A travers les femmes
A travers les femmes
LĂŠa Billot 2012
Madame de Sade Yukio Mishima 1965 Mise en scène de Jacques Vincey
 J’ai fait parader les sentiments en habit de raison 
Y.Mishima
L’aveu
Elles sont là, droites comme des balais à perruque, déambulant dans cette ambiance glaciale, telles des automates. Sous leur grande robe en armature de fer se tire une fine maille métallique laissant alors apparaitre dans le trouble, leurs longues jambes enculottées. D’un pas lent mais déterminé, elle avance la tête haute. Les yeux vifs semblent capter les moindres mouvements de sa rivale. Elle cherche à décrypter dans la voix et le regard, la faille à saisir. On ne dit pas tout, cela ne se fait pas. Mais comme leur robe ces femmes sont transparentes et le désir pour cet homme est lisible. La conversation dure, pleine de sous-entendus et d’empathie. L’absence de dialogue n’est plus comblée par le doux bruit du drapée mais par le grincement de leur carapace sur roulette. Elles se tournent le dos afin d’encaisser la dernière phrase lancée. Le rythme des battements de la poitrine s’accélère, les larmes se retiennent, les lèvres se pincent cherchant le meilleur venin.
Et dans une féminité absolue, d’un pas de valse, elle se dégage de son habit et de sa bienséance et révèle alors son appétit pour lui. C’est dans cet aveu qu’elle s’affirme. Elle ne se cache plus, laisse fièrement apparaitre sa longue culotte ainsi que ses formes. Son port de tête, lieu de naissance de la convoitise, murmure la tentation et l’espoir qui la ronge. Elle fait face à son adversaire sachant très bien que chaque secret révélé est une fissure à saisir mais également une jalousie dans le cœur de l’autre.
La question
Ils sont tous partis et il ne reste plus qu’elle dans cet immense espace. Il fait sombre et les strapontins vides semblent attendre le public. Le trac la saisit et coupe sa respiration comme à chaque fin de répétition. Debout sous un halo de lumière elle tente de reprendre de l’oxygène et fixe un point vers l’éclairage. Cette lumière aveuglante, elle la connait bien. Elle la motive, l’angoisse puis la rassure. Elle joue avec, se cache dans l’ombre et lui fait face. Dans ses longues tirades, c’est sa partenaire. Et le soir tard, c’est l’amie qui lui tient compagnie, qui lui souffle le texte qu’elle oublie. Elle fait écran et la protège des regards et des visages moqueurs, ne laissant entrevoir que des silhouettes derrière les projecteurs. Ainsi librement elle s’ouvre à la salle et pleine d’aisance et de naturel récite sa réplique. La scène théâtrale a cette ambiguïté d’être un instant maitrisé, mesuré qui nous parait pourtant si spontané. Rien n’est vrai, tout est juste. Elle n’est plus elle, elle est la représentation d’une autre, d’un rôle, d’une fiction.
Cela fait des mois qu’elle la côtoie cette autre. Qu’elle enfile trois heures par jour sa peau et qu’elle joue et rejoue la même histoire, le même dénouement. Elle apprend à la connaitre, chaque jour un peu plus, dans chaque mot qu’elle prononce. Elle découvre le personnage. Des bals, des lectures privées dans son boudoir, des rêveries de badinage mais aussi des querelles de mariage et d’héritage. Voilà ce qui rythmait l’existence et les pensées de son héroïne. Mais sa vie bascule lorsqu’elle épouse le marquis, son quotidien sera alors ponctué par les scandales et les fuites de celui-ci. Une vie pleine d’affrontements et de drames mais surtout une vie emplie d’un même serment.
« Si mon mari est un monstre de vice, il faudra que je devienne pour lui un monstre de fidélité. »
La marquise qui sans jamais faillir, lui resta loyale, le quitta pour se réfugier dans l’amour de Dieu le jour de leur retrouvaille. Comme cet auteur japonais, elle cherche à comprendre l’acte déraisonné de cette femme. Partir, après tant d’années de dévotion pour cet homme, le jour de sa libération relève de l’absurde. C’est sur cette énigme que repose la pièce. Croyait-elle qu’il changerait ? Voulait-elle fuir le déshonneur qu’il lui apportait ? Avait-elle peur de son retour ? Malgré la transparence de sa robe, les raisons soulevées dans cet entretien restent floues. Elle se retrouve parfois désappointée devant cette femme accomplie qu’elle admire dans le miroir de sa loge. Une femme multiple nourrit par ses rôles. Gorge poudrée encore essoufflée par les rappels du salut, sa tête supportent avec peine le poids de sa chevelure. Elle se démaquille lentement, comme un rituel et laisse place à son reflet. Devant son image entourée d’ampoule, elle repense aux scènes qui se jouent au salon de coiffure.
Des femmes qui cherchent leur tête rêvée dans un catalogue, qui s’observent du coin de l’œil et se comparent. Dans ce palais des glaces, elles tentent de reprendre contrôle de leur image et de repartir plus légère qu’en arrivant. La scène se déroule alors comme à Versailles, les aînées coiffées de bigoudis ne peuvent retenir leur désir des créations toujours plus hautes de Léonard Autier et c’est pourtant la favorite qui en aura tous les secrets. Elles se jalousent en racontant les derniers ragots et les invisibles petites mains n’en perdent pas une miette. Fascinée, elle ne peut s’empêcher de songer à ses protagonistes : de grandes coiffes qui se délectent des dernières confessions et se crêpent le chignon. Les années passent et le sujet reste le même, cet homme infidèle.
Le divin maquis n’est pas là mais il est sur toutes les lèvres. Parées de leur plus étonnantes membranes, toujours très utiles pour faire masque ou se protéger du monde, des autres, de l’humiliation et du déshonneur, elles décortiquent ces longues années de débauches qu’il a menées, les nombreuses lettres de cachet, et sa quête sans limite d’une liberté, enviée autant qu’honnie. Il est le spectre effrayant et fascinant qui rôde et les obsède. Toujours au centre, elles gravitent autour de son absence et s’articulent comme des marionnettes guidées par les fils invisibles de leurs valeurs. Le corsage serré fait déborder sa poitrine et dessine sa silhouette. Il se pli et se détend faisant de ce buste son esclave, guidant le moindre de ses mouvements. Elle danse, sans musique, juste au son des talons, de la respiration de chacune et des silences maîtrisés. Elle compte ses pas, tient fermement l’angle de son habit, et son menton en équilibre avec sa coiffe démesurée.
Elle lisse minutieusement sa robe pour ne pas paraitre froissée par ce qu’elle entend. Son visage figé tente de faire disparaître les traces des orgies du marquis. Les yeux dans le vide, elle cherche au lointain la solution. Elle sent les regards appuyés qui prolongent son angoisse de la conversation. Elle n’ose se retourner, de peur de voir un sourire de satisfaction, ou la pitié dans la pupille. C’est un ballet féminin en l’honneur d’un homme qui n’aime pas exclusivement. Elle sort de son ossature de métal pour s’échapper du cadre stricte qu’elle s’est construite. Juste un instant elle est libre de dire ce qu’elle ne doit pas, de s’approcher de l’autre au plus près et laisse filer une vérité. Le corps, tendu par l’intrusion expose les lignes saillantes des muscles de la gorge. Sa carcasse l’attend patiemment à l’autre bout de la pièce, mais elle ne s’y glissera de nouveau que lorsqu’elle aura fini. Lorsqu’elle aura dit combien sa souffrance est grande par l’absence de son mari et qu’elle ne peut contrôler l’amour déraisonné qu’elle éprouve. Et alors paisible et distinguée, elle revient se nicher dans sa pudeur.
Un aveu qui en entrainera d’autres chez les femmes qui l’entourent…Toutes vulnérables hors de leur masque mais révélées dans la confession.
Il lui arrive souvent d’être plus calme après le spectacle comme-ci elle avait évacué les excès d’une émotion. Comme-ci elle s’était libérée d’un poids, le sien ou celui de la marquise, elle ne le sait plus. Gardant au fond d’elle la dualité du comportement de cette femme, elle ne peut oublier qu’il avait plusieurs vies mais qu’il en était pardonné.
Le regard droit sur le projecteur éblouissant, elle chasse l’écho intime qui vient vibrer en elle.
La promesse
Il a cessé de pleuvoir et il émane de la route une odeur d’essence dans les flaques. Alors que la lumière rase les toits offrant en contre-jour la façade noire de la rue, les lampadaires bien réglés prennent le relais. Devant la salle, la foule tente tant bien que mal de former des rangs, chacun rappelant aux autres avec courtoisie leur heure d’arrivée. Un homme l’air pressé, expose la bouche pleine de prétextes son besoin de la devancer. Sans y croire un seul mot, elle acquiesce, sourit et cède. Sa bonne éducation l’empêche de faire scandale. Elle s’écarte alors comme ceux derrière elle et soupir intérieurement. Depuis le début de l’année, elle chérit les soirs de représentation qui se multiplient dans son agenda. Ils lui offrent en effet cette échappatoire qu’elle ne retrouve pas dans les soirées. Sur le velours rouge qui tapisse escalier et fauteuil, elle cherche sa place. Séduite par l’atmosphère chaleureuse qui embaume le lieu, elle perçoit les vibrations sonores du public s’étouffer dans la moquette. Cette grande salle faiblement éclairée parait secrète. Sans d’autre issue que par celle où l’on entre tel un bunker et ses souterrains. Pourtant elle s’y sent comme dans l’intimité d’une chambre.
En installant son manteau sur les genoux, elle contemple le monde qui s’assoit progressivement. Il y a ceux qui cherchent des visages familiers, les premiers arrivées du bout qui doivent laisser passer, ou encore ceux qui ont le regard jonglant entre leur montre et l’entrée, attendant un retardataire. Puis la nuit engouffre la salle et le silence se fait. Elle va alors, parmi les ombres des gradins savourer le spectacle, l’extrait de vie de ces personnages rempli de péripéties. D’ici, elle peut mieux les contempler. Son œil les déchiffre et d’un détail comprend le tout. Elle rêve d’être tantôt la pleureuse que cette femme joue si bien, tantôt la phrase habilement construite dont on se délecte, ou encore les mains qui façonnent le paysage cartonné.
Dans un temps et un espace limité les flux d’acteurs alternent et changent de cadence. Ils virevoltent, tourbillonnent aux rythmes des portes qui claques, s’empressent puis se posent, se figent et se sclérosent. Un tempo visuel mené par un chef d’orchestre invisible. Et à l’animation de leurs pas et de leur mouvement s’ajoutent le jeu de la prononciation et des rimes. Comme lors d’une réception familiale, elle les voit passer de la cour au jardin enchainant dans un mécanisme parfait, les commentaires ironiques, les retrouvailles pleines de bilan, les débats sur l’éducation, et l’affection partagée. Des actes qui nous racontent une histoire, une histoire de vies. Des thèmes qui hantent et dirigent, des mystères et des conflits qui inquiètent.
Ce soir prise d’émotion devant ces femmes qui se battent en duel verbal, elle se perd entre illusion et réel. Le temps de la représentation semble se suspendre, elle reste assise en un autre siècle, et son siège la met seule spectatrice dans ce salon. L’écart entre la scène et elle disparait, elle croit toucher ces femmes qui flottent dans leur crinoline. Elle peut sentir la maille froide de l’armature, la douceur du taffetas qui les habille, et le souffle de la passion qui les emporte. Elle peut comprendre la rage qui les habite, l’orgueil qui les anime, et la trahison qui les déchire. Elle comprend le doute qui s’empare d’elles lorsque leurs valeurs sont ébranlées par la nature de l’homme. Leurs besoins de se raccrocher à la droiture de leur éducation, à la religion qui pardonne, au point d’en étouffer la liberté de leur désir. Les convenances de la société sont choses intemporelles.
Dans ce vide quotidien qui les menace, par la platitude de leur vie et l’absence du marquis, elles ne cessent de parler. Elles parlent pour combler, pour exister. Cela les étourdit, leur occupe l’esprit. Jalouses de cet homme qui n’a pas de limites, qui s’affranchit des règles, elles deviennent esclaves de leurs fantasmes et de leurs convictions inaltérables. Elles ne peuvent accepter les actes qu’il commet, mais chacune dans sa vie l’a vu en transgresser les interdits, et sont liées à lui jusque dans sa prison. « Faîtes le signe de croix n’est-ce pas cela que fait tout le monde devant une si pénible histoire ? » La main honteuse se repose doucement sur la belle enveloppe et les jambes tremblent sur l’échiquier. Taire l’affaire ne rendra pas l’évènement moins scandaleux. Les questions brulent les lèvres des jalouses qui se tournent autour sans jamais se toucher, sans jamais se détourner de leur sujet premier : le marquis emprisonné. Les accusations fusent, de tous côtés on rappelle les douloureux faits et cherche le responsable de la débauche d’un homme.
Un silence se fait, un mot s’échappe, le temps se fige, confuses elles ne doivent pas perdre la face. Transportée dans ce salon, tapissé de gris de fer bleuté, l’ambiance se glace, les mains se crispent, les poumons s’indignent, elle n’ose bouger de peur de se faire remarquer. Elle participe en complice, mise au secret par ces femmes, aux coulisses de l’intrigue. La mère, qui ne se pardonne pas cette alliance, ne l’a jamais admis. Sa femme dévouée corps et âme continue de l’aimer. La sœur, qui fût sa maîtresse l’a trahi. Les amies de toujours que tout oppose, courtisane ou dévote, défendent leur vérité. Et enfin la servante spectatrice par son statut mais fidèle à son maître. Des femmes qui se débattent avec l’ombre d’un homme adulé ou rejeté qui révolte et enchante. Un combat intérieur entre leurs angoisses et leurs certitudes : un aparté qui se dessine sur les planches par les rayures que tracent leurs rigides jupons.
Elle n’avait donc plus de choix, il lui fallait fuir pour échapper à son emprise. Un frisson l’envahit à cette idée. Auprès d’aucun autre homme elle ne pourra vivre et il faudra plus de divin dans celui qu’elle suivra pour supporter de rompre son mariage. C’est en femme pieuse qu’elle finira, puisque son amour n’a pas sauvé le marquis de sa perversion et qu’il lui faut tenir sa promesse. Elle aurait tant aimé ne pas être une parmi d’autres, ne pas le partager, croire qu’elle lui suffisait. Qu’elle soit son seul scandale, son seul combat, son seul amour.
En les écoutant se livrer, une admiration profonde naît en elle, pour leur vivacité d’esprit, le tact du mot juste, mais surtout pour le courage de ces femmes qui assument leurs actes et ceux d’un homme. Elle en oublie que ces créatures pastels ne sont pas réelles. C’est l’enchantement du théâtre : transporter dans la confusion pour en accepter le récit. Elle contemple et confond l’intrigue et le rôle, l’actrice et le dialogue, l’époque et le lieu.
Elle admire le réel piégé et l’illusion convenue. Une contemplation qui ne s’éteint qu’au salut.
« Nous voulons du théâtre dans la vie, et de la vie au théâtre » Jules Renard