Abraham Poincheval Palais de Tokyo 03.02 – 08.05 2017
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p. 2 – 5 & p. 7 Pierre (2017) Pierre calcaire, matériaux divers / Limestone, various materials Production France-Lanord & Bichaton Vues de l’exposition personnelle d’Abraham Poincheval / Views of Abraham Poincheval’s solo show, 03.02 – 08.05.2017, Palais de Tokyo (Paris) Photos : Aurélien Mole
Projet pour habiter une pierre (2017) Crayon et aquarelle sur papier / Pencil and watercolour on paper 125 × 93 cm
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p. 8 – 9 & p. 11 Œuf (2017) Œufs de poules, matériaux divers / Hen’s eggs, various materials Couverture / Blanket : Seulgi Lee, Si tu vois la poule pondre tu auras la richesse (2017) Nourriture / Food : Natalia Lopez Vues de l’exposition personnelle d’Abraham Poincheval / Views of Abraham Poincheval’s solo show, 03.02 – 08.05.2017, Palais de Tokyo (Paris) Photos : Aurélien Mole
Œuf (2017) Crayon et aquarelle sur papier / Pencil and watercolour on paper 130,5 × 99,5 cm
Bouteille (2016) Crayon et aquarelle sur papier / Pencil and watercolour on paper 89 × 113 cm
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p. 13 – 21 Bouteille (2015-2017) Performance Projet produit par / Project produced by Le Citron Jaune, Centre national des arts de la rue et de l’espace Public (Port-Saint-Louis-du-Rhône) Camp de base installé à / Base camp installed at Institut d’art contemporain (Villeurbanne)
p. 13 Second voyage en six étapes, vue du départ / Second trip in six stages, view of the departure, place Lazare Goujon (Villeurbanne) (2016) Photo : Blaise Adilon
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Ours (2014) Performance Vues de l’exposition (habitacle fermé et habitacle ouvert) / Views of the exhibition (compartment open and compartment closed), 01.04 – 13.04.2014, musée de la Chasse et de la Nature (Paris) Photos : Sophie Lloyd
Dans la peau de l’ours (2014) Vidéo / Video 24 heures en boucle / 24 hours, loop Collection Museum Voorlinden (Wassenaar)
p. 42 – 43 Ours (2014) Bois, plastique, mousse polyuréthane, peau d’ours, accessoires / Wood, plastic, polyurethan foam, bearskin, accessories 160 × 220 × 110 cm
Collection Museum Voorlinden (Wassenaar) Vue de l’exposition personnelle d’Abraham Poincheval / View of Abraham Poincheval’s solo show, 03.02 – 08.05.2017, Palais de Tokyo (Paris) Photo : Aurélien Mole
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Étude pour la Vigie (2016) Feutre sur papier / Felt-pen on paper 29 × 21 cm
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p. 45 Vigie (2015) Dans le cadre de / As part of « La Rhétorique des marées vol. 1 », côte sauvage d’Esquibien / Esquibien wild coast, Finistère Photo : Ariane Michel
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Abraham Poincheval, l’Humanité en suspens par Thomas Schlesser
La fin des années 1960 et le début des années 1970 ont été marqués par plusieurs grandes entreprises artistiques qu’on qualifiera d’anthropofuges. Par ce néologisme 1 , on entend des stratégies plastiques et créatives consistant à fuir l’Humanité et son image. Et parmi celles-ci, on citera notamment les voyages de Robert Smithson dans le Yucatán en 1969, les marches de Richard Long et de Hamish Fulton dans les années 1970 ou encore la grande et tragique traversée de l’océan atlantique par Bas Jan Ader en 1975 2 . Le tropisme des artistes pour des horizons lointains hors de la civilisation et du monde de leurs congénères n’est évidemment pas une complète nouveauté. Un siècle et demi avant les années 1960, le romantisme avait déjà fait prospérer sa passion pour l’isolement social et pour un retour aux forces primordiales, telluriques et sublimes de la nature. Cependant, il y a une différence essentielle entre les œuvres d’avant-garde mentionnées plus haut et celles du xviiie et du xixe siècles. Dans ce cas-ci, la fuite loin des êtres humains précède la création picturale, littéraire ou musicale et l’inspire, l’irrigue ; dans ce cas-là, la fuite loin des êtres humains constitue en soi la création. Elle est l’œuvre, selon un processus désormais parfaitement connu de l’histoire de l’art et qui doit sa conceptualisation en 1969 à Harald Szeeman : l’attitude qui devient forme. Pour le dire autrement, Caspar David Friedrich n’estime pas qu’il est déjà en train de réaliser une œuvre d’art lorsqu’il marche dans les paysages alpestres, quoique sa déambulation prépare son célèbre Voyageur au-dessus de la mer de nuages (1818) ; Richard Long ou Hamish Fulton, pour leur part, sont déjà dans l’œuvre et à l’œuvre à la seconde où ils amorcent leur premier pas parmi les déserts, les campagnes ou les montagnes, et au fond, les prolongements de ces actions par des déclinaisons en galerie, sans être négligeables, ne sont pas indispensables. Abraham Poincheval, depuis ses débuts en binôme aux côtés de Laurent Tixador et dans ses œuvres en solo, s’inscrit dans cette généalogie : celle qui s’autorise, par la performance artistique, une césure stupéfiante avec l’espèce
1 Nous nous permettons ici de renvoyer à notre propre ouvrage L’Univers sans l’homme – les arts contre l’anthropocentrisme (1755-2016) (Hazan, Paris, 2016) où il a été exploité une première fois, en pendant du terme anthropocritique. 2 On ne décrira pas l’ensemble de ces exemples très connus, mais on peut renvoyer à un certain nombre de références permettant d’en avoir un aperçu : Anne-Françoise Penders, En chemin, le Land art (La Lettre volée, Bruxelles, 1999) ; Gilles A. Tiberghien, Land art (Carré, Paris, 2012) ; Richard Long, Heaven and Earth (Tate, Londres, 2009) ; Alexander Dumbadze, Bas Jan Ader: Death is Elsewhere (University of Chicago Press, Chicago, 2013).
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humaine. On peut repérer chez lui trois grands types de pratiques anthropofuges 3 : l’aventure dans des contrées naturelles, parfois inhospitalières ; l’isolement statique étanche au cours social dit « normal » ; la confusion, voire la fusion, avec la sphère animale. On voudrait simplement ici présenter synthétiquement ces pratiques sans trop insister sur ce qu’elles disent de l’art, mais en considérant plutôt ce qu’elles racontent du monde, de notre monde et de notre histoire actuelle. À l’aventure Ce fut, d’abord, par le biais de l’aventure, ou de la parodie d’aventure, que Poincheval et Tixador ont élaboré leurs premiers protocoles artistiques, l’œuvre devenant, en quelque sorte, un prétexte légitime à vivre une vie de liberté, de mesure physique avec la nature et de rêves d’enfant. On rappellera qu’Abraham Poincheval avait envisagé d’abord de s’engager dans le conflit en ex-Yougoslavie, tant il s’était ennuyé lors de sa formation à l’école des beaux-arts du Mans puis à celle de Nantes. La rencontre, l’émulation et la complicité avec Laurent Tixador l’ont convaincu de ne pas abandonner le champ de la création, mais plutôt d’y convertir, d’y réaliser ses aspirations. Cela aboutit à Total symbiose en 2001, dans lequel les deux comparses expérimentent un dénuement total en s’installant – après avoir été déposés par bateau – sur une partie inhabitée des îles du Frioul (à une heure de marche des premières maisons) et en ne se servant pour y demeurer huit jours que de ce qu’ils trouvent in situ, excepté l’eau potable qu’ils ont emportée avec eux et une caméra pour se filmer. Avec les ressources environnantes – des roches, du sable, une végétation étique, des fruits, un peu de poisson et, malheureusement, beaucoup de rats –, ils survivent dans les conditions du paléolithique. Vint ensuite, dans un registre similaire, L’Inconnu des grands horizons (2002), où il s’agissait de marcher de Nantes à Caen, puis de Caen à Metz, en suivant une ligne strictement droite, et au prix du franchissement d’innombrables obstacles. Pour tracer le chemin le plus conforme à la règle fixée, Poincheval et Tixador se fient à l’aiguille d’une boussole, et n’utilisent pas de carte géographique. Le fantasme anthropofuge classique, à dessein d’un rapprochement avec Dieu, est celui de l’ermite, fuyant la société des hommes pour se retrouver seul dans un espace naturel selon une vision éminemment technocritique. Et la grande initiative anthropofuge du xxe siècle, c’est celle de l’envolée spatiale (laquelle relève à l’opposé d’une technophilie exponentielle) loin de la planète. En 2011, la performance d’Abraham Poincheval, Gyrovague, le voyage invisible, constitua une combinaison des deux. Le mot, très érudit, qui désigne des moines errant et mendiant, sert de titre à une performance au cœur des Alpes : Abraham Poincheval y pousse un habitat cylindrique gris métallique de soixante-dix kilogrammes 4 sur un parcours de Digne-les-Bains à Caraglio en Italie. L’œuvre, tout en procédant d’un archaïsme ascétique, est en même temps, de l’aveu même de son auteur, un succédané d’épopée cosmique dans une espèce de véhicule extraterrestre. Cette oscillation entre deux extrêmes qui se rejoignent en un même point – évoluer dans un univers éloigné de l’Humanité – est d’une incongruité pleine d’humour. Elle n’en est pas moins dotée
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