que le sentiment d’appartenance politique semble en grande partie être inné, et qu’il conditionne par la suite les pratiques culturelles des individus. Il y a un look de gauche et un look de droite, des magazines de gauche et des magazines de droite, etc. La sympathie politique s’exprime alors dans un ensemble de choses qui ne forment plus qu’un bloc, si bien qu’il est parfois possible de corréler un vote avec des goûts musicaux par exemple. Le lien entre pratiques culturelles et politique est indéniable, mais ce n’est pas le sujet. Ce qui nous intéresse c’est que l’action politique n’est pas forcement économique ou culturelle, et échappe donc à la différentiation gauche/droite.
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La défiance des gens à l’égard de la politique vient aussi de sa relative inefficacité à résoudre leurs problèmes. Les électeurs veulent des résultats et rapidement. Ils ont des attentes démesurées, quasi mystiques, et s’en trouvent inévitablement déçus. Lors de sondages effectués une centaine de jours après la victoire de François Hollande, certains sondés trouvaient les résultats du gouvernement insuffisants. Les journalistes eux-mêmes, pourtant censés connaître l’exercice du pouvoir et la lenteur du processus réformatoire, parlent de bilan dès les premiers mois du mandat présidentiel. Lors de la défaite aux municipales, un élu PS disait que certaines des promesses électorales de François Hollande, pourtant déjà votées n’entreraient en vigueur qu’à la fin de l’année. Cette foi placée dans la politique se lit aussi dans les visages des militants le soir des élections, lorsqu’ils sont massés devant un écran géant ou une scène de meeting, attendant l’intervention de leur leader, comme les pèlerins attendent sous le balcon du pape, au Vatican. L’illusion d’un vrai choix déterminant ainsi que les attentes démesurées sont à l’origine de l’alternance quasi systématique en France. Dès qu’un parti est au pouvoir, il perd toutes les élections suivantes. C’est ainsi que par exemple aucun premier ministre en fonction n’a été élu à la présidence. L’électorat reprochant inéluctablement les mauvais résultats du gouvernement, y compris ceux dont il n’est pas responsable, vote pour le parti d’opposition, qui
devient alors le parti majoritaire et entre au gouvernement, avec la même réussite que le précédent. La France est-elle ingouvernable ? Peut-être bien. En revanche, l’alternance politique ne signifie pas pour autant que les gouvernements qui se succèdent font et défont la politique nationale. En effet, le rôle des ministres n’est pas tant de faire la politique gouvernementale, mais plutôt de la présenter sous un jour flatteur, conforme aux idées du parti et de ses électeurs. Tels des portes parole, les ministres expliquent et vendent les réformes pensées par leurs cabinets composés d’expert dans leurs domaines. Rien d’étonnant à cela, les ministres ne sont que des Hommes comme les autres, et ne peuvent pas tout savoir, contrairement à ce que le CV de certains peut laisser penser, ayant été ministres de tout un tas de choses plus éloignées les unes que les autres. Ce sont donc les conseillers qui font la politique en France, au moins d’un point de vue technique. Et cela sans rendre de compte aux Français, sans avoir été élus. Alors que les électeurs placent en la politique des attentes mystico-divines, la classe politique elle, est beaucoup plus pragmatique. On se souvient encore des différents «transferts» entre partis pourtant opposés. On dit même que Rachida Dati, ex ministre de la justice - avec une licence de droit - avait envoyé son cv à un grand nombre de politiciens, et avait eu seule-
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ment deux réponses, Nicolas Sarkozy et Dominique Strauss Khan. Elle aurait donc pu faire carrière à gauche. Idem pour les conseillers, qui offrent leurs services au plus offrant. D’ailleurs, constatons que la classe politique dans sa quasi intégralité vient des mêmes écoles, du même milieu social, du même moule en définitive. Ennemis à l’assemblée, amis dans la vie. Les batailles rhétoriques dans l’hémicycle apparaissent plus être un jeu, un cirque politique, destiné à justifier l’existence des députés et des ministres, rassurer l’électorat afin de garder sa place, fortement rémunérée. Alexis de Tocqueville disait que la seule différence entre la monarchie et la démocratie, c’est qu’avec la seconde les mêmes restent au pouvoir mais avec la légitimité du peuple, ou autrement dit par Charles Bukowski : «n’avoir le choix qu’entre Nixon et Humphrey, cela revient à décider s’il faut manger sa merde chaude ou froide.»
des partis et du gouvernement, en organisant des élections pour certains postes influents comme aux États Unis, et en soumettant à des référendums les réformes les plus importantes. Voila la vraie démocratie. La seule question qui reste est, sera-t-elle meilleure ? Sans une meilleure éducation, universelle et républicaine, clairement non, et c’est-là la vraie révolution à mener, car comme disait encore Alexis de Tocqueville : «Je ne crains pas le suffrage universel : les gens voteront comme on leur dira.»
La France est donc une technocratie, et la démocratie s’exprime uniquement dans le but de choisir qui annoncera les choix politiques. Alors non, la démocratie n’est pas inutile. Bien des réformes progressistes ont bouleversé nos vies, l’avortement par exemple, ou l’abolition de la peine de mort. Et de manière plus courante certaines lois ont une influence capitale. Mais force est de constater que notre système démocratique n’en a que le nom. Rendons au peuple le pouvoir qui devrait être le sien, notamment en imposant la transparence au sein
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questionnaire
Laurent quenehen p r o p o s r e c u e i ll i s p a r L a u r e n t D u b a r r y
Directeur depuis 2007 des Salaisons, espace d’art indépendant à Romainville, Laurent Quenehen est personnage du monde de l’art, libre talentueux et modeste, combo assez rare.
1 - Que n’échangeriez-vous pour rien au monde ? L.Q. : La bague de mon arrière - arrière grand père 2 - Quelle profession rêviez-vous d’exercer lorsque vous étiez enfant ? L.Q. : Voleur 3 - Quel cadeau aimeriez-vous recevoir ? L.Q. : Une Honda Seven Fifty noire (- de 30 000 km) 4 - Le meilleur endroit où passer la nuit ? L.Q. : Dehors, dans l’herbe, au sommet d’une colline qui domine une grande ville avec de la vodka glacée et un paquet de Camel 5 - Une chose que vous aimeriez savoir faire ? L.Q. : Vivre libre 6 - Un disque ? Un livre ? Un film ? L.Q. : Tous des Putains de Jean Guidoni / À la recherche du temps perdu de Marcel Proust / L’année des treize lunes de Rainer Werner Fassbinder 7 - A quelle époque auriez-vous aimé vivre ? L.Q. : 2714 8 - Le plus bel homme, la plus belle femme de la terre ? L.Q. : Jack Nicholson - Audrey Hepburn 9 - Que faîtes-vous le dimanche ? L.Q. : Je bosse aux salaisons
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10 - Votre syndrome de Stendhal ? L.Q. : Les caprices de Francisco de Goya 11 -Avec quelle personne morte aimeriez-vous pouvoir dîner ? L.Q. : Freud ou Dali 12 - Quel est votre alcool préféré ? L.Q. : Vin ou Vodka suivant l’heure 13 - Quelle est la personne que vous détestez le plus ? L.Q. : François Ozon 14 - Où aimeriez-vous vivre ? L.Q. : Dans le 5e, à Paris, dans un immeuble près des Arènes de Lutèce 15 - Qu’est-ce qui attise votre désir chez l’autre ? L.Q. : Son maquillage 16 - Un personnage de fiction auquel vous vous identifiez ? L.Q. : Dingo 17 - À combien évalueriez-vous votre corps pour une nuit ? L.Q. : 450 TTC 18 - Un mot, une expression ou un tic de langage ? L.Q. : Peut-être 19 - PSG ou OM ? L.Q. : PSG 20 - Si vous pouviez avoir la réponse à une question, quelle serait la question ? L.Q. : Combien ? 21 - Quelle serait la musique de votre enterrement ? L.Q. : La cantine de Carlos
Actualité
22 - Votre menu du condamné ? L.Q. : Viande rouge de premier choix, à discrétion
Prochaine exposition aux Salaisons, Le deuxième sexe du 12 septembre au 5 octobre.
23 - Une dernière volonté ? L.Q. : Repeindre le ciel de Paris en rose et vert
Espace d’art les Salaisons : 25, avenue du Président Wilson 93230 Romainville M° Mairie des Lilas - Bus 105, arrêt Liberté (ou 10mn à pieds de Mairie des Lilas) De 15h à 19h les samedis et dimanches Info : www.salaisons.org mail : lessalaisons@gmail.com
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García Márquez est mort, vive Cent ans de solitude texte Mathilde SAGAIRE illustrations julia lamoureux
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Gabriel García Márquez, monument de la littérature sud-américaine du XXe siècle, prix Nobel en 1982, s’est éteint le 17 avril dernier à son domicile à Mexico. Pour lui rendre hommage, quoi de mieux que lire pour la première fois son plus célèbre roman Cent ans de solitude ? Paru en 1967, cette extraordinaire fresque familiale qui court sur six générations va permettre l’éclosion d’une nouvelle littérature sud-américaine qui suscitera un engouement mondial, le réalisme magique.
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« Viens avec moi faire un tour dans le parc, car j’ai plus d’histoires à te raconter que García Márquez », chante René Pérez, le charismatique leader du groupe portoricain Calle 13 dans son titre Muerte en Hawaï (Por tí). Très populaire en Amérique du Sud, la formation se distingue par ses textes empreints des cultures et multiples identités du continent. Parler ainsi de Gabriel García Márquez en dit long sur son importance dans l’imaginaire collectif. Il était et reste le conteur de l’Amérique du Sud, qui tiendrait ce don de sa grand-mère qui lui racontait des histoires de revenants lorsqu’il était enfant. Celui qui avec quelques autres tels que Jorge Luis Borges, Pablo Neruda, Alejo Carpentier ou encore Carlos Fuentes a fait exister aux yeux du reste du monde la littérature de ce continent, terre inconnue en matière des arts. Un genre sera d’ailleurs lié à jamais à la région, le « réalisme magique », où le fantas-
tique, le merveilleux s’entremêlent avec le réel et le quotidien sans qu’il paraisse anormal pour les personnages. L’histoire-fleuve et centenaire de la maudite famille Buendia débute sur cette prolepse devenue célèbre : « Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendia devait se rappeler ce lointain aprèsmidi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace ». Le village de Macondo est alors aux premiers temps de sa fondation au point que certaines les choses n’ont pas encore de nom et qu’il faille les montrer du doigt. Mais sa naissance repose sur des bases bien sombres. Sur un tabou tout d’abord, celui de l’inceste, que l’anthropologue Claude LéviStrauss avait désigné comme la base de toute société humaine.
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Sur la mort ensuite. Une mort provoquée par une relation incestueuse entre José Arcadio Buendia et Ursula, liés par un lien de cousinage. Effrayée par un précédent dans la famille où un enfant fut pourvu à la naissance d’une queue de cochon, Ursula se refuse à consommer son mariage. Raillé par Prudencio Aguilar, un habitant du village dans lequel ils résident, José Arcadio Buendia l’assassinera pour laver l’affront. Hanté par son fantôme, le couple est contraint de quitter ce qu’il semblait être le Paradis originel et se lancer dans un éprouvant Exode pour retrouver un semblant de paix. Cette Genèse chaotique ne peut qu’annoncer un dénouement tragique, une tabula rasa finale. Au commencement de ce nouveau départ naquit Macondo, un paradis tout neuf de quelques maisons de glaise et de roseaux où la mort et la religion n’existent pas encore, peuplé de superstitions, de potions et d’oiseaux servant à donner l’heure dans une cacophonie chantante. Apparaît alors le gitan Melquiades. Sorte de vieux sage touche-à-tout, il se liera avec José Arcadio Buendia à qui il transmet la passion de l’alchimie. Mais il est surtout l’auteur d’une bien singulière prophétie écrite dans un langage incompréhensible sur des parchemins. Ces écrits miraculeusement conservés pendant un siècle seront, après plusieurs tentatives des Buendia, finalement déchiffrés par le dernier d’entre eux, Aureliano, qui scellera là son destin.
Cent années durant, le lecteur assiste à la lente mais inexorable déliquescence du village. La magie se dissipe pour n’apparaître que de manière sporadique, comme un appui supplémentaire à une dégradation qui se déroule au fil des pages. La famille Buendia semble bloquée dans la répétition cyclique des traits de caractère et des vices de ses différents membres. Le naturalisme à la Emile Zola, qui s’interrogeait sur l’hérédité et la transmission des tares familiales, ne paraît pas très loin. Seule Ursula, qui traverse presque toute la chronologie, s’en étonne et s’en lamente. L’inceste est toujours là, à l’origine de l’histoire et à sa conclusion. Une union entre deux membres de même sang et la naissance d’un enfant à queue de cochon interrompront cet éternel retour familial. Il ne restera plus rien des Buendia, ni même de Macondo dans l’accomplissement de ce cycle qui ne se répètera plus jamais, « car aux lignées condamnées à cent ans de solitude, il n’est pas donné sur terre de seconde chance ».
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Le magique au service du rĂŠel BRANDED 79
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Qu’on ne se trompe pas, le réel, l’histoire dans toute leur crudité et leur cruauté ne sont pas exempts de Cent ans de solitude. En embuscade, voilà qu’ils surgissent au détour d’une ligne, d’un personnage, d’un épisode. Au fil des années le progrès, la mécanisation transforment Macondo. Le chant des oiseaux est remplacé par la musique des horloges, la révolution industrielle sème ses voitures et ses trains ainsi que son lot d’entrepreneurs. Un Américain ouvrira une plantation bananière, employant les habitants dans des conditions déplorables et créant un ghetto de riches séparés des natifs qui ne profitent pas des fruits de la prospérité de la compagnie. Une grève éclatera et sera réprimée dans le sang, les corps de victimes entassés dans un train et jetés à la mer pour effacer toute trace du crime. Gabriel García Márquez s’inspire ici directement de faits réels : un massacre survenu le 6 décembre 1928 dans une plantation bananière de son département d’origine (Magdalena) détenue par l’entreprise américaine United Fruit Compagny. Compagnie connue pour son mépris du droit du travail et ses ingérences dans les affaires des gouvernements sud-américains. Mais dans le roman de Márquez, un déluge de quatre ans, onze mois et deux jours s’abattra ensuite sur Macondo, et plus personne n’aura le souvenir de la fusillade excepté José Arcadio, un Buendia miraculé. Mais il est difficile ne pas penser alors aux « disparitions forcées »
pratiquées par les dictatures sud-américaines au XXe siècle pour éliminer les « opposants » sans laisser de traces, ainsi qu’à la thématique de la mémoire pour les victimes de la violence d’État. Plus encore, c’est l’impérialisme américain, la main-mise sur les ressources de la Colombie et a fortiori du continent tout entier qui est pointée par Márquez. Il faut sans doute noter ici que « Gabo » avant d’être écrivain avait officié en tant que journaliste, de même qu’il ne s’est jamais caché de son engagement à gauche et de son amitié avec le Cubain Fidel Castro. Le traitement de la religion est d’ailleurs sans équivoque. Car si les références bibliques parsèment le récit, la chose religieuse n’est en aucun cas célébrée par le conteur sud-américain. La question de la religion se pose avec le prêtre Nicanor, le premier à l’apporter au village, qui vivait alors dans le pêché et les superstitions. Pour impressionner et convaincre les habitants, le prêtre s’en trouve réduit à faire des démonstrations de lévitation en buvant une tasse de chocolat chaud. Plus tard, José Arcadio le Second sera initié à la zoophilie par un sacristain alors qu’il se rendrait à l’église pour se confesser. De même que les croix de cendres dessinées par le père Antonio Isabel sur les fronts des fils du colonel Aureliano Buendia deviendront indélébiles et feront office de signe distinctif permettant au gouvernement de les assassiner.
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D’autres incursions historiques parsèment le livre, à l’instar du mépris et du génocide des populations indigènes, la figure du scientifique allemand Humboldt ou encore la conquête du continent par les Espagnols représentée par le galion échoué dans les marécages. Mais c’est sans nul doute les guerres civiles colombiennes opposant les libéraux et les conservateurs qui prennent la place la plus ample dans la chronologie. Les obligations ridicules de peindre les maisons de telle ou telle couleur, la violence quotidienne, les fusillades et autres pelotons d’exécution tissent une sorte de toile de fond dont les fondements réalistes sont sans équivoque. Le personnage du colonel Aureliano Buendia incarne l’opposition libérale et se trouve directement inspiré du grand-père vétéran de García Márquez. Aureliano Buendia passera la plupart de sa vie à affronter les conservateurs à travers plusieurs guerres sanglantes et finira par signer la capitulation. Il finira son existence à fabriquer des petits poissons en or dans une dictature qui tentera de s’approprier sa mémoire et réprimera toute opposition politique. Cent ans de solitude n’est pas une simple fiction, de même que le réalisme magique n’est pas un faux-réel au service de la légèreté et du fantastique. C’est la force dans l’oeuvre des références historiques colombiennes, et extrapolables à de nombreux autres pays sud-américains. Ça et là, la plume de Márquez conte
l’histoire d’un pays, d’un continent, ses meurtrissures. Et le surréalisme, la magie de certaines scènes ne sont pas là pour provoquer un émerveillement, mais pour rendre encore plus implacable le réel qui déroule ses tragédies et ses violences. Faut-il rappeler que de nombreux pays du continent ne sortirent des dictatures que lors de la vague de démocratisation des années 1980, que la plus ancienne guérilla du monde - les colombiens des FARCS - n’ont toujours pas déposé les armes, ou encore que le pays le plus violent du monde se trouve être le Honduras avec 90,4 homicides pour 100.000 habitants. Plus qu’un genre littéraire, le réalisme magique serait comme le suggère « Gabo » lors de son discours de réception du prix Nobel, en quelque sorte la conséquence de ce quotidien : « J’ose penser que c’est cette réalité hors du commun – et pas seulement dans son expression littéraire – qui, cette année, a mérité l’attention de l’Académie suédoise des Lettres. Une réalité qui n’est pas celle du papier, mais qui vit avec nous et détermine chaque instant de nos innombrables morts quotidiennes, et qui nourrit une source de création insatiable, pleine de douleur et de beauté, de laquelle ce Colombien errant et nostalgique n’est qu’un bénéficiaire de plus parmi d’autres, distingué par la chance. Poètes et mendiants, musiciens et prophètes, guerriers et racailles, toutes les créatures de cette réalité effrénée ont eu très peu à demander à l’imagination, parce que le plus
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grand défi fut pour nous l’insuffisance des moyens conventionnels pour rendre notre vie crédible. C’est cela, mes amis, le nœud de notre solitude. » Adieu Gabo. Puissent tes descendants écrire des oeuvres aussi magistrales que Cent ans de solitude et narrer aussi bien que toi les pulsations de ce si beau, vaste et complexe continent.
Cent ans de solitude, de Gabriel García Márquez, réédité en poche en mai 2014 chez Points
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fiction
c o m i c s Alizée de Pin est une dessinatrice française qui vit et travaille à Paris depuis peu. Le rendez-vous du moi(s) fait partie du recueil Made in France. Journal pseudo autobiographique, Made in France est une plateforme narrative des aventures et déboires liés à sa relocalisation parisienne. Ponctuellement rythmé par les souvenirs et
anecdotes de son séjour antérieur aux Etats-Unis, le rendez-vous du moi(s) raconte sur le ton tragi-comique les difficultés et l’irrégularité d’être soimême lorsque soumis à trop de changements, trop de mouvements et trop de pertes affectives ; une satyre de l’errance et de la perdition.
alizée de pin
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Solstice, de 5 Ă 6 Blandine Rinkel
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« Aux jeunes : essayez de rac
puis après, si vous y arrivez, v
un peu ce sentiment ! Ma jo
d'Ulysse dans Joyce. Une jour
heure, rien qu’une heure, comm
conter votre journée. (...) Et
vous vous direz : "Ah oui, c'est
ournée !". Comme la journée
rnée seulement. Ou même une
mmencez par une heure. » JLG
Paris 19ème, le 21 juin, de 17h à 18h
L
a chaleur de ce solstice pulse dans mon cerveau comme une douleur de prémolaire. Pour me rafraichir les idées je décide de plonger dans le paysage qui m’entoure ; la description d’un décor a toujours été mon analgésique préféré. Au jardin d’Eole, une femme triste découpe une mangue pour un amour en retard. Entre deux coups de canif, elle vérifie le silence de son iPhone. A ses côtés, une joggeuse au tshirt transparent a le nombril qui pointe. Elle transpire le sexe fier et ce n’est pas pour déplaire aux deux supporters des bleus qui, avachis sur parmi les tiques et les araignées, se font un match de punchline à partir du France-Suisse de la veille. Coup franc de l’un : « C’est comme si l’une des deux manettes de la PS4 avait été débranchée, lance le premier, players 2/suisse insert coins ». Penalty du second : « Ah ouais, il parait que TF1 a été obligé de préciser, en bas de l’écran ‘’Match réalisé sans trucage’’ ». Plus loin, deux enfants à trottinettes encou-
ragent leur grand père à essayer leur enfin. Son rire est triste tandis qu’il leur refuse ce plaisir : « Je risque déjà de mourir de la chaleur, alors vous savez... ». Sait-il que le taux de mortalité des seniors décroît l’été ? Les vieux meurent davantage l’hiver, souvent des suites d’une maladie respiratoire ou de chutes verglacées, tandis que les jeunes de moins de 35 ans s’abandonnent principalement en juillet et en août, dans des accidents saucés à l’adrénaline. Mon iPhone ajoute qu’il y a environ 158 857 décès quotidiens dans le monde. De cet italien qui redresse sa braguette, cette marocaine son chignon et ce joueur de ping pong sa raquette, je me demande qui d’entre nous s’envolera le premier pour le paradis. Figé par l’astre jaune, le jardin d’Eole ressemble déjà un peu à celui d’Eden, c’est à dire au tableau sans défaut d’un monde sans mouvement. Entourés de verdure, nous nous roulons dans l’instant présent comme les chiens de ville dans le sable. Nous incarnons, comme souvent en été, les figurants d’un mauvais film sur le bonheur. Je quitte le jardin.
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A côté du passage clouté de la rue Curial, un joli fou - regard translucide, chemise aztèque - discute énergiquement avec la voix féminine du feu de signalisation. Elle, neutre, ratiocine des « rouge piétons » ; lui, fier, rétorque des « rouges tétons ». Plus loin, dans la rue Mathis, je commande un panini tomatemozzarella et, l’attendant, prête l’oreille à l’altercation à laquelle jouent deux élèves du cours Florent. Elle défend la colère de CGT-Spectacle à coups de pourcentages et d’attaques adhominem, lui ne cesse de répéter « Mais Van Gogh aurait-il fait grêve ? Monet aurait-il fait grève ? ». Leurs voix semblent branchées sur des haut-parleurs et leur surdité réciproque embarrasse tout le monde. Un enseignant en pause cigarette met heureusement fin à ce dissenssus moite : « Arrêtez, vous allez me faire rire et je n’ai pas le droit de rire : j’ai une côte fêlée ». Je lui lance un regard de connivence : il l’attrape et me le renvoie. Avec sa clope au bec, son regard fuyant et son crâne rasé, le professeur ressemble au clown blanc du Soir Bleu d’Hopper et je songe qu’il aurait été un parfait
allié pour (dé)passer la fête de la musique ce soir. On aurait inventé des mots pour oublier le monde ; je lui aurais enseigné la gène Kelly, cette manière confuse d’esquisser des claquettes quand un silence se met à peser et lui m’aurait appris comment donner des coups droits factices, pour vivre, sans risques, son quotidien comme au cinéma. Mais sa cigarette est finie. Mais mon panini est prêt. Nous nous tournons le dos sans regrets. Tout en le picorant par couches, je traverse l’avenue de Flandre. Deux nouvelles boutiques de cigarettes électroniques ont fleuri au printemps. Le SDF qui habite sous HSBC continue cependant d’en fumer des roulées en riant seul. Encore une fois, je regrette de n’avoir pas d’enregistreur pour capturer cette joie sans logique. Ce que je regrette également, c’est de manquer d’arme pour réduire en cendre les kiosques parisiens qui s’évertuent à afficher l’insupportable moralisme des couvertures du Point (« Les Naufrageurs : La France coule, apparemment ce n’est pas leur problème ! »).
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Alors que je songe à l’élaboration d’une contrerevue « La virgule », une kyrielle de gamins à kippa me bondissent dessus. Ils braillent un langage kasher que je ne comprends pas et leur rire, étrangement musical, sonne comme un prémisse à la fête de cette nuit. Comme 59% des français, je suis angoissée par cette fête. J’ai peur de me sentir seule à ce moment là ; peur de me résigner à compulser des articles sur le bras de fer entre Alstom et Bouygues, le risque pris par l’arbitre qui a sifflé le but de Benzema, sur les liens entre l’UMP et Bygmalion et le retour de la lutte des (premières et secondes) classes dans la grève de la SNCF ; peur de me retrouver à faire le plein d’informations pour me essayer de dépasser le sentiment de vacuité qui m’assiège systématiquement les jours de «joie nationale». Il est 16h53 et sur les terrasses, les bières ressemblent à des lampes renversées. Je m’installe pour boire la lumière.
combat, renforce ma nostalgie du présent. Sur le trottoir, deux lycéennes crypto-féministes disent du mal des garçons en remuant leurs nouvelles sandales compensées et leurs aisselles fraichement épilées. Une mère lestée de deux sacs Casino crie sur son petit Dorian suceur de sorbet. Un joueur de ukulélé épluche une tablette de chocolat. Deux cinéphiles compulsent leur timeline. Un couple de sexagénaires se roule une pelle. Une poubelle à parapluie s’ennuie. Et moi, transpirant des phrases éphémères, j’attends Godot en songeant que le solstice d’été 2014 ne reviendra jamais.
Un anar déguisé en vétéran de la guerre du Vietnam, sur ma droite, vient de s’allumer une gauloise. Sa gestualité, fragile comme un
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J U I N / A O U T M M X iv - num é r o sep t
m e r c i Julia Lamoureux, Alexandra El Zeky, Mathilde Sagaire, Pascal Patrice, Morgane Fruignoux, Les lecteurs de branded, l’amour, la vie, le vin, le soleil, la plage, l’été, le spritz, la toscane, le portugal, la coupe du monde mais pas l’allemagne.
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