chorégraphie (2012) 6 tonnes de galets de rivière / 6 tons of river pebbles Dimensions au sol (environ) / Floor dimensions (about) : 1,5 × 17 m Courtesy galerie Xippas (Paris) Vue de l’exposition / View of the exhibition « chorégraphie, relais (v.1), U43 », galerie Xippas (Paris), 08.09 2012 – 20.10 2012 Photo : Frédéric Lanternier
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UNIVERS PRÉPARÉ Par Frédérique Aït-Touati « Il y a des moments où l’on se sent libéré de sa propre identification aux limitations et aux contingences humaines. Dans ces moments-là, on a l’impression qu’on se trouve sur une petite planète, et qu’on contemple avec fascination la beauté froide et pourtant profondément touchante de l’éternité et de l’indicible : la vie et la mort se rejoignent en un seul courant, il n’y a plus ni évolution ni destin ; seulement l’être. » Lettre d’Albert Einstein à la reine Élisabeth de Belgique, 1939 La planète dont il sera question ici est un lieu de contemplation paradoxal. Une planète sur laquelle on accoste après une traversée vers l’intérieur plutôt que vers le large. Une île pour Robinson contemporain en quête d’une retraite au cœur des ténèbres, ou au centre de la Terre. On entre. L’eau est partout. L’eau a envahi le Palais de Tokyo. Il y a longtemps que Céleste Boursier-Mougenot joue avec les éléments et les êtres de la nature, les déplace à l’intérieur de lieux d’exposition : oiseaux, pierres, vent. Il s’empare cette fois du plus insaisissable. Et prenant au sérieux l’invitation qui lui est faite d’occuper un espace immense, il l’inonde. acquaalta ou le Palais de Tokyo transformé en lac, en immense réservoir, en palais vénitien – un palais où l’eau serait à l’intérieur, permettant de parcourir en barque une Venise mentale, souterraine.
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L’entrée est un seuil, un sas. Au-delà, un autre monde qui répond à des règles spatio-temporelles nouvelles, suivant une série de petits déplacements perceptifs : le visiteur ne marche pas, il flotte. Il ne déambule plus, il vogue. Il ne progresse pas grâce à ses jambes, mais grâce à ses bras, en ramant. Visiter une exposition, parcourir une œuvre, s’apparente désormais à flotter, naviguer dans un lieu aux contours flous. En faisant du déplacement un flux,
l’installation métamorphose l’espace muséal en un univers indéfinissable et liquide plongé dans la pénombre, qui place le corps du spectateur dans une situation inhabituelle, insituable. Traversée d’un lieu que l’on croyait connaître, métamorphosé jusqu’à être méconnaissable, où la visite s’apparente dès lors à une mise en condition du corps et à une habituation du regard. Traversée qui nous mène finalement sur une île, lieu paradigmatique de l’observation et de la contemplation, lieu où l’on échoue après un voyage, initiatique peut-être, du moins transformateur du regard. Chez Céleste Boursier-Mougenot, les objets dérivent bien souvent au gré du souffle d’un ventilateur (les ballons d’hélium de transcom1, 2010), du vent (les pianos de offroad, 2014), de l’eau (les bols en porcelaine blanche de clinamen, 2000 – 2015). L’eau, déjà, présente et active dans l’espace du musée. Mais de clinamen à acquaalta, nous avons changé d’échelle : nous sommes devenus les éléments qui dérivent, les atomes qui s’entrechoquent, non plus observateurs, mais observés par d’immenses visages projetés sur les murs, à la fois les nôtres et ceux d’autres, non plus simples visiteurs, mais acteurs et agents d’un monde en flux. Cette capacité à faire entrer les éléments dans un lieu clos est l’une des caractéristiques et des forces du théâtre selon Jean-Loup Rivière, et « à la lettre une folie : confondre l’intérieur et l’extérieur, ou en abolir la distinction indispensable dans la vie courante. S’il pleut ou s’il neige à l’intérieur, c’est que dans la boîte où je suis enfermé temporairement le monde peut pénétrer 1 ». Il n’est pas anodin de rappeler que Céleste Boursier-Mougenot vient du théâtre, et que dans l’une de ses premières collaborations avec Pascal Rambert, il avait fait inonder le plateau avec huit tonnes d’orge. Folie d’un lieu fermé mais perméable au monde, acquaalta nous place sur la scène d’un espace impossible.
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L’artiste a bricolé pour nous un univers clos dont la logique nous apparaît progressivement. Un monde aux règles modifiées, un univers préparé, comme on parle de piano préparé. Un espace à expérimenter où tout est en interaction et en rétroaction, où
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5. Giorgio Sommer, Intérieur de la Grotte d’Azur dans l’île de Capri / Capri, Blue Grotto (1870 – 1880) Épreuve couleur / Color print Museo di Storia della Fotografia Fratelli Alinari (Florence) Photo : © Archives Alinari, Florence, Dist. RMN-Grand Palais / Fratelli Alinari. PDC – Alinari Archives, Florence 6. Giovanni Battista Piranesi, Carceri (planche I / plate I) (1760) Estampe / Print ; 54,3 × 41 cm Kupferstichkabinett (Berlin) Photo : © BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / Volker-H. Schneider
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Thomas Alexander Harrison, Solitude (1893) Huile sur toile / Oil on canvas ; 100 × 170 cm Musée d’Orsay (Paris) Photo : © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski Joachim de Patinir, Charon traversant le Styx / Charon crossing the Styx (1520 – 1524) Huile sur bois / Oil on wood ; 64 × 103 cm Museo Nacional del Prado (Madrid) Photo : © Museo Nacional del Prado, Dist. RMN-GP
ZOMBIE CHOREOGRAPHY A conversation between Daria de Beauvais & Céleste Boursier-Mougenot Daria de Beauvais: The concept of “techno animism” has sometimes been mentioned concerning your work, because you often associate nature and technology, to such an extent that you sometimes see machines as having their own lives. This is true, for example, for harmonichaos (2000–2010). How was this association born?
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Céleste Boursier-Mougenot: The term comes from an anecdote told to a journalist. After changing the condenser on a motion detector so as to alter its delay time, I noticed that the commuter no longer obeyed orders, thus escaping from its binary function. It had started to produce a kind of unpredictable division of time and seemed to me to be almost alive or, at least, animated by an independent rationale, whose motives remained obscure. This was a foundation
experience for part of my practice. Iggy Pop says that the fact of being constantly exposed to amplifiers and electric guitars, and hearing his own voice amplified, has modified his body’s alchemy. I have been living surrounded by machines and electrical devices for a long time. The 50-hertz frequency that animates them and impregnates the environment is like soft music to my ears, it’s a real anxiolytic. DB: Your work shapednoise (2010), produced on a beach in the USA, provided a spatial manifestation of a sound flux, in the form of proliferating foam. How did the question of flux become part of your work? Is it to show the invasion of the known by the unknown? CBM: All objects or materials have unsuspected potential, which can
averses (2014) Technique mixte / Mixed media ; Scène en miroir d’eau, batterie acoustique Ludwig, télescope à muons (détecteur de rayon cosmique), électrovanne, relais électrique, buse de sprinkler, eau / Stage as a reflecting pool, Ludwig acoustic drum, muon telescope (cosmic ray detector), solenoid valve, electrical relay, sprinkler nozzle, water Dimensions au sol / Floor dimensions : 3 × 3 m ; Hauteur (environ) / Height (about) : 20 m Collection de l’artiste / of the artist Courtesy galerie Xippas (Paris) Photo : Cédrick Eymenier
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