1 - Fabriquer l'exposition

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EPISODE 1 : Fabriquer l’exposition : seul.e tout.e ou tous.tes ensemble ?

Comment naissent les expositions ? Combien faut-il de cerveaux, de voix et de mains pour regrouper 60 artistes puis occuper une nef de 3500m2 et un parc de 55 hectares ? Avant l’ouverture aux publics, que se passe-t-il dans les coulisses ?

Du 5 au 30 avril 2022, 60 artistes récemment sortis d’école présentent leurs œuvres dans la Grande Halle et le parc de la Villette pour la 4ème édition de 100% L’Expo. 100% invite à découvrir gratuitement des peintures, photographies, films, performances, sculptures, installations, design, œuvres sonores et olfactives, d’artistes issu.es de plusieurs écoles. Le but est de montrer un instant T de la création et de proposer un tremplin professionnel à celleux qui exposent.

Sur invitation d’Inès Geoffroy, le collectif Jeunes Critiques d’Art, arrive sur les ondes de La Villette. Jeunes critiques d’art c’est un collectif d’auteurs et d’autrices libres et indépendant.es ! Depuis 2015 nous nous efforçons de repenser la critique d’art comme un genre littéraire à part entière et abordons l’écriture comme un engagement politique.

L’année dernière, quatre membres du collectif Jeunes Critiques d’Art avaient sillonné l’exposition pour en rendre compte dans notre podcast “Pourvu qu’iels soient douxces.”

Nous avions alors exprimé des frustrations face à certaines questions restées en suspens : peut-on dresser le portrait d’une génération d’artistes ? comment proposer une exposition qui n’est ni une foire ni une présentation au parcours thématique sans perdre le public ? comment sont sélectionnées les œuvres présentées ?

Pour la 4ème édition de 100% l’Expo, nous vous invitons à un voyage sonore en trois temps. Le premier épisode sera consacré aux métiers nécessaires à la fabrication d’une exposition comme 100% et à la nécessité de la collaboration entre les savoirs-faire. Dans le deuxième épisode, nous tendrons le micro aux artistes pour savoir si l’on peut percer avec une expo ? Après les coulisses, après les œuvres, lumière sur les publics : y-a-t-il une place pour tout le monde dans cette exposition d’art contemporain ?

Pour cet épisode, nous vous emmenons dans les coulisses, sur le montage, à la rencontre des personnes qui fabriquent l’exposition collectivement, toustes ensemble, loin du mythe du commissaire solitaire, génie démiurge qui modèle seul tout / seule toute l’espace, les mots et les œuvres. Dans la première partie de l’épisode, les scénographes, régisseurs,

cheffe de projet et responsables de la sécurité et de la sûreté de La Villette nous disent tout !

Avec Camille Bardin, Grégoire Prangé, Henri Guette et moi-même, Mathilde Leïchlé, nous nous sommes aussi demandé, dans la seconde partie de cet épisode, quelle place occupe les autres métiers dans nos propres expériences de commissaires. Quelle place est laissée à l’horizontalité et à la collaboration ?

Quand on pense à la fabrication d’une expo, surtout une exposition d’art contemporain, la première figure qui nous vient en tête le plus souvent, c’est celle du ou de la commissaire. Dans le studio d’enregistrement caché dans les sous-sols de la Grande Halle, Inès Geoffroy, cheffe de projet pour 100%, souvent définie par les médias comme la commissaire de l’expo, nous a parlé de sa perception de son métier qui, loin d’être isolé ou surplombant, est l’un des maillons d’une chaîne.

I.G. : Si tu veux, pour te faire le truc un peu du type organigramme, la première personne qui va se saisir du projet c’est le ou la chef.fe de projet. Quand les premiers contacts sont pris par exemple avec des écoles, on commence à créer une petite équipe qui va être constituée d’un.e référent.e en production et également en technique parce que la faisabilité du projet ne s’arrête pas à la notion artistique, mais très vite on va voir quelle ampleur ça prend en termes de techniques et quelles sont les possibles en termes de production. Donc nous notre rôle en tant que chef.fe de projet, c’est de faire se rencontrer les différents acteurs et actrices en interne et du coup les partenaires extérieurs et au fur et à mesure, plus ça avance, plus le projet se précise, et plus il y a des équipes qui entrent dans le projet. Quand le projet est assez bien défini, on a les équipes de communication qui entrent avec nous. Les équipes techniques s’agrandissent parce qu’il faut penser le planning de montage, le constat des oeuvres, le transport, les équipes de lumière, de son, de vidéo. Au début, on est une toute petite bulle et à quatre cinq mois, ça devient un peu la grosse affaire, la grosse machine et on prend un peu possession de toute La Villette. Moi, je ne suis pas commissaire indépendante, je n’ai jamais fait ma propre exposition de A à Z, donc je ne connais pas nécessairement ce rapport où je vais absolument border tout le projet. Les projets d’expos que j’ai fait jusqu'à présent c’était dans de grosses institutions, donc on n’est jamais vraiment seul.e et tant mieux parce que ce serait juste impossible de pouvoir gérer tous les aspects. En fait, on est tous.tes co-responsables du projet parce qu’on a chacun nos implications dans le truc et c’est tellement énorme que ce sont plein de maillons qui sont obligés de bien s’enchainer et de toute façon on le voit très bien quand il y a un manque de communication à un endroit, il manque une information

quelque soit le service, parce que ça arrive il y a tellement de choses, le projet devient tout de suite un peu bancal, donc on est obligé.es d’être dans cette communication permanente. Ce qui fait des heures et des heures de réunion mais c’est essentiel ! Si on le fait en solo, ça ne marche pas y’a rien. Ça ne fonctionnerait pas. [Rire]

JCA : Pour 100% l’expo, la sélection des artistes qui présenteront leurs œuvres à la La Villette est un moment décisif. On imagine souvent que les commissaires sélectionnent les œuvres et définissent les thèmes, les axes, puis que les scénographes les positionnent dans l’espace. Deux scénographes partagent avec nous une vision de leur métier bien moins cloisonnée, une co-construction dans la collaboration à chaque étape. Il s’agit de Stéphane Poli, scénographe et responsable du bureau d’études de la Villette, et de Charlène Dominguez, assistante scénographe qui avait déjà travaillé sur la précédente édition de 100% en tant qu’étudiante à l’Ecole nationale supérieure des Arts décoratifs.

S.P. : Pour répondre sur les artistes, on a un peu changer notre fusil d’épaule, avant c’était plutôt eux qui venaient nous voir autour de la maquette et travailler. Maintenant on est en Teams. Là, il y a 60 artistes, on les a tous rencontrés via Teams, donc ça fait au minimum 30 heures d’entretiens. On échange à partir de leur dossier, on commence à faire des vues 3D. On discute avec eux, Charlène pourra vous en parler parce qu’elle a beaucoup travaillé sur ce sujet-là. En ce qui concerne les métiers, on travaille avec tous les métiers techniques : la construction, la machinerie, le son, la lumière. Evidemment, on forme un trio très fort entre la programmation, la production et nous. Je fais tout valider par Inès. On échange parce que c’est son point de vue qui nous intéresse, avec des ajustements si techniquement on peut faire telle ou telle chose.

C.D. : Ce qui est très intéressant aussi quand on est scénographe à La Villette sur cette expo, c’est que la sélection quand on nous « donne l’expo », elle n’est pas déjà faite et n’est pas définitive, et c’est vraiment un dialogue qui se fait avec Inès. Ce qu’elle me proposait parfois c’était de faire une proposition scénographique et ensuite elle faisait sa sélection en fonction des œuvres qui matchaient bien avec l’espace que j’avais proposé et la disposition que j’avais pensé pour tel artiste. C’est vraiment un travail de collaboration : le commissariat est impliqué dans la scénographie et inversement la scénographie est impliquée dans le commissariat d’exposition. L’artiste aussi est impliqué dans les deux parce qu’on est toujours en échange avec l’artiste, on lui demande son avis. Parfois, ils ont eux-mêmes des choses qu’ils aimeraient tester dans l’espace, qu’ils n’ont pas encore eu l’occasion de tester et nous notre but aussi c’est de les faire sortir de leur zone de

confort qui est leur école ou un espace de galerie et d’aller oser de nouvelles propositions dans cet espace qui est un peu particulier.

JCA : Ces deux scénographes voient l’exposition comme un écosystème qui implique des enjeux écologiques. Pour 100%, iels récupèrent et assemblent des cimaises issues de 3 expositions antérieures. Le dialogue avec les artistes et avec les ateliers de construction de La Villette est essentiel pour faire de cette contrainte une réussite, un atout.

C.D. : Un des principes de cette exposition est de faire avec ce qu’on appelle « une malette scéno. » C’est du matériel qu’on a déjà en stock, donc du châssis, des ponts, des vitrines, des socles, etc. qu’on réutilise d’expositions précédentes. Donc il y a aussi un gros travail de composition, parce que ce sont des châssis qui ont déjà des couleurs, qui sont déjà dans un certain état, on en a en nombre limité, c’est pareil pour les socles. C’est tout un jeu de casse-tête et en même temps c’est une contrainte qui force un peu à être créatif.

JCA : Gabin Liberge est l’un des cinq régisseurs généraux de La Villette. C’est la première année qu’il travaille sur 100% et coordonne les équipes spécialisées sur ce projet.

G.L. : Moi, j’aime bien dire que généralement je suis celui qui en sait le moins mais qui coordonne tous les autres qui sont tous spécialistes et après en fonction du retour que les spécialistes me font, d’adapter ce que je fais. Il y a tout un travail d’un peu tout savoir et en même temps de devoir faire confiance à tout le monde. Globalement, je fais beaucoup de planification. Je fais le lien entre la programmation, la production et mes équipes pour que d’un côté j’ai une programmation qui soit respectée, mise en valeur et surtout que j’ai les artistes qui soient bien accueillis. De l’autre côté, je dois aussi faire remonter les demandes de mes équipes techniques pour qu’on comprenne que par exemple, programmer un planeur ce sont des contraintes qu’on ne peut pas imaginer. Donc mon rôle c’est vraiment de faire le parallèle entre les deux. Le but c’est que les techniciens aient le plus de plaisir possible à monter ça et qu’on réussisse à mettre en place la programmation qui est souhaitée.

JCA : Un camion transportant un planeur, un avion tout simplement, vient en effet d’arriver dans la grande halle juste avant notre échange, ce qui pose la question des enjeux propres aux espaces de La Villette.

G.L. : Le gros enjeux lumière du coup c’est qu’on fait le choix de ne pas utiliser de lumière naturelle, du coup il y a une grosse partie d’occultation des espaces en noir et une grosse

mise en lumière. En son, il y a plusieurs contraintes. La première en termes de planning d’établissement de pouvoir faire cohabiter plusieurs espaces, parce qu’il n’y a pas que l’expo dans la Grande Halle. Aussi, à l’intérieur de l’exposition, il faut faire cohabiter tous les artistes. Il faut faire des choix, il y a certains artistes à qui on leur refuse le son. Il faut négocier et trouver d’autres solutions parce qu’ils ne peuvent pas cohabiter dans l’espace avec d’autres. On va avoir le même problème cette année avec les odeurs, il y a beaucoup d’artistes qui ont utilisé des parfums. C’est une problématique par exemple que je ne connaissais pas mais qui se pose cette année. Comment fait-on pour faire cohabiter deux œuvres côte à côte alors qu’elles ont un parfum ? C’est compliqué. Il y a d’autres problématiques aussi pour ceux qui vont avoir des plantes ou oeuvres périssables. Il y a plein de questions qui se posent comme ça, que personne ne maîtrise. C’est le petite côté freestyle de n’importe quel événement.

JCA : Ces espaces de La Villette impliquent également des enjeux de sûreté et de sécurité des œuvres. Comment protéger 60 propositions différentes réparties dans une si grande surface ? René Behr, responsable opérationnel événementiel (et depuis 34 ans à La Villette), nous parle des collaborations nécessaires en interne.

R.B. : Pour parler des services en interne, je dirais que c’est simple. Avec tous, tout simplement. Ça commence du montage de la manifestation, au début du projet, sans même savoir encore s’il va se faire, donc toutes les équipes événementielles et les équipes de production. On travaille ensemble. Une fois que le projet est décidé et qu’il se fait, on a un service avec lequel on est très proche : c’est le service accueil, parce qu’on est dans la même lignée car on veut que l’accueil du public se fasse dans les meilleures conditions. On travaille également avec tout ce qui est technique. Ça entre dans nos missions de s’assurer que la scénographie de l’expo permette la vacuité des dégagements pour nos publics, qu’il n’y ait pas de risques au niveau des accroches pour les publics, etc. Je dirais, qu’on communique et travaille avec tous les différents services du parc.

JCA : D’autres savoir-faire sont nécessaires à la protection des œuvres et des publics. Jean Baptiste Pierre Michel, chef de service sûreté et sécurité, évoque les échanges avec les corps de métier extérieurs à La Villette.

JB.PM : En termes de collaboration, il y a tous les services étatiques sur lesquels on peut s’appuyer. Il y a des oeuvres sur lesquelles il y a vraiment des risques, notamment de vol et ça dès la phase de livraison jusqu’à l’arrivée. Donc pour le coup, une fois qu’on s’est rencontrés avec les artistes et les équipes internes, on va évaluer ce risque-là. A ce moment-là, on va s’adresser aux services spécialisés de l’Etat pour leur présenter et voir

quelles sont les mesures qu’ils peuvent nous préconiser et même mettre à disposition du personnel. Donc ça c’est côté police. Côté sapeur pompier, là-aussi, en fonction de l’exposition des risques qu’il y a sur les oeuvres, comme le risque incendie, on va également travailler avec eux. On va travailler avec eux de deux manières. La première, en leur présentant le bâtiment pour qu’ils s’approprient les lieux et sachent par où intervenir en fonction de la situation. Et l’autre élément, c’est des exercices qui visent par exemple à décrocher une oeuvre, car on sait que celle-ci de par sa valeur et de par sa rareté, ça fait partie des éléments sur lesquels il faudra intervenir directement. Ça c’est la façon dont on travaille avec les services étatiques. Le dernier point, c’est un acteur un peu plus proche, c’est l’acteur local, qui est le commissariat du quartier auprès duquel on va envoyer la planification et leur dire qu’on a ça afin qu’eux aussi au quotidien, ils organisent leur ronde pour faire un possible passage à La Villette pour voir si tout se déroule bien.

JCA : Les métiers liés à la sécurité et à la sûreté évoluent, se renouvellent, ce qui montre que ces savoir-faire sont toujours interrogés, toujours perfectionnés et toujours en mouvement.

JB.PM : On a fait une exposition qui durait six mois. La sécurité certes est importante, mais l’amener à comprendre l’oeuvre la conduit à s’y s’intéresser et à mieux appréhender pourquoi on lui demande d’intervenir sur elle lorsqu’il prendra son service. Au-delà, de mieux interagir avec l’accueil c’est plus une volonté de compréhension. Le fait de comprendre pourquoi ils font ça et pourquoi on leur demande ça, leur permet de comprendre qu’ils ne sont pas juste placés comme une plante verte au milieu de l’exposition en attendant que ça passe. Le but est de susciter une curiosité par rapport à cette manifestation-là. On veut monter en puissance avec nos agents sur ce sujet-là. Même pour leur culture personnelle et même si on est loin d’être des commissaires d’exposition, on en revient toujours à la même chose : c’est l’accueil des publics. C’est bien de pouvoir dire ne serait-ce que deux mots quand il y a un public qui nous demande un renseignement sur une oeuvre. C’est important le fait de pouvoir expliquer en deux mots plutôt que de répondre « Non, je ne sais pas, allez voir ailleurs. » Ça rentre toujours dans le cadre de l’accueil des publics.

JCA : Il faut vraiment valoriser toutes les facettes du métier en fait ?

JB.PM : Tout à fait. La sécurité, je pense qu’elle a bien changé depuis plusieurs années. Ça nous arrange parce qu’on a bien vieilli. [Rire] Les gros bras sont mis de côté et maintenant on essaie de travailler beaucoup plus avec la tête. Comme tu dis, c’est montrer une autre facette d’un agent de sécurité. Ce n’est pas le simple agent qui est devant une porte et qui dit “non” à tout. Ça a bien évolué.

JCA : Toutes ces rencontres nous ont donné envie de prendre part à la réflexion. En tant que critiques et en tant que commissaires, nous avons à cœur d’interroger nos pratiques, nos positionnements, nos méthodes. Avec Camille Bardin, Grégoire Prangé, Henri Guette et moi-même Mathilde Leïchlé, nous nous sommes retrouvé.es au studio d’enregistrement de la Gaîté Lyrique afin de confronter nos expériences et de nous demander quelle place occupent les autres métiers, le collaboratif et l’horizontalité dans nos démarches.

TABLE-RONDE :

M.L. : Pour lancer cette discussion, j’aimerais vous demander un petit retour en arrière sur vos premières expériences en tant que commissaire. Comment est-ce que vous avez envisagé cette première expérience ? Est-ce que vous aviez la sensation qu’il fallait savoir tout faire pour se lancer ? Est-ce que vous aviez l’impression que lae commissaire devait savoir planter des clous sur des murs ?

H.G. : Alors, peut-être que je peux commencer, parce que j’ai fait une formation de commissaire d’exposition, formations qui ont tendance à être de plus en plus nombreuses et à s’être beaucoup développées ces dix dernières années. Dans ce cadre-là, on a aussi une vision du commissariat un peu plus cadrée puisque passée par le prisme de l’université. C’est une épreuve de fin de cursus qui est cadrée par des professionnel.les et qu’on envisage en collectif. On a à la fois cette pression d’un travail de fin d’étude qui est donc à priori sans budget qui implique une limitation maximale des coûts et faire en sorte de se rendre service. On travaille avec des artistes et avec des institutions qui nous aident, mais on avait vraiment cette conscience de la pluralité des métiers avec lesquels on pouvait collaborer et sur lesquels on pouvait se reposer sur certains aspects. Voilà, pour la première expérience.

M.L. : Merci Henri, et toi Grégoire ?

G.P. : Alors moi, j’ai commencé avec une première non-réponse…

C.B. : Ça commence ! [Rire]

G.P. : …J’ai l’impression d’avoir eu plusieurs expériences parce que plusieurs expériences dans différents contextes. Il se trouve que la première exposition dont j’ai été plus ou moins commissaire, c’était plutôt pratique que je sache planter des clous puisqu’il fallait le faire. C’est souvent comme ça qu’on commence, avec des petites équipes, un petit budget et avec un travail vraiment très horizontal dans l’échange où tout le monde met la main à

la pâte. Ensuite, d’autres expériences sont venues nourrir ça et puis finalement, on plante de moins en moins de clous, mais c’est quand même toujours bien de savoir le faire. C’est vrai que cette idée que les commissaires puissent savoir tout faire, pour moi c’est un petit peu un risque, parce qu’au début effectivement c’est bien de pouvoir mettre la main à la pâte sur tout, mais en même temps le fait de vouloir savoir tout faire, ça peut empêcher de laisser l’espace à tous les métiers qui participent à l’exposition.

M.L. : Camille ?

C.B. : Moi je trouve que c’est un peu à double tranchant. On n’arrête de le rabâcher au sein de Jeune Critique d’Art (JCA), mais l’art contemporain, c’est aussi un milieu qui est relativement précaire ou en tout cas il y a beaucoup de précarité, et donc souvent on réclament à des personnes dont ce n’est pas du tout le métier, d’être des couteaux suisses et de savoir tout faire. Quand on devient commissaire ou curateurice, dans un premier temps, on va nous demander de gérer l’éclairage, la communication, les relations presse, la médiation, etc. De gérer finalement un peu tout. Donc ça c’est le pendant un peu négatif car ce sont de vrais corps de métiers avec de vrais savoir-faire. Et à double tranchant, parce que en même temps c’est aussi intéressant de se dire qu’une exposition, parfois ça peut aussi se faire avec de l’huile de coude, de la bonne volonté avec des bouts de ficelle, et on n’a pas besoin forcément d’énormes budgets, pour faire quelque chose de qualitatif. Je dis ça aussi notamment pour les plus jeunes qui nous entendent et nous lisent, c’est que souvent en sortie d’école, on a envie de faire tout un tas de trucs, et il n’est pas de question d’attendre de diriger le Palais de Tokyo pour faire des projets ambitieux.

M.L. : Absolument ! Moi je sais qu’au début quand j’avais envie de faire des expositions, cette idée de ne pas réussir à planter un clou sur le mur, ça m’angoissait beaucoup et en fait bon bah déjà il faut y aller, après il faut essayé de trouver de l’argent pour pouvoir payer des personnes qui sont spécialistes des différents métiers nécessaires à la création d’une exposition et puis on apprend au fur et à mesure en étant de par nos expériences en indépendant mais aussi dans les institutions, quelles sont les spécificités de chaque métier, ce que l’on peut comprendre, ce que l’on peut apprendre à faire et ce que l’on doit aussi toujours déléguer parce que ce sont des savoir-faire qui s’apprennent sur le long terme et qu’on n’a pas ni le temps ni les capacités de tout savoir faire toujours.

M.L. : Au moment, de la préparation de ces expositions, en amont, comment est-ce que vous aviez envisagé la scénographie et la régie ? Comment est-ce que ça se passait pour vous ? Camille ?

C.B. : Justement, pour aller contre cette dynamique de couteau suisse, la première exposition dont j’ai vraiment assuré le commissariat de A à Z, donc de la sélection des artistes à a priori la scénographie, très vite j’ai ressenti un manque dans mes connaissances et dans le fait que je n’étais pas capable de le faire ou en tout cas que j’allais le faire moins bien qu’une personne dont c’est vraiment le métier. Je me suis tourné vers le galerie qui m’accueillait pour savoir s’il était possible tout simplement de faire appel à une scénographe dont c’était véritablement le métier et qui pouvait m’accompagner dans ce travail-là. Effectivement, je pense que l’exposition aurait été complètement différente si elle n’avait pas été là. Son nom c’est Mathilde Rouillé. Son travail a été hyper nécessaire parce qu’elle avait aussi des compétences sur l’éclairage et c’étaient des choses qui ne m’auraient pas du tout questionnée ou en tout cas j’aurais juste laissé de gros néons blancs, ça aurait ressemblé à un hôpital et puis basta. Alors qu’elle a fait tout un travail làdessus, à penser à mettre de la gélatine sur les spots, etc. Ce sont que des choses dont je ne soupçonnais même pas l’existence.

M.L. : Grégoire ?

G.P. : Oui. C’est là encore une fois que les contextes de création de projet sont absolument importants dans tous ces questionnements. Evidemment dans une exposition comme 100% à La Villette, il y a une équipe à la fois très compétente et en même temps très diversifiée qui permet de vrais espaces de collaboration donc là la scénographie devient un enjeu majeur mais surtout une possibilité. Je me rappelle que la première exposition que j’ai monté, la scénographie n’était même pas une question. Il y avait une vraie question de comment mettre les oeuvres en espace et de comment créer une déambulation, mais des questions de construction et d’architecture d’intérieure où les oeuvres vont venir se greffer, ce n’était pas du tout dans le scope de ce qu’il fallait avoir en tête parce qu’il n’y avait pas du tout de possibilité d’aller jusque-là dans la complexité du projet. Et c’est évidemment extrêmement différent lorsqu’il y a des moyens de construction qui amènent des besoins de scénographies. Je pense que ce sont des métiers qui naissent des besoins liés à l’espace et aux moyens financiers.

H.G. : C’est vrai que quand on travaille dans une galerie pour une expo qui dure un mois, on n’a pas beaucoup de budget. Le meilleur des cas c’est de peindre un mur ou de

changer le spot de place. En termes de régie et de scénographie ça s’arrête un peu là. Après, ça dépend des contextes, on peut faire beaucoup de choses ne serait-ce qu’avec la lumière. Il m’est déjà arrivé de plonger un espace dans le noir pour après travailler, pas à la bougie, mais sur des zones d’éclairage très réduites pour donner un sentiment d’intimité. Rien que ça, ça crée un espace sans avoir besoin de mur mais juste de travailler avec la lumière.

M.L. : Et ce changement d’échelle entre indépendant, galerie et grandes institutions notamment les institutions muséales, il permet de prendre conscience des dynamiques de pouvoir entre les différents corps de métiers qui existent du fait de la hiérarchie qu’on a crée et aussi de comment parfois ces dynamiques de pouvoir sont renversées, par exemple lorsque le scénographe est une grande star et que son propos importe autant voire plus que celui du ou de la commissaire. Et par ailleurs, le fait de pouvoir avoir des expériences dans de grandes institutions permet de réaliser les différents regards qui sont à l’oeuvre face à une exposition. Celui du ou de la éclairagiste par exemple qui voit des choses merveilleuses. Et ça permet de déconstruire, reconstruire son regard et de penser différemment la manière dont on envisage les oeuvres. Je me rappelle aussi, sur une exposition, le rôle des transporteurs et des installateurs et la manière dont ils pensaient l’accrochage était vraiment hyper précieuse parce que c’était des années d’expériences sur des expositions très diverses qui apportaient beaucoup aux commissaires présent.es sur le montage.

H.G. : C’est vrai que Noé Soulier qui est chorégraphe avait monté pour le Centre Pompidou une exposition en forme de spectacle c’est-à-dire que les monteurs arrivaient dans un ordre qu’il avait lui-même préétabli et à chaque fois l’oeuvre sortait de son emballage et était donnée à voir et donc le monteur devenait acteur et presque danseur dans la manière dont il installait l’oeuvre. Je trouvais que cette façon de montrer cette exposition sur la durée plutôt que dans l’espace avec ce rôle des monteurs et éclairagistes - parce qu’il y avait aussi à chaque fois un éclairage qui variait - était très intéressante pour comprendre ce qu’il se jouait dans une exposition.

M.L. : Et alors en aval, une fois que l’exposition est ouverte, comment est-ce que ça se passe notamment du point de vue de la médiation et de la sécurité qui sont deux corps de métiers différents avec des savoir-faire spécifiques, qu’on a tendance à fusionner parfois pour de très bonnes ou de moins bonnes raisons. Comment est-ce que vous vous l’avez envisagé dans vos expériences ?

C.B. : J’ai l’impression Mathilde que tu avais une anecdote assez intéressante à propos de fusion entre médiation et sécurité ?

M.L. : Oui, c’était un projet d’exposition dans un espace qui ne prenait pas en charge la sécurité des oeuvres, on avait un budget très serré et on avait envisagé d’embaucher des médiateurices sur l’exposition qui se seraient aussi occupé.es de l’ouverture et fermeture du lieu et puis de la sécurité des oeuvres. Mais ça pose des questions très complexes puisque ce sont deux métiers très différents et que c’est aussi fusionner deux postes sur un même salaire.

H.G. : C’est vrai que là encore, on revient à la question du contexte mais le métier du commissaire consiste à jouer avec ce qu’on a et ce qui est en présence. Pour une institution qui peut avoir des équipes de sécurité en permanence et des équipes de médiation, c’est le contexte idéal, mais dans le cas par exemple des galeries, je reviens aux galeries privées, bien souvent, le médiateur est aussi la personne qui va faire la sécurité ou la personne de l’accueil va veiller sur les oeuvres derrière son bureau. Il y a vraiment ce côté couteau suisse.

G.P. : Pour rebondir sur ce que dit Henri, il y a une chose qui est assez importante à avoir en tête. Souvent, on a l’habitude, notamment quand on ne connait pas ces métiers, de s’imaginer que la réalité du métier, c’est ce qu’on peut en voir. Et ça c’est très clair quand on parler de médiation, on peut avoir l’impression qu’un.e médiateur.ice, c’est quelqu’un.e qui va être dans l’exposition et transmettre des choses sur l’exposition. Or, ce n’est pas uniquement ça. Ça peut en faire partie mais c’est surtout comment est-ce qu’on va coconstruire avec les artistes, avec les commissaires. Comment est-ce qu’on va coconstruire un discours à partir des oeuvres et sur les oeuvres ? En fait, ce travail arrive bien en amont de l’ouverture de l’exposition et après il prend différentes formes au moment où l’exposition est ouverte avec les différents types de publics qu’on va avoir et cette adaptation à ces différents types de public, c’est un métier à par entière, parce qu’on ne parle pas de la même manière à un groupe d’enfants qu’à un groupes d’adultes, ni à un groupe d’adultes connaisseurs et connaisseuses de l’art contemporain qu’à un groupe d’adultes néophytes. Cette adaptation demande des compétences et des connaissances qui s’apprend dans la durée et c’est un travail vraiment à la fois extrêmement important et qui ne s’improvise pas du tout. De la même manière que la sécurité se pense par rapport aux œuvres mais également par rapport aux personnes en comprenant quelles sont les habitudes de déambulation dans une exposition, les zones de risque, comment les prévenir, en étant très alerte tout en restant très bienveillant.es. Ça s’apprend dans la

durée et ce n’est pas dans l’instant T. Comment je vais co-construire tout le projet en prenant en compte leurs besoins, leur existence tout simplement et aussi la réalité de leurs compétences.

H.G. : C’est vrai que c’est peut-être le point commun de tous les métiers de l’art, c’est celui d’être dans un apprentissage constant. Chaque exposition est le lieu où tout se rejoue par rapport à des enjeux, des savoirs, une façon d’accueillir le public différemment en fonction de la scénographie et je pense que c’est peut-être justement intéressant l’idée de l’apprentissage parce que le médiateur va devoir réenvisager comment il va partager et travailler avec le public de l’exposition mais également pour les gardien.nes puisque chaque exposition va avoir sa scénographie et puis ses espaces de fuite et puis les oeuvres qui parfois auront le droit d’être touchées et celles qui ne pourront pas l’être. Comment on accueille certains publics de façon à les faire sentir en sécurité. Il y a pas mal de choses qui relèvent d’une formation tout au long de la vie.

M.L. : Et en tant que commissaire, comment vous appréhendez le fait de signer une exposition et la responsabilité que ça implique ? Camille ?

C.B. : Justement, le terme que tu emploies de “responsabilité” je le trouve très intéressant et important. Souvent, on a tendance à beaucoup parler, au sein de JCA et ailleurs, puisque ce sont les réflexions qui tiennent le monde de l’art en ce moment, de cette figure du commissaire un peu omnipotent. C’est important parce qu’il y a ce truc de est-ce que le commissaire est un artiste ? Je te regarde Grégoire parce que tu avais signé un texte làdessus il y a quelques années sur JCA. C’est intéressant parce que est-ce qu’on compose un propos en fonction des oeuvres qu’on va choisir d’exposer et du coup ça réclame une vraie responsabilité et en même temps c’est tout cet entre-deux de se dire qu’on a une responsabilité et qu’on doit assumer son propos et en même temps, le commissaire n’est pas non plus là pour venir construire un puzzle en venant piocher ça et là des oeuvres dans des ateliers d’artistes pour construire SA grande oeuvre qui serait la sienne et qui permettrait de recevoir aussi toutes les fleurs. Dans cette figure du commissaire il y a aussi ce paradoxe.

G.P. : Je trouve que cette question dont parlait Camille rejoint une chose que tu as dite Mathilde au début de cet échange qui est la question des hiérarchies qu’on a construites. Ces hiérarchies elles peuvent être structurelles, malheureusement encore beaucoup et c’est quelque chose qu’il faut pouvoir déconstruire, mais surtout ce sont aussi des hiérarchies dues à des contextes et ces contextes ce sont les niveaux d’information que

des gens partagent et au-delà c’est à quel moment ces gens vont avoir l’information. Lorsque j’arrive en bout de parcours, forcément j’ai “moins de pouvoir” sur l’exposition parce que je n’étais pas au courant de différentes choses avant. A quel moment est-ce qu’on inclue des personnes suffisamment tôt pour qu’elles aient la possibilité de pouvoir s’exprimer et de pouvoir construire quelque chose de créatif.

C.B. : Quand tu dis les personnes tu parles de qui ?

G.P. : Je parle de toutes les personnes qui collaborent à l’exposition, dont justement les interviews que vous avez pu mener Camille et Mathilde, permettent de mettre en lumière dans ce cadre-là pour l’exposition 100%, dans ces grandes expositions qui mettent en branle énormément de personnes, ce qui est important c’est de pouvoir inclure des compétences suffisamment tôt dans la processus pour pouvoir créer des zones d’expression qui ne sont pas dans l’urgence, parce que dans l’urgence on n’a plus de liberté et de pouvoir. Ça c’est vraiment extrêmement précieux de l’avoir en tête parce que ça va complètement déterminer la capacité de chacun.e à s’impliquer vraiment dans le projet au-delà même de la structure. A la fin, qui est responsable ? Finalement il y a beaucoup de gens qui le sont par rapport à différentes questions. Qui est-ce qui signent l’exposition ? Les artistes. Il y a beaucoup de monde qui peut signer. C’est une question de coup de tampon. C’est pas forcément le plus important. Le plus important est de savoir si tout le monde a réussi à s’investir d’une bonne manière dans l’exposition et ça relève du travail du commissaire de pouvoir créer ces espaces-là.

C.B. : Juste un micro-mot parce que justement dans le fait de faire participer aussi les artistes, la question se pose aussi par rapport à la question de la rémunération parce qu’il n’est pas question de leur demander encore plus de boulot si en plus iels ne sont pas payé.es. Il y a un truc que j’aime bien faire lorsque je fais du commissariat, c’est de présenter chacun.e des artistes aux artistes individuellement pour qu’iels sachent avec qui iels vont être exposé.es, iels vont participé.es et partager ce moment et surtout j’ai toujours cette volonté qu’il y ait cette vraie fierté entre les artistes qu’iels se disent qu’iels sont saucé.es d’être à côté de tel.les ou tel.les artistes parce que son boulot est super et parce que ça va motiver des conversations. Je trouve que ça déjoue cette image du commissaire omnipotent car à termes il y a des choses qui nous échappent et des dynamiques qui se créent grâce ou malgré nous et c’est aussi toute la beauté de ce geste.

M.L. : Même dans le DIY avec un budget nul ou très faible, je trouve que choisir l’horizontalité ou en tout cas essayer de la mettre en oeuvre le plus possible permet de voir émerger des savoir-faire spécifiques de chacun.e tout en créant une cohésion d’équipe et une communication fluide et ça ce sont des expériences super précieuses parce que ça permet que chacun.e apporte sa pierre spécifique à l’édifice et de construire quelque chose ensemble. Oui Henri ?

H.G. : Pour parler juste un peu de comment je conçois les expos. Souvent je les conçois avec des oeuvres qui vont être conçues pour et souvent ce qu’il se passe c’est qu’il y a une dimension de l’exposition comme ouvroir d’art potentiel. Je ne suis pas responsable, je lance une invitation et voit comment elle arrive et même pour déjouer le côté art contemporain j’invite une personnalité. Après, c’est un peu comme on organise un dîner. Qui est responsable ? Est-ce que c’est le cuisinier, est-ce que c’est la personne qui va raconter son anecdote ? ou est-ce que c’est un peu de tout ça ? Pour moi c’est aussi ce qui fait une bonne expo, la façon dont toutes les personnes sont réunies autour de la table.

C.B. : Trop bien de conclure sur l’expo-dîner ! [Rire]

G.P. : Il y a quelque chose qui est quand même très importante et encore une fois le temps presse et on est toujours très frustré.es à la find e chaque table-ronde entre nous, il y a ces questions-là que Mathilde nous a partagé, ce n’est pas uniquement de savoir… il y a un vrai enjeu éthique, c’est ce que j’aimerais dire aussi. Finalement on est dans un environnement qui peut -être énormément destructeur pour énormément de personnalités et je pense vraiment que les commissaires sont responsables du bien-être et de la capacité à s’impliquer des équipes avec qui iels travaillent et ça je pense qu’on peut pas vraiment s’en dédouaner. C’est quelque chose qui relève vraiment de l’éthique et je pense qu’on ne peut pas être dans le monde de l’art et essayer de propager toutes ces merveilleuses choses qui nous entour et qu’on a la chance de pouvoir voir, si derrière on monte des projets comme des dictateur.ices à en n’avoir plus rien à faire des questions éthiques qui pourtant on essaie de les porter dans des formes d’art qu’on véhicule.

M.L. : Oui, l’éthique c’est très bien comme conclusion ! Merci à tous.tes ! Dans le deuxième épisode, nous irons à la rencontre des artistes qui ont ou vont participer à 100% pour essayer de savoir si l’on peut percer avec une expo.

En attendant, merci beaucoup aux équipes de la La Villette et plus particulièrement à Inès Geoffroy pour l’invitation, à Chloé Thevret et Irène Gailek pour la coordination, au producteur Christophe Payette, à la réalisatrice Lucile Ocèle, et puis, pour leurs réponses, à René Behr, Charlène Dominguez, Gabin Liberge, Jean Baptiste Pierre Michel et Stéphane Poli.

A bientôt !

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