Marc Riboud : retrouvailles avec le Vercors

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Bastions

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Marc Riboud : retrouvailles avec le Vercors

A 20 ans, il a pris les armes

vant le Pas du Fouillet, l’un des rares passages de la falaise occidentale du massif Marc Riboud put échapper aux Allemands. En

L’été dernier, il est retourné

médaillon, le Roberto Neumiller

ses images et ses souvenirs.

C’est en trou-

(ci-dessus) que

sur ce plateau légendaire.

le photographier. Il nous livre

DR

En 1944, ce géant de la photo était un jeune résistant

voici à Lyon, en 1945, avec son ami ­Albert Potton (à droite). GEO HISTOIRE 109


Bastions

J

e n’aime pas beaucoup les histoires d’anciens combattants, et pourtant, j’étais heureux de retour­ ner cette année dans le Vercors. J’ai aimé y mar­ cher, revoir et photo­ graphier les prairies et les fa­ laises. La nature y est si belle et si paisible, mais les cœurs et les corps sont toujours marqués par la violence des morts et de la torture. Le maquis, pourquoi ? Le choix était simple. La voix de de Gaulle y était pour quelque chose. Le bruit des bottes alle­ mandes sous nos fenêtres, à Lyon, y était pour beaucoup. Les chants à plusieurs voix des SS étaient beaux mais leurs pas cadencés étaient ter­ ribles. Refuser le STO était évident. Un frère, des amis ­arrêtés et emmenés dans les camps. Oui, le choix était sim­ ple : je me suis laissé aller comme l’eau suit la pente. Je suis parti pour le maquis avec trois amis de Lyon qui, comme moi, allaient à la Mai­ son des étudiants catholiques, la MEC (ma mère l’écrivait

La grotte de la Luire sert d’hôpital après l’attaque du 21 juillet 1944. Au col de La-

nazis décou-

chau, le monu-

vrent la planque

ment scu­l­pté

et massacrent

par Emile Gilioli.

les 35 maqui-

Le 3 juillet

sards blessés.

1944, les maquisards avaient proclamé le réta­ blis­sement de la République !

Les soldats allemands suivaient la Le col de Ren­ curel. Balcon sur la vallée du Rhône, le Vercors fut choisi pour retarder l’avancée vers le sud des troupes alleman­des, après le débarquement allié

Mais le 27, les

en Provence.

«la Mecque» !). C’était un foyer de résistance, et un des pères jésuites nous a donné un (faux) nom sur un papier comme laissez-passer à mon­ trer aux maquisards. C’est ce que nous avons fait. J’avais 20 ans, j’étais un ga­ min, je n’avais aucune idée de la guerre ni des risques que je prenais. Nous sommes partis en mai ou juin 1944, d’abord en train jusqu’à Valence, puis en autobus et à pied, à partir d’un village au pied du mas­

lisière de la forêt où j’étais caché sif. L’Armée secrète nous a pris en charge. Je me suis re­ trouvé volontaire dans un ba­ taillon de chasseurs alpins. Le 14 juillet, je me souviens d’un parachutage massif par les Américains. Nous avions besoin d’armes, et dans les paquets, nous avons trouvé des chaussettes, des souliers dépareillés, des chewinggums, etc. Les Allemands ont été les premiers à repérer où ils tombaient. Et quelques jours plus tard, dans la plaine

de Vassieux, sur le grand ter­ rain d’atterrissage préparé par les Français, ce sont une quarantaine de planeurs alle­ mands qui sont arrivés. Les soldats allemands tiraient sur tout ce qu’ils voyaient : fem­ mes, enfants, animaux. Ils ont encerclé toute la plaine avec de très gros moyens. J’étais à Valchevrière, au «belvédère», une espèce de ter­ rasse dominant la seule route d’accès, là où il y a eu le plus de morts. Nous étions encer­

clés. Le capitaine Chabal nous a dit : «Nous allons faire Sidi Brahim !», c’est-à-dire se battre jusqu’à la mort. J’étais serveur à la mitrailleuse américaine Remington. Elle a tant chauffé que la balle ne pouvait plus passer, et sans eau, on n’avait plus qu’à pisser dessus, sans  GEO HISTOIRE 111


Bastions De gauche à droite, le plateau de Vassieux où surgirent les planeurs allemands, les ruines du village de Valchevrière, la falaise occidentale vue du belvédère et un village au nord de Saint-Julien.

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J’étais à Valchevrière, au “belvédère”.

C’est l’endroit où il y a eu le plus de morts DR

 succès. On était des ama­ teurs, et en face, c’étaient de formidables guerriers. Au cœur de l’action, on ne voit rien. On ne voit pas l’en­ nemi, et mon copain m’avait prévenu : «Ne t’en fais pas, quand on entend les balles siffler, c’est qu’elles sont pas­ sées.» Il y a eu des tirs de mortiers, de mitrailleuses, de canons. Le bruit de la bataille a été si fort que je suis devenu sourd pendant trois jours. Puis est venu l’ordre de se replier en direction de la ferme d’Herbouilly (le PC de Jean Prévost). C’est ici que je me suis séparé de mon copain ­Albert Potton, avec qui j’avais été volontaire pour toutes les missions depuis le début de la bataille. Chacun est parti de son côté. Et je n’ai revu Albert que plus d’un mois après, je ne savais pas alors s’il était mort ou vif. Il fallait traverser une combe éclairée par la pleine lune, et je me suis dit qu’on allait être abattu comme des lapins. J’ai préféré partir dans la ­direction opposée et passer la nuit caché dans les fourrés. Les Allemands mettaient le feu à tous les hameaux, brû­ laient les maisons isolées pour que le maquis ne se reforme pas. Les toits de chaume se 

Régine Bonnard

risqué sa vie

cherche des

pour moi, raconte

photos de son

Marc Riboud.

grand-père

La famille Bon-

(en médaillon).

nard m’appelle

«M. Bonnard a

toujours “notre rescapé”. Je leur dois ma survie.»

GEO HISTOIRE 113


Bastions A La Chapelleen-Vercors, la cour de la ferme où 16 jeunes otages furent ­fusillés par la Waffen SS, le 25 juillet 1944. Une journée de traque et de massacre. Au total, 32 ha­bi­ tants du village, de 5 à 82 ans, furent tués.

J’avais 20 ans, j’étais un gamin, je n’avais aucune idée de la Rencontre avec des vétérans. De gauche à droite, André Bach, portedrapeau de la section Vercors, monsieur Béguin de SaintJean et Robert Malsain, un autre survivant. 114 GEO HISTOIRE

 consumaient avec d’im­

menses flammes. J’ai franchi un petit vallon et vu l’ombre projetée par l’incendie. Je me suis dit : «Quelle photo !» Pour éviter les Allemands, je suis monté en haut d’une falaise. Il y faisait encore nuit, il y avait de la brume et je ne voyais rien. Epuisé, j’ai dormi une heure et j’ai cherché un passage pour descendre de l’autre côté. Dans le noir, j’ai jeté de grosses pierres en dif­ férents points de la falaise. Là où la pierre faisait de longs rebonds en chute libre, je devi­nais un à-pic, et puis une pierre a fait des rebonds régu­ liers et rapprochés me signa­ lant que je pouvais passer par là. Après la Libération, j’ai appris que le Pas du Fouillet était le seul passage sur des kilo­mètres pour franchir la fa­ laise, et je l’avais découvert, grâce à mon instinct de survie et à mes grosses pierres. Arrivé en bas sur la route, j’ai croisé un type du pays et je lui ai dit que j’arrivais de Valchevrière. «Un survivant !»

guerre ni des risques que je prenais

s’est-il exclamé. Il savait déjà que la bataille avait été terrible. Je lui ai demandé si les Allemands étaient arrivés. « Non, pas encore, mais ils ne vont pas tarder, m’a-t-il ré­ pondu. Au prochain village, demandez monsieur Bonnard. Dites-lui que son neveu est ­vivant.» J’ai marché jusqu’au hameau, trouvé monsieur Bonnard et fait passer le mes­ sage. Il m’a donné un morceau de pain et de jambon et m’a dit : «Cachez-vous dans la grotte, au pied de la falaise. Quand il n’y aura plus d’Alle­ mands, on mettra un grand linge blanc à notre fenêtre.» Six jours sont passés et tou­ jours pas de linge blanc. J’avais très faim et très soif. Les Allemands surveillaient les points d’eau, je pressais de la mousse pour en faire sortir quelques gouttes. N’y tenant plus, à minuit j’ai frappé à la fenêtre du «père Bonnard». Je l’ai appelé. Pas de réponse, et après un long silence, il a murmuré derrière son volet : «Partez ! Les Allemands sont dans la ferme. Venez demain au champ, près des faux qu’on aiguise.» Si la sentinelle m’avait pris en train de parler au père Bonnard, il aurait été fusillé sur le champ avec moi pour avoir aidé un «terroriste». Ce qui nous a sauvés, c’est la fontaine qui coulait en permanence, comme dans toutes les fermes du Vercors. Grâce à ce bruit, j’ai pu passer par miracle entre deux sentinelles. Le lendemain, je me suis approché des faucheurs, et j’ai vu une petite troupe de cinq soldats allemands sur des mu­ lets qui se dirigeaient vers moi. Ils suivaient la lisière de la forêt où j’étais caché. Je me suis mis à plat ventre et j’ai vu les soldats passer à quelques mètres. Je voyais le dessous  GEO HISTOIRE 115


Roberto Neumiller

Bastions

A Vassieuxen-Vercors, les commémo­ rations du 21 juillet 2008. Sur 4 000 combattants, en­ viron 650 furent tués par les Allemands. Ces derniers firent aussi plus de 200 morts parmi la popu­ lation civile.

116 GEO HISTOIRE

Avec le recul, cette période a été l’une des plus exaltantes de ma vie  de leurs bottes. Quand ils

sont partis, on m’a donné à manger et j’ai appris que les Allemands se retiraient. Ma famille me croyait mort, on a même donné une messe pour moi. Pour rentrer, j’ai d’abord fait quelques kilo­ mètres dans un camion de lait, le seul qui passait, puis une longue marche à pied, en évi­ tant la grande route. J’ai tra­ versé une partie du Vercors et vu, dans les villages détruits, les inscriptions des SS : «Fran­ çais, traîtres à l’Europe !» J’ai stoppé un autre camion. Le chauffeur m’a caché sous une

bâche. Au barrage, le soldat, paresseux, ne l’a pas soulevée. Arrivé à la maison, je me suis changé (j’étais encore en tenue de chasseur alpin) et j’ai décidé d’aller chez le coiffeur, place Bellecour, où je me suis re­ trouvé assis à côté d’un officier allemand ! Quinze jours plus tard, Lyon était libéré. Harce­ lée, l’armée allemande a vite décampé. Les maquis y ont été pour quelque chose. J’ai re­ joint le 6e BCA sur le front des Alpes, à la frontière italienne. Avec le recul, cette période a été l’une des plus belles de ma vie. J’en ai vécu peu

d’aussi exaltantes. L’argent ne servait à rien. Les affec­ tions, les amours, les amitiés, la culture, rien n’était vicié, il y avait une sincérité, une pureté, une intensité exception­ nelles dans les relations hu­ maines. J’ai retrouvé un peu tout cela à Prague et en Polo­ gne, sous l’occupation soviéti­ que. Ceux qui résistaient, comme Anna Farova, l’une des premières signataires de la Charte 77, survivaient grâce à leur culture, à leurs valeurs, à l’amitié.  Te x t e e t p h o t o s d e M a r c R i b o u d


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