J.-S. ALPHONSE PONSAR 0
l ~8crevisse ROMAN HISTORIQUE
Prix: 80 éentirnes
PARIS D1PRnŒRIE ERNEST FLAMMARIOX 26, RéE RACI,'t:. PRÈS L'ontoN
1.898
J.-S. ALPHONSE PONSARD
L'ECREVISSE ROMAN HISTORIQUE
PARIS IMPRIMERIE ERNEST FLAMMARION 26,
RUE
RACINE, PRÈS L'ODÉON
1.898
L'É-CREVlSSE
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A qllarante kilomètres environ du canton de Genève, dans ulle,rallée étroite et pittoresque, se trouve la charmante peiite, sous-préfecture de ,'Nantua, av~e son lac etlesb.elles 'montagnes quil'environne'nt.. Cettevallée,q,lii compte "cinq kilo-' mètres ,de, long sur 'deux de large, s'étend, de l'est à l'ou~s-t,du village des Neyrolles :aux ,maisons blanches, .aux ruisseaux limpides, où .'se ',trouvent de, nombreus~s scieries, jusqu'au village de Lacluse, qui~
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sert de tête de ligne aux cheIIl:ins de fer de Bourg à Bellegarde et à SaintClaude. Aujourd'hui, Nantua est un des plus jolis nids où le touriste puisse diriger ses pas, depuis le commencement de juin jusqu'à la fin de septembre. Une belle avenue conduit de la gare à la ville, qui se compose de deu~ grandes rues, presque parallèles, qui vont se réunir en une seule du côté des Ney..., rolles, sur la route de Genève. On y trouve de très bons hôtels, et cette· ville est. connue non seulement par les, œuvres de Simon de Naptua, mais encore par ses plats recherchés .: les croûtes et les écrevisses à la Nantua, qui' ·figurent dans 'les menus des meilleurs restaurants et sur la table des Lucullus de notre siècle.
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Son lac, qui est au nord - ouest de la yille .et qui' mesure trois kilomètres de long sur deux de large, est bordé par une magnifique promenade de' ,platanes; et lorsque, au crépuscule, par un, beau temps d'août, on va prend're l'air dll sqir, l'eau s'étend et brill~ cor.p.me un miroir, où l'on voit sé refléter les montagnes de chaque côté. L'une se dresse avec sa forêt de sapins la plus verte, la plus épaisse que l'on puisse rêver, où une route intelligemment tracée mène aux prairies qui s'étendent SQus les rochers du 'Signal, quidominent toute la vallée, avec une altitude de mille cinquante mètres; l'autre, plus abrupte que l'on nomme le Mont est presque à pic, couronnée par de grands~ro chers, d'où se détache celui de la Colonne . ' qui élève fièrement~es flancsdans les cieux.
L'ÉCREVISSE
L:'ÉCREVISSE'
A l'extrémité est de la ville, se trouve le château' de P~adon, enfoui dans la ,verdure des tilleuls' et des sapins, puis le . hameau des Battoirs; ayant à gauche. le
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montagnes au midi de la vallée, et qui domine non se'ulenlent la vallée d~ .Nantua ~ celle des Neyrolles, mais d'où l'œil duif'touriste par le beau temps embrasse
mont Cornet,' où se trouvait autrefois 1'ancienne Maladrerie', dont on voit encor~ la trac·e aujourd'hui.
toute la plaine de la Dombe, dont lès étangs
Plus loin, le village des Neyrolles et le ,lac de ~ylans, dans un site sauvage et superbe -à la fois, près duquel les com-
scintillent au 'soleil, comme une masse de paillettes d'argent étendues sur le sol. Autrefois, sans, doute, if y avait un
pagnons de Jéhu attaquè~entautrefois la diligence de Genève, venant de Bourg, où ils avaient leur'repaire dans la forêt de Seillon. Puis, en allant .plusloin, le' coquet village de Saint-Germain-de-Joux, avec ses superbes chûtes d'eau, et enfin Bellegarde: près de la perte du. Rhône, qui maintenant est à décou.vert, et devient un, des' centres les plllS industriels dll département de l'Ain.
Lepoint-le plus intéressapt. est sans contredit le, Signal, qui s'élève. suri les
signal, comme on en trouvait . dans la plupart des monts Jura; ce qui constituait une espèce de télégraphe aérien, qui servait à avertir d'un poin( à u,n autre des ,montagnes.· Actuellement, il ne reste 1
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plus dè vestiges d'anciennes constru~. tions, et il n'existe que des prairies et des bois sur le' sommet .. La pente de, sapins pou;r y arriver s'appelle les Monts-d'Ain.
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L'ÉCREVISS.E
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C'est là, qu'au plus épais du fourré, on trollve une petite clairière, au centre de laquelle s'élève la Vierge des Monts-d'Ain; quelques bancs rustiques forment l'ornement de cette chapelle, qui est co'uverte par la fraîche verdure des sapins, et abritée par un enorme roc taillé,' où i'on voit le tabernacle. Les époux, qui n'ont pas d'enfants, doivent implorer la Vierge, et infailliblement, à l'expiration du temps réglemen, taire, il vient dans leur maison un joli petit bébé, qui· fait la joie du foyer, et soutient les pas chancelants des parents dans leurs vieux jours. Aussi, combien voit - on .de cierges émerger près- du sanctuaire? Et tous ont porté leurs fruits . . A l'autre extrémité de la montagne, au nord-ouest, se. trouve le plateàu de Cha-
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moise, où l'on arrive plus vite par un sentier d'abord peu co~vert, mais ensuite plus ombragé, et taillé dallS le rocher. De là, on domine en face tout le lac de Nantua, et la vue s'étend sur la plaine de Lacluse-Montréal. A l'extrémité du lac, coule un ruisseau, qui se dirige du côté du village de ,Brion. Je viens de parler de Brion. Un souvenir historique s'y rattache. C'est là que Charles le Chauve mourut en 877, au retour d'une de ses expéditions. On voit encore très distinctement des pans de Inurs du château de Brion, construit sur un monticule au centre de la plaine de -Montréal à Saint-Martin-du-Fresne, et .qui s'élève comme un immense monolithe, au milieu des prairies de ces contrées. fIns loin au nord, on remarque le
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village 'de Montréal, fièrement campé au~essus de la plaine. Ce village ·était fortifié autrefois, et plusieurs comtes et barons y rendaient la justice au moyen-âge et· y entretenaient une garnison.' Si l'on contourne le mamelon, où est situé Montréal, dans la direction de Nurie.u, on rencontre au' nord le village d'Izernore. C'est là que l'on trouve les vesti,ges d'un camp rOlnain., Plusieurs ouvrages, ou opuscules, ont été écrits sur ce camp, par des ,hommes de robe. et d'épée; .voire même par un bibliothécaire et conservateur de' musée de Paris : le docteur Maissiat. Mais" ces nouveaux historiens ont. cer~ tainement cqmmis une erreur, très par-donnable à raison de . leur origine 10cÇtle, car, malgré ~outes leurs subtilités ·d'étimologie, il leur suffisait, de lire César
pour savoir qu'Alésia '.jest indiquée par cét h~storien incontesta~le .et incontesté, comme se trouvant sur la rive droite de' la Saône. Il est probable que .Vercingétorix; ,àvec ses de~x-cent cin~~ante mille hommes et sa nombreuse cavalerie, n'aurait pu s'étendre dans la, -plaineq.'Izernore, 6ni vivre, dans un' .pays si déshérité et si stérile. La plaine de la Saône, de ' Mâoon à, Verdun, est plus propice à un déploiément de pareilles forces. Pourquoi Allerey, par exemple, à environquinze kilomètres au' nord deChâlonsu~-Saône, situé au-dessus d'une magnifique· plaine, l:1'aurait-il pas été l'emplacement d'Alésia? Il Y a encore Alise-Sainte-Reine . dans la Côte-d'Or. C'est là, dit-on, qu'aurait
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L'ÉCREVISSE
été la fameuse Alésia prise par César...
li
plus distingués, doit incontestablement
Pour être complet, il faut dire qu'il
faire loi dans ces circonstances.
y a un Aluze dans l'arrondissement de
Si l'on laisse Izernore pour revenir en
Châlon-sur-Saône, à vingt et (luelques
arrière, on retrouve les villages de Saint-
kilomètres de la Saône.
Martin-du-Fresne, de Maillat et de CondaIIline-la-Doye.
Choisissez, chers lecteurs ...
Puis, au midi, sur le versant de la Izernore a dû être érigé en camp romain, lorsqlle les Helv.ètes ont voulu envahir les Gaules en .l'an 61 avant Jésus-
Illontagne, s'élève la forêt de Méyriat, qui. '1 1
Christ. 1
cription très claire de cette invasion. D'après lui, les Helvètes suivirent le
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dû arriver du côté du fort de l'Écluse et de Bellegarde par le pays de Gex et par
trouvait au siècle dernier une abbaye célèbre, (lui a été délnolie, et dont les
Dans son ouvrage, César fait une des-
Rhône pour envahir les Gaules; et ils ont
contient de splendides sapins, et où se.
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matériaux ont servi à édifier plusieurs rnaisons de Nantua. Pour terlniner nIa description, je signalerai encore le saut des Charmides, qlli est à voir, et la va~lée de la rivière d'Ain, ainsi q.ue l'abbaye de Sulignat, à quelclues
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Collonges. César, qui a été un général accompli
!
et un historien des plus lucides et des
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kilomètres de la gare de SiIIlandre-sur-
~
Suran, lig'ne de Bourg à Lacluse.
!
Je mentionnerai aussi la perte du Rhône
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à.Bellegarde,et, pour ceux que l'industrie intéresse, les centres industriels d'Oyonnax et de. Bellegarde. A Oyonnax, on fabrique principalement les peignes et.lesobjets en céluloïde. Quant à Bellegarde, les turbines immenses et si puissantes du Rhône font mouvoir dé nombreuses usines, notàm· ment des papeteries, des fabriques de pâtes· de bois, des scieries, des moulins à phosphates, ete., etc...
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C'était en 16.. , ~poque à laquelle eût lieu l'~événement, qui a~ena un grand effroi parmi les habitants de Nantlla, mais qui, plus tard, devait assurer une célébrité européenne et universelle 'à leur ville. Alors, Nantua ne présentait pa~ le bel aspect d'aujourd'hui. Il n'y avait qll'une . seule rue : celle qui prend actuellement les ··noms de rues du Collége et de l'Hôtel· de-Ville, et qui allait en se rétrécissant jusqu'au lac.
L~ÉCREVJSSE
A proximité de l'église, s'élevait le couvent des Bénédictins, fondé par saint Amand en 671, et autour duqllel peu à peu se construisit un village, puis 11lle ville: ce fut sa première origine. Il n'y avait alors que des maisons étroites, sans alignement, et sombres. Les boutiques étaient petites et resserrées les unes contre les autres, et encadrées dans de petits cintres en pierre, et n'offraient pas le beau coup d'œil des magasins-d'aujourd'hui, avec leurs devant,ures 'en chêne sculpté, et les magnifiques glaces qui leur donn~nt jour sur la rue. IJe commerce principal consistait en de grosses tanneries, et en fabrication de souliers, qui se vendaient dans toute la région' des montagnes, et qui avaient acquis une juste célébrité par leurs bons cuirs et leur bonne confection.
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La corporation des cordonniers comprenait cinq-cents membres; c'était un gros commerce, et ils sortaient à certaines époques de l'année, bannière en tête, notamment le jour de la Saint-Crépin, où ils allaient festoyer dans les principales 'auberges de la ville, et manger le traditionnel pâté de mouches. Il n'y avait pas, comme aujourd'hui, la lumière électrique dans toutes les rues et dans les principaux magasins; mais on avait placé çà et là,à de grandes distances, des lanternes, appelées réverbères, qui étaient entretenues avec de l'huile de noix, l'hiver, de quatre heures et demie à neuf ,heures du soir: moment où le couvre-feu sonnait. Aussi, le soir on n'y voyait que fort peu dans la rue, et les vieilles dévotes q.ui allaient à la prière avaient l'habitude de
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porter' une petite .lanterne allumée; et, au moment des offices du soir, on apercevait de nombreuses - petites ~umières vacillantes, qui r.asaient les, murs et se dirigeaient du côté de l'~glise. Pour venir à Nantua, il, n'y avait que l'unique route de Bourg à Genève, et, du côté du village de Port, à' l'extrémité du lac, il· n'existait qu'un étroit se-ntier. Les montag~es ne possédaient pas ces belles routes carrossable.s qui les sillon~ nent aujourd'hui et qui permettent aux touristes les plus belles excursions. Il n'y avait qu'une fois par jour une. voiture énorme et lourde, appelée diligence (vieille patache) qui venait de Bourg, et où_ s'entassaient pèle-mèle les voyage.urs et les bagages, et qui mettait six. grandes heures- pour faire un trajet de trente-cinq kilomètres. Tandis qu'actuellement on
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opère le mème voyage en une heure, et demie, et-l'on peut arriver quatre fois 'par jour au chalet-gare 'de Nantua, où l'on' trouve, outre la salle d'attente de troisième classe,une autre salle pour les premières et secondes, presque IU'xuellse, ornée d'un beau tapis d'alfa, et de banquettes rembourrées couvertes en molesquine noire, d-us allX libéralités de la comp~gnieP.-L ...M. Il Y avait alors à Nantua fort peu, de fonctionnaires, à peine sept ou huit, et
l'on, ne voyait pas comme actuellement, dans toutes les -sous-préfecturès de France, .de quarante à soixante fonctionnaires.; cependant, les communications étant plus faciles de ~os jours, l'expédition des affaires publiques devrait se faire' avec moins de peine.
Un bailly, un lieutenant de police, un .seul juge qui ,était sur les dents à raisOn 2.
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des nombreuses callses qlli lui étaientsoumises par les montagnards processifs; un maître des eaux et forêts, un recev-éurcontrôleur, un gardien du grenier à sel. Ajoutez à cela un maître de poste et un fermier des impôts, deux tabellions, deux médecins, un apothicaire, un greffier, huit ou dix procureurs (avoués et avocats), quatre huissiers; voilà tout le bilan des fonctionnaires de l'endroit et des professions libérales. Il y avait, en outre, un collège où. l'on enseignait le latin et le grec, et qui était tenu par des Joséphistes,··congrégation qui avait sa maison-mère à Lyon et s'occupait d'enseignement, et était parvenue à exploiter un (certain nombre de collèges de la région bugiste et de la Bresse, notamment ceux de Bourg, Mâcon, LOllhans, Nantua, Tournus et autres lieux.
C'est là que fît ses études classiques, au collège de Nantua, le célèbre Bichat, qui, originaire de l'hoirette, et fils d'un médecin ou d'un notaire, alla étudier la Inédecine à Lyon et à Paris, où il professa plusieurs années, en laissant après lui une œuvre considérable: des traités d'anatomie qui firent faire de grands progrès à la science médicale. Bien que mort relativement jeune, à nl0ins de quarante ans, il a laissé un grand nom. A Nantua, il y a actuellement un bon collège, qui possède la meilleure réputation, et où l'on fait de bonnes études classiques. Plusieurs anciens élèves sont devenus des officiers supérieurs distingués ou des professeurs de mérite; quant aux médecins, aux avocats et aux fonctionnaires,
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ce collège en a fourni un grand nom.. bre ... ainsi qu'aux autres carrières libé-
raIes...
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J
Jamais, depuis l'invasion des grillons, qu~ avait eu lieu depuis quelque cinqllante
ans, on. n'avait vu les Nantuatiens aussi perplexes. Les grillons, alors, depuis les hallteurs de Retord et le crêt de Chalam, à l'est, jusqu'à la montagne de l'Avocat et celle de Mornay à l'ouest, s'étaient donné le mot, et avaient VOUltl envahir Nantua. Ils étaient arrivés en bataillons serrés .fondre- sur leur proie, par milliers, par million? et par milliards ... Non seulement
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en cas de victoire ils n'auraient rien laissé dans la ville, pas le moindre petit morcéaude pain, pas le moindre petit morceau de chou:x et d'herbe dans les, jardins et dans les prairies; mais encore, par leurs fanfares discordantes, ils effrayaient les gens et les bestiaux, et, à leur arrivée, les troupeaux de vaches, decbèvres et de moutons fuyaient dans toutes les directions. Les notables de Nantua se réunirent alors en conseil, et décidèrent de faire une procession à la Vierge, sous Chamoise, pour conjurer le péril et, en même temps, en gens trop crédules, ils allèrent consulter tous les sorciers des environs, notamment celui d'Apremont. Bref, les grillons disparurent tout à coup, on ne sait par quelle cause, et Nalltua put reprendre sa vie tranquille. Mais, en l'an 16.. , epoque dont nous
parlons actuellement, le danger sembla plus considérable encore. Il était persistant et durait depuis plusieurs mois, si bien que la ville semhlait bloquée du côté de Lacluse. Une énorme bête émergeait au milieu du lac, et rrlenaçait les passants de la route de Lacluse et du sentier de Port; bien plus, elle semblait vouloir se diriger du côté de la ville. Personne n'osait sortir. On faisait circlller les bruits les plus divers: plusieurs enfants et personnes au~ raient disparu dans le lac, emportés: par la bête scélérate. Les processions, les avis des sorciers restaient sans résultat. La population était affolée; on Ile comptait plus que Sllr la science des. deux médecins réputation
du pays,
qui avaient une
universelle,
et
sur
celle
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de leur accolyte l'apothicaire Dll Pilon. Le docteur Bistouri et le docteur Potion étaient entourés par leurs concitoyens, qui les imploraient de les débarrasser du
Aussi, étaient-ils choyés et aimés dans le pays! Et cllaque. matin, lorsqu'ils partaient pour voir les malades sur le mont Cornet, à la grande Maladière, qui y était installée, on aurait pu voir les gens contentset ébahis sur leurs portes, les regarder chevaucher, côte à côte, le premier sur sa grande mule, et l'autre sur son âne noir, et les yeux les suivaient au loin montant la côte abrupte de la montagne.
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fléau qui menaçait la cité. L'un, grand, maigre, aux manières saccadées, avait fait ses études classiques chez les Josépbistes, et était ensuite allé étudier à Montpellier; c'était un très bon opérateur. L'autre, petit, trapu,
excellait dans
l'usage des remèdes. Il faisait beaucoup de ~èle, et dès qu'on le demandait, il s'empressait de laisser sa table et les succulents plats que sa vieille Gertrude lui préparait si savamment, pour voler au secours du malade. Il avait fait de fortes études classiques chez les Jésuites de Belley, puis sa médecine à Paris.
Ce jour-là, ils furent arrêtés à la porte de .la ville, par .l'asssemblée des notables, qui vinrent humblement leur adresser cette requête : « Vaillants et érudits Docteurs,
« Vous nous voyez tristement à vos
pie.ds. 3
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« Nous venons vous
implorer pour conjurer le fléau, qui menace notre ville. «L'infâme animal, qui nous tient assiégés depuis plusieurs mois, ne fait pas mine de vouloir lever le siège. De ses pattes immenses, il nous nlenace sans cesse, et réussit trop souvent à faire quelque victime. « Nous avons confiance en votre science profonde; et, malgré les· mauvaises farces de ce gredin de Molière, à votre encontre, et à l'encontre de votre estimable compagnie, nous sommes persuadés que vos noms iront à la postérité, tandis que celui de ce misérable sera englouti dans les plus profondes ténèbres. C( Voici une occasioll prop.ice qui se présente pour vous illustrer. » A ces mots prononcés par le doyell des
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notables avec toute la solennité voulue, le doctehr Potion fait toutes ses protestations à ces braves gens et promet de les délivrer du péril commun. Son confrère également l'appuie tant qu'il peut de sa voix grèle et flûtée ... Et, on se donne rendez-vous pour le lendemain à l'hôtel de ville, pour donner la consultation et les conseils demandés ... et aviser aux moyens à prendre ...
L'ÉCREVISSE
IV
Le lendemain matin, une foule hOllleuse remplissait la flle de l'Hôtel-deVille. Dès sept heures, les dellx docteurs arrivent à pied, vêtus qe leurs longues robes noires, et la tête surmontée du grand bonnet pointu traditionnel. Ils montent gravement les escaliers de l'hôtel de ville Déjà, les notables y étaient réunis. On remarquait, entre tous, l'apothicaire Du Pilon, petit, gros, les cheveux
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hérissés, le regard légèrement de travers. Il se frottait les mains avec vivacité; et il espérait que ses deux compères opineraient pour la préparation. d'une forte purge dans une de ses bonbonnes immenses, et que cette .médecine bien préparée par lui purgerait le pays du monstre qui l'effrayait. Mais, ses idées devenaient confuses, lorsqu'il songeait comment on opérerait. Où pourrait-on trouver une seringue assez grosse? Et surtout qui se chargerait d'administrer la médecine? D'un autre côté, le père Samuel, le gros tanneur, réfléchissait. On lui avait livré dernièremen~ la peau d'un bœuf énorme~ Il comptait qu'on la découperait en 11ne immense. lanière,. et ,qu'elle servirait à entourer les pattes de .l'animal pour le mettre dans l'impossi3.
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bilité de nuire, et qu'ensuite on s'en débarrasserait facilement.
Nos deux docteurs ignoraient à quel animal ils avaient à faire. . J;)ans leur haute sagesse, ils se rappelè-
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Chacun d'après sa profession, et ses aptitudes, entrevoyait un moyen de triompher de l'ennemi. Mais, chacun restait coi ... Après force salutations et poignées de mains, les deux docteurs s'assirent dans deux larges fauteuils, préparés pour eux spécialement; et les notables firent cercle, en conservant un silence complet. A cette époque, les sciences naturelles étaient encore fort peu connues. Les deux célèbres naturalistes, de Jussieu et Buffon, n'étaient pas encore nés; en effet, le premier naqllit à Lyon en 1686, et le second à Montbard, en Bourgogne, près Dijon, en 1707. Les· ouvrages de cette science étaient peu nombreux et incomplets.
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rent avoir vu, dans une gazette de Paris, figurer le nom d'un jeune' docteur ès sciences naturelles, du, nom d'Athanaël Desbrouillard; mais ils ne savaient comment correspondre avec lui. Il fllt donc convenu qu'on s'adresserait au député provincial, M. Ballandard, et au président à mortier, M. de la Brebis, qui était né dans. les environs de Nantua. M. Ballandard était jeune et remuant. Il aurait vite tranché la question; on comptait beaucoup sur lui... N'avait-il pas fait un poème sur la danse des' escargots et le chant des colimaçons? C'était un lettré. Il était fils d'un fabricant de tiretaine (étoffe que les paysans d'alors employaient
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L'ÉCREVISSE
pOilr leurs vêtements), avait fait de bonnes études· classiques chez les Jésuites -de Belley, et, tout jeune encore, s'était engagé dans les armées dil roi. Là, il avait fait bravement son devoir et portai~ plusieurs blessures, qu'il avait reçues dans les combats contre les Espagnols envahisseurs. Il était d'une très grande force à l'épée, et ses nombreux duels l'avaient rendu célèbre... Ses blessures l'ayant mis -dans l'impossibilité de servir, il alla donc étudier le droit à l'académie de Poitiers qui était renommée alors, puis fût procureur au parlement de Trévoux, d'où. iL devint, quelques années aprè~, député provincial. On faisait bien de compter sur lui ...
v
Par une belle journée du mois d'août, lecourrier de Paris à Genève s'arrêtait devant l'hôtel de l'Écu, à Nantua. Un grand jeune homme de trente-cinq à quarante ans en descendait. Avec ses grands cheveux bruns et ses dèux immenses accroche-cœur qu'il ramenait coquettement sur les tempes, il inspirait tout de suite la curiosité et la sympathie. Aussi, les jeunes Nantuatiennes ou.. . vraient-elles discrètement leurs fenêtres
pour jeter un coup d'œil furtif sur le nouvel arrivé? Bientôt, 011 apprit que le voyagellr était M. Athanaël Desbrouillard, docteur ès sciences naturelles, que la municipalité et les habitants de Nantua attendaient avec impatience. ~es notables se réunirent au plus vite, et le baron de La Cllaponnière s'empressa de venir à l'hôtel de l'ÉCll pour inviter le beau Parisien à s'installer quelques jours dans' son château de Pradon. En galant homlne, la connaissance fllt vite faite, et la calèclle à deux chevaux emporta promptement M. le baron et son hôte dans la cour du château. Comme il était tard, le voyageur fut conduit dans sa chambre par les domestiques, et l'on remit au lendemain les affaires sérieuses.
Minuit sonnant, M. Athanaël Desbrouil~ lard fut réveillé par un grand· bruit qùi se faisait à la fenêtre de sa' chambre. Il regarde et voit une grande forme noire qui se détachait derrière les vitres, et, en même temps, deux yeux ardents brillaient et plOllgeaient des regards indiscrets et terribles dans l'intérieur de l'appartement. M. Athanaël Desbrouillard était certai· nement brave; mais, néanmoins, cette apparition le glaça d'effroi, et son sang se figea dan's ses veines. C'était el100re le' mouton noir qlli faisait des siennes. Ce terrible sotcier, qui logeait derrière le Inont Cornet, était descendu de son antre, comme cela arrivait à certaines. époques, pour les grandes occasions. Dans un cri rauque, il conseilla au voyageur d'aller, dès le lendemain, trou...
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ver les. notables de la ville, -de réunir pour le surlendemain la pr<?cession de toutes les sociétés de la ville et des environs., et d'aller directement au lac, pour voir le monstre et prendre les mesures nécessaires pour en purger le pays.
Vl
.Dès le lendemain, après un copieux déjeuner chez M. le baron, où l'on savoura du beurre du Poisat, de bonnes truites de la Doye.. des-Neyrolles, un·coq de bruyère tué dans la forêt de Colliard, un civet de lièvre deSaint-Martin-du-·Fresne, du fromage bleu de Gex, du bon miel·de Bolozon, et autres choses .succulentes, le tout arrosé des généreux vins de Cerdon et de Seyssel.. et du bon vin blanc de .Gravelles mousseux, au dessert. f' M.Ath'anaël .Desi
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brouillard se rendit à l'hôtel da ville, où les notables l'attendaient. Il fut-convenu que le lendemain, à neuf heures du matin, toutes -les sociétés de Nantua iraient en corps au lac, et que vingt-quatre barques seraient prêtes pour transporter les hommes -les plus valides et les plus courageux et tous les filets de pêcheurs que l'on requérerait' tant à Nantua qu'à Lacluse et ~ Port. A l'heure dite, la procession se forma sur la place p.ublique. En tête marchait la compagnie des arbalétiers, composée de trentehomlnes, command~epar son capitaine, Théophraste Sarbacane. Puis, venait la société des Sifflets des Neyrolles. Ensuite, celle des cordonniers composée de cinq..cents membres, la labanniêre bannière en tête.
M. le bailly et les autorités suivaient après, ainsi que M. le juge Didey, précédé de ses quatre huissiers, et suivi des procureurs en robes . .Venaient à la suite les sociétés des peigneurs de chanvre du Poisat et de Lalleyriat; La société de remonte d'Echalon; Celle d'agriculture de Groissiat, Et M. Athanaël Desbrouillar<;l, flanqué des docteurs Bistouri et Potion. Puis le cercle des boiteux, Et la société des vieilles filles de Nan· tua, au 110mbre de cent-vingt-deux ayant en tête leur bannière déployé e, où se trouvait l'image de saint. Antoine de Pa.. doue... Enfin venait M. le curé Crochot et ses vicaires, et les différents religieux. Arrivé à la hauteur du lac, la pro-
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. ;['/ÉCR;EVISSE
cession .,s'arrêta; et par une conversion ,savante les' arbalétiers firent face' aux vingt·qu~tre bateau4, ' où se trouvaient les filets; et M. Athanaël Desbrouillard vint prendre place ,à leurs côtés~
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Bientôt les 'barques sont prises d'assaut par les arbal~tiérs, et par qllelquescor'donniers les plus forts et les ~ plus robustes. La flotte s'ébranle et s'avanCé lentement. M. Athanaël Desbrouillard, en vrai amiral, tient la tête de la ligne, et semble porter défi à l'ennemi. A ce moment, au milieu du lac, on voit le terrible animal prendre ses· ébats. Puis, tbut'à coup, il reste immobile. Alors les bateaux, changent leur .ligne 4.
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L'ÉCREVISSE
d'attaque, font conver~ion à droite et à
'pêcheurs de l'entourer de leurs larges
ga~che,
Mais jamais il n'avait entendu ,parler
filets et de l'entraîner sur les bords. A ce moment, M. le chanoine Crochot s'avança, fit le tour du monstre, et l'aspergea avec son goupillon d'eau bénite. Ufi grand bûcher avait été installé sur la promenade du lac; on y avait accumulé plus de dellx -cents fagots de buis, coupés dans les rochers du mont. Le terrible monstre fût traîné et jeté
d'un sujet aussi grand et aussi gros. Il ,se trouvait devant un de ces phénomènes
sur ces bois préparés. M. Athanaël Desbrouillard s'avança ma-
de la nature que recherchent avec tant >d'actiyité·les savants. Oui, c'était une écrevisse, mais uné
jestueusement et avec une torche de résine enflammée mit le feu à cet immense amas. Bientôt, la flamme crépita, une épaisse
écrevisse monstre,. comme jamais' on, n'en
fumée s'éleva en colonne dans les airs;
'avait rencontré. Elle mesurait enviTon cinq mètres de long.
et en moins d'un quart d'heure tout fût
et l'entourent dans un vaste
cercle. On met les filets à l'eau. M. Athanaël Desbrouillard, qui avait fait llne étude approfondie des crustacés terrestres, aquatiques et marins, ne fut pas longtemps· à se rendre compte à quel genre d'animal il avait à faire.
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L'animal engourdi par le sommeil ne .bougeaitpas, et il il.e fût pas difficile aux
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réduit el1 cendre. C'est à ce moment, que les cantonniers de la ville arrivèrent avec· leurs
L'ÉCREVISSE
tombereallX; et une· heure après toute la cendre' de cet immense bûcher, fût jetée au lac. La foule se retira alors en silence... Depuis cette époque, une immense quantité d'écrevisfesfît son apparition dans le lac; on en prenait par paniers et par. sacs. Ce crustacé, autrefois inconnu dans ces parages, s'etait propagé avec une merveil· leuse activité.
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VIII
Lecteur, si vous avez quelques jours à disposer pendant la belle . saison, allez visiter ces belles montagnes et ce beau lac, et vous savourerez avec délice, au 'Grand-Hôtel, les écrevisses à la Nantua, et même à la table de vo.s amis.
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