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LE BON, LA BRUTE ET LE DÉLINQUANT

Chez Baudrillard, le graffiti est une pratique permettant de redonner vie à la ville postmoderne. Un bol d’air frais « révolutionnaire » grâce auquel « quelque chose de la ville redevient tribal, pariétal ». (Rappelons que le graffiti provient de quartiers pauvres noirs et hispaniques.)

Chez Norman Mailer, on retrouve ce même champ lexical (jungle, tribal, ethnie, primitif). Avec une petite touche d’exotisation en option (« hiéroglyphes », « aussi mystérieuses que les volutes de l’alphabet arabe ou chinois », « exilés des tropiques »). Pour lui, il y a le mauvais et le bon « délinquant », le bon étant celui qui fait de l’Art : « les graffiteurs s’opposent d’une certaine manière aux délinquants dans la mesure où ils vivent les différents stades de leur transgression légale dans le but de déboucher sur la création artistique ».

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Romantisation

Le processus d’artification du graffiti peut-il se faire sans une romantisation de la figure de l’artiste (des « dieux libérateurs »), de la pauvreté, de la violence, voire de la répression policière ? Voir la vidéo « ATHÉNA ou L’esthétique de la répression − Critique de film » de la chaîne Youtube Histoires crépues.

On pense à cette réflexion des militantes Beurettes révoltées postée sur Instagram @beurettes_ revoltees : « La bourgeoisie blanche a le luxe d’esthétiser ce qui n’a été jusqu’alors que le motif d’exclusion de toutes les personnes racisées issues de cités. [...] Si la cité vous inspire, il est temps de lui rendre crédit, de dénoncer la situation de ses habitants, il est temps de combattre pour nos droits, contre l’insécurité policière. Il n’est plus possible de vous approprier nos codes sans vous mouiller. »

Ces citations ne sont pas tirées du carnet de voyage d’un « explorateur » du « Nouveau Monde » au XV e siècle. Ce sont les mots de Jean Baudrillard pour décrire le graffiti. Ils partagent le même champ lexical lié au « mythe du sauvage ». Héritier des « Grandes découvertes », ce mythe nourrit la construction européenne d’une figure de l’altérité. L’Autre, avec son mode de vie et de penser différent du mien, ne peut être qu’un « sauvage ». Il est vu et déformé à travers mon regard. « Mauvais sauvage » cruel ou « bon sauvage » naïf, il est toujours instrumentalisé pour penser la modernité 20 .

DE L ̒ART. PAS DE L ̒ART

« des signes, sans objectif, sans idéologie, sans contenu » 10 Terme forgé par la sociologue Roberta Shapiro, 17e Congrès de l’Association internationale des sociologues de langue française, 2004 11 Ibid.

1980 aux États-Unis 17 , le street art recouvre les créations comprenant de nouveaux styles, médias et techniques par rapport aux origines du graffiti 18 . Parmi ces évolutions, on retrouve celles permettant l’exposition et l’achat dans des galeries d’art. Par exemple, le passage du support du mur à la toile ouaux panneaux de bois 19 . Promoteur d’un message souvent bien pensant − paix dans le monde, solidarité (Baudrillard), le street art est-il un « art éléphant blanc » ?

Artification

La transformation du non-art en art porte un nom : l’artification 10 . Elle repose sur la croyance (tacite) en une valeur supérieure de l’art. Elle agit donc comme un anoblissement par lequel « l’objet devient œuvre, le producteur devient artiste 11 » Pour ce faire, il existe des institutions régulatrices de l’art : celles qui dressent les frontières entre art et non-art. Pour l’anthropologue Marcel Mauss, « un objet d’art, par définition, est l’objet reconnu comme tel par un groupe 12 ». En l’occurrence, le groupe serait ici les journalistes, les collectionneur·euses, les directeur·ices de galeries et peut-être aussi un peu le public 13 .

Du point de vue de la loi, le graffiti relève du vandalisme 14 (actes de destruction ou de dégradation de biens publics ou privés). La mairie de Paris crée sa propre cellule de « dégraffitage » en 1999.

Mais parallèlement, elle subventionne le street art via des commandes publiques de fresques monumentales. Cela afin de contribuer à la « mise en valeur de [notre] environnement » et au « charme durable de la capitale 15 ».

Point de glitch dans la matrice, dans cet exemple s’illustre parfaitement la logique de déchet de l’artification. Ce qui était autrefois jetable devient marchandise, objet durable doté d’une valeur (économique et symbolique) 16 .

Cette frontière symbolique entre art et vandalisme s’accompagne d’une frontière entre graffiti et street art. Terme qui émerge dans les années

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