Belle-ĂŽle en mer
LĂŠonard Cattoni
De nos trois visites sur l’île depuis la seconde année, mon regard a évolué. D’abord scientifique, technique, analytique, je suis revenu avec un regard beaucoup plus sensible aux paysages et attentif aux subtilités dégagées par les formations géomorphologiques. J’ai tenu à présenter mes ressentis de Belle-île en commençant par la traversée Quiberon - Le Palais, qui signifie pour moi le premier pas sur l’île, sa découverte extérieure et nos appréhensions. C’est après seulement que je présente une traversée de l’île en essayant de retranscrire mes sentiments les plus bruts.
Quiberon, presqu’île rattachée à la terre par une fine langue de sable. Au loin, Belle-île, comme un grain de sable détaché de la côte. D’abord monochrome, uniforme, Belle-île apparaît comme un simple trait gris foncé. La lumière s’éclaircie, le trait s’épaissit et devient bleu sombre. Quelques formes se démarquent. Des hauteurs s’affinent. Le contour dentelé des Cyprès de Lambert ponctuent une côte faite de falaises hosti-
les et de bandes de sable embrassant la mer. Puis les épaisseurs de la côte se définissent. L’empreinte de l’homme se localise, les profondeurs de la terre se devinent. Enfin à Le Palais, porte d’entrée de l’île, la vie semble dominer la mer
Face à la terre ferme, les reliefs de l’île sont comme des vagues. Les vallons sombres et les dos de crêtes lumineux se succèdent. La structure de l’île se reflète l’image d’une arête de poisson, dont les vallons forment l’ossature. Cette arête est légèrement couchée sur le flanc, expliquant deux perceptions de la côte : l’une baignée dans la mer, l’autre lui faisant face. La route semble flexible. Malgré une emprise invariable, elle s’ouvre, se referme, s’échappe vers l’horizon de Quiberon et Houat. Des successions de maisons se profilent. Ce sont de nouvelles constructions qui font face aux paysages.
Pour se protéger du vent des haies sont plantées. L’horizon se bouche. Le paysage semble se refermer sur lui même. La côte sauvage est un combat de la nature. Les masses s’affrontent. Le bruit effraye et fascine. On se sent écrasés comme des fourmis venant admirer ces cassures saillantes sans s’y frotter. L’infini est devant nous. L’océan pénètre dans les terres à Donnant comme une bataille gagnée. Des balises visuelles percent le ciel et orientent (le Grand Phare...). Les églises dominent, fédèrent et protègent les villages discrets.
Puis la côte s’assagit, le vent souffle, les landes sont rases. La mer et la terre se mettent d’accord: elle peut entrer dans les terres sans forcer, juste à coups de marées (Sauzon). La terre ferme apparaît, Quiberon et Groix nous rappellent leur présence. L’ambiance se calme, devient plus rassurante. L’atmosphère de la côte sauvage qui nous isole face à la l’océan, le ciel et la côte, se termine ici. Les bateaux de plaisance réapparaissent, nous laissant deviner la proximité de Sauzon ou Le Palais.
Il y le côté de l’île « directe », ce qui saute aux yeux, ce qui marque les esprits, le tout dans une grande douceur de découverte. Puis il y a l’île que notre regard d’apprentis paysagiste essaie de capter, de déchiffrer, de ressentir... Ces paysages sont ceux cachés par l’île, ceux que les consommateurs de paysages n’ont pas le temps de voir. C’est sur ceux là que notre vocation de
paysagiste nous amène à nous attarder. De nombreux artistes, scientifiques agronomes, des économistes, des architectes...ont déjà réalisé un travail d’analyse extrêmement complet sur l’île. Nous ne pouvons que consulter les nombreuses documentations produites pour justifer une agriculture, un tourisme, une organisation du territoire, un étale-
ment du bâti secondaire... En revanche en tant qu’étudiants paysagistes, nous avons un regard retrospectif sur l’île, son histoire, son occupation, son rôle et son impact économique, touristique et agricole à l’échelle du département du Morbihan et des îles du Ponant.
Nous avons abordé l’île à travers un regard très sensible et basé nos orientations, nos perceptions, nos ressentis. Puis nous avons commencé à soulever des interrogations concernant certaines activités, certains raisonnements paysagers qui ne correspondaient pas à nos convictions (naissantes mais affirmées) de paysagistes (monocultures, étalement urbain, paysages pastiches, uniformisation des paysages de toute l’île, élevage intensif, perte de l’insularité, disparition des circuits courts de distribution...). Notre travail a commencé ici. Dès lors nos perceptions nous ont permis de dégager de nombreuses qualités aux paysages, une logique insulaire fragile mais toujours présente et un mode de vie et de déplacement qui se rapprochent de plus en plus à ceux du continent. Belleîle en mer s’uniformise et perd peu à peu son authenticité et ses qualités paysagères certaines qui en ont fait une île « carte postale ». Pour quelles raisons nous permettons nous d’affirmer ce déclin qualitatif alors que le tourisme est le premier revenu de l’île pour les habitants et le logement secondaire représente 70% des habitations ? La recherche des facteurs est la suite logique
de notre travail. Enquêter! Pour un paysagiste cela signifie être indiscret, observateur, mobile, curieux, flaneur, analyste et toujours sensible. Les enquêtes nous permettent de collecter des données brutes (histoire de l’île, réalité économique, exploitations agricoles, piscicoles, géologie, pédologie, hydrologie...). Notre rôle n’est pas de retranscrire ces informations que tout le monde connaît mais d’aller plus loin dans l’analyse : créer les liens pour comprendre l’articulation globale de toute une structure de paysages, d’attentes économiques, de monde social... Nos objectifs sont de créer les liens manquants entre la qualité des paysages et les nombreuses attentes qui le tiraillent.
Notre travail de paysagiste me semble extrêmement important, nécessaire, décisif et très dangereux. Nous sommes ici pour démontrer que là où l’homme a su créer des conditions d’équilibre entre un milieu hostile et une nécessité de cultiver et d’habiter, il ne se rend pas compte lorsqu’il y porte une grave atteinte. Le hameau est pour moi l’exemple le plus frappant à la fois de l’intelligence que l’homme a su montrer dans un milieu hostile, et du danger qu’il représente losqu’il ne sait pas pour quelle beauté il y fait du tourisme. Le hameau est toujours installé de manière à se protéger des conditions climatiques les plus gênantes, et toujours ouvert aux paysages qu’il investi. Il est à la fois terrestre et maritime. Il transporte une double identité dans ses couleurs, ses odeurs, les sources qui affluent vers lui, la topographie qu’il souligne, celle qu’il évite… Le hameau est un lien, un trait d’union entre la terre « ferme » symbolisée par les champs du plateau et la mer qui possède les fonds de vallon et
dont il garde toujours un lien étroit. Le reboisement des vallons grignote de plus en plus le lien étroit que les hameaux ont tissé avec la mer, avec l’horizon qu’ils avaient ouvert et vers lesquel ils s’étaient tournés. Le lien avec les champs proches est également devenu fragile. Les horizons lointains, les champs et parcellaires identifiables par des mosaïques de couleurs en fonction de l’occupation du sol, sont de nos jours très limités. Le sentiment d’insularité ne tient parfois plus qu’à une largeur de maison ou de cyprès. Le territoire prouve par la bêtise de l’homme à construire toujours plus étalé, loin de son voisin, qu’il a atteint ses limites. Il ne peut plus proposer la qualité paysagère que les hameaux avaient su capter et identifier. Alors les maisons blanches aux toitures noires et aux deux cheminées se décalent, à la recherche des dernières vues sur la mer entre les cyprès plantés inconsciemment.
Ces problématiques d’occupation du territoire sont les déclencheurs de nombreuses incohérences. L’ensemble des projets offriront des propositions de fonctionnement différents et plus raisonnés. Ce projet reflète le principe pédagogique de l’école, faire fonctionner les deux lobes du cerveau : le lobe artistique pour les ressentis et le lobe scientifique pour analyser ces sentiments et en tirer les conclusions. Notre position d’étudiants nous permet de nous investir pleinement dans cette tâche délicate.