Palais #17

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15 € (FR) / 16 € (BE, IT, NL, Port. Cont, SP) 17 € (AU, DE) / £ 13.90 (UK) / 20 CHF (CH)

Palais de Tokyo magazine n°17 Printemps / Spring 2013


SOMMAIRE CONTENTS PALAIS 17 Printemps 2013, Spring 2013 Le magazine trimestriel du Palais de Tokyo The quarterly magazine of the Palais de Tokyo www.palaismagazine.com E contact@palaismagazine.com Directeur de la publication, Publisher  : Jean de Loisy Rédacteur en chef, Editor-in-chief : Frédéric Grossi Éditeur, Editor : Vincent Simon Assistante éditoriale, Editorial assistant :  Jessica Chèze Conception graphique, Graphic design : Helmo Traducteurs, Translators : Caroline Burnett, Madeleine Compagnon, Joseph Denize, Patrick Kremer, Judith Hayward, Ellen Leblond-Schrader, Ian Monk, Aude Tincelin Relectures, Proofreading : Nolwenn Chauvin Ont participé à ce numéro, Have contributed to this issue : Nadja Argyropoulou, Marcos Avila Forero, Marc Bembekoff, Hicham Berrada, Yves Brochard, Yann Chateigné Tytelman, Julien Fronsacq, Takahiro Iwasaki, Rebecca Lamarche-Vadel, Amélie Lavin, Gauthier Leroy, Niklas Maak, Vittoria Matarrese, Mouna Mekouar, Lars Morell, Jean-Michel Pancin, Pierre Paulin, Matthieu Poirier, Evariste Richer, Dieter Roelstraete, Maya Sachweh, Clémence Seilles, Yorgos Tzirtzilakis Dossier conçu par, Dossier edited by : François Piron, avec des textes de / with texts by Lorenzo Benedetti, Marie de Brugerolle, Rodney Graham, Bernard Marcadé, François Piron, Alain Quella-Villéger

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Une intervention de Takahiro Iwasaki pour le numéro 17 du magazine PALAIS — A project by Takahiro Iwasaki for the issue #17 of the magazine PALAIS Out of Disorder (Forest of Night Line) [2012] ; Out of Disorder (Crane) [2012] ; Out of Disorder (Eiffel Tower) [2012] ; Out of Disorder (Crawler Crane) [2012] Courtesy ARATANIURANO (Tokyo)

8 Monographie / Monograph julio le parc Texte / Text : Matthieu Poirier

PALAIS est édité par, is published by : Palais de Tokyo SAS, 13 avenue du Président Wilson, F-75116 Paris T +33 1 4723 5401, www.palaisdetokyo.com

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Publicité, Advertising : Mazarine Culture, 2 square Villaret de Joyeuse, F-75017 Paris T +33 1 5805 4970, www.mazarine.com Contacts : Françoise Meininger, Carole Nehmé

Monographie / Monograph françois curlet VOITURE de mort NOTES À PROPOS DE FRANÇOIS CURLET — HEARSE POWER Notes on FRANÇOIS CURLET

Diffusion, Distribution PALAIS est diffusé en France et à l'étranger. Liste et coordonnées des diffuseurs, voir www.palaismagazine.com / PALAIS is distributed internationally. List and contact details of distributors, see www.palaismagazine.com

Texte / Text : Niklas Maak

Abonnements et ventes en ligne, Subscriptions and online orders : www.kdpresse.com www.palaismagazine.com Imprimé en Union européenne par, Printed in European Union by : Grafiche Flaminia S.R.L., Loreto (AN), Italie, Italy Dépôt légal à parution, imprimé en février 2013 ISSN 1951-672X / ISBN 978-2-84711-053-1 © Palais de Tokyo et les auteurs, 2013 © Adagp (Paris), 2013 pour les œuvres de Jean-Michel Alberola, Jacques Carelman, François Curlet, Julio Le Parc, Jean-Michel Othoniel © The Joseph and Robert Cornell Memorial Foundation / ADAGP (Paris), 2013 pour les œuvres de Joseph Cornell © Salvador Dalí, Fundació Gala-Salvador Dalí / ADAGP (Paris), 2013 pour les œuvres de Salvador Dalí © Succession Marcel Duchamp / ADAGP (Paris), 2013 pour les œuvres de Marcel Duchamp Image de couverture / Cover image : Julio Le Parc derrière / behind Cloison à Lames Réfléchissantes (1967) ; Photo : Julio Le Parc

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SOMMAIRE CONTENTS

75 Dossier 77

nouvelles impressions de raymond roussel — new impressions of raymond roussel Texte & dossier / Text & dossier : François Piron

90 LOTI POUR MORPHINE — LOTI FOR MORPHINE Texte / Text : Alain Quella-Villéger

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Focus 1 - 4 JEAN-MICHEL PANCIN, CLÉMENCE SEILLES, MARCOS AVILA FORERO, LARS MORELL

Monographie / Monograph daniel dewar & grégory gicquel HANDMADE SCULPTORS

Interviews par / by : Julien Fronsacq, Rebecca Lamarche-Vadel, Maya Sachweh, Marc Bembekoff

63 Projet spécial / Special project EVARISTE RICHER LE GRAND ÉLASTIQUE

Texte / Text : Amélie Lavin

187 INSTANTANÉS / SNAPSHOTS : ERIK NUSSBICKER, GÉRARD WAJCMAN, RHYS CHATHAM Texte / Text : Vittoria Matarrese

98 DUCHAMP / ROUSSEL : QUELQUES POINTS DE COÏNCIDENCES ET DE TANGENCES — VARIOUS COINCIDING AND TANGENTIAL POINTS Texte / Text : Bernard Marcadé

110 ROUSSEL IN CALIFORNIA : COINTET, LEAVITT, FISHER, KELLEY… Texte / Text : Marie de Brugerolle

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122 mark manders : UNE EXPÉRIENCE POUR MULTIPLIER LE PRÉSENT — AN EXPERIMENT IN MULTIPLYING THE PRESENT

Focus 5 - 7 HICHAM BERRADA, PIERRE PAULIN, GAUTHIER LEROY Interviews par / by : Mouna Mekouar, Julien Fronsacq, Yves Brochard

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Texte / Text : Lorenzo Benedetti

HELL COMME DISCUSSION — HELL AS CONVERSATION

130 LE SYSTÈME DU COTTAGE LANDOR. POUR FAIRE PENDANT À LA DERNIÈRE HISTOIRE D’EDGAR POE — THE SYSTEM OF LANDOR’S COTTAGE. A PENDANT TO POE’S LAST STORY

Nadja Argyropoulou s'entretient avec / in conversation with Yorgos Tzirtzilakis

159 Monographie / Monograph joachim koester ARCHÉOLOGIES DE L’ESPRIT / ARCHAEOLOGIES OF THE MIND

Texte / Text : Rodney Graham

Texte / Text : Dieter Roelstraete

LA CHAÎNE MAGIQUE / THE MAGIC CHAIN Texte / Text : Yann Chateigné Tytelman

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Monographie Julio Le parc

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Monograph Julio Le parc


julio

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LE PARC


Monographie Julio Le parc

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julio le parc

Julio Le Parc Trame à manipuler [1965] Bois, métal, carton, sérigraphie / Wood, metal, cardboard, silkscreen print 120 × 120 × 11 cm Photo : Atelier Le Parc

P. 8-9 Julio Le Parc

TEXTe / TEXT Matthieu Poirier

Continuel-lumière Mobile [1960-2007] Bois, métal, lumière / Wood, metal, light Courtesy Daros Latinamerica Collection (Zurich) Photo : Adrian Fritschi (Zurich), 2005

Précurseur de l’art cinétique et de l’op art, membre fondateur du G.R.A.V., mais aussi artiste engagé, Julio Le Parc est un personnage emblématique de l’histoire de l’art. Ses travaux sur le champ visuel, le mouvement, la lumière ou encore sur le rapport entre l’œuvre et le spectateur trouvent aujourd’hui une résonance particulière.

Julio Le Parc, a forerunner of kinetic art and Op Art and a founding member of the G.R.A.V. [Visual Art Research Group], and a truly committed artist, is a key figure in the history of art. His works focusing on the visual field, movement, light, or the relationship between the work and the viewer, have a special resonance today.

Monograph Julio Le parc


Monographie Julio Le parc

À la fin des années 1950, Julio Le Parc quitte Buenos Aires et s’installe à Paris. En s’appuyant sur les exemples de Piet Mondrian, László Moholy-Nagy, des premiers travaux en noir et blanc de Victor Vasarely, du spatialisme de Lucio Fontana ou encore de l’« Optique de précision » de Marcel Duchamp, il explore certaines modalités esthétiques comme la dématérialisation, le trouble perceptif, la réduction formelle ou encore l’implication du spectateur – des préoccupations devenues par la suite capitales pour de nombreux artistes actuels de premier plan, notamment James Turrell, Anthony McCall, Dan Graham, Carsten Höller, Ann Veronica Janssens, Olafur Eliasson, Anish Kapoor, Jeppe Hein ou encore Philippe Decrauzat, pour ne citer qu’eux. Le langage visuel de Le Parc est paradoxal : il s’avère aussi minimaliste que labyrinthique. Il prend systématiquement le contre-pied de la composition classique, fût-elle abstraite, et du spectacle total. Entre vertige, désorientation et agressions contre la forme stable et la rétine, ses œuvres ne cessent, alternativement, de s’imposer et d’échapper à la perception. À l’ère du tout-image, cette phénoménologie et ce battement incessant sont des propriétés qui résistent tout particulièrement à l’enregistrement photographique. Cette résistance à l’imagerie, loin d’être un défaut, constitue au contraire une raison essentielle de venir les expérimenter in vivo, dans l’espace et le temps réels de l’exposition. Avant la monographie que lui consacre le Palais de Tokyo, les travaux de Julio Le Parc ont été récemment présentés au Museum of Contemporary Art (MOCA) à Los Angeles, au Centre Pompidou-Metz ainsi qu’à la galerie Bugada & Cargnel à Paris. Prochainement, les Galeries nationales du Grand Palais présenteront Julio Le Parc au sein de ce vaste contexte historique esquissé plus haut, avec plus de cent soixante artistes, dont ceux évoqués dans ces pages 1. À l’instar de ses œuvres, la carrière de Le Parc est extrêmement mouvementée. En 1972, le directeur du musée d’Art moderne de la Ville de Paris, Jacques Lassaigne, lui propose une importante rétrospective. Mais l’ambiance est à la fronde anti-institutionnelle. Après avoir pesé les avantages et les inconvénients d’un tel projet dans un long texte, Le Parc se déclare « incapable de prendre une décision » et fait dès lors jouer sa réponse à pile ou face : côté face, il accepte ; côté pile, il refuse. Ainsi, un samedi d’avril au musée, devant témoins, une pièce de monnaie est lancée en l’air par le tout jeune fils de l’artiste. Elle retombe côté pile : l’exposition n’aura pas lieu. Les décennies qui suivent, Le Parc fait prendre une autre direction à ses travaux et il faudra attendre la fin des années 1990 pour que son œuvre

At the end of the 1950s, Julio Le Parc leaves Buenos Aires and moves to Paris. Influenced by the examples of Piet Mondrian, László Moholy-Nagy, and Victor Vasarely’s first black and white works, Lucio Fontana’s spatialism, and even Marcel Duchamp’s “Precision Optics,” he explores certain aesthetic forms such as dematerialization, perceptive haze, formal reduction, and even the audience’s implication. These elements have become of crucial importance for several major contemporary artists such as James Turrell, Anthony McCall, Dan Graham, Carsten Höller, Ann Veronica Janssens, Olafur Eliasson, Anish Kapoor, Jeppe Hein, and Philippe Decrauzat, just to name only a few. Le Parc’s visual language is paradoxical: it proves to be as minimalist as it is labyrinthine. It systematically takes the opposing view of a classical composition, whether that is abstract or totally spectacular. The works, which use vertigo and disorientation to destabilize the retina, never cease to either dominate or evade our perception. In an era where everything is translated into images, this phenomenology and these incessant flickerings are properties that are particularly incompatible with photographic documentation. This resistance to imagery, far from being a weakness, constitutes on the contrary an essential reason to experience them live, in the space and real time of an exhibition. Before this solo exhibition at Palais de Tokyo, Julio Le Parc’s work were recently shown at the Museum of Contemporary Art (MOCA) in Los Angeles, at the Centre Pompidou-Metz, and also at the Bugada & Cargnel Gallery in Paris. Soon, the Galeries nationales du Grand Palais (Paris) will present Julio Le Parc’s work within a vast historical context composed of more than one hundred and sixty artists, including the ones mentioned on this pages. 1

Julio Le Parc derrière / BEhind Cloison à L ames Réfléchissantes (1967) Photo : Julio Le Parc

Monograph Julio Le parc


Monographie Franรงois curlet

Franรงois

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Monograph Franรงois curlet


Monographie Franรงois curlet

Curlet

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Monograph Franรงois curlet


RAYMOND ROUSSEL À CARLSBAD / RAYMOND ROUSSEL IN CARLSBAD [CA. 1912] Bibliothèque nationale de France (Paris). Photo : Bernhard Wagner


Nouvelles impressions de Raymond Roussel

NOUVELLES IMPRESSIONS DE RAYMOND ROUSSEL

NEW IMPRESSIONS OF RAYMOND ROUSSEL TEXTe / TEXT françois piron

Avant de donner quelques clés de lecture et d’interprétation de l’exposition « Nouvelles Impressions de Raymond Roussel » qui s’efforce de s’adresser aussi bien à ceux qui ne sont pas familiers de l’œuvre de Raymond Roussel (1877-1933) qu’à ceux qui, le connaissant bien, pourront tout au moins reconnaître en cette tentative l’hommage d’un enthousiaste, désireux de rendre justice à Roussel en lui donnant cette place d’étoile polaire au centre d’une constellation d’artistes, qu’il me soit permis d’adresser quelques remerciements. À Jean de Loisy tout d’abord, qui, alors que je préparais l’exposition « Locus Solus. Impressions de Raymond Roussel », en compagnie de João Fernandes et Manuel Borja-Villel pour le Museo Reina Sofia et la Fondation Serralves en 2011, a pris l’initiative de proposer que Roussel puisse revenir à Paris. Je le remercie pour sa confiance lorsque j’ai suggéré qu’au lieu d’une circulation, nous puissions, au Palais de Tokyo, à la suite de l’expérience de cette première exposition historique et muséale, recommencer à zéro et trouver une manière de composer une exposition d’art contemporain à travers le prisme de l’influence rousselienne. En rapprochant œuvres et documents, en associant originaux et copies, en œuvrant par étoilement thématique sans rigueur chronologique, l’exposition est finalement un hybride qui déjoue « l’exposition d’écrivain » pour tenter quelque chose qui, je crois, sied à Roussel : qu’il soit absent, et présent, partout. Merci également à Marc Bembekoff, à Manon Lefort et à Victorine Grataloup, qui ont œuvré sur toutes les phases de cette exposition avec enthousiasme et persévérance. À Frédéric Grossi et Vincent Simon, enfin, qui ont coordonné ce dossier. Celui-ci ne se veut pas une publication scientifique (il y en a bien d’autres), mais un document qui rende compte visuellement de certains thèmes développés dans l’exposition (la théâtralité, le souvenir fétichisé, le voyage imaginaire, la précision optique), et qui déplie certains aspects de la réception et de la circulation, parfois surprenantes, de l’œuvre de Roussel dans l’histoire de l’art du xxe siècle. Quatre auteurs éclairent ici différentes facettes d’un Raymond Roussel en mouvement, observé selon le point de vue de la circulation des influences. Parmi les écrivains qui ont affecté l’auteur, outre Jules Verne, Pierre Loti est celui sur les traces duquel Roussel a réalisé nombre de ses voyages. Alain Quella-Villéger restitue l’impact des livres et de la figure de Loti en acceptant la reproduction, pour la première fois, de lettres que Roussel lui écrivit. À Bernard Marcadé, auteur d’une biographie de Marcel Duchamp, revenait d’évoquer la première, peut-être la plus profonde, la plus énigmatique des influences : celle des Impressions

Before providing a few keys for approaching and interpreting the exhibition “New Impressions of Raymond Roussel,” which is aimed at both those who are unfamiliar with the oeuvre of Raymond Roussel and those who know it well, and who should at least be able to recognise, in this endeavour, a homage from an enthusiast with a desire to give due justice to Roussel, by placing him as a pole star amid a constellation of artists, I should first like to give thanks where it is due. To Jean de Loisy, first of all, who, while I was preparing the exhibition “Locus Solus, Impressions of Raymond Roussel,” along with João Fernandes and Manuel Borja-Villel for the Museo Reina Sofia and the Serralves Foundation in 2011, took the initiative of suggesting that Roussel should return to Paris. I owe him my thanks for his confidence when I suggested that, after this initial experience of an historical exhibition in a museum, instead of reproducing it at the Palais de Tokyo, we should start again from scratch and find a way to put together an exhibition of contemporary art, through the prism of Roussel’s influence. By bringing together works and documents, by associating originals and copies, by proceeding via thematic radiation, without chronological order, the exhibition thus turned out to be a hybrid, escaping from the idea of a “writer’s exhibition” and attempting something which, it seems to me, suits Roussel: he is absent, and at the same time omnipresent. My thanks also go to Marc Bembekoff, Manon Lefort and Victorine Grataloup, who have worked on each stage of this exhibition with both enthusiasm and perseverance. Finally, I should like to thank Frédéric Grossi and Vincent Simon, who have coordinated this dossier. Its ambition is not to be an academic publication (there are so many others) but instead a document that visually illustrates some of the themes that have been developed in the exhibition (theatricality, fetishist memories, imaginary journeys, precision optics), while revealing certain, occasionally surprising, aspects of the reception and circulation of Roussel’s oeuvre in the history of 20th-century art. Four authors here cast light on different facets of Raymond Roussel, as though seen in motion, and observed according to a circulation of inf luences. Among the writers who affected this author, apart from Jules Verne, Pierre Loti was the one whose traces Roussel followed most in his numerous travels. Alain Quella-Villéger has reconstituted the impact of Loti’s books and figure, by accepting to reproduce, for the first time, letters that Roussel wrote to him. Bernard Marcadé, author of a biography of Marcel Duchamp, evokes the first and perhaps the most profound and enigmatic of these influences: that of Impressions of Africa (1910) on The Bride Stripped Bare by her Bachelors, Even (1915-1923), or “The Large Glass”.

New Impressions of Raymond Roussel

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Nouvelles impressions de Raymond Roussel

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L’enfance de Raymond Roussel fut décrite par lui en des termes explicites, « un bonheur parfait », à la poursuite duquel il vivra sa vie d’adulte. Sa mère, décédée en 1911, est bienfaitrice des arts et reçoit régulièrement chanteurs, actrices et musiciens. Elle emmène Raymond au théâtre et à l’Opéra-Comique. Leur existence quotidienne semble elle-même être un théâtre permanent : en attestent les nombreuses photographies de Raymond et de ses frère et sœur déguisés, jouant des saynètes. Leur mère elle-même prend volontiers la pose, habillée en costume de théâtre. Chaque année, Raymond l’accompagne au carnaval de Nice, et ses souvenirs permettront l’incroyable précision des descriptions du carnaval, pourtant de son invention, dans son premier roman en vers, La Doublure,

qu’il rédige à 19 ans. C’est pendant son écriture qu’il fait l’expérience d’une étrange transe, rapportée par son psychiatre Pierre Janet dans son ouvrage Les Caractères psychologiques de l’extase (1926) : « On sent à quelque chose de particulier que l’on fait un chef-d’œuvre, que l’on est un prodige : il y a des enfants prodiges qui se sont révélés à huit ans, moi je me révélais à dix-neuf ans. J’étais l’égal de Dante et Shakespeare, je sentais ce que Victor Hugo vieilli a senti à soixante-dix ans… » Roussel souffrit sa vie durant de cette sensation de gloire prédestinée dont il ne reçut jamais confirmation, mais son « étoile au front » détermina néanmoins sa vocation et sa persévérance à écrire, à la recherche de cette extase perdue. FP

New Impressions of Raymond Roussel

Raymond Roussel enfant déguisé en bohémien / dressed as a Gipsy [ca 1885] Photographie / Photograph Bibliothèque nationale de France (Paris) Photo : Waléry


Nouvelles impressions de Raymond Roussel

Raymond Roussel described his childhood in explicit terms as “perfect happiness,” in the pursuit of which he was to spend his adulthood. His mother, who died in 1911, was a benefactor of the arts and regularly entertained singers, actresses and musicians. She took Raymond to the theatre and the Opéra-Comique. Their daily existence seems to have been almost a permanent show, as can be witnessed in the numerous photographs of Raymond and his brother and sister in fancy dress, acting out playlets. Their mother also liked posing for the camera, Les enfants Raymond et Germaine Roussel (à gauche) déguisés / Raymond and Germaine Roussel children (left) disguised Photographie / Photograph Bibliothèque nationale de France (Paris) Photo : Benque & Cie

dressed in theatrical costumes. Every year, Raymond went with her to the Carnival of Nice, and his memories of it allowed him to make the incredibly precise descriptions of the carnival, which are nevertheless his inventions, in his first verse novel, La Doublure, written at the age of 19. It was during its composition that he experienced a strange trance, described by the psychiatrist Pierre Janet in his work Les Caractères psychologiques de l’extase (1926): “You feel, from something in particular, that you have produced a masterpiece, that you are a prodigy: there are infant prodigies who come to light at the age of eight, I came to light at the age of nineteen. I was the equal of Dante and Shakespeare, I felt what Victor Hugo felt as an old man aged seventy…” For all his life, Roussel suffered from this sensation of predestined glory which was never to be confirmed. But his “star on the forehead” would still determine his vocation and his perseverance to write, in search of this lost ecstasy. FP Translated by Ian Monk

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New Impressions of Raymond Roussel


ROUSSEL IN CALIFORNIA : COINTET, LEAVITT, FISHER, KELLEY…

ROUSSEL IN CALIFORNIA : COINTET, LEAVITT, FISHER, KELLEY…

Mike Kelley Kandor 2B [2011] Techniques mixtes / Mixed media 195,6 × 236,2 × 215,9 cm Courtesy Mike Kelley Foundation for the Arts & Gagosian Gallery © Kelley Studio Inc./Mike Kelley Foundation for the Arts Photo : Fredrik Nilsen

TEXTe / TEXT Marie de Brugerolle

Si le « paradigme rousselien » innerve une grande partie de l’art de ses contemporains ou suiveurs directs, il en va de même, dans un écho parfois distordu, pour un certain nombre d’artistes vivant et travaillant en Californie et plus précisément à Los Angeles dans les années 1970. À partir de la figure clé de Guy de Cointet et en dévoilant une des sources cachées de celui-ci il s’agira non pas tant de révéler un mystère déjà connu, mais de mettre en exergue certains paradigmes rousseliens qui, dans leur pluralité, font d’une figure unique un élément matriciel à son tour.

GUY DE COINTET ET LE PARADIGME CACHÉ : L’ŒUF D’OR DE SERAFINI

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La matrice machinique, la parenthétisation, le système pseudohasardeux, le nomadisme d’un « yacht de terre » et la sexualité latente sont quelques-unes des facettes de Roussel qui feront des émules outre-Atlantique. Curieusement, ce n’est pas la veine surréaliste de Roussel qui sera envisagée comme porteuse pour des artistes qui, comme Mike Kelley, liront plutôt Bataille que Breton. Un des vecteurs possibles, Guy de Cointet (1934-1983), apportera dans ses bagages son exemplaire du livre de Robert Lebel sur Marcel Duchamp. La technique rousselienne de fabrication à partir de mots trouvés et par homophonie est une source essentielle et un procédé appliqué dans le théâtre de Cointet. Il lui rendra directement hommage en faisant jouer le spectacle Raymond Roussel au Théâtre Récamier à Paris en 1976 et en écrivant une pièce intitulée Raymond Roussel, retrouvée dans ses carnets que j’ai rapportés des États-Unis et fait donner à la bibliothèque Kandinsky 1 . Pour le spectacle de 1976, Cointet réalise des panneaux aux découpes parfois asymétriques, reprenant le système utilisé pour ses propres pièces. Ces « tableaux scéniques » comportent un système de lettrage représenté, parfois citations directes d’œuvres ou titres rousseliens (« La peau verdâtre de la brune un peu mûre » : « La peau verdâtre de la prune » appartenant aux Textes de grande jeunesse ou TextesGenèse). Les tableaux-textes exposent les rébus composés par le narrateur, un sculpteur de mots en quelque sorte, interprété par divers comédiens qui vont venir indexer les lettres afin de révéler le sous-texte. Comme Roussel qui dans « Parmi les noirs », texte fondateur des Textes de grande jeunesse, évoque son usage des cryptogrammes, « car je ne sais pas dessiner », Cointet aura le goût des codes et des inventions cryptées. Les tableaux reprennent le même principe que celui de Roussel, expliqué dans Comment j’ai écrit certains de mes livres, et dont la première phrase de « Parmi les noirs » expose le principe : « Quatre mots alignés le long des quatre bandes d’un billard :

If the “Roussel paradigm” runs through a large part of the art of his contemporaries or direct followers, in a sometimes more indirect way, the same thing applies to a certain number of artists living and working in California, and in particular Los Angeles during the 1970s. Based around the key figure of Guy de Cointet, and discussing one of his sources, the point here is not to unravel an already familiar mystery, but instead to show how certain Roussellian paradigms, in their plurality, turn a unique figure into an element contained in a matrix.

GUY DE COINTET AND THE HIDDEN PARADIGM: SERAFINI’S GOLDEN EGG Machine matrices, parenthesising, a pseudo-random system, the nomadism of an “earth yacht” and latent sexuality are some of Roussel’s facets, which have incited emulation on the other side of the Atlantic. Curiously enough, it was not the surrealistic side of Roussel that was considered as being of interest by artists such as Mike Kelley, who read Bataille rather than Breton. One of these possible vectors, Guy de Cointet (1934-1983) brought in his luggage a copy of Robert Lebel’s book about Marcel Duchamp. The Roussellian technique of production, using found language and homophony, is an essential source and a procedure used by Cointet in the theatre. He paid homage to him directly, by producing the show Raymond Roussel at the Théâtre Récamier in Paris in 1976 and then by writing a play entitled Raymond Roussel, discovered among Cointet’s notebooks, which I brought back from the United States and arranged to be given to the Bibliothèque Kandinsky. 1 For the 1976 show Cointet produced panels, occasionally cut asymmetrically, re-using the system adopted in his own plays: those “scenic paintings” included the representation of a system of lettering. Some were direct quotations of Roussel’s works or titles (“La peau verdâtre de la brune un peu mûre”: “La peau verdâtre de la prune” [“The greenish skin of a rather mature brunette”: “The greenish skin of the plum”] from Textes de grande jeunesse or Textes-Genèse). These painting-texts exhibit rebuses composed by the narrator, who is in a way a sculptor of words, then interpreted by various actors who index the letters so as to reveal the sub-text. Just like Roussel who, in “Parmi les noirs” (a foundation text of Textes de grande jeunesse) mentioned his use of cryptograms “because I cannot draw,” Cointet had a taste for codes and encrypted inventions. His paintings use the same principle as the one Roussel explained in How I Wrote Certain of My Books, where the first sentence of “Parmi les noirs” displayed the principle: “Four words aligned on four cushions of a billiard table:

ROUSSEL IN CALIFORNIA: COINTET, LEAVITT, FISHER, KELLEY…


ROUSSEL IN CALIFORNIA : COINTET, LEAVITT, FISHER, KELLEY…

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ROUSSEL IN CALIFORNIA: COINTET, LEAVITT, FISHER, KELLEY…


MONOGRAPHIE joachim Koester

Dans trois films récents, Joachim Koester exhume deux figures singulières de l’histoire moderne : John Murray Spear, utopiste et spiritualiste américain, a tenté de révéler, à travers une danse de transe, le modèle d’une machine à coudre vouée à libérer le travail des femmes ; Jerzy Grotowski, figure majeure du théâtre moderne, a approfondi le travail de l’acteur pour le ramener à son origine rituelle. Dieter Roelstraete revient sur les raisons de l’intérêt de l’artiste Joachim Koester pour le premier. Yann Chateigné Tytelman expose la voie radicale dans laquelle le second s’était engagé.

In three recent films, Joachim Koester unearths two unusual figures of modern history: John Murray Spear, an American utopist and spiritualist, attempted to obtain, through a dance in a state of trance, the prototype of a sewing machine that would liberate women’s work; Jerzy Grotowski, a major figure of modern theatRE, refined the actor’s work to return it to its roots in ritual. Dieter Roelstraete explains the reasons behind Joachim Koester’s interest in Spear. Yann Chateigné Tytelman presents the radical route in which Grotowski was engaged.

koester

im h c a o J

MONOGRAPH joachim Koester

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MONOGRAPHIE joachim Koester p. 159 Joachim Koester

Archéologies Archaeologies de l’esprit of the Mind

Reptile brain, or reptile body, it’s your animal [2012] Vidéo transférée sur bande film 16 mm, couleurs, son / video transferred to 16mm film, sound, Colours 5 min. 36 sec. Photographie de plateau / Production still Photo : Diego Berruecos Courtesy de l’artiste / of the artist & Jan Mot (Bruxelles / Brussels, Mexico) © Joachim Koester

Publié en mai 2009, mon essai « The Way of the Shovel: On the Archaeological Imaginary in Contemporary Art 1 » proposait d’appréhender l’art comme une forme d’archéologie – un mode de recherche historique (ou, plus concrètement, archivistique) qui suppose l’excavation, la découverte de couches inexplorées de l’histoire et la réécriture de ces histoires cachées, la restauration de la mémoire à travers le prisme de la fragmentation et le filtre de la trace. « The Way of the Shovel » est précisément le titre de l’exposition thématique  2 que je prépare actuellement autour de ce même concept et au sein de laquelle le travail de Joachim Koester occupera une place toute particulière. L’importance du travail de l’artiste danois dans cette trajectoire curatoriale n’a guère besoin d’être expliquée. Depuis plus d’une décennie maintenant (depuis donc que cette forme artistique représente une force critique majeure sur la scène de l’art contemporain), Joachim Koester se trouve à l’avant-garde d’un mouvement dans l’art (si l’on peut dire) que je considère comme constitutif d’un « tournant historiographique » – tournant qui repose souvent sur les technologies de reproduction et d’imagerie analogiques soi-disant obsolètes et retrace minutieusement les détours de l’histoire, que ceux-ci soient considérés comme inférieurs ou supérieurs, à une époque d’accélération de l’oubli 3. L’histoire, ou le maillage des histoires, qui fascine Koester depuis des années est, en un sens, d’une nature double : il y a, d’une part, la réévaluation et le réexamen un peu romantique de la tradition de l’art conceptuel américain (essentiellement retracée par les témoignages de ses figures canoniques) ; et, d’autre part, l’entreprise bien plus impénétrable que représente l’histoire culturelle des états (de conscience) modifiés. Sol LeWitt, Ed Ruscha et Robert Smithson, mais aussi Bernd & Hilla Becher sont quelquesunes des figures trônant sur le territoire bien circonscrit par la première, tandis que Carlos Castaneda, Aleister Crowley, Charles Manson, Henri Michaux et leurs semblables rôdent dans les quartiers ténébreux, enfumés et miroitants, cartographiés par la seconde. L’appareil critique de la référence à l’histoire de l’art contre l’édifice labyrinthique de la connaissance psychédélique. L’origine de cette divergence pourrait bien se situer dans leur base commune qui passionne tant Joachim Koester : l’art conceptuel et, par extension, l’art contemporain en général (essayez un peu de trouver de l’art contemporain non conceptuel !), comme états modifiés, modes alternatifs de connaissance et de vision d’un monde qui marche sur les pas de la vision hallucinogène et la reproduit. Dit autrement : le savoir, le faire et la pensée comme transe, et inversement. Tout comme Sigmund Freud, qui s’efforçait plutôt de s’enquérir des derniers progrès dans le champ de l’exploration

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TEXTe / TEXT Dieter Roelstraete

Published in May 2009, my essay “The Way of the Shovel: On the Archaeological Imaginary in Contemporary Art” 1 put forward an understanding of art as a type of archaeology—a form of historical (more concretely archival) research that implies excavation; the uncovering of history’s uncharted layers and the (re-)telling of its unknown stories; the restoration of memory through the prism of fragmentation, through the optic of the trace. “The Way of the Shovel” went on to become the title of the idea-based group show 2 that I am currently preparing around that same concept and in which Joachim Koester’s work will occupy a very prominent position. The importance of the Danish artist’s work in the proposed curatorial trajectory hardly requires explaining. For well over a decade now—i.e. for as long as this type of art has been a dominant critical force on the contemporary art scene—Joachim Koester has been at the forefront of a movement in art (so to speak) that I have referred to as constitutive of a “historiographic turn”—one that regularly avails itself of analogue, so-called obsolete imaging and reproduction technologies and meticulously retraces the vagaries of history, of both the lower-and upper-case variety, in an era of accelerated forgetting.3 The history, or meshwork of histories, that Koester has been drawn to over the years is something a two-pronged affair. On the one hand, there is a revaluation and somewhat romantic revisiting of the American conceptual art tradition (primarily told through the testimony of its canonical figures); on the other, the much more arcane business that is the cultural history of altered (psychic) states. Sol LeWitt, Ed Ruscha and Robert Smithson, but also Bernd & Hilla Becher, are some of the names lording it over the domain circumscribed by the former, while the likes of Carlos Castaneda, Aleister Crowley, Charles Manson and Henri Michaux perambulate the tenebrous, smoke-and-mirrors-filled quarters mapped in the former. The scholarly apparatus of art-historical reference versus the rambling edifice of psychedelic knowledge. And the point of this split may well be that their common ground is what interests Koester the most: conceptual art, and by extension all contemporary art (good luck finding any contemporary art that is not conceptual!), as an altered state, as an alternative way of knowing and seeing the world that parallels and replicates hallucinogenic insight. Or alternately: knowing, making and thinking as trance and vice versa. Much like Sigmund Freud, who was more interested in keeping up with the newest developments in the archaeological exploration of the Near East than with staying apprised of psychology’s most recent discoveries, Joachim Koester practices an archaeology of the mind. That this elusive mental landscape is not just a product of primeval natural forces (which would merely require a geology of the mind), but equally shaped by the complex interplay of social, political and economic forces, is a circumstance hinted at, however obliquely, in one of

MONOGRAPH joachim Koester


HICHAM BERRADA

PIERRE PAULIN

GAUTHIER LEROY


FOCUS #5

HICHAM BERRADA Opérant à la façon d’un chimiste et d’un démiurge, Hicham Berrada associe intuition et connaissance, science et poésie pour mettre en scène les métamorphoses d’une « nature » activée. Son œuvre propose ainsi un regard sur le monde saisi selon une temporalité excédant l’humain.

Emulating a chemist or demiurge, Hicham Berrada combines intuition and knowledge, science and poetry to present the metamorphoses of an activated “nature.” His work suggests an outlook on the world grasped according to a superhuman temporality.

Mouna Mekouar

Ta pratique se situe au croisement de l’art et de la science. Comment la rencontre entre ces deux disciplines s’est-elle opérée ? Hicham Berrada

Mon intérêt pour la science comme forme de culture universelle a toujours nourri ma pratique, plus que n’importe quelle période ou n’importe quel courant de l’histoire de l’art. J’aime m’inscrire dans des processus déjà établis, dans lesquels je me considère comme une force parmi d’autres, et non comme le créateur absolu. Je pars du principe que tout existe dans la nature et que nous lui appartenons en tant qu’humains. Dans ma pratique, j’essaie de maîtriser des phénomènes naturels que je mobilise comme un peintre utilise ses outils et médiums. Disons que mes pinceaux et pigments sont le chaud, le froid, le magnétisme, la lumière… MM

En explorant la science et ses possibles, tu y découvres des moyens de création. Par exemple dans Natural Process Activation (NPA) #3 (Bloom) (2012), tu t’empares de la compréhension d’un phénomène naturel.

Hicham Berrada Présage [2012] Tirage numérique contrecollé sur aluminium / Digital print mounted on aluminum 130 × 98 cm Courtesy de l’artiste / of the artist & Galerie Dominique Fiat (Paris) Photo : Hicham Berrada

HB

Pour cette œuvre, je me suis effectivement intéressé au processus d’éclosion des fleurs et à la façon de le déclencher artificiellement. Faire éclore une fleur à un moment donné, c’est un émerveillement, mais cela suppose également de réunir des conditions techniques extrêmement précises. Mais ces dernières ne sont pas vraiment documentées car il n’existe pas d’applications pratiques à cette technique. Afin d’exprimer une relation entre temps et énergie, j’ai suréclairé des fleurs durant la nuit de façon à forcer leur éclosion. Le phénomène de l’éclosion a son temps propre, dicté par la quantité de lumière que la fleur doit recevoir. Dans des conditions normales, ce temps demeure imprévisible et varie selon la luminosité et la chaleur. Grâce à notre connaissance de la quantité de lumière nécessaire et en utilisant une HICHAM BERRADA

source lumineuse modulable, il est possible de décider de l’instant précis auquel la fleur va éclore. MM

Il s’agit donc plutôt de contrôler le temps. HB

Le temps me fascine. C’est une des rares forces que l’on ne peut pas contrôler expérimentalement. Mais on peut agir sur le temps perçu. Les hommes aiment accélérer les choses. Je ne m’inscris pas en opposition à cette tendance. J’agis comme un catalyseur, action courante de l’homme dans la nature. MM

Certaines autres de tes œuvres s’inscrivent dans un temps long, au-delà des limites de l’existence humaine. HB

Dans NPA #1 (2011), par exemple, j’ai déversé de la poudre de fer et de l’acide dans un champ. Dans vingt-cinq mille ans, des cristaux devraient se former en réaction. Il est aussi possible que ces cristaux ne se forment pas, car certains facteurs ne peuvent pas être maîtrisés. J’aime la virtualité du monde, tout ce qui potentiellement pourrait être ou ne pas être.


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Daniel Dewar & Grégory Gicquel : TEXTe / TEXT Amélie Lavin

Des objets manufacturés refaits à la main aux récents GIFs animés et travaux en céramiques recuites, Dewar & Gicquel explorent depuis une dizaine d’années les multiples possibilités de faire et défaire les gestes sculpturaux, les volumes et les formes, entre histoire de l’art et héritages artisanaux. Une démarche qui revendique autant l’amateurisme que l’érudition et s’inscrit dans l’histoire de la sculpture.

From manufactured objects remade by hand to their recent animated GIFs and re-fired ceramic works, for some ten years Dewar & Gicquel have been exploring the multiple possibilities of making and unmaking sculptural gestures, volumes and forms, moving between history of art and the heritage of different crafts. An approach that calls equally on amateurism and erudition, and takes its place in the story of sculpture.

Handmade Sculptors Dewar & gicquel Le Menuet [2012] GIF animé / Animated GIF, 3 sec. en boucle / Loop Édition à 3 exemplaires / Edition of 3 copies Courtesy galerie Loevenbruck (Paris)

monograph Dewar & gicquel


« Et bien des choses qui paraissent dérisoires à celui qui, cherchant un sens à la sculpture, se perd dans les sujets et le prétexte, vivent dans cette perfection sublime, parmi les hommes qui, eux, ne sont que fragments et ébauches 1. »

“And many things that appear ridiculous to the person who, looking for a meaning in sculpture, gets lost in the subjects and the pretext live in this sublime perfection, among men who for their part are only fragments and outline sketches.” 1

Amateurs ? Alors que le monde de l’art se professionnalise chaque jour un peu plus, Daniel Dewar et Grégory Gicquel viennent, à contrecourant, revendiquer un statut d’amateurs sous prétexte, disentils, que « l’amateur peut envisager les choses à l’aune d’un seul détail »… Au-delà du pied de nez rigolard, les deux artistes revendiquent en effet comme une forme d’ultime liberté le fait de travailler des techniques sans en être « spécialistes ». Mais convoquer ainsi la figure de l’amateur est une posture sans doute plus complexe qu’il n’y paraît, car celle-ci condense à elle seule plusieurs siècles d’histoire de la culture européenne. Au sens où l’entendent Dewar & Gicquel, l’amateur est une figure tout droit venue du xviiie et surtout du xixe siècle. C’est celui qu’on oppose à l’artiste, puis au professionnel, mais qui, avec l’avènement de la photographie, puis du cinéma, va devenir largement partie prenante dans les débats esthétiques et culturels de la modernité. On sait aujourd’hui l’importance des cercles d’amateurs dans l’historiographie photographique et à quel point ces groupes ou certaines figures isolées de praticiens un peu dilettantes ont contribué au développement de la photographie comme technique et comme art 2. Avant de glisser vers l’amateur un peu dandy du xixe siècle, le terme vient de l’époque classique, où artistes et amateurs cohabitaient sur une même ligne de partage. En effet, à l’origine, les amateurs du xviie sont des amoureux des arts, non praticiens, mais élus à l’Académie royale de peinture et de sculpture au même rang que les artistes, sans distinction significative entre eux 3. « Ces hommes, désignés encore indifféremment comme “connaisseurs”, “amateurs” ou “curieux”, sont des “savants omnivores mus par une érudition galopante”. Le symbole de leurs pratiques savantes tient dans un lieu, le “cabinet de curiosités” […]. Dans ces “abrégés de l’univers” se côtoient, encore indissociés, l’Art et les Lettres, l’Histoire et l’histoire naturelle 4. »

Amateurs? While the art world is becoming a little more professional every day, Daniel Dewar and Grégory Gicquel are going against the stream and claiming amateur status, on the pretext, they say, that “the amateur can envisage things on the yardstick of a single detail”… Beyond merely cocking a snook as a way of having fun, the two artists are actually claiming the fact of working with techniques they have not “specialized” in as a form of ultimate freedom. But calling on the figure of the amateur in this way is no doubt a more complex stance that it would appear, for it condenses several centuries of the history of European culture within itself. In the sense meant by Dewar & Gicquel, the amateur is a figure who comes directly from the 18th and above all the 19th-century, the person who was opposed to the artist, then to the professional; but with the advent of photography, then cinema, he would become very much a stakeholder in the aesthetic and cultural debates of modern times. Today we know how important circles of amateurs have been in the historiography of photography, and the extent to which these groups of somewhat dilettante practitioners, or certain isolated figures, have contributed to the development of photography as a technique and as an art. 2 Before being used to describe the rather dandyish 19th-century amateur, the term came from the classical period when artists and amateurs cohabited on the same dividing line: for originally 17 th-century amateurs were art lovers, not practicing artists, but they were elected to the Académie royale de Peinture et de Sculpture on a par with artists, with no meaningful distinction between the two. 3 “These men, still described indiscriminately as ‘connoisseurs,’ ‘amateurs’ or ‘curious-minded,’ are ‘omnivorous scholars motivated by rapidly advancing erudition.’ The symbol of their scholarly practices is contained in one place, the ‘cabinet of curiosities’ […]. In these ‘abridgements of the universe’ art and literature, history and natural history can be found side by side, still undissociated.” 4

1 Rainer Maria Rilke, lettre à Lou-Andreas Salomé, 1903. 2 Voir par exemple Michel Poivert et André Gunthert (dir.), L’Art de la photographie

1 Rainer Maria Rilke, letter to Lou-Andreas Salomé, 1903 2 See for example Michel Poivert and André Gunthert (ed.), L’Art de la photographie

des origines à nos jours (Citadelles et Mazenod, Paris, 2007). 3 À ce sujet voir notamment Jacqueline Lichtenstein et Christian Michel, Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture (4 tomes) (ENSBA, Paris, 2006–2009) ; voir aussi le séminaire de l’Institut de recherche et d’innovation sur les Figures de l’amateur, sous la direction de Jacqueline Lichtenstein. 4 Laurence Allard, « L’amateur, une figure de la modernité esthétique », Communications, n°68, 1999, p. 11.

des origines à nos jours (Paris: Citadelles et Mazenod, Paris, 2007). 3 On this see in particular Jacqueline Lichtenstein and Christian Michel, Conférences de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture, (4 vols.), (Paris: ENSBA, 2006–2009); see also the seminar by the Institut de Recherche et d’Innovation on the Figures de l’amateur, led by Jacqueline Lichtenstein. 4 Laurence Allard, “L’amateur, une figure de la modernité esthétique,” Communications, no. 68, 1999, 11.

monograph Dewar & gicquel

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