Mémoire vive, mémoire morte

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Mémoire vive, mémoire morte. Mégane Lazou DNSEP 2021, Design des médias

ÉSAD École supérieure d’art et de design d’Orléans www.esadorleans.fr



Mémoire vive, mémoire morte Mégane Lazou DNSEP 2021, Design des médias Remerciements



« Mais je soupçonne que l’espèce humaine la seule qui soit - est près de s’éteindre, tandis que la bibliothèque se perpétuera : éclairée, solitaire, infinie, parfaitement immobile, armée de volumes précieux, inutile, incorruptible, secrète. »


5 7 Introduction

à la problématique

comportement d’obsession d’archivage des Hypomnemata un principe « d’ordonnancement du monde » Revue Backoffice le stockage numérique par ses potentialités, risque t-il de déposséder l’Homme de son histoire ?

9 23 L’urgence de ne pas oublier, ne pas oublier :

12 13 dans la tradition

de l’extériorisation de la mémoire sous forme de traces mnésiques p12 constitution de soi que l’écriture tuait la mémoire

13 17 le stockage numérique une véritable ère de la sauvegarde « faire apparaître l’étant dans la perspective de la calculabilité ? » Martin Heidegger à la recherche d’une hypermnésie encoder sa mémoire pourrait créer des contresens “mécanisation des êtres” Alphaville de Jean-Luc Godard le designer, notre mémoire aux machines

17 23 relocalisation du comportement erratique de l’Homme

leur donne un caractère prédictible l’objectivisme algorithmique de la machine. l’abolition du problème d’extériorité de la mémoire Le stockage d’informations dans l’ADN un capital culturel aussi appelé “extelligence”


23 42 La matière mouvante du numérique

23 28 La machine autonome ? de faire se mouvoir une forme qui nous ressemble « qu’une machine puisse apprendre, s’adapter et développer un comportement. » Tyler Reigeluth le cas du machine learning, un système ex-nihilo qui, après l’humanité, serait en mesure de perpétuer la mémoire humaine d’Antoine Viviani In Limbo suggérant l’oubli et la disparition. La bibliothèque de Babel de Jorge Luis Borges Le temps machinique a aboli le temps

28 37 ou la dispersion

d’une capsule temporelle

« l’archive porte le poids de la destruction. » Derridex - Pierre Delain Sans cette réintervention réflexive d’un sujet l’archive n’est plus que le spectre du réel. le mythe de la Bibliothèque de Babel n’existent pas en être mais seulement en puissance fantômes du passé : il s’agit de l’Hantologie catalyseur du concept de mort c’est la capsule temporelle. « des morts présentés comme vivants, » Derridex - Pierre Delain des réseaux antagonistes génératifs

37 44 Conclusion

« On dirait le tombeau d’un peuple tout entier Où la mémoire, errant après des jours sans nombre, Dans la nuit du passé viendrait chercher une ombre » Alphonse de Lamartine



L’essor récent et exponentiel du numérique dans notre quotidien constitue une rupture anthropologique majeure dans notre rapport à la mémoire, à notre histoire et à sa diffusion. Ses capacités d’archivage extraordinaires, à savoir sa faculté à conserver une mémoire humaine au-delà du temps d’existence d’un individu et même de plusieurs générations, et ce, de manière globale, font que l’Homme y a trouvé un moyen de pallier ses propres faiblesses amnésiques. Pourtant ce qui nous semble être un tout nouveau comportement d’obsession d’archivage, s’inscrit dans la lignée de nombreux médiums voués à conserver la mémoire humaine ; ce que Michel Foucault appellera des Hypomnemata (1) dans son article l’écriture de soi en 1983. Les Hypomnemata sont toutes sortes de supports de mémoire destinés à la conserver et à la diffuser. Elles sont des objets engendrés par l’hypomnesis, c’est-à-dire par l’artificialisation et l’extériorisation technique de la mémoire permettant d’élargir notre mémoire nerveuse. Elles ont d’abord pris la forme de productions analogiques telles que les écrits, les cartes et les photographies, mais peu à peu, l’analogique se voit fortement concurrencé par le système numérique d’archivage stockant en masse et qui bientôt l’aura dépassé. L’ordinateur, désormais au cœur de l’enjeu de la transmission de la mémoire, devient donc un principe « d’ordonnancement du monde » (2) posant la question du rapport de l’Homme à sa propre mémoire.


Par ailleurs, le stockage numérique constitue une ouverture vers la possibilité d’une super-mémoire, à la fois individuelle et globale, locale et mondiale, au service de l’Humanité mais qui pourrait également lui survivre. Dans quelle(s) mesure(s) donc ces nouvelles modalités d’archivage, qui dépassent les capacités humaines, constituent-elles une rupture dans notre rapport à la mémoire ? Le fait que cette dernière soit chaque jour un peu plus incarnée par la machine, soulève également le problème de savoir si la mémoire continue d’appartenir à l’Homme à partir du moment où elle est transposée dans un autre langage, accessible qu’aux intelligences computationnelles. Toutes ces questions liées au stockage, à la construction et à la diffusion d’une mémoire humaine d’un nouveau type induisent donc la problématique que j’entends explorer au travers de ce mémoire : En d’autres termes plus extrêmes, le stockage numérique par ses potentialités, risque t-il de déposséder l’Homme de son histoire, du rapport qu’il entretient par la langue à son passé ? L’exploration de ces modifications intrinsèques à la mémoire humaine et à de nouveaux possibles se fera selon trois temps. D’abord, j’expliquerai qu’au delà de l’externalisation de la mémoire, que des moyens comme l’écriture appliquent déjà, le stockage numérique transpose la mémoire en un nouveau langage, celui de la programmation et de fait pose des questions plus sensibles que l’écriture, notamment liées à l’enjeu de décryptage de celle-ci ; puis j’essaierai de définir ce que j’estime être une forme de transition de l’Homme vers la machine, cette dernière devenant peu à peu une entité à part entière s’appropriant presque l’histoire de l’Homme en le dépossédant de celle-ci, à l’image du film de Jean-Luc Godard, où la ville n’est plus gouvernée que par la rationalité des machines. En dernier lieu se présentera le fantasme d’un stockage numérique dépassant l’horizon de l’Humanité par la notion Derridienne d’hantologie questionnant la nature de la mémoire dans la machine si celle-ci survit à l’Humanité.

(3)


L’urgence de ne pas oublier, ne pas oublier. L’inclusion du stockage numérique dans la tradition de l’extériorisation de la mémoire de l’écriture Au cours de l’histoire, notre cerveau a appris à extraire des données des événements vécus, à les mémoriser sous forme de traces mnésiques et à réinvestir ces connaissances afin de mieux appréhender l’avenir grâce à notre capitalisation de l’information. Dès lors, conserver la mémoire devient un enjeu se pérennisant et s’amplifiant au fil des générations. L’extériorisation technique de notre mémoire s’illustre alors comme un moyen d’étendre la capacité de notre mémoire nerveuse et ce par le biais de tous types d’hypomnemata et d’ainsi conserver à grande échelle l’histoire de l’Homme en rendant possible l’accès à la mémoire par d’autres moyens que la transmission purement orale. Selon Christian Fauré (1), ces hypomnemata sont, en tant qu’actes d’écriture de soi (2), une modalité de constitution de soi. Sans ces hypomnemata, le risque est grand de sombrer dans l’agitation de l’esprit (stultitia), c’est-à-dire dans une instabilité de l’attention, le changement des opinions et des volontés. L’écriture des hypomnemata, écrit Foucault, s’oppose à cet éparpillement en fixant des éléments acquis et en constituant en quelque sorte « du passé », vers lequel il est toujours possible de faire retour et retraite. » (3) Par crainte de perdre l’essence même de ce qu’il est, ses souvenirs et son passé, l’Homme, conscient de son amnésie à venir, extériorise donc sa mémoire et cela prend notamment forme par l’écriture. Celle-ci était déjà sujette à controverse ; Socrate pensait que l’écriture tuait la mémoire (du fait même qu’elle soit une extériorité de soi) et Platon questionnait dans Phèdre (370 avant J.-C-) le rôle de l’écriture lorsqu’elle est seulement capable de « répéter les dires de son auteur » et d’être « muette quand on l’interroge ». « Car, à mon avis, ce qu’il y a de terrible, Phèdre, c’est la ressemblance qu’entretient l’écriture avec la peinture. De fait, les êtres qu’engendre la peinture se


tiennent debout comme s’ils étaient vivants ; mais qu’on les interroge, ils restent figés dans une pose solennelle et gardent le silence. Et il en va de même pour les discours [logographies]. On pourrait croire qu’ils parlent pour exprimer quelque réflexion ; mais, si on les interroge, parce qu’on souhaite comprendre ce qu’ils disent, c’est une seule chose qu’ils se contentent de signifier, toujours la même. » (4) L’écriture, comme bien des supports analogiques, ne semble alors, selon ce point de vue, n’être que le spectre d’un discours humain car elle est une image fixe, qui, bien qu’elle soit conçue par l’Homme et à destination de ce dernier, n’est pas douée de réflexion. C’est le tampon d’une conscience humaine, une trace sur laquelle il est difficile de s’appuyer parce qu’elle est inerte. C’est dans ce même cheminement de pensée qu’intervient le stockage numérique. L’ordinateur - en tout cas dans les premiers temps de son invention - apparaît depuis quelques décennies comme un médium de conservation et d’archivage s’inscrivant dans cette tradition de l’externalisation de la mémoire. Il est, semble t-il, seulement un support mémoriel ne permettant pas, comme l’Homme pourrait le faire, de rendre son essence à la mémoire humaine car il est incapable de discuter avec la personne à qui il s’adresse. Dans le tome II de La Technique et le temps, La désorientation, Bernard Stiegler parlait d’une disparité d’échelle entre la mémoire prothétique (extériorisée pour être stockée) (5) et la mémoire comprise comme faculté cognitive subjective. (6) Au-delà de cette question de l’externalisation de la mémoire humaine, l’ordinateur condense néanmoins de nombreuses façons de la conserver. Le numérique a rendu possible une avancée considérable sur le plan de l’archive de l’Homme de par toutes les manières d’enregistrer qu’il permet. « Défini comme un « metamedium » par l’ingénieur Alan Kay en 1977, l’ordinateur est à la fois capable de simuler les anciens médias et d’en créer des nouveaux. » (7)


Aujourd’hui, nos téléphones portables, continuellement dans nos poches, nous suivant dans nos moindres faits et gestes, sont l’instrument d’une sur-documentation de nos vies : une photographie, une note, un enregistrement sont si accessibles que tout devient prétexte à être enregistré. Il s’agit là d’une véritable ère de la sauvegarde engendrée par l’idée que tout puisse un jour disparaître ; et paradoxalement c’est cette nostalgie, sentiment purement humain, qui a conduit l’Homme vers une collecte rigoureuse et presque exhaustive de ses données mémorielles. Si sa mémoire venait à lui faire défaut, il pourrait néanmoins se reposer sur nombre d’hypomnemata qu’il a soigneusement entrepris de collecter dans le but de ne pas s’oublier. Mais cela a sans doute provoqué une maladie de l’ordre du toc, de la paranoïa, de vouloir tout conserver, tout enregistrer selon un système déterministe, objectif et insensible, à l’antipode du sentiment qui l’a généré. « L’être lui-même aurait-il été touché par une mise en demeure de faire apparaître l’étant dans la perspective de la calculabilité ? » Martin Heidegger (8) Le fait que l’Homme s’attache de manière ultra-rationnelle à archiver ses données démontre un désir de maîtriser son existence et d’ainsi parvenir à une forme d’omniscience. Au travers du big data, les chercheurs tentent de prendre un recul nécessaire sur la condition humaine en la rendant mathématiquement analysable, à la recherche d’une hypermnésie permettant de définir ce qu’est l’Homme, son histoire alors qu’il est lui-même incapable de se souvenir à une si grande échelle. « Depuis le XIXè siècle, la mémoire externe a pris un volume tel qu’il est impossible de demander à la faculté psychique de se souvenir ne serait-ce que d’embrasser l’ampleur de la mémoire contenue par exemple dans une bibliothèque. » (9) Avec l’avènement du numérique, l’Homme tend donc vers le point culminant de l’extériorisation de sa mémoire : pour la première fois les hypomnemata qu’il crée ne s’adressent pas directement à lui.


Il n’a jamais été capable de rassembler autant de données tant sur les plans physiques que métaphysiques, affectifs et cognitifs, mémoriels et historiques. L’être humain moderne se rencontre et s’accomplit par le numérique et semble de fait atteindre le paroxysme de son indépendance. Pourtant, au moment où l’Homme charge ses données dans la machine, quand bien même il le fait sous sa propre initiative, il en vient à encoder sa mémoire afin que la machine puisse l‘intégrer en langage de programmation. Ce que l’on appelle les intelligences artificielles sont ainsi capables non seulement de recueillir et de consigner des données mais également de les partager, de les utiliser sans intermédiaire humain.

L et


L’urgence de ne pas oublier, ne pas oublier.

Les dissidences entre le stockage traditionnel t le numérique par l’encodage de la mémoire Le stockage numérique n’est donc pas similaire en tous points à un médium de conservation tel que l’écriture. Il ne fixe pas seulement une image, il transpose l’image de l’écriture et stocke de l’information mémorielle selon une traductibilité rigoureuse de l’ensemble de nos systèmes analogiques (écrit, son, image...) en un langage binaire. L’Homme doit de nouveau décrypter à l’aide d’un autre programme, pour pouvoir lire. Si la mémoire archivée est convertie en un langage numérique, elle ne s’adresse plus à l’Homme directement comme le faisait l’écriture et fait naître l’idée d’une possible mise sous tutelle de la mémoire humaine par la machine. Cette nouveauté dans le processus d’écriture des hypomnemata engage donc divers enjeux au-delà de la possible extériorité du médium numérique au corps et à sa propre mémoire nerveuse. La mémoire humaine n’est plus seulement inscrite sur un support extérieur à l’Homme, elle est en plus parfois encodée de manière à ce que seule une autre machine puisse lire le message, lorsqu’est utilisé uniquement du langage de programmation de bas niveau par exemple. En d’autres termes, si l’écriture nécessite de la part de l’auteur et du lecteur la maîtrise d’un code alphabétique pour restituer un souvenir, la mémoire numérique est cryptée. La machine monopolise les clés de sa cryptographie et invoque par conséquent une possible dépossession de l’Homme de sa mémoire en mettant un filtre algorithmique à son accès à celle-ci. La puissance de calcul d’un ordinateur d’aujourd’hui dépassant très largement celle d’un être humain, elle augmente donc les potentialités de stockage tout en tenant l’Homme à distance de ces informations. C’est, à un niveau global, ce qui se passe lorsqu’on vient de télécharger un fichier compressé avec des documents qui nous appartiennent, et que nous n’avons pas le programme pour l’ouvrir. Le fait de traduire en langage binaire et coder nos documents fragilise et complexifie un accès, sur


le long terme, aux données archivées. Pour rester maître de sa mémoire sur plusieurs générations, l’Homme doit donc pouvoir décrypter le langage de la machine, alors même que les langages numériques évoluent et se supplantent les uns aux autres du fait de l’obsolescence du numérique. Cet encodage numérique interroge également une « tendance formaliste du langage dans la perspective d’une grammaire générative définie par une modélisation structuraliste » selon les termes du linguiste Noam Chomsky. Par cette traduction mathématique, la machine représente un handicap pour retranscrire justement de la littérature telle qu’elle a été pensée par son auteur. Par exemple, pour écrire de la poésie en langage naturel, on peut utiliser des mots polysémiques alors que le programme ne le comprendra que dans un seul sens. Le langage naturel, s’il est écrit et à destination de l’Homme lui même, sera facilement perceptible par quiconque le lirait, alors qu’une poésie transposée en langage de programmation pourrait créer des contresens ou occulter la valeur sémantique d’un mot et ainsi corrompre la mémoire. Dans Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution, de Jean Luc Godard, ce rapport de la poésie à la machine est le cœur du paradoxe d’une société dans laquelle les émotions n’ont plus leur place. Lemmy Caution, se fait l’ambassadeur des pays extérieurs pour redonner à cette ville régie par la machine Alpha 60 ayant institué une « mécanisation des êtres » au comportement rendu prévisible, un semblant d’humanité. Il est un moment clé du film, lorsque Caution lit un passage de Capitale de la douleur de Paul Éluard à Natacha afin de la faire réagir par « l’incohérence libertaire de la poésie [...] la seule forme capable de se désolidariser de tout quadrillage sémantique, et donc de tout quadrillage idéologique. » « Lorsque Natacha Von Braun lit les textes d’Eluard (a) [...] rivée sur le visage des acteurs, à la recherche d’une humanité enfouie, d’une erreur qui viendrait dérégler la soumission programmatique à laquelle l’Homme se serait volontairement rangé, par souci d’optimisation et de productivité ou peut-être, tout simplement, par dépendance au confort matériel qu’il est urgent de saboter. »


« C’est bien la faillite de la technologie à intégrer l’existentialisme des êtres humains qui préoccupe Godard, reléguant les choix et le libre arbitre à des données de traitement que le système ne comprend plus. » (10) La machine ne représente pas encore une altérité pouvant s’emparer de la mémoire de l’être humain car celui-ci lui a voué une confiance aveugle, il s’agit plutôt d’une capsule dans laquelle nous aurions stocké notre mémoire et que nous aurions scellée nous même sans prendre la mesure de ce que traduire notre mémoire, si jamais on perd cette capacité à la décrypter, représentait. Cette capsule l’est d’autant plus qu’il n’est possible d’envisager la mémoire intégrée dans la machine que par fragments. Non seulement, un moteur de recherche tel que Google pour la question d’internet, a tendance à polariser les résultats de cette recherche par la proposition de certains liens qui deviendront de plus en plus conséquents au fur et à mesure des utilisateurs le choisissant, et qui selon un cercle vicieux va le porter en tête des liens au détriment d’autres, pas assez visités pour apparaître sur la première page de propositions. Mais Internet est également composé d’une grande partie de sites déjà morts, de liens erronés ne permettant pas à l’utilisateur de se faire une idée générale mais bien de fragments mis bout à bout, et encore moins de faire l’« archéologie du passé » au travers de ce média car les nouvelles générations de machines détruisent l’ancien au profit du nouveau, rendant très difficile d’utilisation le numérique dans une perspective temporelle longue. Bernard Stiegler parle d’« industries de la mémoire ». « Aujourd’hui nous avons un système qui produit une perte de savoir généralisée, ce n’est pas simplement de la mémoire, c’est de la mémoire motrice. » Selon lui, il y a urgence de formuler une critique du big data, non sous la forme d’un rejet mais afin de faire en sorte que ces big data servent à augmenter les capacités de la raison à prendre des décisions qui vont permettre de lutter contre l’entropie.

(11)


La machine, dans cette optique, pourrait se positionner comme seule garante de notre mémoire si nous venions à perdre les clés du cryptage de données et en conserver le monopole, les données encodées n’étant plus lisibles de notre point de vue. Qu’est ce qui alors conduirait l’Homme, selon cette supposition, à persévérer dans la conservation de sa mémoire au travers d’un outil qu’il maîtrise peu et sur lequel il n’a aucun pouvoir ? C’est à ce moment précis qu’intervient le designer, permettant par une nouvelle traduction, cette fois visuelle, de garder le contrôle sur ce qui est encodé et de faire perdurer l’accessibilité à la mémoire. En effet, le designer gère l’interface entre la machine et l’utilisateur et de ce fait réunit les éléments permettant à l’utilisateur de lire les données cryptées. Il faut pouvoir mettre en forme pour que le fond initialement analogique mais traduit en langage binaire, soit de nouveau lisible. Il contribue donc par le design graphique à rendre intelligible des opérations techniques intangibles. Ainsi l’Homme peut conserver sa mémoire dans la machine malgré le fait qu’elle ne lui soit pas directement adressée et tout de même garder une certaine maîtrise de celle-ci par le biais de l’intermédiaire pédagogue qu’est l’interface. Nous transférons notre mémoire aux machines dans un souci de tout documenter, de ne rien oublier ; pourtant en déchargeant cette mémoire sur la machine on risque d’aboutir à l’amnésie car nous n’avons finalement plus besoin de nous souvenir. Non seulement, en cas de corruption technologique, on perd l’ensemble de ce pourquoi on l’a créée, à savoir se souvenir ; mais on charge le numérique d’exister selon sa propre « raison ». Selon ce constat, l’ordinateur devient l’unique détenteur de ce qui fait l’Homme, sa mémoire, son histoire, son passé. Dès lors, on peut questionner le statut nouvellement créé de la machine qui peu à peu s’anime, constituerait un humain « logique », algorithmique mais dont les résultats semblent complètement liés à l’attitude originelle de l’Homme.

U R


L’urgence de ne pas oublier, ne pas oublier.

Une frontière étroite entre numérique et biologie : Relocalisation du comportement erratique de l’Homme « L’algorithme spécifie que, les conditions initiales étant réunies, le résultat ne peut manquer d’être obtenu. Le programme est donc un moyen de certifier l’avenir, d’en éliminer l’incertitude et l’improbable pour le rapporter à la maîtrise. » (12) L’algorithme, en stockant nos données, leur donne un caractère prédictible dont notre cerveau humain est incapable. Cette mémoire archivée questionne un nouveau rapport au futur qui, s’il nous semble imprévisible, est forcément envisagé numériquement par l’arbre de calcul de l’ordinateur parmi les autres potentialités mathématiques. La collecte de données (big data) joue un rôle majeur sur notre comportement humain. Il nous a permis de capitaliser de l’information sur les tendances de plusieurs milieux tels que l’économie, la sociologie… au point même de prendre part de manière non négligeable aux élections américaines de 2016, car jamais encore il n’avait été possible d’autant rationaliser les intentions de votes des électeurs. Mais la machine, par son ordre algorithmique, régit donc une forme de nouveau monde dans lequel l’Homme n’est plus l’acteur principal ou en tout cas, n’a plus son libre-arbitre, influencé par l’objectivisme empirique de la machine. (13) Cela conduit inéluctablement à des effets de masses et à un séparatisme grandissant, les gens se positionnant derrière les idées mises en exergue par l’analyse mathématique de l’ordinateur, provoquant ainsi une attitude de moins en moins nuancée chez l’Homme, calquée sur l’objectivisme algorithmique de la machine. Ce que l’on appelle le big data (mégadonnées issues de la recherche de nouveaux ordres de grandeur concernant la capture, la recherche, le partage, le stockage, l’analyse et la présentation des données) tente de faire la


définition du genre humain dans sa globalité et dans son individualité. Il peut sembler complètement objectif et extérieur à l’Homme, en bon secrétaire de son histoire mais, programmé, écrit par l’Homme lui-même, il ne peut irrémédiablement que propager ce qui fait le propre de l’Homme : son comportement erratique. L’ordinateur évolue selon un fil conducteur qui n’est pas autogéré. L’être humain, son concepteur, demeure maître et modèle la machine selon ses besoins et à partir de ses connaissances propres. Du fait de l’origine humaine du système numérique, l’ordinateur continue donc de répondre de manière logique à la volonté humaine et selon les codes de notre société. Elle fait preuve d’une méthode, d’un raisonnement algorithmique dont l’Homme ne jouit pas de manière absolue mais possède les mêmes défaillances que lui : elle est programmée par ce dernier, selon ses calculs et ses codes. Le comportement de la machine apparaît donc comme calqué sur l’Homme par son « expérience » de celui-ci. Les oublis, les rémanences, les biais et défaillances mémorielles de l’être humain, toute sa subjectivité originelle affectent une possible objectivité de la machine qui finalement compose de manière logique avec les mêmes éléments « erronés » que l’Homme. Le numérique apparaît par conséquent comme le fantôme absolu d’un être humain, il ne néglige rien de ce qui lui a été donné, calcule de manière rigoureuse mais avec des éléments subjectifs qui lui feront parvenir à un résultat supposément semblable à celui que pourrait obtenir un humain. La frontière entre l’Homme et le numérique devient par conséquent plutôt étroite sur le plan métaphysique, dans le sens où la machine possède le même cheminement que l’Homme, le résultat des événements sera le même malgré le fait que cela se fasse mathématiquement) ; et par ailleurs sur le plan physique car il tend à se confondre avec la biologie humaine. Les avancées technologiques actuelles invitent une possible interaction Homme / Machine au-delà du simple rapport de l’outil et de l’utilisateur. Nous avons tendance à voir une dichotomie certaine entre numérique et humain tandis qu’ils peuvent ne former qu’une seule entité.


Cela s’illustre de manière importante par le fait que le stockage numérique, pour la première fois, tend vers l’abolition du problème d’extériorité de la mémoire soulevé par Platon. Il est désormais possible de stocker des données dans un organisme vivant, qu’il s’agisse d’une puce ou même d’un code ADN, rendant ainsi caduque l’opposition Platonicienne entre d’une part l’extériorité d’un archivage sur un support fixe, inanimé - au sens le plus littéral et profond, sans âme - et d’autre part, le corps vivant doué d’âme. En accusant ce constat de l’abolition de l’extériorité de la mémoire, l’ordinateur, que l’on n’acceptait alors qu’en tant qu’outil, se révèle peu à peu comme un potentiel semblable de l’Homme. Dans l’imagerie cyberpunk, cette dissonance entre biologie et robotique est déjà révolue. (b) Roberto Longo, en 1995, met en scène dans son film Johnny Mnemonic, un personnage dont le cerveau est littéralement devenu une clé USB au service de clients cherchant la sécurité ultime pour des transferts d’informations sensibles. La propre mémoire nerveuse de Johnny est mise à mal car il décide de se séparer de souvenirs d’enfance afin d’ouvrir les capacités de stockage de son cerveau et d’ainsi pouvoir transporter des informations de plus en plus coûteuses en espace d’un émetteur à un destinataire. Pour sa dernière mission, pressé de mettre fin à ce travail d’entremetteur, il accepte de se faire transférer plus de données qu’il ne peut en accueillir dans sa mémoire nerveuse, risquant ainsi le crash de son cerveau. Tout l’intérêt de ce film résidant littéralement en l’acceptation de la technologie au sein même de notre biologie jouant le jeu d’une chimère techno-mémorielle, pouvant provoquer à tout moment un déséquilibre entre mémoire nerveuse et données stockées, ce qui compromettrait alors et les données et le cerveau, réduisant à néant biologie comme technologie. L’ADN, par ailleurs, possède une pérennité que le numérique n’a pas, celui-ci s’écrasant au fur et à mesure des nouveaux dispositifs. Le stockage d’informations dans l’ADN a d’ores et déjà prouvé qu’il s’étendait sur une échelle temporelle longue voire très longue.


« L’ADN semble fragile mais en réalité il est capable de franchir les millénaires comme on peut s’en rendre compte avec les analyses ADN effectuées en archéologie et en paléontologie. [...] Inévitablement, tout processus de traitement et de transmission de l’information conduit à des erreurs. Mais, comme l’explique clairement le prix Nobel Richard Feynman dans son cours sur l’informatique, il est possible d’utiliser des codes correcteurs basés sur des informations supplémentaires incluses dans les messages transmis permettant de réduire ces erreurs en les corrigeant. [...] Au final, les chercheurs ont montré que l’ADN placé dans des nanosphères de silice et maintenu à des températures de 18 °C pouvait conserver intact l’information codée avec un code correcteur de Reed-Solomon pendant au moins un million d’années… » (14) De fait, nous en venons à imaginer l’ADN comme un disque dur, à la différence près, que celui ci ne sera pas obsolète comme pourrait l’être l’outil numérique ; l’ADN supplanterait alors de nouveau le numérique par ses capacités d’archivage très étendues en quantité comme en longévité. À l’heure du numérique, « la mémoire tend à devenir de plus en plus volatile »(14) parce qu’elle ne s’occupe pas seulement d’une mémoire individuelle mais bien d’une mémoire collective. Dans sa majeure partie, la machine a permis de se rendre compte de la mémoire de l’Humanité ainsi que de conserver un capital culturel aussi appelé « extelligence » par Ian Stewart et Jack Cohen en 1997 dans leur livre Figments of Reality (15) ; là où notre mémoire nerveuse est très limitée en ce qu’elle se concentre presque exclusivement sur l’individu. Partant de ce constat, incorporer à l’ADN la mémoire nerveuse, biologique et individuelle avec ce qu’a permis le numérique en termes de collecte de données collectives, serait la forme la plus stable de conserver la mémoire de l’humanité. Le numérique et les sciences du vivant, s’ils travaillent de concert (c), pourraient donc permettre une optimisation de l’objectif des outils du numérique, à savoir rassembler des données de manière généralisée, conserver ce cerveau collectif ou « extelligence », favorisée par


le numérique, sans amputer à nos propres structures biologiques, leur rôle de médiateur et de transmetteur sur le long terme. Pour conclure, il n’est donc pas envisageable de séparer les deux entités que sont la machine et l’Homme quand réunies elles permettent à l’Humanité et non plus seulement à l’individu, de se projeter dans le temps sans perdre son histoire et les données qu’il a archivées. L’ordinateur, en ce qu’il représente, est donc très différent des autres types d’Hypomnemata et promet plus que jamais de croiser l’artefact et le vivant.


(a)


(b)


(c)


(d) =

010010010 010101010 101001010 }

decoding

encoding }

CGCTGT CGACGA CTTGCC

CGCTGT CGACGA CTTGCC

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(1) BORGES, Jorge Luis,

« La bibliothèque de Babel », Fictions [1944], traduit par Ibarra, p. 80-81, éditions Gallimard, coll. « Folio », Paris, 1994.

(2) FOUCAULT, Michel,

Dits et écrits tome IV texte n ° 329 « L’écriture de soi », Corps écrit, n o 5 : L’Autoportrait, p. 3-23, février 1983.

(3) Revue Back Office,

Éditorial de la revue Back Office #2, Penser, classer, représenter, (dir : Kevin Donnot, Élise Gay, Antony Masure), éditions B42, avril 2018, p. 18.

(4) FAURÉ, Christian,

« Hypomnemata : supports de mémoire », [site web] http://www.christian-faure.net/2005/05/28/les-hypomnemata/, 08/04/2021.

(5) L’écriture de soi

« Le scripteur constitue sa propre identité à travers cette recollection de choses dites ». L’écriture de soi permet une constitution de soi car « se constituer c’est rassembler, organiser et utiliser des supports de mémoire » pour ainsi ne pas s’oublier et pouvoir s’appuyer sur une base pour se développer dans le temps en tant qu’individu. (D’après Michel Foucault dans Dits et écrits tome IV texte n ° 329 « L’écriture de soi », Corps écrit, n o 5 : L’Autoportrait, p. 3-23, février 1983.)


(6) FOUCAULT, Michel,

Dits et écrits tome IV texte n ° 329 « L’écriture de soi », Corps écrit, n o 5 : L’Autoportrait, p. 3-23, février 1983.

(7) PLATON,

Phèdre, dans Œuvres Complètes, éditions Gallimard, 2008. (1re édition 2006)

(8) La mémoire prothétique « La prothéticité désignant le fait que l’homme ne vit que par, avec et selon ses « prothèses » techniques, et en particulier, du point de vue adopté ici, avec et selon ces « béquilles de l’esprit » que sont les artefacts. L’homme, qui est un être néoténique, c’est-à-dire un être qui naît prématurément, essentiellement inachevé, ne se forme ou ne s’éduque qu’à travers ses prothèses techniques. » d’après Ars Industrialis, [site web] https://arsindustrialis.org/vocabulaire-protheticite, 18/04/2021.

(9) STIEGLER, Bernard,

La Technique et le temps, La désorientation, Tome II, éditions Galilée, 1996.

(10) MASURE, Anthony,

« Formes de l’invisible. Archéologies graphiques du design avec le numérique », 13/08/2017, [site web], http://www.anthonymasure.com/ blog/2017-08-13-archeologie-design-graphique-numerique, 26/04/2021.


(11) HEIDEGGER Martin,

cité dans : Coder le monde, Mutations / créations 2, « Conjectures des langages formels », Frédéric Migayrou, cat exp., p. 62, éditions Hyx / Centre Pompidou, Paris, 2018.

(12) GUEZ, Emmanuel, VARGOZ, Frédérique,

Implications philosophiques, « Le régime mémoriel de la Blockchain », [site web] http://www.implications-philosophiques.org/implicationsepistemologiques/sciences/le-regime-memoriel-de-la-blockchain/ #:~:text=Le%20r%C3%A9gime%20m%C3%A9moriel%20de%20la%20 Cha%C3%AEne%20de%20blocs%20tire%20au,r%C3%A9seau%20 pair%2D%C3%A0%2Dpair., 15/04/2021.

(13) Le Kinorama,

MORE-CHEVALIER Jordan, [site web] https://infinidetail.com/ 2020/06/07/alphaville/, 15/04/2021.

(14) B2V,

La minute mémoire [vidéo en ligne]. Youtube, 29/08/2019 https://www.youtube.com/watch?v=jhlzPvo7SrA&ab_channel=B2V 03/03/2021.


(15) BACHIMONT, Bruno,

« Signes formels et computation numérique : entre intuition et formalisme », 15/01/2013 [site web] http://www.utc.fr/~bachimon/Publications_ attachments/Bachimont.pdf, 13/03/2021.

(16) O’NEIL, Cathy,

Weapons of Math Destruction : How Big Data Increases Inequality and Threatens Democracy, éditions Crown Books, 2016.

(17) Futura Sciences,

SACCO, Laurent, « L’ADN pourrait-il conserver à long terme le savoir de l’Humanité ? », 27/02/2015 [site web] https://www.futura-sciences.com/sciences/actualites/physique-adnpourrait-il-conserver-long-terme-savoir-humanite-57256/, 19/03/2021.

(18) STEWART, Ian, COHEN, Jack,

Figments or reality : The Evolution of the Curious Mind, éditions Cambridge University Press, 1997.


(19) REIGELUTH, Tyler,

« L’algorithmique a ses comportements que le comportement ne connaît pas », Multitudes, 2016/1 (n ° 62), p. 112-123. DOI : 10.3917/mult.062.0112. [site web] https://www.cairn.info/revue-multitudes-2016-1-page-112.html, 16/04/2021.

(20) The Web’s Worst Page

« 2001, l’odyssée de l’espace » [site web] http://www.ed-wood.net/2001.htm#:~:text= C’est%20un%20miroir%20terrible,est%20une%20%C5%93uvre%20sans%20 %C3%A9gale, 18/03/2021.

(21) LASSWITZ, Kurd,

La bibliothèque universelle, traduit par François-Guillaume Lorrain, la Nouvelle Revue française, n ° 565, p. 337-351, avril 2003.

(22) BORGES, Jorge Luis,

« La bibliothèque de Babel », Fictions [1944], traduit par Ibarra, p. 71-81, éditions Gallimard, coll. « Folio », Paris, 1994.


(23) BASILE, Jonathan [site web] https://libraryofbabel.info/, 2015, 24/03/2021.

(24) GUEZ, Emmanuel, VARGOZ, Frédérique,

« Le régime mémoriel de la Blockchain », Implications philosophiques, [site web] http://www.implications-philosophiques.org/implications-epistemologiques/ sciences/le-regime-memoriel-de-la-blockchain/#:~:text=Le%20r%C3%A9gime%20 m%C3%A9moriel%20de%20la%20Cha%C3%AEne%20de%20blocs%20tire%20au,r% C3%A9seau%20pair%2D%C3%A0%2Dpair, 27/03/2021.


(25) Derridex,

[site web] https://www.idixa.net/ d’après Pierre Delain : « Les mots de Jacques Derrida », éditions Guilgal, 30/04/2007.

(26) Le Pharmakon,

« Tout objet technique est pharmacologique : il est à la fois poison et remède. Le pharmakon est à la fois ce qui permet de prendre soin et ce dont il faut prendre soin, au sens où il faut y faire attention : c’est une puissance curative dans la mesure et la démesure où c’est une puissance destructrice. Cet à la fois est ce qui caractérise la pharmacologie qui tente d’appréhender par le même geste le danger et ce qui sauve. Toute technique est originairement et irréductiblement ambivalente : Si le web peut être dit pharmacologique, c’est parce qu’il est à la fois un dispositif technologique associé permettant la participation et un système industriel dépossédant les internautes de leurs données pour les soumettre à un marketing omniprésent et individuellement tracé et ciblé par les technologies du user profiling. » [site web] https://arsindustrialis.org/vocabulaire-pharmakon-pharmacologie, 18/04/2021.

(27) BORGES, Jorge Luis,

« La bibliothèque de Babel », Fictions [1944], traduit par Ibarra, p. 71-81, éditions Gallimard, coll. « Folio », Paris, 1994.


(28) L’Hantologie,

Dans sa sonorité, ce concept renvoie à « ontologie » (l’étude métaphysique de « l’existence ») en opérant une hybridation du verbe « hanter » (qui renvoie à l’imaginaire du fantôme) avec « anthologie » (qui décrit les recueils de morceaux choisis d’œuvres littéraires ou musicales). Composées ainsi à partir d’éléments issus d’une époque révolue, les œuvres « hantologiques » agissent comme des médiums qui vont permettre aux spectres du passé de s’exprimer. Cette « présence virtuelle » caractérise « les acteurs « absents » qui collaborent avec les utilisateurs par l’intermédiaire d’objets techniques ». [site web] http://www.revue-backoffice.com/numeros/02-penser-classer-representer/ nova-vacheron-dada-data, 23/03/2021.

(29) MARX, Karl,

Le manifeste du parti communiste [1848], Librairie générale française, coll. « Le Livre de poche, Les Classiques de la Philosophie », 2004.

(30) DERRIDA, Jacques, Spectres de Marx, p. 89, éditions Galilée, Paris, 1993.


(31) Derridex,

[site web] https://www.idixa.net/ d’après Pierre Delain : « Les mots de Jacques Derrida », éditions Guilgal, 2004-2017.

(32) NOVA, Nicolas, VACHERON, Joël

« Dada data, une introduction aux cultures algorithmiques », Back Office #2, Penser, classer, représenter, (dir : Kevin Donnot, Élise Gay, Antony Masure), éditions B42, avril2018.

(33) Derridex,

[site web] https://www.idixa.net/ d’après Jacques Derrida : « La Dissémination », p. 130-131, éditions du Seuil, Paris, 1972.


(34) Le test de Turing,

Le test de Turing consiste à mettre à l’épreuve une intelligence artificielle dans sa capacité à imiter la conversation humaine. Le test en lui-même s’effectue avec une personne essayant de déterminer à l’aveugle lequel de ses deux interlocuteurs est un ordinateur. Si ce dernier n’est pas découvert, alors il a passé avec succès le test. Alan Turing mentionne pour la première fois ce processus dans sa publication Computing Machinery and Intelligence parue en 1950.

(35) LAMARTINE, Alphonse de,

« La liberté, ou une nuit à Rome », Nouvelles méditations poétiques, IX (1823), éditions Hatier, Paris, 1924.



« On dirait le tombeau d’un peuple tout entier Où la mémoire, errant après des jours sans nombre, Dans la nuit du passé viendrait chercher une ombre. » (35)



Conclusion Le futur d’une mémoire transgenre, à mi-chemin entre le numérique et l’humain.

La machine numérique en 2021 n’est plus seulement le support de la mémoire de l’humanité, elle est maintenant un satellite prenant une ampleur exponentielle d’année en année, et qui, par l’intelligence artificielle, participe à la création d’une mémoire transgenre. L’ordinateur conserve un amalgame de données, tantôt algorithmiques, tantôt humaines, mais le plus souvent mixtes dont les deux caractères deviennent indissociables. Le numérique pose les mêmes questions que d’autres médiums de conservation de la mémoire en ce qu’il est une mémoire prothétique, externe au corps humain mais il accentue les conséquences d’une externalisation de celle-ci : Les hypomnemata classiques comme les écrits ou photographies mettent en lumière une mémoire inerte mais, bien qu’elles soient sujettes à l’interprétation du lecteur, le sont dans une moindre mesure par rapport au medium numérique rajoutant un degré d’interprétation lors de l’encodage des données mémorielles. L’élargissement technique de notre mémoire nerveuse a forcément des conséquences sur l’intégrité de nos données aux travers des différents outils ; il ne peut a priori pas y avoir de mémoire conservée prothétiquement sans un certain degré de perte de données. Il s’agit alors de repenser notre rapport à la mémoire et d’accepter que celle-ci soit en perpétuelle évolution, d’imaginer que l’outil numérique, grâce à ses capacités de stockage incommensurables et la prédictibilité de ses algorithmes, dépasse largement le champs d’action que nous lui avions prêté en l’assignant au rang d’outil. La machine, si elle doit nous déposséder, ne le fait pas de manière éclairée par une conscience artificielle, mais par l’existence potentielle d’une mémoire totale construite à partir de ce que l’ordinateur possède comme outils du langage humain et ainsi, émule les potentialités de l’Homme de manière mathématique.

39


Par ailleurs, si la machine ne s’incarne jamais en tant qu’être doué de conscience, elle a déjà entamé ce processus de dépossession, même inconsciente, par l’encodage de nos données, rendant difficile l’accès à notre propre mémoire par l’évolution constante des dispositifs numériques. La dépossession se fait d’autant plus que, par le prisme du numérique, notre mémoire se modifie, s’altère ou se répète, ne rendant jamais une écho parfaite aux données que nous avons choisi de conserver. Enfin, si l’Humanité venait à disparaître du jour au lendemain, c’est une mémoire morte qui survivrait à l’Homme, une mémoire pas même représentative de ce dernier comme pourrait l’être une relique archéologique car interprétée et portée par la machine numérique au delà du temps d’existence de l’Homme et ne possédant pas les mêmes codes que celui-ci, ni dans son langage, ni dans sa forme. Ce serait une vanité d’abord, un état des lieux de l’existence de l’Homme sous l’œil de sa propre nostalgie. Puis la capsule temporelle que constitue le numérique ferait perdurer en puissance nos données, sans jamais trouver l’œil humain pour les réactiver : une grande machine hantée par les survivances du passé, un cimetière de l’Humanité par le prisme du numérique.




Bibliographie Ouvrages littéraires et scientifiques Ouvrages de philosophie et d’esthétique DERRIDA, Jacques, Spectres de Marx, éditions Galilée, Paris, 1993. DERRIDA Jacques, La dissémination, DIDI-HUBERMAN, Georges, Génie du non-lieu, Air, poussière, empreinte, hantise [2001], les éditions de minuit, 2013. FOUCAULT, Michel, « L’écriture de soi », Dits et écrits, tome IV texte n o 329, Corps écrit, n o 5 : L’Autoportrait, p. 3-23, février 1983. FOUCAULT, Michel, L’archéologie du savoir [1969], éditions Gallimard, Paris, 2008. LUDOVICO, Alessandro, Post-digital-print : la mutation de l’édition depuis 1894, éditions B42, 2016. MARX, Karl, Le manifeste du parti communiste [1848], Librairie générale française, coll. « Le Livre de poche, Les Classiques de la Philosophie », 2004. MICHAUD, Philippe-Alain, DIDI-HUBERMAN, Georges, WARBURG, Aby, Aby Warburg et l’image en mouvement [1998], éditions Macula, Paris, 2012. O’NEIL, Cathy, Weapons of Math Destruction : How Big Data Increases Inequality and Threatens Democracy, éditions Crown Books, 2016. PARIKKA, Jussi, Qu’est ce que l’archéologie des média ?, traduit de l’anglais par Christophe Degoutin, éditions de l’Université Grenoble Alpes, coll. Savoirs littéraires et imaginaires scientifiques, Grenoble, 2012. PLATON, « Phèdre », dans Œuvres Complètes [1997], éditions Gallimard, 2008. SADIN, Éric, L’Humanité augmentée : L’administration numérique du monde, éditions l’échappée, Paris, 2013. STEWART, Ian, COHEN, Jack, Figments or reality : The Evolution of the Curious Mind, éditions Cambridge University Press, 1997. STIEGLER, Bernard, La Technique et le Temps 2, La désorientation, éditions Galilée, Paris, 1996. Catalogues d’expositions Coder le monde, Mutations/Créations, dir: Frédéric Migayrou, éditions Hyx/Centre Pompidou, Paris, 2018. Neurones, les intelligences simulées, Mutations/Créations, dir : Frédéric Migayrou, Camille Lenglois, éditions Hyx/Centre Pompidou, Paris, 2018. Fictions, essais et poésie BORGES, Jorge Luis, fictions [1944], traduit par Ibarra, éditions Gallimard, coll. « Folio », Paris, 1994. DAMASIO, Alain, Aucun souvenir assez solide [2012], éditions Gallimard, Paris, 2017. DEBORD, Guy-Ernest, « Théorie de la dérive », Internationale Situationniste n o 2 [1958], éditions Arthème Fayard,


LAMARTINE,

Alphonse de, « La liberté, ou une nuit à Rome », Nouvelles méditations poétiques, IX (1823), éditions Hatier, Paris, 1924. LASSWITZ, Kurd, « La bibliothèque universelle », traduit par François-Guillaume Lorrain, la Nouvelle Revue française, n ° 565, p. 337-351, avril 2003. LENOBLE, Catherine, Anna K, (dir : Open Source Publishing), éditions Hyx, Orléans, 2016. PEREC, Georges, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien [1982], éditions Christian Bourgeois, coll. « Titres » (n o 70), Paris, 2008.

Sources périodiques BACHIMONT,

Bruno, « Signes formels et computation numérique : entre intuition et formalisme », 15/01/2013 [site web] http://www.utc.fr/~bachimon/Publications_attach ments/Bachimont.pdf, 13/03/2021. Back Office #2, Penser, classer, représenter, (dir : Kevin Donnot, Élise Gay, Antony Masure), éditions B42, avril 2018. DELAHAYE, Jean-Paul, « La mémoire de l’humanité », Pour la science n ° 299, [en ligne] https://www.pourlascience.fr/sd/ informatique/la-memoire-de-lhumanite-4821.php 10/12/2020. Derridex, [site web] https://www.idixa.net/ d’après Pierre Delain : « Les mots de Jacques Derrida », éditions Guilgal, 30/04/2007. DUCRET, Daniela Cerqui, « De la mémoire extériorisée à la mémoire prothétique. » Revue Européenne des Sciences Sociales, vol. 36, no. 111, 1998, pp. 157–169. [en ligne] JSTOR, www.jstor.org/stable/40370284. 29/04/2021. DUSSERT, Margaux, « Mort du web », L’ADN, [en ligne] https://www.ladn.eu/mondes-creatifs/artistes-ima ginent-mort-web/, 24/12/2020. FAURÉ, Christian, « Hypomnemata : supports de mémoire », [en ligne] christian-faure.net/2005/05/28/les-hypom nemata/, 23/02/2021. Gaîté lyrique, « Données fantômes : ce qui n’est pas compté et qui compte », Magazine Gaîté Lyrique, [en ligne] https://gaite-lyrique.net/article/donnees-fantomes-cequi-nest-pas-compte-et-qui-compte 05/01/2021. GUEZ, Emmanuel, VARGOZ, Frédérique, « Le régime mémoriel de la Blockchain », Implications philosophiques, [site web] http://www.implications-philosophiques. org/implications-epistemologiques/sciences/le-regimememoriel-de-la-blockchain#:~:text=Le%20r%C3% A9gime%20m%C3%A9moriel%20de%20la%20Cha%C 3%AEne%20de%20blocs%20tire%20au,r%C3%A 9seau%20pair%2D%C3%A0%2Dpair 27/03/2021. JEANTICOU, Romain, « Les capsules de temps : pourquoi l’humanité enfouit sa mémoire à destination du futur », Telerama, [en ligne] https://www.telerama.fr/idees/lescapsules-de-temps-pourquoi-lhumanite-enfouit-sa-me moire-a-destination-du-futur,n6160141.php, 12/01/2021.


MASURE,

Anthony, « Formes de l’invisible. Archéologies graphiques du design avec le numérique », 13/08/2017, [site web], http://www.anthonymasure.com/blog/2017-08-13archeologie-design-graphique-numerique, 26/04/2021. Otrante n ° 25, Hantologies : Les fantômes et le modernité, éditions Kimé, Paris, 2009. REIGELUTH, Tyler, « L’algorithmique a ses comportements que le comportement ne connaît pas », Multitudes, 2016/1 (n ° 62), p. 112-123. DOI : 10.3917/mult.062.0112. [site web] https://www.cairn.info/revue-multitudes2016-1-page-112.html, 16/04/2021. SACCO, Laurent, « L’ADN pourrait-il conserver à long terme le savoir de l’Humanité ? », Futura Sciences, 27/02/2015. [site web] https://www.futura-sciences.com/sciences/ actualites/physique-adn-pourrait-il-conserver-longterme-savoir-humanite-57256/, 19/03/2021.

Conférences AUBER,

Olivier, « Blockchain Parade », NKOTB #5, [video en ligne] https://youtu.be/3MzmlNsQpmE, 13/11/2020. PARCAK, Sarah, « Archaeology from space », Ted Talks [video en ligne] https://www.ted.com/talks/sarah_par cak_archaeology_from_space mars, 2012. SLAVIN, Kevin, « How algorithms shape our world », Ted Talks [video en ligne] https://www.ted.com/talks/kevin_sla vin_how_algorithms_shape_our_world juin 2011.

Films et documentaires Arte, « Tous surveillés : 7 milliards de suspects », 04/12/2020. GODARD, Jean-Luc, Alphaville : une étrange aventure de Lemmy Caution, 1965. KUBRICK, Stanley, 2001, L’odyssée de l’espace, 1968. POLLET, Jean-Daniel, Bassae, 1964. VIVIANI, Antoine, In limbo, (Dir : Antoine Viviani, Alain Damasio, Jéremy André), 2015. VON TRIER, Lars, Melencholia, 2011.



Colophon Mémoire vive, mémoire morte.

je remercie Victor

Guégan,

pour son investissement sans faille, la précision de ses remarques et la justesse de ses conseils,

et aussi Nicolas

Tilly,

dont l’expertise n’a fait qu’accroître mon intérêt pour le numérique.

un grand merci à Sébastien

Pons

et à ses belles références m’ayant permis de voir le numérique sous un nouveau jour.

à Marlen

Bertoux

que j’ai rendu folle avec mes erreurs et mes partis pris contraires aux règles typographiques de Massin.

et à

Yann,

cette incroyable personne m’ayant vue dans tous mes états et n’ayant jamais arrêté de me soutenir.

Achevé d’imprimer

en avril 2021 sur la presse numérique de l’ÉSAD Orléans, par Clémence Brunet. Les papiers utilisés sont du Conqueror Wove 100 g, du Clairefontaine Trophée gris perle 160 g et du Clairefontaine gloss 135 g. L’édition est intégralement réalisée avec le caractère Redaction de Titus Kaphar et Reginald Dwayne Betts, 2019.



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