Angelica Mesiti « Quand faire c’est dire » Palais de Tokyo 20.02 – 12.05 2019
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Prepared Piano for Movers (Haussmann) (2012) Installation vidéo HD, écran 16:9, couleur, son stéréo / Single-channel HD video installation, 16:9, colour, stereo sound, 5 min 32 s Deux déménageurs montent à la force de leurs bras un piano dans l’étroite cage de l’escalier hélicoïdal d’un immeuble haussmannien. L’instrument a été « préparé » par l’artiste, à la manière de ce que faisait le compositeur John Cage, avec divers objets qui tombent sur les cordes de telle sorte que les mouvements du piano, alors qu’il est précautionneusement manipulé, produisent des sons. Projetée verticalement, la vidéo met l’accent sur l’ascension périlleuse de l’instrument, tandis que sa musique improvisée et imprévisible converge avec les efforts laborieux des hommes, leur souffle de plus en plus lourd et leurs interjections pour se guider dans l’espace. Leur tâche, d’une certaine manière sisyphéenne – puisque le spectateur ne les voit jamais arriver à destination –, permet à Angelica Mesiti de mettre en lumière la grâce et l’inventivité du quotidien. Two removal men move by bodily strength a piano up the narrow staircase of a classic Parisian town house. This instrument has been “prepared” by the artist, in the manner of the composer John Cage, with various objects falling off the strings in such a way that the piano’s movements, when carefully handled, produce sounds. Projected vertically, this video focuses on the perilous ascent of the instrument, while the improvised, unforeseeable music converges with the men’s laborious efforts, their increasingly heavy breathing and their yells as they guide themselves through space. Their rather Sisyphean task—given that the spectators never see them arrive at their destination—allows Angelica Mesiti to highlight the grace and invention of everyday life.
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personnes peuvent prendre conscience de leur corps et peut-être des relations avec les autres personnes et avec les autres corps dans l’espace. Cela me semblait important quand je travaillais beaucoup sur la performance, où ce type d’expérience physique et littérale était tellement central pour ce qui se passait à l’écran. The Colour of Saying a commencé comme un travail de performance live qui s’inscrivait dans la durée, sur plusieurs heures. Puis la deuxième phase du travail a consisté en une installation vidéo. J’ai essayé de préserver certains des éléments live élaborés au cours de la première phase – et notamment la façon dont le public devait constamment se repositionner pour voir les performances se déroulant aux différents endroits de la salle. Dans l’installation vidéo, les écrans sont positionnés de manière à ce qu’il n’y ait pas de point de vue central. Les performeurs et le public partagent le même espace. Les sièges servaient également de scène à différents moments de la performance. Le public prend conscience de son expérience physique de l’œuvre, tout en prenant conscience de la dimension relationnelle avec les performeurs qui apparaissent à l’écran à la même hauteur. Ce n’est pas tout à fait à échelle réelle, mais les écrans sont à taille humaine. Dans Relay League, il faut emprunter un chemin ou une sorte de parcours dans l’espace. Je voulais réfléchir à la manière dont le son et la lumière agissent comme un signal pour le public. Ainsi, les murs en plastique divisent l’espace en trois espaces distincts. Ces murs qui constituent une division entre chaque partie de l’œuvre forment une membrane poreuse laissant passer la
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lumière et le son. Ils se transforment en lanterne, de sorte qu’il est possible de voir les projections et d’entendre le son depuis n’importe quel point dans l’espace. Il y a un début et une fin, et en cela cette œuvre suit un récit. Elle est structurée en épisodes, et l’expérience est guidée par le trajet dans les espaces reliant une scène à une autre. Ou pas, bien sûr : je dirige en quelque sorte l’expérience du visiteur, mais je souhaite qu’elle reste aussi une expérience autonome. DB — Relay League est présenté vers la fin de ton exposition au Palais de Tokyo. Au fur et à mesure de la visite, la participation du public devient plus active et expérimentale. AM — Cette exposition n’est pas une présentation chronologique de mes œuvres. On part d’un espace dont l’approche est assez formelle. Et à mesure du parcours, de Mother Tongue à The Colour of Saying puis à Relay League, les œuvres deviennent de plus en plus architecturales, sollicitant davantage le spectateur. J’ai réalisé ces œuvres sur une période de huit ans. Elles montrent une évolution de ma pratique. C’est donc très intéressant de les voir rassemblées dans cette exposition. Sa structure n’est pas thématique. Elle est plutôt définie par l’éventail des expériences. Traduit par Adel Tincelin Daria de Beauvais est senior curator au Palais de Tokyo. Elle est la commissaire de l’exposition personnelle d’Angelica Mesiti.
Ce que racontent les corps par Mathilde Roman
L’œuvre d’Angelica Mesiti se situe dans une approche élargie du cinéma, inventant des formes narratives ouvertes à distance du langage verbal. Les installations se déploient dans l’exposition et prolongent le montage filmique dans l’espace réel sur plusieurs écrans, au sein de dispositifs scénographiques sculpturaux. Les récits sont portés par des images fortes, dont les effets de montage et les jeux de cadrage rencontrent aussi les architectures et les visiteurs de passage. Dans ces installations précisément orchestrées, les écrans intègrent les déambulations des corps individuels dans la composition visuelle. Le son a une place centrale, voire première, face aux images. Il nous plonge dans une écoute des bruits du monde, opérant par prélèvements, dissociation et recomposition. Les œuvres font surgir des strates invisibles dans les flux continus qui saturent les ondes, militant pour la reconnaissance de la diversité des trajectoires et des signes utilisés dans les communications, révélant des gestes et des rituels méconnus. Ce sont des formes dérivées, réappropriées, populaires du musical et du chorégraphique qu’Angelica Mesiti met en scène, rendant visibles des réalités sous-représentées. Le processus artistique est porté par un engagement à donner à voir et à entendre des mondes étouffés par les effets de globalisation et d’uniformisation des sociétés, marquant la poétique des installations d’une dimension politique. Des corps en relation Angelica Mesiti a suivi un parcours en art, après une formation en danse, et débuté sa carrière en Australie au sein d’un groupe de drag kings, les Kingpins, participant aux performances par la projection de vidéos sur scène. Ce contexte alternatif au monde de l’art lui permit de vivre en direct la réception des images, de tester des formes et d’observer les manières dont les publics les recevaient. Au sein des communautés éphémères rassemblées dans le live du concert, on est à la fois seul dans une expérience intense et lié aux énergies corporelles rassemblées autour de soi, ce que son film Rapture (Silent Anthem) (2009) – cadrages serrés sur des visages en transe, transpirants – met bien en avant. Lors de ces concerts, les corps vivent des moments d’émotions fortes, en quête d’une intensité qui les rassemble et les isole à la fois. C’est un mélange troublant entre une situation d’être ensemble, dans un rythme commun produit par la musique, l’excitation, la chaleur, et celle d’être profondément immergé dans une trajectoire individuelle produite par un état d’exacerbation des sens. La scène n’est pas si éloignée de celle de Prepared Piano for Movers (Haussmann) (2012), où un piano arrangé émet des sons en fonction des mouvements
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