Imagerie Numérique / Document écrit DNAP / ESA Pau 2015

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Mai 2015

Léa Morales-Chanard

DNAP Design Graphique Multimédia École Supérieure d’Art des Pyrénées — Pau

Imagerie Numérique

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Léa Morales-Chanard

/ Imagerie Numérique


Avant-propos

Curieuse des technologies, j’ai commencé à expérimenter l’altération d’images vers le glitch en deuxième année à l’École Supérieure d’Art des Pyrénées, et ai en conséquence effectué plusieurs recherches sur le sujet. Au cours de mes découvertes culturelles, j’ai trouvé un point commun à bon nombre d’oeuvres et de travaux de design graphique qui m’intéressaient et me poussaient à la création : tous portaient visuellement un indice de la technologie numérique. J’ai donc souhaité par la suite mettre un mot sur ce phénomène: l’imagerie numérique. Les recherches concernant la rédaction de ce document ont cependant été quelque peu difficiles, « imagerie numérique » étant une sorte de néologisme, je n’avais que peu de mots clefs pour enquêter et ai donc fait mes recherches selon un principe de tableau d’images que j’ai entrepris d’analyser en tant que témoin du phénomène, avec l’aide de quelques ouvrages et articles relativement généraux qui m’ont également permis de découvrir de nouvelles pistes et de nouveaux artistes. Ce document n’est en aucun cas une liste exhaustive de travaux comportant des symboles du numérique, mais un premier pas vers une analyse de cette « imagerie numérique ». J’ai également souhaité retranscrire ce phénomène au travers de la forme de cet écrit, me prêtant ainsi à l’exercice que j’analyse : des indices d’un univers numérique parsèment la mise en page du livre sous différentes formes. Quant au format, il retranscrit celui d’un écran d’ordinateur, celui-là même grâce auquel j’ai rédigé ce document.

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Imagerie numérique 3/ Introduction

5/ Indices Numériques

33/ Conclusion

//Précurseurs

35/ Glossaire

//Pixels

37/ Corpus

//Glitch //Scan //Logiciels //Conclusion

38/ Bibliographie 39/ Sitographie 40/ Colophon & Remerciements

15/ Médium Numérique //Précurseurs //Interfaces, web //Altérations //Jeux Vidéos //Conclusion

24/ Culture Numérique //Geocities //Digital Folklore //Memes //Conclusion

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Introduction

Depuis leur perfectionnement à la fin des années 1970, l’ordinateur et plus largement les technologies numériques n’ont cessé d’évoluer et de s’introduire dans la vie quotidienne au sein d’une culture commune. L’arrivée de l’ordinateur personnel dans les années 1980 est l’un des points culminants de cette évolution, permettant au tout un chacun de s’essayer à cet outil auparavant largement utilisé par les chercheurs uniquement. L’ordinateur rentre dans les foyers et devient de plus en plus facile d’utilisation, ce qui garantie son succès exponentiel. Cet outil apporte avec lui de nombreuses possibilités jamais expérimentées auparavant, faisant de n’importe quel utilisateur un explorateur en puissance. Avec cet ordinateur personnel viennent des logiciels comme Type Processor One, en 1983, premier outil de Publication Assistée par Ordinateur, qui permettent de produire travaux et images via l’outil numérique. Mais en dehors de ces outils purement techniques, l’ordinateur apporte également tout un univers numérique à découvrir, explorer et exploiter. Nouvel outil de production d’image, nouveau mode de travail, nouveaux codes, nouveaux apprentissages mais aussi nouvelles possibilités et nouvelles sources d’inspiration se font connaître via ces nouvelles technologies, puis à l’arrivée d’internet et du World Wide Web, qui donnera également une nouvelle manière de montrer et de partager des productions. Cet univers-là est informatique et porteur d’images et d’éléments visuels qui proviennent de ou permettent son fonctionnement. Un curseur, par exemple, cette petite flèche qui permet de naviguer et de cliquer, de communiquer avec la

machine, est une forme graphique qui provient de l’univers numérique (il est indissociable de sa fonction) et qui permet son fonctionnement (il permet d’effectuer des actions). Cette image est aujourd’hui liée au numérique et peut être réutilisée. C’est ce que nous appellerons l’ « imagerie numérique » : des images ou éléments visuels dont l’origine est liée aux technologies numériques, parmi lesquels la pixélisation, le glitch, le code, les icônes, les fonctions logicielles… Autant de notions et de codes inhérents aux technologies qui permettent à l’ordinateur de fonctionner et engagent l’utilisateur à expérimenter l’outil afin de comprendre ces images et leur origine. Ces éléments font aujourd’hui partie d’un langage et d’une culture commune grâce à la popularité des ordinateurs personnels et l’entrée dans ce que l’on appelle « l’ère numérique » (1). L’utilisation massive et mondiale de ces outils induit donc que ses aspects visuels soient reconnus, utilisés, exploités, étudiés, questionnés et appropriés. L’art contemporain et le design graphique sont aujourd’hui liés à ces technologies, ces outils de travail porteurs de nouveaux paradigmes culturels et/ou sociaux, constituant ainsi un nouveau terrain de jeu artistique à l’imagerie propre. Force est alors de constater que ces éléments visuels « numériques » sont de plus en plus adoptés dans de nombreux travaux : des affiches utilisant le glitch comme forme ornementale au net.art qui cherche à montrer une esthétique web brute, l’outil numérique est mis en avant grâce à cette imagerie qui émane de son fonctionnement même. De plus, on s’aperçoit que beaucoup a été rédigé sur différents aspects des technologies

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numériques : le flux d’information, les réseaux sociaux, l’art digital, le web vernaculaire… Mais il est également intéressant de se pencher sur les images produites par ces technologies, et leur utilisation autant en dehors du médium qu’en son sein même. En partant de ces deux constats, on peut alors se demander dans quelle mesure et par quels indices et procédés ces technologies numériques sont inclues dans des oeuvres. Que représentent ces éléments visuels, vers quels discours les artistes se dirigent-ils en ré-utilisant une imagerie numérique? Grâce à une collecte de travaux de design graphique et d’oeuvres d’art qui visuellement portent des traces et indices numériques, on peut dégager de ce thème plusieurs points répartis sur trois parties qui présenteront chacune un ensemble d’oeuvres que l’on analysera. Dans un premier temps, nous nous intéresserons à des travaux « objet » comportant des éléments visuels numériques : ces productions n’ont pas de finalité numérique, ce sont des objets imprimés, donc a priori sans lien direct avec le numérique si ce n’est, peut être, leur production, et bien sûr, les indices qu’ils comportent. Dans une deuxième partie, il s’agira cette fois d’oeuvres numériques qui font ostentatoirement visuellement référence à leur médium, exposant leur matrice. Enfin dans une dernière partie, nous évoquerons une imagerie issue de la culture vernaculaire du web, qui par son origine et sa distribution est devenue un indice des technologies numériques. Chaque travail sera ainsi analysé pour en dégager les signes et symboles, afin de comprendre quel appel est mis en place par rapport au numérique.

l’ère numérique est l’époque où les informations circulent de façon prédominante sous codage informatique (wikipedia) (1)

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Indices numériques Supports non-numériques

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Précurseurs En 1984, April Greiman achète son premier ordinateur Macintosh, le 128k. Fascinée par la technologie, l’arrivée de l’ordinateur personnel et son potentiel en tant qu’outil lui sont irrésistibles et font d’elle l’une des premières designer graphique à travailler sur ordinateur. Ce Macintosh laissera ensuite place à un plus puissant, le 512k, grâce auquel April Greiman composera une affiche célèbre pour Design Quarterly, intitulée « Does it make sense ? », ainsi que ses travaux suivants. Cet outil moderne offre un principe tout nouveau dans le milieu du graphisme, celui du « WYSiWYG » (2) selon lequel la mise en page et son résultat final sont visibles directement depuis l’outil numérique, le logiciel avec lequel ils sont composés. C’est un grand changement par rapport aux travaux faits de manière analogue, où le résultat final comportant tous les éléments n’est pas accessible avant sa réalisation, son impression.

April Greiman, Does it Make Sense?, 1986

Indices numériques

Et par ce procédé, il est possible à tout moment de modifier un travail, comme s’il n’était jamais terminé. De plus, la fonction « annuler » permet de revenir sur une décision sans laisser de trace, ce qui laisse plus de place à l’expérimentation. L’ordinateur implique donc de nouveaux modes de travail à explorer mais également de nouveaux codes et de nouvelles notions inhérentes à la technologie même qui lui permet de fonctionner et de servir d’outil. Dans son affiche pour une série de conférences à la Sci-Arc (Southern California Institute of Architecture) en 1986, April Greiman explore les possibilités qu’offre l’outil numérique en jouant sur la pixelisation et le collage numérique. Elle inclue également des polices de caractères composées de pixels grossiers, qui renvoient à la série d’icônes (3) créées par Susan Kare pour Macintosh en 1984, icônes au design sommaire ultra-simplifié pour convenir à la faible résolution des écrans cathodiques de l’époque ainsi qu’à la faible capacité de mémoire des

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Susan Kare, Macintosh Icons, 1984

La designer américaine n’est évidemment pas la seule à expérimenter l’outil numérique, qui peu à peu prend de plus en plus d’importance dans le paysage graphique. La revue Emigre, par exemple, fondée en 1984 par Rudy Vanderlans et Zuzana Licko aborde le sujet du numérique dans le milieu du design graphique en étant à la fois « un lieu de débat, un organe d’information et un terrain d’expérimentation théorique et formelle » (5). En effet, il s’agit d’un des premiers magazines à effectuer sa mise en page grâce à des logiciels de Publication Assistée par Ordinateur (PAO), ce qui lui confère une qualité « d’explorateur » du design par le numérique. En 1989 paraît le numéro 11 de la revue, intitulé « Graphic Designers and the Macintosh Computer », une parution entièrement dédiée à « la réponse

initiale du monde du graphisme à l’introduction de l’ordinateur Macintosh » (6). Ainsi en plus de servir d’informateur sur ces nouveaux outils numériques et leur réception, Emigre en fait son propre outil éditorial. Pour le numéro 14, en 1990, intitulé « Heritage », la couverture représente le titre sur fond rouge, aux lettres pixélisées, symbolisant le passage à une nouvelle ère.

Émigre n°14, Heritage, 1990

April Greiman, affiche pour la Sci-Arc, 1986

premiers ordinateurs personnels. On remarque ainsi dans cette affiche le fond orange et blanc qui s’estompe en pixels singuliers en haut et en bas de l’affiche, ainsi que plusieurs dégradés de couleur qui rappellent les fonctions fournies par des logiciels de manipulation d’image ou de mise en page. Et bien que le collage ne soit pas une méthode purement liée à l’ordinateur, celui-ci l’a pourtant enrichie en élargissant les possibilités de sources (vidéos, dessins, photographies peuvent être « découpés ») et en rendant facile d’effacer et de changer les frontières entre composants d’un collage (fond transparent, découpe aléatoire, encadrement, étirement de l’image…). Ainsi la version pixélisée de l’Homme de Vitruve (4) présente sur l’affiche d’April Greiman est disposée sur un fond dégradé visible à travers la grille fine du niveau supérieur. Si aujourd’hui de tels assemblages semblent évidents, il est nécessaire de reconnaître qu’ils ne l’étaient pas pour les premiers utilisateurs de logiciels de photomontage. Cette idée de superposition de « couches » ou de calques est très présente dans le travail d’April Greiman, qui découvre alors un espace numérique offrant des possibilités théoriques et pratiques qui repousse les limites établies par le Style International Suisse dont elle s’éloigne alors graphiquement et philosophiquement.

«What You See is What You Get», traduit par «Tel affichage, tel résultat» (2)

(3)

Voir glossaire p. 34

Dessin de Léonard de Vinci, 1492 (4)

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Stéphane Darricau, Culture Graphique, une perspective de Gutemberg à nos jours, éditions Pyramyd, p. 203 (5)

(6)

emigre.com


Zuzana Licko, Lo-Res, 2001

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Eboy, affiche pour LDN Seahope, 2013

Mais Emigre n’est pas seulement un magazine, c’est également la fonderie « Emigre Fonts », dont un bon nombre de polices de caractères développées à ses débuts ont été créées par Zuzana Licko spécialement pour le magazine. Emigre Fonts se base sur une production essentiellement digitale de caractères, laissant place alors à l’expérimentation. Il s’agit pour les graphistes, à l’époque, de saisir le champ de la lettre et de se l’approprier. Ainsi Licko crée alors de nombreuses polices, saisissant l’avantage qu’offre alors le logiciel « FontEditor » : créer des caractères numériques grâce à une plateforme accessible. Certains de ces caractères sont énigmatiques car décoratifs comme Whirling en 1994, ou font clairement référence à l’univers numérique pour la police Lo-Res (abréviation de « low resolution », basse résolution) composée de carrés ou pixels.

Seahope en 2013 comporte ce même principe de simplification par les pixels : les éléments représentés sont angulaires et chaque ligne est composée de carrés, rendant les éventuelles diagonales ou arrondis « cassés ». Cet univers renvoie également à celui des premiers jeux vidéo, dont l’aspect était le même : coloré, carré, rappelant notamment le jeu Super Mario Bros sorti en 1985.

Écran d’accueil du jeu Super Mario Bros, Nintendo, 1985

Pixels

Cette notion de pixel est donc récente, et est vite reprise par bon nombre de designers. Ceux-ci testent les limites de l’ordinateur, les limites de la machine et découvrent alors un tout nouveau langage comprenant les notions de pixel, d’erreur numérique, de bug, de code, de basse résolution ou basse définition et bien d’autres. L’ordinateur devient alors un outil qui offre une palette de nouvelles images à explorer et à exploiter, images qui sont engendrées par sa matrice même, son fonctionnement, ses capacités et ses limites. Le pixel est un élément qui permet d’afficher une image, un carré minuscule de couleur comportant certaines valeurs telles que, assemblé à d’autres, il permet de retranscrire une image sur un écran d’ordinateur. Pourquoi ne pas tester les limites du pixel? Le grossir, l’isoler, changer sa valeur, l’éliminer… Dès les débuts de l’ordinateur personnel se crée une sorte de fascination pour ce nouveau mode d’affichage et ses limites. Les icônes crées par Susan Kare en 1984 pour Macintosh ont cette qualité de « bassedéfinition » due à la capacité moindre des premiers ordinateurs. Mais au-delà de cela, le design sommaire de cette interface graphique a fait le succès de la marque et contribue alors à populariser l’idée de pixélisation et de « bitmap ». Il s’agit d’une esthétique ultra-simplifiée composée de pixels colorés qui lui confèrent un aspect grossier et aujourd’hui « rétro », renvoyant à une époque où les machines numériques n’avaient que peu de capacités d’affichage. Dans cet esprit, le collectif « Eboy » produit abondamment des affiches au design « 8-bit » (7), composées de nombreux éléments minuscules formant des villes de bitmaps suivant différents thèmes. Leur affiche pour LDN


Thomas Ruff, extrait de la série JPEGS, 2006 Thomas Ruff, extrait de la série JPEGS, 2006

Thomas Ruff, extrait de la série JPEGS, 2006

L’artiste Thomas Ruff explore cette idée même de matrice de l’image dans sa série de photographies intitulée « Jpegs » (8) (du nom du format de fichier). Ces images sont composées de pixels agrandis et redisposés en mosaïques, interrogeant ainsi le monde numérique et le monde des médias dont l’authenticité est remise en question. Ainsi la netteté aléatoire des images produites permet de questionner le réel dans le quotidien, soulignant une ambivalence des images entre l’idée d’une photographie du réel et celle d’une image totalement fabriquée. Ces oeuvres, au nombre de dix, donnent à voir des images floues, pixélisées, et le spectateur en vient à se demander s’il n’y a pas une erreur informatique qui s’est glissée dans le code de l’image, la rendant bancale et de faible résolution. Ainsi Thomas Ruff se réapproprie la notion de pixel et de basse-définition pour composer ses travaux, et transfert une idée numérique (le pixel), vers un support différent, un support imprimé.

(7), (8) (10)

et (9) Voir glossaire p. 34

wikipedia.com

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Mais le glitch peut être utilisé comme source de manière plus évidente, toujours dans des productions non-numériques. Par exemple, la série d’affiches pour le « Impakt Festival », créées en 2012 par le studio Lava Design (Pays Bas) utilise clairement une image du bug pour faire passer son message. L’Impakt Festival est un festival néerlandais consacré à l’audiovisuel et la musique contemporaine. L’édition de 2012, intitulée No more westerns souhaitait interroger

les standards occidentaux en référence aux nouveaux médias, plus aptes à diffuser les cultures. Ainsi Lava Studios choisit d’illustrer ces idées en créant plusieurs dichotomies d’images qui se retrouvent liées par un glitch, symbole ici des nouveaux médias. Ces affiches jouent sur deux symboles : d’une part les images sousjacentes représentent des éléments phares de deux cultures différentes (par exemple, la statue de la liberté pour le monde occidental et une pagode rappelant l’Asie), ainsi que le bug, ces traits dysfonctionnels de couleur composés de pixels grossiers et déconstruisant les images, alors emblème de, suppose-t-on, internet et le monde des médias. On observe donc une sorte de fracture entre deux cultures différentes, qui néanmoins subissent le même traitement. Ici le glitch est utilisé pour rappeler clairement le numérique. Il est non seulement une forme esthétique qui apporte à l’affiche une composition intéressante, mais aussi un message.

Lava Design Studio, affiche pour le festival Impakt, 2012

Il y a donc dans le travail de Thomas Ruff une autre notion clé du numérique, une autre image qui renvoie à cet outil entièrement, celle du bug (9). Le « bug », cette erreur informatique qui parasite les écrans et l’affichage des images, ou induit un dysfonctionnement dans un programme, tient son nom du tout premier bug informatique. En septembre 1947 à Harvard, la mathématicienne Grace Hopper voit le calculateur « Mark 2 » (ancêtre de l’informatique d’aujourd’hui) tomber en panne. Après investigations, les scientifiques découvre un insecte, « bug » en anglais, coincé dans l’un des appareils qui permettent au calculateur de fonctionner. Même si ce n’est pas la première panne informatique de l’histoire, le terme de « bug » tient son origine de cette anecdote (10) et reste aujourd’hui synonyme de panne ou de dysfonctionnement dans le milieu informatique. À une époque où les ordinateurs sont dans toutes les maisons, il est évident que bon nombre de personnes aient fait l’expérience infortunée du bug, mais ce dysfonctionnement est aussi source d’images décomposées, dont les couleurs changent, dont la matrice change, créant ainsi de nouvelles formes intéressantes à exploiter. Le terme « glitch »(11) peut être un synonyme du mot « bug », même si techniquement les deux termes désignent des défaillances différentes. En 2010, un utilisateur d’internet enregistre et partage sur la toile un glitch durant une émission pour enfants nommée « Lazy Town ». Le caractère déformant et effrayant du glitch en rapport à l’émission

Henrietta Harris, Your Tomorrow, 2012

Glitch

enfantine a créé une sorte de « buzz » et a engendré une « glitch-mania » qui s’est répandue depuis. S’inspirant des erreurs qui déforment les images, l’artiste peintre Henrietta Harris crée des portraits à l’aquarelle illustrant des personnages qui se décomposent en traits de couleurs, créant des lignes qui recomposent les visages dans l’espace de la feuille. Bien loin du monde numérique, elle met ainsi en pratique une notion informatique, le glitch, sur un tout autre support, et au lieu de pixels et de lignes droites colorées, l’artiste reprend ce phénomène de défaillance électronique avec sa propre sensibilité. Ces peintures font alors appel à l’univers numérique sans en être les évidents indicateurs.

(11)

Voir glossaire p. 34

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Le procédé du slit-scan est aujourd’hui très populaire, à tel point que le site Trendlist (13) a créé pour lui une catégorie. Ce site répertorie les tendances actuelles du milieu du design graphique, séparant ces modes en un classement de thèmes et d’années de création. Ainsi on peut y observer que 236 travaux ont été répertoriés dans l’onglet « scanned », dont la majorité en 2013. Il est alors évident que beaucoup se sont appropriés ce principe, se servant du numérique pour créer, expérimenter et tester des possibilités, tout en l’affichant clairement en tant que signe dans une production hors du numérique.

Par exemple, le studio tchèque Anymade Studio, en 2013, a produit une affiche utilisant le procédé du slit-scan et faisant référence au monde numérique. Sur cette affiche pour un festival du film expérimental, on distingue un fond coloré de plusieurs couleurs mêlées, dégradées, ainsi que le nom du festival, Other Pleasure dont les caractères ont été déformés au scanner. Non seulement et comme dit précédemment, cette méthode fait référence visuellement à l’informatique, mais le fond est également pixélisé, brouillé, créant alors un deuxième indice qui rappelle le numérique. Au-delà d’être un choix délibéré pour faire passer un message (le fond peut faire appel à une vidéo agrandie), il s’agit là d’un choix esthétique. Les pixels apportent à l’image une certaine dureté, une impression d’inachevé, et touchent directement le spectateur qui sait fondamentalement de quoi il s’agit, car aujourd’hui, c’est une notion quasi-universelle. Le spectateur connaît cette forme, elle lui est familière et pourtant, elle est utilisée dans un autre contexte que celui de l’ordinateur, il s’agit d’appropriation.

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Anymade Studio, affiche pour le festival Other Pleasure, 2013

Le designer et illustrateur brésilien Marcos Faunner, lui, utilise un procédé similaire au glitch pour servir son propos : le slit-scan (12). Même si cette pratique n’est pas numérique en soi, l’apparition du scanner numérique rend sa pratique plus aisée et donc plus accessible. Il s’agit, au cours d’un scan d’une feuille ou d’une photographie, de bouger légèrement celle-ci afin d’obtenir des déformations aléatoires qui miment un mouvement. Ce principe se rapporte étroitement au glitch car comme lui, il s’agit à la base d’un accident, dont le résultat a suscité l’intérêt de certains artistes qui ont donc cherché à se réapproprier ce phénomène. En effet, aujourd’hui on trouve bon nombre de sites et applications qui permettent de « glitcher » des images (on ne compte plus le nombre de ces sites, parmi lesquels on trouve « Image Glitcher » ou encore « uglitch.com »), ou de pratiquer le slit-scan sans même un scanner (l’application « slit-scan » sur iPhone par exemple, permet de prendre des photos tout en créant le même effet). Ici Marcos Faunner aborde l’éternelle question de la légibilité dans le travail du designer, question qui revient dans de nombreux travaux. Pour ce faire, il utilise la technique du slit-scan sur une série de mots et de lettres esseulées afin de les mouvoir, de les déformer et de créer de nouveaux caractères quasi-illisibles. Les formes créées semblent flottantes et l’impression de l’ensemble est celle d’un bug numérique qui aurait déformé les composants d’une affiche. Ainsi avec ce travail typographique, l’outil numérique est un outil de recherche et le résultat final comporte en lui-même

Marcos Faunner, Legibilidade, 2014

Scan

l’indice de cet outil. Bien que ce ne soit pas là une création destinée au support numérique, l’artiste utilise sans concession cet outil et le revendique. Le scanner numérique a clairement permis de faire ce travail, en inspirant par son fonctionnement même le designer, le poussant à expérimenter ce dispositif pour traiter d’un sujet a priori non-lié.


Melanie Willhide, The Jack Benny House, extrait de la série To Adran Rodriguez, With Love, 2013 Melanie Willhide, TLittle Boy Blue, extrait de la série To Adran Rodriguez, With Love, 2013

Melanie Willhide, Two Girls, extrait de la série To Adran Rodriguez, With Love, 2013

En faisant de certaines caractéristiques du numérique les leurs, designers et artistes transposent tout un panel de codes à des supports dont les règles diffèrent. Mélanie Willhide par exemple, opère des transformation de l’ordre du bug sur ses photographies dans une série intitulée To Adrian Rodriguez, with Love, induisant par divers procédés et photomontages des dysfonctionnement sur ses photographies : éléments répétés, traces de couleurs aléatoires, lignes déportées… En jouant ainsi sur le code de l’image, sa matrice, elle fait passer un travail photographique à un travail numérique, adoptant les codes et les signes qui le qualifient.

(12)

Voir glossaire p. 34

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trendlist.org

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Le plus évident sur ce point est l’artiste Constant Dullaart avec sa série de photographies éditées Jennifer.ps. Ce projet fait référence à la photographie Jennifer in Paradise prise par John Koll, co-créateur du logiciel Adobe Photoshop, en 1987, la première image à être traitée sur le logiciel (16). En effet, il s’agit de la photographie qui permis aux créateurs de Photoshop d’expérimenter les fonctions en devenir et de les montrer à voir via cette image. Jennifer in Paradise a par la suite été très utilisée par les novices de Photoshop afin d’en comprendre les principes et les rouages, se retrouvant alors manipulée par des milliers de personnes testant les possibilités et les limites du nouveau logiciel, jusqu’à en perdre le sens premier.

Jennifer in Paradise, photographie originale, 1987

Château Fort Fort, couverture de Sibylle, 2012

Au-delà de ces éléments qui évoquent donc de manière générale l’ordinateur et son fonctionnement, il est nécessaire de parler des logiciels et outils proposés et accessibles sur des supports informatiques, qui eux-même portent en eux des caractéristiques spécifiques que l’on retrouve de façon ostentatoire dans certains travaux. Les logiciels d’édition, de photomontage ou de dessin sont utilisés par tous aujourd’hui et ont été construits avec certaines interfaces reconnaissables ainsi que, et surtout, un panel de fonctions intégrées qui permettent la création. Par exemple, le logiciel de retouche, traitement et dessin assisté par ordinateur Adobe Photoshop, très populaire, comporte une liste d’ « effets » applicables aux images que l’utilisateur souhaite transformer, qui de part la popularité du logiciel, sont devenus reconnaissables. L’accessibilité de ces logiciels a, en somme, incité les novices à en explorer toutes les capacités à outrance très tôt et a donc vu émerger bon nombre d’images crées spécifiquement grâce à des fonctions logicielles. Le studio lyonnais Château Fort Fort publie en 2012 Sibylle, un « répertoire de trame graphique élaboré selon un registre de variables intrinsèques au logiciel de mise en page InDesign » (14). Sibylle explore ainsi les possibilités qu’offre le logiciel et indique son processus de création. Le studio propose également en 2013 une affiche pour « Le mois des parcs » dans la région Basse-Normandie, qui utilise des effets propres à un logiciel : les photographies en noir et blanc sont « encadrées » d’un effet de

Château Fort Fort, affiche pour Le mois des parcs, 2013

Logiciels

boîte qui rappelle des fonctions « cadre » sur divers logiciels (sur photoshop on retrouve des effets comme « esquisse » ou « contours lumineux » par exemple) ou encore les « boîtes » par défaut en css (15) d’anciennes pages web.

Constant Dullaart expose des versions différentes de la photographie en question : certaines déformées via des fonctions du logiciel, d’autres modifiées, d’autres non-retouchées. À cela s’ajoute un aperçu de la conversation engagée par l’artiste même avec Jennifer, le sujet de la photographie et femme de John Knoll, autour de son sentiment par rapport à cette photographie et à l’instant représenté par l’image.

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Constant Dullaart, extraits de Jennifer.ps, 2014

En transposant le numérique à l’état physique et grâce à cette trame narrative, Dullaart redonne son sens premier à Jennifer in Paradise, malgré les tourments qu’a subit l’image au cours des années.

(14)

chateaufortfort.fr

(15)

Voir glossaire p. 34

Photoshop: the first demo sur YouTube (16)

Conclusion L’arrivée de l’ordinateur a donc porté avec lui de nouvelles images. Ces nouveaux traits visuels d’une entité numérique sont reconnaissables par tous de part la popularité de cet outil et la facilité de partage qu’il permet. De plus, sa vulgarisation globale a permis à tous de témoigner de ses images, de ses aspects, de ses fonctions et plus largement de son fonctionnement qui lui confère en lui-même ses qualités visibles. Pixel, bug, numérisation sont autant de signes qui renvoient directement à un aspect technique du numérique. Peu à peu, chacun s’est approprié ces aspects en apprenant à utiliser un ordinateur, à tel point qu’au-delà de termes, de dysfonctionnements et de pratiques techniques, ils sont devenus des sources d’inspirations esthétiques, que ce soit pour traiter du numérique ou non. Et en transposant ces symboles vers des supports non-numériques, artistes et designers témoignent d’une époque où l’outil informatique est indispensable et incontournable. Mais en plus de fournir des images à explorer et à exploiter, l’ordinateur, avec l’arrivée d’internet, inclue de nouveaux paradigmes dans les processus de création : un nouveau support visible, la notion d’interactivité, celle du partage, une source d’information presque inépuisable, un nouveau mode de recherche et de nouvelles manières de créer. Autant d’idées porteuses de questions sur cette influence et cette emprise en devenir de l’outil numérique.

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Médium numérique Du numérique au numérique, art digital.

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Précurseurs Les artistes ont toujours été parmi les premiers à s’intéresser aux nouvelles technologies et à souhaiter en faire leur terrain d’expérimentation. Ces technologies numériques, bien que liées initialement à des environnements de recherche universitaire, ont très vite démontré leur potentiel en tant qu’outil pour l’art mais aussi en tant que médium. Elles ouvrent la voie à un champ d’expérimentation tout nouveau qui amène les artistes à s’approprier ce médium dans son entièreté, avec ses codes, ses règles, ses possibilités. L’art numérique « implique alors que le travail utilise la plateforme numérique de la production à la présentation et qu’il explore et montre les possibilités inhérentes à cette plateforme » (17). Il s’agit d’une forme d’art qui se situe aux limites entre l’ingénierie, le design, l’art et la science, rendant floues les frontières entre différents corps de métier : on considère la série de codes et de règles établies par le médium numérique comme objet conceptuel à part entière, ces instructions étant à la base d’un processus créatif. En 1963, le professeur et chercheur américain Michael A. Noll crée la première image générée sur ordinateur, Gaussian Quadratic, une forme composée d’un trait suivant différentes directions selon des coordonnées aléatoires et fixées (suivant l’axe vertical ou horizontal) via un code spécifique qu’il établi sur un ordinateur. Considéré comme l’un des pères de l’art numérique, il fonde avec cette image les bases de cette forme d’art : s’approprier l’objet numérique en façonnant son propre fonctionnement, écrire textuellement

Michael A. Noll, Gaussian Quadratic, 1963

Médium numérique

les règles qui amèneront à une production visible. C’est le principe du « back-end » et du « front-end » : le back-end est composé du code, des fonctions écrites, il est invisible, et le front-end (de l’anglais « front » qui signifie « devant ») est le résultat visible de ces fonctions lorsqu’elles sont exécutées. Cette notion est au coeur de l’art numérique et permet alors un double raisonnement : l’idée d’un concept derrière le code ainsi que dans l’interface visible qui est aussi porteuse de sens.

Une exposition de ces travaux est organisée à la Howard Wise Gallery à New York en 1965, nommée « Computer-Generated Pictures » (« Images générées par ordinateur »), marquant le premier pas vers un art numérique et sa reconnaissance dans le milieu artistique. Plus tard, l’ingénieur Billy Klüver crée l’organisme « E.A.T. » (« Experiments in Art and Technology »),

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Extrait du manifeste de l’organisme « E.A.T. »

un organisme non-lucratif visant à créer des liens entre artistes et ingénieurs afin d’explorer les nouvelles technologies et de lancer des collaborations entre deux corps de métier : « E.A.T. se voyait comme un catalyseur stimulant la participation de l’industrie et de la technologie aux arts » (18). Son succès immédiat à travers le monde a une fois de plus engagé les artistes à se saisir du médium numérique conséquemment plus accessible. En effet, bien qu’attrayant, il était difficile pour des novices de comprendre le fonctionnement des tous premiers outils informatiques très complexes, ainsi la jonction entre ingénieurs et artistes facilitait l’entrée d’une vision artistique et la mise en place de projets utilisant ces technologies. C’est ici donc une autre notion clef de l’art numérique qui se découvre : cette double qualité qu’incarne l’artiste. Ce dernier est en effet à la fois ingénieur, comprenant et écrivant des codes informatiques, et artiste,

porteur d’un concept et d’une présentation finale. À la suite de cela, de nombreux artistes découvrent le médium numérique et apprennent petit à petit à le maîtriser et à le conceptualiser. Mais malgré ces initiatives, il faudra attendre la fin des années 1990 pour que musées et galleries prennent réellement conscience du potentiel de l’art numérique et décident d’exposer ces travaux sans retenue. On peut lier ce phénomène à l’arrivée d’internet, qui devient justement ce que l’on connaît aujourd’hui sous le sigle « www » (World Wide Web) à la fin du 20è siècle. Le « web » provoque l’apparition de nouveaux paradigmes au sein d’une technologie déjà relativement neuve (du moins sa popularisation au cours des années 1980). Alors que la compréhension de ces nouvelles technologies est encore mince et ne cesse d’évoluer, un nouvel élément vient leur fournir des qualités supplémentaires: interactivité, outil de recherche, plateforme de partage d’information, nouvelle vitrine commerciale… Autant d’aspects qui viennent enrichir encore la réflexion sur les nouvelles technologies numériques à une époque où l’ordinateur s’installe dans les maisons et commence à servir de fenêtre sur le monde. Christiane Paul, Digital Art, éd. Thames & Hudson, coll. World of Art, Londres, 2008, p. 67 (17)

(18)

fondation-langlois.org

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Au cours des années 1990 également se développent, en même temps que l’art numérique, des galleries en lignes, qui souvent sont initialement des groupes de discussion autour du sujet du numérique et de l’art. Parmi ces galleries, on trouve äda ’web (20), créée par le français Benjamin Weil en 1994, qui « expose » (le terme est-il approprié pour l’art numérique ?) des oeuvres en lignes d’artistes comme Jenny Holzer, Doug Aitken ou encore Lawrence Weiner. L’efficacité avec laquelle il est ainsi possible de partager et de voir sur internet permet alors également le principe du remix : l’idée d’utiliser l’existant pour créer quelque chose de nouveau qui permet une réflexion sur le média en lui-même. C’est dans cette idée que les artistes Jon Ippolito, Keith Frank et Janet Cohen créent le site The Unreliable Archivist (21), une interface dont les données sont celles du site

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Jon Ippolito, Keith Frank et Janet Cohen, The Unreliable Archivist, 1998

L’art va rapidement s’emparer de la plateforme web, conceptualisant et proposant une réaction et une réflexion initiale sur la tension entre une philosophie d’information massive et un contexte commercial qui constituent le web. C’est le cas par exemple du travail de l’artiste russe Olia Lialina en 1996, intitulé My Boyfriend Came Back From The War (19). Il s’agit d’une page web interactive ponctuée d’images en noir et blanc et de portions d’un texte racontant le retour d’un homme parti à la guerre et sa réunion avec sa femme. Chaque image et chaque texte sont des liens qui, une fois cliqués, permettent à d’autres éléments d’apparaître sur la page, créant ainsi une narration interactive où l’utilisateur crée son propre cheminement dans l’histoire. Ces liens et ces images sont typiques des débuts d’internet et des nouvelles technologies : les liens sont différenciés en étant soulignés (une des caractéristiques des liens par défaut), les images sont en basserésolution, et chaque fenêtre qui s’ouvre pour laisser apparaître un nouvel élément est encadrée d’un gris qui rappelle l’interface des premiers navigateurs. En laissant ces codes transparaître, l’artiste confirme son sujet en en gardant les signes. L’expérience se termine alors sur une page structurée de petites fenêtres vides, noires, signifiant la fin de l’épisode narratif. Se servant de la qualité première d’internet, la notion de réseau créée par des liens vers des éléments qui complètent une recherche, l’artiste conceptualise le médium en posant la question du flux d’information et de sources et leur compréhension sur le web.

Olia Lialina, My Boyfriend Came Back from the War, 1996

Interfaces, web

äda’web et sont ré-organisables grâce à des boutons qui proposent différents niveaux d’affichage, « plain, enigmatic, loaded, preposterous ». En modifiant les caractéristiques de la page via ces commandes énigmatiques, l’utilisateur visite le site d’äda’web d’une manière personnalisable, créant son propre chemin dans la base d’archives du site. Le principe d’une interface modulable n’est pas au coeur des technologies numériques, mais l’idée d’interface entre contenu et visualisation l’est, et c’est cela même que questionnent les artistes dans ce projet : l’assimilation d’une interface et ce que cela implique dans la compréhension d’un flux d’information qui est propre à internet. Ajouté à cela est toujours la notion d’interactivité, ici par le biais de boutons qui cachent des fonctions exécutées par le navigateur.


JODI, http://wwwwwwwww.jodi.org/

Ce principe est aussi celui de l’artiste serbe Vuk Ćosić, qui utilise largement le langage ASCII (22) afin de créer des images, fixes ou en mouvement. L’artiste se sert ainsi de ce code pour remplacer les pixels par des lettres et des signes propres au langage ASCII, ce qui forme des images. Dans son travail ASCII Unreal, disponible en ligne, Ćosić crée des paysages numériques profonds grâce au lettres fournies par la norme de codage de caractères informatiques ASCII. Le site (23) est orné d’un fond constitué de caractères verts oscillants en basse-définitition, vision d’un internet brut, et propose trois « photographies », trois images de paysages ou de lieux du même ordre. Chacune de ces représentations présente un monde codifié de symboles propres à internet (la couleur verte, les lettres standardisées ASCII) qui tend à incarner une idée spatiale d’internet. Intitulée « Unreal »,

cette série plonge l’utilisateur dans un espace numérique effectivement irréel faisant appel à des notions a priori opposées : internet et un espace tridimensionnel. Enfin en remplaçant les pixels par des lettres, l’artiste questionne également la restitution de l’information et justement, insiste sur la valeur du « back-end », ce qui est d’ordinaire invisible, derrière une interface. L’aspect numérique brut de son travail évoque un arrière plan du web, comme si le spectateur ouvrait une porte vers les coulisses d’internet pour en découvrir la matérialité.

Vuk Ćosić, ASCII Unreal, 1996

JODI, http://wwwwwwwww.jodi. org/

Ce sujet de l’interface est également au centre du travail de site web du collectif Jodi composé des artistes Joan Heemskerk et Dirk Paesmans. À travers leur site web à la terminaison énigmatique (wwwwwwwww.jodi.org/), les artistes souhaitent transformer l’interface « standard » des sites web en proposant une vision brute d’internet et du code informatique. Par le biais de graphismes crus qui soulignent l’imagerie liée au code et à l’informatique (couleurs saillantes « par défaut », sigles, mise en page), ils créent un labyrinthe algorithmique de liens et de pages qui semblent « cassés », non-fonctionnels, obsolètes. Ainsi Jodi questionnent la standardisation de l’interface qui mène à l’information, et le message que celle-ci peut donner, tout en souhaitant, dans un second temps, rappeler la forme fonctionnelle et première d’une page web, insistant sur sa structure poétique et prometteuse en tant qu’objet d’art. Encore une fois, les artistes s’approprient le médium numérique pour traiter du numérique, tout en en adoptant les codes visuels premiers, ainsi que les codes fonctionnels dans un principe ici de « front-end » et de « back-end » mêlés, donnant à voir ce qui d’ordinaire est voulu caché.

teleportacia.org/war/wara. html (19)

adaweb.walkerart.org/ home.shtml (20)

three.org/ unreliablearchivist/2010/) (21)

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(22)

Voir glossaire p. 34

ljudmila.org/~vuk/ascii/ unreal (23)


Internet est ainsi au centre de beaucoup d’oeuvres de la fin des années 1990 au début du siècle, autant dans leur aspect formel (mise en ligne) que dans leur aspect conceptuel (parler d’internet). Ce mouvement va être pour la première fois appelé « Net.art » par un groupe d’artistes parmi lesquels Olia Lialina, Vuk Ćosić et Jodi vus plus haut, à l’issue d’un groupe de discussion autour des arts numériques et de leurs pratiques via une mailing-list nommée « nettime ». Même si le terme avait déjà été évoqué par plusieurs artistes et critiques auparavant (on attribue l’invention du terme à Pitz Schultz en 1995) (24), c’est ce groupe d’artistes qui décide de s’en emparer en 1996 lors d’un rassemblement nommé « net.art per se » à Trieste (Italie) autour de la question « d’intersection entre art et technologie à l’ère de la communication numérique » (25). Il s’agit alors d’échanger des idées et des expériences à propos de « la possibilité du net. art comme forme d’art spécifique » et d’expliquer les paramètres qui définissent cet art. Ainsi à l’heure où internet devient petit à petit omniprésent dans les foyers, les artistes définissent leur pratique et scellent les fondements du net.art, un art d’internet, par internet et pour internet. Ce médium offre alors de toutes nouvelles possibilités d’expérience de l’art (interactivité, idée de temporalité, nouvelle appréhension d’un espace…) mais aussi et surtout de nouvelles possibilités de création. Le code fait partie de ces possibilités créatives, et l’artiste se situe alors dans la position d’un ingénieur, formulant dans un premier temps le résultat escompté, travaillant ensuite les

ce qu’elle serait capable d’en enregistrer et traiter les apparences, mais parce qu’elle peut dégager des vibrations, en particulier chromatiques, non pas mimétiques, mais analogues aux vibrations du réel. » Ces paysages deviennent alors des glitches, comme on peut le voir avec Sancy, sans titre n°1 en 2014, une vidéo du Puy de Sancy qui, une fois traitée via un code, transforme le paysage en un ensemble de formes abstraites de couleurs mouvantes et pixélisées, montrant ainsi la nature même de l’image numérique.

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Jacques Perconte, Sancy, Sans Titre n°1, 2014

Altérations

fonctions décrites textuellement par des codes qui l’amèneront à son projet et mettant en place ces instructions informatiques. C’est un travail méthodique qui dépend de règles établies par le support numérique. Pour créer un site web par exemple, il est nécessaire de connaître le langage HTML (26), qui est une norme qui contient des fonctions textuelles pré-établies afin de produire un résultat, une mise en forme, ou bien une action opérée par le navigateur. Cependant, ces règles et ces codes peuvent être travaillés et peuvent être recréés à des fins innovantes (de nouvelles fonctionnalités par exemple) ou artistiques. Le software art, l’art-game ou le processing sont des exemples de ce travail des règles. Prenons un exemple de vidéo numérique. Son encodage répond à un ensemble de normes qui permettent sa visualisation « propre » sur un ordinateur, c’est à dire lisse et attendue. Parfois, parce que ces règles sont cassées (il peut s’agir d’un format inadéquat ou d’une ligne de code en trop), la-dite vidéo sera soumise à des bugs, des glitches, qui peuvent aller de sa non-lecture à de simples pixels déplacés. Le travail du vidéaste français Jacques Perconte explore cette idée d’erreur sur un support numérique, en provoquant par le biais de la faute des images de paysages hauts en couleur et mouvants. Extrêmement productif, il explore des paysages naturels et les filme pour ensuite les traiter afin d’en dégager les vibrations et les couleurs, comme le précise la théoricienne Nicole Brenez : « Comme rien de la machine ne lui est étranger, Jacques Perconte sait pousser celle-ci à ses limites, penser à partir de ses insuffisances, créer en fonction de ses erreurs. La machinerie informatique pour lui n’est pas fidèle au monde en


Ces opérations sont définies par une suite de chiffres et de fonctions entrées dans le logiciel Processing, influençant une image, ici des photographies de montagnes, en déplçant des lignes de pixels ou en altérant leur couleur et leur position. Le résultat donne à voir des reliefs étranges et inconnus, redondance du thème de la montagne. La structuration et déstructuration d’un code d’une image est une notion récurrente dans le travail de Kim Asendorf et l’artiste conceptualise le médium numérique en tentant de s’y immiscer en créant ses propres codes.

Kim Asendorf, extrait de la série Mountain Tour, 2010

Jacques Perconte et Rosa Menkman produisent ainsi des oeuvres numériques en se servant des normes établies par le médium : ils altèrent les règles informatiques qui promettent un bon fonctionnement d’une vidéo. De plus, leurs oeuvres respectives sont purement numériques, c’est à dire d’origine et de réception numériques. Dans bon nombre de ses oeuvres, Rosa Menkman travaille sur les formats de fichiers et leurs spécificités, ce qui lui permet de distinguer les différences entre chaque standard de code. Elle écrit même un guide intitulé A vernacular of File Formats, disponible sur internet, où elle propose d’expliquer ces différences et ce qu’impliquent les changements d’extensions et de formats sur une image. Étudier les règles informatiques pour pouvoir créer les siennes ou les enfreindre est au coeur du travail de nombreux artistes, notamment Kim Asendorf, qui comme Jacques Perconte et Rosa Menkman, s’approprie le glitch, mais cette fois au travers d’altérations informatiques apportées sciemment aux codes d’images. Avec sa série d’images numériques Mountain Tour, en 2010, l’artiste allemand utilise la librairie java Processing (29) afin d’opérer des transformations basées sur la position des pixels dans une image. Kim Asendorf, extraits de la série Mountain Tour, 2010

Rosa Menkman, The Collapse of PAL, 2011

Le glitch est également au coeur du travail de l’artiste allemande Rosa Menkman, qui arbore le titre de « glitch-artiste ». Dans une réflexion sur l’obsolescence, elle crée la vidéo The Collapse of Pal (27), ajoutant à une image « glitchée » une trame narrative autour de la disparition du système de transcription télévisuelle PAL. Elle souhaite ainsi en alliant nostalgie narrée et images fortes à connotation et production clairement numériques, attirer l’attention sur les sujets qui émanent du glitch, notamment l’idée d’ « obsolescence programmée » (28) .

(24)

wikipedia

ljudmila.org/naps/home. html (25)

(26)

Voir glossaire p. 34

(27)

vimeo.com/12199201

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Rosa Menkman, The Glitch Moment(um), Network Notebooks, Amsterdam, 2011) (28)

(29)

Voir glossaire p. 34


Cory Arcangel, Super Mario Clouds, 2002

Au-delà d’internet ou de l’ordinateur personnel, l’artiste Cory Arcangel s’approprie un autre milieu numérique : le jeu vidéo, et notamment les jeux popularisés sur NES (30) comme Super Mario Brothers, sorti en 1985, avec son projet Super Mario Clouds. Cory Arcangel modifie une cartouche du jeu en la dénudant afin d’en voir les circuits imprimés pour supprimer tous les éléments du jeu à l’exception des nuages, créant ainsi un jeu vide où seulement le décor constitué d’éléments non-interactifs (contrairement aux briques par exemple, qui servent de plateformes au personnage). Comme dans le jeu initial, le décor se déplace vers la gauche, créant un chemin vers la fin du niveau, mais rien n’est « jouable », seuls les nuages se déplacent, offrant un panorama d’un paysage visuellement vide et vide de sens.

Les jeux vidéos ont donc également une place importante dans l’univers numérique, et un mouvement artistique dédié à ce médium apparaît en 2002, définissant un type de jeu vidéo qui souhaite souligner l’art ou dont la structure se veut produire un effet chez le joueur.

Arcane Kids, Bubsy 3D: Bubsy Visits the James Turrell Retrospective, 2013

Jeux vidéo

Se rapprochant du software art, qui consiste à bâtir son propre logiciel à des fins de création artistique, il s’agit dans le art-game de créer son propre jeu vidéo, une plateforme interactive entièrement inventée afin de communiquer un message, une impression. Le collectif de développeurs Arcane Kids crée dans cette idée le jeu Bubsy 3D: Bubsy Visits the James Turrell Retrospective en 2013, basé sur l’univers du jeu du début des années 1990 Bubsy, sorti sur Super Nintendo et contant les aventures d’un chat devant collecter des pelotes de laine à travers différents mondes. La version d’Arcane Kids a été développée pour le 18ème anniversaire du jeu original et amène le joueur dans un univers 3D (contrairement au jeu original en 2D) aux couleurs vives et aux graphismes à la fois étranges et simplistes, non sans rappeler les jeux vidéos des années 1990. Dans Bubsy 3D, le joueur manipule le félin à travers différentes plateformes, collectant des orbes multicolores, et rencontre des grenouilles parlantes qui lui indiquent un musée. Le sujet du jeu est le suivant : « Explorez votre relation à l’art en guidant Bubsy à travers une réplique réalistique de l’exposition rétrospective de James Turrell au Los Angeles County Museum of Art » (31). Au cours de la visite du musée virtuel, le félin exprime ses points de vue concernant l’art, avec une pointe d’ironie qui provient sûrement de l’avis des développeurs. Les artistes transposent ainsi l’univers de l’art à celui du jeu vidéo grâce à une figure iconique, populaire, critiquant légèrement l’élitisme du milieu artistique au travers d’un jeu accessible à tous gratuitement.

(30)

Voir glossaire p. 34

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bubsy3d.com

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Il est évidemment nécessaire lorsque l’on évoque l’art numérique, de parler de la manière d’exposer ces oeuvres, sujet qui a longtemps été un frein à l’acceptation de cette forme d’art dans le milieu artistique, jusqu’aux années 1990. Il s’agit en effet d’un « challenge », comme le précise l’auteure Christiane Paul dans son livre Digital Arts (32) : les expositions traditionnelles présentent généralement des objets (imprimés, peintures, sculptures…), hors concernant l’art numérique, comme pour une performance, il s’agit d’oeuvres interactives basées sur le temps, un temps d’expérience de l’oeuvre. Vis-à-vis du net.art par exemple, certains insistent que les oeuvres, étant disponibles sciemment sur internet, doivent y rester car c’est un de leurs attributs spécifiques. Ainsi une collection ne peut être facilement composée d’oeuvres en ligne car celles-ci sont voulues et pensées pour un réseau. De plus, l’auteure remarque que les oeuvres numériques sont souvent exposées à part des oeuvres dites « objet », ce qui empêche un dialogue qui pourrait être porteur d’intérêt et de réflexion. Il s’agirait donc pour les musées et galleries de présenter ces oeuvres dans un contexte, celui de leur processus de réalisation par exemple. Et si au départ l’art numérique était souvent exposé lors d’événements entièrement dédiés aux nouvelles technologies, il serait aujourd’hui intéressant de mêler les formes d’art afin d’entamer un dialogue contemporain. En mars 2013, la gallerie parisienne XPO Gallery organise une exposition collective

interactif dépendant d’une fonction, un format de fichier spécifique ou encore une esthétique basse-définition, le numérique n’est plus seulement un moyen ou un concept, mais aussi un conducteur d’images qui lui sont propres, et qui sont maintenant entrés dans la culture commune.

Exposition New2, XPO Gallery, 2013

Conclusion

d’oeuvres numériques ordinairement basées et visibles sur internet, intitulée « New2 ». Parmi les artistes exposés, on retrouve Cory Arcangel, Kim Asendorf, Constant Dullaart, JODI, Olia Lialina, ainsi que Dragan Espenschied, Faith Holland, Jonas Lund et d’autres encore. Au lieu de présenter les travaux numériques sous forme d’installations ou d’objets, Aram Bartholl, commissaire de l’exposition, met en place un principe d’oeuvres numériques « offline » : ces travaux d’ordinaires présentés sur le web sont accessibles via un réseau sans fil constitué d’une base de données, déconnecté d’internet, créant ainsi son propre réseau artistique. De plus, les visiteurs consultent les oeuvres depuis leur propre outil, smartphone, ordinateur ou tablette, ce qui lie l’exposition à la visite d’un site quotidien. Cet espace d’exposition augmenté dans le numérique pose plusieurs questions : « Quel est l’état actuel du net.art et que se passe-t-il lorsque ces travaux sont offline/hors réseau ? Quel est le format adéquat grâce auquel une oeuvre peut être exposée dans une gallérie quand cette oeuvre existait auparavant uniquement sur le web ? Et quelle relation entretiennent l’art sur internet et le nombre grandissant d’appareils portables ? » L’art numérique est encore aujourd’hui questionné et demeure un terrain d’exploration sans limites. Mais au-delà du fait que leur production, leur appréhension et leur partage se fassent essentiellement grâce à des appareils électroniques, il est important de constater que chacune des oeuvres évoquées ci-dessus portent en son image formelle une trace visuelle du support grâce auquel elle existe : que ce soit l’apparence du code, une palette de couleurs qui rappellent un navigateur web, un principe

Christiane Paul, Digital Art, éd. Thames & Hudson, coll. World of Art, Londres, 2008, p. 23 (32)

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Culture numĂŠrique Images de la culture vernaculaire du web.

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Culture numérique

Geocities C’est à partir du milieu des années 1990 qu’internet prend un intérêt particulier auprès de gens ni universitaires ni chercheurs, ni artistes avec l’arrivée du World Wide Web, aux alentours de 1994, un logiciel permettant de naviguer sur internet plus facilement en effectuant des recherches et en allant de lien en lien. Cette nouvelle manière de parcourir internet permet alors à n’importe qui une utilisation plus facile de ce qui est alors appelé la « toile » (faisant référence à un réseau de liens) et les utilisateurs d’internet s’approprient alors très rapidement le médium de manière massive. Dans un ouvrage co-écrit avec l’artiste Dragan Espenchied et intitulé Digital Folklore (33), Olia Lialina décrit ce web amateur comme « un web de connections soudaines et de liens personnels » (34). En effet, les débuts du web inspirent un bon nombre d’utilisateurs à qui, soudainement, un nouveau moyen de communication est ouvert et facile d’accès. Ce web des « indigènes » est constitué de pages créées par des amateurs enthousiastes tournés vers un « demain » prometteur d’une communication globale et mondiale, où leurs moindres hobbies, « coups de coeur », critiques ou passions pouvaient être partagées avec le plus grand nombre en un clic. Cela explique alors l’aspect fourmillant des premières pages web personnelles, aujourd’hui pris comme exemple de mauvais webdesign : des pages saturées d’effets animés brillants et clignotants qui ponctuent des informations de valeur pauvre hiérarchisées aléatoirement en devant de fonds « papier-peint » qui compliquent la lecture.

L’arrivée du service d’hébergement web GeoCities en 1994 participe à la formation de ces pages web amateurs : gratuit, il permet à n’importe qui de s’essayer au web, et de créer son propre site. Ainsi à l’époque, la plupart de ces sites étaient ce que l’on appelait des « homepages », des pages simples regroupant un certain nombre d’informations sur la personne qui la créait, leur hobbie ou passion… Ce nouveau moyen de partage a donc inspiré le tout-un-chacun à investir en masse le médium. En s’instruisant dans un premier temps sur le fonctionnement basique d’une page HTML, pour ensuite s’approprier cette technologie afin de communiquer des faits basiques, les utilisateurs, portés par un enthousiasme certain, cherchent à utiliser tous les dispositifs et éléments possibles pour rendre leurs pages personnelles : gifs animés, couleurs, images, collages, liens et autres éléments visuels sont utilisés à outrance et constituent une esthétique propre à cette arrivée du World Wide Web des utilisateurs. Ainsi le service d’hébergement Geocities, aux pages fourmillantes de « clignotants, mouvants et excessivement colorés textes et gifs animés de chats dansants » (35), a été la « première grande entreprise prônant ce qui est aujourd’hui un des principes majeurs du boom du Web 2.0 - “ le contenu généré par l’utilisateur ” » comme le précise le journaliste Farhad Manjoo pour slate.com, dans un article savamment intitulé « Comment Geocities a Inventé Internet ». Le journaliste signale également que ce serveur permettait alors à n’importe qui de créer des choses inédites en seulement quelques clics sur le web, qualifiant cette expérience toute nouvelle « d’enivrante », ce qui explique l’aspect saturé de ces « homepages ».

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Extraits de pages construites sur Geocities à la fin des années 1990, collectées sur le site d’archives oocities.org

Extraits de pages construites sur Geocities à la fin des années 1990, collectées sur le site d’archives oocities.org

En 1999, le groupe Yahoo! rachète le service Geocities, qui alors était l’une des plateformes les plus visitées d’Internet. Et c’est en 2009 que l’entreprise décide de fermer le site, jugé obsolète à l’heure des plateformes blog et autres réseaux sociaux émergents. Les utilisateurs n’ont alors plus besoin d’apprendre à coder leur propre page, car sont mis à leur disposition des facilitateurs de partage de contenu. Le code et la structure de la page web se font oublier au profit d’une aisance d’utilisation et d’une interface contrôlée, ce qui, esthétiquement, opère un changement majeur dans la notion d’amateur web. Il ne s’agit en effet plus d’amateurs mais de purs utilisateurs qui façonnent selon des critères et des fonctionnalités pré-établies leurs pages web, réduisant ainsi la liberté avec laquelle les utilisateurs de Geocities construisaient leurs espaces d’expression. Le journaliste Dan Fletcher, pour Time Magazine en novembre 2009, explique ainsi que Yahoo! « a trouvé le moyen de détruire la plus grande quantité d’Histoire en un instant sans aucun remord ».

et (34) Olia Lialina et Dragan Espenchied, Digital Folklore, éd. Merz & Solitude, 2009 (33)

Farhad Manjoo, « How Geocities Invented the Internet », slate.com (35)

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Dans un autre collage numérique intitulé Midnight, l’artiste utilise clairement des éléments trouvés sur diverses pages web construites par des amateurs afin de construire une forme de crucifix, faisant un lien entre son engouement pour cette esthétique et un principe religieux. Enfin par ce même procédé de collage d’éléments web, Olia Lialina, avec Dragan Espenchied, crée la série Online Newspaper, collant sur un fond de page de journal (le « Frankfurter Allgemeine » ou

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Olia Lialina, Midnight, 2006 Olia Lialina et Dragan Espenchied, extrait de la série Online Newspaper, 2008

Avec sa fermeture, le site Geocities emporte des millions de pages authentiques, témoins d’une époque d’exploration du web foisonnante de personnalités et d’amateurisme explicite. Peu avant cette condamnation, un collectif de « pirates archivistes, programmeurs, écrivains et grandes-gueules dédié à sauver notre héritage numérique » (36) nommé ArchiveTeam télécharge l’entièreté du site Geocities à des fins de préservation quasi-archéologique d’une partie de l’histoire du web. Le groupe met alors à disposition ce dossier et les artistes Olia Liana et Dragan Espenchied, téléchargeant cette base de données, créent un blog consacré à leurs découvertes, montrant de nombreuses captures d’écran de ces « trésors du web 1.0 » (37). Cet engouement des artistes à préserver ce pan de l’Histoire d’internet réside essentiellement dans un intérêt particulier pour une certaine esthétique commune de cette époque, créée et façonnée par les amateurs-bricoleurs du web des années 1990. Observée et décrite dans l’ouvrage Digital Folklore, cité plus haut, cette esthétique est encore aujourd’hui reconnue et souvent prise comme un exemple de « ce qu’il ne faut pas faire » en termes de webdesign. Mais il est nécessaire de reconnaître que les utilisateurs ont produit des signes qui sont aujourd’hui encore une fois, reconnus, et des symboles ou icônes d’une époque. Olia Lialina dans son essai « A vernacular Web » (présenté dans Digital Folklore) en distingue et analyse quelques-uns : le signe « under construction » (en construction), les gifs animés, pailletés souvent, les collections

encore le « Wall Street Journal ») des collections de gifs ornementaux qui ponctuent la grille de mise en page du journal ou empêchent la lecture. Ces oeuvres, associées à leur titre « Online Newspaper » décrivent l’hypothèse de journaux en ligne si leur mise en page et leur design avait été pensé par les utilisateurs du web 1.0 sur Geocities.

Olia Lialina, Bringing the Digital Divide, 2006

Digital Folklore

d’éléments images (les « boutons »), la transparence, les fonds étoilés… Autant de symboles de l’amateurisme web. L’artiste reprend même ces signes afin de créer des oeuvres originales portant en elles les traces de cet « internet des indigènes », comme avec Bringing the Digital Divide, en 2003, un collage numérique composé d’images en basse-résolution récoltées sur internet qui créent un paysage de bord de mer numérique décousu dans sa volonté de cohésion, à l’image de ce que les utilisateurs de Geocities pouvaient créer : un contenu thématique mal-agencé et visuellement incohérent.


Olia Lialina et Dragan Espenchied, double-pages de Digital Folklore, 2009

Digital Folklore se concentre sur cette parie de l’Histoire du web, et par conséquent, le donne à voir via des images illustratrices mais aussi grâce à sa mise en page. Le designer allemand Manuel Buerger a été chargé de penser la mise en page de cet ouvrage comme une page du début du web : fourmillante, hétérogène, presque aléatoire, ponctuée d’images superposées de basse qualité, utilisant différentes polices de caractères au fil des pages… Chaque partie est construite et fonctionne selon un principe différent, ce qui rend l’ouvrage dans son ensemble décousu, voire incohérent, si ce n’est dans ce rappel à une esthétique amateur du web. Les chapitres passent d’un texte en deux colonnes à un texte manuscrit en une colonne ponctué de notes en 3D à une mise en page qui nécessite de retourner le livre en l’ouvrant vers le

haut pour la lecture, alors que les images sont à la verticale et recouvrent presque une partie du texte… « Digital Folklore » est une sorte de joyeux bazar organisé selon un principe de mimétisme d’une page web mal agencée des années 1990. En plus de cette apparence qui rappelle une esthétique amateure d’internet, l’ouvrage est marqué de petits éléments qui rappellent le fonctionnement même d’internet : par exemple, on trouve en bas de chaque page entre deux et cinq mots soulignés d’un trait épais, rappelant un lien par défaut, mentionnant des mots-clefs présents dans le texte principal de la page. Ce système de mots-clefs-liens est un aspect du web 2.0 qui présente des éléments de même nature sous la forme de « hashtag » (sur Twitter, ou Pinterest par exemple). Des pages 58 à 69, on retrouve également en guise d’ornement ou de « cadre » de texte une forme familière présente sur un écran d’ordinateur : la barre d’onglets d’un navigateur, ou encore la couleur bleue à travers tout le livre, couleur, encore une fois, des liens par défaut sur internet. Ainsi le livre en lui-même est un hommage à ce qu’il décrit et analyse, grâce à une série de signes, de traces et de symboles du numérique et de la culture qu’il a porté avec lui. (36)

Olia Lialina et Dragan Espenchied, couverture de Digital Folklore, 2009

Page d’accueil de Youtube via geocities-izer

Le service d’hébergement iconique a ainsi inspiré une vague de mélancolie à sa fermeture, si bien que certain développeurs et web-designers ont tenté de recréer son esthétique si spécifique. Le site « Geocities-izer » (38) permet de transformer n’importe quelle page web en « page geocities », déconstruisant, par exemple, la plateforme video Youtube pour la transformer en un bazar d’émoticones et de gifs animés.

archiveteam.org

Olia Lialina, contemporaryhome-computing.org, 2011 (37)

wonder-tonic.com/ geocitiesizer (38)

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Digital Folklore présente en fin d’édition quelques essais sur certains aspects de la culture vernaculaire du web, et évoque rapidement un langage visuel spécifique construit et largement développé par les utilisateurs à partir des années 2000 : le meme internet. Si le terme de meme, qui vient de l’association des mots « gène » et « mimesis » (du grec « imitation »), est antérieur à internet, son utilisation a nettement explosé avec l’arrivée du web 2.0 qui facilite le partage d’information. L’origine du mot explique exactement son sens : ce sont là des images postées par des utilisateurs sur des réseaux sociaux (on citera 4chan comme origine, même si ce n’est qu’une version anglo-saxonne de plusieurs sites antérieurs ayant cette même qualité de divulgateur d’informations et d’images, notamment des réseaux japonais) qui sont réutilisées, retravaillées, et re-publiées par d’autres utilisateurs, créant un buzz, généralement à visée humoristique. Le mot-parent « gène » explique la duplicité d’un phénomène de manière exponentielle, et le mot mimesis l’idée de remix, d’appropriation d’un même élément et de remaniement de cet élément. Ces memes internet constituent maintenant un véritable langage visuel et textuel qui fait partie intégrante du folklore web et obéit à certaines règles, comme une langue à part entière. Parmi les memes les plus connus, on trouve les « Chuck Norris Facts », « Rickroll » ou encore « Grumpy Cat ». Ce dernier émane de la tendance des lolcats, ces photographies de chats soustitrées en anglais approximatif. Ce phénomène

Meme «I Can Has Cheezburger?», 2007

Memes

a vu le jour aux alentours de 2005 mais a connu un succès avéré à partir de 2007 avec celui qui est considéré comme le père des lolcats, intitulé « Happycat », une photographie d’un chat potelé sous-titrée de la phrase « I can has cheezburger? » en police de caractères Impact (39), police de prédilection de ce genre de meme.

Ce type d’image, composée d’une photographie suret sous-titrée d’une ou plusieurs phrases répond à des règles relativement strictes qui tiennent leur origine de « I can has cheezburger » : le texte donne un sens, la plupart du temps humoristique, à une image qui fait appel à une culture commune (chats et autres animaux dans des postures étranges, captures d’écran d’une série TV ou d’une émission, photographie d’une célébrité ayant une attitude familière…). À cette image se superpose donc un

texte, généralement en Impact blanc contouré de noir, en majuscules ou non. Le choix de cette police repose sur plusieurs points : premièrement, Impact est délivrée avec le système d’exploitation Microsoft Windows ’98, et est donc largement disponible sur les ordinateurs personnels depuis cette date, ainsi qu’en tant que police web par défaut. Cette facilité d’accès et de diffusion lui confère un intérêt particulier dans le choix d’une police de caractères sans sérif suffisamment frappante. Et c’est là le deuxième point intéressant d’Impact, sa qualité robuste, épaisse et néanmoins claire, ainsi que son évidence. Lire un meme en Impact et en majuscules donne l’impression que l’image crie, voire nous agresse d’une phrase souvent sensée être amusante, ce qui rajoute une dimension quelque peu absurde à un phénomène déjà un brin cocasse. Ainsi se forme alors via ces memes un langage numérique à part entière, obéissant à des règles établies par le commun des utilisateurs, créant une imagerie foisonnante propre au médium et reconnaissable en tant que telle. Sortie de son contexte, une telle image est immédiatement liée à internet, que ce soit par son apparence directe, ou par association culturelle. Ces memes sont tellement utilisés, partagés et exploités que n’importe quel utilisateur régulier d’internet a croisé leur chemin. Certaines agences de publicités se sont même servi de cette popularité de certains memes pour créer des campagnes, afin de toucher leur public. On peut citer ici les nombreuses publicités implicant des chats, mais également très récemment une campagne contre les violences conjugales menée par l’Armée du Salut en Afrique du Sud.

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de l’art / Ou une violation du copyright ». En réutilisant ainsi un meme, une partie de l’imagerie numérique des utilisateurs, l’artiste pose une question pertinente sur le phénomène même qu’il s’approprie : les memes sont-ils des gages d’expression artistique à l’heure d’une culture de remix, et qu’en est-il des lois qui protègent ces images alors que celles-ci sont diffusées et utilisées à outrance sur la toile ? Lewis utilise donc « un procédé simple mais efficace pour commenter avec humour sur la nature de l’art, l’appropriationisme et le copyright à l’ère numérique » (40).

Campagne publicitaire, 2015

Le 6 mars, l’Armée du Salut poste via son compte twitter la photographie d’une femme allongée portant la-dite robe, couverte de bleus, avec le titre « Pourquoi est-ce si difficile de voir le noir et le bleu? », liant les couleurs de la robe virale à celles des marques que laissent les coups. Ainsi, lancée seulement une dizaine de jours après le début du phénomène, cette campagne profite de la visibilité que lui offre les recherches de mots-clefs comme « thedress » « #blackandblue » et autres pour provoquer un public d’ordinaire peu attentif à ces questions.

Si la publicité se sert de ces éléments culturels numériques pour vendre ou faire passer un message, l’art entame lui une réflexion sur sa relation à ces images. L’artiste, graphiste et illustrateur Aled Lewis crée par exemple sa propre version d’un meme en posant la question de copyright dans ces images avec Not Sure if Art en 2012. Basé sur le meme intitulé « Futurama Fry / Not sure if » (traduit approximativement par « Fry de Futurama / Je me demande si ») qui représente le personnage principal de la série animée Futurama lors d’une capture d’écran où il semble se poser une question, Not sure if art montre Fry sous-titré de « Not sure if art / Or copyright infrigement », que l’on traduira par « Je me demande si c’est

Aled Lewis, Not Sure if Art, 2012

Photographie originale de #thedress, 2015

Cette campagne fait référence à un meme, ou plutôt un phénomène viral d’internet apparu le 26 février 2015 et intitulé « #thedress » ou encore « Dressgate » (en référence au Watergate), quand une utilisatrice a posté sur un réseau social la photographie d’une robe en demandant de quelle couleur celle-ci était, car certains de ses proches la voyaient bleue et noire, d’autres blanche et dorée. Rapidement, l’image est passée d’ordinateur à ordinateur, chacun voyant les couleurs de manière différente, créant une sorte de confusion globale. La vitesse à laquelle cette image s’est répandue et a fait parlé d’elle était impressionnante et tout autant rapide que son essoufflement : le phénomène a dû durer une semaine et est passée entre les mains de plus de 10 millions d’utilisateurs en ce cours temps, donnant suite à de nombreuses images sur le même thème ou se moquant du phénomène, d’où son statut de meme.

Ce thème de « remix culture » et d’appropriation sur internet est également ce qui conduit Valentina Tanni, commissaire d’exposition et critique d’art, à commencer une collection de memes liés à l’art en 2012, archive intitulée par la suite Contemporary Art People : y u no have irony? en référence au meme « Y U NO ». L’année

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Valentina Tianni, extraits de l’installation The Great Wall of Memes, 2014

Le nom d’exposition « Eternal September » fait justement référence aux utilisateurs d’internet et à leur engouement pour l’appropriation à grande échelle : avant l’arrivée du web 2.0, appelé aussi web des utilisateurs, Internet était principalement utilisé par des universitaires, pour communiquer des devoirs, recherches et dates, faisant ainsi de chaque septembre l’arrivée de nouveaux utilisateurs avec la rentrée scolaire. Ces nouveaux élèves devaient alors apprendre les rouages du système établi sur le réseau Internet de la-dite université,

commettant souvent des erreurs de débutant. Avec l’arrivée du web 2.0, l’afflux de nouveaux utilisateurs est incessant grâce à la facilité d’utilisation d’internet, d’où le terme de « septembre éternel ». Avec cette exposition, Valentina Tianni pose une question essentielle apparue après la « révolution du ready-made » : « Comment différencier un objet ordinaire d’une oeuvre d’art, alors que les oeuvres d’art ressemblent à des objets ordinaires? » (41). Pour illustrer ce propos, plusieurs artistes participent à cette exposition, en tant qu’artistes reconnus, mais aussi des amateurs qui expriment dans leurs travaux un intérêt pour ce marriage entre culture vernaculaire et pratique artistique.

Couverture du catalogue d’exposition «Eternal September», 2014

Valentina Tianni, extraits de l’installation The Great Wall of Memes, 2014

suivante, cette collection figure sous le titre Nothing to see here sous la forme d’un mur couvert de ces images à l’Institut Suisse de Milan, offrant à voir des dizaines de réappropriations d’oeuvres via le filtre du web des utilisateurs. L’installation apparaît enfin lors de l’exposition « Eternal September : the Rise of Amateur Culture » en 2014 au centre d’art contemporain Aksioma à Lubiana, Slovénie, avec le titre The Great Wall of Memes. Étant elle-même commissaire de cette exposition, Valentina Tianni choisit en réalisant ce collage géant de céder à l’auto-dérision, car beaucoup de ces images se « moquent » de certaines oeuvres d’art, ou plutôt les détournent pour en rire, les transposer dans le monde actuel pour un résultat absurde, s’en servir pour émettre un message humoristique… On note par exemple quelques autoportraits célèbres, de Van Gogh à Frida Khalo, estampillés du mot « selfie », ou encore les inserts d’émojis dans des tableaux classiques… Sans se prêter concrètement à l’exercice du meme, Valentina Tianni opte pour une appropriation d’une appropriation via l’exposition : des oeuvres d’arts détournées sur internet dans un espace dédié à l’art.

Impact, créée par Geoffrey Lee, 1965 (39)

Valentina Tianni, catalogue de l’exposition Eternal September, pdf, 2014, p. 56 (40)

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Valentina Tianni, catalogue de l’exposition Eternal September, pdf, 2014, p. 10 (41)


Conclusion Ainsi, depuis les débuts du World Wide Web, chacun s’est approprié ce nouveau médium en y construisant une imagerie personnelle, qui devint petit à petit commune, que ce soit dans les années 1990 avec des sites clignotants et colorés ou actuellement avec la réappropriation d’images trouvées sur internet. Les uns comme les autres ont créé toute une culture et un environnement visuels qui aujourd’hui est immédiatement lié au numérique, origine par définition unique de ces images. Grâce à internet également, ces visuels font rapidement le tour du monde, invitant chacun à y participer comme à un phénomène en constant mouvement, ce qui les rend non-négligeables et leur confère un intérêt particulier: ils forment une culture, certes souvent cantonnée au web, mais qui fait néanmoins partie d’une culture commune plus large qu’il est alors nécessaire d’étudier.

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Conclusion

Les technologies numériques ont apporté avec elles quantité de codes à exploiter et à se ré-approprier, du langage informatique au glitch, en passant par la notion de pixel, ces éléments sont devenus des images, des symboles d’un univers numérique. Dans la mesure ou celui-ci est aujourd’hui omniprésent culturellement et quotidiennement, il est alors évident que pour en parler ou simplement l’évoquer, artistes et designers se servent de l’imagerie qui accompagne ces technologies. Mais il est également important de remarquer que ces images émanent directement du fonctionnement de ces outils informatiques, elles proviennent de leur fonctionnement. Ainsi l’outil devient en lui-même une source d’inspiration, et un producteur d’images. En effet, de par ses spécificités, l’ordinateur fait office de transmetteur d’information et donc transmetteur d’image : il permet de visionner des photographies, des vidéos, et de produire des représentations (dessin numérique, collages…), mais parce que c’est un objet interactif et informatique, ces images sont traitées afin de pouvoir y être visibles, faisant de l’ordinateur une partie d’un processus de production. En ce sens, il est évident que son système influe sur les images qu’il est en capacité de montrer. Le code informatique, par exemple, permet de produire des représentations, mais il comporte des spécificités qui rendent ces résultats empreints de leur origine numérique. Et tenter d’effacer cette trace du numérique n’est pas toujours le propos des artistes, bien au contraire : il s’agit alors d’exploiter les erreurs et les possibilités du numérique en décortiquant son système pour le montrer et en

parler, plutôt que d’essayer de l’éclipser. Ainsi ces visuels sous-jacents de la technologie sont exposés à la surface, et le fonctionnement de l’ordinateur est mis en avant et expérimenté, défié, examiné. La quantité de travaux portant les traces du numérique témoigne de l’influence du « digital » sur la production d’images contemporaine, et ce document n’en présente qu’une partie nonexhaustive. Cette imagerie numérique résulte d’expériences et de partages avec le médium, elle provient de l’exploration de son langage spécifique. Il est évident que l’outil influence le travail, comme l’épaisseur d’un pinceau influera sur une peinture, mais ici, l’outil va au-delà de cela, en permettant à chacun de plus ou moins aisément comprendre le fonctionnement de cet outil, afin de pouvoir le modifier à la source. Il peut donc être autant une contrainte qu’une source d’inspiration. Souvent, ce procédé d’appropriation et son résultat servent à parler du numérique. Les indices font partie d’un discours plus large et deviennent des symboles qui aident à divulguer un propos : parler du web en en utilisant les signes évidents, évoquer le flux d’information en utilisant des images emblématiques d’internet, parler de saturation en pixélisant une image… Il s’agit souvent d’un procédé qui est porteur de discours plus qu’ornemental. C’est certainement pour cette raison que cette imagerie est tant utilisée : les technologies numériques sont aujourd’hui au centre de beaucoup de débats, mais surtout omniprésents au quotidien, ce qui fait d’elles un sujet inévitable pour ceux qui produisent dans le monde contemporain à propos du monde contemporain, les artistes et designers.

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On peut cependant s’interroger de la pertinence de ces images aujourd’hui. En effet, dans les années 1990, l’arrivée du web bousculait les rôles entre amateurs et techniciens, le monde découvrait un nouveau puits d’information, et le discours porté par une imagerie numérique était évidemment pertinent. Il l’est sûrement encore aujourd’hui, mais comme beaucoup de phénomènes, il répond à un effet de mode. Et qui dit effet de mode dit essoufflement : cette utilisation de l’imagerie digitale va-t-elle s’essouffler lorsqu’elle sera devenue trop commune ? On constate déjà ce phénomène avec le Glitch Art, qui a acquis une notoriété certaine aux alentours de 2010, mais s’est aussi rapidement effacé quelques années plus tard, à force de facilitateurs de glitch qui ont inondé le web d’images faussement « cassées » quasiment identiques. L’intérêt pour le glitch s’est donc essoufflé, car il n’était plus inatteignable. Ces mouvements de modes, si scrupuleusement répertoriés sur le site trendlist.org, semblent provoquer une mort soudaine de certains processus qui, trop vite, ont été poussés à bout. Mais le numérique n’est-il pas en constante évolution ? Ainsi il semblerait logique que cette imagerie numérique évolue avec sans jamais s’essouffler…

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Glossaire

8-BIT : l’architecture 8-bit consiste en des adresses de mémoire constitués de 8 bits, ce qui équivaut à 1 octet de large. C’est le cas par exemple des consoles dites de troisième génération (19831993) comme la NES de Nintendo, sortie en 1983. Ce mode de fonctionnement implique à l’écran des graphismes simplistes de faible qualité de détails, comme les premiers jeux Super Mario Bros. Par extension aujourd’hui, le 8-bit définit un genre graphique qui rappelle les jeux vidéos des années 1980, ainsi qu’un genre musical basé sur la même idée appelé aussi Chiptune (littéralement « musique de puce électronique »). ASCII : l’ASCII (American Standard Code for Information Interchange) est une norme de codage de caractères, principalement anglosaxons, en informatique. Ce jeu de caractères a permis l’échange de textes à l’échelle mondiale et fonctionne selon un principe binaire. BASSE-RÉSOLUTION : la résolution d’une image détermine la finesse de ses détails selon une dimension donnée sur un écran, et se mesure en pixels par pouce. Lorsque cette mesure est trop faible et que le nombre de pixels par pouce est trop petit, ou lorsque l’image est trop agrandie par rapport à sa résolution originale, on parle de basse-définition ou basserésolution. Cela engendre formellement une pixellisation de l’image. Par extension, le terme de « basse-def » décrit une image peu détaillée que l’on ne peut agrandir et de qualité moindre.

BITMAP : le terme bitmap fait référence à une image numérique dont les valeurs sont des bits, autrement dit codée selon une base binaire, et représentant souvent seulement deux couleurs. BUG : un bug est un défaut de conception d’un programme informatique à l’origine d’un dysfonctionnement. Il peut s’agir d’un défaut au sein d’un format, d’un logiciel, de l’écriture d’une page web ou d’un programme. Le glitch et le bug sont aujourd’hui étroitement synonymes même s’ils ne définissent pas fondamentalement la même chose. BUZZ : le terme « buzz » vient du « buzz marketing », qui décrit le fait de diffuser une information via un événement ou une action spectaculaire afin de créer du bruit médiatique qui engendrera du bouche à oreille. Sur internet, « faire le buzz » signifie être relayé sur différentes plateformes web et faire parler de soi ou d’une chose. CSS : les « Cascading Style Sheets » ou « Feuilles de style en cascade » forment un langage informatique qui permet de déterminer la présentation d’une page html. Les feuilles de style permettent par exemple de définir la mise en page de la page, ses couleurs, la taille de certains éléments...

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GIF : le Graphics Interchange Format, ou GIF (prononcé « jif » selon son créateur), est un format d’image numérique qui ne contient que jusqu’à 256 couleurs, permet la transparence ainsi que l’animation via une série d’images convertie en GIF. Le GIF est très populaire sur internet car il permet de partager animations et vidéos courtes sans passer par un lecteur vidéo et avec un poids moindre. GLITCH : un glitch est une défaillance électronique ou électrique qui entraîne un dysfonctionnement du matériel informatique. Par extension, c’est aujourd’hui le nom donné à l’image que ce problème peut engendrer sur un écran. JAVA : le langage Java est un langage de programmation informatique, permettant notamment d’écrire des programmes. JPEG : le Joint Photographic Experts Group est une norme qui définit le format d’enregistrement et l’algorithme de décodage d’une image numérique fixe à la terminaison « .jpeg ».

MEME : prononcé « mème » en français, ce terme désigne un élément ou un phénomène repris et décliné en masse sur internet. Lié notamment à la « remix culture », le meme est souvent une image, parfois sous-titrée par exemple, qui se diffuse rapidement sur internet via différents utilisateurs qui se la réapproprie en la titrant différemment, en exécutant des photomontages etc. Un exemple de même connu est la photo d’un chat intitulée « I can has cheezburger », qui a entraîné de nombreuses photographies de félins sous-titrées de phrases à l’anglais incorrect. PAL : le standard PAL (Phase Alternating Line) est un standard vidéo couleurs où chaque image (25 par seconde) est composée de 625 lignes. PAL est exploité principalement en Europe. PIXEL : de l’anglais « picture element » (élément d’image), le pixel est l’unité qui permet de mesurer la définition d’une image numérique. Il s’agit du plus petit élément qui constitue une image numérique, un carré de couleur et de valeur fixes qui, associé à d’autres, forme une image. PROCESSING : « Proce55ing » est une librairie java et un environnement de développement libre créé par deux artistes américains. Il s’agit d’une bibliothèque de fonctions particulièrement adaptée à la création graphique interactive. Il existe une version application de Processing.

SLIT-SCAN : le slit-scan est une technique photographique qui consiste à ajouter par le biais d’un calque mobile un effet à une photographie. Classiquement, il est utilisé pour obtenir des flous et des déformations ou des effets spectaculaires de l’ordre de l’effet spécial. Aujourd’hui, ce terme définit également une pratique qui consiste à scanner via un scanner numérique une image en bougeant la feuille durant le scan, ce qui crée des effets mouvants et déformants sur l’image finale. SOFTWARE ART : aussi appelé « Art logiciel », le software art est un champ de l’art numérique qui consiste à concevoir et à proposer le logiciel comme forme artistique en lui-même, ainsi qu’en tant qu’outil vers une création graphique. Il peut s’agir de créer entièrement un logiciel ou encore de détourner par la programmation un logiciel existant. SYSTÈME BINAIRE : système de numérotation fonctionnant selon la base 2 et ainsi noté selon des « paquets » de 0 et de 1. Par exemple, la lettre « a » en langage binaire sera codée « 01000001 ». Il s’agit du langage utilisé par les processeurs pour atteindre certaines fonctions via un calcul.

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Corpus

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Bibliographie

Art Post-Internet, Karen Archey et Robin Peckham, pdf, 2014

Note: les citations issues d’ouvrages ou d’articles en anglais ont été traduites par l’auteure.

Culture Graphique, une perspective de Gutemberg à nos jours, Stéphane Darricau, éditions Pyramyd, 2014 Digital Art, Christiane Paul, éd. Thames & Hudson, coll. World of Art, 2008 Digital Folklore, Olia Lialina et Dragan Espenchied, éd. Merz & Solitude, 2009 Catalogue de l’exposition Eternal September: the Rise of Amateur Culture, Valentina Tianni, pdf, 2014

The Glitch Moment(um), Rosa Menkman, Network Notebooks, pdf, 2011 Catalogue de l’exposition New2 à la XPO Galery, Aram Bartholl, Paris, pdf, 2013

Search Terms: Basse Déf, Clôde Coulpier, Laëtitia Giorgino, Séverine Gorlier, Élise Grognet, Anne Laforet, Nicolas Thély (...), éditions B42, 2011 Transgression: Graphisme et Postmodernisme, Rick Poynor, éditions Pyramyd, 2003

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Sitographie

Sites web / Portfolios des artistes du corpus citrinitas.com contemporary-home-computing.org csun.edu design.osu.edu digitaltrends.com economist.com futureplaces.com metafilter.com networkcultures.org post-internet-life.tumblr.com rhizome.org slate.com thisiscolossal.com trendlist.org wikipedia.com xpogallery.com youtube.com

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Colophon & Remerciements

Conçu et réalisé par Léa Morales-Chanard, composé en Andale Mono (Steve Matteson, 1995) et Droid Sans (Steve Matteson, 2007) et imprimé à l’École Supérieure d’Art des Pyrénées sur un papier blanc recyclé de 75g pour le DNAP Design Graphique Multimédia en avril 2015. Merci au corps enseignant de l’École Supérieure d’Art des Pyrénées, en particulier à Charles Gautier, Perrine Saint Martin, Julien Drochon et Ivan Clouteau. Merci également à ma famille pour son sponsoring!

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Mai 2015

Léa Morales-Chanard

DNAP Design Graphique Multimédia École Supérieure d’Art des Pyrénées — Pau

Imagerie Numérique

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