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On Air Tomás Saraceno interviewé par / interviewed by Rebecca Lamarche-Vadel Rebecca Lamarche-Vadel | Nous prenons peu à peu conscience que les conditions de notre existence dépendent de notre relation avec le non-humain, et que nous devons urgemment faire cesser la « guerre » basée sur « la domination et l’appropriation » que dénonce Michel Serres. L’exposition ON AIR au Palais de Tokyo est l’occasion d’une jam session * entre une multitude de voix humaines et non-humaines. Peux-tu nous décrire l’idée derrière ce que tu appeles « jam session cosmique » ? Pourrait-il s’agir là de la bande originale d’une nouvelle ère de paix ? Tomás Saraceno | L’idée derrière l’exposition est celle de la jam session, à savoir jouer ensemble dans un écosystème en devenir, toujours contingent et en évolution permanente, en suivant plusieurs rythmes et trajectoires… pour assembler un ensemble d’univers. [fig. 1] Chaque respiration fait résonner une multitude de voix – humaines et non-humaines – et contient plus de 25 milliards de milliards de molécules qui volent autour de nous en permanence, plus vite que la vitesse du son. Dans les multitudes que nous abritons, chaque molécule s’écrase sur une autre, 5 milliards de fois par seconde. Nous savons que le son est transmis par des vibrations dans l’air. Imaginons un instant un objet qui vibrerait près de nos oreilles. Sans air, nous ne pourrions pas l’entendre. Tous les sons produits sur Terre le sont par la génération d’ondes en mouvement dans l’air, comme une sorte de sillage invisible qui fait agir l’ensemble de notre atmosphère comme une chambre d’écho géante… Ainsi, sans air, notre planète serait aussi silencieuse qu’une tombe 1. L’exposition ON AIR vise à amplifier certaines voix habituellement inaudibles et baisser le volume de certaines autres. Un des plus gros malentendus dans toutes les discussions qui ont cours autour de l’Anthropocène est l’idée de l’anthropos en tant que « nous » universel. Nous sommes peut-être tous embarqués sur le même bateau, mais nous n’avons pas tous la même capacité d’agir, nous ne produisons pas tous des changements à l’échelle planétaire. Nous vivons une époque où 1 % de la population mondiale prend des décisions dont les autres 99 % ont à endurer les conséquences – je pense que jamais dans l’histoire il n’y a eu autant de pouvoir concentré entre les mains d’un si petit nombre de personnes –, où les entreprises sont parfois plus puissantes que les gouvernements, alors que manquent les mécanismes de régulation nécessaires pour garantir des processus démocratiques. Ces décisions,
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Rebecca Lamarche-Vadel | We are slowly becoming aware that our existence is designed by our relationship with the non-human, and that we urgently need to stop the “war” based on the “mastery and appropriation” of the Earth denounced by Michel Serres. The exhibition ON AIR at the Palais de Tokyo encourages a jam session between a myriad of human and non-human voices. What is the idea behind what you call the “cosmic jam session”? Could it be the soundtrack of a new, peaceful era? Tomás Saraceno | The idea behind the exhibition is that of jamming, playing together in an ecosystem in becoming, always contingent and evolving, across multiple rhythms and trajectories… assembling as an ensemble of universes. [fig. 1] Each breath echoes a myriad voices—human and non-human— and contains more than 25 billion billion molecules that float about constantly, faster than the speed of sound. Within the multitudes we contain, every molecule crashes into another one, 5 billion times per second. We know that sound is transmitted through vibrations in the air. If we just had an object vibrating close to our ears, would we not need air in between to hear. Everything on Earth that makes sounds produces ripples of movement through the air, a sort of invisible wake, making our entire atmosphere act like a gigantic drum… and so, without air, our planet would be as silent as a grave. 1 The exhibition ON AIR sounds out how to amplify unheard voices and turn down the volume of others. A major misunderstanding that arises from all the chatter about the Anthropocene is the singular notion of the anthropos—as a universal “we.” We might all be in the same boat, but not all of us have the same agency, not all of us produce change on a planetary scale… This is a time when (I think that never in history has more power been accumulated in the hands of few) 1% of the world makes decisions and the other 99% endure the consequences, where corporations sometimes gain more influence than governments, whilst lacking the systems of regulation attached to democratic processes. These decisions are thought to be self-regulated by capitalist values, causing structural inequalities including patriarchy, race, class, to name but a few. The answer to this does not rely on AI, nor on algorithms or data centres, because there is always an underlying question: who controls them? So, the answer is not about jamming at the rhythm of this or that human intelligence or artificial intelligence (AI), but is about jamming with the rhythms of Social Spider Intelligence (SSI). [fig. 2] In the exhibition, jellyfish-spiders dance another
FIG. 1 Tomás Saraceno, Cosmic Jam Session (2015) Collage Courtesy de l’artiste / of the artist © Tomás Saraceno, 2015
FIG. 3 Tomás Saraceno, Mapping of spiderwebs and spider species at the Palais de Tokyo (2018) Photo : © Studio Tomás Saraceno, 2018 En mai 2018, le Studio Tomás Saraceno a fait une visite des espaces du Palais de Tokyo avec Christine Rollard du Muséum national d’histoire naturelle (Paris), à la recherche d’araignées et de toiles qui y seraient déjà installées. Au cours de cet exercice de cartographie, nous avons rencontré environ cinq cents toiles. Dans l’effort d’offrir plus d’espace aux toiles d’araignées et leurs habitants déjà présents au Palais de Tokyo, nous avons convenu avec les équipes qu’ils arrêtent de balayer nos compagnons arachnides et leurs extensions sensorielles, les toiles, avant et pendant l’exposition. In May 2018, the Studio Tomás Saraceno made a tour of the Palais de Tokyo grounds with Christine Rollard, Natural History Museum (Paris), in search of spiders and webs already in residence. We encountered ca. 500 individual webs in this mapping exercise. In our endeavour to grant more space to the spiderwebs and hosts already inhabiting the Palais de Tokyo, we negotiated with the Palais de Tokyo staff that they stop brooming away our arachnid companions and their sensorial extensions, the webs, before and during the exhibition.
FIG. 2 Tomás Saraceno, Webs of At-tent(s)ion (2018) Essai au / Tryout at Studio Tomás Saraceno Soie d’araignée, fibre de carbone, projecteurs / Spidersilk, carbon fiber, spotlights Courtesy de l’artiste / of the artist & Esther Schipper (Berlin) Photo : © Studio Tomás Saraceno, 2018 Les araignées tissent des univers minuscules ; des toiles intriquées dont les fils soyeux scintillent comme les filaments de galaxies émergentes dans un vaste réseau cosmique. Webs of At-tent(s)ion est une constellation de toiles hybrides ressemblant à un nuage ; des sculptures tridimensionnelles tissées par des araignées d’espèces différentes et sans liens de parenté. Les toiles individuelles se transforment et s’enchevêtrent, les axes spatiaux et temporels se déplacent et des mondes sensoriels entrent en collision. Résultat d’un large spectre de rencontres entre araignées solitaires, sociales et semi-sociales, chaque toile hybride est une architecture spéculative qui permet d’imaginer des relations, des communications et des coopérations interspécifiques. Spiders weave tiny universes; intricate webs whose silken threads shimmer like filaments of emerging galaxies in a vast cosmic web. Webs of At-tent(s)ion is a cloud-like constellation of hybrid webs: three-dimensional sculptures interwoven by spiders of different and unrelated species, in which individual webs morph and entwine, spatial and temporal axes are displaced and sensory worlds collide. Arising from a spectrum of encounters between solitary, social and semi-social spiders, each hybrid web is a speculative architecture for imagining interspecies relations, communication and cooperation.
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FIG. 20 Tomás Saraceno, Aerocene Float Predictor: Aerosolar Journeys Chaque parcours est une signature revendiquant l’indépendance à l’égard des énergies fossiles. / Each journey is a signature petitioning independence from fossil fuels. Courtesy de l’artiste / of the artist & Aerocene Foundation Photo : © Studio Tomas Saraceno, 2018 L’Aerocene Float Predictor est un système de prévision global qui utilise des données météorologiques pour anticiper les trajectoires de vol des sculptures à fonctionnement aérosolaire qui circulent autour du globe sans émissions de CO 2. Intégrant en temps réel les informations des prévisions à 16 jours sur les vitesses des vents à différentes altitudes, le Float Predictor est un outil de navigation qui sert à préparer les voyages à l’ère de l’Aérocène. En 2012, le Float Predictor fut initié par une question adressée par Tomás Saraceno à Lodovica Illari, météorologiste au département des sciences de la Terre, de l’atmosphère et de la planète au MIT (EAPS). Serait-il possible de naviguer autour du globe, en n’utilisant, comme source d’énergie, que le soleil ? L’artiste, suite à une résidence au CNES, rapporta des données du vol de l’aérostat solaire MIR (Montgolfières InfraRouges), mené par le Centre nationale d’études spatiales (CNES, Paris). Plus tard, rejoint par l’océanographe Glenn Flieri et l’assistant de recherche Bill McKenna, ils ont commencé, à partir de ces données, à examiner et compiler des trajectoires de vol pour des aérostats volant pendant plusieurs semaines à des altitudes particulières (ou soumis à des cycles jour-nuit de montées et de descentes). Après avoir réalisé une simulation des trajectoires évolutives des vents autour du globe, basée sur les données des prévisions de l’U.S. National Oceanic and Atmospheric Administration, ils ont créé ensemble une interface web, et c’est ainsi que le Float Predictor a vu le jour. L’Aerocene Float Predictor calcule et visualise les trajectoires des aérostats solaires sur la base des prévisions en temps réel des mouvements des vents autour du globe. Les données atmosphériques sont collectées depuis le NOAA’s Global Forecast System (GFS), un système de prévisions météorologiques numérique qui comporte un modèle informatique mondial et une analyse variationnelle gérée par le US National Weather Service (NWS). La visualisation 3D présente des paramètres précis pour les vents (vitesse et direction à des hauteurs spécifiques) à intervalles de trois heures, pour des niveaux d’altitude différents qui peuvent être explorés par l’interface d’utilisateur du Float Predictor. Le modèle mathématique est mis en route quatre fois par jour et produit une prévision jusqu’à 16 jours. La simulation utilise les données de minuit ou midi UTC les plus récentes. L’ensemble des données inclut bien plus de variables météorologiques (y compris des modèles atmosphériques, océaniques, terres/sol et glace de mer) qui sont distribuées en plusieurs catégories de produits et peuvent être consultées à partir de la page d’accueil du GFS.
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The Aerocene Float Predictor is a global forecasting system that utilises open meteorological data to predict flight paths of aerosolar powered sculptures circling around the globe without CO2 -emissions. Incorporating real-time information from 16day forecasts of wind speeds at different altitudes, the Float Predictor is a navigational tool used to plan journeys in the Aerocene epoch. Beginning in 2012, the Float Predictor started by a question Tomás Saraceno proposed to meteorologist Lodovica Illari at the MIT Department of Earth, Atmospheric and Planetary Sciences (EAPS). Is it possible to circumnavigate the world, using no other resource than the sun? The artist, after taking part in a residency with CNES, provided data from MIR (Montgolfières InfraRouges) solar balloon float conducted by the Centre National d’Études Spatiales (CNES, Paris). Afterwards joined by oceanographer Glenn Flierl and research assistant Bill McKenna with the data to begin they began examining and computing float paths for balloons floating for several weeks at particular heights (or undergoing day-night cycles of rising and falling). After simulating the evolving wind patterns around the globe based on wind forecast data from the U.S. National Oceanic and Atmospheric Administration, together they created an interactive web interface and thus the Float Predictor was born. The Aerocene Float Predictor computes and visualises the trajectories of floating solar balloons based on real-time forecasts of global wind patterns. Atmospheric data is gathered from NOAA’s Global Forecast System (GFS), a numerical weather prediction system containing a global computer model and variational analysis run by the US National Weather Service (NWS). The 3D visualisation presents accurate wind parameters (speed and direction at specified height) in three hourly intervals, at different altitude levels that can be explored through the Float Predictor’s user interface. The mathematical model is run four times a day, and outputs a forecast for up to 16 days in the future. The simulation uses the most recent midnight or noon UTC data. The complete data set includes many other meteorological variables (including atmospheric, oceanic, land/soil and sea ice models) that are distributed through different product types and can be accessed from the GFS homepage.
FIG. 21 Aerocene 5 (2015) Film polypropylène transparent et métallisé, adhésif, pompe avec soupape de sécurité, corde de polyester / Polypropylen film transparent and metalized, tape, pump with overpressure release valve, polyester rope Courtesy de l’artiste / of the artist, Andersen’s Contemporary (Copenhague / Copenhagen), Esther Schipper (Berlin), Pinksummer Contemporary Art (Gênes / Genoa), Ruth Benzacar (Buenos Aires) & Tanya Bonakdar Gallery (New York) Photo : © Studio Tomás Saraceno, 2016 L’Aerocene 5 est une version modélisée de structures plus grandes qui seraient en mesure d’entreprendre des vols de longues distances, entre 20 km et 40 km d’altitude. Le design de ces sculptures est inspiré des expériences scientifiques que le Centre nationale d’études spatiales (CNES) débuta dans les années 1970, en lançant des aérostats à radiations infrarouges (Montgolfière InfraRouge – MIR) dans les niveaux supérieurs de l’atmosphère. Tomás Saraceno était artiste en résidence au CNES en 2012. Les sculptures sont constituées de deux matériaux légers : des films transparents et des feuilles-miroir. La portion en miroir de ces sculptures réfléchit une partie des radiations solaires, contrôlant ainsi la température de l’air à l’intérieur des ballons, les empêchant de surchauffer. L’isolation est importante lors de vols de jour. La partie transparente aide à maintenir la température dans la bulle (et donc sa capacité à flotter) pendant la nuit, puisqu’elle absorbe les radiations infrarouges émises par la surface terrestre – la chaleur solaire accumulée par la planète pendant la journée. La trajectoire variable des sculptures de l’Aérocène dessine dans les airs une cartographie sans frontières et libérée des carburants fossiles.
FIG. 22 Aérocène, lancements à / Aerocene launches at White Sands (NM) (2015) Courtesy Aerocene Foundation Photo : © Ewen Chardronnet, 2015 Les lancements à White Sands et le symposium Space without Rockets conçu par Tomás Saraceno ont été organisés en collaboration avec les commissaires d’exposition Rob La Frenais et Kerry Doyle lors de l’exposition Territory of the Imagination au Rubin Center for the Visual Arts (El Paso, TX). La sculpture D-O AEC Aerocene a été réalisée avec le généreux soutien de Christian Just Linde. Cette expérimentation artistique a accompli deux records mondiaux : le premier et le plus long vol solaire effectué par un véhicule plus léger que l’air. Cela s’est passé à proximité de Trinity, la base de lancement où avait eu lieu, il y a un demi-siècle, le premier test pour la bombe atomique, un moment qui marque le commencement de l’Anthropocène. The launches in White Sands and the symposium Space without Rockets, initiated by Tomás Saraceno, were organized together with curators Rob La Frenais and Kerry Doyle for the exhibition Territory of the Imagination at the Rubin Center for the Visual Arts (El Paso, TX). The sculpture D-O AEC Aerocene is made possible due to the generous support of Christian Just Linde. The artistic experiment achieved two world records of the first and the longest solely solar flight by a lighter-than-air vehicle. It took place close to the missile range where the first test of nuclear bomb, Trinity, happened a half-century ago, marking the beginnings of the Anthropocene epoch.
Aerocene 5 is a modelled version of bigger structures that would be able to achieve long-distance flights, floating in between 20 km and 40 km altitudes. The design of these sculptures is inspired by scientific experiments that the French Centre National d’Études Spatiales (CNES) started in the late 1970s by launching infra-red radiation balloons (Montgolfière InfraRouge—MIR) into the upper levels of atmosphere. Tomás Saraceno was the artist in residency at CNES in 2012. The sculptures are made of two different lightweight materials: transparent and mirror foils. The mirror part of these sculptures would reflect part of the sun’s radiation, thus controlling the temperature inside the air envelopes from overheating. This insulation is important during daytime flight. The transparent half helps to maintain the temperature inside the envelope (and hence its buoyancy) during the night, since it absorbs the infra-red radiation emitted from the earth’s surface—the solar heat that the planet accumulated over a day. The fluctuating trajectory of the Aerocene sculptures weaves a choreography in air, free from borders and free from fossil fuels.
FIG. 23 Aerocene Gemini Free Flight (2016) Courtesy de l’artiste / of the artist, Andersen’s Contemporary (Copenhague / Copenhagen), Esther Schipper (Berlin), Pinksummer Contemporary Art (Gênes / Genoa), Ruth Benzacar (Buenos Aires) & Tanya Bonakdar Gallery (New York) Photo : © Studio Tomás Saraceno, 2016 Le samedi 27 août 2016, Aerocene Gemini a parcouru une distance de 605 km, flottant pendant 12 heures et atteignant une altitude de 16 283 m. Tout cela sans aucun carburant fossile, hélium, hydrogène, réacteur ou moteur – n’exploitant que les courants d’air et la chaleur du soleil. Saturday 27 August, 2016: Aerocene Gemini travelled 605 km distance, floated over 12 hours, reached 16,283 m altitude. All without any carbon, fossil fuels, helium, hydrogen, burners, or engines—using only air currents and the heat of the sun.
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Le raccommodage du corps politique par Tomás Saraceno par Bruno Latour
Le 26 septembre 2016, alors que je me trouvais à bord d’un avion à destination de Calgary pour rejoindre la troupe qui devait jouer notre pièce Gaia Global Circus, je pus, pendant quelques secondes, contempler ce magnifique paysage [fig. 1]. Je demande toujours au personnel de bord de laisser mon volet de hublot ouvert pendant le survol du Groenland et du Canada. Et cela fait maintenant quelques années que je suis – comme vous certainement – pris d’un sentiment d’oppression, qui doit moins à un quelconque vertige à la vue des sublimes étendues de glace situées quelques kilomètres sous mon siège confortable qu’au vague sentiment de culpabilité qui m’habite sachant que le fait même de survoler le Groenland dans un avion a un effet, aussi minime soitil, sur la disparition de la glace arctique. Mais ce jour-là, pour la première fois, je distinguai dans les masses de glace un visage hurlant en ma direction, comme une version démente du Cri d’Edvard Munch. Ce qui n’était jusque-là qu’un décor lointain et extérieur s’invitait à l’intérieur. Il semblerait que tout le monde cherche à produire des représentations de ce nouvel intérieur. Et personne ne le fait aussi minutieusement et de manière aussi complète que Tomás Saraceno, à toutes les échelles et par le biais de divers types d’entités1. Comment peut-on dire d’individus qu’ils agissent de manière égoïste si leurs limites sont floues du fait que l’essentiel des ressources se situent au-delà de la frontière de leur identité ? Plus simplement : qu’est-ce qu’avoir une identité pour un individu si l’essentiel de ce qui le constitue se trouve hors de ses limites ? C’est ce paradoxe qui donne lieu à ce qu’on peut appeler la surprise de l’identité : on pense connaître les limites de soi ou d’un corps donné, et soudain apparaît un phénomène dont on réalise rétrospectivement qu’il a toujours été là et qu’il est nécessaire pour maintenir l’existence même de ce corps. Passé l’effet de surprise, une négociation complexe s’engage pour redessiner les nouvelles frontières de l’individu. Il s’agit là du processus d’explicitation rétrospective : on rend de plus en plus explicite et on va toujours plus loin au-delà de ce qui nous permet d’exister à l’intérieur. Ou, au contraire, on nie l’existence de ces éléments, on se retranche derrière les frontières et on devient progressivement insignifiant avant de finalement disparaître. Exactement le processus que sont en train d’infliger à leur pays les tenants du Brexit ou les négationnistes du climat aux États-Unis. J’aborde ici de manière relativement abstraite un problème que les mythologies les plus anciennes représentent admirablement. Les Membres et l’Estomac est une fable très connue dont une des meilleures versions se trouve au début du Coriolan de Shakespeare : « Un jour tous les membres du corps humain se révoltèrent contre l’estomac. Voici leurs plaintes contre lui : ils disaient que, comme un gouffre, il se tenait au centre du corps, oisif et inactif, engloutissant tranquillement la nourriture, sans jamais partager le travail des autres organes qui se fatiguaient à voir, à entendre, à parler, à instruire, à marcher, à sentir, ayant tous leurs fonctions mutuelles, et servant, en ministres laborieux, les désirs et les vœux communs du corps entier. » Les Plébéiens s’étant révoltés contre le Sénat, Ménénius leur rappelle l’histoire et le moment où, lorsque les Membres se sont révoltés pour défendre leur identité, l’Estomac les a ramenés à la raison avec les mots suivants :
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FLAQUE DE PÉTROLE / OIL SPILL Philip Ursprung J’étais un dinosaure. Les autres créatures fuyaient avec horreur lorsqu’elles apercevaient mon long cou. Je me suis cassé une patte, les branches hautes se retrouvèrent hors de ma portée. J’étais couché, en train de pourrir. Au fil des millénaires mon corps s’est transformé en une sorte de boue brunâtre, recouverte de plusieurs couches de sédiments. Les océans allaient et venaient, cédant la place aux déserts, aux prairies et aux forêts. Je me reposais dans l’obscurité totale, en paix, mais plein d’énergie. Un bruit assourdissant m’a arraché à mon rêve d’un million d’années. Je me suis dissous et j’ai coulé à travers un tube, un kilomètre et demi jusqu’à la surface d’un puits de fracturation hydraulique dans les environs de Midland dans l’État du Texas. Une étrange artiste a demandé à un ingénieur de me tirer hors du conduit à la manière d’une bière pression. Elle m’a versé dans une minuscule bouteille avant de me fourrer dans une valise. La bouteille s’est brisée, j’ai imbibé les pages d’un livre. Lorsqu’elle l’a ouvert, je l’ai entendue dire : « Rorschach. » — I was a dinosaur. Other creatures fled in horror when they saw my long neck. I broke a leg, the high branches were out of reach. I lay rotting. Over the millennia my body turned into a brown sludge, covered by layers of sediments. Oceans came and went, gave way to deserts, prairies, forests. I rested in total darkness, in peace, yet full of energy. A bursting noise shook me out of my million-year dream. I dissolved and ran through a tube, a mile to the surface to a fracking device near Midland, Texas. A curious artist had asked an engineer to draft me from the pipe, as if I was beer. She filled me in a tiny bottle and packed me into the suitcase. The bottle broke, I soaked the pages of a book. When she opened it, I heard her say: “Rorschach.”
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IL Y A DU CHANGEMENT DANS L’AIR / CHANGE IS IN THE AIR Nicholas Shapiro Ancrez fermement vos épaules, verrouillez vos genoux et jetez vos épaules contre les forces de suffocation, celles qui coulent à contre-souffle. Sentez la lente progression de l’étouffement qui plie vos os en faisant trembler vos muscles. On n’échappe pas à l’atmosphère. Même dans l’espace, nous ne pouvons que remplir nos poumons d’un ersatz d’air terrestre jusqu’à épuisement du stock. Réimaginer notre relation à l’atmosphère, rendre inutiles les « maux nécessaires » de la pollution atmosphérique plutôt que d’optimiser leur mal pourrait être le seul moyen de contrer vigoureusement les forces sous-jacentes de l’asphyxie. On n’échappe pas à l’atmosphère, mais un infléchissement aérosolaire pourrait représenter une porte de « sortie ». En attendant, gardez vos épaules là où elles se trouvent. — Plant your shoulder firmly, lock your knees, and throw your shoulder against forces of suffocation, those which flow against breath. Feel suffocation’s slow trundling advance bending your bones, trembling your muscles. There is no escaping the atmosphere. Even in outer space all we can do is feebly fill our lungs with ersatz earth air until it runs out. Reimagining our relationship to the atmosphere, rendering “necessary evils” of air pollution unnecessary instead of optimizing their evil, may be the only way to robustly buck the underlying forces of asphyxiation. There is no escaping the atmosphere but an aero-solar orientation may be one way “out.” In the meantime, keep your shoulder where it is.
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M_S_E par João Ribas
Sables Mourants, Période diurne 02:56:15 Système horaire de Tyson
De retour dans les Sables Mourants. Cet endroit a un nom uniquement parce que tout se voit baptisé de nos jours. Le problème, avec ces innombrables Unités GPS et autres systèmes d’horodatage servant à identifier les zones inanimées, c’est que même des monticules de terre ont commencé à l’être à un moment donné : Diqui, le Cap Pynion, Albanon… Voilà comment N 40° 46’ 46’’ O 73° 57’ 47,7’’ + 4,4 a reçu un nom évoquant plus ou moins celui d’une terre animée. Il n’y a que du gris, ici. Du sable tourbillonne dans toutes les directions, balayé par de puissantes rafales avant de retomber telle une pluie par terre ou de fouetter le sol. Ces épais nuages obscurcissent une bonne partie du ciel et recouvrent l’intégralité de la région de couches de cendres. Pas d’autres caractéristiques notables à part cela. Aucune Signature n’ayant été détectée, il est impossible de transférer des données sur la langue de cette zone, son habitat ou sa chaleur. Température de la surface : + 130 Y – ce qui lui donne un état granulaire et interdit toute présence d’eau sous quelque forme que ce soit (elle s’évaporerait immédiatement). Aucune visite passée n’a permis de trouver la moindre trace de chaleur ou de biochimie, pas un seul vestige de métabolisation. Il est noté dans l’Ancien Registre – l’entrée est au mieux fragmentaire – que les Sables Mourants accueillaient autrefois la vie. Conformément aux phases habituelles de dépeuplement, la disparition de l’eau a pu provoquer une migration ultérieure, ou l’extinction définitive de toute forme de chaleur. La composition des matériaux n’a rien d’inhabituel pour une région inanimée : fer, oxygène, silicium, magnésium, soufre, nickel, calcium, aluminium et uranium (qualité inférieure non résiduelle). Puisqu’aucune Signature n’a pu être détectée, il conviendra de vérifier les données géobiographiques précédemment recueillies avant de passer au prochain site d’étude.
Sables Mourants, Période diurne 00:4:54 Système horaire de Tyson
Dans cet extrait de M_S_E, un roman de science-fiction écrit par João Ribas, une intelligence non genrée – un drone automatique chargé d’étudier l’écologie d’une planète postapocalyptique, dans l’espoir de trouver un nouveau monde pour ses créateurs – découvre un étrange édifice enterré dans les ultimes résidus des derniers habitants humains de la Terre, un immense endroit rempli d’objets mystérieux laissés là par ces énigmatiques créatures du passé ; le seul indice étant les trois lettres écrites sur sa façade...
Sola dans le premier quadrant. Les habitants primitifs des zones inanimées auraient, dit-on, été capables de déterminer l’heure d’après le mouvement des ombres sur le sol. Aucune forme de chaleur n’a été détectée pendant la Période non-diurne. L’analyse du sol de surface révèle une forte présence d’aragonite. Tester la profondeur de ces couches résiduelles nécessite une collecte d’échantillons à une profondeur située entre 0,30 et 156,7 subterra. Chaque fois qu’on découvre de grandes quantités d’aragonite et de silice, il s’agit presque toujours de restes de matière organique ayant existé en surface ou non loin de celle-ci. Des échantillons similaires ont déjà été identifiés – la plupart datant d’avant toute Signature enregistrée, aucune étude n’ayant fourni beaucoup de données sur la véritable nature de ces formes de chaleur : leur apparence, ce qu’elles pouvaient métaboliser, comment elles se reproduisaient. La plus commune dans ces régions est probablement celle que l’Ancien Registre regroupe dans la catégorie « vers » : VER (désambiguïsation) [1] Taxon obsolète désignant tous les animaux invertébrés non-arthropodes à présent considérés comme paraphylétiques, allant de la créature microscopique au polychète marin Microchaetus rappi dépassant un mètre (3,3 pieds) de longueur. [2] La plupart des animaux qualifiés de « vers » sont des invertébrés, mais le terme sert également à désigner les apodes amphibiens et les Anguis (orvets). Parmi les animaux invertébrés communément appelés « vers », l’on inclut les Annélides (vers de terre
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