L’impossible neutralité de l’entreprise ou l’organisation vue comme un lieu politique1 Virginie Martin
Synthèse - A la fin des années 2000, les entreprises ont évolué dans des environnements particulièrement hostiles mêlés de crises financières et économiques débouchant aussi sur des crises sociales. Compte tenu de ces tensions importantes toujours palpables, il est nécessaire de repenser les entreprises dans un cadre plus démocratique, gage d'une plus grande sérénité. Cette note soulève donc la question de la démocratie dans les organisations et en particulier dans les entreprises. Les questions démocratiques sont ici portées par une lecture originale faisant appel aux concepts habituellement utilisés en sciences politiques. Cette approche politique nous oblige à remettre en cause la rationalité des décisions prisent dans l'entreprise : celle-ci est vue comme une arène où s'exerce des jeux de pouvoirs et de dominations. Afin de poursuivre un idéal démocratique, l'entreprise doit lutter contre trois tendances : l'oligarchie, la fabrication de discours dans un but de recherche de légitimité et enfin l'instrumentalisation des individus. La première tendance qui inhibe la démocratie est le caractère oligarchique des entreprises. Effectivement, le pouvoir est souvent détenu pas un petit nombre de personnes qui connaissent très bien le fonctionnement de l'organisation. Il est donc facile pour eux de déjouer toutes oppositions au pouvoir (phénomène de glass ceiling notamment). Le symbole de cette oligarchie est aujourd'hui représenté, entre autres instances, par les Conseils d'Administration. Ce centre décisionnaire qu'est le CA va ensuite chercher à affirmer sa légitimité. Cela passe entre autres par la justification de ses actions et de ses décisions pour in fine asseoir son autorité voire sa domination. Le discours porté par le CA devient au final la parole hégémonique qui, à force de répétition, façonnera la pensée des individus. Cette influence de l'entreprise sur ses salariés produira en définitive un consensus autour d'une orientation morale illocutoire que le groupe suivra inconsciemment. Devant ce dessein collectif, l'entreprise se veut la plus performante possible. Cette recherche de performance passe en premier lieu par les individus qui composent l'organisation. Le salarié est mis sous la pression de contraintes parfois dissonantes. Celles-ci peuvent être source de souffrance et amener à l’exclusion des individus des plus faibles. Au total, il ne s'agit pas de caricaturer l'entreprise car toutes les organisations ne sont pas, nécessairement, de nature à suivre les schémas présentés ici. Les tendances non démocratiques existent malgré tout et cette note propose quelques pistes pour les dépasser. Tout d'abord, injecter une dose de subjectivité dans l'entreprise en ayant recours à l'expérience et au feedback des salariés serait une première étape. Ensuite, l'idée serait de diluer le pouvoir dans un gouvernement élargi de type polyarchique. La diversité des décisionnaires et leur concurrence serait le gage d'une plus grande dynamique démocratique. Enfin, repenser l'organisation en s'inspirant de la pensée féministe est une piste intéressante à développer. Ainsi, une entreprise plus à même d'accepter les déviances ne s'enfermera pas dans un schéma de domination.
1 Cette note est principalement issue d’une communication effectuée dans le cadre des Etats généraux du management à Paris le 22 octobre ainsi que de l’Habilitation à Diriger des recherches de Virginie Martin (2011)
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L’objet de cette note est de proposer une lecture managériale de l’organisation, enrichie de concepts habituellement utilisés en sciences politiques comme en sociologie. La perspective choisie ici est bien d’envisager une autre forme régulation des entreprises, plus en phase avec la vie de la cité. Dans cet article notre intention est de regarder au plus près le fonctionnement interne de l’organisation au regard de sa capacité démocratique, capacité que nous nous proposons de définir en quelques points. Nous entendons ici l’entreprise démocratique comme permettant à ses salariés d’être inclus dans les processus de décision. L’entreprise démocratique entend que ses salariés soient informés et éclairés afin qu’ils puissent en connaissance de cause participer aux décisions. Enfin une entreprise démocratique participe du bien commun de la cité et comprend que derrière chaque salarié il y a un individu. Pour analyser la nature plus ou moins démocratique de l’entreprise, nous avons transposé des notions clés utilisées traditionnellement en sciences politiques. Il sera alors question de mettre en lumière les possibles tendances non démocratiques de l’entreprise. Les sciences politiques ont largement démontré que les organisations – régimes politiques, partis politiques (Offerlé, 1987 ; Michels, 1915)2 - n’étaient pas naturellement démocratiques ; notre propos ici est de regarder l’entreprise à l’aune de ces conceptualisations Considérer l’entreprise comme une entité de type politique inscrit d’emblée notre démarche dans une perspective dite critique. Trois tendances favorisent les travers non démocratiques de l’organisation entrepreneuriale. Il s’agit dans un premier temps d’évoquer les tendances oligarchiques propres aux organisations. Il est question dans un second point des discours émanant de l’organisation, discours produits généralement par l’entreprise dans une quête de légitimité de sa culture, de ses actions et de ses productions. Enfin, sont évoquées les possibles instrumentalisations et objectivation du salarié. Autant d’éléments qui font de l’organisation une entité n’étant pas « naturellement » démocratique. Dans un dernier point, nous esquisserons des pistes pouvant favoriser une réflexion sur la démocratie en entreprise. En effet, l’entreprise constituant le quotidien de la grande majorité des individus, nous considérons qu’elle peut/doit penser la démocratie, l’intérêt général et la cohésion sociale. Propos liminaire : Une lecture politique et critique de l’organisation A l’instar de ce que proposait March, nous estimons que la firme est une arène politique traversée par des jeux de pouvoirs. Cette approche politique de la firme nous amènera à garder présent dans notre propos le caractère illusoire de la rationalité de l’organisation (March & Simon, 1993)3. Comme de nombreux auteurs l’ont largement montré, l’entreprise n’a de cesse de se présenter comme rationnelle et de justifier par ce biais toutes ses actions, alors qu’elle cache en son sein nombre de décisions dont le caractère rationnel est discutable. Les éléments mis en avant par ces auteurs mettent l’accent sur l’existence d’une séquence de décisions pouvant même être prises au hasard notamment au gré de coalitions et pouvant aller jusqu’au « Garbage Can Model » (Cohen & al.1972)4, dit modèle de la poubelle.
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Michels, R. 1915. Political Parties: A Sociological Study Of The Oligarchical Tendencies Of Modern Democracy. Hearst's International Library Co., New York ; Offerlé, M. 1987. Les partis politiques. Paris , Presses Universitaires de France. 3 March, J.G. & Simon, H. A. 1993. Organizations. Blackwell Business (Second edition). 4 Cohen, M. D., March, J.G., Olsen, J.P. 1972. A Garbage Can Model of Organizational Choice Administrative Science Quarterly, Vol. 17, No. 1, pp. 1-25.
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Ainsi, l’entreprise peut donc être vue comme un espace de jeux de pouvoirs complexes et de rapports de force ; elle peut être aussi le lieu de dominations et de contraintes plus ou moins fortes (Huault & Leca, 2009 ; Courpasson & Thoenig, 2008)5. Les Critical Management Studies (CMS) ont radicalisé ce type de perspective et préconisent d'examiner de façon critique des phénomènes tels que le pouvoir, la domination, la diversité… caractérisant la vie des organisations tant en interne qu'en externe. En d'autre termes, une organisation - quelle qu'elle soit - porte en elle des outils, des techniques, des procédés - des dispositifs - qui masquent des rapports de force, des logiques de domination, de contrainte… Autrement dit : la construction et les conséquences des outils de gestion sont avant tout d'essence politique (Berry, 1983)6 et les institutions qui y sont liées relèvent de mécanismes d’exercice d’un pouvoir. Au total, ces approches permettent de lier ensemble des préoccupations scientifiques, organisationnelles et enfin politiques. Ces deux lectures – politique et critique - constituent la toile de fond de cette étude qui propose de créer des liens entre l’univers des sciences politiques et celui du management. L’entreprise, dans une perspective démocratique, doit certainement se prémunir de trois tendances assez caractéristiques de toute organisation : l’oligarchie, la fabrique des discours et la légitimité, et la naturalisation de l’individu / du salarié. (cf. page 3) Ces trois tendances sont plutôt contraires à une structure organisationnelle démocratique qui pourrait se caractériser / se définir par la promotion de l’intérêt général, lui même porté par des individus légitimement désignés pour assurer cette tâche.
Le caractère oligarchique de l’entreprise Une organisation est dotée d’un gouvernement, et par conséquent d’une structure et d’un régime politique. Ce gouvernement est lu ici à travers ses tendances oligarchiques : cette approche permet de mettre en exergue le fait que la firme est le lieu de la domination de quelques uns aux dépens de beaucoup d’autres. Cette tendance favorise la « privatisation » du sommet de la hiérarchie au profit d’un petit nombre. Les travaux de Roberto Michels sont, à cet égard, tout à fait parlants quand il s’agit de démontrer – à partir du parti social-démocrate allemand – ce qu’il nomme « la loi d’airain de l’oligarchie » (Michels, 1915). Il postule que toute organisation sécrète une oligarchie en ce sens qu’elle tend à être progressivement dirigée uniquement par quelques uns. Cette « loi » se met en place en plusieurs étapes. Dans un premier temps, une minorité d’individus s’active de façon plutôt informelle au sein de l’organisation ; cette minorité, à force d’activisme, progresse et acquiert des compétences. Peu à peu, elle connaît de mieux en mieux les règles de l’organisation et finit par en maîtriser parfaitement le fonctionnement interne ; cette connaissance représente une véritable ressource permettant à la minorité d’accroître son ascendant sur l’organisation dont elle connaît toutes les subtilités de fonctionnement. Le renouvellement de la minorité devient alors quasiment impossible. En effet cette dernière possède des connaissances importantes sur le fonctionnement de l’organisation, connaissances qui lui permettent de déjouer d’éventuelles oppositions. Les initiatives venant de la base sont étouffées et les dirigeants en place peuvent réduire à néant les éventuelles 5
Huault, I. & Leca, B. 2009. « Pouvoir : une analyse par les institutions », RFG, 193 ; Courpasson D. & Thoenig J.C. 2008. Quand les cadres se rebellent. Paris : Vuibert. 6 Berry, M. 1983. Une technologie invisible - L'impact des instruments de gestion sur l'évolution des systèmes humains, Ecole polytechnique.
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oppositions de deux façons: soit en absorbant les leaders et en leur offrant une place au sein d'équipes dirigeantes, soit en les isolant et en les rejetant à l'extérieur de l’organisation. Ce phénomène oligarchique produit inexorablement, en contre point, des exclusions et des mises aux marges de bon nombre d’individus. Les oligarques s’éloignent progressivement de la base et possèdent des ressources de diverses formes : ils maîtrisent le fonctionnement interne, ils peuvent développer des réseaux, ils possèdent le pouvoir financier… Un petit nombre d’acteurs finit par cumuler de nombreux types de ressources dont ils tirent un net pouvoir. Luttant pour sa propre survie dans « l’inner circle », ce groupe, plus ou moins formel, gère de façon plus ou moins rationnelle une entreprise dans l’optique d’assurer et de pérenniser ses positions. Ces tendances oligarchiques sont autant de possibilités d’engendrer des marges et des formes variées d’exclusion au sein de la firme. Ces diverses exclusions sont évoquées au travers de mots aujourd’hui classiques tels que « plafond de verre », « sticky floor » (Abelda et Tilly, 1997), « iron cage » (Courpasson et Thoenig, 2008). Des termes qui évoquent combien il est difficile pour tout un chacun d’atteindre certaines sphères d’un sommet d’entreprise privatisé par quelques uns. Ces tendances oligarchiques peuvent être en partie symbolisées aujourd’hui par l’entité que représente le Conseil d’Administration des entreprises. Appliquée aux Conseils d’Administration, cette lecture oligarchique nous amène à considérer ces entités comme le gouvernement de quelques uns ou comme « un petit nombre de cercles restreints et plus ou moins formels concentrant le pouvoir » (Courpasson, 2008: 149)7. Le CA va assurer à l’administrateur une rente via un mandat d’une durée minimale de six ans et renouvelable une fois. Au sein du Conseil, l’administrateur va constituer des réseaux et accumuler des mandats. Tel le chef décrit par Michels, il deviendra incapable de ressortir du monde des Conseils d’Administration car il aura du mal à occuper un poste plus classique dans une entreprise. Si l’administrateur au plan individuel va tenter de pérenniser sa rente organisationnelle en mobilisant des réseaux et en multipliant les mandats, l’organisation qu’est le Conseil d’Administration va de même conforter son positionnement. Le CA dispose de trois moyens pour assoir sa domination hégémonique : la maîtrise des discours par l’expertise, l’utilisation de menaces et l’éloignement. Le Conseil d’Administration détient le pouvoir des mots, le pouvoir du discours. Ce pouvoir se constitue à partir du savoir accumulé par les experts et spécialistes (Jeanjean & Stolowy, 2005)8. Les administrateurs-experts compilent ces informations, les traduisent en modèle et valident la stratégie qui en découle. C’est ce que d’aucuns ont nommé « the knowledge advantage » ; ces experts et administrateurs vont combiner des savoirs par une approche dite « mosaïque ». Celle-ci consiste à recueillir des informations dans chacun des conseils où ils siègent, combinaison qui va leur fournir un avantage certain en matière de savoir et de pouvoir (Foucault, 1971 ; Roberts & Al. 2005)9 La double maîtrise des discours et des décisions contribue à la légitimation du CA, « les décisions et les discours du Conseil d’Administration vont de soi, sont indiscutables et s’imposent à chacun qu’il le veuille ou non » (Courpasson, 2008 : 135). Le CA peut brandir toutes sortes de menaces vis-à-vis de l’entreprise : délocalisation, voire fermeture imminente de la firme, action légitimée en invoquant des contraintes externes quasi impossibles à maîtriser et vérifiées par les employés. Ceci permettant de mettre à plat 7
Courpasson D. & Thoenig J.C. 2008. Quand les cadres se rebellent. Paris : Vuibert. Jeanjean, T. & Stolowy, H. 2005. « Analyse des déterminants de la compétence financière des conseils d’administration en France », IFA, 9 mars. 9 Foucault, M. 1971. L’ordre du discours, Paris : Gallimard. Roberts, J. McNulty, T. and Stiles, P. 2005. “Beyond Agency Conceptions of the Work of the Non-Executive Director: Creating Accountability in the Boardroom”, British Journal of Management, Vol. 16, S5–S26 8
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un programme que le CA auto légitime, ce dernier se comporte alors en despote hégémonique (Burawoy’s, 1985) Enfin, le CA est une place forte éloignée, totalement inaccessible répondant à des contraintes externes et inconnues des parties prenantes, détenant des compétences réelles ou supposées lui donnant de nombreux droits. « C’est un cercle où s’exerce le vrai pouvoir, discret et discrétionnaire, un lieu hégémonique difficile à désigner et donc à contester ». (Courpasson, 2008 : 135). Cette vision oligarchique du conseil d’administration peut nous amener à évoquer à son sujet un caractère panoptique : cette instance lointaine, peu transparente, composée d’experts va exercer un contrôle permanent sur la firme et ses salariés. Cette théorie ne postule pas forcément que tout pouvoir, dans chaque organisation, est nécessairement et exactement de cette nature. En revanche, nous posons comme cadre de référence ce penchant : l’organisation tend vers l’oligarchie. Le second point développé concerne la légitimité de l’organisation et de ses dirigeants via la construction de discours. Nous verrons ci-après que cette quête de légitimité peut être mise en rapport avec des logiques de domination voire d’hégémonie (Gramsci, 1971)10.
Discours et légitimité La légitimité va permettre au décideur d’asseoir son autorité – voire sa domination. Pour ce faire, il n’aura de cesse de justifier ses actions et décisions – même si, comme on l’a signalé plus haut, celles-ci ne sont pas systématiquement « rationnelles ». Ce processus de légitimation est capital et entre dans un jeu de pouvoir permettant de prouver que les décisions prises sont judicieuses et que le manager mérite sa place de leader. Les dirigeants doivent créer une cohérence autour du projet de l’organisation ; pour ce faire, quelle que soit la pertinence d’une décision, il est important de la justifier afin de légitimer la dite action et, dans le même temps, les dirigeants. En revanche il convient de mettre en discours les décisions et orientations de l’organisation. D’une certaine façon, dans cette organisation hypocrite (Brusson, 1988 ; 2006)11, il s’agit pour le manager de soutenir des actions et de compenser, par un discours adéquat, les actions défaillantes. Cette approche nous dit in fine combien les managers produisent une forme de pensée qui domine l’organisation afin d’atteindre une cohérence globale entre actions et discours. Ainsi, c’est finalement le discours d’intention qui s’impose dans l’entreprise (Dumez, 2007)12. Ce sont des discours à force illocutoire ; c’est comme si l’action était accomplie par le simple pouvoir du discours énoncé. L’ensemble des discours et des opérations annonçant la mise en place d’une politique donne l’illusion que la politique est réellement mise en place ; l’acte illocutoire est tout entier contenu dans ce principe : quand dire c’est faire. Au-delà des aspects fonctionnels voire stratégiques des discours de l’entreprise, ceux-ci peuvent être considérés comme relevant d’une logique de pouvoir. Si l’on pose avec Foucault « que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, 10
Gramsci, A. 1971. Lettres de prison (1926-1934). Paris : Gallimard. Brusson, N. 1988. The Organization of Hypocrisy. Talk, Decisions and Actions in Organizations. Copenhagen Business School Press ; Brusson, N. 2006. Mechanisms of Hope. Maintaining the Dream of the Rational Organization. Copenhagen Business School Press. 12 Dumez, H. 2007. « La mécanique de l’espoir vue par Niels Brusson : réformons pour être enfin rationnels », AEGIS, Vol. 3, numéro 2 11
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organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers… » (Foucault, 1971 : 12 et 13), alors le discours structure le monde et induit une certaine appréhension de l’environnement. Il modèle, influe et peut aussi dire quelle est la vérité ou la croyance juste. Appuyé et renforcé par des cadres institutionnels, le discours recèle un pouvoir de contrainte. Si les discours structurent les environnements, ils structurent de même la subjectivité de l’individu, lui offrant une identité sociale et une façon d’être au monde (Alvesson & Deetz, 2006). L’entreprise produit in fine des discours, instruments de pouvoir, qui participent de la création d’un individu en son sein ; le discours stratégique de la firme influence la manière dont le salarié va être et se construire. Ainsi, à travers ses discours, l’entreprise peut chercher à imposer une certaine vision des environnements, et façonner la subjectivité du salarié. C’est en partie ce que nous retrouvons dans le concept d’hégémonie développée par Gramsci et indiquant deux aspects du phénomène hégémonique : il s’agit d’une part pour le groupe dominant d’orienter la vie sociale, et d’autre part d’assurer de façon légale – classiquement par l’appareil d’Etat - la discipline des groupes (Gramsci, 1983). Autrement dit, l’hégémonie est la possibilité qu’une entité, une organisation assure un consensus de valeurs de sorte que les individus fassent corps autour de ce consensus. « Tout pouvoir, quel qu’il soit, doit d’abord chercher à exercer un leadership moral et intellectuel dont découlera ensuite la puissance économique entrepreneuriale. Il tend à établir les bases d’un consentement autour de valeurs, car c’est ce type de consentement qui permet de forger des destins collectifs durables » (Courpasson & Thoenig, 2008 : 34). Bien sûr, l’entreprise ne doit pas être caricaturée et présentée comme une cage ou une prison, mais elle construit un discours qui à son tour participe à la construction – de façon plus ou moins vivace et profonde – de l’individu selon des principes de conformité, le tout avec comme toile de fond une hégémonie managériale – plus ou moins vivace. Cette démarche de légitimation, de contrôle de l’agenda, voire de contrôle de l’individu nous amène vers le troisième aspect du caractère potentiellement non démocratique de l’organisation.
L’instrumentalisation de l’individu La firme se pense et se justifie comme devant être performante, voire « performative » selon l’expression du philosophe Lyotard (1984)13. Cette performativité requiert de la puissance, puissance devant être trouvée principalement dans les hommes composant l’entreprise. Bien sûr, cette dernière doit être efficace, rentable, générer des valeurs et des profits ; c’est ce qui est présenté comme étant sa « nature ». De manière à parvenir à ses fins, elle se doit de mesurer la rentabilité de chacun de ses employés et mettre au point des processus améliorant leur performance. Dans ce cadre, les instruments de gestion peuvent être vus comme autant d’outils plus ou moins contraignants voire comme menaçant les personnes. Ces instruments ne sont pas neutres (Berry, 1983) et peuvent être « des ressources d’autorité et de domination » (Courpasson, 2000 : 161). In fine, l’individu est soumis à un certain nombre de contraintes au sein de l’entreprise. Il est sous « domination » au sens où il subit une sorte de sujétion prenant la forme d’une série de subordinations impersonnelles à des contraintes systémiques (Martucelli, 2004)14. Cette domination ne prend pas forcément la forme d’une inculcation et d’une manipulation, mais 13 14
Lyotard, J.F. 1984. The Post-modern Condition. A report on Knowledge, University of Minessota Press. Martucelli, D. 2004. “Figures de la domination”, Revue française de sociologie, 45, 3, 473-497.
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elle se crée autour d’une multiplication de cadres et de contraintes faisant de l’individu une personne ayant peu de ressources face à l’organisation. Si la domination ne s’exerce pas de façon claire et précise, l’action de l’individu est inévitablement contrainte. D’aucuns ont montré comment aujourd'hui la firme responsabilise l’individu et le rend maître de ses actes. L’employé devient alors porteur de son propre schéma. L’intérêt est ici moins d’imposer que d’impliquer les individus à construire leur propre développement. Ils sont enjoints à être indépendants, autonomes, participatifs, le tout dans une logique toujours présente de performativité (Martucelli, 2004). De nombreux auteurs montrent que ces diverses injonctions ne sont en fait qu’une domination se mettant en place aux travers d’un appel à l’individu en tant qu’acteur de sa vie. Les acteurs, dépourvus des ressources suffisantes permettant d’atteindre les objectifs fixés par eux-mêmes, finissent par être dans une « distorsion » les amenant à la dépression ou à l’implosion, autant de phénomènes et de processus par lesquels progressivement des fissures entre l’institution collective – l’organisation - et l’individu apparaissent (Martucelli, 2004). Ces dynamiques ont poussé certains auteurs à parler de l’entreprise comme étant le lieu de l’expression d’un darwinisme social ou plus précisément l’endroit où le personnel le moins adaptable et le moins performant sera relégué dans les marchés précaires du travail (Boltanski & Chiapello, 1999)15. Ces diverses tendances s’incarnent très concrètement dans les souffrances au travail qui semblent être devenues les « normes d’un système d’administration des affaires humaines dans le monde du travail » (Dejours, 1998 : 95)16. Quelle que soit la forme de la souffrance dans le travail, ce que nous voulons ici pointer du doigt est le fait que ces agressions participent d’une mise en marginalité voire d’une exclusion des individus qui les subissent. En effet, la souffrance dans le cadre professionnel fabrique bien sûr des victimes mais plus encore, elle organise la mise à la marge d’un système. C’est ce que démontrent certains auteurs : « diabolisée par le système harcelant, la victime émissaire, présentée comme la source majeure du climat conflictuel, est alors mise en ‘quarantaine sociale’, pour finalement être sacrifiée sur l’autel du collectif de travail » (Forte & al. 2005)17. Ce qui est patent dans cette dynamique, c’est la question de l’individu dans sa globalité et sa totalité que l’organisation refuse de prendre en compte dans son optique de performativité. Une fois en souffrance, l’individu reprend ses droits sur le salarié : c’est une nouvelle configuration que la firme ne veut pas considérer.
Pistes pour penser une organisation démocratique Ainsi, si l’on considère que l’entreprise est agitée par des enjeux de pouvoir et que sa tendance à l’oligarchie est réelle, alors elle ne peut être dans une dynamique démocratique favorisant la cohésion entre le collectif et l’individuel. C’est pourquoi nous proposons ici de réfléchir à ce que seraient les conditions favorisant des formes d’organisations plus démocratiques. Un tel type d'organisation pourrait être envisagé à partir de trois réflexions importantes portées notamment par des chercheurs tels que M. Calás, L. Smircich, K.L. Ashcraft, D. Knights et D. Kerfoot. Il s’agit premièrement de favoriser la notion de « subjectivité », de penser un gouvernement polyarchique et enfin de réfléchir à une organisation d’inspiration féministe.
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Boltanski, L. & Chiapello, E. 1999. Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard Essais. Dejours, C. 1998. Souffrances en France, la banalisation de l'injustice sociale. Paris : Le Seuil 17 Forte, M., Masclet, G. & Przygodzki-Lionet, N. 2005. « Le harcèlement moral au travail : orchestration d’une violence sourde », Journal International de Victimologie, 17. 16
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a – La sociologie de l’expérience Les travaux des auteurs cités ci-dessus mettent à l’honneur une organisation mettant en son centre une sorte de « sociologie de l’expérience » (Dubet, 1994)18. Cette « sociologie de l'expérience » consisterait à mettre l’individu et sa parole au cœur de l’organisation et laisserait la place à toutes les subjectivités (Knights et Kerfoot, 2004)19, fruits d’une concrétion politique et historique ainsi que le résultat d’une histoire qui se raconte et qui est racontée. L’idée est de repartir de l’expérience que l’individu possède du monde et de l’environnement afin que l’entreprise, grâce à la prise en compte de cette subjectivité, puisse répondre à deux desseins de façon plus adéquate. En premier lieu l’entreprise serait plus à même de proposer un projet démocratique dans lequel les expressions individuelles seraient analysées et prises en compte. Dans un second temps elle pourrait favoriser l’implication salariale et prévenir des formes plus ou moins perceptibles de résistance (Courpasson et Thoenig, 2008)20. D’autre part l’organisation, forte de ces remontées d’expériences, serait plus en phase avec les environnements complexes dans lesquels elle évolue aujourd’hui. Dans ce projet, il est en fait question de tracer les voies d’une autre forme d’organisation privilégiant l’Autre, son expérience et sa subjectivité ; un projet considéré par certains comme indispensable dans le contexte de l’entreprise transnationale contemporaine (Calás et Smircich, 2009)21. Ce concept d’expérience permettrait en réalité de pouvoir à nouveau penser ensemble les identités multiples et mouvantes des personnes, la rationalité instrumentale qui à bien des égards gouverne, via les procédures, l’activité des salariés, et l’action politique qui est la question des dirigeants. Ainsi, le concept d’expérience permettrait de réduire la distance croissante, notamment depuis la fin des années 90, de l’acteur au système. L’expérience permet d’articuler des logiques d’action hétérogènes aussi bien au niveau de l’individu qu’à celui du système social considéré. b – Une organisation polyarchique22 Ici encore nous ferons appel à des concepts issus du gouvernement politique pour tracer une deuxième piste dans notre réflexion. Il s’agit de proposer un gouvernement polyarchique décrit largement par Robert Dahl et largement repris de façon tout à fait heuristique par J.-C. Thoenig et D. Courpasson : celui-ci suppose que les sources de pouvoir soient dispersées entre des élites multiples et concurrentes. Par ailleurs en cas de divergences et de conflits chaque individu est autorisé à contester et participer aux décisions collectives. Ce modèle issu de la science politique peut venir contrer les cercles restreints d’individus – plus ou moins formel - qui concentrent le pouvoir. C’est l’idée assez simple finalement d’une pluralité de centre de décisions, qui sont capables d’établir entre eux un certain équilibre et de faire reconnaître aux différents acteurs en présence la nécessité de la négociation et du compromis comme seule voie normale de résolution des problèmes. Piste de réflexion intéressante selon nous, car elle permet de mettre à égale distance les conceptions plus strictement individualistes et les conceptions marxistes caricaturées en lutte des classes. Elle permet de prendre en compte les 18
Dubet, F. 1994. Sociologie de l’expérience. Paris : La Seuil. Knights, D. & Kerfoot, D. 2004. “Between representations and subjectivity: gender binaries and the politics of organizational transformation” in: Gender, Work and Organization, Vol. 11 No.4. Traduction française : « Pour une ambivalence réflexive du genre : critique du binaire homes-femmes et transformations des organisations ». 20 Courpasson D. & Thoenig J.C. 2008. Quand les cadres se rebellent. Paris : Vuibert. 21 Calás, M. & Smircich, L. 2009. “Transnational feminism & transnational orgnization”, Conférence pléniaire 6th CMS, Warwick University, 14 of July. 22 Cette piste est entièrement inspirée par le travail de David Courpasson et Jean Claude Thoenig dans « quand les cadres se rebellent », Vuibert, 2008. 19
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transformations réelles de la vie dans les organisations : si les mécanismes d’emprise et de domination trouvent aujourd’hui de nouvelles formes pour s’accomplir, il n’en demeure pas moins que les individus et groupes ont également des ressources, cognitives notamment, qui leur permettent de penser leur situation de manière très pertinente. Un système polyarchique reconnaîtrait ces transformations et s’appuierait sur elles pour accroître son propre pouvoir d’agir. Accepter l’existence de groupes engagés dans une activité politique, au sens de d’exercice de la pression sur d’autres groupes, ouvrirait la possibilité d’un mode de gouvernement plus réaliste qui aurait donc toutes les chances d’être plus performant. c – Une post organisation d’inspiration féministe Ici sont proposées des réflexions à partir des théories féministes et de l’entreprise en tant qu’organisation. Les études féministes nous ouvrent des voies de recherche en ce sens qu’elles offrent un cadre théorique permettant de penser nos environnements : ces études ne sont pas cantonnées à un objet « spécifique », en l’occurrence les femmes. La pensée féministe se donne pour ambition d’offrir un cadre de pensée universalisable. Des réflexions sur l’organisation ont été proposées par les courants féministes en sciences de gestion. De nombreux travaux ont été très critiques à l’égard de l’organisation classique ou bureaucratique en affirmant que celle-ci était dominée par un modèle de type masculin (Ferguson, 1984). C’est notamment toute la critique féministe de la bureaucratie. Cette dernière serait marquée du sceau du masculin - une organisation fondée sur la rationalité et l’objectivité – et aurait négligé les aspects émotionnels voire irrationnels d’une entreprise. Or, cette première vision féministe de l’organisation produit un discours semblant figer le féminisme dans ce qui est supposé être féminin. Autrement dit, dans cette acception, proposer une entreprise inspirée par le féminisme c’est mettre en place une firme dans laquelle créativité, émotion et intuition seraient les bienvenues. Mais, une organisation féministe n’est pas une organisation dite « féminine », c’est plutôt une entité qui s’est nourrie de thèses notamment féministes – très proches d’ailleurs des race studies - et qui propose une firme autre, inspirée d’autres subjectivités suivant la mouvance du « doing difference » (West & Fenstermaker, 1995). D’autres auteurs (DeHart-Davis, 2007) se sont posés en contradicteurs de ces approches. Est mis en avant le fait que la bureaucratie, par son caractère routinier et ritualisé, peut servir de protection aux femmes : les procédures standardisées mettent les subordonnées à l’abri des volontés dominantes. De même, ils montrent la capacité de la bureaucratie à fournir les conditions favorisant une forme d’équité entre employés. En effet, a contrario, nous pouvons penser qu’une organisation aux règles très/trop informelles laisserait plus de chances à ceux qui savent jouer des réseaux et de leurs ressources de pouvoir, et s’avérerait très défavorable à des individus peu aguerris aux arcanes d’une organisation. Dans cette lignée, les travaux d’Ashcraft23 pourraient permettre une synthèse. Celle-ci propose in fine une version mixte et hybride de l’organisation qu’elle pose comme étant plutôt idéal-typique : elle intègrerait certaines des caractéristiques formelles de la bureaucratie, ainsi que certains éléments de l’organisation féministe. Ces théories nous demandent d’inclure dans la firme toutes les subjectivités, les différences, les marges, les déviances. Elles demandent d’introduire une sorte de relativisme dans l’acception de l’organisation. Ces théories ont enfin pour vocation d’être totalement intégrées à l’ensemble d’une réflexion autour des organisations car elles demandent à ce que soient déconstruites certaines catégories classiques : le privé et le public / le travail salarial et le 23
Ashcraft, K.L. 2001. “Organized dissonance: Feminist bureaucracy as hybrid form”. Academy of Management Journal, 44(6), Dec., pp. 1301-1322.
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travail domestique. C’est ce que la théorie féministe nous enseigne en nous rappelant que, de même que le diptyque masculin / féminin est un construit social, les catégories privé / public émanent d’une élaboration politique, juridique et sociale (Delphy, 2009). La théorie féministe radicale nous incite à déconstruire ces catégories binaires que sont le masculin et le féminin dans la mesure où cette lecture binaire du monde implique dans le même temps une hiérarchie. Or l’entreprise néglige, voire occulte, la partie privée de ses salariés : sphère publique et privée sont dans un continuum, l’individu ne peut appartenir à l’une ou l’autre de façon exclusive. L’individu n’a pas une face publique et professionnelle et une face privée et personnelle. Il est un tout, un ensemble ; il porte aussi en lui sa propre subjectivité que l’entreprise doit savoir regarder, entendre et écouter. En résumé, ces approches d’inspiration féministe ne sauraient être considérées comme des ajouts mineurs à une discipline qui penserait les organisations, mais comme une façon de (re)penser une entité telle que l’entreprise. Dans cette lignée, les chercheuses Calás et Smircich, tentent aujourd’hui de préciser en quoi la théorie féministe peut aider à mieux comprendre l’organisation transnationale et entendent lier les approches théoriques de l’organisation contemporaine et les théories féministes. Elles estiment que les approches féministes radicales et post-coloniales permettent de mieux appréhender « l’autre » et le caractère transnational de l’organisation contemporaine. Aussi, dans le contexte de la fin des années 2000 où l’entreprise subit à la fois des crises financières, économiques mais aussi humaines, ces réflexions vers une « autre » forme d’organisation, plus en phase avec un cadre démocratique, apparaissent comme des pistes préventives à de nouvelles possibles dérives.
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