Numéro 2 - Février 2013
Le Petit Pâté Illustré
KaRma Sutra
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Février se termine mais l’hiver est toujours là. Et chaque année, pour la Saint-Valentin, c’est le même scénario. On assiste, impuissant, au défilé des cupidons grassouillets, des chocolats discount et des roses en plastique. Mais on oublie trop souvent les Luperques, prêtres du dieu romain de la fécondité, qui couraient nus et frappaient les femmes avec des lanières de cuir pour répandre la fertilité. Non, la Saint-Valentin, c’est décidément trop mainstream. C’est pourquoi l’équipe du Petit Pâté Illustré a concocté, à défaut de philtre d’amour, un numéro sur le thème du “KâRma-Sûtra”. D’un côté, le cycle de nos vies passées, présentes et futures; de l’autre, le recueil indien dont une partie est consacrée à l’art de la sexualité. Ce thème a été l’occasion pour les artistes du PPI d’expérimenter et de se lâcher.
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Texte de Hugo d’Arbois Illustration d’Alice Des
de
Jubainvillle
Ce numéro est donc une invitation à réchauffer vos coeurs et vos membres engourdis, à vous envoler jusqu’en Inde et au-delà du septième ciel. Une dernière chose: d’aucuns jugeront le contenu du magazine un peu olé-olé...
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Sommaire
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Illustration narree : La ville sur le lac Illustration narrée d’Emmanuelle Ly Texte de Olivier Pivot
P6
Nouvelle illustrée : Bitonio Texte du Tard-Péteur Masqué Illustrations d’Alice Des
P8
Illustration narrée : Après nous le déluge Illustration narrée d’Emmanuelle Ly Texte de Pauline Bock
P12
Conte : La Quête du Pâté Texte d’Olivier Pivot Illustrations de Pauline Souris
P14
Illustration narrée : A BAS LES MASQUES Illustration d’Emmanuelle Ly Texte de Paule
P20
Breve illustrée : Elle rend les armes Texte de Pauline Bock Illustrations d’Alice Des
P22
Nouvelle illustrée : Papa j’ai quelque chose à te dire Texte de Hugo d’Arbois de Jubainville Illustrations de Clem de Nesle
P26
Illustration narrée: Sur un fil de songe Illustration Emmanuelle Ly Texte de Pauline Souris
P34
Nouvelle illustrée : Narine Texte de Margot Mollie Photographies d’Allison Si
P36
Illustration narrée : L’envers du bouddha Illustration d’Emmanuelle Ly Texte de Hugo d’Arbois de Juvainville
P42
Poème Illustre: Enfilage Texte du Tard-Péteur Masqué Illustration de Cathleen Pascal
P44
Illustration narrée: Abracadabra Illustration dEmmanuelle Ly Texte du Tard-Péteur Masqué
p46
Présentation des artistes
P48
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La ville sur le lac Illustration d’Emmanuelle Ly Texte d’Olivier Pivot
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Dans la douceur indolente du soir, Udaipur s’endormait au bord du lac. Le rajah, accoudé à un balcon de marbre, regardait l’écoulement langoureux des eaux se déversant entre les deux rives. Les mille-et-une fenêtres de son palais se reflétaient sur le miroitement du fleuve, doré par le soleil couchant. Au loin les cris des perroquets et les chants des oiseaux se mêlaient au barrissement des éléphants, assoupis au creux des écuries royales. Une douce odeur d’eucalyptus flottait dans l’air et pourtant le rajah était malheureux. Il était roi parmi les rois, maharannah d’Udaipur, et les maharajahs s’inclinaient devant lui. Son père avait vaincu le grand Moghol en combat singulier devant les portes de Jaipur ; nul souverain n’osait attiser la colère de ses milliers de soldats rajpoutes. Aux cinq palais légués par ses ancêtres, il en avait ajouté un sixième, tout de marbre blanc, qui se dressait fièrement au milieu du lac, ses pierreries resplendissant au soleil de l’Inde. Il comptait dans son harem certaines des plus belles femmes du monde, venues du Bengale, de Perse et de Transoxanie. Et pourtant, même le sourire de Bilanka, la perle de Ceylan, ne pouvait adoucir son cœur accablé et meurtri. Il se caressa distraitement la moustache. Cet ornement pileux, fierté des guerriers de sa caste, identité du peuple farouche des rajpoutes, le mettait mal à l’aise. Il revoyait la peau souple et lisse de Bilanka et se surprenait à rêver de cette douceur sur sa propre figure. Un peu plus loin en contrebas, deux guerriers s’affrontaient. Une fois terminé le rituel des insultes, ils en étaient venus aux mains, se battant pour la possession d’un regard de jais entraperçu sous les replis d’un sari. Le rajah poussa un soupir et rentra dans la splendeur de son palais. Ce spectacle l’écœurait, tout comme ce qui avait trait aux symboles de la virilité parmi son peuple. Les hurlements grossiers, les jurons graisseux venaient heurter son oreille délicate, habituée aux sonates fines des mélodies évanescentes. Il rêvait d’un jardin où il écrirait des vers, au son du luth recouvrant le grelot des fontaines. Il haïssait son rôle de chef de horde, haranguant des guerriers hirsutes et bestiaux à l’assaut d’une cité paisible. Il voulait voir fleurir le monde comme une orange, il voulait un monde d’opiacées douces, il voulait un corps de femme.
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Bitonio Texte du Tar Péteur Masqué Illustration d’Alice Des
Qu’arme à soute, rats !
La tige en main, le Tard-péteur masqué se la bourre lentement. On le sent soupirant de lassitude, fourbu d’écritures et de pensées, mais heureux. On le serait à moins ! Ce n’est pas tous les jours qu’il accouche d’un œuvre pour le Petit Pâté Illustré ! Enivré de contentement pour la soirée, il gagne la terrasse de son manoir et contemple la campagne paisible. Lui reviennent les mots encore frais... « La vie, c’est comme un bourse ou une blague. Remplis-la bien, et le karma te la vide. Si t’en as, tu récupères et la machine tourne.. Sinon, tu renifles la moquette avec un arrière-goût de cendres. » Il tire à petits coups.
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« Le sutra, c’est comme un Quadruple Whopper. Il faut penser à tenir l’arrière si tu veux bouffer le devant. Sans sauce, ça frotte et ça passe mal. Sans pain, t’as de la sauce plein la main. Sans viande, t’en es réduit à la mouillette. » Se délectant de la pipe... « Le karma, c’est le serveur. Il se fout de toi en tant que personne, son boulot c’est que la viande tourne sur les tables collantes et que se vident les bourses. Il est vache, mais c’est toi qu’on trait. Ne cherche rien de précis, choisis ton menu et fait ce qu’il faut. Attention, car les mouches te regardent. » Le Tard-péteur masqué se lève. Etonnamment droite, sa silhouette se projette dans la brume crépusculaire et les fumées entêtantes. Au loin chantent les villageois dans la douceur du crépuscule mordoré. Déjà l’atteint leur allégresse ! Ce soir, les paysans fêteront les moissons. Les femmes danseront couronnées de fleurs, rivalisant de grâce. Les hommes, le cheveu peigné et la moustache lissée, se défieront d’adresse au fouet, au couteau. La musique se répand dans le vallon, et d’elle résonnent les bois. 9
« Ton karma, petit scarabée, est le sens de ta vie. Double sens, certes, puisque tout va et vient, mais le sutra va en avant. » La conscience assoupie, voilà que dansent les couples. L’oeil vif et la joue rose, Founania prend la main de Bitonio. Sourd aux moqueries des gamins, il se laisse entraîner en sarabande. Bien vite se taisent les rieurs comme l’admiration emplit les regards. Car il semble à tous qu’émane d’eux le plus pur et vibrant des hymnes à la vie. Il s’endormirent mêlés. Sans qu’ils ne le sentent, leurs pensées débordèrent de leurs personnes, mises en ébullition par une force mystérieuse. Un bref instant, ils sentirent une abolition du temps et de l’espace ; ce fut alors comme s’ils n’étaient rien et tout, retournés et parvenus au chaos. Et ils rêvèrent ce qui leur arriverait. Bitonio se réveilla au lever du soleil. Ainsi en avait décidé le coq du village, une volaille déplumée perchée sur un tas de fumier. Lequel tas semblait d’ailleurs augmenté des agapes de la veille. Se promettant de manger du coq au vin sous peu, Bitonio se gratta d’un doigt crasseux en une région poilue. Il serait volontiers retourné cuver dans sa pouilleuse paillasse, mais Founania méritait bien un petit-déjeuner. Alors il se leva en titubant, et se cogna cinq fois aux poutres de sa maison. Les jurons poussés à cette occasion réveillèrent une Founania pâteuse. Pendant que Bitonio coupait un généreux croûton de pain sec, agrémenté de fromage asticoté, elle s’ébroua et chassa une puce de son nez. « J’ai encore fait un rêve bizarre », maugréa-t-elle, alors que Bitonio pestait contre son mal de crâne.
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« Y avait un village, et parfois un vieux dégueulasse avec des cheveux longs venait emmener des gens dans la forêt, et on les revoyait jamais. Un jour il m’a emmené, et il m’a filé une bague en or, qu’il fallait amener quelque part. J’ai dit oui, et pleins de gens sont venus m’accompagner. Ils avaient tous les cheveux longs et des bagues, j’ai donc compris que c’était des gitans. Mais ils étaient chiants! L’un avait une épée cassée et se prenait pour le chef. Y avait aussi un nabot qui sortait avec le blond mais ils se disputaient tout le temps. Alors j’en ai eu marre et je suis partie. Mais j’était attaquée par des clochards qui voulaient donner la bague à des hommes-chauve-souris. Alors j’en ai eu marre et j’ai balancé la bague dans un trou. Et je me suis réveillée. »
Bitonio n’écoutait même plus. Ce n’était pas pour rien que Founania était la folle du village. Elle inventait tout le temps des histoires à la con. En allant fertiliser son lopin de terre, Bitonio trébucha sur son voisin qui ronflait en travers de la route. C’était son karma...
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Après nous le déluge Illustration d’Emmanuelle Ly Texte de Pauline Bock
Il rit. Il a de l’eau partout, il plisse les yeux ; il plisse toujours les yeux lorsqu’il rit, même quand il n’y a pas d’eau. Des trombes d’eau, qui nous aveuglent. Et lui il se marre. Tout est bizarre – lui, moi, nos corps nus, le mien, de corps, que je connais si peu. C’est comme si je n’avais jamais été nue avant, comme si l’eau n’avait jamais touché ma peau. Elle ruisselle entre nous, ça fait des torrents entre nos chatouilles et nos jeux. Je ris aussi. Ce rire tonitruant qui résonne dans la douche. Il sort, et de l’eau dans ma bouche. Je bois, je les attrape ces gouttes de rires, celles qu’il m’envoie, celles qui tombent et nous lavent et nous réveillent à la vie.
Je sens mes membres qui frissonnent. Ils se souviennent, je crois. Mes mains savent. Ma langue, aussi. Et lui tout entier qui tremble. Je sais. 12
J’ai déjà fait tout ça, quelque chose en moi l’a fait. Je devine et tâtonne. J’ai déjà fait ces gestes. Ou les siens. J’ai des cheveux partout. Embêtant, ça, les cheveux. Il y en a trop, il me semble. L’eau doit penser ça aussi ; elle les lisse doucement, ça fait des mèches qui collent à ma bouche. Et puis à la sienne, du coup, forcément. Ses lèvres libèrent les miennes pour laper quelques perles, sur mes joues mouillées elles laissent une tout autre saveur. Lavées déjà. Sa langue caresse tout mon visage. Il boit mon nez, mon front, il boit l’eau dans mes fossettes et les gouttelettes dans mes sourcils, mes yeux et mes paupières et les fausses larmes de mes cils. Il s’abreuve de chaque centimètre de peau, s’épanche dans le creux d’une épaule, éponge le déluge dans mon cou. Assoiffé et brûlant, il halète. Sa gorge est sèche. Il sirote ma poitrine et se saoule de mes seins. Sur mon ventre chaud il y a des rivières qui serpentent jusqu’à l’embouchure. Mon nombril qui déborde, mes entrailles qui explosent, et il boit, altéré, il est la source et le fleuve. Au-delà, l’océan. Ca me brûle de tendresse, quand il se désaltère, et dans cette eau ma tête prend feu. Je suis l’évaporée, je fonds, je me consume. J’ai perdu le contrôle du cycle qui est le mien. Et il s’enivre. Il se saoule et m’absorbe. Je sens la vie qui gronde, les bas-fonds qui remuent. Tout se liquéfie dans mes tripes, je coule et m’écroule dans ses bras pleins d’eau et de forces fécondes. La digue vacille. Mes jambes, aussi. Des vagues. Des vagues de vie. Des vagues de rires et de chaleur et de froid, dans ma poitrine et dans mes yeux – ils se ferment. Des vagues contre la digue. Elle cède. Elle s’ouvre.
Oh ! Je me noie. 13
La Quête du Pâté Episode 3
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Texte d’ Olivier Pivot Illustrations de Pauline Souris
Cela faisait désormais plusieurs jours que Rillettes chevauchait à travers les montagnes. Les pics, sombres et déchirés, s’adoucissaient peu à peu, se transformant subrepticement en de vertes collines alanguies. La neige étincelante se faisait peu à peu de plus en plus molle, s’évanouissant en de multiples ruisseaux qui dévalaient dans les prairies. Cette contrée aux visages si riants portait néanmoins en elle une sombre de menace de mort, glaçant le cœur du courageux chevalier. A quelques pas de là, le chemin se séparait en deux. Le sentier de droite était rectiligne et verdoyant tandis que celui de gauche était sombre et sinueux. Obéissant à la logique implacable des chevaliers, Rillettes s’engagea sur le chemin de gauche. Apres avoir demandé son chemin a une agréable vieille dame qui habitait une maison en pain d’épices, il s’engagea profondément à travers la forêt.
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Cheminant pendant des heures à travers une pénombre de plus en plus épaisse, il aperçut soudain une horde de petites créatures minuscules qui encerclaient une marchande de pommes. Au nombre de sept, les assaillants s’apprêtaient à tuer leur victime. N’écoutant que son courage, il lança sa monture à l’assaut des êtres diaboliques et les fit périr de sa main. Après avoir libéré la marchande, il repartit au trot, arrivant jusqu’a la lisière de la forêt. Un panneau, situé au bord du sentier, indiquait la direction de Port-Tamara.
Arrivant en ville, il fut conduit jusqu’à la maison du Pâté de Poulpe. C’était un très vieux pâté, qui avait survécu aux catastrophes de plusieurs réveillons et dont la sagesse était proverbiale. Il reçut le jeune chevalier dans sa demeure et écouta sa requête.
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Il lui répondit alors : « J’accepte de te suivre dans ton périple afin de sauver Mousse de Canard du mal qui la ronge.» Le cœur du jeune chevalier s’emballa aussitôt. Le vieux sage pourtant n’avait pas fini sa phrase. « Mais si tu désires obtenir mon aide, il te faudra d’abord affronter une épreuve. Tu devras libérer ma fille du donjon où elle est retenue prisonnière. Nombreux sont les pâtés pour chat qui ont entamé cette quête et tous se sont enfuis, rendus fous par la terreur. Tu es mon dernier espoir.” Ignorant la très faible probabilité d’une telle situation et vouant le manque d’imagination du scénariste au diable, Rillettes s’élança immédiatement, accrochant sans ménagement Poulpe à la croupe de son cheval. Ils arrivèrent bientôt en vue du donjon. Bien qu’un peu secoué Poulpe lui expliqua que l’unique moyen de sauver sa fille était de marcher sur une étroite poutre, cernée des deux côtes par d’immenses félins. Aucun des précédents champions n’avait eu le courage de le faire. Le cœur de Rillettes se glaça. Aurait-il le courage d’affronter tel péril ? L’image de Mousse lui apparut alors, luisant dans les cieux. Cette épreuve était le seul moyen de sauver et de conquérir sa bien-aimée. Il s’engagea sur la poutre branlante.
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Loin derrière lui, le Pâté de Poulpe s’était confortablement allongé dans l’herbe. Les chats apparaissaient monstrueux, leurs dents acérées luisant d’un éclat métallique aux rayons du soleil. Terrorisé et subjugué par le gigantisme de l’animal, Rillettes fit un nouveau pas. Les chats s’évanouirent alors devant ses yeux tandis que le donjon tremblait sur ses fondations. Rillettes comprit qu’il s’agissait d’une simple illusion dont il venait de briser le sortilège. Les charmes du sorcier retenant la jeune pâtée prisonnière avaient perdu leur pouvoir face au courage du chevalier provoquant l’effondrement de la tour, ce qui libéra la fille du Pâté de Poulpe. Ignorant superbement la bravoure de son champion, elle se jeta dans les bras de son père. Pressé par la guérison de Mousse de Canard, Rillettes interrompit les retrouvailles familiales et exigea leur départ immédiat pour le château de Terrine. Pâté de Poulpe indiqua à Rillettes un précieux raccourci leur permettant de rejoindre Pateville en quelques jours, sans passer par les périlleuses montagnes du Foie-Gras.
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Leur retour à la cour du duc de Terrine fut triomphal et les courtisans vêtus de riches brioches ou de pain doré s’effaçaient désormais devant le jeune chevalier. La guérison de Mousse de Canard s’avéra rapide. La vaillance de Rillettes reconnue, il obtint la main de la nièce du duc. Un soir, alors que les réjouissances prévues pour le mariage se préparaient, Mousse fit mander le chevalier en ses appartements. Elle était vêtue d’un manteau de brioche si fine que l’on pouvait entrapercevoir à travers le teint rosâtre de sa chair. Debout au milieu de la chambre, elle fit un geste indiquant à Rillettes de s’approcher d’elle. Le fin liserai de gras qui la bordait se faisait de plus en plus fondant à mesure que le chevalier se dirigeait vers sa bien-aimée. Au moment où les deux pâtés allaient se fondre en un seul, une gigantesque clameur retentit à travers le pays des Pâtés, interrompant leur amour culinaire. Il s’agissait du présage de mort, tant redouté par la charcuterie locale, le monstrueux son de l’Apocalypse : “Bon appétit !” Le pays fut alors ravagé en un instant par des doigts goulus et des bouches voraces qui en avalèrent tous les habitants.
L’histoire de Rillettes se termina par une indigestion.
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A bas les masques Illustration d’Emmanuelle Ly Texte de Paule
Des dizaines de clochettes vibrant au rythme des percussions. Tel était le bruit qui m’attira dans la cour du temple. Au milieu des fumées d’encens et des fleurs coupées, je le vis. Lentement, s’avançant, fendant la foule de fidèles tout en semblant s’y dissoudre, il se mouvait. Ses jupes tournoyèrent et me capturèrent. Je ne pus m’empêcher d’étendre la main, comme si je m’assurais qu’il ne s’agissait pas d’un songe, mais seul l’air tiède de cette journée vint m’effleurer les doigts. Déjà, l’apparition avait disparu. Cette première impression fugitive d’Amour réapparue, que déjà elle n’était plus que Tristesse. Ce sentiment m’envahit a mon tour et mes yeux se fermèrent pour mieux goûter ce nouveau présent : je venais de découvrir sa voix. Douce et flûtée, elle s’éleva légèrement pour entonner un chant d’amour. Cette histoire d’un amour divin, à mon tour je la vivais. Alors qu’il décrivait les peines de la jeune bergère Rahela, délaissée au milieu des autres femmes, peinée de ne pas réussir à attirer l’attention de son dieu ; je partageais à cet instant sa douleur face à ma solitude. Perdu au milieu d’une foule en transe, je ne faisais qu’entrevoir fugitivement l’Amour dansant qui se tenait au centre du temple et de mes pensées. Lui, corps et âme dédié à sa danse, rêvait la passion des dieux, dans un monde qui se trouvait hors de ma portée. Et les larmes ne s’échappèrent que davantage face à ces pensées, en offrande à ces dieux nouvellement rencontrés. Un grand émoi parcourut la foule. Amour se trouvait là, sous mes yeux et son corps se mit à se mouvoir langoureusement. À lui seul, il mimait les scènes amoureuses des deux amants que leur passion unissait. Leur amour était tel qu’ils n’étaient plus qu’une individualité. L’union des corps n’était que la représentation matérielle de l’union des âmes. Ainsi, Radha et Krishna devenaient Radhakrishna, influence féminine et influence masculine de cette transcendance de l’amour. Et cette transcendance, je l’expérimentais à mon tour, ce que je n’étais malheureusement pas seul à vivre. La cour s’était emplie de “personnages”. Les sens en émoi, les gens se transformaient, des masques se formaient à leur tour sur leurs visages, comme ceux que portait mon Amour qui toujours se mouvait. Le parfum de l’encens était remplacé par celui du désir. Des dizaines d’individus désiraient un unique être qui se tenait au centre d’eux. Tendre la main aurait suffi pour que les plus proches l’effleurent mais ils maintenaient une distance respectueuse. 20
C’était tout de même de divinités dont il s’agissait. Aucun d’entre eux ne voulait commettre un acte répréhensible, aux répercussions désastreuses sur leurs futures existences. Pourtant, des cris étouffés s’élevèrent lentement. Peu à peu, tous ceux qui m’entouraient en lancèrent également et commencèrent à se toucher, se mouvoir et se tordre. J’étais moi-même entrainé dans cette atmosphère proche de la démence lorsque je compris à leurs visages et à leurs yeux le contemplant, qu’ici, le simple plaisir vivait, que cette transe nous entraînait plus proche du divin que je n’avais jamais été. L’envie fut la plus forte. Face à elle, ma raison et ma peur cédèrent. Je me décidais à fendre la foule et à aller le retrouver. Peu importait que nous ne soyons pas seuls, peu importait le reste, tout ce qui comptait était cet instant, ce présent que nous allions vivre ensemble. Je ne désirais plus que m’unir à lui, que me fondre en lui comme il se fondait dans la foule. Si je l’avais reconnu, lui aussi me reconnaîtrait. L’Amour ne pouvait me repousser. C’est à lui que je devais cette nouvelle existence que je commençais à entrevoir. Ces secondes qu’il me fallut pour écarter la foule me furent fatales. C’est épuisé que j’arrivais jusqu’à lui, qui disparut et s’enfuit à l’intérieur du temple. Mes dernières forces ne furent que d’inutile secours, j’eus juste le temps de la voir disparaître derrière l’une des cloisons. Ses yeux bleus aux filaments dorés croisèrent les mieux et son sourire révéla toute la féminité qui s’exprimait déjà lors de sa gracieuse danse. Ebahi, je restais figé. Ne tentant plus de la retenir. Je ne pus que faire quelques pas en dehors du temple et m’effondrai par terre, pendant que la vie se poursuivait. Une jeune femme près de moi se retourna et lorsque je croisais son regard, elle sut et me dit : “Toi aussi, tu as entraperçu l’Amour aujourd’hui ?”. Je voulus lui répondre mais ma voix se brisa. Elle aussi l’avait aimé. Elle aussi l’aimait. 21
Elle rend les armes Texte de Pauline Bock Illustrations d’Alice Des
J’ai fait le premier pas vers elle – son corps répond dans un sursaut. Ses bras s’ouvrent, elle hésite, se précipite ; nous sommes lancés. J’attaque. Elle oscille. Ses jambes se plient. Je la vois bouillir d’impatience, me provoquer impunément. Je m’embrase à mon tour. De ses gestes souples la voilà qui avance, me teste et cherche… et trouve. Frisson. Je me rapproche, m’invite ; elle se laisse faire. Sur ses lèvres, le fin sourire s’agrandit. Elle soutient mon regard, mais je sens sa garde tomber. C’est le moment. Je m’avance, en douceur, puis plus vite, vois son sourire grandir encore. Elle calque sa cadence sur la mienne. Tout mon corps en alerte, toute ma force à chaque coup. Je me fends. Elle râle, se courbe, réplique. Ses jambes ont entamé une gigue ; je m’y perdrais. C’est une furie et ça me plaît. Je renchéris. Plus fort, plus vite encore. Mon cœur à toute allure, mon corps contre le sien. C’est une danse endiablée, un combat qui s’accélère. Nos jambes s’emmêlent. Ça vient. Je tremble, me démène, mes forces se rassemblent. Et je fonce. Elle crie – pas trop fort, mais assez. Je l’ai touchée.
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Ça y est.
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« Halte ! » ordonne l’arbitre. Je m’immobilise. Retour en garde, salut. Je tombe le masque et range mon arme. Nous nous serrons la main.
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Plutôt réussi, pour un premier match d’escrime.
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Papa j’ai quelque chose à te dire La Religion des Nee’Porue
Texte de Hugo d’Arbois de Jubainville Illustration de Clem de Nesle
Quand Isidore et Annabelle arrivèrent chez lui, la Land Rover de son père était déjà garée devant la maison. Elle était couverte de boue séchée et de poussière, et le resterait encore longtemps. Le jeune homme n’osait pas imaginer ce que son père avait bien pu faire sur la banquette arrière.
« Prête ? lui demanda-t-il. — C’est plutôt à toi qu’il faut demander ça. Tu te sens prêt, toi ? — Je sais pas. Mais j’ai pas vraiment le choix. »
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Ils s’approchèrent de la maison et sonnèrent. Sophie, la compagne de son père, ouvrit la porte en grand. « Isidore ! s’écria-t-elle joyeusement. Ton père vient juste de rentrer, il… oh, mais qui est cette charmante jeune fille ? — Sophie, je te présente Annabelle. Ma petite amie. — Annabelle, je suis très heureuse de te rencontrer. Je suis sûre qu’on va bien s’entendre. » Comme Sophie s’avançait les bras tendus, la jeune fille recula. Elle se contenta de lui serrer la main. « Enchantée, Sophie. Isidore m’a beaucoup parlé de vous. » C’était vrai, et c’était aussi une des raisons pour lesquelles Annabelle ne voulait pas que Sophie la touche. « Ha ? Il ne m’a jamais parlé de vous, par contre. A croire qu’il aime bien cultiver son jardin secret. — J’ai seulement invité Annabelle à dîner, dit Isidore pour clarifier la situation. » Sophie se tourna vers lui, comme si elle n’avait rien entendu, et le réprimanda : « Tu aurais quand même pu me prévenir que tu invitais ton amie. J’aurais préparé un vrai repas. — C’était une surprise. Quand Papa rentre de randonnée, expliqua-t-il à Annabelle, il ne jure que par les hamburgers, les pizzas et les frites trop salées. — Mais j’adore les hamburgers, les pizzas et les frites trop salées, répliqua Annabelle. » Sophie ne releva pas le ton de la jeune fille. Sa naïveté la rendait insensible au sarcasme. Isidore ne voulait même pas savoir ce que son père lui avait fait, sans qu’elle ne se pose de questions. « Hé bien, vous n’allez quand même pas rester là. Entrez, entrez ! » Le jeune homme se demanda si c’était la dernière fois qu’il entendait cette phrase. Il entra. Le père d’Isidore s’appelait Simon. Il était colossal — grand et large d’épaules, tout en nerfs et en muscles. Et pas
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une once de graisse superflue, malgré les frites qu’il engloutissait maintenant par poignées. Il se vantait d’ailleurs de n’avoir jamais pratiqué le culturisme, ni fréquenté de salles de sport. « Tous ces m’as-tu-vu, avec leurs cochonneries de stéroïdes… je t’en ficherais, moi, des stéroïdes ! Je vais vous dire, Annabelle — et je vous dis ça parce que vous avez l’air d’une fille intelligente — rien ne vaut la nature. Oui, un grand bol d’air frais, il n’y a rien de mieux pour vous sculpter quelqu’un. N’est-ce pas, chérie ? » Il claqua la cuisse de Sophie, qui poussa un petit cri. Comme la main de Simon restait sous la table, elle ferma les yeux et sourit. Isidore connaissait bien ce sourire, et il n’aimait pas le voir. « Et jamais en salle de sport, susurra Sophie. — Non, jamais en salle de sport… la nature, toujours la nature… »
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Chez le père d’Isidore, la crise de la cinquantaine s’était traduite par une obsession incessante pour la nature. Simon se reconnaissait dans les valeurs de la société, il pensait seulement qu’elles avaient perdu de leur force originelle. Mais les forêts et les montagnes, dans leur sauvagerie, les avaient gardées intactes. C’était pour cela qu’il partait en randonnée, avec ceux qui partageaient ses idées. Selon Simon, il s’agissait de redécouvrir les hommes et les femmes qu’ils avaient été il y a des siècles. Sophie ne l’avait pas encore suivi sur cette piste — elle n’aimait pas les poils, la boue et la violence des randonnées. A vingt-quatre ans, elle avait d’autres moyens de s’amuser que de rejoindre la clique de Simon. Simon reposa sa main sur la table, et enfourna une nouvelle poignée de frites. Sophie reprit peu à peu ses esprits, et son petit sourire disparut. Elle fit un clin d’œil à Annabelle. Le jeune homme savait que Sophie ne pensait pas à mal, mais il ne pouvait pas le supporter. Quant à la jeune fille, elle resta impassible malgré son dégoût. « Annabelle, dit Simon, est-ce que mon fils vous a parlé de… » Il va parler de ses randonnées, pensa Isidore. C’était ignoble, écoeurant, mais le jeune homme n’avait jamais eu la force de protester. Ce soir, il ne pouvait pas se le permettre. « Papa, le coupa-t-il, j’ai quelque chose à te dire. — Ah ? dit son père, surpris d’être interrompu. Hé bien, vas-y, je t’écoute. — Je… heu, je… Annabelle et moi allons nous marier. Sur le coup, Simon ne réagit pas. Mais ça ne va pas tarder, pensa Isidore. « Je crois que j’ai mal entendu, dit-il calmement. Vous allez vous… — Nous marier, répliqua Annabelle. »
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Ce fut au tour de Sophie d’être soulagée de n’avoir pas pris la jeune fille dans ses bras. Isidore faillit donner à Anabelle un coup de coude, de peur qu’elle ne réveille la colère de son père. Mais Simon avait les yeux braqués sur son fils. « Vous marier ? dit-il en éclatant de rire. Vous marier ! Mais espèce de petit con, qui est-ce qui t’a mis cette idée en tête ? — Simon, commença Sophie en lui touchant le bras, tu devrais… — Ne me dis pas ce que je devrais faire. Et toi… toi, je savais que tu étais un empoté, mais je pensais que tu t’arrangerais avec le temps. Et maintenant tu veux te marier ? Mais tu es un dégénéré, un taré ! C’est l’influence de ta conne de mère, ou bien ? — Maman n’a rien à voir avec ça ! cria Isidore. Tu ne comprends jamais rien, putain ! » Simon se tut. C’était la première fois que son fils lui répondait sur un ton pareil. Il regarda Annabelle, qui restait impassible. « Alors c’est toi ? Tu as retourné la tête de mon fils pendant qu’il t’enculait ? » La jeune fille soupira mais ne répondit rien. Isidore s’en chargea pour elle. « Annabelle et moi, on… on n’a pas encore eu de… rapports. Pas de sexe avant le mariage. Et la sodomie, c’est… c’est mal. » Simon explosa. « Alors tu es encore plus con que je pensais ! Mais bon dieu, Isidore ! j’ai tout fait pour que tu aies la meilleure éducation possible, un avenir brillant et une vie respectable ; je t’ai offert tout ce qu’un père peut offrir à son fils. Et c’est comme ça que tu me remercies ? Tu me dégoûtes ! »
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Isidore se leva brusquement. Ses yeux étaient rouges et brûlants, mais il arrivait à retenir ses larmes. Il aurait voulu dire à son père qu’il voulait simplement qu’on accepte ses choix, comme lui avait accepté ceux des autres. Mais aucune parole ne pouvait franchir une telle montagne de colère. « Allez, dit le jeune homme en prenant la main d’Annabelle. Viens, on s’en va. — C’est ça ! hurla Simon. Sors de cette maison ! Et ne reviens jamais, tu m’entends ? » Ils étaient déjà dehors quand une main agrippa le bras d’Isidore. Contrairement à Annabelle, Sophie ne savait pas dissimuler ses émotions ; elle avait l’air bouleversée. « Pour une surprise, c’est… c’est une sacrée surprise, Isidore. — Je sais. — Ton père ne pense pas ce qu’il dit, c’est juste que… — Quoi ? cracha le jeune homme. C’est juste que quoi ? »
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Il se frotta le visage, conscient que Sophie n’avait rien à voir dans toute cette histoire. « Ton père a besoin de temps, Isidore. Pour réfléchir, pour comprendre. Il finira par… — Tu dis ça comme si c’était mal. » Le jeune homme la repoussa. Il avait envie de vomir. Assis sur son lit, Simon regardait les paumes de ses mains comme si elles pouvaient lui donner une réponse. « Mon fils, murmurait-il. Mon propre fils… » Sophie s’assit à côté de lui. « Je lui ai tout donné. A part des coups de pied au cul, c’est vrai. Je ne l’ai jamais forcé à faire quoi que ce soit ; j’avais trop peur qu’il se casse en deux. — Tu ne pouvais pas le forcer à… — Je pouvais l’empêcher d’emprunter les mauvaises voies. Il y a un couple en ville, tu sais, les Rocheneau. Ça fait trente ans qu’ils sont… mariés. Et pas une seule tentative de divorce, pas un seul adultère. Même pas de l’échangisme, du gang bang ou du SM ! Non mais tu te rends compte ? Et il faut que ce soit moi, moi ! quelqu’un d’honnête et de respectable, qui ait un fils pareil. — Simon, tu te fais du mal. — J’aurais dû l’emmener aux randonnées, continua Simon comme s’il n’entendait pas. Il n’aurait peut-être pas touché aux animaux, pas dans l’immédiat. Mais bon sang ! toutes ces femmes, tous ces hommes, ça aurait fait de lui un vrai homme. » Il regarda Sophie, les yeux rougis par la tristesse. Isidore était pour lui une énigme, alors qu’il comprenait sa compagne. Elle était pourtant à peine plus âgée que son fils. « Mais qu’est-ce que j’ai fait au ciel pour mériter ça ? »
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Elle le força à s’allonger. « Je ne sais même pas s’il reviendra. — Il reviendra, j’en suis sûre. » Les doigts de Sophie glissèrent le long de son torse, son ventre, son entrejambe. Simon grogna et ferma les yeux.
« Et maintenant, dit-elle avec un sourire, si on passait aux choses sérieuses ? Je connais deux trois copines qui aimeraient beaucoup que tu leur parles des randonnées. »
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Sur un fil de songe Illustration d’Emmanuelle Ly Texte de Pauline Souris
Il était minuit passé, peut-être même une heure, lorsqu’elle fut à nouveau à l’air libre, et elle se jeta dehors comme elle serait montée sur scène. L’air était brillant, chaud et lourd, et malgré les milliers de lumière qui allumaient la nuit, elle ne pouvait rien voir, éblouie. Il passa derrière elle, et elle frissonna. Certainement pas de froid, encore moins de surprise, puisque même dans le noir, elle sentait sa présence et anticipait ses mouvements. Elle avait beau tenter de se souvenir, elle ne pouvait se rappeler avoir été autant en phase avec un autre être humain. Lorsqu’il évoluait dans la travée parallèle à la sienne, son pas se calquait sur le sien, et sans faire le moindre effort, elle adoptait son rythme, ses gestes. La performance était parfaite, et cela la rendait heureuse. Elle avait tourné la tête et saisi leur coordination, en même temps que son clin d’oeil. Ou peutêtre avait-elle rêvé ? Il est vrai qu’elle avait tendance à se laisser emporter facilement, et il n’était pas rare que son esprit s’envolât à des milliers de kilomètres, tandis qu’elle travaillait et répétait chaque fois les mêmes gestes. Elle connaissait la danse. Parfois d’ailleurs, elle revenait à elle au milieu d’une chorégraphie, et s’étonnait de ses bras tendus, de ses mains placées devant elle, ou bien au dessus de son impeccable chignon. Pourtant ce soir, son don d’ubiquité ne l’avait pas faite voyager très loin. Elle avait su qu’elle accomplissait chacun des gestes avec une précision millimétrée, et elle n’avait pu aller au-delà des regards braqués sur elle, de son regard braqué sur elle.
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Et puis finalement, le ballet aérien avait pris fin, ils avaient été relâchés, pour quelques heures. Maintenant, elle était exténuée mais heureuse, assommée par la fatigue et par cette soudaine liberté, cette multitude de possibilités qui s’offraient à eux, à elle. « Tu sens cette odeur ? C’est un mélange de pollution et d’encens. C’est l’Inde. »
Et elle trouva la phrase très belle, et très juste. C’était son premier vol à destination de la terre des Rajahs. C’était son premier vol avec Lui. Et étrangement, elle était habitée d’un étonnant sentiment de familiarité. Au loin, la ville mystérieuse, ronflante, les appelait, et tandis qu’ils s’éloignaient de l’aéroport, elle avançait d’un pas égal, confiante. Comme dans un rêve, elle croyait suivre un fil, une histoire qui avait été écrite pour elle, et elle savait où elle devait aller. A Sa suite.
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Narine Texte de Margot Mollie Illustrations d’Allison Si
Lorsque tu as envie de moi ta narine gauche frémit.
Je sens un léger soubresaut sous mon index alors que je redessine tes traits. Il fait noir mais sous mes yeux apparaissent une multitude de possibilités claires et tranchantes : d’autres toi.
Je les embrasse, un par un, jusqu’à tous les effacer et à n’avoir que celui que je veux, fort et à en crever. Le matin j’ai souvent le goût de ta salive au coin des lèvres.
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Un mois, puis deux, et ça passe. Parfois je m’effleure les cuisses et j’avale ton nom. Toujours, un rien et plusieurs touts dans mon nouveau quotidien te convoquent à moi. Me toucher dans les toilettes publiques est donc devenu une nécessité : dégueulasse et délicieuse à la fois.
J’étais ta première et c’était une évidence. Tu m’as regardé et tu n’osais rien faire, juste ta narine qui frémit sous mon doigt et ton souffle lourd, tellement que j’en suffoquais, sans air ni retenue.
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Nous sommes partis en troisième année à l’étranger. Trois A : ah – ah – ah ! Le premier que tu étouffes de justesse, alors que je glisse ma langue dans le creux de ton nombril. Le second, moins pudique déjà : ma main sur ton sexe. Puis le dernier qui claque dans les airs et mon sourire.
Quand je pense à toi avant de m’endormir j’ai comme un goût âpre au fond du palais.
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Je suis loin de toi à présent, si loin : sous la douche et prête à m’y noyer. L’eau glisse et mes doigts aussi. Je la hais cette putain de douche, car ce n’est pas la mienne, celle où nous sommes allés après cette première fois et où je me suis tant plainte parce que j’avais froid, si froid. Vraiment rien à foutre d’en mettre plein le lit et de tâcher les draps. J’aurais voulu m’y rouler et en étouffer même, de ta semence collante et de son odeur : parce que c’est Toi.
Mais tu m’as emmenée sous la douche et tu m’as prise dans tes bras.
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Ici je suis seule et la douche est plus grande. Je me mordille la lèvre et ça saigne un peu. Quand je tombe au sol ça fait un bruit d’eau ridicule. Je me touche et ça crépite en moi, je serre les dents et les jambes, remue et glisse. Dis, ça ferait quoi si tu me prenais là, dans cette douche moche et marron ? Tu tremblerais sans doute - tu trembles toujours - et tu essayerais peut être de me prévenir avant d’éjaculer, ou peut-être qu’il serait déjà trop tard. Je repense à ma salle de bain blanche et à ton sexe rouge et je jouis. Je me demande à quoi ressemblent les filles là où tu es maintenant. J’espère qu’elles sont belles, magnifiques même, mais que tu étouffes quand même de désir pour moi et moi seule. Pendant un an je fréquente des garçons grands, à la peau sombre et à l’accent charmeur, mais rien ne me fait mouiller plus que le souvenir de tes yeux écarquillés et de ta bouche tordue en cris silencieux. Je te masturbe et tu tentes de me toucher malgré les tremblements incontrôlés de tes mains, en vain. Cela me plaît bien comme ça. 40
Une année de plus à endurer ton absence, à affronter ce désir gluant et impérieux, mais c’est moins dur puisque je connais la sensation de ta bite en moi et c’est tout ce dont j’ai besoin pour survivre dans ce pays de fous. Ta bouche forcée contre la mienne alors que tu tentes désespérément d’étouffer mes cris de jouissance : mon rire et ta gène, puis notre aisance. Nos corps assortis, trop bien même, et leurs rencontres maladroites et poisseuses, trop courtes et si longues à la fois. Je me masturbe à l’étranger en pensant à toi et mon cœur bondit.
Je t’attends.
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L’envers du Bouddha Illustration d’emmanuelle Ly Texte de Hugo d’Arbois de Jubainville
Quand elle ouvrait les yeux dans ces moments-là, la seule chose qu’elle distinguait clairement était cette petite statuette de Bouddha. Etrangement, elle n’y prêtait attention que lorsqu’elle avait la tête en bas.
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Elle était taillée dans un plastique quelconque, dont la texture et les couleurs imitaient la vieille pierre mangée par la mousse. Ce vrai faux Bouddha régnait sur une commode en kit, avec sa cour de babioles, d’enveloppes déchirées et des préservatifs. Elle ne connaissait pas son histoire. Elle ne savait pas si elle venait d’un pays chaud et humide ou de la solderie du quartier; si on lui avait offerte ou s’il l’avait achetée pour une raison bien précise; ou bien si c’était l’ancien locataire qui l’avait oubliée en quittant les lieux. Ils n’en avaient jamais parlée — peut-être que son histoire n’avait pas tant d’intérêt. Mais à dire vrai, elle s’en fichait. Ce qui comptait vraiment, c’était de voir l’envers du Bouddha et de son sourire. Elle avait le même quand il la prenait en levrette. Elle souriait parce qu’elle aimait ça. Le sang affluait, ses tempes battaient douloureusement. Son corps se pliait au rythme des halètements dans son dos, des mains qui claquaient et agrippaient ses fesses. Leurs mouvements avaient quelque chose d’intemporel, comme l’odeur musquée de leur sueur et la plastique de Bouddha. Le rythme s’accéléra dans un gémissement. Bouddha regardait en silence. Peut-être parce qu’il méditait depuis longtemps et qu’il en avait contemplées d’autres, avant elle - des corps nus différents qui se pliaient au même rythme, dans la même position. Peut-être parce qu’il en contemplerait d’autres, après elle, ou peut-être pas. Mais à dire vrai, elle s’en fichait aussi. Ce qui comptait vraiment, c’était de partager ce sourire éphémère qui... Ses pensées décousues s’évanouirent, et elle ferma les yeux. Il n’y avait plus que le plaisir gluant qui allait et venait au creux de ses reins.
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Enfilage Texte du Tard-Péteur Masqué Illustration de Cathleen
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Te réaffleurent Tes pistils Te ressaupoudre Ton pollen Te recollètent Tes beaux futiles Autant pétales Comptent que graines
Belle plante tu n’es pas que Tu mues, lézarde, et avait une queue
Peau Peau Peau Peau
de de de de
lait à la chair de pèche soie qui soutient tes sœurs laine ou de glèbe rêche chagrin à tes comptes d’heures
Tout est remis, mais qu’ai-je vu ? Ce qu’on te devine dans la rue En courbes toutes spontanées, J’ai revu ta face de lit. Ta peau de fleur bien ordonnée, Je préfère quand tu te rhabilles.
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Abracadabra Illustration d’emmanuelle Ly Texte du Tard-Péteur Masqué
Au commencement sut purer l’énergie. Les fluides décoagulèrent pour engouffrer le vent. Il communiait des pierres qui s’égrainèrent. Les séparats se parèrent pour pairer. Allèrent, vinrent et pulsèrent.
Vint un demi-singe qui toucha son point de génie. Se caudant de sa plume crottée, il s’en fut baratter à cor et à cris. Et comme il mystifiait, on lui donna de la viande et une robe. Et il fut le premier sorcier. Et il comprit que tout point était de Lagrange. Un champ gracieux du ciel faisait éclore des Idées sur Terre. On y prit la plume, la para, et s’évergea l’argile. Il y avait donc une grammaire coulant des sources. Elle se cristallisa en pyramide. Qui pouvait la dire instruisait la matière. Une pythie folle la retranscrivit contre sa raison. Il lui aurait fallu obstruer ses béances... Qui savait voir vit. Ceux-là surent repousser et retirer le néant des Choses. Par accident, ils devinrent des sorciers alors qu’ils ne savaient que lire. Leur parole était de la même trame que les fluides du monde. Experts en substance, ils pouvaient changer les attributs et les modes. Ils ne brassaient que de la poussière, mais aux yeux. Un jour vint un rajah...
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Présentation des artistes Alice Des – Illustratrice
alicedestombe@gmail.com
“Etudiante à Paris d’origine Wimilloise, monitrice de voile, mangeuse de pâté, illustratrice, brosseuse d’éléphants et auteure de bandes-dessinées, ex-expatriée à Montréal, sévèrement dépendante aux Maltesers, au caramel et aux gens qui me tombent dessus. Beau programme. Somme toute, je veux être multitâche, remplir tous les vides, savoir tout faire à peu près, apprendre à tout peindre, tout illustrer, tout raconter. Je veux être drôle et philosophe, sérieuse et absurde, avoir l’imagination d’un enfant et l’ambition d’une Sciences-piste.” Retrouvez son travail sur : http://www.alicedes.com
Allison Si - Photographe
allison.simonot@gmail.com
« Animal chimérique, étrange créature. Farces et attrapes, illusions d’optiques, supercheries, esbroufes, esbaudie, diseuse de bonnes aventures, rythmes absurdes, impromptus fantasques, actes gratuits, etc etc… Plus sérieusement, assez touche à tout. Surtout attrapeuse d’images. Entre nus, scènes théâtralisées, photos de modes, narcissisme ou portraits sur le vif, de temps en temps écriture, auparavant beaucoup de dessin, bientôt vidéo… J’aime les compositions hasardeuses et hybrides entre différents supports d’expression. La création est comme une expérimentation perpétuelle, une thérapie personnelle, qui me permet de dépasser les limites, exploser les carcans et les conventions. » Retrouvez son travail sur : http://www.allisonsi.com/
Cathleen Pascal - Illustratrice
pascal.cathleen@live.fr
“Je travaille tout en courbes sur les corps de femmes, chimères issues de contes, de mythes ou de ma tête. Deux années d’études en graphisme m’ont convaincue d’une spécialisation illustrative. A travers mes travaux je cherche à raconter une histoire, un conte, un fragment de vie mêlant réel et irréel pour coller au plus près de l’image mentale que je m’en fais, testant divers procédés; aquarelle, crayon (papier ou couleur), acrylique ou sculpture, étant plus intime avec la création manuelle mais étant curieuse de tout et apprenant à maîtriser l’art numérique.”
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Clem de Nesle – Illustratrice
clementine.denel@orange.fr
“Je m’appelle Clémentine et du haut de mes 19 ans je suis quelqu’un de sensible et lucide. Venant d’une famille écolo-responsable et ayant été confrontée à la maladie j’ai choisi de développer une certaine forme de conscience envers le monde et les autres, un désir de partage de vision en l’exprimant tout d’abord à travers le dessin et maintenant en m’orientant vers le design. Dans 5 ans, je me vois baroudeuse à l’étranger, cherchant l’inspiration à travers des voyages et des stages sur le terrain. J’aime la photo, l’art, et me cacher dans le 5ème étage du marché Saint Pierre à Montmartre.” Retouvez son travail sur : http://clemdenesle.tumblr.com
Emmanuelle Ly – Illustratrice
emmanuellely@gmail.com
“Mon travail est plutôt pluridisciplinaire, mais le dessin constitue généralement le point de départ de l’ensemble de mes projets. Voici plus de 3 ans que je me suis lancé le challenge de réaliser un nouveau dessin tous les jours. Daily Sketch Crossing (D*S*C) est un ensemble morcelable, où chaque billet d’humeur me permet de consigner ce que j’ai vu, lu ou entendu. Mon projet a évolué quand j’ai découvert le bookcrossing, une pratique qui consiste à faire circuler des livres en les libérant dans la nature pour qu’ils puissent être trouvés et lus par de nouvelles personnes qui les relâcheront à leur tour. J’ai alors libéré mes dessins dans des lieux publics pour les laisser vivre leur vie ! Et depuis cette année, une partie de mon rhizome illustré est visible sur mon blog.” Retrouvez son travail sur : http://dailysketchcrossing.tumblr.com/
Hugo d’Arbois de Jubainville – Ecrivain
hugo.darboisdejubainville@gmail.com
“Ce sont les grosses bestioles à tentacules qui m’ont donné envie d’écrire: le calamar géant qui attaque le Nautilus, les poulpes mutants qui menacent la tribu de l’enfant noir, le poulpe alien qui se la coule douce dans sa piaule de R’lyeh… Mais pour le pâté, rien ne vaut le sanglier, avec les petits bouts d’os qui craquent sous la dent. Quoique poulpe et sanglier en daube, c’est délicieux.” Retrouvez son travail sur : http://saladedepoulpes.wordpress.com/
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Le Tar-Péteur Masqué - Ecrivain
“Bonjour. Je vous laisse méditer (comme disais Schopenhauer) sur mon pseudonyme ridicule. Je souhaite garder l’anonymat par amour du masque de velours rose-paillettes, car j’aime me prendre pour Zorro avec ma longue épée flexible. Je serais la minute rock de ce journal. Puisque j’écris avec les pieds, j’aurais les mains libres pour autre chose. D’ailleurs, je pense être le paradoxe de ce journal consacré l’exhibition des membres. (Je te con et te fesse que je ne suis pas sûr d’être autre chose qu’une affabulation de quelque esprit malade. En toute honnêteté). Bien du déplaisir sur vous, le Tar-Péteur Masqué.”
Margot mollie - Ecrivain
“Un jour quelqu’un m’a dit que les filles n’aimaient pas le sexe et je lui ai planté mon stylo dans l’oeil. ”
Olivier Pivot – Ecrivain
olivier.pivot@sciences-po.org
“Olivier regarda la feuille blanche. Cent mots. Il haïssait cet exercice. Que pouvait-il dire ? Parler de son enfance méridionale, dans cette ville du Sud qu’il n’avait jamais quitté avant ses 18 ans ? Mauvaise idée. Son parcours à Sciences Po ? Prétentieux. Son année à Beyrouth ? Pas significatif. Ses amis, ses amours ? Trop particulier. Sa passion pour le monde arabe, pour la cartographie, la littérature ? Trop général. Que dire ? Il ne le savait pas et sa feuille restait désespérément blanche.” Retrouvez son travail sur : http://untheabeyrouth.wordpress.com/
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Paule - Ecrivain
bocquetpauline@live.fr
“ « La littérature anticipe toujours la vie. Elle ne la copie point, mais la moule à ses fins. » (Oscar W). L’écriture ouvre les portes d’un petit chez soi où tout le monde est invité autour d’un thé et d’un pâté, un peu de vers et beaucoup d’amis, de nombreux dessins et un changement de destin. Alors écrivons ensemble un monde et révolutionnons.”
Pauline Bock - Ecrivain
pauline.bock@sciences-po.org
“J’ai vingt ans et j’ai décidé d’être écrivain, comme J.M. Barrie, et journaliste, comme Camus. Mis bout à bout je trouve que ça sonne bien. Du coup, j’écris un peu de tout. Nouvelles fantastiques, articles immobiliers, monologues absurdes. Et un roman d’aventure avec un peu de philosophie dedans. Le journalisme, je vais l’apprendre à la City University, en cette 3e année qui risque fort d’envoyer du pâté (je reste dans le thème). Et comme j’aime bien les chapeaux, les écureuils, Coldplay, Harry Potter et le carrot cake, je pense que Londres, c’était plutôt un bon choix. C’est donc en terrain british que j’écrirai mes contributions ; quelque chose me dit que vous allez souvent entendre parler de la perfide Albion.” Retrouvez son travail sur : http://theresnoplacelikelondon.wordpress.com
Pauline Souris – Illustratrice/Ecrivain msmousemailbox@rocketmail.com “I am blue-eyed, my passport said. I would rather say I have short-sighted weird greyish eyes. Anyway. Pretty little things, and sprinkles that sparkle on top of delicious iced-cakes, that make you diabetic just by looking at them, enlighten my greyish eyes. Or to make long story short, I love food, I love cooking it, eating it, and taking pictures of it, before it’s gone. And sometimes, I draw, as well.” Retrouvez son travail sur : http://msmousehasabook.tumblr.com/
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Prochain numĂŠro : avril-mai
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