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Arrangements #009
Arrangements #011
MICHEL HOUELLEBECQ
APPROCHES DU DÉSARROI « Je me bats contre des idées dont je ne suis même pas sûr qu’elles existent. » — Antoine Waechter
L’ARCHITECTURE CONTEMPORAINE COMME VECTEUR D’ACCÉLÉRATION DES DÉPLACEMENTS Le grand public, on le sait, n’aime pas l’art contemporain. Cette constatation triviale recouvre en fait deux attitudes opposées. Traversant par hasard un lieu où sont exposées des pièces de peinture ou de sculpture contemporaines, le passant moyen s’arrêtera devant les œuvres présentées, fût-ce pour s’en moquer. Son attitude oscillera entre l’amusement ironique et le ricanement pur et simple ; dans tous les cas, il sera sensible à une certaine dimension de dérision ; l’insignifiance même de ce qui lui est présenté sera pour lui un gage rassurant d’innocuité ; il aura certes perdu du temps, mais de manière, au fond, pas si désagréable. Placé cette fois dans une architecture contemporaine, le même passant aura beaucoup moins envie de rire. Dans des conditions favorables (tard le soir, ou sur fond de sirènes de police), on observera un phénomène nettement caractérisé d’angoisse, avec accélération de l’ensemble des sécrétions organiques. Dans tous les cas, l’ensemble fonctionnel constitué par les organes de la vision et les membres locomoteurs connaîtra une importante montée en régime. Ainsi en est-il lorsqu’un car de touristes, égaré par le lacis d’une signalisation exotique, dépose son chargement dans le quartier des banques de Ségovie, ou le centre d’affaires de Barcelone. Plongés dans leur univers habituel d’acier, de verre et de signaux, les visiteurs retrouvent aussitôt la démarche rapide, le regard fonctionnel et orienté qui correspondent à l’environnement proposé. Progressant entre les pictogrammes et les signalisations écrites, ils ne tardent pas à atteindre le quartier de la cathédrale, le cœur historique de la ville. Aussitôt, leur démarche se ralentit ; le mouvement de leurs yeux acquiert quelque chose d’aléatoire, presque d’erratique. Une certaine stupéfaction hébétée se lit sur leur visage (phénomène d’ouverture de la bouche, typique chez les Américains). À l’évidence ils se sentent en présence d’objets visuels inhabituels, complexes, difficiles à décrypter. Bien vite cependant, des messages apparaissent sur les murs ; par la grâce de l’office du tourisme, des repères historico-culturels se mettent en place ; nos voyageurs peuvent alors sortir leurs caméscopes pour inscrire la mémoire de leurs déplacements dans un parcours culturel orienté.
L’architecture contemporaine est une architecture modeste ; elle ne manifeste sa présence autonome, sa présence en tant qu’architecture que par de discrets clins d’œil – en général des micromessages publicitaires sur ses propres techniques de fabrication (il est par exemple d’usage d’assurer une très bonne visibilité aux machineries d’ascenseur, ainsi qu’au nom de la firme responsable de leur conception). L’architecture contemporaine est une architecture fonctionnelle ; les questions esthétiques la concernant ont du reste depuis longtemps été éradiquées par la formule : « Ce qui est fonctionnel est forcément beau ». Parti pris surprenant, que le spectacle de la nature contredit en permanence, incitant plutôt à voir la beauté comme une sorte de revanche sur la raison. Si les formes de la nature plaisent à l’œil c’est souvent qu’elles ne servent à rien, qu’elles ne répondent à aucun critère d’efficacité perceptible. Elles se reproduisent avec luxuriance, avec richesse, mues apparemment par une force interne qu’on peut qualifier par le pur désir d’être, le simple désir de se reproduire ; force à vrai dire peu compréhensible (il suffit de penser à l’inventivité burlesque et un peu répugnante du monde animal) ; force qui n’en est pas moins d’une évidence étouffante. Certaines formes de la nature inanimée (cristaux, nuages, réseaux hydrographiques) paraissent il est vrai obéir à un critère d’optimalité thermodynamique ; mais ce sont justement les plus complexes, les plus ramifiées. Elles n’évoquent en rien le fonctionnement d’une machine rationnelle, mais bien plutôt le bouillonnement chaotique d’un processus. Atteignant son propre optimum dans la constitution de lieux tellement fonctionnels qu’ils en deviennent invisibles, l’architecture contemporaine est une architecture transparente. Devant permettre une circulation rapide des individus et des marchandises, elle tend à réduire l’espace à sa dimension purement géométrique. Destinée à être traversée par une succession ininterrompue de messages textuels, visuels et iconiques, elle doit leur assurer une lisibilité maximale (seul un lieu parfaitement transparent est susceptible d’assurer une conductibilité totale de l’information). Soumis à la dure loi du consensus, les seuls messages permanents qu’elle s’autorisera seront cantonnés à un rôle d’information objective. Ainsi, le contenu de ces immenses panneaux qui bordent les parcours autoroutiers a fait l’objet d’une étude préalable fouillée. De nombreux sondages ont été réalisés, afin d’éviter de choquer telle ou telle catégorie d’usagers ; des psychosociologues ont été consultés, ainsi que des spécialistes de la sécurité routière ; tout cela pour aboutir à des indications du style : « Auxerre », ou : « Les lacs ». La gare Montparnasse développe une architecture transparente et non mystérieuse, établit une distance nécessaire et suffisante entre écrans vidéo d’information horaire et bornes électroniques de réservation, organise avec une redondance adéquate le fléchage des quais de départ – arrivée ; ainsi permet-elle à l’individu occidental d’intelligence moyenne ou supérieure de réaliser son objectif de déplacement en minimisant le frottement, l’incertitude, le temps perdu. Plus généralement, toute l’architecture contemporaine doit être considérée comme un immense dispositif d’accélération et de rationalisation des déplacements humains ; son point idéal, à cet égard, serait le système d’échangeur d’autoroutes qu’on peut observer au voisinage de Fontainebleau-Melun Sud.
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Inscriptions #013
Toutes les photographies de Michel Houellebecq / All photographs by Michel Houellebecq : courtesy de l’artiste / of the artist & Air de Paris (Paris)
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MICHEL HOUELLEBECQ
MH | Oui, c’est assez indécidable… J’ai pris cette photo ici, de la fenêtre de l’appartement. Plein sud, pure banlieue sud, mais là il n’y a que le ciel sur la photo.
MICHEL HOUELLEBECQ — YAN CÉH
Pour ces trois entretiens, réalisés avant son exposition au Palais de Tokyo, Michel Houellebecq a, pour chaque salle, installé au sol de la pièce des reproductions de ses photographies en les disposant de la même façon qu’elles seront placées sur les cimaises. Aidés également d’un plan préparatoire de l’exposition, nous avons pu converser de chaque salle de manière précise. L’idée, soumise par Michel Houellebecq, étant de partir à chaque fois d’une photographie pour ensuite laisser place aux digressions et anecdotes… Y. C.
Entrée de l’exposition : « Il est temps de faire vos jeux. » (Inscriptions #013 – p. 20) MH | Cette phrase est extraite d’un de mes poèmes, « La Mémoire de la mer », dans Le Sens du combat, qui commence ainsi :
« Une lumière bleue s’établit sur la ville, Il est temps de faire vos jeux ; La circulation tombe. Tout s’arrête. La ville est si tranquille. Dans un brouillard de plomb, la peur au fond des yeux, Nous marchons vers la ville, Nous traversons la ville. »
En regardant l’image, on peut se demander si ça se passe le soir ou le matin. Dans le poème, c’est le soir. À quel moment j’ai pris la photo, j’ai oublié. Je ne sais pas ; à priori, lorsque vous la regardez, c’est le soir ou le matin ? YC | Maintenant que vous me posez la question, je doute. J’aurais dit le soir, mais lorsque le soleil se lève, cela ressemble à ça, aussi.
YC | Cette phrase est assez énigmatique, même si elle est simple. Elle interpelle… MH | C’est énigmatique, oui. La pensée sous-jacente est que les nuages sont des forces en présence. Une espèce de conflit en cours dans le ciel qui impliquerait que l’on prenne position. YC | Je trouve aussi qu’il y a un côté ludique dans cette phrase. Le genre de phrase que l’on entend dans les casinos, il me semble… MH | En même temps on sent un truc… de vie ou de mort. L’option « faire ses jeux », « choisir sa couleur », peut avoir comme conséquence la vie ou la mort, dans mon esprit. YC | Donc, ce serait une approche assez radicale… MH | Je suis très content quand j’ai l’impression qu’un vers va avec une image. YC | Qu’est-ce qui vous a poussé à ne prendre que cette phrase du poème ? MH | Parce que c’est ce fragment-là qui va avec l’image, qui crée une totalité indissociable. L’opération… la poésie en elle-même, ça pourrait presque être défini comme ça : on crée des totalités qui paraissent indissociables avec des choses qui sont assez séparées, au départ. YC | Quel est le processus mental qui, à un moment donné, fait que vous êtes allé chercher ces mots-là, parmi tous vos poèmes, pour les associer à cette image ? Cette image a une importance forte puisque c’est la première image de l’exposition. MH | Je n’en sais rien… C’est une image que je ne pouvais pas mettre à côté d’une autre. Au départ je voulais l’intégrer dans une salle, mais elle n’allait avec rien. Elle est restée assez longtemps à l’entrée du dernier couloir de l’exposition. Mais, finalement, je l’ai mise au tout début.
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Arrangements #009
Arrangements #011
MICHEL HOUELLEBECQ
APPROCHES DU DÉSARROI « Je me bats contre des idées dont je ne suis même pas sûr qu’elles existent. » — Antoine Waechter
L’ARCHITECTURE CONTEMPORAINE COMME VECTEUR D’ACCÉLÉRATION DES DÉPLACEMENTS Le grand public, on le sait, n’aime pas l’art contemporain. Cette constatation triviale recouvre en fait deux attitudes opposées. Traversant par hasard un lieu où sont exposées des pièces de peinture ou de sculpture contemporaines, le passant moyen s’arrêtera devant les œuvres présentées, fût-ce pour s’en moquer. Son attitude oscillera entre l’amusement ironique et le ricanement pur et simple ; dans tous les cas, il sera sensible à une certaine dimension de dérision ; l’insignifiance même de ce qui lui est présenté sera pour lui un gage rassurant d’innocuité ; il aura certes perdu du temps, mais de manière, au fond, pas si désagréable. Placé cette fois dans une architecture contemporaine, le même passant aura beaucoup moins envie de rire. Dans des conditions favorables (tard le soir, ou sur fond de sirènes de police), on observera un phénomène nettement caractérisé d’angoisse, avec accélération de l’ensemble des sécrétions organiques. Dans tous les cas, l’ensemble fonctionnel constitué par les organes de la vision et les membres locomoteurs connaîtra une importante montée en régime. Ainsi en est-il lorsqu’un car de touristes, égaré par le lacis d’une signalisation exotique, dépose son chargement dans le quartier des banques de Ségovie, ou le centre d’affaires de Barcelone. Plongés dans leur univers habituel d’acier, de verre et de signaux, les visiteurs retrouvent aussitôt la démarche rapide, le regard fonctionnel et orienté qui correspondent à l’environnement proposé. Progressant entre les pictogrammes et les signalisations écrites, ils ne tardent pas à atteindre le quartier de la cathédrale, le cœur historique de la ville. Aussitôt, leur démarche se ralentit ; le mouvement de leurs yeux acquiert quelque chose d’aléatoire, presque d’erratique. Une certaine stupéfaction hébétée se lit sur leur visage (phénomène d’ouverture de la bouche, typique chez les Américains). À l’évidence ils se sentent en présence d’objets visuels inhabituels, complexes, difficiles à décrypter. Bien vite cependant, des messages apparaissent sur les murs ; par la grâce de l’office du tourisme, des repères historico-culturels se mettent en place ; nos voyageurs peuvent alors sortir leurs caméscopes pour inscrire la mémoire de leurs déplacements dans un parcours culturel orienté.
L’architecture contemporaine est une architecture modeste ; elle ne manifeste sa présence autonome, sa présence en tant qu’architecture que par de discrets clins d’œil – en général des micromessages publicitaires sur ses propres techniques de fabrication (il est par exemple d’usage d’assurer une très bonne visibilité aux machineries d’ascenseur, ainsi qu’au nom de la firme responsable de leur conception). L’architecture contemporaine est une architecture fonctionnelle ; les questions esthétiques la concernant ont du reste depuis longtemps été éradiquées par la formule : « Ce qui est fonctionnel est forcément beau ». Parti pris surprenant, que le spectacle de la nature contredit en permanence, incitant plutôt à voir la beauté comme une sorte de revanche sur la raison. Si les formes de la nature plaisent à l’œil c’est souvent qu’elles ne servent à rien, qu’elles ne répondent à aucun critère d’efficacité perceptible. Elles se reproduisent avec luxuriance, avec richesse, mues apparemment par une force interne qu’on peut qualifier par le pur désir d’être, le simple désir de se reproduire ; force à vrai dire peu compréhensible (il suffit de penser à l’inventivité burlesque et un peu répugnante du monde animal) ; force qui n’en est pas moins d’une évidence étouffante. Certaines formes de la nature inanimée (cristaux, nuages, réseaux hydrographiques) paraissent il est vrai obéir à un critère d’optimalité thermodynamique ; mais ce sont justement les plus complexes, les plus ramifiées. Elles n’évoquent en rien le fonctionnement d’une machine rationnelle, mais bien plutôt le bouillonnement chaotique d’un processus. Atteignant son propre optimum dans la constitution de lieux tellement fonctionnels qu’ils en deviennent invisibles, l’architecture contemporaine est une architecture transparente. Devant permettre une circulation rapide des individus et des marchandises, elle tend à réduire l’espace à sa dimension purement géométrique. Destinée à être traversée par une succession ininterrompue de messages textuels, visuels et iconiques, elle doit leur assurer une lisibilité maximale (seul un lieu parfaitement transparent est susceptible d’assurer une conductibilité totale de l’information). Soumis à la dure loi du consensus, les seuls messages permanents qu’elle s’autorisera seront cantonnés à un rôle d’information objective. Ainsi, le contenu de ces immenses panneaux qui bordent les parcours autoroutiers a fait l’objet d’une étude préalable fouillée. De nombreux sondages ont été réalisés, afin d’éviter de choquer telle ou telle catégorie d’usagers ; des psychosociologues ont été consultés, ainsi que des spécialistes de la sécurité routière ; tout cela pour aboutir à des indications du style : « Auxerre », ou : « Les lacs ». La gare Montparnasse développe une architecture transparente et non mystérieuse, établit une distance nécessaire et suffisante entre écrans vidéo d’information horaire et bornes électroniques de réservation, organise avec une redondance adéquate le fléchage des quais de départ – arrivée ; ainsi permet-elle à l’individu occidental d’intelligence moyenne ou supérieure de réaliser son objectif de déplacement en minimisant le frottement, l’incertitude, le temps perdu. Plus généralement, toute l’architecture contemporaine doit être considérée comme un immense dispositif d’accélération et de rationalisation des déplacements humains ; son point idéal, à cet égard, serait le système d’échangeur d’autoroutes qu’on peut observer au voisinage de Fontainebleau-Melun Sud.
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France #009 ; France #008 ; Je n’avais
RESTER VIVANT / TO STAY ALIVE
MICHEL HOUELLEBECQ
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RESTER VIVANT / TO STAY ALIVE
Inscriptions #009
MICHEL HOUELLEBECQ
Inscriptions #010
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Mission #010
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Nous attendions, sereins, seuls sur la piste blanche ; Un Malien emballait ses modestes affaires Il cherchait un destin très loin de son désert Et moi je n’avais plus de désir de revanche. L’indifférence des nuages Nous ramène à nos solitudes Et soudain nous n’avons plus d’âge, Nous prenons de l’altitude. Lorsque disparaîtront les illusions tactiles Nous serons seuls, ami, et réduits à nous-mêmes ; Lors de la transition de nos corps vers l’extrême, Nous vivrons des moments d’épouvante immobile. La platitude de la mer Dissipe le désir de vivre ; Loin du soleil, loin des mystères, Je m’efforcerai de te suivre.
Poème de Michel Houellebecq paru dans La Poursuite du bonheur (La Différence) en 1991. © Flammarion
Tourisme #001
113 En attendant sur les bancs du petit aéroport le départ du vol, Jed ouvrit le mode d’emploi de l’appareil photo qu’il avait acheté la veille à la FNAC. Le Nikon D3x qu’il utilisait d’ordinaire pour les clichés préparatoires à ses portraits lui était apparu trop imposant, trop professionnel. Houellebecq avait la réputation de nourrir une haine bien ancrée à l’encontre des photographes ; il avait senti qu’un appareil plus ludique, plus familial serait mieux approprié. D’emblée, la firme Samsung le félicitait, non sans une certaine emphase, d’avoir choisi le modèle ZRT-AV2. Ni Sony, ni Nikon n’auraient songé à le féliciter : ces firmes étaient trop arrogantes, trop campées dans leur professionnalisme ; à moins qu’il ne s’agisse de l’arrogance caractéristique des Japonais ; ces entreprises japonaises bien établies étaient de toute façon imbuvables. Les Allemands essayaient dans leurs notices de maintenir la fiction d’un choix raisonné, fidèle, et lire le mode d’emploi d’une Mercedes demeurait un réel plaisir ; mais au niveau du rapport qualité-prix la fiction enchantée, la socialdémocratie des gremlins ne tenait décidément plus la route. Demeuraient les Suisses, et leur politique de prix extrêmes, qui pouvait en tenter certains. Jed avait, en certaines circonstances, envisagé d’acheter un produit suisse, généralement un appareil photo Alpa, et en une autre occasion une montre ; le différentiel de prix, de 1 à 5 par rapport à un produit normal, l’avait rapidement découragé. Décidément, le meilleur moyen pour un consommateur de s’éclater en ces années 2010 était de se tourner vers un produit coréen : pour l’automobile Kia et Hyundai, pour l’électronique LG et Samsung. Le modèle Samsung ZRT-AV2 combinait, selon l’introduction du manuel, les innovations technologiques les plus ingénieuses – telles que par exemple la détection automatique des sourires – à la légendaire facilité d’utilisation qui faisait la réputation de la marque. Après ce passage lyrique, le reste devenait plus factuel, et Jed feuilleta rapidement, cherchant juste à repérer les informations essentielles. Il était visible qu’un optimisme raisonné, ample et fédérateur, avait présidé à la conception du produit. Fréquente dans les objets technologiques modernes, cette tendance n’était cependant pas une fatalité. Au lieu par exemple des programmes « FEU D’ARTIFICE », « PLAGE », « BÉBÉ1 » et « BÉBÉ2 » proposés par l’appareil en mode scène, on aurait parfaitement pu rencontrer « ENTERREMENT », « JOUR DE PLUIE », « VIEILLARD1 » et « VIEILLARD2 ». Pourquoi « BÉBÉ1 » et « BÉBÉ2 » ? s’interrogea Jed. En se reportant page 37 de la notice, il comprit que cette fonction permettait de régler les dates de naissance de deux bébés différents, afin d’intégrer leur âge aux paramètres électroniques joints aux clichés. D’autres informations étaient données page 38 : ces programmes, assurait le manuel, étaient conçus pour restituer le teint « sain et frais » des bébés. De fait, leurs parents auraient probablement été déçus de ce que, sur leurs photos d’anniversaire, BEBÉ1 et BÉBÉ2 apparussent avec un visage fripé, jaunâtre ; mais Jed ne connaissait pas, personnellement, de bébés ; il n’aurait pas davantage l’occasion d’utiliser le programme « ANIMAL DOMEST », et guère le programme « FÊTE » ; finalement, cet appareil n’était peut-être pas fait pour lui. Extrait de La Carte et le Territoire de Michel Houellebecq © Flammarion
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RESTER VIVANT / TO STAY ALIVE
MICHEL HOUELLEBECQ — ROBERT COMBAS Propos recueillis par Richard Leydier
MH | Si ce passage dans La Carte et le Territoire est relativement court, je suis certain que ça avait un sens profond dans le déroulement de l’histoire. De mémoire, le père de Jed Martin avait tenté de réaliser en architecture ce que Robert avait accompli en peinture. Mais il avait échoué ; d’où son désespoir final, les projets que son fils retrouve après sa mort, ses esquisses de villes qui n’ont jamais abouti. Ce qui est possible en peinture ne l’est pas en architecture. La liberté de la peinture ne peut exister en architecture, car les enjeux financiers sont trop lourds ; son échec était programmé. Il finit par bâtir des stations balnéaires à la con, comme tout le monde. RL | Au moment d’écrire La Carte et le Territoire, vous connaissiez bien le travail de Robert ?
Dans le courant du mois d’avril, nous nous sommes réunis à l’atelier Combas, à Ivry-sur-Seine, avec Michel Houellebecq et Robert Combas, bientôt rejoints par la compagne de ce dernier, Geneviève. Devant les tableaux en cours, nous avons évoqué la rencontre de deux univers et la manière dont a été envisagée la participation du peintre à l’exposition de l’écrivain. R. L. Richard Leydier | Si je me souviens bien, Michel, vous aviez consacré un passage à Robert dans votre roman La Carte et le Territoire (2010)… Michel Houellebecq | J’avais complètement oublié ! Geneviève | Tu cites Robert, et aussi Hervé Di Rosa, lorsque tu y évoques le mouvement de la Figuration libre. MH | Il faudrait quand même que je relise ce passage pour être sûr de quoi il s’agit… RL | N’est-ce pas le père de Jed Martin qui avait acheté des Combas ? MH | Ce n’est pas impossible, il avait en tout cas les moyens pour ça. Robert Combas | À l’époque, un grand nombre de gens m’ont téléphoné pour me dire que j’étais dans le livre de Houellebecq. Alors j’ai regardé… En gros, c’était juste une phrase, mais ça avait l’air de faire plaisir à tout le monde que Michel me cite. En réalité, cela avait plus à voir avec la popularité, et moins avec mon travail en lui-même. À un moment, il s’impose une image de toi qui est très éloignée de ce que tu fais. C’est comme la phrase des Beatles qui disait qu’ils étaient finalement plus connus que le Christ. MH | C’est John Lennon qui avait dit ça. Ce n’était pas vraiment le genre de McCartney. RC | Je connaissais bien sûr Houellebecq de nom. J’avais lu quelques-uns de ses écrits. Mais j’ai la chance d’avoir une femme, Geneviève, très littéraire. Pour ma part, je ne lis pas beaucoup. C’est elle qui a été le déclencheur et le vecteur. Et puis un éditeur, Renaud Vincent, est venu un jour me proposer de réaliser une série de lithographies d’après des textes de Michel. Il m’a transmis un texte qui m’a bouleversé. Ce projet ne s’est jamais réalisé. Mais c’est la lecture de ce texte qui m’a donné envie de faire tout ce travail.
MH | Je le situais, oui, ce qui n’est déjà pas mal. Il faut dire que mes références en peinture datent un peu. Comme dans d’autres domaines, d’ailleurs. Je dois bientôt être rédacteur en chef invité d’un numéro des Inrockuptibles. Pour la littérature, c’est facile, je peux trouver des livres récents que j’ai aimés, et que peu de gens ont lus. Mais, je vous donne un exemple. Nelly Kaprièlian, des Inrocks, m’a dit récemment : « En rock, il paraît que tu aimes bien Led Zeppelin. » C’est vous dire combien je suis perçu comme un vieux croûton pour lequel tout s’est arrêté vers 1974. Ce qui est un peu exagéré, mais pas tant que ça. Il est vrai qu’au fil des quarante dernières années, j’ai beaucoup plus suivi la littérature que le cinéma, la musique ou les arts plastiques. RL | Pourtant, vous êtes intervenu à plusieurs reprises dans le monde de l’art contemporain, notamment à la Biennale de Lyon en 2007, avec les artistes Rosemarie Trockel et Thea Djordjadze. MH | C’était peut-être une erreur finalement de présenter cette œuvre à la Biennale de Lyon. Initialement, c’est un décor du film La Possibilité d’une île ; ce décor est l’œuvre du gourou d’une secte qui, comme souvent, se prend pour un artiste. En visionnant le film, pour lequel ce décor est fait, l’aspect ironique apparaît clairement. Au Palais du Tokyo, je vais juste projeter la scène du film. RL | L’idée de lier sectes et art contemporain est assez drôle… MH | Quand j’écrivais La Possibilité d’une île (2005), je suis allé voir plusieurs sectes, et il se trouve qu’à chaque fois, le gourou avait une activité artistique. Souvent de la peinture – pas terrible d’ailleurs –, et à chaque fois les adeptes s’extasiaient. Cela fait partie de la personnalité des gourous. Raël est sans doute celui qui a fait le plus de choses : il a commencé par enregistrer des disques, chanteur était sa première vocation, mais il n’a pas vraiment eu de succès. Puis, après avoir monté sa secte, il s’est lancé dans la photographie et la peinture. RL | Si ce n’est pas indiscret, comment vous êtes-vous rencontrés avec Robert ? G | C’était il y a quelques années chez Jérôme Coumet, le maire du 13e arrondissement de Paris. MH | J’ai découvert à cette occasion que Robert faisait aussi des
MICHEL HOUELLEBECQ
vidéos, à partir des chansons de son groupe, les Sans Pattes ; il commençait alors tout juste ce travail. G | Un de nos amis, disparu depuis, le conservateur Jean-François Mozziconacci, a lui aussi joué à sa façon le rôle de l’entremetteur. Comme tu le sais, il t’admirait beaucoup, Michel, et il t’a un jour écrit une lettre touchante. Tu es allé frapper à sa porte, et vous avez sympathisé. Il t’a demandé si tu voudrais bien écrire un texte sur le travail de Robert. MH | Et je n’y suis pas parvenu. C’est compliqué pour moi d’écrire sur l’art. À une exception près, je n’y suis jamais parvenu. Avec la musique, c’est pareil, je n’y suis arrivé qu’une fois. RL | Comment est née l’idée d’inviter Robert dans votre exposition du Palais de Tokyo? Qui a eu l’idée d’un travail à partir des poèmes ? MH | Nous avons certainement des mythologies communes. Robert a eu le désir de travailler à partir de certains de mes poèmes, il est parti du recueil Non réconcilié. Il m’aurait proposé n’importe quoi, j’aurais dit oui. Utiliser mes poèmes, c’est une bonne idée, je le fais moi-même en surimpression dans mes photographies. RC | Au tout début, je suis parti sur l’idée d’un ensemble de vingtet-un grands panneaux transparents recouverts de noir, à partir du roman de Michel La Possibilité d’une île. Les images devaient apparaître en grattant la surface opaque et en illuminant l’arrière des plaques. Je savais à peu près à quoi ça allait ressembler, car j’avais déjà plus ou moins réalisé des œuvres à l’aide de cette technique. Une sorte d’anti-chapelle de Matisse à Vence. Cela aurait fait un peu bandes dessinées underground en noir et blanc. Mais j’ai rencontré des problèmes techniques. Et la tonalité de ces œuvres ne collait pas selon moi avec le titre de l’exposition, « Rester vivant ». Par ailleurs, il est arrivé des événements tragiques et sombres dans ma vie ces derniers temps, et j’ai eu plutôt envie d’une explosion de couleurs. Si Michel n’arrivait pas à écrire sur moi, je ne suis pas parvenu non plus à venir à bout de ce travail initialement prévu. Pour toutes ces raisons, j’ai décidé de changer mon fusil d’épaule et je suis finalement parti sur les poèmes. En fin de compte, je suis revenu à ce que je sais le mieux faire : des tableaux, qui fonctionnent souvent en diptyque, l’image d’un côté, le texte de l’autre, mais ils peuvent aussi se regarder séparément ; parfois, le texte est juste mêlé à l’image. Je ne sais pas encore exactement où je vais. J’ai aussi envie de tenter des choses que je ne n’ai jamais faites en peinture. Je marche à l’énergie. Je n’ai pas de ligne directrice, et c’est ça qui m’intéresse. C’est pour cette raison, j’imagine, que Michel m’a un peu placé comme un électron libre dans cette histoire. RL | Il y a ce tableau, central, réalisé à partir du poème « HMT » dont des extraits figurent également dans La Possibilité d’une île. RC | Ce tableau est parti dans une direction que je n’avais pas prévue. Ce poème m’a bouleversé. Je le prends pour moi et je le comprends complètement. Quelque chose d’intense comme avec quelques poèmes de Rimbaud et de Verlaine : « Ma vie, ma vie, ma très ancienne / Mon premier vœu mal refermé / Mon premier amour
infirmé / Il a fallu que tu reviennes / Il a fallu que je connaisse / Ce que la vie a de meilleur, / Quand deux corps jouent de leur bonheur / Et sans fin s’unissent et renaissent. / Entré en dépendance entière / Je sais le tremblement de l’être / L’hésitation à disparaître / Le soleil qui frappe en lisière / Et l’amour, où tout est facile, / Où tout est donné dans l’instant / Il existe, au milieu du temps, / La possibilité d’une île. » À un moment donné, je suis allé plus dans le sens de la phrase « la possibilité d’une île ». J’ai pensé à une dune du côté de Sète. Mais finalement, l’île est bien là, presque invisible. C’est juste une langue de terre à l’horizon. J’aurais pu faire toutes les œuvres de l’exposition rien qu’à partir de ce poème. RL | La poésie, c’est un terreau commun. Sur le principe, mettre en image des poèmes, Robert, tu l’as fait assez souvent par le passé, notamment avec la série consacrée au Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand. Mais tu écris aussi pour chacun de tes tableaux un court texte poétique. Ce qui est étonnant, c’est qu’en parcourant les poèmes de Michel que tu as sélectionnés, j’ai presque eu l’impression de lire des textes de toi. C’est très proche, non pas dans la forme, mais dans ce que ça raconte, les histoires d’amour notamment. RC | Il y a un poème de Michel, par exemple, qui m’évoque la manière dont mes tableaux des années 1980 jouaient avec une narration très visuelle. Il porte sur la promenade des Anglais à Nice : « La promenade des Anglais est envahie de Noirs américains / Qui n’ont même pas la carrure de basketteurs ; / Ils croisent des Japonais partisans de la “voie du sabre” / Et des joggeurs semicaliforniens / Tout cela vers quatre heures de l’après-midi, / Dans la lumière qui décline. » C’est un poème que j’aurais facilement pu mettre en image. MH | Celui-ci a une dimension plus « japonaise » que d’ordinaire, au sens du haïku, de la capture sensorielle d’un instant. RC | Il y a chez toi des poèmes très abstraits, mais je ne sais pas si je serais capable de les traduire en images. Il faut que je les retrouve, car j’ai découpé tes livres en morceaux pour travailler… Ah, en voici un : « L’arc aboli de tristesse élancée / Dans une lutte imperceptible, ultime / Se raffermit conjointement, minime ; / Les dés sont à demi lancés. » MH | Oui, ça ne doit pas être évident de représenter les dés à demi lancés. RC | Il y a un autre poème qui est trop flippant, et je ne sais pas si je vais le faire en tableau, car c’est exactement ce qui m’arrive : « Il n’y a pas d’amour / (Pas vraiment, pas assez) / Nous vivons sans secours, / Nous mourons délaissés / L’appel à la pitié résonne dans le vide / Nos corps sont estropiés, / Mais nos chairs sont avides. / Disparues les promesses / D’un corps adolescent, / Nous entrons en vieillesse / Où rien ne nous attend », etc. C’est ce qui se passe dans ma vie actuellement. Je rentre en vieillesse. Ce poème dit très bien qu’en fait, nous n’avons rien à faire avec la vieillesse. Je ne peux pas être un grand-père, je n’ai même pas d’enfants ! RL | Et du coup, tu n’en fais pas un tableau ? RC | Je vais sans doute le faire en lithographie.
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Dans l’abrutissement qui me tient lieu de grâce Je vois se dérouler des pelouses immobiles, Des bâtiments bleutés et des plaisirs stériles Je suis le chien blessé, le technicien de surface Et je suis la bouée qui soutient l’enfant mort, Les chaussures délacées craquelées de soleil Je suis l’étoile obscure, le moment du réveil Je suis l’instant présent, je suis le vent du Nord. Tout a lieu, tout est là, et tout est phénomène, Aucun événement ne semble justifié ; Il faudrait parvenir à un cœur clarifié ; Un rideau blanc retombe et recouvre la scène.
Poème de Michel Houellebecq paru dans La Poursuite du bonheur (La Différence) en 1991. © Flammarion
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France #009 ; France #008 ; Je n’avais
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Nous attendions, sereins, seuls sur la piste blanche ; Un Malien emballait ses modestes affaires Il cherchait un destin très loin de son désert Et moi je n’avais plus de désir de revanche. L’indifférence des nuages Nous ramène à nos solitudes Et soudain nous n’avons plus d’âge, Nous prenons de l’altitude. Lorsque disparaîtront les illusions tactiles Nous serons seuls, ami, et réduits à nous-mêmes ; Lors de la transition de nos corps vers l’extrême, Nous vivrons des moments d’épouvante immobile. La platitude de la mer Dissipe le désir de vivre ; Loin du soleil, loin des mystères, Je m’efforcerai de te suivre.
Poème de Michel Houellebecq paru dans La Poursuite du bonheur (La Différence) en 1991. © Flammarion
Tourisme #001
113 En attendant sur les bancs du petit aéroport le départ du vol, Jed ouvrit le mode d’emploi de l’appareil photo qu’il avait acheté la veille à la FNAC. Le Nikon D3x qu’il utilisait d’ordinaire pour les clichés préparatoires à ses portraits lui était apparu trop imposant, trop professionnel. Houellebecq avait la réputation de nourrir une haine bien ancrée à l’encontre des photographes ; il avait senti qu’un appareil plus ludique, plus familial serait mieux approprié. D’emblée, la firme Samsung le félicitait, non sans une certaine emphase, d’avoir choisi le modèle ZRT-AV2. Ni Sony, ni Nikon n’auraient songé à le féliciter : ces firmes étaient trop arrogantes, trop campées dans leur professionnalisme ; à moins qu’il ne s’agisse de l’arrogance caractéristique des Japonais ; ces entreprises japonaises bien établies étaient de toute façon imbuvables. Les Allemands essayaient dans leurs notices de maintenir la fiction d’un choix raisonné, fidèle, et lire le mode d’emploi d’une Mercedes demeurait un réel plaisir ; mais au niveau du rapport qualité-prix la fiction enchantée, la socialdémocratie des gremlins ne tenait décidément plus la route. Demeuraient les Suisses, et leur politique de prix extrêmes, qui pouvait en tenter certains. Jed avait, en certaines circonstances, envisagé d’acheter un produit suisse, généralement un appareil photo Alpa, et en une autre occasion une montre ; le différentiel de prix, de 1 à 5 par rapport à un produit normal, l’avait rapidement découragé. Décidément, le meilleur moyen pour un consommateur de s’éclater en ces années 2010 était de se tourner vers un produit coréen : pour l’automobile Kia et Hyundai, pour l’électronique LG et Samsung. Le modèle Samsung ZRT-AV2 combinait, selon l’introduction du manuel, les innovations technologiques les plus ingénieuses – telles que par exemple la détection automatique des sourires – à la légendaire facilité d’utilisation qui faisait la réputation de la marque. Après ce passage lyrique, le reste devenait plus factuel, et Jed feuilleta rapidement, cherchant juste à repérer les informations essentielles. Il était visible qu’un optimisme raisonné, ample et fédérateur, avait présidé à la conception du produit. Fréquente dans les objets technologiques modernes, cette tendance n’était cependant pas une fatalité. Au lieu par exemple des programmes « FEU D’ARTIFICE », « PLAGE », « BÉBÉ1 » et « BÉBÉ2 » proposés par l’appareil en mode scène, on aurait parfaitement pu rencontrer « ENTERREMENT », « JOUR DE PLUIE », « VIEILLARD1 » et « VIEILLARD2 ». Pourquoi « BÉBÉ1 » et « BÉBÉ2 » ? s’interrogea Jed. En se reportant page 37 de la notice, il comprit que cette fonction permettait de régler les dates de naissance de deux bébés différents, afin d’intégrer leur âge aux paramètres électroniques joints aux clichés. D’autres informations étaient données page 38 : ces programmes, assurait le manuel, étaient conçus pour restituer le teint « sain et frais » des bébés. De fait, leurs parents auraient probablement été déçus de ce que, sur leurs photos d’anniversaire, BEBÉ1 et BÉBÉ2 apparussent avec un visage fripé, jaunâtre ; mais Jed ne connaissait pas, personnellement, de bébés ; il n’aurait pas davantage l’occasion d’utiliser le programme « ANIMAL DOMEST », et guère le programme « FÊTE » ; finalement, cet appareil n’était peut-être pas fait pour lui. Extrait de La Carte et le Territoire de Michel Houellebecq © Flammarion
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RESTER VIVANT / TO STAY ALIVE
MICHEL HOUELLEBECQ — ROBERT COMBAS Propos recueillis par Richard Leydier
MH | Si ce passage dans La Carte et le Territoire est relativement court, je suis certain que ça avait un sens profond dans le déroulement de l’histoire. De mémoire, le père de Jed Martin avait tenté de réaliser en architecture ce que Robert avait accompli en peinture. Mais il avait échoué ; d’où son désespoir final, les projets que son fils retrouve après sa mort, ses esquisses de villes qui n’ont jamais abouti. Ce qui est possible en peinture ne l’est pas en architecture. La liberté de la peinture ne peut exister en architecture, car les enjeux financiers sont trop lourds ; son échec était programmé. Il finit par bâtir des stations balnéaires à la con, comme tout le monde. RL | Au moment d’écrire La Carte et le Territoire, vous connaissiez bien le travail de Robert ?
Dans le courant du mois d’avril, nous nous sommes réunis à l’atelier Combas, à Ivry-sur-Seine, avec Michel Houellebecq et Robert Combas, bientôt rejoints par la compagne de ce dernier, Geneviève. Devant les tableaux en cours, nous avons évoqué la rencontre de deux univers et la manière dont a été envisagée la participation du peintre à l’exposition de l’écrivain. R. L. Richard Leydier | Si je me souviens bien, Michel, vous aviez consacré un passage à Robert dans votre roman La Carte et le Territoire (2010)… Michel Houellebecq | J’avais complètement oublié ! Geneviève | Tu cites Robert, et aussi Hervé Di Rosa, lorsque tu y évoques le mouvement de la Figuration libre. MH | Il faudrait quand même que je relise ce passage pour être sûr de quoi il s’agit… RL | N’est-ce pas le père de Jed Martin qui avait acheté des Combas ? MH | Ce n’est pas impossible, il avait en tout cas les moyens pour ça. Robert Combas | À l’époque, un grand nombre de gens m’ont téléphoné pour me dire que j’étais dans le livre de Houellebecq. Alors j’ai regardé… En gros, c’était juste une phrase, mais ça avait l’air de faire plaisir à tout le monde que Michel me cite. En réalité, cela avait plus à voir avec la popularité, et moins avec mon travail en lui-même. À un moment, il s’impose une image de toi qui est très éloignée de ce que tu fais. C’est comme la phrase des Beatles qui disait qu’ils étaient finalement plus connus que le Christ. MH | C’est John Lennon qui avait dit ça. Ce n’était pas vraiment le genre de McCartney. RC | Je connaissais bien sûr Houellebecq de nom. J’avais lu quelques-uns de ses écrits. Mais j’ai la chance d’avoir une femme, Geneviève, très littéraire. Pour ma part, je ne lis pas beaucoup. C’est elle qui a été le déclencheur et le vecteur. Et puis un éditeur, Renaud Vincent, est venu un jour me proposer de réaliser une série de lithographies d’après des textes de Michel. Il m’a transmis un texte qui m’a bouleversé. Ce projet ne s’est jamais réalisé. Mais c’est la lecture de ce texte qui m’a donné envie de faire tout ce travail.
MH | Je le situais, oui, ce qui n’est déjà pas mal. Il faut dire que mes références en peinture datent un peu. Comme dans d’autres domaines, d’ailleurs. Je dois bientôt être rédacteur en chef invité d’un numéro des Inrockuptibles. Pour la littérature, c’est facile, je peux trouver des livres récents que j’ai aimés, et que peu de gens ont lus. Mais, je vous donne un exemple. Nelly Kaprièlian, des Inrocks, m’a dit récemment : « En rock, il paraît que tu aimes bien Led Zeppelin. » C’est vous dire combien je suis perçu comme un vieux croûton pour lequel tout s’est arrêté vers 1974. Ce qui est un peu exagéré, mais pas tant que ça. Il est vrai qu’au fil des quarante dernières années, j’ai beaucoup plus suivi la littérature que le cinéma, la musique ou les arts plastiques. RL | Pourtant, vous êtes intervenu à plusieurs reprises dans le monde de l’art contemporain, notamment à la Biennale de Lyon en 2007, avec les artistes Rosemarie Trockel et Thea Djordjadze. MH | C’était peut-être une erreur finalement de présenter cette œuvre à la Biennale de Lyon. Initialement, c’est un décor du film La Possibilité d’une île ; ce décor est l’œuvre du gourou d’une secte qui, comme souvent, se prend pour un artiste. En visionnant le film, pour lequel ce décor est fait, l’aspect ironique apparaît clairement. Au Palais du Tokyo, je vais juste projeter la scène du film. RL | L’idée de lier sectes et art contemporain est assez drôle… MH | Quand j’écrivais La Possibilité d’une île (2005), je suis allé voir plusieurs sectes, et il se trouve qu’à chaque fois, le gourou avait une activité artistique. Souvent de la peinture – pas terrible d’ailleurs –, et à chaque fois les adeptes s’extasiaient. Cela fait partie de la personnalité des gourous. Raël est sans doute celui qui a fait le plus de choses : il a commencé par enregistrer des disques, chanteur était sa première vocation, mais il n’a pas vraiment eu de succès. Puis, après avoir monté sa secte, il s’est lancé dans la photographie et la peinture. RL | Si ce n’est pas indiscret, comment vous êtes-vous rencontrés avec Robert ? G | C’était il y a quelques années chez Jérôme Coumet, le maire du 13e arrondissement de Paris. MH | J’ai découvert à cette occasion que Robert faisait aussi des
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vidéos, à partir des chansons de son groupe, les Sans Pattes ; il commençait alors tout juste ce travail. G | Un de nos amis, disparu depuis, le conservateur Jean-François Mozziconacci, a lui aussi joué à sa façon le rôle de l’entremetteur. Comme tu le sais, il t’admirait beaucoup, Michel, et il t’a un jour écrit une lettre touchante. Tu es allé frapper à sa porte, et vous avez sympathisé. Il t’a demandé si tu voudrais bien écrire un texte sur le travail de Robert. MH | Et je n’y suis pas parvenu. C’est compliqué pour moi d’écrire sur l’art. À une exception près, je n’y suis jamais parvenu. Avec la musique, c’est pareil, je n’y suis arrivé qu’une fois. RL | Comment est née l’idée d’inviter Robert dans votre exposition du Palais de Tokyo? Qui a eu l’idée d’un travail à partir des poèmes ? MH | Nous avons certainement des mythologies communes. Robert a eu le désir de travailler à partir de certains de mes poèmes, il est parti du recueil Non réconcilié. Il m’aurait proposé n’importe quoi, j’aurais dit oui. Utiliser mes poèmes, c’est une bonne idée, je le fais moi-même en surimpression dans mes photographies. RC | Au tout début, je suis parti sur l’idée d’un ensemble de vingtet-un grands panneaux transparents recouverts de noir, à partir du roman de Michel La Possibilité d’une île. Les images devaient apparaître en grattant la surface opaque et en illuminant l’arrière des plaques. Je savais à peu près à quoi ça allait ressembler, car j’avais déjà plus ou moins réalisé des œuvres à l’aide de cette technique. Une sorte d’anti-chapelle de Matisse à Vence. Cela aurait fait un peu bandes dessinées underground en noir et blanc. Mais j’ai rencontré des problèmes techniques. Et la tonalité de ces œuvres ne collait pas selon moi avec le titre de l’exposition, « Rester vivant ». Par ailleurs, il est arrivé des événements tragiques et sombres dans ma vie ces derniers temps, et j’ai eu plutôt envie d’une explosion de couleurs. Si Michel n’arrivait pas à écrire sur moi, je ne suis pas parvenu non plus à venir à bout de ce travail initialement prévu. Pour toutes ces raisons, j’ai décidé de changer mon fusil d’épaule et je suis finalement parti sur les poèmes. En fin de compte, je suis revenu à ce que je sais le mieux faire : des tableaux, qui fonctionnent souvent en diptyque, l’image d’un côté, le texte de l’autre, mais ils peuvent aussi se regarder séparément ; parfois, le texte est juste mêlé à l’image. Je ne sais pas encore exactement où je vais. J’ai aussi envie de tenter des choses que je ne n’ai jamais faites en peinture. Je marche à l’énergie. Je n’ai pas de ligne directrice, et c’est ça qui m’intéresse. C’est pour cette raison, j’imagine, que Michel m’a un peu placé comme un électron libre dans cette histoire. RL | Il y a ce tableau, central, réalisé à partir du poème « HMT » dont des extraits figurent également dans La Possibilité d’une île. RC | Ce tableau est parti dans une direction que je n’avais pas prévue. Ce poème m’a bouleversé. Je le prends pour moi et je le comprends complètement. Quelque chose d’intense comme avec quelques poèmes de Rimbaud et de Verlaine : « Ma vie, ma vie, ma très ancienne / Mon premier vœu mal refermé / Mon premier amour
infirmé / Il a fallu que tu reviennes / Il a fallu que je connaisse / Ce que la vie a de meilleur, / Quand deux corps jouent de leur bonheur / Et sans fin s’unissent et renaissent. / Entré en dépendance entière / Je sais le tremblement de l’être / L’hésitation à disparaître / Le soleil qui frappe en lisière / Et l’amour, où tout est facile, / Où tout est donné dans l’instant / Il existe, au milieu du temps, / La possibilité d’une île. » À un moment donné, je suis allé plus dans le sens de la phrase « la possibilité d’une île ». J’ai pensé à une dune du côté de Sète. Mais finalement, l’île est bien là, presque invisible. C’est juste une langue de terre à l’horizon. J’aurais pu faire toutes les œuvres de l’exposition rien qu’à partir de ce poème. RL | La poésie, c’est un terreau commun. Sur le principe, mettre en image des poèmes, Robert, tu l’as fait assez souvent par le passé, notamment avec la série consacrée au Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand. Mais tu écris aussi pour chacun de tes tableaux un court texte poétique. Ce qui est étonnant, c’est qu’en parcourant les poèmes de Michel que tu as sélectionnés, j’ai presque eu l’impression de lire des textes de toi. C’est très proche, non pas dans la forme, mais dans ce que ça raconte, les histoires d’amour notamment. RC | Il y a un poème de Michel, par exemple, qui m’évoque la manière dont mes tableaux des années 1980 jouaient avec une narration très visuelle. Il porte sur la promenade des Anglais à Nice : « La promenade des Anglais est envahie de Noirs américains / Qui n’ont même pas la carrure de basketteurs ; / Ils croisent des Japonais partisans de la “voie du sabre” / Et des joggeurs semicaliforniens / Tout cela vers quatre heures de l’après-midi, / Dans la lumière qui décline. » C’est un poème que j’aurais facilement pu mettre en image. MH | Celui-ci a une dimension plus « japonaise » que d’ordinaire, au sens du haïku, de la capture sensorielle d’un instant. RC | Il y a chez toi des poèmes très abstraits, mais je ne sais pas si je serais capable de les traduire en images. Il faut que je les retrouve, car j’ai découpé tes livres en morceaux pour travailler… Ah, en voici un : « L’arc aboli de tristesse élancée / Dans une lutte imperceptible, ultime / Se raffermit conjointement, minime ; / Les dés sont à demi lancés. » MH | Oui, ça ne doit pas être évident de représenter les dés à demi lancés. RC | Il y a un autre poème qui est trop flippant, et je ne sais pas si je vais le faire en tableau, car c’est exactement ce qui m’arrive : « Il n’y a pas d’amour / (Pas vraiment, pas assez) / Nous vivons sans secours, / Nous mourons délaissés / L’appel à la pitié résonne dans le vide / Nos corps sont estropiés, / Mais nos chairs sont avides. / Disparues les promesses / D’un corps adolescent, / Nous entrons en vieillesse / Où rien ne nous attend », etc. C’est ce qui se passe dans ma vie actuellement. Je rentre en vieillesse. Ce poème dit très bien qu’en fait, nous n’avons rien à faire avec la vieillesse. Je ne peux pas être un grand-père, je n’ai même pas d’enfants ! RL | Et du coup, tu n’en fais pas un tableau ? RC | Je vais sans doute le faire en lithographie.
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Dans l’abrutissement qui me tient lieu de grâce Je vois se dérouler des pelouses immobiles, Des bâtiments bleutés et des plaisirs stériles Je suis le chien blessé, le technicien de surface Et je suis la bouée qui soutient l’enfant mort, Les chaussures délacées craquelées de soleil Je suis l’étoile obscure, le moment du réveil Je suis l’instant présent, je suis le vent du Nord. Tout a lieu, tout est là, et tout est phénomène, Aucun événement ne semble justifié ; Il faudrait parvenir à un cœur clarifié ; Un rideau blanc retombe et recouvre la scène.
Poème de Michel Houellebecq paru dans La Poursuite du bonheur (La Différence) en 1991. © Flammarion