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IL MORSO DELLE TERMITI

L’exposition « La Morsure des termites » tente une relecture spéculative de l’histoire de l’art envisagée sous le prisme du graffiti, non pas comme sujet ou esthétique, mais comme expérience, attitude, imaginaire, pensée souterraine. Artistes reconnu·es ou inconnu·es, visibles, invisibles ou invisibilisé·es, artistes oublié·es, artistes sans œuvre… Elle provoque un dialogue fragmenté, parfois cryptique, entre une cinquantaine d’artistes.

The exhibition “La Morsure des Termites” [The Gnawing of the Termites] attempts a speculative rereading of the history of art through the prism of graffiti, not as a subject or an aesthetics, but as experience, attitude, imagination, subterranean thinking. Known or unknown artists, visible, invisible or invisibilized ones, off-the-radar artists or artists with no works… The show provokes a fragmented, sometimes cryptic dialogue between fifty or so artists.

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7 Hugo Vitrani

Écrire. Se faire un nom anonyme. Disséquer les signes. Lettres en volume ou à plat. Figer les ombres, voir en négatif. Alphabet de l’opacité, vertige du tremblement. Visions cryptiques. Formes arrondies, droites, pointues, entremêlées. Partir en flèche. Ligne de fissure. Explosion. Nuage. Non mais halo, rehaussage de lumière. Étincelles. Couronnes. Guillemets. Points. Répétition du geste. Écriture automatique, ritualisée, qui chaque fois s’adapte. À la crasse. Au support. À la surface. Au froid. À la nuit. À l’urgence. À la patience. Et qui s’efface. Saccager le temps, saccader l’espace. Guetter, tracer. On n’écrit pas pareil quand on ne voit que des ombres. On n’écrit pas pareil sous pression, lumière néon dans les yeux, contre le jour. On n’écrit pas pareil les pieds dans la vie, la tête en bas, en haut le vide. Quand on escalade. Quand on court près des volts. 750 dans le troisième rail. Devenir invisible. Silence. À l’affut. Descente interdite : c’est écrit sur le panneau jaune qu’il faut pousser. « Sous les pavés… » : ça passe aussi par des trappes. Esquiver les caméras couleur noire qui détectent les présences. Si ça sonne c’est Vigipirate. On n’écrit pas pareil quand on se fait courser. Quand on devient parano. Quand on entend les chiens de maîtres. Quand on se fait dépouiller. Gazeuse, pince monseigneur, réflexe lacrymogène. On n’écrit pas pareil quand on sait ce qu’on risque. On n’écrit plus pareil quand on doit assumer. Quand on doit payer. Quand on est dehors ou en plein dedans, dans la galère ou dans l’atelier. C’est Derrida qui le dit : il n’y a pas de hors-texte 1 .

L’ÉCOLE DU MÉTRO ARGENT

1970, Philadelphie, New York. Des noms vaporeux surgissent dans l’espace public comme autant de nuages enfumés. Si la peinture en tube a permis aux artistes de peindre face au paysage pour capturer de nouvelles impressions dès le milieu du xixe siècle, la popularisation de la peinture aérosol a permis à celleux du xxe siècle, d’intervenir directement sur le paysage, sous pression, sans retouche. Tracée à distance du support, de manière fluide, dans le flow, une nouvelle atmosphère verbale se diffuse progressivement, composée d’abord de prénoms multiples et naïfs, puis de noms d’emprunts souvent suivis de chiffres, des numéros de rue. « Déjà, ça ne s’appelle pas du graffiti, mais de l’écriture (writing) 2 », affirme Iz the Wiz : la première génération du mouvement de la cote Est rejetait le terme graffiti, jugé

Jay

Ramier, Plus Que Mathémati(k) (2023)

D’après un texte de PHASE 2 paru dans le catalogue d’exposition / Based on a text by PHASE 2 published in the exhibition catalogue Urban Mythologies: The Bronx Represented since the 1960s (The Bronx Museum of the Arts, 1999)

Quand Nicolas Poussin posait son blase… En observant à Rome les œuvres de l’Antiquité et de la Renaissance, striées de noms, de dates et parfois d’esquisses, Charlotte Guichard nous invite à un autre regard sur l’histoire de l’art occidental, à travers la présence de ces graffitis, témoins d’une proximité avec les œuvres qui existait avant leur patrimonialisation.

GRAFFITI. SENSITIVE TRACES

PSL. Ancienne pensionnaire à l’Académie de France à Rome –Villa Médicis, elle a notamment publié Graffitis. Inscrire son nom à Rome, xvi exix e siècles en 2014 .

Charlotte Guichard est historienne de l’art, spécialiste de l’histoire des collections, du patrimoine et du marché de l’art à l’âge moderne. Elle est directrice de recherche au CNRS (Institut d’histoire moderne et contemporaine) et professeure attachée à l’École normale supérieure –

When Nicolas Poussin was a graffiti writer… By observing artworks in Rome from Antiquity and the Renaissance, marked with names, dates and sometimes sketches, Charlotte Guichard invites us to take a different view of the history of western art, through the presence of these graffiti, which testify to these works’ closeness before their heritagization.

• Charlotte Guichard is an art historian, specialising in the history of collections, heritage and the art market in the modern era. She is a research director at the CNRS (Institute of Modern and Contemporary History) and adjunct professor at the École Normale Supérieure –PSL.

A former fellow at the French Academy in Rome—Villa Médicis, she has in particular published Graffitis. Inscrire son nom à Rome, xvi exix e siècles in 2014.

In 1930, Sigmund Freud, in Civilization and Its Discontents , drew up a gloomy portrait of modern Europe in which he questioned its very future. In a famous passage, he evoked the past of a city, Rome, with its still-present ruins, and others that had been destroyed but whose traces remained underground or on frescoes, to establish an archaeological metaphor of the psyche. Rome became a metaphor for psychic consciousness: through its ruins, brought back to life by ancient traces or new architectures, Rome stood out as a palimpsest town, which could materialise the very idea of the soul—a “psychical entity with a similarly long and copious past,” 1 subjected to being brought up to date and to meditation. There is indeed something which inevitably strikes any visitor to Rome, making for a concrete, material experience of some of its frescoes: they are quite unlike the pure, ideal images found in art books. If their surfaces are examined close-up, they are seen to be marked, scratched, struck

SENSITIVE TRACES

En 1930, Sigmund Freud dressait dans Le Malaise dans la culture un sombre tableau de l’Europe moderne dans lequel il interrogeait la possibilité même de son avenir. Dans des pages devenues célèbres, il convoquait le passé d’une ville, Rome, pour produire une métaphore archéologique de la psyché. Avec ses ruines encore présentes, avec d’autres qui furent détruites mais dont il restait des traces dans les tréfonds et sur les fresques. Rome devenait la métaphore de la conscience psychique : à travers ses ruines, revivifiées par des traces anciennes ou de nouvelles architectures, la Rome émergeait comme une ville palimpseste et pouvait matérialiser l’idée même de l’âme –un « être psychique qui a un passé pareillement long et riche 1 », sujet à réactualisation et à méditation. Il y a en effet quelque chose qui ne peut manquer de frapper si l’on visite Rome et fait l’expérience concrète et matérielle de certaines de ses fresques : elles sont très éloignées des images pures et idéales que les livres with names, dates or little drawings. Graffiti mark this city right down to its most ancient spaces: frescoes conserved from Antiquity, the Renaissance and the early-modern period. The striking presence of graffiti in the city of Rome is not an isolated case: there can be found ancient graffiti, pointing towards the history and memory of historical sites, in other urban metropolises. But Rome was turned into a heritage site early on: some of its walls or architectures, decked with revered frescoes, figure among the first artworks to be restored in European history. When, in in the late 17th century, Raphael’s Stanze and Loggia in the Vatican Palace, but also the Villa Farnesina or the Carracci’s frescoes in the Palazzo Farnese, were restored the graffiti marking them were not removed. 2 Even today, Freud’s intuition rings true: Rome’s walls display the city’s past, attracting the admiration, and sometimes the rejection, of those who frequented its architectures or who set out to destroy them during the numerous sacks that the city experienced during its history, and whose stigmata can still be seen on its walls. These graffiti remain sensitive traces of the history of the relationships that its inhabitants and visitors have had with the city, its heritage and landmarks. Nowadays, through the adoption of new urban and heritage practices, ancient graffiti have much to tell us about the life of works, the timeline of a heritage and the ways to inhabit it. d’art nous proposent. Leur surface, si l’on veut bien s’approcher, est griffée, striée de noms, de dates ou de petits dessins. Les graffitis marquent la ville jusque dans ses espaces les plus anciens : les fresques préservées de l’Antiquité, de la Renaissance et celles de l’âge classique. La présence forte de graffitis dans la ville de Rome n’est pas isolée : on trouve des graffitis anciens, qui font signe vers l’histoire et la mémoire de lieux historiques, dans d’autres métropoles urbaines. Mais Rome fut tôt patrimonialisée : certains de ses murs ou de ses architectures, ornés de fresques admirées, figurent parmi les premières restaurations d’œuvres d’art dans l’histoire européenne. Les Chambres et les Loges de Raphaël au palais du Vatican, mais aussi la villa Farnesina ou les fresques des Carrache au palais Farnèse furent restaurées dès la fin du xvii e siècle sans que les graffitis qui les marquent ne soient effacés 2 .

Aujourd’hui encore, l’intuition de Freud sonne juste : les murs de Rome donnent à voir le passé de la ville, fait d’admiration et parfois de rejet de la part des individus qui fréquentèrent ses architectures ou qui voulurent les détruire lors des nombreuses mises à sac que connut la ville au cours de son histoire et dont ses murs conservent les stigmates. Ces graffitis demeurent des traces sensibles de l’histoire des relations que les habitants et les visiteurs entretinrent avec la ville, son patrimoine et ses monuments. Avec le déploiement de nouvelles pratiques de la ville et du patrimoine, les graffitis anciens ont beaucoup à nous dire sur la vie des œuvres, la temporalité du patrimoine et les façons de l’habiter.

La Vie Des Uvres

Rome offre à ce jour le spectacle rare de fresques restées in situ, dans leur lieu, témoins muets d’une histoire passée. Réalisées par des maîtres de l’Antiquité ou à l’âge renaissant et classique par des maîtres comme

Raphaël, Giorgio Vasari, Michel-Ange, les Carrache, ces fresques furent admirées, copiées tandis que leurs motifs devenaient iconiques pour l’histoire de l’art européen. Si l’on veut bien s’approcher au plus près de certaines fresques et les observer avec un regard non plus esthétique mais

A. One (Anthony Clark)

Brain Surgery (1993)

Face Scribbled on My Desk (1989)

Nestor Nomakh et ses complices

Pervertir le sacré – le souiller, Pour rendre aux mains profanes. La police nous appartient (2021) le contexte dans lequel c’est créé, sinon le fromage ne file plus, ça durcit, ça devient figé, et moi j’ai peur du côté figé des choses, donc très vite j’ai arrêté de peindre en atelier. » Il me parle de Norman Mailer, auteur juif américain de gauche qui s’est penché sur le graff en parlant du contexte qui l’entoure sans jamais toucher le sujet, ou encore d’Andy Warhol qui, quand il se met à faire du cinéma, arrête la peinture puis monte grâce à la pellicule Interview Magazine dans une vélocité toujours plus grande, et il compare ses films à l’ironie certaine à ce qui se fait aujourd’hui sur TikTok, c’est-à-dire des gestes et pas grand-chose d’autre. « Parce que lui aussi vient de cette classe ouvrière, il était d’origine tchécoslovaque, et j’ai toujours trouvé quelque chose en lui de très bloc de l’Est par rapport au fait qu’il s’amusait à courtiser un milieu éloigné de lui, mais qu’il le faisait d’une façon critique. Quand il fait ses portraits à vingtcinq mille dollars, il sait qu’il va le faire dans une certaine classe sociale, et que s’il fait le portrait d’unetelle ou d’untel, tout le monde derrière va vouloir le sien, et lui c’est ça qui le fait rire, c’est un effet poule tu vois, tu jettes du blé et tous les poulets vont arriver, et pour moi ça c’est un sarcasme. » La conversation s’étire encore, sur ce que devraient faire les artistes dans l’image, sur le concert que Travis Scott a donné sur Fortnite, sur le fait qu’il est zéro carbone, faisant tout à pied, marchant des kilomètres par jour pour réfléchir, sur nos patrimoines génétiques respectifs ou, encore et toujours, sur la manière dont les pratiques numériques se sont fichées au cœur de nos quotidiens.

Lorsque je lui demande un mail où lui envoyer ce portrait, afin qu’il le relise et me donne son avis, puisse modifier au besoin l’inexactitude d’une information, il me regarde dans les yeux et me dit : « Tu sais quoi, je veux pas le relire ton portrait, mais j’ai envie que tu t’amuses avec, tu fais ce qu’il te plaît, et moi ça me fera une surprise. » Et il me laisse là sur le parvis, apparition, disparition. J’ai rencontré SKKI. Il est cool.

King of All Snakes (1974)

COCO 144

Flair Drawings (1973)

Jérôme et

Pontille, sociologue et directeur de recherche au CNRS, sont membres du Centre de sociologie de l’innovation de Mines Paris-PSL. Ils travaillent ensemble depuis plus de vingt ans. Ils ont participé à la création du blog scriptopolis.fr et sont les auteurs du livre Le Soin des choses : Politiques de la maintenance (2022). • Jérôme Denis, a professor of sociology, and David Pontille, a sociologist and research director at the CNRS, are members of the Centre de Sociologie de l’Innovation of Mines Paris-PSL. They have worked together for over twenty years. They took part in setting up the scriptopolis.fr blog and are the authors of the book Le Soin des choses : Politiques de la maintenance (2022).

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