Septembre/Novembre MMXIV - numéro huit
BRANDED retour vers le futur - gilbert & george à
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heures
adrien OOna
du
vermont &
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salinger
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Alix -
P’tit Cléo
Carlos
Quinquin Roubaud Franklin
GREY O CTOBRE 2014
Disponible sur nicolasgavino.com
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édito par Laurent Dubarry
Article P’tit Quinquin : Au cœur du mal
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art Bas les masques : Gilbert & George
questionnaire Coraline de Chiara
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Littérature 1+1=1
poRtfolio Adrien Vermont
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MUSIQUE Krautrock : Retour vers le futur de la musique
Article À 7 h du Paradis
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SOm maire 70
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questionnaire Steve Lauper
REMERCIEMENTS
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Article Alix Cléo Roubaud 78
ARticle Carlos Franklin 82
COMICS par Alizée de Pin
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ÉDITO ok t ob e r
f e st
Pour ce numéro automnal de branded, on vous a prépare un programme d’été indien, pour résister au froid qui pointe son blase. Honneur aux champions du monde avec un article sur le krautrock, à lire avec une bière et/ou une choucroute. Autre pays de la bière, le nord avec la série p’tit quinquin. Si vous êtes plutôt budweiser, lisez la critique de Oona & Salinger. Et puis bon, en cette période d’art week, et puisque branded est surtout un magazine d’art, on vous parle de Gilbert & George, le célèbrissime duo, d’Alix Cléo Roubaud, la regrétée, et plein d’autres articles à lire avec une grolsh. Un numéro qui se déguste en bookant un vol pour Munich et son très fameux oktober fest.
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Septembre/Novembre MMXIV - numéro huit
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COPYRIGHTS
www.branded.fr Fondateur et directeur de publication : Laurent Dubarry laurent.dubarry@branded.fr
Page 11 : Photo DR Page 13 : Photo DR Page 14 : Photo DR Page 15 : Photo DR Page 17 : Photo DR Page 18 : ©Gilbert & George Page 20-21 : ©Gilbert & George. Courtesy White Cube Page 22 : ©Gilbert & George. Courtesy White Cube Page 24-25 :©Gilbert & George. Courtesy White Cube Page 26-27 : ©Gilbert & George. Courtesy White Cube Page 30 : Courtesy Julia Lamoureux Page 37 : © Roger Arpajou Page 38-39 : Page 40 : © Roger Arpajou Page 46 à 59 :Adrien Vermont Page 62 : Pauline Pierre Page 67 : Pauline Pierre Page 72 : ©Jacques Roubaud/Hélène Giannecchini Page 75 : ©Jacques Roubaud/Hélène Giannecchini Page 76 : ©Jacques Roubaud/Hélène Giannecchini Page 78-79 : ©Jacques Roubaud/Hélène Giannecchini Page 80-81 : Courtesy Léo Dorfner Page 84 : Courtesy Julia Lamoureux
Rédacteur en chef : Jordan Alves jordan.alves@branded.fr Directeur artistique : Léo Dorfner leodorfner@gmail.com Rubrique Musique : Stéphane Cador Rubrique Cinéma Pier-Alexis Vial pier-alexis.vial@branded.fr Rubrique Art Julie Crenn julie.crenn@branded.fr Rubrique Livre Jordan Alves jordan.alves@branded.fr Rédacteurs :
Florence Bellaiche, Ricard Burton, Stéphanie Gousset, Madeleine Filippi, François Truffer, Antonin Amy, Pauline Von Kunssberg, Ludovic Derwatt, Marie Medeiros, Mathieu Telinhos, Chloé Dewevre, Joey Burger, Ema Lou Lev, Jen Salvador, Benoît Blanchard, Len Parrot, Marie Testu, Benoit Forgeard, Alexandra El Zeky, Marianne Le Morvan, Blandine Rinkel, Mathilde Sagaire, Cheyenne Schiavone, Pauline Pierre, Virginie Duchesne
Contributeurs : Alizée de Pin, Jérémy Louvencourt, Julia Lamoureux
EN COUVERTURE Adrien Vermont
Grandes Planches d’histoires naturellement subjectives / mouton
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Et ils disent qu’il s’est enfui
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bas les masques gilbert & George Marion Zilio
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« Nous voulons que notre Art : extraie le Bigot du cœur du Libéral et inversement qu’il extraie le Libéral du cœur du Bigot ».
ur fond de guérilla civile, ou de chaos urbain, déambulent citadins anonymes, jeunes des cités, cyclistes furibonds, ou femmes en burkas le portable à la main. Les artistes Gilbert et George performent également les photographies, en devenant, à l’instar des bonbonnes de « hippy crack », une sorte de motif, organisant de manière compulsive la surface des images. Écrasé par le gigantisme des clichés, saisi par leur radicalité chromatique, on assiste, troublé, à la vision d’un quotidien qui s’affole, qui se délite dans sa cohérence, qui se pare de masques et de voiles, comme pour conjurer un sort.
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touches de gaz comprimé qui jalonnent le bitume londonien deviennent l’allégorie et la parodie : le présage d’une menace terroriste, la lente hallucination collective d’une société intoxiquée.
Dans un style toujours saturé, explosif, en parfaite opposition avec l’image lisse et bien réglée des deux gentlemen anglais, l’exposition Scapegoat — Bouc émissaire, présentée à la Galerie Thaddaeus Ropac de Pantin, ne saurait laisser indifférent. Arpentant les rues de l’Est End de Londres, le couple de septuagénaires produit une cartographie de son territoire en mutation, pénétrant l’imaginaire communautaire de leur quartier, traquant les phobies et les préjugés qui s’y immiscent au quotidien. De la forme au fond, les artistes composent un décor anxiogène et hilarant, dont les car-
Visiblement soucieux de la montée des extrêmes et d’une atmosphère séparatiste, les artistes traduisent les tensions entre une laïcité libertaire et un intégrisme islamique, perçus, au jour le jour, comme une menace réciproque. Sujet délicat, s’il en est, car si les deux protagonistes abordent, depuis toujours et de front, les thèmes de la religion, du sexe, des races, de la mort ou de l’argent, en prenant la figure de la femme musulmane et de l’islamophobie comme sujet, les artistes campent l’arrièrefond d’une « culture du blâme », dans laquelle chacun se trouve dans un état de peur perma-
Accumulées et archivées, les milliers d’images enregistrées par le couple sont ensuite fragmentées, dupliquées, montées de manière symétrique ou kaléidoscopique, maniaque, voire paranoïaque. Les rues du quartier de Spitafields prennent alors, sous le regard inquisiteur de Gilbert et George, les allures d’un laboratoire du contemporain, visant à capturer la schizophrénie ambiante.
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nente. Chacun est en effet à la fois victime et agresseur, confronté, de manière consciente ou inconsciente, à ses propres jugements de valeur, aux limites de sa propre liberté de circulation, d’expression. Facilement identifiable, assimilée sans nuance au soupçon fondamentaliste et au terrorisme, la figure de la femme voilée, devient cette image, consistante et d’une redoutable simplicité, qui hante l’imaginaire collectif. Parce que le voile introduit une « séparation », ainsi que l’origine biblique et juridique le stipule, qui « cache » en même temps qu’il montre de manière plus ostentatoire encore les signes de son appartenance religieuse, il est, selon les artistes, un dispositif « d’auto-ségrégation », la figure exemplaire du parfait bouc émissaire. Lecture ambiguë, donc, que nous livre ce duo d’artiste mi-anarchiste mi-conservateur, pour
qui, quoi qu’il advienne, il convient de lutter contre cette tendance proprement contemporaine qui, à défaut d’un ennemi tangible, cherche inlassablement à s’en fabriquer un. Bouc émissaire, suppôt de tous les maux d’une société en crise – dans laquelle règne le dérèglement permanent du système libéral, de la culture withe trash, et de la technologisation des rapports sociaux –, la femme voilée londonienne condense, à elle seule, un vaste creuset polémique. Soustraite aux regards des autres, elle est celle qui voit, mais qu’on ne peut regarder. Femmes soumises ou dangereuses terroristes, forcée de porter le voile, ou contrainte de l’enlever, dans tous les cas, elle est marginalisée, stigmatisée, et, par conséquent, susceptible d’être instrumentalisée par des idéologies, comme une figure du mal, comme un ennemi intérieur potentiel.
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Double page précédente : Aerated - 302 x 444 cm - 2013 Page de gauche : Astro star - 254 x 453 cm - 2013 Double page suivante : City Lights - 377 x 698 cm - 2013
Or c’est bien ce point particulier que les artistes cherchent à percer. Car il dérange les modèles d’émancipation, car il échappe à l’identification et au profilage, car il tourne l’anonymat vers une éthique de la résistance ou de l’offensive. Dangereux pour la cohésion nationale, contraire aux valeurs libertaires, le hijab (foulard islamique) est bien perçu comme ce fléau du sectarisme religieux qui enferme, en retour, le reste de la population dans des ghettos invisibles. C’est dans ce contexte mouvant, où les idéologies, les cultures et les rythmes s’entrechoquent telles des plaques tectoniques, que Gilbert et George avancent eux-mêmes, à demi-masqué. Dissimuler son visage dans les espaces publics a toujours été perçu comme une menace pour les autres. De la cagoule au masque des Anonymous, en passant par le voile, l’effacement du visage fait violence.
Stratégie de dissimulation ou de démarcation entre le public et le privé, le visible et l’invisible, le réel et le semblant, les deux artistes s’immergent alors dans leurs images, se fondent un espace urbain, à la fois familier et, désormais, étranger. Véritables « sculptures vivantes », comme ils aiment le rappeler, leur présence se fait cependant plus diffuse, plus pervasive aussi, comme ces bonbonnes de gaz qui tapissent l’image. Animé d’une étrange danse convulsive et automatique, ou figé telles des momies canonisées, le duo arbore, le long des cimaises, un visage masqué qui, tout en les dissimulant, ne fait qu’affirmer leur présence en négatif. Une présence, certes, spectrale, fantomale, en proie à l’émiettement ou à la dissolution, mais une présence qui s’affirme néanmoins dans sa capacité à démasquer le réel. Un réel qui serait alors dépouillé, mis a nu, perçu lui-même comme
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un spectre cauchemardesque et irréel. Signe d’un âge avancé, d’une certaine maturité artistique, ou d’un rapport plus contemporain à leur image, les artistes tendent alors vers une esthétique de la disparition, adoptant des poses tout aussi schizophréniques que le monde qu’ils dépeignent. Non tant simplement critique, leur attitude se veut par conséquent opérante, voire clinique, selon une stratégie du paraître et du disparaître, qui s’attache à penser le rapport, souvent obscur, entre le réel et sa fiction, entre la présence et les représentations dominantes, son idéologie. Alors que la surexposition des visages par les selfies ou la facebookisation du monde criminalise l’opaque au profit d’une transparence totale, à l’heure où les têtes tombent et les sondages islamophobes pullulent et polluent les relations entre les citoyens, attenter à son image apparaît comme un acte radical. En assimilant le visage au paysage, en adoptant une stratégie d’assimilation ou de camouflage, plus que de disparition et de distance, Gilbert et George n’ouvriraient-ils pas à une politique du caméléon, c’est-à-dire d’accompagnement d’un monde en mutation ?
grand nombre », se donnant immédiatement au sens, et laissant supposer de surcroît à une anesthésie générale, où tout se consomme et se consume. Pour autant, sous couvert d’un constat pour le moins pessimiste, les images de Gilbert et George favorisent au contraire une vision digérée et différée du système. Il ne s’agit pas tant de chercher un sens caché derrière chaque image que d’accepter l’efficacité de la fiction qu’ils les supportent.
Alors on pourra objecter la dimension moralisante de leur production, le goût pour des images détonantes, spectaculaires, marquées par une communication sans nuance, à la limite d’un art de propagande. On pourra regretter, dans une posture mondaine, que leurs œuvres s’adressent, précisément, au « plus
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Double page précédente : Euphoria - 254 x 453 cm - 2013
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texte jen Salvador illustrations julia lamoureux
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littérature
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n connait les grandes histoires d’amour du siècle passé. Les John Lennon et Yoko Ono, les Auguste Rodin et Camille Claudel, les David et Victoria Beckham et autres, mais on ne connait pas les vrais échecs amoureux. Ceux qui sont la preuve que les stars sont des êtres humains comme nous. Ceux qui montrent que c’est difficile d’aimer, et surtout d’aimer en retour. On connait l’amour inconditionnel à deux, mais pas celui de la vraie vie, celui qui est dur et qui fait mal à la gueule. À travers Oona & Salinger, Beigbeder décrit une période d’avantguerre insouciante, où quand on avait l’argent et la célébrité, on avait tout. La fête, l’alcool, la musique. Mais pas forcément l’amour. Fil conducteur de la plupart de ses romans, cette fois c’est dans la difficulté et dans la douleur que l’auteur en parle. Un amour à sens unique entre Oona O’neill, fille d’un auteur névrosé,
et Jerry Salinger, auteur névrosé. Une poursuite étendue et longue d’un bonheur inatteignable et fantasmé entre lui qui veut et elle qui ne veut plus. D’abord, il y a l’époque. Celle qui découvre le cinéma et les fêtes sans fin. C’est à ce moment que commencent à émerger les idoles, les stars. Oona O’neill en fait partie malgré elle. Le décor est posé et pendant 331 pages le lecteur est à New York dans les années 40, avec son costume trois-pièces et sont paquet de cigarettes sans la photo des poumons tous noirs ou des dents pourries dessus. L’attention particulière donnée au contexte rend encore plus fort le vrai sujet du livre : l’amour, encore et toujours. Comme à son habitude, Beigbeder nous parle du traumatisme d’aimer. Grâce à des personnages réels et à des dialogues fictifs, il dépeint
« Le bonheur pour un homme, c’est quand une femme le débarrasse de toutes les autres femmes : soudain il se sent tellement soulagé qu’il a l’impression d’être en vacances. »
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des embûches toujours d’actualités. Comment je fais pour lui plaire? Pourquoi elle est si belle? Pourquoi elle ne me regarde pas? Et maintenant que je l’ai, comment je fais pour tout foutre en l’air? Toujours en mal d’amour, la partie masculine du livre foire tout car c’est un con. Comme tous les hommes. Comme toujours chez Beigbeder. Le point positif c’est qu’il le sait. Comme Beigbeder. Il va à la guerre car il ne veut pas mourir. Il fuit une femme car il l’aime. Un amour à sens unique qui sera encore plus malmené par un conflit où il laissera son mental.
l’histoire de ce couple mort est vivante, et le livre est la trace écrite que l’amour; parfois bien emmerdant, peut sauver des vies.
En plus d’une ambiance américaine tonitruante, le romancier réussit à rendre la guerre et ses horreurs et notamment les dégâts psychologiques que les survivants transporteront pour toujours. Grâce à des échanges de lettres finement imaginés l’intrigue se retrouve portée dans une atmosphère moite et pleine de souffre, dure et cruelle, celle qui change un homme. Les descriptions de l’enfer sont intelligentes et toujours bien dosées pour continuer à faire travailler l’imaginaire. Quand même. Au milieu de toutes ces difficultés, il y a Frédéric Beigbeder qui joue parfois un peu trop au Frédéric Beigbeder et qui n’arrive pas forcément à laisser son livre faire. Il se bat avec son récit pour arriver à la perfection, peut être trop parfois. Ce roman est indissociable de son auteur et il veut qu’on se le dise. Malgré tout,
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Oona & Salinger de Frédéric Beigbeder, paru en août 2014 chez Grasset
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Cheyenne Schiavone
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’une manière générale, il n’est nullement démagogique d’affirmer que la musique populaire contemporaine – dont le nombre de sous-genres dépasse l’entendement – est originaire d’Afrique noire. Comment justifier ce postulat, me demanderez-vous? Je l’expliquerai par l’essence-même des trois principales composantes d’une œuvre musicale. Celle-ci comprend le rythme, d’une part, puis la mélodie, et enfin l’harmonie. Selon les genres musicaux, l’une ou l’autre de ces trois dimensions se trouve prédominante. Le rythme, par exemple, a généralement la primauté dans certaines musiques africaines traditionnelle, tandis que la mélodie prime dans la plupart des musiques de culture orientale; l’harmonie, enfin, est le socle de la musique savante occidentale.
Il est certain que, de la même manière que l’Art se trouve aujourd’hui désuet à bien des égards, les musiques orientale et occidentale ont progressivement disparu à la faveur de musiques populaires, tributaires d’un « Art brut » plus généralement observé dans toutes les formes d’art subsistant de nos jours. Cependant, du côté de l’Allemagne babyboomeuse, constamment désignée comme grande coupable de tous les maux, s’opère au cours des années 1960 un changement significatif avec l’avènement d’une musique nouvelle et totalement émancipée de l’influence afro-américaine dont est pétrie l’intégralité des registres musicaux populaires (jazz, blues, rythm’n’blues, rock’n’roll, pop, etc.): la « Komische Musik », ce que ses pays voisins nommeront le « Krautrock ».
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Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne est en ruines. Divisée dès 1949 en territoires occupés : d’une part par l’armée soviétique à l’est, et de l’autre par les Alliés à l’ouest – formant ainsi deux blocs distincts marqués par une idéologie socialiste pour l’un, et par une économie de marché capitaliste pour l’autre. Au cours des années 1950, l’Allemagne de l’ouest (autrement dit la RFA) en reconstruction jouit d’une forte croissance. Malgré cette période de stabilité, la jeunesse du pays mûrit dans un monde hostile, suspicieux vis-à-vis d’elle et la mettant au pilori à la moindre occasion. Il faut dire qu’après la guerre, dans le reste de l’Europe, les familles sont élevées dans la haine de l’ennemi allemand. C’est ainsi qu’à la fin des années 1950, cette jeunesse allemande – élevée dans l’autoritarisme et la soumission, parée à fournir de bons travailleurs ou de bons soldats si nécessaire – profite de cette récente prospérité et commence à embrasser la culture populaire (notamment musicale, massivement importée pendant la seconde moitié des années 1960) des pays anglosaxons, se persuadant qu’un autre monde, empreint de libertés individuelles, est possible. À cette époque, une myriade de salles de spectacles poussent comme des champignons et l’on fait venir de nombreux groupes britanniques (tels que les Beatles) et américains en vogue. Rien d’étonnant à cet import lorsque l’on sait qu’il n’existe à cette époque aucune scène musicale allemande « intéressante » à proprement parler, exception faite d’un microcosme Free Jazz. Parallèlement à ce bouillon de culture intronisée (et dont la longévité se révèle moindre chez les plus instruits), naît un mécontentement général du côté des étudiants de la capitale. Les foyers de révoltes sont à par-
tir de 1966 concentrés à Berlin-Ouest et à Francfort où l’on conteste l’hégémonie américaine et celle de l’URSS. Ces épicentres vont s’étendre au monde estudiantin allemand, globalement opposé à la guerre au Vietnam et à la réforme des universités, et donner naissance en 1967 à l’Université critique. C’est à cette même époque que le Zodiac (également connu sous le nom de « Zodiak ») de Conrad Schnitzler – ingénieur en mécanique reconverti en compositeur de musique acousmatique (à la manière de son prédécesseur français Pierre Schaeffer, père de la « Musique concrète » et dont l’univers sonore, abolissant les limites de la musique instrumentale, a traversé le Rhin par le biais de son élève Karlheinz Stockhausen auquel nous devons les premières notes de musique électronique) – ouvre ses portes, réquisitionnant la cantine du Schaubühne, une salle de théâtre engagé installée dans le quartier de Kreuzberg à Berlin. L’éphémérité du lieu ne l’empêche pas de devenir en moins de deux années d’existence le berceau de la musique underground berlinoise et de la scène politique. Liberté de programmation, de penser, d’agir,... il devient rapidement une sorte d’homologue allemand de la Fabric telle que conçue par Warhol, bien qu’en grande partie fréquenté par des étudiants (parfois impliqués dans les émeutes de Pâques) et artistes faisant fusionner musique, art et politique. En effet, l’expérience des grandes manifestations de 1966 a montré que la voie à des réformes profondes serait longue. Trop longue. La route de l’innovation artistique et des « paradis artificiels » l’est moins. Surtout au Zodiac, et non sans enthousiasme révolutionnaire.
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C’est dans ces murs, où instruments de toutes sortes sont entreposés et mis à disposition des artistes, que les désormais célèbres Tangerine Dream, Plus/Minus, The Emphasis, Ash Ra Tempel, Kluster, Agitation Free, etc. feront la nuit venue leurs armes, libres d’improviser lors de « jam sessions » toutes sortes de musiques expérimentales et d’avant-garde, parfois purement électroniques... pourvu qu’elles développent des langages sonores insolites, les formes traditionnelles de musique y étant perçues comme d’infâmes reliques de la bourgeoisie. Après plusieurs raids anti-drogue, le club ferme à l’été 1969. Mais les groupes qui en ressortent, distillant des sonorités à la croisée du psychédélisme, du rock progressif et des expérimentations bruitistes, ne peinent pas à se distinguer sur la scène allemande. Ce type d’expérimentations sonores existe par ailleurs à Munich, sous les traits d’un groupe baptisé Amon Düül créé en 1967, et qui se fait rapidement connaître du public allemand
par le biais de performances musicales singulières, ne serait-ce que par l’architecture peu conventionnelle du groupe et du fait que n’importe qui peut monter sur scène et se joindre à eux. Parfois taxée d’« esthétisme », cette nouvelle approche de la musique se développe largement dans tout le pays les années suivantes et voit apparaître de nouvelles salles de concerts dédiées à ladite mouvance « cosmique ». C’est notamment le cas à Cologne, où naît le désormais légendaire groupe Can, et à Düsseldorf, où les futurs membres d’un groupe pionnier de la musique électronique – Kraftwerk – montent The Organisation, inspirés par le mouvement « Zero », principalement incarné en Allemagne par l’art cinétique d’Heinz Mack et Otto Piene (en France, par Klein, Soto et Tinguely), et fondé sur l’idée d’une redéfinition de la modernité qui pourrait faire sortir le monde des traumatismes et de la honte qu’ont engendré la guerre et le Troisième Reich.
nous n’étions pas en mesure d’être un groupe de rock normal. Nous aurions été contraints par notre technique. Nous avons du coup dû inventer un nouveau genre de musique, en quelque sorte - Dieter Moebius
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nous n’aimions pas du tout la musique existante. Nous voulions faire quelques chose dans le genre de ce que l’on a plus tard appelé musique psychédélique. ce ne devait pas être particulierement agréable. Mais ce devait être special. C’était le principal pour nous klaus schulze Autre phénomène notable, les munichois de Popol Vuh. Principalement connus pour avoir été les premiers à insérer dans leur formation le tout premier modèle de synthétiseur commercial de l’histoire, le Moog (ce bien avant Walter devenu Wendy Carlos – personne n’est parfait – et sa bande originale du film culte Clockwork Orange de Stanley Kubrick, bien souvent décrite comme étant la première œuvre composée avec ce type de synthétiseurs), et pour avoir composé les musiques de la majeure partie des réalisations de Werner Herzog, l’un des principaux représentants du « Nouveau Cinéma Allemand » avec Wim Wenders et Fassbinder. Le Krautrock, ancré malgré lui dans la course au progrès de la seconde moitié du XXe siècle, se distingue davantage par un désir d’anticipation et de renouveau du fond par la forme que par une sonorité en particulier. En effet, s’il renverse les schémas de groupes et formations classiques, il n’en demeure pas moins extrêmement éclectique. Ainsi, malgré une élaboration s’efforçant de faire foncièrement
table rase du passé, l’on y perçoit un mélange plus ou moins distinct de genres et d’autres de musiques existant ou ayant existé préalablement. Synthétiseurs vrombissants, rythmiques tribales, flûtes éthérées et bruitages organiques,... du Rock psychédélique anglais au Free Jazz allemand, en passant par les musiques Classique, Répétitive et Contemporaine, la « Kosmische Musik » (ainsi nommée en Allemagne d’après le label Die Kosmischen Kuriere fondé par Rolf-Ulrich Kaiser en 1973) change de sonorités d’un groupe à l’autre, avec pour toile de fond commune l’innovation, elle-même favorisée par les progrès techniques de l’époque en matière d’ingénierie et de nouvelles machines. Au-delà de l’aspect musical, son patrimoine culturel fort et furieusement contestataire en fait également un ovni. Qu’ils soient anarchistes (Amon Düül), anti-fascistes (Floh De Cologne) ou autres, les artistes sont politiquement engagés et véhiculent l’expression d’idées avant-gardistes philosophiques et politiques.
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Hormis pour le cas de Tangerine Dream qui réussit à s’exporter, le succès de ces formations ne dépasse pas la frontière allemande avant l’aube des années 1980, soit après l’apogée du style et la progressive dissolution d’une majeure partie des groupes: le Punk qui est passé par là a provisoirement rendu désuète la horde de hippies allumés que constitue à leurs yeux la famille du Krautrock. Malgré cela, son héritage – certes tardivement reconnu, et parfois même farouchement renié – n’est pas des moindres puisque son influence va discrètement se répandre en plusieurs branches musicales d’importance majeure, faisant sortir la musique cosmique des sentiers nerds et lui insufflant différentes énergies plus populaires. Naissent alors progressivement plusieurs familles marquées de part et d’autre par un enthousiasme frénétique pour les sonorités futuristes de leurs aînés « krauts » et par la déstructuration assumée du format de groupe traditionnel, vecteur d’un produit fini inédit.
C’est particulièrement le cas des musiques Ambient (Brian Eno), Industrielle (Throbbing Gristle), New Wave (The Cure), No Wave (DNA), Noise (Merzbow), Post-Punk (Joy Division), Post-Rock (Sonic Youth) et Électronique (Kraftwerk) qui succèdent avec panache au bouleversement idéologique de la musique, établi par une jeunesse révoltée qui, à défaut de voir sa politique transformée, a su réformer de manière radicale, durable et par le simple biais d’expérimentations musicales toutes les formes d’expression artistique. Une renaissance à l’impact bien moins stérile qu’il n’y peut paraître vis-à-vis des idées de ceux qui en furent à l’origine; car si la guerre est froide, la chute du mur est proche...
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P’tit Quinquin
Au c œ u r du m a l
texte Marie Testu illustrations Jérémy Louvencourt
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es bonnes séries télé ont le pouvoir de révéler le monde dans lequel on vit. Chaque série semble s’ajouter comme une pièce d’un puzzle infini, inépuisables sphères de significations, où chaque personnage trouve sa place, et prend part au microcosme télévisuel. Aujourd’hui, ce monde révélé par les séries télé semble s’agrandir toujours plus, mais parfois réduit sa participation à une pauvre égratignure qui ne fait que scratcher la surface du globe, c’est le cas des séries feu de l’amour, où les personnages ne rentrent dans aucune danse, ne font que bouger comme des pantins absurdes, qui, au lieu de laisser imaginer le spectateur, ne font que le retrancher dans une pauvre réalité définie par un studio télé à l’éclairage mal réglé. Mais parfois, certaines séries crèvent l’écran, rentrent au plus profond de nous, avalent nos pensées, nos images, tous nos ressentis et désirs informulés, pour les éjecter tout d’un coup à l’écran. C’est le cas de P’tit Quinquin. Au fond d’un petit village sur la côte d’Opale où d’anciens bunkers font face à l’océan, des petits enfants marchent pieds nus sur les cailloux pointus, le ventre rentré et la peau hérissée par le froid pendant qu’ailleurs, mais toujours dans ce village qu’on ne quitte pas, un mal secret, inaudible et invisible, sème la terreur. C’est un petit village à la Twin Peaks, une petite communauté isolée dans de magnifiques montagnes qui finit par devenir la communauté de l’horreur où chacun connaît le secret et le crime d’un autre, où le père de famille devient monstre incestueux et où le bruit rassurant de la cascade au-dessus de l’auberge finit par don-
ner froid dans le dos. Ici, « on est au cœur du mal, Carpentier ! » ne cesse de répéter tout le long l’incroyable commissaire de police Van der Weyden, à la démarche disloquée par des jambes raides et un buste penché, et au regard injecté de sang comme s’il pleurait et les traits du visage empli de tics déformants. Carpentier, spectateur philosophant devant l’immensité de la mer parce que « ça m’fait réfléchir moi la mer » même si « on n’est po lo pour philosopher Carpentier », accompagne le commissaire dans sa lutte contre le crime. Le commencement se veut donc banal : un crime est découvert. De quoi chambouler la petite vie tranquille des habitants en pleines vacances d’été. Mais très vite, le burlesque prend le pas sur la scène de genre. Les deux acolytes policiers qui, comme Starsky et Hutch mais sans les muscles, la Gran Torino ni la mèche blonde, vont à l’aventure traquer le crime, et nous font rire comme des enfants dès la première scène avec un comique de gestes, chutes, mimiques, roulades. Devant le bunker ouvert sur la mer Carpentier emporte le commissaire dans une chute et roule sur lui en dégringolant la pente d’une manière mécanique et saccadée comme un pantin idiot. Les gags s’enchaînent, les deux policiers s’efforcent d’avoir l’air le plus officiel possible, Van der Weyden lâchant des coups « gendarmerie nationale, donc euh bon, hein » lorsqu’ils abordent un suspect et rappeler qui est le maître. Le cadavre d’une femme rappelle au commissaire un « tableau d’un peintre flamand là avec les grosses femmes à poil » et les crimes du village semblables à la « Shouia ». Personnage burlesque qui accumule les mimiques comiques, tics, cascades ratées, démarches déréglées, maladresses, accumula-
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tions et accentuations de trucs d’acteurs, Van der Weyden n’hésite pas à faire des cabrioles pour passer d’un bout du portail à l’autre comme dans un film d’espionnage, ou à traiter tous les enfants de « p’tits cons » quels qu’ils soient, tandis qu’il se laisse troubler par la vue d’un beau cheval, « ça m’émeut moi, les belles bêtes, c’est comme le corps d’une femme, c’est à poil ». Esthètes ratés, philosophes castrés, Carpentier et Van der Weyden sont toujours au-delà de la situation, qui ne les intéresse qu’en partie. Rien n’est jamais sérieux, même si au fur et à mesure, l’angoisse monte « on est au cœur du mal Carpentier » répète de plus en plus souvent le commissaire dans une intuition grandissante. L’affaire elle-même ne paraît être prise au sérieux par personne. Aucun des habitants ne souhaite contribuer, coopérer avec les policiers et l’histoire de la « vache folle » qui
aurait avalé les cadavres achève l’absurdité du crime. La lenteur des scènes et la désolation des lieux donnent l’impression que tous les personnages sont atteints par un retard presque systématique, retard sur les nouvelles, les cadavres tombent sans que les policiers rattrapent le criminel, retard des réactions et des répliques. L’incapacité des policiers à trouver une piste, même quand un homme cagoulé se trouve devant eux en sortant de l’enterrement de la première victime, ou encore quand le défilé de majorettes et trompettes arpente la ville dans un bruit retentissant qui contraste avec l’espace vide et silencieux d’un village abandonné, fixé d’un regard vide par les habitants venus admirer le cortège, dans une sorte de nostalgie mélancolique.
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Les policiers jouent le rôle de spectateur de cette comédie humaine, souvent face à un paysage immense à l’horizon sans fond ou face à un spectacle troublant, que ce soit celui d’un handicapé qui balance les assiettes par terre dans un restaurant, ou le malade mental Dany qui tourne comme une toupie sur luimême face au commissaire éberlué, ou encore le corps sanguinolent d’une vache tronçonnée pour trouver un cadavre enfoui. Le dunes de plage déserte où les enfants n’ont rien d’autre à faire que de cacher des pétards pour embêter des touristes étrangers venus faire un piquenique, des fermes isolées avec des habitants silencieux ou ne sachant que crier, des prêtres qui se moquent du cérémonial de la messe lors de l’enterrement de la première victime, des vieux qui balancent des assiettes pour mettre la table. Avec les policiers passifs, le spectateur se retrouve témoin d’un lieu dont il n’avait pas idée, où les habitants, et surtout les enfants,
vivent entre l’étouffement, l’ironie, et l’ennui. Le burlesque alterne ainsi avec le tragique, il n’y a plus de séparation de registres, plus de limites. On se dit : est-ce normal de se moquer des handicapés ou des malades mentaux ? Mais bien vite, la course que font Carpentier et le commissaire comme deux gamins pour savoir qui des deux prendra le premier le volant de la voiture et fera un dérapage devant des habitants ahuris, ne sachant comment réagir achève de laisser une impression que rien n’est grave et on continue à faire des blagues alors qu’à côté des gens se font découper en rondelle et mettre dans le trou d’une vache. Tel est aussi l’état du spectateur, incapacité de réagir, confondu entre une consternation et une inévitable envie de rire. Mais cet état confondu se laisse finalement gagner par un rire cathartique et rédempteur. Pendant toute l’affaire, c’est cette atrocité, souvent très drôle, des crimes, qui alterne avec la stupidité convergeant presque
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au génie de Van der Weyden, surnommé « le brouillard » et des spectateurs sarcastiques que sont les enfants du village. Tout converge vers une limite : les blagues trop redondantes presque lourdes, les accents et expressions virant à la caricature, les enfants qui se disent « mon amour » et s’aiment comme des adultes. Cette limite s’étend aux horizons lointains des paysages horizontaux de la côte d’Opale. Mais de ces transgressions, rien ne brusque, rien ne gêne, au contraire, c’est par cette atteinte aux limites que le rire éclate et que la libération s’opère. P’tit Quinquin au sonotone et au nez tordu, emporte son « amour » Ève dans la campagne derrière son petit vélo pour lui montrer les passages secrets des blockhaus. Il a des mots de grande personne et ses réactions de pseudo gros-dur : « j’aurais pu lui casser la gueule hein c’est pas ça mais c’est juste que t’étais là donc
j’voulais t’protéger », des mots sans pitié de ce qu’on imagine être la réalité des enfants de cet âge. Dur mais nécessaire dans l’histoire, la scène où P’tit Quinquin et ses amis qui le suivent partout insultent les deux seuls enfants immigrés et noirs du village et le somment de rentrer chez lui. P’tit Quinquin et ses amis dévoilent leur face cruelle, et n’ont aucun scrupule à tabasser Mohammed ou encore de faire péter un rat avec un pétard devant la petite Ève qui semble ne plus s’étonner de rien. C’est ce regard perçant et froid de P’tit Quinquin, qui accompagne le paysage, les maladresses pitoyables des policiers, les crimes inhumains, le cérémonial de la messe du dimanche où on enterre le cadavre découpé en lamelle, et l’ennui omniprésent et silencieux. Le méchant œil de P’tit Quinquin, héros monstrueux suit comme l’œil de Caïn le cœur des personnages jusqu’au fond de leur honteuse vérité. De leur
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amour romantique qui semble être la seule paroi efficace contre le crime, amour qui semble définitivement perdu au fond du « cul d’la vache » de ce village, apporte la douceur nécessaire au tragique. Les petits enfants apportent quelque chose de doux à l’ironie humaine. Cette présence enfantine permet de regarder les personnages droit dans les yeux, à l’horizontale, à l’intérieur du spectacle horrifiant et de ne pas se moquer. Le pathétique de l’affaire se dissout et puise sa force dans la magnificence des champs de blé, des plages froides et grises, des galets piquants, étendues d’herbes sauvages balayées par le vent du nord, parkings désolés où vaque un camion de frites. Il n’y a parfois pas besoin de dialogues. Seuls les regards, souvent vides, hallucinés, noirs, creusés, blasés, opaques, contractés, méfiants
qui envahissent les scènes et donnent sa profondeur au visible. Mais cette contemplation presque métaphysique des personnages sur le paysage désolé est sans cesse interrompue par un gag. P’tit Quinquin semble méditer dans la cour de la ferme de ses parents quand Danny, son cousin handicapé mental tournoie sur luimême et se bat dans l’espace comme avec un partenaire invisible, ou encore un petit enfant minuscule en costume de spider-man arrive en criant « Ch’tit derman ! » et s’étale sur les murs comme s’il les grimpait, sous l’œil dégouté et énervé de P’tit Quinquin « qu’est-ce qu’il a lo ch’tit derman ! ». Ce n’est pas un reportage sur le Nord Pas-deCalais ni les chtis à Mykonos. Bruno Dumont semble ne pas se moquer directement de ces
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gens, ni faire dans le misérabilisme d’un reportage de gens qui vont en safari dans la jungle d’un milieu qu’ils ne connaissent pas et qui en ressortent un exotisme prétention et ethnocentré. Ceux qui pensent le contraire, que justement cette série est digne des chtis à Mykonos, n’ont pas été sensibles à l’authenticité des portraits et des paysages. Souvent il faut montrer plus pour faire comprendre quelque chose, filmer directement les choses, déjà c’est impossible et ça ne permet pas d’en tirer quoi que ce soit. Les acteurs choisis par Brunot Dumont ne sont pas des acteurs mais des habitants du coin qui cherchent un boulot. Van der Weyden est un jardinier au chômage et accepte de jouer dans cette série comme il acceptera d’être le jardinier d’une maison. S’il devient un personnage si farfelu, c’est en partie dû au hasard, puisque ses tics sont de véritables tics qu’il avait en tournant, n’étant pas habitué à la caméra. Le fait qu’il ne soit pas acteur accentue considérablement le burlesque : accentuation des gestes, des regards et tons d’acteurs, des répliques du policier classique comme on en voit dans des séries américaines. Ainsi, tous ces codes du détective sont mis à l’épreuve et deviennent ironiques, parfois presque grotesques. Les poses de détectives sérieux, une jambe sur la voiture, et le regard au loin comme s’il trouvait un indice dans l’air, est tourné en dérision par ses yeux dans le vague, son allure de bonhomme, une crampe à la jambe, et une réplique de guignol hors sujet. Les registres se mélangent, jusqu’aux limites du comique, pour atteindre une profondeur humaine : le petit Mohammed se suicide après s’être fait insulté et rejeté par les enfants du village. P’tit Quinquin et
sa bande, sur la place, balancent « on aurait voulu l’tuer nous ! ». Tout à coup, l’ironie ne fait plus sourire. Ce n’est plus drôle, on est face au tragique d’un enfant de 12 ans prêt à se tuer à cause du rejet et du racisme. Mais cette transgression est libératrice : l’handicapé Dany fait rire dans sa maladie, mais on ne se moque pas, on rit. Il n’est pas tourné en ridicule, on le filme dans ce qu’il est. Les limites sont alors posées par le spectateur, qui peut y voir de la moquerie ou non, qui peut y voir le moyen de se libérer des tabous et de la violence, par un rire spontané.
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questionnaire
Coraline De chiara p r o p o s r e c u e i ll i s p a r L a u r e n t D u b a r r y
Coraline de Chiara développe un travail hybride ayant pour ligne de conduite, le décloisonnement des genres. Par le biais du collage, des éléments d’horizons différents cohabitent dans son espace récréatif. Qu’il s’agisse de la peinture ou de la vidéo, le médium est le plus souvent utilisé comme liant. L’objet émanant de cette alliance, aussi déconcertant soit-il, brouille les pistes pour en créer de nouvelles totalement décomplexées.
1 - Que n’échangeriez-vous pour rien au monde ? C.C. : Ma vie 2 - Quelle profession rêviez-vous d’exercer lorsque vous étiez enfant ? C.C. : Archéologue 3 - Quel cadeau aimeriez-vous recevoir ? C.C. : Des fleurs 4 - Le meilleur endroit où passer la nuit ? C.C. : Sous ma tente au pied d’un volcan. 5 - Une chose que vous aimeriez savoir faire ? C.C. : Voler 6 - Un disque ? Un livre ? Un film ? C.C. : The downward spiral de Nine Inch Nails / Le dernier jour d’un condamné deVictor Hugo / Fitzcarraldo de Werner Herzog 7 - A quelle époque auriez-vous aimé vivre ? C.C. : XIXe siècle 8 - Le plus bel homme, la plus belle femme de la terre ? C.C. : Mon père / Je sais très bien qu’elle existe mais je ne l’ai pas encore rencontrée. 9 - Que faîtes-vous le dimanche ? C.C. : J’écoute de la musique Klezmer
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questionnaire
10 - Votre syndrome de Stendhal ? C.C. : La peinture française du XIXe siècle au Louvre 11 -Avec quelle personne morte aimeriez-vous pouvoir dîner ? C.C. : Lilith 12 - Quel est votre alcool préféré ? C.C. : Le Campari 13 - Quelle est la personne que vous détestez le plus ? C.C. : Cela dépend de la météo 14 - Où aimeriez-vous vivre ? C.C. : Byron Bay 15 - Qu’est-ce qui attise votre désir chez l’autre ? C.C. : Les poils 16 - Un personnage de fiction auquel vous vous identifiez ? C.C. : L’amant de Marguerite Duras 17 - À combien évalueriez-vous votre corps pour une nuit ? C.C. : 37,5 degrés Celsius 18 - Un mot, une expression ou un tic de langage ? C.C. : Ohhh lalalala… 19 - PSG ou OM ? C.C. : ps: OMG 20 - Si vous pouviez avoir la réponse à une question, quelle serait la question ? C.C. : L’oeuf ou la poule. 21 - Quelle serait la musique de votre enterrement ? C.C. : Choisissez pour moi, cela ne m’appartiendra plus. 22 - Votre menu du condamné ? C.C. : Huitres et Menetou-Salon
Actualité En ce moment:
23 - Une dernière volonté ? C.C. : Le faire de mes propres mains
Rancho Mirage exposition collective à la galerie Perception Park, Paris Artothèque de la Biennale de Belleville, Pavillon du Carré Baudouin, Paris Chez moi, Paris, 25 rue Hérold, Paris A venir: Blues, Galerie des jours de lune, Metz
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PORTFolio
Adrien Vermont
julie crenn
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drien Vermont dessine. Muni de crayons de couleurs et de papier, il revisite l’art naturaliste. Il en bouscule les traditions, les codes, les normes d’une manière radicale. Après avoir étudié le dessin d’enfant pendant plusieurs mois, il s’est approprié leur manière d’envisager l’animal : ses formes (un cercle, un rond, des triangles, des traits), ses couleurs et surtout ses expressions. L’enfant dessine l’animal tel qu’il le perçoit, puis tel que la société le lui apprend. J’ai compris qu’un enfant ne dessine non pas ce qu’il voit, mais l’idée qu’il se fait de son sujet jusqu’à ce qu’on lui impose un mode de représentation. Adrien Vermont dessine au présent, frénétiquement, avec une énergie déroutante, télescopant dessin d’observation et de mémoire. Une approche qu’il va développer en découvrant les planches de l’ouvrage d’histoire naturelle de Conrad Gesner (Historia Animalium – 1551-1558). Les animaux représentés y sont soit normés, soit totalement inventés. De la science au fantasme, il n’y a qu’un pas. L’artiste pose alors le principe que la science est un producteur de vérités qui évoluent au fil du temps. Mais pour cela, elle a besoin de moyens adaptés: quand Gesner se lance dans son indexation des animaux, la plupart des espèces exotiques arrivent mortes ou dans un sale état. Leur représentation en est d’autant plus imaginée, fantasmée. D’autant plus que ces nouvelles espèces côtoient alors tout le bestiaire fantastique issu de l’époque médiévale. Une vérité à une époque, n’est plus la même à une autre. Il applique cette mouvance à ses dessins. S’il décide de conserver le cadre et les textes des illustrations issues de l’ouvrage de Gesner, le contenu est follement revisité. Adrien Vermont redistribue les cartes de la représentation grâce à une capacité de digression étonnante. Il déploie alors différentes séries où l’histoire naturelle est réveillée de manière compliquée, subjective, corrigée ou bipolaire. La représentation de l’animal est totalement en couleurs. Je voulais prendre à contrepied l’objectivité et la rationalité dont se pare la science. Mettre un peu le bordel dans cette tentative d’ordre, de mise au pas. Là la représentation devient source de désordre. Adrien Vermont déborde, dépasse, rature, corrige, transgresse. Il se bat contre une vision unilatérale de la représentation. Tu ne peux pas tout enfermer dans des cases. Les cases sont une base, une bonne base, mais sur laquelle on devrait pouvoir marcher car c’est une putain d’erreur totalitaire de croire qu’on peut définir les choses de manière stricte. En retenant un vocabulaire brutal, excessif et extrêmement personnel, il mène un combat, jouissif et pertinent, sur le formatage de l’imaginaire collectif.
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Grandes Planches d’histoires naturellement subjectives / chameau
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Grandes Planches d’histoires naturellement subjectives / mouton
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Grandes Planches d’histoires naturellement subjectives / autruche
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Grandes Planches d’histoires naturellement subjectives / castor
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Grandes Planches d’études d’histoires naturellement compliquées / teckel
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A bipolar surnatural history - 50 x 65 cm - crayons de couleurs et encre sur papier
Grande odalisque - Laque sur papier - 185 cm x 320 cm - 2010
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A bipolar surnatural history - 50 x 65 cm - crayons de couleurs et encre sur papier
Silence - Chaussures et tapis de prière - 2008
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A bipolar surnatural history - 50 x 65 cm - crayons de couleurs et encre sur papier
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A bipolar surnatural history - 50 x 65 cm - crayons de couleurs et encre sur papier
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A corrected surnatural history - 42 x 30 cm - crayons de couleur et encre sur papier - 2013
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A corrected surnatural history - 42 x 30 cm - crayons de couleur et encre sur papier - 2013
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Ă€ 7 h du paradis
Pauline Pierre
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Oslo. 8 h. J’y suis, enfin. Je longe le quai où m’attend mon train, rouge, brillant, trépidant. Lui aussi veut partir. Il en a marre du béton sale, de la frénésie citadine et des silhouettes abattues. Autour de moi, c’est l’effervescence. L’heure des « adieu », des « bon voyage » et des bagages trop pleins. Les gens parlent trop, ivresse du départ. Sourires, engueulades, mains qui s’accrochent et se détachent, je suis engloutie par cette humanité débordante. Il faut se dire qu’on va se manquer, qu’on va s’aimer ou qu’on va se quitter, qu’on se reverra ou que c’est la dernière fois. Confessions ferroviaires. Je suis heureuse. Un couple se prend en photo. Sifflement. Dernières effusions. On part. Je rejoins ma place. À côté de moi, le couple aperçu sur le quai. Nouvelles prises de photos. Ensemble, séparés. Face, droite, gauche. Je les regarde avec étonnement. Que diront-ils à leurs amis à qui ils présenteront leurs clichés,
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confortablement installés dans leur canapé en simili cuir : « Là, nous sommes en route pour le paradis, nous sommes beaux, amoureux et heureux ». Non les amis, vous ne verrez rien de cette nature sauvage qui s’offrira à nous durant les sept heures de notre traversée nordique. Seulement quelques minutes après notre départ, la ville n’existe plus. Les lacs, sombres miroirs, reflètent les montagnes abruptes. Je plonge dans cette palette verte et tente d’encapturer tous les détails. De temps en temps, on aperçoit des formes humaines s’adonner à des plaisirs simples. Les toits rouges viennent trouer ce fascinant monochrome. Le couple à côté de moi s’est endormi. Devant moi, ça s’agite. On ne se connaît pas, mais on a décidé de se parler. Je n’ai pas envie de parler. J’écoute les gens, j’observe leurs expressions, j’analyse leurs paroles. C’est bien plus intéressant. On a envie de se parler, mais on ne sait pas pourquoi. Par politesse ? Par envie de découvrir l’autre? Pour tromper l’ennui et la solitude ? Je ne sais pas m’ennuyer. Je m’évade, franchis la vitre et me retrouve dans le tourbillon extérieur. Ruée vers les fenêtres. Montagnes grises, roches saillantes, ciel de plomb. Les vertes collines ont fait place à un horizon
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lunaire. Le paysage est immobile, notre train, giclée rougeoyante, transperce l’air glacé. Le train s’arrête. Je descends. Il fait froid. Autour de moi, les glaciers sont tristes. L’été est passé, laissant derrière lui une neige molle et boueuse. On me dit que le train est le seul moyen d’accéder à cet endroit. La nature a imposé ses limites. Nous reprenons notre voyage. De part et d’autre, c’est le vide. Notre vie ne dépend que de quelques centimètres de métal, scellés sur la terre meuble et fertile. Le train tremble, le soleil envahit notre wagon et les visages s’illuminent. Des touristes s’affublent de déguisements idiots censés représenter les ancêtres des terres que nous traversons. J’ai envie d’une saucisse. Juteuse, lisse, brillante, conforme. J’attendrais. 15 h. J’arrive. Photographie du couple. Ils n’ont rien vu de notre voyage. Autour de moi, les montagnes, la brume et des maisons dignes d’un décor de Wes Anderson.
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C’est la fin de la journée. Le soleil décline. Les gens rentrent chez eux. Je vais m’acheter une saucisse.
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questionnaire
steve La u p e r p r o p o s r e c u e i ll i s p a r L a u r e n t D u b a r r y
Steve Lauper est photographe. Il accompagne ses portraits d’un questionnaire qu’il soumet à ses modèles. C’est donc l’histoire de l’arroseur arrosé.
1 - Que n’échangeriez-vous pour rien au monde ? S.L. : Mes organes vitaux et ma mère, Mais si j’avais le sens des affaires, je serais prêt à échanger tout le reste contre mieux 2 - Quelle profession rêviez-vous d’exercer lorsque vous étiez enfant ? S.L. : Dessinateur de bande dessinée chez Marvel 3 - Quel cadeau aimeriez-vous recevoir ? S.L. : Un peu de tendresse (bordel) 4 - Le meilleur endroit où passer la nuit ? S.L. : A la montagne en été, dans un chalet, par une nuit d’orage 5 - Une chose que vous aimeriez savoir faire ? S.L. : Faire les bons choix 6 - Un disque ? Un livre ? Un film ? S.L. : Blonde on Blonde de Bob Dylan / L’Espèce Humaine de Robert Antelme / Vertigo d’Alfred Hitchcock 7 - A quelle époque auriez-vous aimé vivre ? S.L. : A la Belle Epoque 8 - Le plus bel homme, la plus belle femme de la terre ? S.L. : Martin Luther King et Mère Teresa 9 - Que faîtes-vous le dimanche ? S.L. : Je m’ennuie paisiblement et je n’aime pas qu’on me dérange
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10 - Votre syndrome de Stendhal ? S.L. : Les pyramides de Gizeh 11 -Avec quelle personne morte aimeriez-vous pouvoir dîner ? S.L. : Ma grand-mère 12 - Quel est votre alcool préféré ? S.L. : La Leffe 13 - Quelle est la personne que vous détestez le plus ? S.L. : Personne sinon moi-même parfois 14 - Où aimeriez-vous vivre ? S.L. : Nulle part ailleurs que là où la providence me conduit 15 - Qu’est-ce qui attise votre désir chez l’autre ? S.L. : Que l’autre me désire en retour 16 - Un personnage de fiction auquel vous vous identifiez ? S.L. : Gaston Lagaffe 17 - À combien évalueriez-vous votre corps pour une nuit ? S.L. : En solde pour les téméraires insouciants qui voudront bien de lui. 18 - Un mot, une expression ou un tic de langage ? S.L. : Putain! 19 - PSG ou OM ? S.L. : Ni l’un ni l’autre 20 - Si vous pouviez avoir la réponse à une question, quelle serait la question ? S.L. : Qu’as-tu fait pendant tout ce temps ? 21 - Quelle serait la musique de votre enterrement ? S.L. : Le Requiem de Mozart 22 - Votre menu du condamné ? L.Q. : Une grève de la faim car je suis innocent 23 - Une dernière volonté ? S.L. : Feu à volonté!
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Alix Cléo Roubaud La photographe Alix Cléo Roubaud est morte le 28 janvier 1983, à l’âge de 31 ans, sans être parvenue à atteindre la reconnaissance. Elle laisse derrière elle 652 tirages photographiques, un journal intime, des lettres et une thèse inachevée sur le philosophe Wittgenstein. Trente ans après sa disparition, la Bibliothèque natio-
nale de France consacre une grande rétrospective de son œuvre, exigeante, à la fois conceptuelle et intime. (Quinze minutes la nuit au rythme de la respiration. Alix Cléo Roubaud. Bibliothèque nationale de France, site François-Mitterrand, quai Mauriac, Paris. Du 28 octobre au 1er février).
Rencontre avec la chercheuse Hélène Giannecchini, responsable du fonds Alix Cléo Roubaud et cocommissaire de l’exposition, qui nous livre un récit intimiste, émouvant et brillant de six ans de recherches sur l’artiste dans Une image peut-être vraie (Éditions du Seuil, La Librairie du XXIe siècle, 224 pages, 2014).
Virginie Duchesne
Page de gauche : Série Correction de perspective dans ma chambre - 1980 - Paris, 64 rue Vieille-du-temple - Épreuve argentique obtenue par surimpression - Collection particulière Jacques Roubaud
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Comment s’est passée ta rencontre avec l’oeuvre d’Alix Cléo Roubaud ? Le recueil de poèmes Quelque chose noir de Jacques Roubaud [son mari], consacré à son deuil, était au programme de la khâgne l’année où j’étudiais. Les textes instauraient un dialogue avec le Journal d’Alix Cléo Roubaud (Éditions du Seuil), auquel je me suis intéressée mais qui était à l’époque épuisé en France. À la suite de ces lectures, j’ai décidé de travailler sur la place de la photographie dans l’oeuvre du poète. Par ailleurs, j’ai dirigé un dossier consacré à Alix Cléo Roubaud paru dans Area revue. À la suite de cette parution, Jacques Roubaud m’a confié qu’il cherchait quelqu’un pour s’occuper du fonds, pour oeuvrer à la reconnaissance de son travail, une manière de faire place pour ne pas qu’elle soit à jamais la femme morte du poète. J’ai accepté, sans savoir à l’époque ce que cela représentait. Je me suis retrouvée avec plus de 600 photographies ! Quand je demandais de l’aide à l’époque, certains me riaient au nez en me rétorquant que personne ne la connaissait, que ce n’était pas intéressant. Qu’est-ce qui t’a poussé à continuer vu l’ampleur de la recherche ? J’ai travaillé très près de l’objet. J’ai découvert au fur et à mesure toutes les photographies puis les lettres et les personnes qui l’ont connue. À ce moment-là, Jacques Roubaud souhaitait également faire des donations des tirages aux institutions. Une mission que j’ai prise en charge. Pourquoi a-t-il attendu trente ans ? Je crois qu’il a été secoué par le fait que Quelque
chose noir soit au programme de la khâgne, ce fut comme une réactualisation. Le regain d’intérêt était manifeste. Les éditions du Seuil ont été submergées de commandes, ce qui a entraîné une réédition du Journal en 2009. Comment rentre-t-on dans une telle intimité entre les photographies, les lettres, les témoignages ? Tu racontes notamment ta découverte du studio parisien d’Alix Cléo Roubaud, resté quasi intact depuis 1983. Toute la matière était brute en effet, hormis certains passages du Journal, publié après avoir été trié par Jacques Roubaud. Il est très difficile de se retrouver avec toute la correspondance et toutes les photographies de quelqu’un. On se trouve dans une situation quasi-démiurgique, je sais tout ce que ses proches pensaient d’elle et ce qu’elle pensait d’eux en retour, grâce aux lettres. J’ai donc eu d’abord une forte adhésion, un enthousiasme qui m’a « collée » au sujet. Puis j’ai cherché à décoller la vie de l’oeuvre, pour qu’on parvienne à Alix Cléo Roubaud par son travail d’artiste. D’autant qu’elle s’inscrit véritablement dans une lignée d’artistes conceptuels. Aujourd’hui, je me positionne dans un rôle de transmission. Je dois faire en sorte que d’autres personnes puissent désormais s’emparer du sujet. Justement, comment s’inscrit-elle dans l’art du XXe siècle ? Elle est inclassable ! Ce qui m’intéresse, c’est de montrer que son œuvre peut être envisagée comme une sorte de charnière plutôt qu’une synthèse, rattachée à la fois à la photographie de l’intime et à la tradition conceptuelle.
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Sans titre, Autoportrait avec Jacques Roubaud - 1980 - Épreuve argentique BnF, Estampes et photographie
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Le Baiser, Saint-Félix - 1980 - Épreuve argentique - BnF, Estampes et photographie
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En même temps, l’oeuvre nous est livrée en train de se faire et il ne faut essayer de masquer cette dimension. Dans l’exposition, qui traite aussi de cela, les tirages sont présentés par exemple avec les traces de doigts, les défauts, les scories d’une œuvre en élaboration, dont le processus est ici visible. Pourquoi avoir choisi de raconter ta recherche dans une forme aussi intime, dans un texte hybride entre récit et analyse théorique, en utilisant notamment le « je »? Dire « je » est une forme de pudeur, une manière d’avouer que l’on n’est pas absolument objectif, une des raisons du titre d’ailleurs Une image peut-être vraie. Je ne raconte que ce que moi j’ai trouvé, ce que j’ai vu. Je ne prétends pas restituer la vérité sur Alix Cléo Roubaud. La seule façon de ne pas la faire parler ou de romancer sa vie, c’est de dire « je », j’avoue ainsi une forme d’impuissance. Et c’est aussi parce que c’est une aventure folle ! Il a fallu beaucoup de travail pour déployer la densité de son œuvre qui ne se dévoile pas au premier regard. J’avais envie de retranscrire cette enquête dans un livre.
Quelle est la suite de l’aventure pour toi ? Terminer ma thèse et accompagner la monographie et l’exposition. Faire aussi une dernière chose, avant que d’autres ne prennent la suite : publier un volume de ses textes (lettres, textes théoriques...). Et enfin conserver des traces de cette expérience, notamment retenir que le regard se travaille car on ne voit pas une photographie immédiatement, il faut attendre qu’elle « se lève », pour reprendre le terme de Daniel Arasse. Il faut aussi être entêté si on aime quelque chose que personne ne connaît, sans se laisser parasiter par des effets de mode ou de marché. Et toujours continuer à penser ce qu’est une image.
Double page suivante : Si quelque chose noir, 7/17, Saint Félix - 1980 - Épreuve argentique BnF, Estampes et photographie
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CARLOS FRANKLIN texte Madeleine filippi photo Léo Dorfner
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Qui es-tu Carlos Franklin? D’aussi loin que tu te souviennes à quand remonte ta première expérience avec l’art ? Quelle question! Après la crise de la trentaine! (mauvaise blague). Je suis colombien, j’habite en France depuis onze ans et j’ai parcouru pas mal de pays, j’attends que la préfecture de police accepte mon statut d’artiste pour pouvoir demander la nationalité française (artiste = chômeur = refusé). L’art a toujours éveillé ma curiosité. Mais je pense que c’est depuis l’âge de 13 ou 14 ans, après voir vu des expositions à Bogotá et avoir suivi un cours de peinture. Qu’est ce qui nourrit ton travail ? Il y a de tout, en vrac, musique, cinéma, littérature, philosophie, beaux arts... J’aime Poppy Z Brite et ses histoires macabres, qui mélangent la cuisine et la Nouvelle Orléans. Foucault, Derrida ont été aussi des grandes références qui ont structuré ma formation à la fac. Des films aussi : Gregg Araki, Jan Svanksmeyer... En terme de musique je laisse mon ordinateur en mode aléatoire et comme ça je me laisse surprendre par le résultat de la liste qui peut être
rock, indie, classique-contemporain et même Milène Farmer (j’exagère quand même, mais il faut que je dise que j’ai une préférence pour les chansons mélancoliques voire dépressives)... Je préfère voir la constellation de références vis-à-vis d’un projet plutôt que dans une vue d’ensemble. Les notions de transformation et de détournement semble être de véritables fils rouges dans ta démarche peux-tu l’expliquer ? Je viens de Colombie, l’un de ces pays d’Amérique latine où le mélange avec les espagnols, les indigènes et les noirs a effacé toutes origines dîtes pures. En tant que colonie nous avons vécu sous l’ombre européenne qui a une grande influence sur le droit, la langue, la religion et les arts. Pendant des siècles nous avons vécu dans une honte pour «ne pas être originaux» dans la création ou dans d’autres domaines. Nous n’avions pas non plus la possibilité de recréer une origine indigène comme au Mexique ou au Pérou. Nous avons toujours développé des appropriations, des détournements, des réencadrements et maintenant on voit que ceci est mis en valeur dans la pratique artistique.
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Dans mon travail il y a une présence très forte des archives, je revisite et m’approprie des documents de toute sorte pour construire le fil conducteur de mes œuvres. Dans la vidéo c’est plus facile à voir avec des fragments de vidéo, son, film ou image provenant de différentes sources. Dans le dessin, c’est plutôt l’utilisation de techniques, notamment celles qui ne viennent pas forcément de disciplines artistiques, ou les images dessinées. Cet intérêt pour l’appropriation ou détournement est une réflexion sur la construction de pouvoirs dans l’imaginaire, ou dans les discours, un pouvoir dont la présence est plus invisible, presque indiscernable, pourtant efficace, car je n’ai aucun intérêt à parler directement sur la politique ou des sujets sociaux. Les séries «Napkin Boys» ou «Representing the invisible», illustrent parfaitement ta recherche sur la question de la transparence / de la révélation. Ma pratique en dessin part de multiples expérimentations avec la matière afin de produire des images sans utiliser «le crayon sur papier». C’est une façon simple de conceptualiser et de matérialiser le dessin qui joue avec les différents systèmes ou références de représentations existantes. Dans le cas des «Napkin boys» ou de «Representing the invisible» ce sont des réflexions sur, l’invisibilité, l’image photographique filmique, ou vidéo qui ont été les axes de recherches ou les articulations. L’image est produite à partir de la lumière dans les deux cas. A partir de découpages sur la feuille (apporté des traditions asiatiques) ou soit par la réduction de matière en ponçant le papier. Dans les ponçages l’image donne l’impression
d’un négatif photographique et joue sur une transparence créée sur la feuille. La lumière devient pour moi une métaphore de la volonté de créer un discours à partir d’un angle ou d’une intention précise. C’est la manière dont on écrit l’histoire, ou établit des systèmes politiques ou sociaux. Tout au long de l’histoire nous pouvons trouver des périodes comme le siècle des Lumières ou des courants philosophiques comme l’Aufklarung qui se servent de la lumière ou du verbe illuminer pour transmettre l’idée d’éclairer l’esprit des ténèbres de l’ignorance. La lumière est aussi une façon d’aveugler, si elle est très intense. De cette façon, je tisse mes pensées sur le côté paradoxal de la modernité, je vois comment un désir ou une volonté peuvent structurer des systèmes hiérarchiques et des relations de pouvoir, qui sont devenus négatifs, de l’ordre du régime, voir destructeurs. La technique revêt pour toi une très grande importance. Il semble que le medium devient aussi important que le thème même de l’œuvre. Peux-tu expliquer ce rapport au médium ? De manière complémentaire aux notions de transformation et de détournement. Le fait d’avoir une famille de scientifiques (ma mère est ingénieur chimique et mon père ingénieur mécanique) m’a donné une curiosité pour travailler la matière, spécialement en utilisant des processus qui les subliment. «Ruines modernes» est faite de poussière, «Élégance» de cheveux. Nous retrouvons aussi des œuvres montrées dans l’exposition «L’oiseau volé» dont les encres ont été faites à partir de feuilles
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de cannabis ou d’excréments de pigeon. L’organique, les résidus, les formes non vivantes sont les traces des êtres qui les ont produites, j’aime voir ce moment de transformation et de disparition. Leur manipulation répond à un besoin de distance et de silence qui laisse de la place à la personne qui regarde pour parcourir l’image, pour découvrir la matière ou pour avoir la surprise car ce qu’elle imagine n’est pas ce qu’elle a en face. Peux-tu revenir sur ces œuvres tout à fait singulières que tu présentes dans le cadre de l’exposition de Paul Ardenne « Oiseau volé » à la Galerie Vanessa Quang ? Suite à l’invitation à participer à cette exposition, je me suis rendu compte que je n’ai pas d’oiseaux dans mes dernières œuvres. La thématique animale… je ne l’ai pas touchée depuis un bon moment. Je me souviens que je faisais des dessins de pigeons écrasés lors de mon arrivée en France. J’imaginais que les œuvres présentées dans l’exposition allaient montrer l’aspect poétique ou la beauté de l’animal (bien sûr l’exposition présente beaucoup plus que ça), et ce qui me traversait l’esprit c’était plutôt le caractère méchant, négatif. Sur internet j’ai vu l’histoire sur CNN Mexique d’un oiseau au perquisitionné par la police car des gens l’utilisaient pour envoyer de la drogue. CNN a même publié «Una paloma mensajera traficaba droga a un penal en Colombia» (Un pigeon messager trafiquait de la drogue dans une prison en Colombie). Le titre est absurde et sous-entend que la police a arrêté le pigeon. D’ailleurs, on entend très régulièrement des histoires de « mules » pour
faire allusion aux personnes qui transportent de la drogue dans leur estomac. J’ai donc pris la photo du pigeon, très vilain lui, et je l’ai dessiné avec des hachurages propres aux gravures, mais l’encre a été faite par distillation de feuilles de cannabis, fixée avec du jaune d’œuf, comme les peintres classiques. De temps en temps le transport de drogue créé des situations incroyables. En 2001 j’ai fait un projet, «Expédition sous-marine», où j’ai dessiné les plans d’un sous-marin perquisitionné par la police. Une bande de narcotrafiquants voulait construire cet appareil à Bogotá, juste au milieu de la montagne, et souhaitait le transporter par train jusqu’à la mer (soit disant ça passerait inaperçu, autant se promener dans la rue avec un éléphant ou un rhinocéros). Pour la deuxième série, j’ai voulu travailler un autre côté, plus ornithologique en me basant sur des histoires de la mythologie grecque où les oiseaux jouent un rôle méchant, destructeur ou menaçant : Le rapt de Ganymède et Prométhée enchaîné. Ces images de sculptures classiques on été travaillées avec une autre encre verte, cette fois produite à partir d’excréments de pigeon, l’oiseau le plus nuisible dans les villes et dont je fais allusion avec la patine rouillée sur le cadres. Pendant que je pensais à quoi faire avec les excréments je gardais en tête déjà des œuvres de Piero Mansoni - la merde d’artista -, ou à Wim Delvoye et sa machine à produire des excréments. (Note pour les collectionneurs : les excréments on été décontaminés et désacidifiés, le papier ne disparaîtra pas). Le thème de la drogue se retrouve aussi dans « Reasons to look at the sky»
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«Raisons pour regarder le ciel» était exposé en même temps que «Expédition sous-marine». Antagoniste du sous-marin dessiné dans le patio de la galerie, une frise d’avions dans toutes les directions décorait la pièce. Des petits hommes en bas contemplaient les machines. En regardant de près, les avions étaient dessinés en gardant la texture des imprimantes de fax, propre aux caméras de sécurité des aéroports à l’époque. Le patio montrait une machine qui transportait de la drogue étant cachée par la mer, les raisons pour regarder le ciel : une allusion à la drogue transportée par voie aérienne. Ma génération a directement hérité des questionnements sur l’environnement social et de l’art documentaire. En Amérique latine la violence et la corruption politique ou la violence d’état par les gouvernements de droite ont créé une sensibilité aux sujets tels que la disparition forcée, le meurtre, les massacres, la politique ainsi que le décalage temporel entre la vie des communautés indigènes, paysannes et des grandes villes, face à une économie capitaliste sauvage provenant des États-Unis qui impacte le niveau de vie locale. Une classe moyenne qui a disparu et un désir généralisé de chercher à l’étranger une meilleure vie finissent la liste pour le décor de création dans le pays. Le narcotrafic s’est glissé aussi dans l’environnement artistique et a financé le marché. Dans les années 90 la disparition des têtes principales (Escobar et Gacha) a aussi eu des effets dans la vie artistique. Voilà pourquoi sous l’angle de l’art documentaire les artistes travaillent une vision sociale, ou politique en premier degré. Le décalage entre la scène artistique locale et internationale a généré des activités comme la Biennale de Venise (dans le quartier appelé Venise à Bogota) ou des actions collectives en allant vers des
ateliers d’art ou des projets au sein des communautés, expressions basées sur l’échange de connaissances, l’utilisation de l’art dans la vie quotidienne ou économique micro-locales, échanges de biens ou de propriétés ou des analyses anthropologiques, bien avant le boom de l’esthétique relationnelle et l’altermondialisme de Nicolas Bourriaud. Je suis sensible à ces sujets mais je ne m’intéresse pas ou je ne m’engage pas au même niveau que mes collègues. Les sujets liés à la drogue comme le sous-marin ou le pigeon étaient absurdes. Le premier, un Fitzcarraldo, le deuxième... pas de commentaires des médias. Je ne traite pas des thèmes politiques ni l’actualité de mon pays mais je pense qu’à un moment ces sujets narcotiques étaient pertinents pour relever, soit le labeur de l’artiste qui crée ses propres peintures soit un crime «intellectuel» (car le sous-marin n’était pas abouti et il a été jugé par rapport aux pièces détachées et aux plans de constructions) qui a une valeur de réalité comme l’art conceptuel. Si je devais parler de thème récurrent dans mon travail ce serait la question de l’art en tant que langage ou d’écriture (clin d’œil pour les fans de Derrida). Autant dire, l’expérience artistique soit par le travail de la surface (de la matière) ou du travail participatif, soit de la construction d’une toile conceptuelle, entre autres, les artistes et les autres organismes et institutions, ainsi que le publique génèrent des univers, des légitimations sociales, économiques ou esthétiques, des jeux de pouvoirs, des institutions, etc. Voilà pourquoi j’aime bien travailler depuis une position extérieure pour ainsi revenir du côté de l’art et travailler depuis ses limites ou limitations, comme dit
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Doris Salcedo, en créant un silence, un vide qui sera comblé par l’expérience de celui qui observe l’œuvre, celui qui donnera sens à ma construction. Quel est ton regard sur l’art contemporain de ton pays ? Maintenant c’est le temps de la Colombie. Hélas je suis parti au moment où le regard se pose sur mon pays. Dans les différentes sphères artistiques on voit la présence beaucoup plus visible de colombiens. La génération précédente compte sur des figures comme Doris Salcedo (qui a fait la craquelure sur le sol du hall de turbines de la Tate Modern à Londres) ou Oscar Muñoz qui a récemment exposé au Jeu de Paume à Paris. Maintenant on voit José Ignacio Roca, commissaire d’exposition qui a été membre du jury de la Biennale de Venise en 2007, maintenant Curator adjoint d’Art Lationaméricain de la Tate. Mais il y a des nouveaux noms sur la scène, des commissaires comme Inti Guerrero et Natalia Valencia (les deux sont nominés au prix Independent Vision Award maintenant, et Natalia a aussi été commissaire pour l’un des modules du Palais de Tokyo l’an dernier). Cette année Juan Andres Gaitan a fait le commissariat de la biennale de Berlin et Maria Ines Rodriguez a pris la direction du CAPC musée d‘art contemporain de Bordeaux. Artistes comme Carolina Caycedo, Mateo López, Miller Lagos, Ivan Argote (qui est chez Perrotin), Milena Bonilla (chez Mor/ Charpentier), Alberto Lezaca, Alberto Baraya, Ana María Millan élargissent la liste. A paris on voit des Galeristes comme Alex Mor, et à Londres Mario Palencia (Maddox Arts, sont présents dans le milieu de galeries).
En Colombie, après un vide de la scène artistique produit par la crise économique des années 90 et 2000, beaucoup de galeries et d’espaces ont disparu. A ce moment, la vie artistique reposait plutôt sur les structures nationales et régionales liées à l’État. Je travaillais pour le service des Beaux Arts de la Mairie de Bogota, ayant un programmation riche, un programme de bourses de création et de financement pour des organismes non lucratifs a vu le jour afin de soutenir des projets culturels et des expositions internationales. Aujourd’hui Bogota compte sur un quartier de galeries et des programmes de résidences artistiques, sur des échanges internationaux très actif, ainsi que sur deux foires internationales d’art (ARTBO et La otra). Je suis très fier de pouvoir partager ces noms aujourd’hui, de pouvoir vous parler de ces actualités et surtout de pouvoir dire que la Colombie n’est pas seulement connue pour Botero ou Shakira! Revenons un instant sur l’œuvre «Modern Ruines» «Ruines modernes» est une installation présentée pour la première fois chez Vanessa Quang en 2010. Depuis «Mutations of matter» je travaille souvent sur l’architecture, mais de plus en plus avec un regard porté sur la ruine ou les bâtiments abandonnés. Une série de rosacées suspendues au plafond, comme si elles tombaient. De près on voit que chaque élément est fait de poussière. J’ai vu dans plusieurs villes dans lesquelles j’ai habité, des bâtiments tomber en ruines. En Colombie et au Cambodge, il est courant d’apercevoir la présence de gens qui viennent
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ExpÊdition sous-marine - dessin tempera sur mur - 12 x 2 m courtesy Galerie Vanessa Quang et de l’artiste
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autopsier les sols, et les éléments architecturaux sur pas mal de constructions de l’époque coloniale, au moment d’être démolis. C’est ça ce que j’ai fait, découper des morceaux d’un endroit mais je les ai reconstruits avec ce que je peux appeler la mémoire de l’endroit : la poussière. (Mémoire en tant que trace de sa disparition et en tant qu’accumulation de temps).
Quels sont tes projets à venir ? Je suis le réalisateur d’une série de documentaires sur l’histoire de l’art, commande faite par une chaîne de télévision, ce qui m’occupe pas mal en ce moment. Après, j’ai en attente une vidéo, une histoire issue d’une expérience personnelle, et une installation vidéo stéréoscopique sur l’indicible.
Comment es-tu venu à la pratique de la performance ? A l’école de Beaux Arts, quand je débutais en vidéo, je m’enregistrais en faisant des actions inspirées par le décor, plutôt kitsch, de certaines maisons. Quelques années après, avec un groupe d’amis, suite à l’invitation à un festival de performance, je suis devenu chanteur punk. Le groupe n’a jamais vu le jour (à part deux concerts). En 2007-2008, en collaboration avec le musicien Roque Rivas, nous avons créé une sorte d’opéra - nous l’appelons plutôt performance audiovisuelle - «Mutations of Matter». Après cette expérience j’ai commencé d’autres projets avec des compositeurs comme Alberto Posadas (Quatre scènes Noires, 2009), et Kristaps Petersons (Mikhail et Mihkail playing Chess, 2014). Actuellement mon intérêt va vers les sourds-et-muets et les danseurs. Le côté performatif est un laboratoire interdisciplinaire pour moi, ce qui m’a appris à regarder ma pratique artistique depuis d’autres pratiques extérieures et arriver à une œuvre qui demande d’être présent dans le lieu ou qui peut être montrée par sa documentation en utilisant d’autres formes (projection vidéo, installation etc).
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fiction
c o m i c s Alizée de Pin est une dessinatrice française qui vit et travaille à Paris depuis peu. Le rendez-vous du moi(s) fait partie du recueil Made in France. Journal pseudo autobiographique, Made in France est une plateforme narrative des aventures et déboires liés à sa relocalisation parisienne. Ponctuellement rythmé par les souvenirs et
anecdotes de son séjour antérieur aux Etats-Unis, le rendez-vous du moi(s) raconte sur le ton tragi-comique les difficultés et l’irrégularité d’être soimême lorsque soumis à trop de changements, trop de mouvements et trop de pertes affectives ; une satyre de l’errance et de la perdition.
alizée de pin
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Septembre/Novembre MMXIV - numĂŠro huit
m e r c i
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