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Camille Henrot The Pale Fox (2014-2015) Courtesy de l’artiste / of the artist, kamel mennour (Paris, Londres / London) & König Galerie (Berlin) Vue d’exposition / Exhibition view, « The Pale Fox », 20.09 – 20.12 2014, Bétonsalon – Centre d’art et de recherche (Paris) ; photo : Aurélien Mole
Camille Henrot Office of Unreplied Emails (détails / details) (2016) Impression sur silicone / Print on silicone Courtesy de l’artiste / of the artist & König Galerie (Berlin) Vues d’exposition / Exhibition views, 9e biennale de Berlin / 9th Berlin Biennale, 04.06 – 18.09 2016, KW Institute for Contemporary Art (Berlin) ; photos : Roman Maerz
Camille Henrot Bad Dad & Beyond (2015) Sculpture interactive, matériaux divers / Interactive sculpture, mixed media ; 111,80 × 50,80 × 22,90 cm Courtesy de l’artiste / of the artist & Metro Pictures (New York)
Camille Henrot Exhausted Hercules (2015) Aquarelle sur papier / Watercolor on paper ; 200,70 × 150,50 cm Collection Alexander V. Petalas Courtesy de l’artiste / of the artist & Metro Pictures (New York)
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Le chien a toujours faim
DB La notion de dépendance est l’un des fils directeurs de l’exposition. J’ai relevé cette phrase dans l’essai La Dépendance (1979) d’Albert Memmi, un livre qui a été important pour la conception du projet : « La dépendance est en nous, autour de nous, enveloppante, protectrice, nécessaire, secours et servitude tout à la fois. » CH La notion de dépendance m’intéresse, car elle est très large. Elle peut s’appliquer partout et elle est ambivalente par nature. Albert Memmi est médecin, il a la même empathie pour les cas de dépendance à l’alcool, au tabac, au jeu ou au sexe, que pour quelqu’un qui est trop dépendant de son conjoint, de son animal de compagnie ou de son travail. Cette bienveillance médicale rejoint l’anthropologie où finalement les phénomènes humains ne sont pas regardés de manière normative, mais avec un esprit d’analyse et d’ouverture, au contraire de la façon dont ces mêmes phénomènes sont appréhendés dans la vie politique ou dans les médias, par exemple. Cela m’intéresse d’appréhender les phénomènes humains avec empathie et curiosité, sans jugement moral, sans préjugé. Fondamentalement, dans mon travail, je suis obsédée par les questions éthiques, le rapport à la culpabilité, les problèmes non résolus qui sont à la fois personnels et politiques. Je pense qu’une approche sincère de l’éthique ne doit pas être le produit d’un conformisme social ou d’une idéologie. Le travail de l’artiste doit essayer de se dégager des jugements moraux préfabriqués et accepter la complexité et l’ambivalence, car la vérité de l’existence humaine n’est jamais simple et univoque.
Camille Henrot interviewée par Daria de Beauvais Daria de Beauvais Pourrais-tu expliciter l’origine du titre, « Days Are Dogs », choisi pour ta carte blanche au Palais de Tokyo ? Camille Henrot L’exposition aborde des problèmes de la vie quotidienne et particulièrement notre rapport à la dépendance. Le titre vient de l’expression anglo-saxonne « dog day » utilisée pour qualifier une journée difficile, fatigante. Ce qui m’intéresse, ce sont les rapports sociaux et politiques auxquels le mot « chien » renvoie, dans des expressions comme « une vie de chien », « il fait un temps de chien », « travailler comme un chien » ou en anglais « the underdog » qui signifie l’opprimé (un des dessins de la série Bad Dad s’inspire d’ailleurs très directement de cette expression). Le chien est un signe familier. Un signe de ce qui nous relie, mais aussi un signe d’aliénation, de difficulté, de frustration : le chien a toujours faim… Il est un peu partout. Il est l’indice banal et répété de l’attachement et de la dépendance ; et la dépendance rythme notre vie, comme les jours et les nuits. Le chien est un être qui subit, s’abandonne à son destin, un peu comme le personnage de Bloom dans Ulysse de James Joyce qui s’abandonne à ses journées avec une forme de passivité. Le personnage type de mon exposition est plutôt passif. Mais cette soumission est aussi une forme de liberté. Finalement la soumission du chien est feinte, car il subit par opportunisme et parfois aussi par jeu ou par affection. Il peut également être le signe sympathique de la possibilité d’adaptation au quotidien, de la fluidité de la vie. Ainsi le titre de l’exposition est un constat qui sous-entend un attachement à la vie malgré ses problèmes et ses difficultés.
DB Ton projet de carte blanche s’articule en sept parties distinctes, correspondant aux jours de la semaine. Pourquoi ce choix narratif ? CH La semaine régit ce qu’il y a de plus personnel chez un individu : la fréquence à laquelle il se repose ou travaille, celle avec laquelle il rencontre les exigences de la vie sociale et de sa propre santé. La semaine permet ainsi d’aborder tout ce qui structure la vie humaine : le travail et le sommeil, le régime alimentaire, les dépendances, les religions, les e-mails, la famille, l’argent… Comme le dit James Joyce dans Portrait de l’artiste en jeune homme, il s’agit de « transformer le pain quotidien de l’expérience en un corps radieux impérissable ». De plus, c’est une structure narrative arbitraire qui a pris une importance différente depuis l’essor des réseaux sociaux. Contrairement aux mois qui sont basés sur le calendrier lunaire, les jours de la semaine sont une structure totalement artificielle, qui est aussi colonisatrice : elle s’est d’abord imposée au monde entier comme structure du travail, puis, avec Internet, elle donne à chacun le sentiment de vivre au même rythme émotionnel… comme un horoscope. La plupart des gens ont oublié que lundi vient de la Lune, mardi de Mars, mercredi de Mercure, jeudi de Jupiter et vendredi de Vénus. Mais ce contenu mythologique reste présent de manière inconsciente dans les émotions qui sont attachées à ces jours et il resurgit dans la manière dont les gens labélisent les moments de leur vie sur Internet. Que signifie le hashtag #lundi ? Un état de paresse, un refus des obligations… La culture numérique fait émerger un rapport au temps qui, bien que partagé à plus large échelle, est aussi plus subjectif. Les jours de la semaine n’évoquent plus tant une organisation des devoirs qu’un journal introspectif de nos humeurs. Cet agencement de l’exposition selon les jours de la semaine est aussi une manière de se libérer de l’obligation de la structure par l’appa-
SAMEDI
SATURDAY
Saturday — 2017 32
33
« Portrait de l’artiste en jeune homme », J. Joyce — 2017 66
LUNDI
MONDAY
74
75
Nail Biting — 2015 82
83
David Horvitz
98
99
108
Samara Scott
127
On Digital Anthropology
by Haidy Geismar
Technology has long been both metaphor and medium for recognizing and shaping the social—from the Neolithic through to the Industrial Revolution. Now, in the so-called digital age, digital technologies, most prominently social media, have become fundamental metaphors for social relationships as well as platforms for social being-in-the-world. As social networks define Social Theory, people become “users,” an instrumental term defining how we connect and who we connect to, a term that moulds our economic, political, as well as intimate existences, from friendship to sex. Our user-identities seem to be endlessly refracting, taking the form of avatars, Twitter handles, and other account names, as well as being dissolved, and increasingly monetized, within large aggregates of data. This digital world is understood in increasingly polarizing terms: online communications either produce profound alienation, or enable us to connect more than ever. Digital technologies herald both new ways of making, as well as new forms of deskilling which either create new patterns of work, or are bringing work to an end. Virtual worlds are both the ultimate opportunity for state surveillance, as well as vehicles for future freedoms. We need to develop new forms of representation in order to engage critically with this complex environment. Artists have long engaged with the idea that art is a form of ethnography, and the artist a kind of anthropologist. Camille Henrot’s work may be seen as a—sometimes surreal—ethnography of digital experience. Often characterized as working within the fundamental desire to make the “strange familiar and the familiar strange,” anthropology has historically straddled the natural and social sciences, as well as the humanities. In addition to its disciplinary inheritances, anthropology may also be understood as a methodology and a form of representation with a strong visual lineage: ethnography. This very particular strategy and this mode of understanding and representing the world start in a participation with the lived experience of people (social people, not just atomized individuals), and proceed from this basis into careful comparative observation. Within this broad church there are those that search for more strangeness and those that seek more familiarity. Seekers of strangeness emphasize radical difference, even incommensurability, between cultures, and highlight how such difference underpins numerous projects of resistance to global domination, in particular to Western structures of capitalism. Seekers of familiarity emphasize our shared human experiences and our mutual investments in global political or economic structures. Either way, anthropology and ethnography are able to explore the interfaces, the zones of translations, the absences, absurdities, the poetry as well as the political economies and material infrastructures that inflect and produce our digital lives. Henrot channels this ethnographic sensibility and adds both humour and pathos into the mix. She has a clear understanding of the history, ironies, and complexities of the discipline of anthropology. Her video installation, Grosse Fatigue (2013), was undertaken when she was an art fellowship resident in the Smithsonian Institution. While working in museums such as the U.S. National Museum of Natural History, she uncovered the obsessive and sensual foundations of their collections. Both contemporary art and anthropology have the capacity, through fine-grained ethnographic work, to intervene in the zero-sum reductionism of digital debates that posit far too many “either/ors”:
Bad Dad & Beyond — 2015 130
Bless Your Heart — 2016 140
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JEUDI
THURSDAY
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