Le Toguna

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Le Toguna Une œuvre collective dédiée à la transmission des savoirs imaginée par des artistes et des artisans d’art


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p. 2 – 27 Vues du Toguna, Palais de Tokyo (Paris) / Photos : Fabrice Gousset p. 56 – 125 Photos : Fabrice Gousset (p. 56, p. 57, p. 58 – 59, p. 60 – 61, p. 63, p. 64 – 65, p. 66, p. 68, p. 71, p. 72 – 73, p. 74, p. 77, p. 78, p. 79, p. 80, p. 81, p. 82 – 83, p. 84, p. 85, p. 86, p. 87, p. 88 – 89, p. 90 – 91, p. 92, p. 94, p. 95, p. 97, p. 98, p. 99, p. 100 – 101, p. 102, p. 103, p. 104 – 105, p. 107, p. 108, p. 110 – 111, p. 112, p. 113, p. 114, p. 115, p. 123, p. 124, p. 125), Maloles Antignac (p. 70), Nicolas Brasseur (p. 70), Dimitry Hlinka (p. 75, p. 76), Pierre-Henri Beyssac (p. 76), Anne Laure Sacriste (p. 93), Thomas Niemann (p. 96), Jeremy Josselin (p. 116), Lionel Beylot (p. 117), Jeremy Josselin (p. 118 – 119, p. 120 – 121). Documents : Jean-Marc Ferrari (p. 62), Marion Verboom (p. 67), Dimitry Hlinka et Pierre-Henri Beyssac (p. 75), Thomas Teurlai (p. 106), Lina Ghotmeh – Architecture (p. 109), Thomas Teurlai (p. 122).

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Marion Verboom Sans titre (Fresque) (2017) Ciment blanc teinté dans la masse 350 × 1425 cm © Adagp (Paris), 2018 p. 56

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Jean-Marc Ferrari et Julien Vermeulen Illusion, sœur d’Icare* (d’après Rodin) (2017) Miroir, bougie, socle en bois, mystère, 10 000 plumes de dinde noire et 80 000 agrafes sur cloison de bois p. 60

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Marion Verboom, en collaboration avec Maloles Antignac et avec la participation des artisans d’art de la Manufacture de Sèvres Medulla (2017) Grès émaillé, ciment, grille en fer 545 × 310 × 140 cm © Adagp (Paris), 2018 pour Marion Verboom p. 67

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Dimitry Hlinka et Pierre-Henri Beyssac Obsideo (2017) Valchromat, liège expansé, quartzite, mica, rollrost 210 (hauteur) × 1500 (longueur) × 670 cm (profondeur) p. 75

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François-Xavier Richard Névé (2017) Papiers peints à la planche sur papier vergé 120 g, carton-pierre Dimensions variables p. 81

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Palabras Par Jean de Loisy, président du Palais de Tokyo

Lorsque nous entendons le mot « parole » peuvent nous revenir en mémoire les mots d’une célèbre chanson populaire qui évoque la vacuité, « Encore des mots, toujours des mots, les mêmes mots, rien que des mots… 1 » Toutefois, la parole, nous expliquent les préhistoriens, serait le résultat d’une mutation génétique extraordinaire qui nous donna accès au langage, à l’échange, à l’anticipation de l’action, au récit, à la formulation de l’imaginaire. En bref, il y a environ 400 000 ans, une mutation du gène FOXP2 aurait joué un rôle dans l’invention du langage humain. Elle entraîna une modification structurelle du larynx qui fut déterminante dans l’apparition du langage articulé chez nos ancêtres. Peu après, il y a environ 170 000 ans, quelques aïeux néandertaliens se sont réunis. Bien que peu diserts, ils ont trouvé que, pour se dire des choses essentielles, il serait bien de s’asseoir sur quelques stalagmites disposées en cercle au fond d’une grotte, dans le noir ou à la lueur vibrante des torches. On peut supposer qu’alors fut aménagé, pour la première fois dans l’histoire humaine, un lieu consacré à la parole. C’était dans la grotte de Bruniquel. Inutile de raconter la suite, puisque notre famille l’a vécu. Et en effet, sapiens sapiens le volubile n’a cessé de concevoir, des amphithéâtres au téléphone et à Whatsapp, des lieux ou des techniques dédiés à la parole et à sa transmission. Le Toguna dont il est question ici n’est que cela : un lieu dans le Palais de Tokyo destiné à l’énonciation, à la transmission, au débat. Un espace dont les formes sont conçues pour devenir l’allégorie de ce qui doit s’y dérouler. Un espace qui, même inactif et inoccupé, révèle non seulement sa fonction, mais la signification de celle-ci. Son nom est emprunté aux Dogon qui appellent ainsi ces abris, souvent richement ornés, qui s’égrènent tout au long de la fameuse falaise de Bandiagara. S’y réunissent les anciens, qu’on a l’habitude d’appeler avec respect les « vieux papas », qui transmettent les mythes, résolvent les conflits et se défient dans des joutes rhétoriques. Le Toguna du Palais de Tokyo est situé là où se trouvait la salle GeorgesEastman, du nom du fondateur de la société Kodak qui produisit les premiers 1 Parole parole est une chanson italienne de Mina et Alberto Lupo, composée par Gianni Ferrio et écrite par Leo Chiosso et Giancarlo Del Re en 1972. Cette chanson a fait l’objet de très nombreuses reprises, dont une version en langue française interprétée par Dalida et Alain Delon en 1973, qui reste la plus connue en France.

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appareils photographiques portables ; salle consacrée à la photographie du temps où le musée national d’Art moderne était en ces lieux. Plus tard y furent installés des bureaux dévolus aux architectes qui devaient dessiner l’avenir du Grand Paris. Artistes plasticiens et artisans d’art, réunis une nouvelle fois grâce à la bienveillance de la Fondation Bettencourt Schueller, ont conçu collectivement, à partir de quelques principes simples, le programme de l’aménagement de ce dernier espace vacant dans l’enceinte du Palais de Tokyo. Il devait rester brut, comme une friche, et la préciosité de quelques-unes des réalisations devait s’y imposer par contraste. L’histoire des techniques et l’histoire de l’art seraient évoquées et détournées par les œuvres. Chacune des parties deviendrait, dès lors, un signifiant habitable par l’imaginaire, l’histoire et la parole, un ensemble de signes inventés par les créateurs, à déchiffrer donc. Deux accès au Toguna sont possibles. Une entrée secondaire confronte le pouvoir générateur de la main, illustré par la balustrade en fer forgé de Thomas Niemann, au pouvoir de la nature qu’évoquent la fontaine et les stalactites de Thomas Teurlai. Cette entrée, rendue spectaculaire par l’effondrement colossal du béton, mime, comme le firent autrefois les œuvres des stucateurs de la Renaissance, la puissance vitale de la terre et son travail continu qui préside au surgissement des sources et à la perpétuelle modification des formes. L’entrée principale est encore plus mystérieuse, dans la tradition des jardins philosophiques qui alertent les visiteurs sur les dangers du parcours et la nécessité de lire les signes qui le rythment. On y est accueilli par un monstre inventé par Marion Verboom. Dissimulé dans le ciment teint qui recouvre les murs du vestibule, il toise le visiteur de ses grands yeux blanc et noir et leur enjoint d’ouvrir l’œil. La porte bleue s’ouvre sur un curieux oratoire où un banc invite au repos celui qui vient de gravir les marches du monumental escalier qui mène au Toguna. Ici, la nuit a étendu son aile en un mur de plumes noires qui s’anime à peine. Quand les yeux s’habituent, ils distinguent une longue fente verticale qui brise ce mouvement. Cette « chapelle de la connaissance » livre alors ses allusions au vol orgueilleux d’un Icare mu par la vanité du savoir et puni des hallucinations capiteuses que celui-ci procure, ramené donc à l’obscure cécité que les plumes assemblées par Julien Vermeulen évoquent. Mais dans la cassure du mur apparaît une fragile lueur. Comme un point de chaleur qui attirerait le regard patient du visiteur. Dans la fente, une bougie et son reflet. Elle est éteinte, mais, comme par un léger décalage temporel, son image dans le miroir conserve encore la dernière incandescence de sa lumière disparue, grâce à la magie catoptrique organisée par Jean-Marc Ferrari. La connaissance, si elle est vanité, est aussi un trésor fragile, une illusion précieuse qu’on peut protéger avant qu’elle ne s’éteigne, menacée par les certitudes glaçantes de l’obscurantisme. Se retournant, les yeux soudain éblouis par la lumière qui tombe comme une pluie des verrières, le visiteur voit l’étendue du Toguna. Des gradins de diverses factures, un totem, une entrée sombre, mais surtout, à sa droite, flottant dans l’air, un parhélie qui recueille dans sa transparence l’éclat du soleil dont il projette sur les murs les brisures. Jeremy Maxwell Wintrebert a soufflé d’immenses cives qui sont suspendues au plafond et qui, tout en rappelant les fenêtres de la fin du

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Une certaine « amitié » des œuvres Par Sandra Adam-Couralet

Passer la tête dans une porte de grenier dogon, c’est se glisser dans un giron, crisper la famille, détailler des entrailles. Scruter les denrées (…) c’est compter des forces en instance, s’insinuer dans les digestions futures. — Marcel Griaule, Dieu d’eau (1948)

Le « Toguna » est un terme emprunté à la culture dogon au Mali. Il désigne une construction ouverte généralement érigée au centre des villages. Le toguna est un lieu dédié à la parole, une donnée fondamentale dans les cultures africaines ; la parole comme expression du souffle vital qui permet de délivrer les signes indispensables au bien-être d’une communauté : signes de crise, de mécontentement, de réflexion ou de sagesse, signes toujours émis dans l’idée de transmettre, de créer du lien entre les individus et de ne jamais se murer dans le silence qui enfermerait l’énergie des corps. Comme un écho à cette recherche disserte et pleine d’enseignements, plusieurs créateurs invités au Palais de Tokyo se sont penchés à leur tour sur cette question de l’accompagnement et de l’encouragement de la parole. Quelle forme serait à même de saisir en son sein les tentatives d’énonciation ? Quel dessin pourrait inviter les langues à se délier ? Pendant un an des artistes plasticiens et des artisans d’art se sont rencontrés pour penser un nouveau lieu de parole et de transmission des savoirs au sein du Palais de Tokyo. Des workshops se sont mis en place afin de débattre et d’inventer ensemble la forme générale de « notre » toguna. Puisqu’il s’agissait d’inviter des créateurs à imaginer un décor adapté à l’usage d’un lieu, s’est d’emblée posée la question du rôle des œuvres dans leur fonction d’ornement. Cette question avaitelle encore un sens aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’un décor contemporain ? Qui plus est un décor qui marierait les arts plastiques et le dénommé « artisanat d’art ». Le Toguna est en effet une réalisation qui s’inscrit à la frontière entre l’art contemporain et les arts décoratifs. À l’encontre d’une opposition entre l’artiste et l’artisan d’art, nous les considérons tous deux comme des « créateurs ». L’artisanat d’art et les arts décoratifs sont souvent perçus comme occupant le champ d’une mise en forme, certes artistique – notamment par leur recours à des techniques sophistiquées –, mais considérée comme dénuée de signification. Or, nier la présence d’une dimension symbolique dans ces domaines serait « nier l’existence d’un

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imaginaire collectif chargé de mémoire générationnelle, de mythes et de croyances multiples 1 ». Les concepteurs du Toguna adoptèrent ce parti pris : l’ornementalité n’est jamais dépourvue de sens. Le Toguna est né de ce processus collectif associant artisans d’art et artistes plasticiens, tous choisis pour leurs capacités d’invention spécifiques. C’est donc un lieu à la fois immémorial et hypercontemporain, qui suscite un mélange d’affects archaïques et actuels, non dédié à l’indifférence, et, finalement, un lieu amical, reliant les imaginaires de plusieurs créateurs. Tenant compte des contraintes de l’espace, une maquette a d’abord permis d’élaborer conjointement un plan d’ensemble sans esthétique imposée ; un plan à partir duquel les détails de chaque œuvre, leur matériau et leur perméabilité aux créations adjacentes, ont pu ensuite être travaillés plus précisément. Au Palais de Tokyo, il ne s’agissait pas de reproduire le toguna du village dogon, mais de s’inspirer symboliquement de son modèle. Le toguna malien propose une architecture de faible hauteur. On ne peut s’y tenir debout, de telle sorte que l’édifice invite à demeurer assis, une position où le corps, dit-on chez les Dogons, est le plus à même de conserver l’esprit calme et de véhiculer une parole réfléchie. Sa toiture est faite d’épaisses couches de mil, comme autant de strates de savoirs accumulés. Huit piliers soutiennent ce toit. Ces piliers représentent les huit ancêtres, assemblés ici pour délibérer. Parmi eux, « l’ancêtre Septième, maître de la parole, et l’ancêtre Huitième, qui est la parole elle-même 2 ». Artisans d’art et artistes contemporains en ont retenu l’idée de stratification, d’accumulation, de signes gardiens des pensées qui se diffuseraient dans l’espace. Ainsi, Medulla, une œuvre réalisée par Marion Verboom avec la collaboration de l’artiste céramiste Maloles Antignac 3 , est composée par accumulation de matière – à savoir des milliers de poils en grès émaillé ou en ciment –, capable d’absorber et de capter en son sein, tel un organisme, l’énergie volubile du lieu. Figure de l’esprit érigée au centre du Toguna, l’œuvre est un exemple de cette conception totémique. À cette première réflexion inspirée des Dogons sont venues s’ajouter de multiples références qui semblaient résonner pour différentes raisons. Artisans d’art et artistes plasticiens évoquèrent ensemble d’autres lieux de diffusion de la parole : l’amphithéâtre gréco-romain, les théâtres, mais aussi les églises et les temples… Ils s’attachèrent surtout à la poésie des lieux où une initiation peut se produire. Dans ces lieux, la parole n’est pas seulement distribuée, mais inscrite dans les atours et les objets sur lesquels les mots peuvent rebondir ou se fondre. Autant de lieux pensés comme des environnements « englobants », enchanteurs et déclencheurs de transformations. Artistes et artisans convoquèrent tout à la fois les images d’une grotte préhistorique, celles d’un lieu sacré creusé peint par Hiroshige (Pélerinage au temple grotte de Benzaiten sur l’île d’Enoshima dans la province de Sagami, ca. 1850), des paysages naturels où le hasard heureux des éléments a donné naissance à des espaces d’une beauté immense, qui incitent à la contemplation (grottes aux cristaux de Naïca au Mexique, le désert de grès rouge en Arizona…), ou bien encore des exemples naturels

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7 Le ferronnier Thomas Niemann a été invité à s’approprier l’espace de la mezzanine du Toguna : un lieu de travail pour les intervenants, conférenciers ou résidents. Thomas Niemann a revisité l’escalier qui y mène ainsi que son garde-corps. Il a imaginé des motifs stylisés en fer forgé évoquant des mains et des gestes, qui sont un moyen de transmission essentiel pour l’artisan. « L’apprentissage de la ferronnerie d’art est extrêmement lié à la transmission du geste de la main et son assimilation par la pratique. Une communication par les mains », explique-t-il. Le titre de l’œuvre, Hand-werk, est d’ailleurs dérivé du terme allemand « Handwerk » – traduit en français par « artisanat » – qui signifie littéralement « œuvre de la main ».

Thomas Niemann (né en 1967, vit et travaille à Château-Renard) est ferronnier d’art. Il a travaillé dans plusieurs ateliers en Allemagne, France, Hollande et Italie à la recherche des différentes techniques de la forge, auprès de maîtres tels le dessinateur en ferronnerie d’art Jacques Desbois, le ferronnier d’art, restaurateur et sculpteur Cees Rombout ou le ferronnier d’art et artiste Alfred Habermann. En 2001, il a ouvert un atelier à Château-Renard. En 2009, il est devenu membre des Grands Ateliers de France. Il a participé notamment à l’exposition Double je au Palais de Tokyo en 2016 pour laquelle il a collaboré avec l’artiste plasticienne Maya Rochat.

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12 Le gradin en béton de Lina Ghotmeh est animé par les reflets des sculptures en verre, Révélation, qui le surplombent, réalisées par le souffleur de verre Jeremy Maxwell Wintrebert. Allant d’une forme presque parfaite au cercle défaillant, les cinq cives expriment les différentes étapes du souffle inscrit dans la matière. Par un système de projection de lumière, ces disques de verre soufflé viennent transformer le gradin en écran réceptacle de la magie des effets du verre. Jeremy Maxwell Wintrebert (né en 1980, vit et travaille à Paris) est souffleur de verre. Il découvre le verre en fusion à l’âge de dix-neuf ans, après avoir pratiqué la peinture, la poterie et l’art du métal. Il se consacre alors à l’apprentissage des techniques du verre soufflé à main levée dans différents studios autour du monde, se formant auprès de plusieurs maîtres verriers tels Jaime Guerrero à Los Angeles (CA) ou encore David Salvadore à Murano. À l’automne 2015, il ouvre son propre atelier à Paris. À sa fascination pour le verre s’ajoute une inspiration guidée par un parcours qui l’a conduit de l’Afrique de l’Ouest à l’Europe et à l’Amérique du Nord.

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