Magazine PALAIS #32

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15 € (FR) / 16 € (BE / IT / GR / ES) 20 CHF (CH) / $ 18.99 (USA) / £ 13.90 (UK)

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PALAIS 32 Le magazine du Palais de Tokyo The magazine of the Palais de Tokyo www.palaismagazine.com E contact@palaismagazine.com Directrice de la publication, Publisher  Marianne Berger-Laleix Rédacteur en chef, Editor-in-Chief Frédéric Grossi Éditrice, Editor  Camille Mansour Assistants éditoriaux, Editorial Assistants Elisa Berthon, Renaud Gadoury Conception graphique, Graphic design Helmo Traducteurs, Translators  Sika Fakambi, Jeanine Herman, Cyril Le Roy, Mariano Marovatto, Callisto Mc Nulty, Ian Monk, John Tittensor Le dossier « Ubuntu, un rêve lucide » a été conçu avec Marie-Ann Yemsi. / The “Ubuntu, a Lucid Dream” section has been conceived with Marie-Ann Yemsi. Ont participé à ce numéro, Have contributed to this issue : Bernard Akoi-Jackson, Michael Armitage, Aïda Bruyère, Marcelo Campos, Nolan Oswald Dennis, Souleymane Bachir Diagne, Cédric Fauq, Thulile Gamedze, Grada Kilomba, Nadia Yala Kisukidi, Khanya Mashabela, Sabelo Mlangeni, Meleko Mokgosi, Nkgopoleng Moloi, François Piron, Jay Ramier, Bonaventure Soh Bejeng Ndikung, Tracy Naa Koshie Thompson, Lucille Toth, Marie‑Ann Yemsi, Elvan Zabunyan PALAIS est édité par, is published by Palais de Tokyo SASU, 13 avenue du Président Wilson, F-75116 Paris, T +33 1 4723 5401 www.palaisdetokyo.com

Publicité, Advertising  Mazarine Culture, 2 square Villaret de Joyeuse, 75017 Paris, T +33 1 5805 4970, www.mazarine.com Contacts : Amélie Cames, Françoise Meininger, Carole Nehmé Diffusion, Distribution PALAIS est diffusé en France et à l’étranger. / PALAIS is distributed internationally. Liste et coordonnées des diffuseurs / List and contact details of distributors : www.palaismagazine.com Abonnements et ventes en ligne, Subscriptions and online orders www.kdpresse.com / www.palaisdetokyo.com Imprimé en Union européenne par, Printed in European Union by  D’Auria Printing spa, S. Egidio alla Vibrata (TE), Italie, Italy Dépôt légal à parution, imprimé en octobre 2021 ISSN 1951-672X / ISBN 978-2-84711-135-4 © Palais de Tokyo et les auteurs, 2021 © Adagp (Paris), 2021 pour les œuvres de ses membres Couverture, Cover : Grada Kilomba, Illusions Vol. III, Antigone (2019) Photogramme / Still ; Installation vidéo deux écrans (couleur, son) / Two-channel video installation (colour, sound) ; 54 min 35 s (boucle / loop) Courtesy de l’artiste / of the artist, Maxim Gorki Theater (Berlin) & Goodman Gallery (Johannesbourg / Johannesburg, Le Cap / Cape Town, Londres / London)

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Sommaire Contents p. 10 - 27 — Sarah Maldoror : cinéma tricontinental Sarah Maldoror: Tricontinental Cinema par / by Cédric Fauq & François Piron p. 28 - 39 — Spirits (d’après Gil Scott-Heron) Pensées sur le travail de Jay Ramier Spirits (After Gil Scott-Heron) Thoughts on Jay Ramier’s Work par / by Elvan Zabunyan p. 40 - 55 — Maxwell Alexandre : entre nouveau pouvoir, quilombismo et renversement de cible Maxwell Alexandre: Between the New Power, Quilombismo and Target Reversal par / by Marcelo Campos p. 56 - 64 — Aïda Bruyère Décoloniser le booty shake Decolonizing the Booty Shake par / by Lucille Toth


Dossier / Main theme UBUNTU, UN RÊVE LUCIDE UBUNTU, A LUCID DREAM

p. 66 - 97 — Faire humanité ensemble Making Humanity Together par / by Marie-Ann Yemsi p. 98 - 103 — Ubuntu, nite et humanisme Ubuntu, Nite and Humanism par / by Souleymane Bachir Diagne p. 104 - 111 — Dormir debout (notes sur les rêves lucides) Sleeping Standing Up (Notes on Lucid Dreams) par / by Nadia Yala Kisukidi p. 112 - 121 — La Force subversive de désapprendre : la fabrique d’Illusions The Subversive Force of Unlearning: the Making of Illusions par / by Grada Kilomba p. 122- 129 — Nolan Oswald Dennis Catachresis Atlas p. 130 - 149 — La Bibliothèque des choses dont nous avons oublié de nous souvenir The Library of Things We Forgot to Remember par / by Khanya Mashabela

p. 150 - 161 — Lire le dialectique, lire avec ubuntu et lire en souterrain : With my softness I carve mountains de Lungiswa Gqunta Reading the Dialectical, Reading with Ubuntu, Reading Underneath: With my softness I carve mountains by Lungiswa Gqunta par / by Thulile Gamedze p. 162 - 173 — Une conversation entre Michael Armitage et Meleko Mokgosi A Conversation Between Michael Armitage and Meleko Mokgosi p. 174 - 181 — Sabelo Mlangeni The Royal House of Allure p. 182 - 191 — Franchir les barrières : l’histoire de blaxTARLINES KUMASI Traversing Boundaries: Story of blaxTARLINES KUMASI par / by Tracy Naa Koshie Thompson Introduction de / Introduction by Bernard Akoi-Jackson p. 192 - 215 — Pour l’amour For Love’s Sake Un wax de poèmes tissé par / Waxed together by Bonaventure Soh Bejeng Ndikung

Ce numéro est publié à l'occasion des expositions : / This issue is published on the occasion of the exhibitions: UBUNTU, UN RÊVE LUCIDE 26.11 2021 – 20.02 2022 Artistes, Artists : Jonathas de Andrade, Joël Andrianomearisoa, Michael Armitage, Bili Bidjocka, Kudzanai Chiurai en collaboration avec / in collaboration with Khanya Mashabela et la participation de / and the participation of Kenzhero, Nolan Oswald Dennis, Lungiswa Gqunta, Frances Goodman, Kudzanai‑Violet Hwami, Richard Kennedy, Grada Kilomba, Turiya Magadlela, Ibrahim Mahama, Sabelo Mlangeni, Meleko Mokgosi, Serge Alain Nitegeka, Daniel Otero Torres Commissaire, Curator : Marie-Ann Yemsi — SARAH MALDOROR : CINÉMA TRICONTINENTAL 26.11 2021 – 20.03 2022 Artistes, Artists : Mathieu Kleyebe Abonnenc, Melvin Edwards, Ana Mercedes Hoyos, Kapwani Kiwanga, Wifredo Lam, Maya Mihindou, Chloé Quenum, Maud Sulter, Anna Tje Commissaires, Curators : Cédric Fauq, François Piron — MAXWELL ALEXANDRE NEW POWER 26.11 2021 – 20.03 2022 Commissaire, Curator : Hugo Vitrani — JAY RAMIER KEEP THE FIRE BURNING (GADÉ DIFÉ LIMÉ) 26.11 2021 – 20.03 2022 Avec, With : Martine Barrat, Édouard Glissant (Institut du Tout‑Monde), Ydania Li Lopez, Pascale Obolo (revue Afrikadaa), Hervé Télémaque, Ariles de Tizi Commissaire, Curator : Hugo Vitrani — AÏDA BRUYÈRE NEVER AGAIN 26.11 2021 – 20.02 2022 Commissaire, Curator : Adélaïde Blanc — Voir p. 216 pour les crédits des expositions / See p. 216 for the exhibition credits

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Portrait de Sarah Maldoror / Portrait of Sarah Maldoror (n.d.) Photo : © Bildtjanst H. Nicolaisen Courtesy Annouchka de Andrade & Henda Ducados


Première exposition rétrospective consacrée à l’œuvre de Sarah Maldoror (1929-2020), l’exposition « Sarah Maldoror : cinéma tricontinental » est l’occasion de faire découvrir l’œuvre cinématographique, mais aussi théâtrale, poétique et politique, d’une cinéaste à la production foisonnante, alternant fiction et documentaire, au service d’un cinéma révolutionnaire et décolonial, résolument antiraciste et irrévérencieux.

Sarah Maldoror : cinéma tricontinental par Cédric Fauq et François Piron Consacrer une exposition à Sarah Maldoror n’est peut-être pas une idée qui va de soi dans un centre d’art contemporain comme le Palais de Tokyo. Sans doute parce qu’un lieu dédié à l’émergence artistique dans le champ des arts visuels ne semble pas immédiatement concerné par une cinéaste née en 1929 qui a réalisé une grande partie de son œuvre cinématographique dans les années 1970 et 1980. La notoriété de Sarah Maldoror au sein d’une histoire du cinéma anticolonial, ayant accompagné les luttes de libération de certains peuples, n’est plus à négocier : elle est considérée comme une pionnière du cinéma africain, qui a réalisé son premier court métrage, Monangambeee, en Algérie en 1969 et son premier long métrage, Sambizanga (1972) au Congo, pour une fiction située dans l’Angola colonial des années 1960. Bien peu de longs métrages avaient pu jusqu’alors voir le jour en Afrique subsaharienne, à l’exception de films de Sembène Ousmane (que Sarah Maldoror a côtoyé à Moscou au début des années 1960 lorsqu’elle a appris le cinéma à la VGIK avec Mark Donskoï), d’­A babacar Samb (avec qui Sarah Maldoror a fondé à Paris en 1956 la compagnie théâtrale des Griots) ou de Paulin Soumanou Vieira (qui a notamment filmé le second Congrès des artistes et écrivains noirs à Rome en 1959, organisé par la revue et maison d’édition Présence Africaine où travaillait, dans les années 1950, celui qui deviendra le compagnon de vie de Sarah Maldoror, Mario Pinto de Andrade). Ces quelques noms glissés ici en désordre sont là pour faire comprendre la place qu’occupe Sarah Maldoror dans une géographie déjà multiple entre la France, l’URSS, le Maghreb et l’Afrique subsaharienne, au carrefour d’une multitude d’histoires, de trajectoires individuelles qui croisent et bien souvent constituent des histoires bien plus collectives, où le cinéma est l’un des outils privilégiés de la lutte d’émancipation et de libération, en Afrique comme ailleurs.

Il a donc semblé une évidence intuitive, à l’annonce de son décès en avril 2020, alors que nous venions d’être invités à rejoindre l’équipe curatoriale du Palais de Tokyo, de proposer d’organiser un hommage à la vie et à l’œuvre de Sarah Maldoror. Très vite, après avoir rencontré ses filles Annouchka de Andrade et Henda Ducados, et pris connaissance des impressionnantes archives de Sarah Maldoror, l’idée d’une exposition s’est imposée. Celle-ci pourrait s’inscrire dans la catégorie des expositions consacrées aux « figures inspirantes », pour lesquelles le monde de l’art est régulièrement en appétit, car elles permettent d’éclairer autrement un contexte ou une période de l’histoire, des personnalités marginalisées finalement mises en lumière et les « chaînons manquants » des mouvements ou périodisations historiques. Ce sont des expositions dédiées à des artistes souvent qualifié·es d’« artistes pour artistes », c’est-à-dire dont la notoriété s’est d’abord constituée dans le cercle restreint de leurs pair·es, et dans le cas de Sarah Maldoror dans un cercle militant, sans atteindre un public plus large, le plus souvent faute d’une reconnaissance institutionnelle qui n’arrive que sur le tard. Ce sont effectivement des artistes d’aujourd’hui, aux pratiques à la croisée de l’art et de la recherche, intéressé·es à retracer des généalogies tant artistiques que politiques et à investir des documents d’archives pour en tirer de nouvelles narrations, comme Mathieu Kleyebe Abonnenc ou Filipa César, qui ont fait connaître certains pans de l’œuvre de Sarah Maldoror dans le champ de l’art contemporain, tandis que la documentariste Anne-Laure Folly lui consacrait un portrait à la fin des années 1990, Sarah Maldoror ou la nostalgie de l’utopie. Que Sarah Maldoror inspire des artistes constitue en soi un motif suffisant pour impulser un projet d’exposition, qui permet en premier lieu d’initier une recherche et de cerner son ambition. L’intention n’a jamais été pour nous, qui ne sommes pas historiens du cinéma, de circonscrire la trajectoire de Sarah Maldoror de manière définitive et de transformer une exposition monographique en un projet biographique. Tout au contraire : il nous a paru essentiel que certaines subjectivité et polyphonie se manifestent au sein de cette exposition-hommage, afin d’empêcher qu’elle ne verse dans la commémoration. Ainsi des associations d’idées à la fois thématiques et sensibles permettent des rapprochements entre le cinéma de Sarah Maldoror et les collages de l’artiste ghanéenneécossaise Maud Sulter, ou avec la sculpture de l’artiste américain Melvin Edwards, et l’invitation faite à cinq artistes à répondre à l’œuvre de Maldoror, avec leur vocabulaire et leurs perspectives singulières : Mathieu Kleyebe Abonnenc, Kapwani Kiwanga, Maya Mihindou, Chloé Quenum et Anna Tje, dont les productions contribuent également à ancrer l’exposition dans le présent. Les divers entretiens avec la cinéaste que nous avons pu consulter trahissent au moins un aspect affirmé de sa personnalité : son aversion pour le récit de son passé. Hormis une poignée d’anecdotes bien rodées, elle essaie, face aux questions, de rester aussi évasive que possible quant aux dates et aux faits, et elle tait tout ce qui concerne sa jeunesse. Lorsque l’on sait par ailleurs qu’elle a longtemps maquillé son passeport pour modifier sa date de naissance, se rajeunissant de dix ans, on peut s’apercevoir que Sarah Maldoror est un personnage construit, que rien ne fait mieux mesurer que ce nom qu’elle s’est choisi, Maldoror, une référence sans équivoque aux Chants qu’un poète de 24 ans, Isidore Ducasse, sous le

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pseudonyme grandiloquent de comte de Lautréamont, avait fait imprimer sans les distribuer en 1869. Le personnage de Maldoror y est l’incarnation du mal et du tourment, un monstre humain que les poètes Philippe Soupault, Louis Aragon et André Breton, pas encore surréalistes, s’approprient dès 1919 dans leur revue Littérature comme une des fondations de leur esthétique. Par ce nom choisi, Sarah Maldoror s’inscrit dans une lignée poétique, mais aussi dans une forme de violence, de révolte et d’ironie cinglante, qui sont la marque des Chants de Maldoror. Peut-être est-ce la lecture du Discours sur le colonialisme (1950) d’Aimé Césaire qui lui aurait servi de déclencheur ? Celui-ci écrit : « Et Isidore Ducasse, comte de Lautréamont ! À ce sujet, il est grand temps de dissiper l’atmosphère de scandale qui a été créée autour des Chants de Maldoror. Monstruosité ? Aérolithe littéraire ? Délire d’une imagination malade ? Allons donc ! Comme c’est commode ! La vérité est que Lautréamont n’a eu qu’à regarder, les yeux dans les yeux, l’homme de fer forgé par la société capitaliste, pour appréhender le monstre, le monstre quotidien, son héros 1. » Sarah Maldoror est noire et se pense comme telle dans ces années 1950. Son père est guadeloupéen, et elle ne l’a pas beaucoup connu. Lorsqu’elle s’affiche pour la première fois sur la scène intellectuelle parisienne, c’est tout armée de son nom de Maldoror qu’elle s’avance, dans un entretien, paru en 1958, avec Marguerite Duras qui ne lui pose aucune question sur qui elle est ni d’où elle vient. Elle est à ce moment « la reine des nègres » qui « parle des blancs 2 ». Bien sûr, Duras fait référence aux Nègres, la pièce de théâtre dont Sarah Maldoror vient d’obtenir l’accord de Jean Genet pour la mettre en scène avec la compagnie qu’elle a créée deux ans plus tôt : Les Griots, compagnie africaine d’art dramatique. Elle est, en France, la première compagnie à rassembler des actrices et acteurs noirs, et a été fondée avec le Sénégalais Ababacar Samb, l’Ivoirien Timité Bassori et l’Haïtienne Toto Bissainthe : les quatre se sont rencontré·es à la Sorbonne et se sont inscrit·es à l’école de la rue Blanche pour apprendre le théâtre. L’intituler « compagnie africaine » l’inscrit dans le mouvement d’idées de la négritude, que Césaire, notamment, a développé dans le Discours sur le colonia‑ lisme, et qui vise, contre le colonialisme et l’assimilationnisme 3, à instaurer une unité autour d’une identité noire, dont l’Afrique est le point d’origine. C’est au cours de cet entretien avec Duras que Sarah Maldoror exprime pour la première fois ce qu’elle ne cessera plus d’énoncer : « Nous avons besoin que vous appreniez à nous connaître à travers une égalité de rapports et que vous oubliiez même ce qu’on vous a appris à l’école sur les Nègres 4. » Elle fait du théâtre, et bientôt du cinéma, pour faire connaître l’Afrique ainsi que les luttes que mènent ses peuples pour se libérer de l’oppression coloniale, la différence des cultures et leurs intersections. Elle conservera, tout au long de sa carrière, cette visée éducative et antiraciste, tout en n’obéissant que peu aux lois du genre militant, qui tendent souvent à transmettre un message didactique transcendant la lutte, par-delà les circonstances et les vies. Au contraire, les films de Sarah Maldoror s’ancrent dans le quotidien des existences, n’oublient jamais de montrer les émotions partagées, la fatigue des corps, le plaisir des repas, les jeux des enfants, la solidarité des opprimé·es. C’est pour cela qu’elle s’attache souvent dans ses films aux parcours des femmes, de Monangambeee à Sambizanga, ou dans l’un de ses films perdus Des fusils pour Banta (1970). Dans l’un

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des rares textes qui condensent ses conceptions éthiques et politiques, elle énonce d’emblée son travail comme tributaire de conditions de vie : « Je fais partie de ces femmes modernes qui tentent de concilier le travail avec la famille, et comme pour toutes les autres, cela me complique la vie 5. » L’une des spécificités du cinéma de Sarah Maldoror, qui a dirigé notre travail de recherche, est qu’il ne constitue ni un parcours linéaire ni une collection de chefs-d’œuvre. Par-delà sa trilogie des indépendances africaines (Monangambeee, Des fusils pour Banta et Sambizanga) qui retient le plus l’attention, car témoignant de moments révolutionnaires, Sarah Maldoror a continué à produire des films en tous genres, notamment pour la télévision : ­portraits d’écrivains, comme Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas (celuici néanmoins jamais diffusé), fictions – Un dessert pour Constance, L’Hôpital de Leningrad et Le Passager du Tassili, diffusés sur Antenne 2 respectivement en 1979, 1981 et 1985 –, ou encore reportages pour l’émission des cultures immigrées Mosaïque sur FR3. Au total, sa filmographie compte quarante-deux films réalisés. Mais nos recherches dans les archives de Sarah Maldoror, facilitées par ses filles, nous ont aussi permis de nous rendre compte qu’elle avait également travaillé à autant, sinon davantage, de projets de films non réalisés. Parmi ceux-ci, un long métrage qui retraçait l’histoire du colonel Delgrès – officier guadeloupéen antiesclavagiste –, ou encore un portrait de Christiane Taubira. Le paysage de films qui s’offre dans l’exposition ainsi que son programme de projections ne forment qu’une vue parcellaire du travail de la cinéaste. C’est sans doute là un des paradoxes du format exposition, et plus spécifiquement de la rétrospective, constitué de ce qui « est toujours là » et fait rarement place aux manques, aux trous, qui sont pourtant les témoignages des difficultés rencontrées par Sarah Maldoror pour faire financer ses projets et obtenir la confiance des producteur·rices. Ses films, ses archives ainsi que les témoignages de ses proches nous ont aussi permis de comprendre les manières de travailler de Sarah Maldoror. Ses multiples notes et plannings attestent d’une grande méticulosité lorsqu’il s’agissait de préparer ses tournages. Les nombreuses notes de son compagnon Mario de Andrade montrent également son implication à l’endroit des scénarios, adaptations et préparations des films de Sarah Maldoror. Pour elle, la préparation était, selon Annouchka de Andrade, aussi importante – voire davantage – que le tournage. Cela n’est pas forcément surprenant, mais contraste avec certaines libertés prises dans ses films : l’irruption de sa voix lorsqu’elle apostrophe des collégiennes de Cayenne à propos des poètes guyanais qu’elles apprennent à l’école dans son film dédié à Léon-Gontran Damas, ou encore sa très étonnante performance en compagnie du poète Louis Aragon dans le portrait Un masque à Paris (1978). On pourrait parler de détournement pour certains de ses films réalisés sur « commande » : des films qui tranchent avec certaines orthodoxies, mais aussi des films qui « ratent » ou font dériver leur sujet initial. Monangambeee, avec ses clairs-obscurs dignes du Chant d’amour de Jean Genet et l’improvisation free-jazz de l’Art Ensemble of Chicago, révèle comment elle compose à sa manière avec les prérogatives du cinéma militant, alors même que son film est financé par l’Armée de libération nationale algérienne. Sarah Maldoror en a payé le prix ; la production suivante, Des fusils pour Banta, tournée en 1970 dans les maquis en Guinée-Bissau, se termine en


p. 13-14 Sarah Maldoror, À Bissau, Le Carnaval (1980) Couleur, sonore / Color, sound, 16 mm ; 34 min Production : Institut national du cinéma de la République de Guinée-Bissau Courtesy Annouchka de Andrade & Henda Ducados

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Maxwell Alexandre, Descoloração Global Pré‑Carnaval (04.02 2020) Intervention à l’occasion de l’exposition / Intervention on the occasion of the exhibition « Pardo é Papel », 26.11 2019 – 24.05 2020, Museu de Arte do Rio (Rio de Janeiro) Courtesy de l’artiste / of the artist & Instituto Inclusartiz (Rio de Janeiro) Ci-contre / Opposite page : Maxwell Alexandre, Dalila retocando meus dreads (2020) Œuvre issue de la série / Work from the series « Pardo is Paper » Latex, cirage liquide pour chaussures, défrisant pour cheveux, bitume, acrylique, pigment, graphite, fusain, huile en bâton et miroir de coiffeur sur papier kraft brun / Latex, liquid shoe polish, hair relaxer, bitumen, acrylic, pigment, graphite, charcoal, oil stick and Romeo mirror on brown kraft paper ; 320 × 620 cm Courtesy de l’artiste / of the artist & David Zwirner (Londres / London, New York, NY, Paris, Hong Kong)


Maxwell Alexandre, Pisando no céu (2020) Œuvre issue de la série / Work from the series « Pardo is Paper » Latex, cirage liquide pour chaussure, bitume, graphite, acrylique, fusain et huile en bâton sur papier kraft brun / Latex, liquid shoe polish, bitumen, graphite, acrylic, charcoal and oil stick on brown kraft paper ; 320 × 480 cm Courtesy de l’artiste / of the artist & David Zwirner (Londres / London, New York, NY, Paris, Hong Kong)


Maxwell Alexandre: Between the New Power, Quilombismo and Target Reversal by Marcelo Campos The Brazilian artist Maxwell Alexandre’s series NOVO PODER targets the world of contemporary art, with its cubes and other “white” spaces, as territories of power. Through his paintings and prophetic performances, always tinged with rhythmic Hip Hop, he stands up for the idea that the Afro-descent population should overturn current dominations by appropriating the places where art becomes institutionalised or made into a merchandise: thus turning contemporary art into a tool for self-affirmation and empowerment.

The crystallization of our concepts, definitions, or principles must express the experience of culture and praxis of the black community. Incorporate the integrity of our wholeness, in our historical time, enriching and increasing our fighting capacity.1 —Abdias Nascimento, O Quilombismo It is impossible to begin this piece without referencing circumstances brought about by Covid-19 for humanity. Entire cities at a standstill, a destabilized economy, forbidden agglomerations, informal workers without support. Brazilian indigenous thinker Ailton Krenak discredits humanity as having failed. 2 Civilization was made in opposition to nature. And a virus waits millennia to act. On the other hand—a fact that concerns Maxwell Alexandre’s art—, there are many ways of confinement and agglomeration already in existence in an unequal, denaturalized, unjust world. Indigenous lands, areas never intended for populations enslaved by Europeans, capitalist greed that abandons part of the world population to the most inhumane conditions, while marginalizing refugees, preventing border crossing and disregarding the homeless, the landless. But to whom does the land belong? This, indeed, is a huge conflict, which is at the heart of the struggle for power. Maxwell Alexandre speaks from a specific location: a favela, Rocinha. A place consisting of irregular land occupations, at the margins of the State. Today, this favela has about a hundred thousand inhabitants. As a result, it is a territory marked by agglomeration and restricted access to proper dwelling conditions. A geographically oriented and intersectional slum, whose population is resultant from recurring diasporas in the picture postcard city of Rio de Janeiro. There, black people, poor people, migrants from the Northeasterners are found, all marked by converging stigmas which Carla Akotirene calls “intersectionality.”3 It is the result of displacements and diasporas that make up Rio’s favelas: migrants from other Brazilian regions attempting to improve their lives, descendants of unassisted enslaved Africans with no land to their names, the indigenous, and, markedly, a low-income population subject to mediocre health, employment, education and dwelling conditions. In a way, a favela is what was once called a quilombo in Brazil. Quilombos were places that housed the black population and gathered it around cultural and religious objectives of affection and power. Most of the quilombos carried over from slave uprisings, insurgencies that had been taking place in several Brazilian provinces as far back as the 18th century with “eruptions”—in Abdias Nascimento’s terms—in the 19th century.4 From there emerged another power, a new power, with heroes, mutinous characters who, in very few cases, made their way into Brazilian history, such as Zumbi dos Palmares or revolutionary Luíza Mahin. Yes, a NOVO PODER, “new power,” as with Maxwell Alexandre’s title taken from a rap song by BK. In the quilombos, a significant part of what we now call Brazilian culture was weaved. And other heroes sought to fight for their peers, such as José do Patrocínio and Luís Gama, who were dedicated to fighting in court or paying for the freedom of other enslaved people. In addition to these gestures, the revolutionary creation of a new type of song, samba, arose from such encounters amongst the quilombola, a term used to refer to the population residing in quilombos since at least the end of the 19th ­century. Also in the favelas’ quilombos, the internationally acclaimed culture of the Samba Schools was invented at least a century ago and is today the main tourist event on Rio’s calendar. The revolution continues. New dances like passinho, Brazilian funk parties (baile funk), hip-hop, break dance, baile charme (Rio’s new jack swing dance parties)… there are

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Aïda Bruyère Dans ses installations, ses images imprimées et ses projets d’édition, Aïda Bruyère sonde les mécanismes de la construction et de l’expression des identités à travers les contre-cultures urbaines. Les attitudes, les lieux de fête et de battles de dancehall fascinent l’artiste pour leur puissance émancipatrice et leur capacité à évoluer avec et en réaction à des représentations préconçues du corps féminin.

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Aïda Bruyère, in her installations, printed images and publishing projects probes the mechanisms underpinning the construction and the expression of identities in urban countercultures. The attitudes, the spaces linked to nightlife and dancehall battles fascinate the artist because of their emancipatory power and capacity to evolve with, and in reaction to, preconceived representations of the female body.

Pages suivantes / Following pages : Contribution visuelle d’Aïda Bruyère / Visual contribution by Aïda Bruyère Dancefloor 2K15/2K20 (2021)




Décoloniser le booty shake par Lucille Toth Un art générationnel du « trop »

L’art documentaire d’Aïda Bruyère représente une époque : le xxie siècle, et sa jeunesse, la « génération Z ». Selon les statistiques fournies par le Pew Research Center en 2018, la génération Z serait, aux États-Unis, la plus racialement et ethniquement diverse, la part des non-Blancs représentant 48 %. Elle est aussi la génération en passe de devenir la plus éduquée, ayant plus accès à l’enseignement supérieur que les générations précédentes, avec une conscience globale accrue, toujours selon le Pew Research Center. Pour cette génération Z, Internet est un espace nécessaire à la globalisation culturelle que le philosophe et économiste Takis Fotopoulos définit comme une « homogénéisation de la culture 1 ». Dans son travail, l’artiste Aïda Bruyère tente de dépasser cette homogénéisation pour montrer, au contraire, la richesse culturelle de son époque et les répercussions de la viralité numérique dans le monde physique, qu’elle documente à travers une danse jamaïquaine : le dancehall. Ce choix n’est pas anodin. Aujourd’hui devenu une danse d’empowerment pratiquée partout dans le monde et largement véhiculée sur la toile, le dancehall a émergé des communautés de Kingston en Jamaïque et est le résultat de siècles d’expressions de danses variées présentes sur l’île, principalement africaines, mais portant également des influences européennes 2. La pratique artistique d’Aïda Bruyère est un collage d’images, de vidéos, de sons glanés sur le Net et extraits de sa documentation personnelle, constituée lors d’événements (balls, battles, compétitions, etc.). Esthétiquement, Aïda Bruyère aime les œuvres chargées, saturées. « Au Mali, où j’ai grandi jusqu’à l’âge de 17 ans, il y a une culture de la surreprésentation », me raconte-t-elle au téléphone. « L’œil y est constamment sollicité. La vie est stimulante au regard. » Elle revendique ce que l’Occident nommerait « trop », mais qui, pour elle, relève d’une esthétique fondée sur la culture du bel apparat. Dans son livre Versatile Gyal présenté aux BeauxArts de Paris en 2020, elle définit le dancehall comme « de l’attitude, du hairstyle, du style ». Pourtant, pour son exposition au Palais de Tokyo, Aïda Bruyère a cherché à épurer visuellement son travail : peu de musique, pas de danse. Elle ne veut plus simplement éduquer le public sur une danse et sa culture. « Je ne veux pas que les gens s’amusent », ditelle. Elle veut plutôt les convier à l’after, à l’après-soirée : que restet-il après la bataille ?

Dancehall et corps « infectieux »

Les mouvements appartenant au dancehall font référence à un contexte culturel, historique et socioéconomique jamaïquain. Après le reggae des années 1970 qui prônait la paix, la fierté des cultures noires et le besoin urgent d’une révolution culturelle pacifiste, le dancehall est né dans le Kingston des années 1980.

Davantage sexualisé, il reflète les inquiétudes plus sombres d’une nouvelle génération : pauvreté, dépression, violences politiques, policières et sexuelles. Le contrôle des corps féminins est au centre de cette danse : la rapidité des mouvements, leur hypersexualisation, l’emphase sur le fessier se posent en contestation des biopolitiques en place. Le Black Feminism américain 3 et l’afroféminisme européen 4 s’accordent sur le besoin d’autonomie corporelle pour des corps noirs perçus, construits et politisés à travers une longue histoire d’esclavage, de colonisation et d’oppression sexuelle. Dans le contexte du dancehall, l’hypersexualisation mène pourtant à l’empowerment. Dancehall, twerk, voguing, autant de danses « africanistes » aux histoires politiques fortes qui se traduisent dans les corps en mouvement. L’esthétique africaniste, telle que pensée par la chercheuse afro-américaine Brenda Dixon Gottschild, est un ensemble de qualités esthétiques qui proviennent d’un mélange d’éléments communs à de nombreux groupes pourtant différents originaires d’Afrique centrale et du sud : polyrythmie et polycentrisme, équilibre dans l’asymétrie et la satire y sont prédominants 5 . Issus de la culture trans et noire américaine des années 1980, les balls sont des rassemblements communautaires underground qui cristallisent un besoin d’émancipation par la danse. Traditionnellement, les balls sont des espaces safe d’expression où les différentes houses 6 s’affrontent à coup de walks 7 et de realness 8. Les balls servent à se distinguer, à briller dans un lieu où la culture du bel apparat devient un moyen de subversion, de parodie et de surenchère. On y imite les dominants. Pour Aïda Bruyère, ses rencontres avec la danseuse Aya Level, créatrice du battle de dancehall Special Gyal, et la danseuse Patricia Badin, qui lui ouvrit les portes des balls parisiens, furent décisives. Ce qu’Aïda Bruyère cherchait à immortaliser au début de son travail était « le show, l’attitude, les histoires racontées, le drama augmenté par la présence d’un jury, la sueur, tout cela rassemble cette communauté de gens qui aiment et valorisent la même chose ». Aujourd’hui, elle nous encourage à repenser cette hypersexualisation du dancehall dans son potentiel d’empowerment. Depuis les années 1990, l’adoption des fesses comme point focal du corps féminin, tant dans les vidéoclips que dans la mode, les arts performatifs ou encore l’industrie pornographique, exprime une double déclaration politique. D’un côté, la bootyfi‑ cation devient une preuve de diversité, le signe de l’intégration de différentes cultures et de leurs idéaux de beauté dans la société occidentale. Aujourd’hui, les réseaux sociaux ont popularisé cette contre-culture qui se fait le catalyseur du body positive (affirmation du corps non standardisé) dans la culture pop. D’un autre côté, la tendance actuelle à la bootyfication se révèle un résidu de l’époque coloniale et de l’esclavage qui ont construit le corps noir à travers des métaphores d’exotisme sexuel. L’exposition forcée de Saartjie Baartman en est un exemple des plus tragiques. Cette dernière fut exhibée partout en Europe au début du xixe siècle pour la morphologie de son postérieur jugé exotique – lequel fut d’ailleurs moulé et conservé après sa mort, tel un objet de science dépossédé de son humanité. Ces résidus coloniaux se retrouvent également dans la culture hip-hop afro-américaine dans laquelle il est d’usage que les rappeur·se·s racontent leur appétit sexuel et se vantent de leurs conquêtes. Certaines rappeuses noires ont été inspirées par le Combahee River Collective, un groupe de féministes lesbiennes noires fondé en 1974 qui avait déclaré se sentir davantage solidaire des hommes noirs que des féministes blanches.

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Jonathas de Andrade, Suar a Camisa (2014) Collection de 120 t-shirts négociés avec des ouvriers, supports en bois / Collection of 120 shirts negotiated with workers, wooden supports / Dimensions variables / Dimensions variable Coll. Adrastus Collection Vue de l’exposition / View of the exhibition « One to One », 13.04 – 25.08 2019, MCA Chicago (Chicago) Courtesy de l’artiste / of the artist, MCA Chicago & Galeria Vermelho (São Paulo) Photo : Nathan Keay, © MCA Chicago


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Lungiswa Gqunta, Building Mountains (2021) Acier, eau / Steel, water Dimensions variables / Dimensions variable Vue d’installation / Installation view, « Open Studios 2021 », Rijksakademie (Amsterdam) Courtesy de l’artiste / of the artist, WHATIFTHEWORLD (Le Cap / Cape Town) & AKINCI (Amsterdam) Photo : Sander van Wettum Lungiswa Gqunta, River Beds (2021) (détail / detail) Acier, eau / Steel, water Dimensions variables / Dimensions variable Vue de l’exposition / View of the exhibition « Tending to the harvest of dreams », 21.08 – 14.11 2021 ZOLLAMT MMK (Francfort / Frankfurt) Courtesy de l’artiste / of the artist, WHATIFTHEWORLD (Le Cap / Cape Town) & AKINCI (Amsterdam) Photo : Axel Schneider Ci-contre / Opposite page : Frances Goodman, Endless Hours (2020) Faux ongles, fibre de verre, mousse, silicone / Acrylic nails, fiberglass, foam, silicon 85 × 130 × 120 cm Courtesy de l’artiste / of the artist & SMAC Gallery (Johannesbourg / Johannesburg, Le Cap / Cape Town, Stellenbosch)


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Michael Armitage, Exorcism (2017) Huile sur toile d’écorce lubugo / Oil on Lubugo bark cloth 200 × 330 × 4 cm Courtesy de l’artiste / of the artist & White Cube (Hong Kong, Londres / London, New York, Paris) © Michael Armitage Photo : © White Cube (George Darrell) Ci-contre / Opposite page : Daniel Otero Torres, Si no bailas conmigo, no hago parte de tu revolución (2021) Crayon sur inox poli miroir, acier / Pencil on mirror polished stainless steel, steel 280 × 128 × 64 cm © Daniel Otero Torres Photo : © Olivier Lechat

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Ibrahim Mahama, Leno (2020-2021) Photographies découpées et documents d’archive sur papier / Photo cut outs and archival material on paper 258 × 485 cm Courtesy de l’artiste / of the artist & APALAZZOGALLERY (Brescia) Photo : Melania Dalle Grave – DSL Studio Ci-contre / Opposite page : Ibrahim Mahama, Satellite Baby (2020-2021) (détail / detail) Collection de 15 carnets, photographies découpées et documents d'archive sur papier / Collection of 15 notebooks, photo cut outs and archival material on paper Dimensions variables / Dimensions variable Courtesy de l’artiste / of the artist & APALAZZOGALLERY (Brescia) Photo : Melania Dalle Grave – DSL Studio Ibrahim Mahama, Africa I (2020-2021) Découpes photographiques et documents d’archive sur papier / Photo cut outs and archival material on paper 96 × 74 cm Courtesy de l’artiste / of the artist & APALAZZOGALLERY (Brescia) Photo : Melania Dalle Grave – DSL Studio

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Richard Kennedy, Fubu Fukú Documentation de la performance / Performance documentation Trauma Bar und Kino (Berlin), 16 & 17.07 2020 Courtesy de l’artiste / of the artist & Peres Projects (Berlin) Photo : Dareos Khalili Ci-contre / Opposite page : Richard Kennedy Rarely radically rowdy ruptures (2021) Acrylique sur toile / Acrylic on canvas 275 × 175 cm Prophetess 3 (2020) Acrystal, acrylique / Acrystal, acrylic 45 × 33 × 26 cm Dolla Tree Dollz (2020) Acrylique sur toile / Acrylic on canvas 275 × 175 cm Vue d’installation / Installation view Courtesy de l’artiste / of the artist & Peres Project (Berlin) Photo : Matthias Kolb

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Turiya Magadlela, Mashadi would say it goes on and on and on… (2019) Œuvre issue de la série / Work from the series « Four Five » Collants en nylon et en coton / Nylon and cotton pantyhose Dimensions variables / Dimensions variables Vue d’installation / Installation view, 16 e biennale d’Istanbul / 16th Istanbul Biennial, 14.09 – 10.11 2019, MSFAU Istanbul Museum of Painting and Sculpture (Istanbul) Tapisseries réalisées en collaboration avec / All tapestries done in collaboration with Simplewear and Kgosientle Trading and Projects Courtesy de l’artiste / of the artist & 16th Istanbul Biennial Photo : Sahir Ugur Eren


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Dormir debout par Nadia Yala Kisukidi

(notes sur les rêves lucides) 104


Inspirées par le titre de l’exposition « Ubuntu, un rêve lucide », les notes philosophiques de Nadia Yala Kisukidi entrecroisent, avec des incursions vers la psychanalyse, « rêve politique » et « rêve lucide ». Penser, théoriser, expérimenter la vie au sein d’espaces où les hiérarchies de la violence (race, genre, classe) ne sont pas reconduites.

Nous souffrons par les rêves et nous guérissons par les rêves 1. – Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves What happens to a dream deferred? Does it dry up like a raisin in the sun? […] Or does it explode? 2 – Langston Hughes, Harlem

A.C.A.B. (all cops are bANNED)

Au xix e siècle, en Europe, toute une littérature scientifique a étudié les phénomènes de lucidité onirique. En 1867, Léon d’­Hervey de Saint-Denys publie Les Rêves et les moyens de les diri‑ ger. Observations pratiques. Comprendre les rêves, examiner la « solidarité qui s’établit entre les actions de la vie et les illusions de sommeil », démontrer que « la volonté n’est point sans action sur les nombreuses péripéties de notre existence imaginaire 3 ». La lucidité onirique se spécifie de deux manières au moins. Il existe des rêves conscients, nous pouvons avoir conscience de rêver. Mais surtout, quand il rêve, l’esprit est perspicace 4, il voit ce qui demeure voilé à l’état de veille. Impression prémonitoire ou plus grande netteté des images, qui se collent les unes aux autres sans contrôle moral ni social, dans l’intimité du soi. La lucidité onirique peut ainsi être entendue en un sens quasi sociologique. Chez Freud, censure 5 et refoulement sont des « [principes puissants] d’explication du rêve 6 ». Pourtant, les recherches en sciences sociales sur la domination 7 montrent que la censure ne s’exerce pas de la même manière dans tous les contextes énonciatifs. Le sociologue Bernard Lahire affirme ainsi

que « la censure, formelle aussi bien que morale, est absente du rêve 8 ». Rien ne nous oblige quand nous dormons. Nous n’avons pas à être intelligibles, à nous exprimer logiquement pour être audibles par un tiers, ou par nous-mêmes 9. Le rêve est une activité de la psyché qui échappe à la réprobation sociale. Ainsi, dans l’espace intime du dormeur ou de la dormeuse, ça se relâche. Le monde du rêve n’est pas un espace de répression – répression des images, des désirs qu’un sujet dissimulerait dans la vie diurne publique, pour faire bonne impression et/ou se ­conformer à un ensemble de normes sociales majoritaires, dominantes. La vie sociale n’est pas absente du rêve, mais elle s’y livre sans interdit, multipliant ses largesses ou ses cruautés. Si le rêve ouvre parfois une porte aux vues perspicaces, c’est parce que les forces sociales répressives qui s’exercent sur la psyché des corps endormis se relâchent. Un espace sans police se déploie – où l’ordre n’est pas maintenu et où les infractions ne sont pas punies. Un territoire sans uniformes ni képis.

Nuit debout

Dans le langage usuel, le rêve désigne une projection idéale, imaginée à l’état de veille. Les rêveurs ne sont pas considérés comme de grands productifs ou des hommes d’action. À l’intérieur du champ politique, toute la sémantique du rêve est spontanément disqualifiée. Toutefois, il est possible de re-signifier esthétiquement, philosophiquement, politiquement, l’état des rêveurs conscients. Dans L’Interprétation des rêves dans la tradition africaine, Ray Autra analyse les formes plurielles de l’onirocritique en Afrique de l’Ouest. Chez les Mandingues, chaque être humain possède un daméléké – un double immortel qui reste éveillé et qui ne dort jamais 10. Le rêve est ainsi la « projection des actions vécues

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p. 112 & p. 121 Grada Kilomba, Illusions Vol. II, Oedipus (2018) Vue d’installation / Installation view, 10 e Biennale de Berlin / 10th Berlin Biennale, 9.6 – 9.9 2018, KW (Berlin) Courtesy de l’artiste / of the artist & Berlin Biennale Photos : Timo Ohler


En traduisant visuellement ses recherches postcoloniales, l’artiste Grada Kilomba réfléchit, dans sa présentation lors du Verbier Art Summit en 2019, à l’importance de transformer la manière de produire du savoir. Explorant l’importance de questionner, elle explique que la culture n’est pas « neutre » et propose des stratégies de décolonisation des savoirs via un processus de « désapprentissage ».

La force subversive de désapprendre : la fabrique d’Illusions par Grada Kilomba Je m’intéresserai ici au désapprentissage. Désapprendre consiste à transformer ce que nous avons précédemment appris et donc, à transformer les espaces, les formats, les concepts, les langues et la façon dont nous les parlons. Ainsi, la première chose que je vais faire avant de commencer mon exposé sera de transformer cet espace, baisser la lumière pour les vidéos et enlever ce pupitre pour créer un dispositif plus informel. Pour moi, le pupitre est un objet très spécial, car il me rappelle les espaces universitaires et comment, dans ces espaces, nous sommes invités à devenir des artistes et des théoriciens désincarnés – à nous présenter sans corps. Si je vous parle de derrière un pupitre, vous pourrez voir ma tête, mon cou, peut-être mes épaules, mais pas mon corps – je deviens désincarnée ; cela vous invite à ne voir que le cognitif et l’intellectuel, et à fantasmer sur le fait que ceux qui produisent des savoirs sont inévitablement déconnectés de leur propre corps, de leur propre cœur et de leur propre histoire. Il me paraît important que nous comprenions bien ce que nous entendons ici par désapprendre. Nous avons appris à présenter le savoir debout derrière un pupitre, une « sculpture », similaire à un buste, qui permet de fantasmer une production de savoirs désincarnée, déconnectée de notre propre corps, de notre propre biographie et, par conséquent, neutre. Cette idée de neutralité est bien évidemment un projet colonial et patriarcal, dont le but est de légitimer la production des savoirs sur ceux que l’on appelle les Autres. Les savoirs, cependant, ne sont pas désincarnés ; ils sont toujours produits par quelqu’un, qui a une histoire personnelle, à un moment précis et dans un lieu donné. Ici, le désapprentissage signifie que nous devons nous positionner dans notre propre discours. Il n’y a pas de discours neutre, pas d’espace neutre, pas de

discours objectif ou d’espace objectif. Tout le monde parle depuis un lieu spécifique dans le temps et l’espace. C’est précisément pour cette raison que je voulais commencer aujourd’hui par cette idée de désapprentissage. Nous avons parmi nous des orateurs, des philosophes et des penseurs exceptionnels qui vous communiqueront beaucoup de théorie et de terminologie importantes. En tant qu’artiste, j’ai pensé que ma tâche devait être de partager avec vous la façon dont je traduis ces savoirs et ces théories en images, en performance et en art. Je voudrais vous montrer quelques extraits de ma trilogie Illusions (A World of Illusions). Hier, nous avons pu voir Illusions Vol. I, Narcissus and Echo (2017), une œuvre consacrée à la politique de l’invisibilité et de la fausse représentation, qui a été commandée pour la 32e Biennale de São Paulo, sous le commissariat de Jochen Volz. Aujourd’hui, je voudrais montrer des extraits de la deuxième partie, Illusions Vol. II, Oedipus (2018), consacrée à la politique de la violence et du génocide, qui a été réalisée pour la 10e Biennale de Berlin, dont Gabi Ngcobo était la commissaire. J’aimerais utiliser ces clips pour vous faire comprendre comment j’ai produit cette œuvre et comment j’ai traduit la théorie en visualisation et en pratique artistique. Ce travail est un processus de désapprentissage, et je vois ce processus de désapprentissage comme l’un des plus importants processus de décolonisation. Il s’agit en fait de démanteler les mécanismes dominants de la production de savoirs. Mais qu’estce que la « production de savoirs » ? C’est la définition de ce que nous appelons l’épistémologie. « Épistémologie » vient du grec epistēme, qui signifie « connaissance », et logos, qui signifie « acquisition » – c’est l’acquisition de la connaissance. Elle est définie par trois moments. Premièrement, des thèmes – quels thèmes et quelles questions méritent d’être posés ? Deuxièmement, des paradigmes – de quel point de vue devons-nous examiner ces questions ? Et troisièmement, des méthodes – comment les expliquer ? En ce sens, le système dominant de production de savoirs définit non seulement ce qui est vrai, mais il identifie aussi qui croire et en qui avoir confiance. Comme historiquement les Noirs et les autres groupes marginalisés se sont vu refuser l’accès aux institutions, interdits de produire des connaissances, le concept de savoir a été associé à la blanchité. Il est la propriété d’un système empirique colonial. Et ce qui est reconnu comme un savoir est en fait la simple reproduction de relations de pouvoir déséquilibrées. Ce n’est que lorsque les personnes marginalisées accèdent à des positions de pouvoir et mettent en avant les questions, les perspectives et les explications qui leur importent, que nous pouvons construire de nouvelles configurations de la connaissance. Cela signifie que ce n’est que lorsque nous transformons les configurations du pouvoir – c’est-àdire, qui est habilité à parler ? Qui a le droit de poser des questions ? Et depuis quelle perspective ? – que nous pouvons aussi avoir de nouvelles configurations de la connaissance. Nous devons donc nous demander : qui sait quoi ? Et qui ne le sait pas ? Et pourquoi ? Qu’est-ce qui est reconnu comme un savoir ? Et qu’est-ce qui ne l’est pas ? À qui appartient ce savoir ? La traduction de ces questions dans la trilogie Illusions serait : quelles histoires sont racontées ? Comment sont-elles racontées ? Pourquoi sont-elles racontées ? Et qui les raconte ? J’ai sélectionné cinq courts extraits de mon œuvre pour introduire cette réflexion.

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Miriam Makeba, Keep Me In Mind [1970] Vinyle, vinyl, LP, album, pressage Pitman / Pitman pressing ; Reprise Records, a division of Warner Bros. Records Inc. RS 6381, États-Unis / USA Bobby Seale, Gagged and Chained (Live interview with Bobby Seale recorded while imprisioned in New Haven, Connecticut Jail) [1970] 2 × vinyle / vinyl, LP, album ; Certron CSS2-2001, États-Unis / USA

Sun Ra, Medicine For A Nightmare [2015] Vinyl / vinyle, LP, compilation, réédition / reissue ; DOL DOL848H Fela Anikulapo Kuti & Afrika 70, International thief, thief [2016] Vinyle, vinyl, LP, album, réédition / reissue ; Knitting Factory Records KFR-2038-1, États-Unis / USA


Zimbabwe African National Union – ZANU. Chimurenga. Power To The People (n.d.) Affiche / Poster ; 69,5 × 52,5 × 3,5 cm (encadrée / framed)

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Simon Nkoli lors d’un événement de Gay and Lesbian Organization of Witwatersrand (GLOW) à Johannesbourg vers 1988-1989 / Simon Nkoli at Gay and Lesbian Organization of Witwatersrand (GLOW) event in Johannesburg ca. 1988-1989 Courtesy Gay and Lesbian Alliance (GALA) Tract du Township Aids Project, début des années 1990 / Township Aids Project pamphlet, early 1990s ; photographie de / photograph by Tom Swart Courtesy Gay and Lesbian Alliance (GALA) Ci-contre / Opposite page : Lunga Ntila, Honesty (2019) Collage numérique sur papier / Digital collage on paper ; 50 × 45 cm


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Michael Armitage, Wait (2015) Huile sur toile d’écorce lubugo / Oil on Lubugo bark cloth 170,2 × 221 cm Courtesy de l’artiste / of the artist & White Cube (Hong Kong, Londres / London, New York, Paris) © Michael Armitage Photo : © White Cube (Prudence Cuming Associates Ltd)


Une conversation entre Michael Armitage et Meleko Mokgosi Meleko Mokgosi | Je crois que j’ai essayé de comprendre l’idée que le sens de la peinture se situe dans sa pratique même. Nous savons tous de quel privilège il faut jouir pour pouvoir pratiquer une telle activité. Et je me demande comment j’ai été capable de trouver quelque chose qui ait une signification dans ce mode d’expression si singulier, qui appartient à une histoire tout aussi singulière. La peinture a été institutionnalisée de manière très particulière. Elle est également sous un patronage spécifique, qui commence avec les riches Européens, du moins en Occident. Je veux dire, évidemment que la peinture remonte à la peinture rupestre. Mais si nous pensons à la façon dont nous la pratiquons aujourd’hui, c’est bizarre de dire « C’est comme ça que j’ai compris comment atteindre une pratique artistique qui ait du sens ». C’est étrange de l’admettre, et aussi de vivre avec cette ambivalence. Michael Armitage | Je pense que c’est une très bonne remarque, c’est en tout cas quelque chose que j’ai retrouvé dans votre œuvre et pour lequel j’ai énormément de respect. À l’époque où nous nous sommes rencontrés pour la première fois, quand vous étiez à la Slade School of Fine Art de Londres, je me débattais en tant qu’artiste avec cette question, qui est fondamentalement une interrogation sur sa propre vie ; trouver du sens sans que cela n’en devienne absurde. Je n’arrivais pas à démêler ça, ou alors je sentais que pour continuer à avancer je devais trouver quelque chose de plus qu’une autosatisfaction, ou que l’idée que j’exprimais juste quelque chose de moi-même. J’avais besoin de plus dans ma vie. Et de me sentir appartenir à quelque chose de peut-être plus grand que moi. Honnêtement, je le voyais aussi dans l’œuvre d’autres personnes, qu’il s’agisse d’art, de musique ou de cinéma : j’ai toujours apprécié les œuvres s’inscrivant dans de plus vastes histoires au sein de la société et de la culture au sens large, réalisées en tenant compte de la vie des autres. C’est le genre de choses qui m’intéressaient, et j’avais l’espoir de travailler dans ce sens. Mais à cette époque-là, je trouvais extrêmement difficile de concilier le fait d’en prendre conscience avec celui de trouver comme en faire une pratique. Il m’a fallu longtemps avant d’être capable de penser aux choses auxquelles j’avais envie de penser et d’atteindre une forme d’expression qui prenne cela en compte et en soit un aspect fondamental. Je ne sais pas si vous avez eu à mener une lutte de ce type. MM | Complètement. Ce qui est difficile est aussi de trouver un ensemble de questions qui aient du sens, et des manières d’articuler ces questions. En outre, il n’est pas facile d’essayer de faire tout cela d’une façon qui ne soit pas jolie ou agréable esthétiquement tout en acceptant qu’en tant qu’artiste vous n’avez pas vraiment idée de la façon dont les gens comprennent le monde et qu’ils n’ont en

conséquence pas besoin de privilégier la voix ou la vision de tel ou tel artiste, qui est juste une opinion parmi d’autres. Mais il faut dire que parfois, en tant qu’artistes, on se prend trop au sérieux.

MA | Absolument. Il y a une pression intéressante quand on fabrique un objet, et que je ressens de temps en temps ; quand je sens que le sujet que j’approche est problématique pour moi. Quand je sens que je prends un risque. Je suis toujours fasciné par le fait que ce soit à ce point peu risqué dans la vie réelle, alors qu’au moment où je le prends, ce risque-là est très réel pour moi. C’est une expérience d’humilité de reconnaître que l’on n’a qu’un impact limité sur quiconque à part soi-même. Bien sûr il y a des choses que vous avez l’impression de faire avancer et d’explorer. Mais attendre de quelqu’un d’autre qu’il arrive et fasse cette même expérience ? Cela n’arrivera pas. MM | Je suis heureux que vous disiez cela, parce que c’est ce qui m’a mené à l’idée de trouver un sens à la pratique de la peinture. Peutêtre ne devrais-je d’ailleurs pas dire « un sens », mais plutôt une approche de la vie qui ait du sens. Ce que nous produisons dans nos ateliers et exposons. Le fait que tout cela ait du sens repose sur l’idée de lecture. Je deviens évidemment un peu plus sceptique quant à la manière dont nous avons été conditionnés par l’esthétique occidentale à penser que quelque chose qui a du sens privilégie l’acte de lire, ou certains types d’informations, une certaine histoire ou éducation et ainsi de suite. Comme vous le disiez, l’impact de ce que nous faisons va être très limité. C’est une expérience d’humilité de penser aux limitations de ce que nous voulons faire, et de ce que nous voulons dire grâce à ces médiums. Cela ne rassemble évidemment pas toute l’expérience humaine. Tous les actes et toutes les expériences ayant du sens n’ont pas lieu grâce à la lecture d’artefacts culturels. Il y a beaucoup plus. Mais cet acte consistant à lire l’esthétique est étrange. MA | C’est en cela que j’ai aimé l’idée du rêve lucide, parce qu’on y a l’impression de suivre une peinture et d’essayer de trouver un moyen d’en faire une réalité. Il s’y passe des choses qui ne sont pas logiques. J’ai fait ça pour dire ça, j’ai utilisé cette couleur pour produire tel effet… Ce n’est pas un processus ordonné. Et en conséquence cela a aussi quelque chose à voir avec son pouvoir. Il permet à la personne qui découvre l’œuvre de prendre des libertés et de se frayer un chemin dans ce qu’elle regarde. J’espère que mon travail a du sens pour d’autres, pas au sens où ils peuvent y voir un ensemble de symboles, mais où ils sentent que, d’une certaine manière, il compte pour eux. Dans une exposition à la Ny Carslberg Glyptotek de Copenhague (Account of an Illiterate Man, 10.06 – 17.10 2021), j’ai

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Meleko Mokgosi, Your Trip to Africa (2020) Huile sur toile / Oil on canvas 11 panneaux / 11 panels : 213,5 × 213,5 × 5 cm (chacun / each) Courtesy de l’artiste / of the artist & Jack Shainman Gallery (New York) © Meleko Mokgosi


A conversation between Michael Armitage and Meleko Mokgosi Meleko Mokgosi | The idea of locating meaning within the practice of painting is, I think, something I’ve been trying to figure out. We all know the privilege that has to be there in order to be able to participate in this kind of sport. And I do wonder how it is that I was able to find something meaningful in this really peculiar discourse, which belongs to a really peculiar history. It’s been institutionalized in very specific ways. And it also has a particular patronage, which means starting strong from rich European people, at least in the Western context. I mean, obviously painting goes back as far as rock paintings. But if we think about it in terms of how we do it now, it’s bizarre to say: “This is how I figured out how to locate a meaningful artistic practice.” It’s strange to admit it and also live with that ambivalence. Michael Armitage | I think that’s such a good point, that’s something I’ve certainly recognized and have a huge amount of respect for about your work. Around the time when we first met, when you were over at the Slade School of Fine Art in London, I was really grappling with this as an artist, because it is fundamentally about one’s own life, having meaning without obviously getting too ridiculous about the whole question. Genuinely, I couldn’t figure it out or I felt there had to be more for me to keep on going than just some sense of self-­ satisfaction, or an idea that I was just expressing something in myself and that was it. I needed more in my life. And to feel that I was part of something maybe bigger than myself. And, quite frankly, that was also something I would say that I saw in other people’s work, whether in art or music or film: I always appreciated work that was made considering a larger narrative within wider society and culture, and made considering the lives of others. That was the stuff I was interested in and I felt that this was where I hoped I’d be able to work. But then I found it incredibly difficult to reconcile acknowledging this point with then figuring out how on earth to make it part of a practice. It took a long time before I was able to think about the things I wanted to think about and have a form of expression that dealt with this and was fundamental to it. I don’t know if you had a similar battle. MM | Totally. The difficult part is also with trying to locate a set of questions that are meaningful, with approaches to articulating those meaningful questions. Furthermore, it is not easy to try and do all of it in a way that is not pretty or aesthetically pleasing while, as an a­ rtist, accepting that you don’t have a fundamental idea of how people understand the world and therefore do not need to privilege any artist’s voice or vision. That’s just one opinion. But, it must be said, sometimes, as artists, we take ourselves too seriously. MA | Absolutely. There’s an interesting pressure actually when making an object, which certainly comes up once in a while for me, when I

feel like the subject that I’m approaching is problematic for me. Then I feel like I’m doing something risky. I’m always amazed at how unrisky this is in real life, because this risk feels real while I’m taking it. It’s like saying that it’s a humbling experience to also recognize that you have a limited amount of impact on anyone beyond yourself. And, certainly, there are things that you feel you’re pushing and exploring. But then to expect anyone else to come and experience that? It’s just not going to happen. MM | I’m glad you say that, because that is what got me into this idea of locating meaning within the practice of painting. Maybe I shouldn’t say “meaning,” but rather a meaningful approach to living. The things that we’re making in our studios and putting in exhibitions. The meaningfulness of this has to come from the idea of reading. And I’m becoming obviously a bit more sceptical about how we’ve been programmed by Western aesthetics to think about something meaningful that privileges the act of reading, or certain kinds of information and history and education and so forth. And, as you were saying, with what we’re making, the impact of it is going to be so limited. It’s a humbling experience to think about the limitations of what we want to make, and what we want to say through these media. It’s obviously not the whole experience of being human. Not all meaningful acts or experiences are located in the reading of cultural artifacts. There’s a lot more. But this act of reading aesthetics is a strange one. MA | This is where I liked the idea of lucid dreaming, because it feels close to following a painting and trying to find a way of making it a reality. There are things that happen that are not logical. I did this to say this, I used this colour to have this effect… This isn’t a prescribed process. And subsequently it also has something to do with its power. Where it remains open to the person who comes to it to take liberties and just feel their way through what they’re looking at. I hope that my work finds meaning for somebody else, not in the sense that they can decide about a bunch of symbols, but in the sense that they feel that it matters to them in some way. There’s another show at Ny Carlsberg Glyptotek in Copenhagen [Account of an Illiterate Man, 10.06 – 17.10 2021] where I was lucky enough to be given an encyclopaedic collection to choose from. Although there was some reason behind the selection, what began to happen in this space when these things came together was totally unplanned and exponentially more interesting than I could have decided that it would be personally. For me, it felt like opportunism in making a painting. When something happens and you think, “Yeah, I’ll take that.” And suddenly it’s there as a decision, not because of any intention but because it remains. This idea of lucid dreaming feels very similar to when, in a dream, you can be sure that somebody is in front of you; you can’t actually see them, but you

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Sabelo Mlangeni, After dance, Sodiq (2019) Tirage manuel argentique / Hand-printed silver gelatin print ; Courtesy de l’artiste / of the artist & blank projects (Le Cap / Cape Town)


Sabelo Mlangeni, A roof top photoshoot with the dancers; Tonnex, (Ruby, Nonso and Oshodi) (2019) Tirage numérique ultrachrome / Digital ultrachrome archival print ; Courtesy de l’artiste / of the artist & blank projects (Le Cap / Cape Town)


FOR LOVE’S SAKE Waxed together by Bonaventure Soh Bejeng Ndikung 192


Derek Walcott Love After Love The time will come when, with elation you will greet yourself arriving at your own door, in your own mirror, and each will smile at the other’s welcome, and say sit here. Eat. You will love again the stranger who was your self. Give wine. Give bread. Give back your heart to itself, to the stranger who has loved you

Part I — Ecologies of Humanness

all your life, whom you ignored for another, who knows you by heart. Take down the love-letters from the bookshelf, the photographs, the desperate notes, peel your own image from the mirror. Sit. Feast on your life.

Tsitsi Jaji Dust to Dust There are women left who have no rage in their wrists As they slice greens or skin tomatoes towards mealtime. Their husbands are at the beer-gardens with Family money – what would amount to a bag of beans Or soap bars. There are women who keep both lips quietly touching, Even as they gesture a fly from their brow, and Swallow the mucus of a chilled afternoon. They remember vaguely when love began And the commonplace was not where they were going. A woman is born knowing how it happens, Her heart turning to dust as fine as cinnamon. It has to do with disease, redder lips, City restaurants, the cost of deodorant. Indeed, it so happens that their men are condemned To spend the rest of their lives staggering home To fuck a corpse who smells of kitchen duty And an unwillingness to preen for a wanderer. These women wear long, brown dresses. They rarely hurry across busy intersections, They move as if, inside them, they carry a heavy mound.

Derek Walcott, “Love After Love,” in Sea Grapes (New York, NY: Farrar, Straus and Giroux, 1976). Copyright © 1976 by Derek Walcott. Reprinted by permission of Farrar, Straus and Giroux. All Rights Reserved. Tsitsi Jaji, “Dust to Dust,” first published in Bitter Oleander, Vol. 9, No. 1 (Spring), New York, NY, 2003.

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POUR L’ AMOUR Un wax de poèmes tissé par Bonaventure Soh Bejeng Ndikung 204


Derek Walcott L’amour après l’amour Traduit par Claire Malroux

Le temps viendra où, avec allégresse, tu t’accueilleras toi-même, arrivant devant ta propre porte, ton propre miroir, et chacun sourira du bon accueil de l’autre et diras : assieds-toi. Mange. Tu aimeras de nouveau l’étranger qui était toi. Donne du vin. Donne du pain. Redonne ton cœur à lui-même, à l’étranger qui t’a aimé

Partie I — Écologies de l’humain

toute ta vie, que tu as négligé pour un autre, et qui te connaît par cœur. Prends sur l’étagère les lettres d’amour les photos, les mots désespérés, détache ton image du miroir. Assieds-toi. Régale-toi de ta vie.

Tsitsi Jaji Et redeviendras poussière Traduit par Sika Fakambi

Il est encore des femmes qui n’ont aucune rage aux poignets Quand elles coupent des légumes ou pèlent des tomates Vers le temps du repas. Leurs maris sont à la buvette avec L’argent du ménage – qui équivaudrait à un sac de haricots Ou un lot de barres de savon. Il est des femmes qui gardent leurs lèvres silencieusement scellées, Même quand elles chassent d’un geste une mouche de leur front, et Ravalent les mucosités d’une après-midi qui s’est rafraîchie. Elles se rappellent vaguement quand l’amour a commencé Et ce lieu commun n’était pas celui où elles allaient. Une femme naît en sachant comment sont les choses, Son cœur deviendra poussière fine comme cannelle. Cela touche à la maladie, aux lèvres rougies, aux restaurants en ville, ce que coûte le déodorant. En fait, il se trouve que leurs hommes sont condamnés À passer le reste de leur vie à rentrer chez eux en titubant Pour baiser un cadavre qui sent la corvée de cuisine Et peu disposé à se pomponner pour un coureur. Ces femmes portent de longues robes brunes. Elles se hâtent rarement pour traverser les carrefours agités, Elles se meuvent comme si, en elles, pèse une lourde charge.

Derek Walcott, « L’amour après l’amour », in Raisins de mer, Claire Malroux (trad.) (Éditions Demoures [chez éditions d’en bas], Lausanne, 1999), p. 55. Tsitsi Jaji, « Dust to Dust », première parution dans Bitter Oleander, vol. 9, nº 1 (Printemps), New York, NY, 2003.

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