Des voix d'autrefois - Les Bailly-Bonay du Valromey à Lyon par Gisèle Vinay Pampiglione

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À la mémoire de mon cousin René Paget (1908-1996) qui, en me confiant les archives de la famille Bailly-Bonay, qui étaient en sa possession, a permis à ce livre d’exister. Ce n’est pas une étude historique même si cette histoire reste profondément vraie avec ses joies, ses misères et ses secrets. Mais tout au long de recherches passionnantes, qui s’apparentent parfois à une véritable enquête policière, j’ai porté en moi ces personnes qui sont de mon sang et j’ai tenté de les faire revivre, non pas telles qu’elles ont vécu (qui le pourrait ?) mais telles que je les vois dans mon cœur.


Prologue « Si le monde n’ a aucun sens, qui nous interdit d’ en inventer un ? » (Lewis Carroll) « Ne les oublie pas ». « Oui, ne les oublie pas. » Cette petite voix insistante résonne dans ma tête, depuis quelques jours. Nous sommes en 1958, j’ ai seize ans, mon grand-père Joseph Bouillet vient de mourir et comme l’ année scolaire est terminée, je tiens compagnie à ma grand-mère Maria Bailly-Bonay, son épouse, qui habite la maison de famille à Injoux-Génissiat, dans l’ Ain. Désœuvrée, j’ ai pris sur l’ étagère où Mémé range ses quelques livres, un vieux bouquin, aux pages jaunies, à la couverture disloquée, à la reliure déchirée. C’ est un livre de cuisine : « La cuisinière de la Campagne et de la Ville ou nouvelle cuisine économique » Librairie Audot Paris, 1877. Ce qui m’ intrigue, c’ est le nom manuscrit écrit sur la page de garde : « Augustine Bouillet » — Dis, Mémé, qui est-ce ? — Oh ! Çà, c’ est du côté de Pépé, la sœur de son père, je crois. — Mon arrière-grand-tante, alors ? — C’ est çà. Mémé n’ en sait pas plus : ce n’ est pas sa famille. -Et ta famille de ton côté ? Tu pourrais m’ en parler ? Mémé ne répond pas, ne répond jamais sur ce sujet. Si j’ insiste, j’ ai droit à un « Tu es bien curieuse ! » qui me fait taire. Les enfants bien élevés ne doivent pas poser de questions. Pourtant sur d’ autres sujets, Mémé est intarissable. Je reprends alors le livre de cuisine. En le feuilletant, je découvre une feuille manuscrite, toujours de la même écriture fine et penchée, celle d’ Augustine sans doute. C’ est une recette de cuisine : « Poularde à la zingara ». (« À la zin7


gara » ? Vite le Larousse : « à la bohémienne » donc) « Videz par la poche une poularde et enlevez l’ os principal de la carcasse comme s’ il s’ agissait de truffer la poularde. Piquez- la sur un seul rang de chaque côté de l’ estomac avec des lardons de lard fortement assaisonnés, alternant avec des lardons de viande taillés dans une langue de bœuf fumée. Disposez ces lardons de manière à ce qu’ ils forment un ovale régulier, recouvrez la poularde d’ une barde de lard et mettez- la dans une casserole avec deux tranches de lard, 500 g de veau maigre, 250 g de jambon coupé en petits dés, deux carottes, quatre oignons et un bon assaisonnement de sel, poivre et muscade râpée. Mouillez d’ une quantité suffisante de bon bouillon dégraissé et faites cuire sur un feu modéré pendant une heure et demie. Retirez la poularde de la casserole, passez le jus de cuisson, dégraissez-le et tenez-le au chaud sur le bord du fourneau. D’ autre part, pilez dans un mortier environ 60 g de langue de bœuf fumée, ajoutez-y 30 g de bon beurre frais, pilez de nouveau et faites fondre ce mélange dans une casserole. Délayez avec le jus de cuisson dégraissé, passez à travers une passoire à trous fins et tenez la purée assez claire pour qu’ elle puisse être versée sur la poularde en place de sauce. Servez très chaud. Dans les grandes cuisines, on rend la sauce plus délicate en délayant la purée avec du velouté et en mouillant la cuisson de la poularde avec du consommé au lieu de bouillon. » Je relève la tête : « Dis donc ! Quelle recette compliquée ! —Ah ! Oui ! Elle était cuisinière à Nantua, ajoute Mémé. —Tu ne sais pas ce qui lui est arrivé ? —Non, elle est morte depuis si longtemps. —Tu ne l’ as pas connue alors. » Mémé hausse les épaules : les morts sont morts, rien ne les fera revenir. C’ est alors que ma petite voix se fait entendre pour la première fois : « Mais si, il faut les faire revenir ces morts, il faut les faire parler. Ils 8


sont là, tout près de nous, regarde, voici le blaireau de Pépé et son rasoir coupe-choux sur l’ étagère et puis ses lorgnons, là-bas à côté du poste de radio... » Je l’ entends si bien cette petite voix, que toute ma vie, je ne cesserai de lui obéir, dans la mesure de mes moyens. Je me mettrai à rassembler tout ce qui concerne notre généalogie et je deviendrai la dépositaire de tous les objets et toutes les paperasses de la famille, depuis la tabatière à priser de mon aïeule, Marie Philomène Grospiron jusqu’ aux livrets et documents notariés divers entassés dans les armoires. De temps en temps, pendant mes loisirs, je me rendrai à la mairie d’ Injoux-Génissiat : la secrétaire me laissera fouiller dans les registres où je recopierai patiemment les actes de ces vies qui m’ intéressent. Ces vies passées qui se lisent, ligne après ligne, se feuillettent, page après page, année après année, registre après registre, aux encres pâlies, à l’ orthographe incertaine, aux signatures hésitantes et émouvantes... Ces vies passées, je les voyais surgir, non pas mortes mais vivantes au contraire, puisque nommées. Je découvrais leur village, leur quartier même, leurs alliances et par les archives notariales et les cadastres, leurs fermes et leurs possessions. Et, finalement, je l’ ai retrouvée, dans les registres d’ Etat Civil, cette Augustine Bouillet ! Elle est née le dix-huit février 1855 à Injoux-Génissiat et morte le vingt-neuf octobre 1900 à Lyon, après avoir été cuisinière pendant sa courte vie, chez Monsieur Mercier, pharmacien à Nantua. Comme tous nos aïeux, sans aucun doute, Augustine a travaillé durement « en condition », c’ est-à-dire placée chez des étrangers pour gagner sa vie Une vie de labeur à trimer chaque jour, à remplir les seaux d’ eau à la pompe, allumer les feux, vider les cendres et les pots de chambre, préparer les recettes compliquées des repas, faire bouillir et laver le linge, repasser et amidonner cols et chemises, cirer les parquets... Toutes ces humbles besognes ne lui laissent aucun répit sinon pour assister le dimanche, à la messe basse de sept 9


heures, petit repos ô combien nécessaire et qui sait ? Peut-être puissant réconfort à cette époque où la foi est si vive. Car Augustine a laissé de nombreuses preuves de sa foi intense dans la maison de famille : j’ ai retrouvé divers reliquaires et missels et même un prieDieu lui appartenant. Augustine Bouillet (Marie Gustine Bouillet) Née le 18 février 1855 (dimanche) - Injoux-Génissiat, 01189, Ain, Rhône-Alpes, France, : Injoux Décédée le 29 octobre 1900 (lundi) - Lyon, 69, Rhône, Rhône-Alpes, France, à l’ âge de 45 ans Cuisinière en 1878 : en service chez Mr Mercier pharmacien à Nantua en 1884. (Mon arbre en ligne, geneanet.org)

Mais ces recherches généalogiques entreprises depuis longtemps concernaient surtout la famille de mon grand-père : les Bouillet Sardin. Elles restaient sporadiques, sans ordre, j’ entassais le tout dans un carton : « on verra plus tard ». Et le temps a passé, beaucoup de temps. Alors, ce véritable déclic, quand se produisit-il ? Eh bien, comme pour beaucoup de généalogistes amateurs, lorsque je pris ma retraite et surtout lorsque les Archives départementales furent numérisées et diffusées sur le web. Quel bonheur, d’ avoir une bonne partie de sa généalogie à portée de clic ! Maintenant, pour faire parler mes ancêtres, et pour écrire leur vie à partir des traces qu’ ils nous ont laissées, laquelle choisir, parmi ces innombrables lignées qui les énumèrent ? Celle qui me paraîtrait la plus complète et la plus riche ? Certainement. Mais encore ? Il me manquait quelque chose. Il me fallait, sans doute ressentir une émotion particulière pour qu’ ils puissent parler et que je puisse écrire. J’ attendais donc ce moment et voilà qu’ un beau jour, j’ ai éprouvé, ce que j’ appelle « un coup au cœur », qui m’ a fait comprendre que dans toute recherche, on trouve matière à énigme policière. Et dans ce cas, pourquoi ne pas tenter de la résoudre ? 10


Chapitre 1 L’  enfant « exposée » : Marthe Geny Par cette après midi de juillet où la canicule ne permettait pas la promenade, je branchai mon ordinateur. Depuis quelques jours déjà, je poursuivais la recherche en ligne des registres d’  Etat Civil de Lyon, me permettant d’  établir l’  existence sur terre de mon aïeule, Marthe Geny, mon arrière-arrière-arrière grand-mère. Mais ce jour-là, devant ces pages jaunies à l’  écriture pourtant si nette, je ne m’ attendais certes pas, à une découverte aussi émouvante. Il faut l’ avouer, devant le texte que j’ avais sous les yeux, je suis restée pétrifiée et même glacée : des frissons me parcoururent de la tête aux pieds, en dépit de la chaleur environnante. Ce que j’ avais déjà lu, si souvent, dans de nombreux romans ou histoires, du « Petit Poucet » à « Hansel et Gretel », en passant par « Les Misérables » « Notre Dame de Paris » ou « Sans Famille » se produisait aussi, dans toute sa réalité, dans ma propre famille : Marthe était une enfant trouvée dans un tour d’ abandon ! (Registre des Enfants abandonnés Lyon, cote CH-Q079, IMG_1334)

« Enfant trouvé, enfant abandonné ou enfant exposé » : ces termes ont tous une connotation dramatique : nous avons en tête l’ image de ces milliers d’ enfants déposés peu après leur naissance, sur le parvis d’ une église, ou une marche d’ escalier, dans un recoin de couloir ou, plus tard, dans le « tour d’ abandon » et confiés, en France, à la charité d’ un Saint Vincent de Paul, de l’ Eglise ou plus tardivement de l’ Etat. Un sort particulièrement funeste. Qu’ est-ce que le « tour d’ abandon » d’ abord, qui sera si souvent employé au 19ème siècle ? C’ est un cylindre tournant ouvrant sur l’ extérieur d’ un bâtiment (en général un hospice) comme un tambour de porte. Une personne dépose anonymement le bébé à l’ intérieur du tour, le fait tourner, puis sonne une cloche pour avertir quelqu’ un de l’ intérieur. Et voilà le bébé recueilli par un organisme charitable.

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Il nous faut, toutefois, reprendre les choses dans l’ ordre pour notre Marthe. Je la connaissais déjà par son acte de décès, à Lyon, daté du dimanche 30 octobre 1853. Une mention sur cet acte m’ avait intriguée : « exposée à l’ hospice de Lyon ». Et voici qu’ elle figurait sur le Registre des enfants abandonnés des Hospices civils de Lyon (Registre de réception des enfants. La Charité 01/07/1815-30/04/1817 : vue 57)

1321 24427 Marthe Geny, fille âgée d’ un jour, exposée aujourd’ hui à six heures un quart du soir dans le tour de cet hôpital, ayant pour layette une coiffe d’ indienne de différentes couleurs, une moitié de mouchoir en mousseline garnie, un drapeau marqué b, un lange gris et une bande de toile ; avait dans la dite layette un billet ainsi conçu (cet enfant n’ a pas été baptisé, l’ on vous prie s’ il vous plais de la nommer Marthe Geny, née à Lyon le 22 novembre 1815, mise à la charité le 23 soir ; a été enregistrée à la Mairie de cette ville et baptisée dans cet hôpital.(L’ orthographe est respectée)

Elle est « exposée » c’ est sans doute, une enfant naturelle. Nous ne connaîtrons donc jamais l’ identité de ses parents. Que s’ est-il alors passé neuf mois auparavant, lors de sa conception, c’ est-à-dire aux environs de février 1815 ? La période est riche en événements politiques de grande importance, même à Lyon. Nous avons les Cent-Jours, la bataille de Waterloo, la chute de Napoléon puis enfin, le partage de l’ Europe au deuxième Traité de Paris en novembre 1815. Par exemple, le 10 mars 1815, Napoléon, de retour d’ exil, fait une entrée triomphale dans Lyon qui connaît certainement beaucoup d’ agitation... La mère de Marthe en a-t-elle subi les conséquences ? De plus, nous savons qu’ à cette époque, il est quasiment impossible à une femme d’ élever seule, un enfant. Toujours est-il qu’ en Novembre 1815, elle accouche à Lyon, peut-être même à l’ Hôtel Dieu. En effet, c’ est en 1802 que l’ on va créer Les Hospices Civils de Lyon, 12


réunissant L’ Hôtel Dieu et L’ Hôpital de la Charité dans un même bâtiment. Le tour d’ abandon de l’ Hospice fonctionna dès 1804 pour éviter les innombrables décès de nouveau-nés abandonnés n’ importe où. Le secret toutefois de la naissance de ces bébés est bien gardé. « (Les femmes enceintes) admises (à l’ Hôtel Dieu) quinze jours avant le terme de leur grossesse, peuvent partir dix jours après leur accouchement. À leur entrée on inscrit leur nom et adresse sur un registre secret dont l’ économe est seul dépositaire. Il leur remet un billet pour l’ une des deux salles où elles doivent se rendre, dont l’ une est gratuite et l’ autre payante. Après leur accouchement, si l’ enfant est abandonné, il est mis au tour et part presque immédiatement, pour la campagne... » (Cité par Marie Thérèse Hermann dans son très beau livre : « Les Enfants du Malheur » p155 et suivantes.)

Petite remarque maintenant, sur le billet lui-même, attaché à la layette de Marthe. Si on compare le texte de ce billet à celui de l’ inscription de la réception du nouveau-né suivant : c’ est le même. Est-ce la même personne qui a écrit les deux billets ? 1322 24427 Louise Sanguin fille nouvellement née exposée aujourd’ hui à six heures un quart du soir dans le tour de cet hôpital... Avait dans la dite layette un billet ainsi conçu (cet enfant n’ a pas été baptisée, l’ on vous prie s’ il vous plait, de la nommer Eloïse Sanguin, née à Lyon le 23 novembre 1815, mise à la charité le même jour à six heures et demie du soir ; a été enregistrée à la Mairie de cette ville et baptisée dans cet hôpital. Que pouvons-nous observer sur ces deux billets? Les deux bébés ont été déposés, le même jour à la même heure dans le même tour. Ils contiennent les mêmes mots exactement. Sont-ils de la même écriture ? Impossible de le vérifier mais sans doute, ont-ils été écrits par la même personne. Les deux mères ont-elles accouché au même endroit à vingt-quatre heures d’ intervalle ? On peut le penser, les deux bébés 13


étant déposés en même temps dans le tour. (J’ ai suivi cette petite « Louise Sanguin » dans sa vie bien courte : elle sera recueillie par des parents nourriciers à Pailharès (Tournon Ardèche). Déclarée « faible et ne marchant pas » en date du 01/07/1817 (à vingt mois environ), elle décèdera le 13/01/1818.) Revenons à notre Marthe. Comme pour tous les enfants pris en charge par les Hospices civils, sera-t-elle équipée du célèbre collier qu’ elle devrait porter jusqu’ à l’ âge de sept ans ? C’ est un collier rivé supportant une médaille qui reproduit son numéro de registre, soit 1321. Il a pour but d’ assurer son identité et d’ éviter toute substitution d’ enfant. Pour Marthe, en réalité, je pense qu’ elle ne l’ a pas porté. « 20 mai 1826 : circulaire n°18 à l’ intention des préfets, prescrivant l’ apposition de collier à tous les enfants trouvés des 1ers, 2èmes et 3èmes âges. » « Abandon et Adoption » geneawiki.com Avant cette date, en effet, il n’ en est pas fait mention. Marthe a donc d’ abord été examinée par un chirurgien qui l’ a déclarée viable et apte à être placée chez une nourrice, à la date du 24 novembre 1815. (Registre des enfants abandonnés des hospices civils de Lyon : Journal des entrées à la crèche- La charité Crèche 01/07/1815-31/12/1817 : vue 12)

Voici donc, notre bébé qui entreprend par ces grands froids de Novembre, à l’ âge de deux jours, un voyage éprouvant dans « un panier ouvert » ou une hotte. Souvent, plusieurs bébés sont placés debout dans leurs langes et transportés à dos d’ homme ou dans une charrette. Pendant les haltes, le « meneur » les nourrit, s’ il n’ a pas trouvé de nourrice, en leur faisant téter un chiffon imprégné de lait. Inutile de préciser que beaucoup meurent de froid ou de faim. Par chance, Marthe en réchappe et est recueillie par un couple nourricier à Mongonod à seize lieues de Lyon (soit une soixantaine de km) : il s’ agit de Lazare Minuit et Marie Emin. « Remise à Lazare Minuit et Mie (Marie ?) Emin, au hameau de 14


Mongonod du village de Sutrieu, Belley, Ain » (Archives municipales de Lyon -Registre de placement La Charité 1815-816 : vue 315)

Ce couple, qui n’ appartient pas à une famille trop misérable, puisque l’ Administration ne les accepte pas comme familles nourricières, s’ est sans doute montré dévoué et Marie une nourrice attentive et généreuse puisque Marthe survivra. Elle lui sera confiée jusqu’ au vingt-quatre Mars 1817. Sans doute, la date de son sevrage : elle a seize mois. C’ est l’ usage, alors, de la confier à d’ autres personnes qui n’ auront plus à l’ allaiter. « (Après leur sevrage) on place ensuite ces enfants chez des propriétaires qui n’ ont pas d’ enfants ou n’ en ont plus, et qui sont obligés de donner chaque année des nouvelles de l’ enfant jusqu’ à ce qu’ il ait atteint sa douzième année » (Cité par Marie Thérèse Hermann p92) J’ ai retrouvé dans le « Répertoire alphabétique des paroisses de placement des enfants abandonnés », quelques notes sur le village de Sutrieu : (La Charité Inspection. Non daté. : vue 51) « Sutrieux en Val Romey (seize lieues de Lyon). Curé M Virignin. Le sol de cette paroisse est fertile en grains et les enfants y sont bien pour la nourriture et les vêtements. » « Sol fertile en grains » ? Hum... pas si sûr en 1816. En plus des nombreux bouleversements politiques guerres et désordres qui affectent la France à cette date, une catastrophe climatique s’ est produite en avril 1815, à l’ autre bout de la terre, en Indonésie. L’ éruption du volcan Tambora a projeté dans l’ espace, trente-trois km cubes de cendres volcaniques, occultant la lumière du soleil sur la terre entière pendant de nombreux mois et faisant plus de soixante-dix mille victimes dans l’ archipel indonésien. (Pour comparaison, l’ éruption du volcan Pinatubo aux Philippines, en 1991, a projeté cinq km cubes de cendres dans l’ espace...) L’ année 1816 a donc été « une année sans été » où les récoltes ont pourri sur pieds. Ce fut l’ une des plus froides années jamais enregis15


trées dans l’ histoire, à l’ origine d’ une famine qui a tué environ deux cent mille personnes en Europe. (Sciences et Vie, janvier 2014, article de David Humbert : « L’ éruption du volcan Tambora. »)

Dans ces conditions, Marie Emin a bien du mérite à avoir réussi à garder en vie notre petite Marthe. Celle-ci va donc être prise en charge, en mars 1817 par Scolastique Emin qui habite Cormoranche. Peut-être une parente ? Où se trouve ce village ? Pas très loin de Sutrieu (trois km, environ). Mais les conditions sont bien différentes. Toujours d’ après le « Répertoire alphabétique des paroisses de placement : vue 15, non daté »

« Cormoranche annexe d’ Hauteville en Bugey, distant de quatorze lieues (de Lyon), on peut écrire par Nantua. Vicaire M Rey. Observations : il croît peu de grains dans cette paroisse mais la filature de coton qui s’ y est introduite depuis quelques années, y amène et y fait circuler l’ argent, il ne faut néanmoins y placer de grands enfants qu’ avec précaution. » « Peu de grains », dans cette paroisse et donc peu de nourriture mais une filature de coton d’ où un grand besoin de main d’ œuvre. D’ autre part, que savons-nous de la nouvelle mère nourricière de Marthe : Scolastique Emin de Cormoranche ? Scholastique Emin Née le 22 avril 1761 (mercredi) - Cormaranche-en-Bugey, 01122, Ain, RhôneAlpes, France Décédée le 18 mai 1844 (samedi) - Cormaranche-en-Bugey, 01122, Ain, RhôneAlpes, France, à l’ âge de 83 ans Parents Jean Claude Emin Pernette Vulliod Union(s) et enfant(s) Mariée le 1er février 1785 (mardi), Cormoranche en Bugey, avec Sylvestre Genod dont

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Enfant Nicolas Genod 1799-1871 marié le 5 juin 1822 (mercredi), Cormarancheen-Bugey, 01122, Ain, Rhône-Alpes, France, avec Marie Julie Genod Notes Notes individuelles Veuve de Sylvestre Genod; Mère nourricière de Marthe Geny (1815-1853) confiée à elle par l’ Hôpital de la Charité de Lyon, le 24/3/1817 (Registre des Enfants abandonnés 1815-1817 vue 315/579 cote CH_4Q255) (Geneanet.org : mon arbre en ligne)

C’ est une femme déjà âgée, (en 1817, elle a cinquante-six ans) veuve depuis 1809 et mère de onze enfants déjà élevés (le dernier est né en 1808). L’ allocation qu’ elle reçoit pour l’ entretien de Marthe est sans doute la bienvenue. Elle dispose également d’ un trousseau pour Marthe fourni par l’ administration. La liste n’ en est pas du tout détaillée. Il consiste en « layette » et « habits », fournis d’ abord tous les six mois, puis, à partir de 1818, tous les ans. (Archives Municipales de Lyon : CH_4Q255)

Y aura-t-il également des « chaussures » ? On peut le penser. Ce mot figure en toutes lettres, une seule fois, dans le document suivant au chapitre des dépenses payées par l’ administration (et peut-être neuf fois en abrégé). Tout de même, en quoi consistent ces « toiles » et ces « habits » ? Nous n’ en saurons pas plus. Aucune mention de vêtements chauds, chaussettes, bonnets, voire manteaux. Pas de couches non plus. Les enfants, jusqu’ à trois ans, en robe, « ne portent pas de culottes et se trainent, le derrière nu, sur le sol. » (Marie Thérèse Hermann) La distribution du linge, sauf les premières années, se fait toujours à l’ approche de la date anniversaire de naissance de Marthe et s’ arrête lors de sa douzième année (1827). Voici maintenant, les dépenses réglées par l’ Administration, pour l’ entretien de Marthe chez Scolastique Emin. (Cote CH-4Q255 IMG 1341 et IMG 1342)

Frais de voyage : 9F Frais d’ entretien : tous les trois mois, (Payé à Marie Emin jusqu’ au 1/4/1817) : 22F Ensuite pour un an : 51,75F 17


Les années suivantes, les frais d’ entretien payés à Scolastique seront de : 36F jusqu’ en 1824, ensuite 29F en 1825 puis 18F les deux dernières années. Ces frais d’ entretien dégressifs s’ arrêtent à cette douzième année, c’ est-à-dire le 22/11/1827. Précisons que le franc dont il s’ agit est le Franc Germinal, crée par Napoléon 1er, dont la valeur reste quasiment constante jusqu’ en 1914. 100F en 1803 représenteraient environ 340 euros aujourd’ hui. (Source : « La Fondation d’ Harscamp »)

Parlons de Cormoranche, à présent, (qui, aujourd’ hui, s’ appelle Cormaranche-en-Bugey pour éviter la confusion avec le village de Cormoranche-sur-Saône). Je suis allée visiter l’ an dernier, en juillet, le village, situé sur le plateau de Hauteville, paisible, presque endormi sous la chaleur. La filature de coton a disparu. Nous sommes sur un plateau en altitude où la forêt est omniprésente. Exploiter le bois est d’ ailleurs l’ activité principale du village aujourd’ hui. Une scierie est installée sur la montée de la Côte Emin. La population a peu varié : elle est actuellement, de 803 habitants et de 620 habitants au 19ème siècle. Nous avons vu qu’ il s’ agit d’ un village pauvre en ressources agricoles. C’ est apparemment, toujours le cas aujourd’ hui. L’ église Saint Martin, toute blanche sur son petit promontoire attire les regards. La porte est ouverte : Marthe, l’ année de ses dix-sept ans, en 1832, y fait sa Première Communion et a reçu pour cela, de la part de l’ administration, une somme de six francs.

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L’ église de Cormoranche (photo personnelle)

Je pénètre à l’ intérieur : la nef est vide et sonore. J’ imagine Marthe agenouillée, la tête couverte d’ un voile et couronnée de fleurs parmi tous ces adolescents agenouillés de part et d’ autre de l’ allée centrale. A-t-elle pu se procurer une tenue convenable pour cette cérémonie avec son pécule ou avec l’ aide de Scolastique ? Ou bien, en ce jour de fête, s’ est-elle sentie humiliée par rapport à ses camarades ? Elle travaille déjà à cette époque depuis presque cinq ans mais pour quel salaire ? Est-elle employée dans cette filature de coton dont parlait le répertoire des paroisses de placement cité plus haut et que je n’ ai pas retrouvée ? Je sors et tente de trouver laquelle de ces maison anciennes appartenait à sa nourrice, Scolastique Emin. Peut-être sur la côte Emin, à côté de la scierie ? Pour me guider, il n’ y a plus de fermes aux toits de chaume bordées par les tas de fumier suintant sur le chemin, plus de boue ou de désordre au milieu des enfants et des animaux errant de ci de là. Ces enfants et ces animaux qui sont si 19


nombreux en ce temps là, à rechercher leur pitance dans les déchets accumulés devant les portes. Plus d’ oies non plus, qui souillent l’ eau des mares par leurs fientes, et s’ aventurent dans les champs pour gâter les récoltes. Tout est propre, net, rangé et désert. De larges trottoirs bordent la rue principale, des fleurs variées décorent les appuis des fenêtres et les balcons. Pas d’ animaux déambulant le long des rues, pas d’ enfants, non plus. Je ne retrouve rien, de la petite Marthe qui, dès trois ans devait fournir sa part de travail. Qu’ a-t-elle pu faire si jeune encore ? Peut-être donner à manger aux poules ou aller chercher du bois. Ensuite, selon son âge, elle a passé, son enfance en travaux divers : garder les vaches, les chèvres, ou les moutons dans les prés puis revenue à la ferme, éplucher les légumes pour la soupe, cueillir les fruits, désherber le potager attenant, glaner les derniers épis pour les poules, puiser l’ eau à la fontaine, ôter les germes des pommes de terre, faire les commissions, garder les bébés puis, enfin plus tard, participer aux gros travaux : foins, moissons, battage du blé, fabrication du vin, de l’ huile de noix (D’ après « Les enfants du Malheur » p179). Elle a donc été la petite servante de Scolastique, sans bourse délier et personne n’ y a trouvé à redire car les enfants de la famille n’ étaient pas mieux traités. Me voici maintenant au milieu des prés sur la route du marais. La chaleur lourde de ce mois de juillet, s’ appesantit encore. Mais pendant le « Petit âge de glace » de ce début du 19ème siècle, qu’ en étaitil pour Marthe ? Il me faut l’ imaginer, en train de glaner ou bien « aller en champs » par ces journées de grands froids d’ automne, où la bise glacée souffle. Elle doit emmener les vaches ou peut-être les moutons et les chèvres au pré, car il faut économiser le foin réservé à l’ hiver. Et tout cela « en respectant bien les limites » c’ est-à-dire garder soigneusement les bêtes dans la portion du pré appartenant à Scolastique ou à ses nouveaux maîtres. Sinon, gare au garde champêtre ! Les crevasses ou les engelures de ses mains et de ses pieds la font souffrir. Aura-t-elle le droit d’ enduire ses mains de saindoux, 20


ce soir à la maison ? A-t-elle, comme mon autre aïeule, Marie Philomène Grospiron (qui l’ a raconté à sa petite-fille) placé ses mains sous le pipi des vaches pour les réchauffer ? Ou bien, poussée par la faim, a-t-elle trait subrepticement une des chèvres commises à sa garde, se servant de son sabot comme récipient ? Et tout cela, peut-être en tricotant debout, des bas de laine pour Scolastique. « Ce petit âge de glace » (période où le climat s’ est sensiblement refroidi sur la terre) a duré du 13ème siècle au milieu du 19ème siècle environ. D’ après certaines hypothèses, il serait dû à l’ explosion cataclysmique du volcan Samalas, sur l’ île indonésienne de Lombok, en 1257. (Science et Vie n°1156, janvier 2014, article de David Humbert.) Voici le marais et le plan d’ eau des Lésines qui occupe une centaine d’ hectares à Cormaranche, à 760 m d’ altitude. Entouré de prairies et de forêts, c’ est un site très riche et protégé tant pour sa faune que pour sa flore. J’ ai notamment admiré une foule de très petites libellules au corps d’ un bleu métallique et une énorme couleuvre. Au loin, on pouvait apercevoir aussi des chevaux tarpans sauvages, originaires de Pologne et des oiseaux de proie, peut-être des milans. Qui sait ? Marthe s’ y est sans doute rendue pour couper des roseaux ? Les toits recouverts de chaume étaient encore en usage à l’ époque. Comme nous pouvons l’ imaginer, ses journées, saison après saison, étaient bien remplies. En revanche, il est certain qu’ elle n’ est jamais allée à l’ école : elle est déclarée « illitérée » et n’ a pas signé son acte de mariage, en 1839. D’ ailleurs, le groupe scolaire de Cormoranche, créé sans doute uniquement pour les garçons, date de 1846. Puisque Marthe a survécu à ces conditions difficiles, est-ce à dire que Scolastique s’ est montrée une mère nourricière modèle ? Sans doute mais on n’ insistera jamais assez, aussi, sur le facteur chance : Marthe avait peut-être, également, un caractère bien trempé, une bonne santé naturelle, mangeait relativement à sa faim et profitait de l’ air très sain des hauteurs couvertes de sapins. Il me semble que dans sa 21


courte vie, c’ est à Cormaranche que notre aïeule a été la plus heureuse ou du moins, la plus libre Tout va se gâter en 1827.Elle a maintenant douze ans. Il lui faut gagner son pain puisque l’ administration ne la prend plus en charge. Mais elle dépend, tout de même de l’ Hospice de la Charité de Lyon jusqu’ à sa majorité, c’ est-à-dire jusqu’ à sa vingt-cinquième année. Et c’ est là que plusieurs pièces manquent à notre puzzle : que s’ est-il passé pour Marthe pendant ces six années où nous n’ avons aucun renseignement ? Est-elle restée travailler chez Scolastique ? On bien est-elle entrée dans cette filature de coton de Cormaranche dont parlait le répertoire des registres de placements ? Je n’ ai aucun document sur cette filature. Peut-être avait-elle déjà disparu. Nous retrouvons donc, Marthe, seulement en 1833. Elle se dispose alors, à travailler dans un atelier de fabrication de tissus de soie, à Lyon. (Marthe Geny) « S’ est placée dès le 1/6/1833 chez le Sieur Genod, fabt à Grande Côte n°76 fait? Rentrer ce jour 18 juin. Remise le lendemain au même par ordre de M ? Jurie ? Placée chez le dit Genod pour le temps de 3 ans, 7 mois qui ont commencé le 22/4/1833. » (Cote CH4Q241, Archives Municipales Lyon IMG 1343)

Comment comprenons-nous cette mention de l’ administration ? Le début du texte est clair : après sa première communion, elle va donc avoir dix-huit ans, Marthe s’ est placée, le premier juin 1833, chez « le Sieur Genod » un fabricant de tissus de soie, sans doute, puisque Marthe va se spécialiser dans ce domaine à « Grande Côte n°76 ». J’ avoue que j’ ai cherché, ce « Grande Côte » pendant un certain temps jusqu’ à ce que je réalise qu’ il s’ agissait d’ une rue de Lyon dans le quartier de la Croix Rousse, très pentue et la plus jolie selon certains, qui se dénomme exactement : « la Montée de la Grande Côte » La suite du texte est plus confuse : Marthe a-t-elle quitté son emploi le dix-huit juin suivant et a-t-elle dû le reprendre dès le lendemain, « par ordre de M Jurie » ? Elle paraît donc liée par un contrat chez 22


« le dit Genod » jusqu’ au 22/11/1837, c’ est-à-dire jusqu’ à ses 22 ans révolus. C’ est un rapport très succinct. Que faut-il en déduire ? Marthe vient de quitter Cormoranche et son environnement calme et familier pour gagner la grande ville en espérant trouver du travail pour gagner sa vie. Embauchée dans cette entreprise de tissage de soie de la « Grande Côte », sa vie va basculer. A-t-elle été effrayée, abrutie peut-être, par les cadences effrénées des journées, le vacarme des « bistanclaques », ces métiers à tisser énormes et si agités qu’ ils paraissent doués de vie ? Il lui faut à présent, se démener sans cesse autour de ces machines : faire bouger la canette, rabattre les fils de trame, se glisser en dessous pour rattacher les fils, lever les bobines, reprendre la canette et tout cela, sans répit, debout, dans le bruit incessant, pendant des journées interminables de douze ou quatorze heures. Elle, qui vient des plateaux où le vent souffle et apporte l’ air pur des sapins, elle étouffe. Elle veut sortir, respirer au moins là-haut, tout en haut de la colline de la Croix Rousse où la vue donne, au-delà de la Saône et du Rhône sur les lointains familiers du Bugey. Elle n’ est pas faite pour cette vie cloîtrée et trépidante où l’ air même, chargé des particules infinitésimales de la bourre de soie la fait suffoquer. Alors, dès qu’ elle le peut, échappant à la surveillance du contremaître, elle s’ arrange pour fuir cette prison, retrouver son village et ses repères. Mais Marthe, qui ne connaît pas encore la ville, est bientôt rattrapée, sermonnée, maltraitée peut-être. Sous la menace, elle se résigne enfin à honorer son contrat. Citons Monique Fillion (Congrès des sociétés savantes de Savoie 1993) «Mais, dans ces fabriques de soie lyonnaises, (ces ouvrières) sont soumises à de durs travaux, au-dessus des forces de leur âge ce qui naturellement les en dégoûte. Cependant, la honte de reparaître dans leur paroisse dans le même état d’ indigence qu’ elles en étaient parties et l’ espérance de quelque changement favorable, toutes ces conséquences les arrêtent »

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Michelle Perrod également, décrit avec précision le labeur de Lucie Baud, cette tisseuse en soierie de Vizille. (Isère) Elle a raconté le calvaire que représentait pour les ouvriers en général, et les femmes en particulier, le travail du tissage au 19ème siècle. Marthe demeure donc malgré elle, définitivement à Lyon, où nous la retrouverons, à vingt-quatre ans, pour la célébration de son mariage le douze Janvier 1839. Elle est maintenant devenue, d’ après sa déclaration au registre d’ Etat-Civil, « fabricante de tissus de soie » tout comme son futur mari. Ce « Sieur Genod » qui va l’ employer en 1833, à Lyon, qui est-il ? Scolastique Emin, épouse Genod, a un fils qui atteindra l’ âge adulte : Nicolas Genod (1799/1871, cité dans le document indiquant l’ arrivée de Marthe chez Scolastique en 1817) S’ agit-il de lui ? Je n’ en sais pas plus. Il nous faut maintenant quitter Marthe à la veille de son mariage, pour rencontrer son futur mari : Joseph Marie Bailly-Bonay.

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Chapitre 2 Le Canut : Joseph Bailly-Bonay Pour trouver géographiquement notre arrière-arrière-arrière-grandpère, nous n’ aurons pas à nous déplacer très loin puisqu’ il est originaire du Valromey. Ce pays contigu au plateau de Hauteville est bordé à l’ est par la montagne du Grand Colombier, un des derniers chaînons du Jura. Notre Joseph Marie est né à Ruffieu, à onze km environ de Cormaranche. Le Valromey est vraiment le berceau de sa famille puisque les Bailly-Bonay sont implantés dans la région, principalement à Hotonnes, situé à trois km de Ruffieu, depuis, au moins le 16ème siècle. (Son ancêtre : Louis Bailly-Bonay époux de Pernette X est né vers 1549 à Hotonnes) Le père de Joseph Marie, Claude Bailly-Bonay (1765-1823) provient d’ une famille de paysans assez pauvres, illettrée et chargée d’ enfants. Miraculeusement, presque tous ces enfants parviennent à l’ âge adulte. Que faut-il en penser par ces temps où la mortalité, surtout infantile faisait des ravages ? Nos Bailly-Bonay ont certainement eu des mères attentives et dévouées et puis, comme peut-être pour Marthe, ils ont disposé d’ une bonne constitution que l’ air pur et sain du Valromey a entretenue. Toutefois, pour trouver du travail, notre Claude sera contraint de quitter la ferme familiale d’ Hotonnes pour se placer d’ abord, comme domestique cultivateur. Ensuite, peu à peu, il va acquérir des terres et s’ installer enfin comme cultivateur propriétaire à Ruffieu. C’ est là que nous le retrouvons pour son mariage le huit février 1796 (Soit le 19ème pluviôse an 4 de la République,) avec Claudine Carme. (Photo FRAD001_EC lot81208) Examinons cet acte de mariage très détaillé et riche en découvertes. « Claude Bailly Bonnay, 31 ans, cultivateur domestique chez Claude Dumond de Ruffieu et Claudine Carme, 26 ans et trois mois, fille de la maison de secours des horphelins de lion, actuellement domestique 25


chez Pierre Joseph Gonguet, en présence des (témoins suivants) Pierre Joseph Gonguet, 60 ans, cultivateur à Ruffieu, Joseph Gonguet, 60 ans cultivateur à Ruffieu, Félix Bailly Bonnay, 39 ans, cultivateur à Ruffieu et Pierre François Bailly Bonnay, 28 ans, domestique chez la citoyenne Bouvier, veuve Favre de Ruffieu. » (Les deux derniers témoins sont les frères du futur époux) Surprise ! Voici donc que Claudine Carme est aussi une enfant trouvée. Et comme pour Marthe qui deviendra sa belle-fille, nous retrouvons avec émotion, son dossier au registre des Enfants abandonnés des Hospices civils de Lyon. « Claudine Carme, 5353 f, exposée, âgée d’ un jour, le 26 octobre 1770. Remise à Claude Thoby, de Ruffieu en Valromey. Le 3 mai 1778, remise à Joseph Mauv ? de Ruffieu en Valromey. » Peu de détails sur son abandon : aucune énumération des vêtements qu’ elle portait, pas de trace de billet non plus. Son nom et son prénom ont donc été choisis par l’ Administration. Elle est envoyée dans deux familles nourricières successives à Ruffieu. Toutefois, comme pour Marthe, nous avons quelques détails des vêtements et subsides envoyés à sa nourrice : « des hardes neuves » distribuées chaque année. (Le « dernier habit et deux chemises » lui seront remis pour ses 13 ans, le 6 octobre 1783) Tout comme Marthe, elle fera sa Première communion le 23 avril 1787 avec une gratification de six francs (Extrait du registre de placement des enfants abandonnés des Hospices civils de Lyon : vue 216)

Mais comme pour Marthe, aucune précision sur ces « habits » et ces « hardes » fournis. Pas de mention de chaussures ni même de sabots, que certaines de ses compagnes « exposées » recevaient pourtant de l’ administration. J’ ai eu la chance de retrouver, sur les registres d’ Etat Civil de Ruffieu, Claude Thoby et son épouse Marie Josephte Brunet qui seront ses 26


premiers parents nourriciers. À l’ arrivée de Claudine, c’ est un jeune couple et tout justement, leur fille, Jeanne Françoise, est née le 22 septembre 1770. Elle est donc naturellement devenue la sœur de lait de notre Claudine qui restera dans cette famille jusqu’ à ses huit ans. Elle sera placée ensuite chez Joseph Mauv, toujours dans la même localité et c’ est là aussi, que nous la retrouverons comme domestique chez Pierre Joseph Gonguet, lors de son mariage avec Claude Bailly-Bonay. Notre jeune couple va devenir propriétaire mais l’ est-il dès son mariage ? Je n’ en suis pas sûre. La vie est rude à Ruffieu et le climat froid : nous sommes à sept cent quarante mètres d’ altitude et n’ oublions pas « le Petit Age de Glace » qui règne en maître ! De plus notre couple aura beaucoup d’ enfants encore, sur lesquels nous allons nous attarder car certains auront une grande influence dans l’ histoire de notre canut Joseph Marie. Sur les six enfants déclarés, un seul décèdera à l’ âge de 21 jours : Charles (1803-1803). J’ ignore tout de Jean Louis (1808-1871) cardeur à Tenay (Ain), et nous avons encore deux autres garçons : Joseph Marie, évidemment, né en 1806 et Philibert, son petit frère, tisserand et cultivateur, à Ruffieu (1811-1889). Les deux filles ainées, l’ une, Marie Philiberte, (1797-1849) se mariera également à Ruffieu et, l’ autre, Marie Françoise (1799-+?), en revanche, se mariera, assez tard, en 1851, à Lyon. Les années passent, les enfants grandissent. À force de travail tenace et d’ économie, les parents, Claude Bailly et Claudine Carme, sont maintenant à la tête d’ un petit domaine, « tant au village de Ruffieu, qu’ au territoire du même lieu, consistant en maison, grange, écurie, prés, terres et bois, le tout de la contenance de douze hectares » (Archives notariées personnelles, notaire royal Anthelme Cyvoct de Hauteville, Ain, datée du deux mai 1819)

Et voilà la première mention émouvante de « notre » maison de famille des Bailly ! L’ ont-ils construite ou bien existait-elle déjà auparavant ? Nous n’ en saurons pas davantage. Les trois frères, Félix, Claude 27


et Claude François, installés à Ruffieu depuis au moins 1796, l’ ont-ils acquise en commun ? Je ne le pense pas puisque nous le verrons, en 1811, cette propriété de douze hectares, appartient en propre au couple Claude Bailly-Bonay et Claudine Carme. Pouvons-nous en décrire au moins son aspect ? Sans doute, s’ agit-il d’ une petite chaumière bâtie principalement en bois, comportant une ou deux pièces, avec une écurie communicante, le tout surmonté d’ une grange et d’ un toit de chaume ou de « tavaillons » (tuiles de bois), avec un avant toit protégeant les ouvertures de la grange, de l’ écurie et de la partie habitable. Les douze hectares de ce petit domaine leur assurent-ils une autosuffisance ? Malheureusement non, puisque nous le savons, les rendements sont très faibles et la vie difficile. En 1811, Joseph Marie est âgé de cinq ans, son frère Jean-Louis, de trois ans et Philibert vient de naître. Quant aux deux filles, elles ont respectivement quatorze et douze ans et sont déjà sans doute, placées comme domestiques. Toujours est-il que cette même année, le couple Claude Bailly-Bonay et Claudine Carme manque de ressources et s’ endette le onze mars 1811, auprès de Jean- Louis Bailly- Bonay en hypothéquant son domaine. Ce Jean-Louis, est-ce un membre de la famille ? En effet. Jean-Louis Bailly- Bonay, meunier et cultivateur à Hauteville, le village voisin, est « le frère consanguin » de Claude (son demi-frère par son père remarié). Sans doute est-il plus facile de solliciter la famille, pour un emprunt. Par acte notarié du onze mars 1811, Claude lui emprunte la somme de 180 F, hypothéquée sur ses possessions, au taux de 5%, somme remboursable en totalité au cinq février 1817. (Archives personnelles)

Bien, mais que se passe-t-il, six ans plus tard, au cinq février 1817 lors de l’ échéance ? Malheureusement, Claude n’ est pas en mesure de rembourser sa dette. Est-ce encore la faute du volcan Tambora dont nous avons déjà parlé ? On peut l’ imaginer : les conséquences 28


du climat sur les conditions de vie à cette époque, ont été réellement désastreuses sur tout le territoire. Citons, par exemple, le texte édifiant écrit par Jacques Foutraz, « secrétaire » de la commune de Bessans, en Savoie à la même époque. Certes Bessans, situé à 1700 m, se trouve à une altitude bien supérieure à celle de Ruffieu et subit un climat beaucoup plus rude encore. En septembre 1817, il écrit : « La nuit du neuf au dix août 1816, il y eut une forte gelée qui endommagea considérablement les blés de toute espèce ainsi que toutes les pommes de terre qui furent totalement perdues, la saison ayant été très tardive. Et le 23 du mois de septembre suivant, une gelée, beaucoup plus forte que la première emporta la totalité de la récolte qui avait été épargnée par le gel du mois d’ août... L ’ avoine se coupe encore verte dans la deuxième quinzaine d’ octobre 1817, juste avant la neige. La majeure partie des habitants se sont nourris avec du lait et d’ herbes qu’ on cueillait dans les prés... » (Cité par Francis Tracq p118 et suivantes dans son livre sur Bessans : La Mémoire du Vieux Village »)

La tradition orale et quelques notes manuscrites trouvées à Bonneval, en Savoie, donnent encore d’ autres détails épouvantables sur cette famine de 1816 : « On y saigne successivement les vaches jusqu’ à une certaine mesure et on se sustente en faisant cuire ce terrible aliment... » On y consomme également les baies de busserole, (également nommé le « raisin des ours ») aliment farineux et particulièrement insipide dont on fait une espèce de farine ». Nous ne serons donc pas étonnés de constater que c’ est seulement deux ans plus tard, le deux mai 1819 que Claude Bailly-Bonay remboursera Jean-Louis de la totalité de la somme due... en contractant un nouveau prêt pour s’ acquitter de sa dette ! Auprès de qui va-t-il obtenir cette somme qui hypothèque à nouveau toutes ses possessions ? D’ un autre membre de sa famille, et cette 29


fois, très proche. En effet, c’ est sa propre fille aînée, Marie Philiberte Bailly-Bonay, qui lui verse, devant notaire la somme de cent-quatrevingt-deux francs et soixante-quinze centimes. Ladite somme « provient de (son) denier qu’ elle a mis à l’ épargne de ses gages, pendant le temps qu’ elle a été à gager chez différents particuliers, notamment chez Alexis Favre, propriétaire, demeurant à Ruffieu. » Cette somme sera-t-elle remboursée à Philiberte, cinq ans plus tard, au deux mai 1824, comme spécifié sur l’ acte ? Malheureusement non, la mort est passée par là : le deux septembre 1822, décèdent Claudine Carme et le dix-neuf novembre 1823, Claude Bailly-Bonay, ses parents. Je suppose que Philiberte a récupéré son dû, lors de l’ héritage, puisqu’ elle se mariera le huit septembre 1824, avec son cousin germain, Ange Polycarpe Bailly-Bonay. C’ est tout justement le fils de Pierre François Bailly-Bonay, témoin du mariage de son frère Claude, le huit février 1796. Et Joseph Marie, notre futur canut, que devient-il pendant tout ce temps ? Beaucoup d’ ombres subsistent. Jusqu’ en 1831, nous n’ en aurons aucune nouvelle. S’ est-il placé comme domestique à Ruffieu ou bien dans les environs ? Est-il déjà parti pour Lyon, attiré par les ressources de travail que procure la grande ville ? Nous le laissons de côté pour l’ instant pour visiter Ruffieu. Contrairement à Cormaranche-en-Bugey que j’ ai découvert par la généalogie, je connais un peu mieux Ruffieu que j’ ai visité plusieurs fois. C’ est un petit village de cent-quatre-vingt-deux habitants environ, aujourd’ hui et de cinq-cent-trente-neuf habitants en 1836, dont la grand-rue s’ étire interminablement, bordée de maisons anciennes bien entretenues. Sur la gauche, en direction d’ Hotonnes, se trouve en hauteur la grande forêt du Planachat et le col de la Rochette, qui le séparent du village de Hauteville. La petite église Saint Didier où se sont mariés tant de mes ancêtres Bailly-Bonay est toujours là. Sur la droite, toujours en direction d’ Hotonnes, on découvre la « Fruitière », coopérative où se fabriquent les fromages, mais qui n’ est plus 30


en service aujourd’ hui.

Fruitière de Ruffieu en Valromey. (Photo personnelle)

Je ne peux m’ empêcher de penser que les fruitières joueront un grand rôle dans l’ histoire des Bailly-Bonay comme nous le verrons par la suite. De plus, il y a quelques années encore, Sandrine Bailly, championne bi athlète médaillée, habitait Ruffieu, le pays de ses aïeux. C’ est une cousine éloignée puisqu’ elle descend directement de Félix Bailly-Bonay, le frère aîné de Claude, témoin de son mariage, le huit février 1796. Continuons notre chemin : toujours sur la droite, un peu avant la Départementale 31 qui mène à Hotonnes, se trouve la rue du Borbollion menant vers les pâturages, et qui conduit à plusieurs fermes. La dernière et la plus petite de ces fermes, c’ est celle de Claude Bailly-Bonay et de Claudine Carme ! Voici son apparence sur cette photo vers 1900.

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« La maison du Borbollion » (petite maison à gauche de la photo)

Au fond, la montagne du Grand Colombier. (Archives personnelles) Cette maison que nous pouvons voir encore aujourd’ hui, n’ a cessé d’ appartenir à la famille élargie des Bailly-Bonay jusqu’ en 1910, malgré de nombreuses tribulations dont nous reparlerons. La deuxième mention qui en est faite, justement à propos de notre futur canut Joseph Marie, en date du vingt et un mars 1831, découle d’ un partage : un cinquième de cette maison lui revenant « provenant pour la part héréditaire dans la succession de Claude Bailly-Bonay et Claudine Carme, ses père et mère. » (Archives personnelles) À cette date, Joseph a vingt-six ans et travaille déjà à Lyon comme « garçon de peine », demeurant Hameau des Charpennes à La Guillotière, près de Lyon. C’ est la profession peu explicite qu’ il déclarera encore, trois ans plus tard à son premier mariage. J’ ai découvert avec étonnement qu’ il s’ était marié deux fois. Nul n’ en avait fait mention dans la famille. Le vingt-trois janvier 1834, donc, à Lyon, Joseph épouse « une demoiselle » Marie Louise Vincent, sans profession, habitant rue Casate, à La Croix Rousse. Qui est cette « Demoiselle » Vincent « qu’ il a mariée » ? Presque une « payse » pour notre Joseph, puisqu’ elle est née à Cormaranche-en-Bugey. L’ a-t-il connue lorsqu’ il habitait Ruffieu ? Rien n’ est moins sûr. Car si Ruffieu et Cormaranche ne sont distants que 32


de onze km, à vol d’ oiseau, la chaine de Planachat, franchie par le col de la Rochette qui les sépare, rend les communications difficiles .Ils se sont peut-être retrouvés tout simplement, dans une réunion de « pays » à Lyon, une « société chansonnière » comme il en existait à l’ époque et que l’ on fréquentait le dimanche, lorsque la nostalgie du pays natal devenait trop forte. Légèrement plus âgée que Joseph, elle est née le trois octobre 1802. Elle a encore ses parents mais seul son père, cultivateur à Cormaranche, assistera à son mariage. Elle et son père savent signer ce qu’ ignore toujours notre Joseph. L’ oncle de Marie Louise, François Purpan, trente-huit ans, « fabricant d’ étoffes », rue Bouteille, assiste également au mariage et signe le registre comme témoin. Très vite les enfants arrivent : d’ abord Marie Françoise, le vingt-six janvier 1835 à Lyon. Sur la déclaration de sa naissance, Joseph se dit maintenant « Ouvrier en soie » et habite rue Casate n°1. Lorsque Philibert, son fils, naît le vingt-huit mars 1836, Joseph a déménagé : il déclare habiter maintenant, rue des Tables Claudiennes n°7 et se dit « Fabricant d’ étoffe de soie ». Il en est de même lors de la naissance de Claude Marie, le dix-sept février 1837. Le couple a donc maintenant trois enfants et cela en un peu plus de deux ans ! Quel casse-tête, pour les élever ! Les ont-t-ils alors, confiés en nourrice, par exemple à la mère de Marie Louise, Martine Hugon, au bon air de Cormaranche ? Ou bien, les ont-ils gardés avec eux ? À part leur acte de naissance à Lyon, je n’ ai retrouvé aucune trace de ces enfants ni à Lyon ni à Cormaranche et personne dans notre famille ne m’ a parlé d’ eux... Pour le jeune ménage établi désormais à La Croix Rousse, rue des Tables Claudiennes n° 7, le travail ne paraît pas manquer : Joseph ne se déclare-t-il pas « Fabricant d’ étoffes de soie » ? Le voici enfin devenu « canut » ! Il serait temps, alors, d’ expliquer ce mot que nous allons rencontrer souvent. Il proviendrait, peut-être, de « canette », petit tube garni du fil de trame passant dans la chaîne du métier à 33


tisser. (Littré du 19ème siècle) Il s’ est donc procuré un ou plusieurs métiers à tisser la soie. Sans doute a-t-il réuni son pécule à la dot apportée par son épouse. Ils habitent alors à La Croix Rousse, dans un quartier tout neuf, en plein développement, dont les pentes utilisées jusqu’ en 1821 pour la vigne et le maraîchage, ont été vendues par Jean Antoine Breton, (un des « perfectionneurs » du métier Jacquard). Ces hauteurs se sont couvertes très vite d’ immeubles de quatre ou cinq étages, à plafonds très hauts, indispensables pour y loger les métiers à tisser Jacquard. Et si nous parlions maintenant de ces métiers à tisser mécaniques ? « C’ est Joseph-Marie Jacquard qui créa cette machine portant son nom, brevetée le vingt-trois décembre 1801 sous le nom de « Mécanique de Jacquard ». Cette découverte permet à un seul ouvrier de manipuler le métier à tisser au lieu de plusieurs auparavant et donne une production automatique du décor des tissus. C’ est vers 1815 que ces tisseurs s’ installent à la Croix Rousse. Mais cette machine que l’ on ajoutait au-dessus des métiers à tisser, nécessitait des plafonds de plus de quatre mètres de haut. » (Source : Geneawiki)

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Métier Jacquard en bois : musée Gadagne Lyon


Ce métier Jacquard paraît donc avoir tout pour plaire : l’ artisan fournit beaucoup plus rapidement un travail soigné et peut ainsi gagner aisément sa vie. Serait-il donc possible de vivre confortablement de ce métier qui procure du travail à la moitié de la population lyonnaise ? En réalité, comme toujours, les choses sont à nuancer. Voyons donc comment se présente, en 1831, la production lyonnaise de soieries. Au sommet, nous avons quatre cents négociants ou « soyeux », qui commandent, financent et commercialisent les pièces de soierie. Ces soyeux emploient quelques huit mille maîtres artisans tisserands, les « canuts », qui travaillent à la commande et à la pièce. Ils sont propriétaires de leurs métiers à tisser, deux à six, selon la taille de l’ atelier. Ces canuts emploient eux-mêmes, environ trente mille compagnons, salariés à la journée, vivant chez leur patron, qui les loge et les nourrit le plus souvent. Les canuts emploient également des femmes et des enfants. Cette activité de luxe qu’ est la soierie est très sensible à la concurrence et soumises aux aléas de la conjoncture. Dans ces conditions, la vie des canuts n’ est pas des plus facile : il arrive que l’ ouvrage vienne à manquer et c’ est le spectre du chômage non indemnisé. Un métier à tisser coûte cher et doit être entretenu. Il faut, également, payer les compagnons et respecter les dates de livraison, ce qui rallonge parfois les journées de travail, de quatorze à dix-huit heures par jour, voire davantage. Comme le travail est payé à la pièce, la concurrence est parfois rude entre canuts, ce qui, bien entendu, arrange les soyeux et concourt à maintenir les bas salaires. Les dix-huit sous environ, gagnés pour une journée de quinze heures de travail, ne permettent en réalité, qu’ une vie de misère. En dépit du perfectionnement des métiers Jacquard et d’ une demande soutenue, ce revenu est deux fois moindre que sous le Premier Empire et Napoléon 1er. De plus, certains soyeux, refusent d’ appliquer le tarif minimum fixe pour le travail réalisé, pourtant demandé et obtenu par les canuts. C’ est d’ autant plus injuste que les commandes américaines qui affluent à cette époque assurent la reprise de la soierie lyonnaise. 35


Cette décision met le feu aux poudres et le dix-neuf novembre 1831, les canuts se mettent en grève et s’ assurent le contrôle de la ville de Lyon. La révolte est réprimée le cinq décembre 1831, l’ ordre rétabli mais le tarif minimal n’ est pas appliqué. Casimir Périer, le Président du Conseil du gouvernement du roi Louis Philippe, va même déclarer: « Il faut que les ouvriers sachent bien qu’ il n’ y a de remèdes pour eux que la patience et la résignation. » (Source : « Grand Larousse Encyclopédique »)

Pour un temps seulement, les révoltes des canuts sont matées. En avril 1834, donc trois mois après le mariage de Joseph et Marie Louise, a lieu la deuxième et très dure insurrection des canuts. Depuis leur atelier de la rue Casate, notre couple y a, sans doute, assisté, peut-être même participé. Alors que la conjoncture est toujours favorable, le patronat prétend imposer une baisse des revenus. Le neuf avril, des milliers d’ artisans se soulèvent, les rues se couvrent de barricades, la troupe sollicitée tire sur la foule désarmée, qui organise de véritables camps retranchés comme à La Croix-Rousse. C’ est « la Sanglante Semaine » matée dans le sang. Dix mille insurgés, faits prisonniers, sont jugés à Paris en avril 1835 et condamnés à la déportation ou à de lourdes peines de prison. 2ème Révolte des canuts (du 11 au 15 avril 1834) C’ est la loi contre les Associations (avril 1834) qui met le feu aux poudres. Les 6000 canuts lyonnais se révoltent de nouveau, du 11 au 15 avril 1834. La répression est sanglante : 600 morts. Ces insurrections ont été perçues comme le début de l’ affrontement entre le Capital et le Travail et ont inspiré les réflexions de Marx et d’ Engels. Sources : Retronews Ferdinand Rude : Les Révoltes des Canuts 1831/1834.

Notre couple qui vient de s’ installer et qui doit faire face également aux dépenses occasionnées par les naissances rapprochées de ses 36


enfants, a donc beaucoup de mal à survivre. Nous savons qu’ ils ont déménagé, en 1836, dans une de ces nouvelles rues apparues pour le travail des canuts, au sept rue des Tables Claudiennes, traversée d’ ouest en est par la rue de la Montée de la Grande-Côte . Cette rue que nous connaissons déjà par Marthe Geny. J’ ai visité cette rue : le numéro 7 a disparu remplacé par un bâtiment désaffecté (une ancienne usine de tissage ?) Le nom de cette rue provient de deux fragments de bronze retrouvés en 1528 à La Croix Rousse, portant l’ inscription d’ un discours de l’ empereur Claude en 48 devant le Sénat romain. Philibert, le deuxième enfant de Marie Louise et de Joseph, est donc né, le vingt-huit mars 1836. Le couple envisage-t-il, alors, d’ acheter pour plus de rentabilité, un autre métier à tisser ? On peut le penser, puisque nous retrouvons notre Joseph à Ruffieu, son pays natal du Valromey, chez le notaire, le dix-sept octobre 1836. Pourquoi ce déplacement ? Eh bien, il vend, cède et abandonne, ce jour-là, « avec maintenue garantie de fait et de droit à Philibert Bailly-Bonay, son frère, tous les droits qu’ il avait acquis sur la succession de Claude Bailly-Bonay et de Claudine Carme, ses père et mère, pour la somme de deux cents francs. » (Sources : archives notariées personnelles) Que va-t-il faire de cette somme ? Certainement en profiter pour acheter un nouveau métier à tisser. À son retour, donc, de Ruffieu, imaginons que nous allons retrouver notre Joseph, riche des deuxcents francs de la vente de son héritage, à la grande fête d’ automne de La Croix Rousse. Ce dernier dimanche d’ octobre 1836, c’ est, en effet, la date de « La Vogue des Marrons » véritable réjouissance populaire des lyonnais. Du haut de la soupente de son appartement, au n° 7 rue des Tables Claudiennes, où il vient de passer la nuit, Joseph contemple, avec fierté, le deuxième et nouveau métier qu’ il vient d’ acquérir : les deux cents francs n’ ont, toutefois, pas suffi. Il s’ est endetté auprès du sieur 37


Gindre, le soyeux qui lui achète sa production de soierie. Pratiquement tout l’ espace disponible de la chambre est maintenant occupé par les machines mais c’ est égal, il pourra fournir double travail. Il est vrai qu’ il a renvoyé son compagnon, le « Jean » avec regret et remords car c’ était un bon ouvrier mais la Marie Louise, sa « fenotte » est déjà bien dégrossie et travaillera à ses côtés sur le premier métier, « le bistanclaque » qui se trouve près de la fenêtre. Le « bistanclaque » ! Quel surnom bizarre ! C’ est l’ onomatopée reproduisant le vacarme de ce métier à tisser. Joseph sourit, ils vont maintenant enfin pouvoir s’ enrichir, car le travail ne leur fait pas peur à tous les deux ! Il se penche sur Marie Louise, encore endormie, à ses côtés. « Holà ! Belle canuse! Réveille-toi ! Après le mâchon, je t’ emmène à la vogue pour fêter notre réussite ! — J’ y sais ! Tu m’ y as dit, hier. Mais je vais m’ en voir avant : j’ ai du travail avec le gone qui « pignoche » ! Il est pas sevré. Pis, faut passer la « panosse » et allumer le feu. — Fais pas ta « bambane » ! M’ y donne pas de regrets. Tiens ! Pour le mâchon, tu fais rien, je vais chez le Gaden du coin, chercher de la « cervelle de canut » et, s’ il en reste, qu’ est-ce-tu penses d’ un bol de « tablier de sapeur » ? Marie Louise secoue la tête : ce « tablier de sapeur » composé de gras double servi avec une sauce relevée, lui donne la nausée, depuis quelque temps. Elle sait qu’ elle attend un troisième enfant. Mais comment le dire à Joseph ? Il est si content de sa nouvelle acquisition. Il vaut mieux attendre encore un peu. « Ajoute plutôt des poureaux pour la soupe au « gone » et du pain. — Et du vin bleu, au porte-pot, alors, pour accompagner ce « fricot chenu » ? » Ce « fricot chenu », c’ est-à-dire un « bon gueuleton » ? C’ est le mot de Guignol pour terminer son spectacle... Joseph réunit ses cheveux longs en catogan, noué par un ruban noir : 38


c’ est sa coiffure habituelle lorsqu’ il travaille sur son métier à tisser ; elle lui permet de ne pas être gêné par ses cheveux. C’ est la coiffure même de Guignol avec son « sarsifis » ! Joseph adore cette marionnette du père Mourguet, l’ ancien canut, qui connaît beaucoup de succès à Lyon, avec son petit théâtre. Avec son franc-parler, Guignol ne se gêne pas pour dire tout haut ce que pensent tout bas, les ouvriers lyonnais ! Dans la rue, le jour pointe à peine. C’ est pourtant dimanche, mais Joseph est toujours très matinal : il faut profiter de la clarté du jour. Les chandelles coûtent si cher. De plus, il a aussi « ses grolles » à faire réparer et la Marie ne lui a-t-elle pas demandé un nouveau châle ? Il est vrai qu’ elle tousse beaucoup. Tant pis pour ses « grolles », alors... Tiens ! se dit-il en souriant de sa plaisanterie, je vais demander à Gnafron, le « regrolleur », l’ autre marionnette du Père Mourguet, de me les réparer... Joseph pouffe : la marionnette de Gnafron, avec son nez rouge et boursouflé préfère téter la bouteille de beaujolais que réparer les « grolles » ! Ayant atteint la Montée de la Grand’ Côte, il tient à deux mains, son bol rempli de « cervelle de canut » : c’ est un claqueret, c’ est- à-dire un fromage blanc, bien battu, salé et poivré, agrémenté d’ échalotes, de ciboulette et de vinaigre. Leur régal à tous deux mais Marie Françoise, leur fille de dix-huit mois réclame aussi, maintenant sa part ! Le voici à présent, bousculé par une bande de gamins. « Holà ! Les gones ! Arrêtez de dérambouler les escayers ! Vous allez prendre un gadin et me renverser mon claqueret ! » Toute la petite troupe des gones s’ éparpille en riant et en chantant le long de la rue de la Grand’ Côte. L’ ambiance est à la fête en ce dimanche. Dans l’ atelier, Marie Louise a maintenant fait le ménage et le feu ronfle alimenté avec du charbon. Elle nourrit Philibert mais ne peut s’ empêcher de tousser et porte un chiffon à ses lèvres. Joseph 39


qui prépare son métier jacquard, secoue la tête, inquiet : une tâche sombre est apparue sur le linge. Ce n’ est pas la première fois. Marie Louise détourne les yeux. Joseph soupire et se lève. — Allons ! Préparons-nous pour la « vogue » ! Au bas de la rue, une foule immense a déjà envahi le quartier. La veille au soir, les saltimbanques ont défilé le long de la rue des Tapis où les faiseuses de matefaims et les rissoleurs de marrons se sont installés. C’ est leur privilège d’ offrir des marrons et du vin blanc à cette foire. Lyon est maintenant devenue une très grande ville. Jeannot Divent, le voisin de palier de Joseph et Marie Louise, le dimanche après midi, leur lit quelquefois, des pages des anciens numéros de « L’ écho de la Fabrique », le journal ouvrier des canuts. C’ est ainsi que Joseph a appris que Lyon a maintenant plus de cent cinquante mille habitants. Pour tous ces détails, je me suis inspirée du site internet de Robert Luc, historien de La Croix Rousse i-canut.com... Pour la tuberculose pulmonaire chez les canuts dans les années 1860 : « La phtisie des tisseurs et dévideurs » a fait l’ objet d’ étude de la part du docteur Hugues François Chatin du tout nouvel hôpital de la Croix Rousse. (« Histoire de la colline de la Croix Rousse et des canuts »)

Quelques mots lyonnais : La panosse : la serpillière. Une bambane : une paresseuse. Le porte-pot : le débit de boissons. Un gone : un garçon. Un mâchon : petit repas. Des poureaux : des poireaux. Des grolles : des chaussures.

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Nous voici maintenant le 17 février 1837. Le bébé Claude Marie a fait son apparition. Mais la santé de Marie Louise s’ est fortement dégradée et elle ne peut s’ en occuper. C’ est peut-être à ce moment là que Marthe Gény, mon aïeule, vient aider sa « payse » de Cormoranche Marie Louise, qu’ elle connaissait peut-être déjà et travaille de concert avec Joseph sur les métiers à tisser à leur nouvelle adresse, rue des Tapis n°10. La place des Tapis (4e arrdt de Lyon) reliant aujourd’ hui le boulevard de la Croix Rousse au boulevard des Canuts. Sa forme, une avenue de largeur variable a été profondémnt remaniée et végétalisée en 2014. Origine de son nom : « Les Tapis » étaient les talus engazonnés qui couvraient le pied des remparts. Les sièges de pierre représentent les cocons utilisés pour la soie.

C’ est ainsi que Marie Louise va mourir à l’ Hôtel Dieu le vingt et un septembre 1838 à l’ âge de trente cinq ans. Le corbillard des pauvres qui emmène la pauvre femme de l’ hôpital au cimetière, est suivi seu41


lement par Joseph, son mari et François Purpan, l’ oncle de Marie Louise. Le travail presse tant ! Marthe, mon aïeule, de par sa compétence en tissage, secondera efficacement Joseph. Peut-être éprouve-telle, parfois maintenant du plaisir à travailler sur les « bistanclaques » et à manipuler ces soies aux merveilleux dessins ? Joseph et Marthe travaillent donc ensemble et font fructifier leur avoir. Ils s’ épouseront très vite le douze janvier 1839. Je suis allée visiter le quartier de La Croix Rousse à Lyon : il comporte toujours ces immeubles de trois ou quatre étages à grandes fenêtres et à hauts plafonds (mais je n’ ai pas pu les visiter). Ils sont aujourd’ hui très recherchés, justement, pour ces plafonds élevés permettant d’ établir une mezzanine. La rue du Tapis est devenue la Place des Tapis et est ornée de sièges en pierre en forme de cocons de soie. La montée de La Grande Côte a maintenant perdu ses escaliers remplacés par une magnifique chaussée pavée. Une petite Marie Bailly agrandit le foyer de Marthe et Joseph, le trois juin 1840 à Lyon et un peu plus d’ une année plus tard, le vingt-neuf octobre 1841, naît Claude Bailly, mon aïeul. De l’ aînée, Marie, j’ ignore tout, n’ ayant retrouvé que son acte de naissance. Que sont devenus également Marie Françoise, Philibert, et Claude Marie, les enfants de Marie Louise Vincent et Claude Bailly-Bonay ? Malgré mes recherches, tous se sont volatilisés tant à Lyon qu’ à Cormoranche ou à Ruffieu. Je pressens qu’ ils ont été abandonnés au Tour de La Charité.. Quant à Claude, le petit dernier des cinq enfants de Joseph, il va être séparé de ses parents assez vite et grandir à Ruffieu chez son oncle Philibert Bailly qui a épousé une demoiselle Marie Françoise Yenny. Ce qui me le fait penser ? C’ est le métier qu’ il exercera adulte : il ne sera pas canut à Lyon mais « fruitier » à Ruffieu, et dans les villages environnants du Valromey. Nous le retrouverons en effet, dans la petite ferme du « Borbollion », reçue en héritage et acquise par son oncle Philibert qui n’ a pas d’ enfant ! 42


Revenons à notre couple Joseph Bailly et Marthe Geny, ses parents. Malgré le courage et la ténacité dont ils ont pu faire preuve, ils n’ arrivent pas à sortir de la misère. Pour la naissance de Marie, ils habitent 2 rue de la Visitation mais quittent bientôt La Croix Rousse pour déménager au 116 rue Saint Georges, dans le quartier Saint Jean, situé dans le vieux Lyon. Marthe subit, elle aussi, les conséquences d’ une vie épuisante et d’ une alimentation insuffisante : elle est terrassée par la tuberculose. C’ est là que le trente octobre 1853, elle décède à l’ âge de trente-sept ans, laissant un orphelin Claude tandis que Joseph, devient veuf pour la deuxième fois. L’ immeuble du n° 116 rue Saint Georges, existe toujours dans le quartier Saint Jean. C’ est avec une certaine émotion que j’ ai découvert le dernier lieu habité par mon aïeule, morte si jeune. Il comporte deux étages au-dessus du rez-de-chaussée. À quel étage habitait-elle ? Je l’ ignore. Claude, son fils, était-il encore avec elle ? Il avait douze ans, au décès de sa mère. Sans doute résidait-il déjà chez son oncle. Livré à lui-même après ce deuxième veuvage, Joseph descend peu à peu l’ échelle sociale : il redevient ouvrier en soie, puis journalier, ayant sans doute vendu ses métiers à tisser. En 1863, au mariage de son fils Claude, à Ruffieu, auquel il n’ assistera pas, il habite toujours à Lyon où il se dit « tanneur à Vaise », au n°5, rue Gorge de Loup. Et puis c’ est tout : notre Joseph qui ne manquait ni d’ ambition, ni de courage mais était poursuivi par la malchance et la misère, disparaît totalement. J’ ignore la date et le lieu de son décès.

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Chapitre 3 Le fruitier : Claude Bailly Nous voici donc de retour à Ruffieu, pays des ancêtres du petit Claude Bailly-Bonay. Il vit sans doute chez son oncle Philibert dans la maison du « Borbollion ». Aura-t-il encore des contacts avec son père, toujours à Lyon ? Rien n’ est moins sûr. A-t-il fréquenté un peu l’ école ? Peut-être, puisqu’ il signera aisément son acte de mariage, en 1863. L’ oncle Philibert qui le recueille est à la fois cultivateur et tisserand. Que tisse-t-il ? En général, les métiers à tisser de la campagne sont plus simples que ceux des villes. Par exemple, à Tenay, situé à vingtdeux km de Ruffieu ou bien à Saint Rambert, situé à quatorze km, on fabrique de la « schappe », tissu grossier mais très solide obtenu à partir de bourre et de déchets de soie On pouvait aussi fabriquer pour les tabliers féminins, une toile rayée inusable comprenant un fil de chanvre pour deux fils de laine. Inusable ? Oui, certainement, car, en ce temps là, il faut « faire vie qui dure » avec les vêtements. Je suppose que Philibert transmettra ses compétences en agriculture et en tissage à son neveu mais ce ne sera pas la voie que choisira notre Claude. Pourquoi choisit-t-il ce métier de fruitier ? « Au Moyen âge, le Valromey était un pays de polyculture, surtout consacré aux céréales, seigle, orge, avoine et un peu de « blondé » (mélange de seigle et de blé). À la Révolution, on élevait encore beaucoup plus de moutons que de bovins si bien que les terres labourées occupaient plus de place que les prés. Quelques champs étaient réservés aux cultures vivrières : des « racines » (carottes, raves et navets), des poireaux, choux, petits pois et haricots mais peu de pommes de terre qui ne se répandirent que très lentement. Les troupeaux de vaches trop réduits, ne permettaient pas de fabriquer des meules de gruyère. Chaque ferme travaillait donc son lait et c’ était en général, la femme qui s’ en occupait. Le fromage élaboré c’ était la tomme ou le bleu persillé, seule façon de 44


faire fructifier le lait du troupeau. Avec le lait des chèvres, on faisait aussi des tommes ou des chevrotins. Ce bleu persillé était fabriqué depuis très longtemps par les fermes des hauts plateaux du Valromey. Une tradition orale dit que ce sont des dauphinois de Sassenage, village situé près de Grenoble qui, en 1343, vinrent se réfugier dans les montagnes, refusant de devenir français. L’ abbé de Saint Claude, dans la montagne du Jura, qui était également dauphinois, les accueillit généreusement. Avec eux, ils apportèrent la science du fromage bleu qui se répandit jusqu’ au plateau de Retord. » (Sources Marc de Seyssel-Sothonod «Songieu en Valromey » p 405 et suivantes)

Souvenir... Ce bleu, peut-être toujours vendu aujourd’ hui, sous l’ appellation « Bleu de Gex », était un régal dans la famille. Mémé Bailly, qui l’ avait fabriqué, dans sa jeunesse, ne manquait pas de se fournir régulièrement, le jeudi au marché de Bellegarde sur Valserine. Notre Claudius ne deviendra donc ni cultivateur ni tisserand : il préfère (ou peut-être ce choix lui est-il imposé puisqu’ il n’ a ni terres à mettre en valeur ni métier à tisser?) le métier de fruitier. Tout d’ abord, en quoi consiste ce métier ? Dans les fermes modestes des régions montagnardes du Jura, des Alpes, tant en France qu’ en Suisse, il est difficile de récolter, chaque jour suffisamment de lait cru pour le transformer en fromages. Depuis longtemps, les agriculteurs locaux mettent en commun le lait de leurs troupeaux, fruit de leur travail, et le font transformer en fromages de grande taille, par un maître fruitier. La fruitière est donc une sorte de coopérative gérée par le fruitier. Celui-ci reçoit un gage fixe ou bien est payé aux pièces. (Source Internet : « les produits laitiers ») D’ ailleurs, nous ne saurions mieux faire que de citer Victor Hugo. Dans un texte célèbre des « Misérables », Monseigneur Myriel s’ adressant à Jean Valjean, lui décrit le métier de fruitier à Pontarlier (Jura) : « On en distinguait de deux sortes : les grosses granges, qui sont aux riches et où il y a quarante ou cinquante vaches, lesquelles produisent 45


sept à huit milliers de fromages par été et les fruitières d’ association, qui sont aux pauvres ; ce sont les paysans de la moyenne montagne qui mettent leurs vaches en commun et partagent les produits. Ils prennent à leurs gages un fromager qu’ ils appellent le grurin lequel reçoit le lait des associés trois fois par jour et marquent les quantités sur une taille double... » (Source « Les Misérables » Tome 1, livre 2, chapitre 4, p 111, librairie Paul Ollendorff)

Les fruitières existent d’ ailleurs, depuis très longtemps puisqu’ on retrouve la trace de la plus ancienne du monde, dans les monts du Jura au treizième siècle à Déservillers, en Franche-Comté, à la date de 1273. La fruitière est donc, d’ abord un lieu de stockage du lait riche et produit en grande quantité durant l’ été, sous forme de grosses meules de fromage à pâte pressée et cuite. Il s’ agit surtout de gruyère, d’ emmental ou de comté, des fromages de garde que la transformation permettait de consommer plus tardivement et dont la saveur se bonifie avec le temps. Toutefois, d’ après Marc de Seyssel-Sothonod, si ces fruitières se répandirent assez tard, dans le Valromey, elles apportèrent un changement complet de mentalité. Les agriculteurs se sentirent plus solidaires. Je citerai également Ernest Lafont qui a pu écrire dans son livre sur le Valromey : « L’ introduction des fruitières en 1825, ouvre pour le Valromey une source de nouvelles richesses. » La sélection, également, des vaches laitières Montbéliardes ou Pie rouge permit la fabrication du Comté que l’ on appelait autrefois Gruyère. Toujours d’ après Marc de Seyssel-Sothonod, sur la commune de Songieu, petit village situé non loin de Ruffieu, se créèrent quatre fruitières. Les fermes laitières se trouvaient ainsi rassemblées à une distance très proche de la fruitière puisque autrefois, il fallait y porter le lait trois fois par jour. Trois fois par jour, trois cent soixante cinq fois par an : ce détail laisse rêveur, quelle somme de labeur pour ces éleveurs. Une de mes amies originaire de la Thiérache dans l’ Aisne, me l’ a confirmé : sa mère 46


trayait encore trois fois par jour ses vaches, dans les années 19301940 (elle s’ était spécialisée dans la production de beurre). Pour finir, je citerai l’ Abbé Rousset qui, dans son livre sur l’ histoire du Valromey signale qu’ en 1885, il existait en Valromey, vingt-huit fruitières fournissant trois-cents tonnes de fromages. J’ ai assisté bien souvent à la fabrication assez simple mais qui demande pas mal d’ efforts physiques du fromage d’ emmental, pâte pressée cuite, un peu semblable au Gruyère. Dans ma jeunesse, lorsque j’ étais en vacances à Injoux-Génissiat, Mémé Bailly-Bonay m’ envoyait tous les jours acheter du lait à la fruitière et comme tous les enfants curieux, je regardais travailler le fruitier. J’ étais fascinée par cette grande cuve de cuivre rutilante, posée sur un réchaud à gaz et remplie à raz bord de lait emprésuré à 32°, puis ensuite chauffé à 54°. Mais ce qui me plaisait surtout, c’ était le décaillage qui avait lieu quelque temps après la coagulation. Le fruitier, protégé par un tablier imperméable et très enveloppant, à l’ aide du tranche-caillé découpait finement ce caillé jusqu’ à former des grains de la taille d’ un grain de riz. Et c’ était long ! Le tranche-caillé plongeant jusqu’ au fond de la cuve, coupait régulièrement, de long en large, cette masse blanche solide et pourtant légèrement souple et mouvante. À la fin, le fruitier prenait une poignée du résultat qu’ il pressait fortement dans sa paume, afin de juger de sa consistance. Il était alors, temps d’ égoutter ! Et c’ est là qu’ il fallait une certaine force physique. Notre homme, prenant une toile fine de gaze carrée, nouée autour du cou et tenue écartée à deux mains, se penchait sur la cuve, rassemblait pressait et tordait cette masse chaude, exsudant au maximum le petit lait. Il n’ y avait plus qu’ à répartir ce caillé dans un grand moule en bois et je n’ en voyais pas plus car le reste se passait dans la cave ! C’ est en effet, dans la cave qu’ a lieu le pressage puis le salage du fromage pendant quarante-huit heures. L’ affinage, ensuite, est long : au moins soixante quinze jours et peut durer jusqu’ à douze mois pen47


dant lesquels les meules de soixante-quinze kg sont régulièrement retournées lavées et rabotées. (Source Wikipedia) Pour la petite histoire, c’ est seulement le 28 mai 2015, que l’ Institut des sciences en denrées alimentaires de Berne (Suisse) a annoncé, lors de recherches visant un tout autre but, que le mystère des trous dans certains fromages dont l’ emmental était résolu. Ces trous sont dus à d’ infimes particules de foin. Celles-ci infiltrent le lait lors de la traite des vaches. Ces corpuscules, lors de la fermentation, émettent des gaz à l’ origine des trous qui se trouvent dans le produit final. Derrière la fruitière d’ Injoux, d’ autres habitants ne se faisaient pas oublier par leur odeur mais aussi par leurs manifestations bruyantes. Notre fruitier élevait ainsi des porcs, profitant de la masse importante de petit lait ou lactosérum laissée par le fromage pour les nourrir. Mémé m’ avait mise en garde, elle qui avait soigné des porcs dans sa jeunesse puisque son père, Pépé Philibert, avait également été fruitier : « Ne t’ avise pas d’ aller les voir, il te suffirait de trébucher et de tomber par terre pour qu’ ils te dévorent toute vivante... » Mémé avait-elle appris par la tradition orale, l’ histoire de ce troupeau de porcs qui, en 1395, à Songieu en Valromey, avaient dévoré un enfant ? À la suite d’ un procès, ces porcs furent tous exécutés et pendus aux fourches patibulaires de Songieu. (Cité par Marc de Seyssel-Sothonod p27) Notre Claude Bailly-Bonay, souvent dénommé « Claudius » sur les registres d’ Etat-civil, le grand père de Mémé Bailly, a ainsi appris son métier de fruitier. Sa place n’ était pas fixe car ses gages étaient établis chaque année par adjudication. Par le recensement de 1896, j’ ai constaté qu’ il vivait à Ruffieu au 170 rue du Borbollion avec son épouse Jagot Annette et sa dernière fille Lucie, âgée de douze ans. Il travaillait alors sans doute à la fruitière de Ruffieu. Et avec émotion, je devine qu’ après toutes ces tribulations, la maison de ses ancêtres Claude Bailly-Bonay et Claudine Carme au « Borbollion », lui appar48


tenait enfin. Cela ne fut, certes, pas facile et la suite de mon récit le prouvera.

Cette ferme, petite par rapport aux autres fermes de la rue est actuellement construite en solides pierres. Les plaques de parement sur l’ encadrement des ouvertures et à l’ angle des murs ainsi que les corbeaux sont en pierre de Hauteville, carrière du village situé à quelques km de Ruffieu. Cette roche blanche calcaire, très solide et non gélive, d’ une fine texture, s’ apparente au marbre et on la retrouve dans les maisons de tous les villages alentour. Toutefois, je suppose que notre « Borbollion », à l’ origine, ne devait pas être en pierre, puisque les carrières de Hauteville ne sont exploitées que depuis 1840. Il existe une légende amusante à propos de ces carrières de Hauteville : le socle en béton de la statue de la Liberté à New York est sensé recouvert de pierres de Hauteville ! En réalité, il est recouvert de plaques de granit provenant d’ une carrière du Connecticut à cent trente km au nord de New York. (Source : « Monuments du Monde », internet)

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La maison du « Borbollion » en 2010 (côté est).

Cette maison ou plutôt chaumière à l’ origine, devait sans doute être construite majoritairement en bois avec un toit de chaume ou de « tavaillons » (tuiles de bois), ce qui en faisait une proie facile pour les incendies. Nous verrons d’ ailleurs que la maison a été détruite totalement puis reconstruite deux fois à la suite d’ incendies. Le premier ayant eu lieu vers 1883. Pour l’ heure, retrouvons en 1863, à l’ âge de vingt-deux ans, notre Claudius. Ce vaillant jeune homme est fruitier à Belmont-Luthézieu (comme se nomme aujourd’ hui ce lieu).Ce joli village étagé sur la pente du plateau qui domine Artemare, éloigné d’ une dizaine de kilomètres de Ruffieu, comporte de nombreux hameaux. L’ un d’ eux nous intéresse particulièrement, Nérieu comme on l’ appelle actuellement, car c’ est là qu’ habite celle qui deviendra son épouse : Anne Françoise Jagot !

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Chapitre 4 La Sage-femme : Anne Françoise Jagot Nous allons donc faire maintenant sa connaissance. Elle est née le dix-huit novembre1841, à Belmont et décédée le vingt et un mars 1918 à Chambéry, Savoie et était surnommée « Maman Annette » par ses enfants et ses petits-enfants. Sur la photographie, c’ est elle notre sage femme ! C’ est la seule personne de sa génération dont je possède une photo.Celle-ci a été prise dans sa vieillesse, aux alentours de 1915, sans doute à Chambéry, où elle vivait auprès de sa dernière fille Lucie Paget, rue Nicolas Parent. Que dire sur cette photographie au décor romantique et artificiel prise chez le photographe? Ce qui me frappe d’ abord, ce sont les mains aux doigts noueux, déformés par le travail, les lessives et les rhumatismes, et puis le visage aux mâchoires rentrées, strictement encadré par le bonnet noir des veuves. Elle a mis certainement ses plus beaux vêtements pour la photographie mais je ne peux m’ empêcher de constater avec compassion que son tablier comporte un accroc reprisé à points grossiers : sans doute n’ a-t-elle pas pu se procurer pour corriger sa presbytie, des lorgnons, trop coûteux pour sa bourse. Elle n’ a pourtant pas perdu un pouce de sa taille et ses yeux rapprochés restent vifs pour fixer droit l’ objectif. Malgré la fatigue et les soucis de sa longue vie (elle décède à soixante-seize ans) elle donne l’ impression d’ une femme décidée et entreprenante. Et c’ est ce qu’ elle sera, nous allons le voir, tout au long de sa vie.

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Notre « Maman Annette » était donc originaire de Belmont-Luthézieu, village situé au sud de Ruffieu, à onze km environ. Nous sommes toujours dans le Valromey et les Jagot sont établis depuis très longtemps dans les hameaux de Champdossin, puis de Neyrieu (ancienne orthographe) dépendant de Belmont. À la naissance d’ Anne, en 1841, le village de Belmont comptait 721 habitants (en 2015 : il n’ en reste plus que 572). Anne Françoise est la dernière née d’ une famille de cultivateurs relativement aisés et la seule fille. Elle recevra une certaine éducation puisqu’ elle sait lire et écrire tout comme ses trois frères, dont l’ un, Antoine Jagot deviendra instituteur à Passin, Ain. 52


Tous les enfants Jagot savent donc lire, écrire et peut-être même compter. Pas si courant dans notre famille qui compte tant « d’ illitérés » ! Pour son mariage, le dix-sept décembre 1863, seuls ses parents, Jean Louis Jagot et Charlotte Bertelier ne signent pas l’ acte. (AD 01, NMD, 1863 Belmont-Luthézieu, vue 23/65)

J’ ai donc cherché si Belmont disposait d’ une école, tout au moins de garçons, à l’ époque, c’ est-à-dire aux alentours de 1840. Et c’ est le cas, du moins provisoirement. Le Frère Gabriel Taborin (1799-1864) a bien créé à Belmont une « Ecole de la Sainte Famille » qui a fonctionné de 1829 à 1840 assez renommée puisqu’ elle a reçu les encouragements de Jean Marie Vianney, le saint curé d’ Ars, venu la visiter. Mais Gabriel Taborin est ensuite parti pour s’ installer à Belley. Il faut donc penser que les garçons de Belmont, après son départ, suivaient un enseignement dispensé peut-être par le curé. Quant aux filles, on peut imaginer, comme cela se passait parfois dans la Savoie toute proche, un enseignement donné par quelques religieuses qui apprenaient à leurs élèves, outre « la lecture, l’ écriture, des éléments d’ arithmétique, les premiers principes de la grammaire française », également, le tricot, le ravaudage, la broderie et peut-être aussi la dentelle. N’ oublions pas le catéchisme du diocèse formulé à partir de questions et de réponses apprises par cœur. Annette qui avait certainement un esprit vif a peut-être aussi été instruite par ses frères : Antoine, son aîné, (1838-1902) ne deviendra-t-il pas instituteur à Passin puis à Lélex dans l’ Ain ? Un enseignement, dans tous les cas, marqué par la foi profonde de ce temps là. Cette foi, qui, malgré des ressources limitées, fera acquérir à la famille Bailly, un livre très célèbre à l’ époque sur les apparitions de Bernadette Soubirous à Lourdes. C’ est celui d’ Henri Lasserre « Notre Dame de Lourdes »

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(Éditions de 1877, Société Générale de Librairie Catholique) Je l’ ai toujours en ma possession et son état impeccable laisse présager le soin avec lequel on le manipulait)

Comment Claude Bailly, son futur mari et Anne Françoise se sont-ils rencontrés ? Oh ! Le plus simplement du monde, je pense : Claude est fabricant de fromages à la fruitière de Belmont. La fruitière est un lieu privilégié de rencontres. La jeunesse s’ y retrouvait en portant le lait ou ramenant le petit lait. Anne Françoise qui est cultivatrice chez son père, devait peut-être venir apporter le lait de la ferme familiale trois fois par jour. Je l’ ai constaté souvent : la fruitière à Injoux par exemple, était le lieu de rencontre de toute la jeunesse du village. Mais pourquoi ne pas imaginer qu’ ils se soient connus également au cours d’ une de ces veillées si fréquentes à l’ époque ? La nuit arrive bien vite en cette fin du mois de novembre, dans le petit hameau de Neyrieu. La salle commune ou « poêle » de la ferme des Jagot donne sur le sentier où la neige s’ accumule. Maman Charlotte ferme l’ huis et vérifie la croisée. Malgré la fatigue de la vieillesse qui approche, elle reste souriante et active. C’ est, selon la formule de 54


Saint François de Sales « une de ces femmes de bien qui a su fleurir là où Dieu l’ a plantée. » À la lueur de la lampe à pétrole qui remplace maintenant la bougie, Annette, toute jeune fille, s’ active sur son rouet. Pour éclairer davantage la pièce, elle a disposé un bocal rempli d’ eau devant la lampe. Elle file le chanvre que ses frères viennent de teiller (débarrasser de son écorce). Elle portera ensuite ce fil au tisserand du village pour qu’ il lui confectionne une fine toile blanchie. Il est temps, en effet, qu’ elle termine son « trossel » de chemises et de draps commencé depuis si longtemps. Le coffre de chêne où il doit se ranger, fabriqué par son frère Marin est bien loin d’ être terminé mais Marin a tant de travail avec les champs à labourer avant les grands froids ! Tout en filant, elle parcourt des yeux la salle illuminée et rangée. Son père, Jean Louis, assis sur le banc, devant la table-pétrin, taille une semelle de galoche dans un morceau de châtaignier qu’ il a coupé en « lune dure » (décroissante). On frappe, plusieurs coups pressés : « Holà ! Bonnes gens ! La jeunesse peut-elle entrer ? » La porte s’ ouvre : Marin et Antoine les frères aînés d’ Annette entrent joyeusement, secouant la neige de leur bonnet. « Devinez qui vient veiller ce soir ? » Annette lève vivement la tête : Claude Bailly, l’ aide du fruitier de Belmont, secoue méthodiquement ses sabots remplis de foin qu’ il place derrière la porte d’ entrée, puis il pose sa lanterne sur la table. « Salut la compagnie... » Sa voix timide est couverte par le joyeux charivari des deux frères qui le bousculent et le taquinent. « Tu ne vas pas faire ton timide ! Approche ! Il y en a une qui te dévore des yeux... » Anne sursaute, rougit et s’ active de plus belle sur la pédale du rouet. C’ est alors que maman Charlotte blottie auprès du feu, pose son tricot sur la table et intervient : « Bien le bonsoir à vous, Claudius, il fait frisquet, pas vrai ? Avez55


vous déjà pris le souper ? » Claude ne répond pas et contemple le chaudron pendu à la crémaillère de la cheminée où la soupe à « l’ ouanion » bouillotte toute la soirée. « Eh bien Annette, si tu servais notre visiteur ? » Annette se lève, arrange sa coiffe et s’ active : dans l’ écuelle garnie et offerte, la couche de « gruère » et de pain est si épaisse que la cuillère de bois se tient presque droite... Claude les yeux baissés s’ attable et murmure un timide « Merci » La soirée s’ avance, Claude maintenant revigoré, s’ empare, avec la permission de Jean Louis, le père, d’ un râteau de bois et en répare, une à une, les dents tandis que Maman Charlotte tricote des chaussettes de laine écrue à quatre aiguilles. Marin va traire pour la quatrième fois de la journée, Douce Noire, la vache qui vient de vêler. On l’ entend qui entrepose le lait dans la dépense. Dans le « poêle », où toute la société est réunie, la chaleur se fait plus forte : il est temps de laisser les braises se consumer pour cuire les pommes à l’ étouffée dans le caquelon. On se raconte des histoires anciennes. On chante également : « La Marion sur un pomi, Que se guinguinave Que se guinguinave de cé... » Ou bien « Biquette ne veut pas Sortir des choux : Ah ! Tu sortiras Biquette ; Ah ! Tu sortiras de ces choux là ! Et chacun reprend en chœur la répétition : Ah ! Tu sortiras de ces choux là ! » Claude n’ est plus intimidé et mêle sa voix à celle d’ Annette qui, derrière le rouet, s’ est arrêtée de filer. Les deux frères chantant à pleine voix, chahutent et se bousculent. Maman Charlotte intervient une 56


nouvelle fois, pour ramener le calme : — Cette nuit noire me donne une souvenance. Vous rappelez-vous, mes chers enfants, le terrible crime des Orgères ? Claude dresse l’ oreille : il ne connaît pas cette histoire. La vieille femme continue : « C’ était, oh ! Il y a bien, bien longtemps, après la Grande Révolution, dans les nonante années, je crois, là-haut, dans les fermes de la montagne, au-dessus de Songieu, dans la ferme des Orgères. Une ferme bien tenue et riche ! C’ était la ferme aux Ancian. Il y avait sept personnes, avec une fillette. Une nuit noire, comme celle-ci, elles ont toutes été égorgées, le cou coupé d’ un bout à l’ autre, comme des poulets et elles étaient sans bas ni socques. — Egorgées ? Qué malheur ! Et pourquoi ? C’ est Claude qui questionne, la voix tremblante. — On raconte que les assassins étaient à la recherche d’ un trésor oublié par les Chartreux. — Et pourquoi sans bas ? Maman Charlotte lève les épaules. — J’ sais point. Peut-être pour leur griller les pieds et leur faire avouer? » Chacun se récrie. Cette vision d’ horreur impressionne la jeunesse. C’ est Jean Louis, le père, qui parle maintenant. — On n’ a point retrouvé les coupables. Il y a eu un procès, si je me remémore mais les preuves manquaient. Chacun pense à cette terrible nuit du huit Floréal, an Cinq de la République (28 avril 1797). Il y a de cela, plus de soixante ans mais le souvenir en est resté tellement vivace. À l’ église, au jour anniversaire, ne dit-on pas une neuvaine pour le salut des pauvres victimes ? Dans la salle, plongée dans le silence, on croirait les entendre se plaindre et gémir à nouveau car, dehors, la tourmente se fait plus violente et secoue les vantaux de la grange. 57


Ce massacre a profondément marqué la région : ma grand-mère à qui on l’ avait raconté, me l’ a relaté plusieurs fois. Les personnes arrêtées par la suite, ont été condamnées pour d’ autres forfaits, faute de preuves pour le crime des Orgères. On a prétendu que les criminels étaient des parents habitant la région et qu’ ils avaient dérobé mille six cents livres. Voici le texte de Claude Antoine Bellod, cultivateur, menuisier et instituteur pendant quarante-deux ans au Grand Abergement, village situé à quelques kilomètres des Orgères, qui, dans son journal, a raconté le crime. (Cité par Marc de Seyssel Sothonod p 375). « Malheur arriva le 24/4/1797 par un grand crime. La nuit du 24 avril, jour de foire de C. (?) à neuf heures du soir, plusieurs brigands et assassins s’ en furent dans la maison du pauvre Philibert Ancian (aux Orgères) où la furie les égorgèrent tous au nombre de sept, tant hommes que femmes et enfants, où la justice alla faire la levée des corps et la mise sur un chariot à herse à foin pour les mener enterrer à Songieu. Crime abominable avoir que jamais homme qui a porté barbe et qui en portera n’ a vu pareil crime. Tous les peuples en frémirent d’ horreur, le pauvre infortuné se trouva avoir la somme de 1600 livres qui lui fit perdre la vie... » Maman Charlotte se lève alors, écarte les braises, prend dans l’ âtre le caquelon, soulève le couvercle : une chaude odeur à la fois sucrée et acidulée de pommes cuites se répand et détend l’ atmosphère. Chacun s’ approche de la table et pioche une pomme brûlante dans le récipient. Oubliée la tragédie des Orgères ! Tout en se restaurant, on parle maintenant d’ Henriette d’ Angeville, une aristocrate qu’ on nomme « la fiancée du Mont Blanc ». Elle possède le château de Lompnes, non loin de Hauteville, là bas, de l’ autre côté du col de la Rochette. Cette Demoiselle n’ a-t-elle pas gravi à plus de quarante-ans, vers les années 1838, le sommet du Mont Blanc ? Effarée, Anne Françoise laisse tomber sa cuillère : on ne voit pas le 58


Mont Blanc depuis Neyrieu, mais sur le plateau de Retord, où elle est allée souventes fois « en champs », elle a pu admirer, dans toute sa majesté, le massif teinté des dernières lueurs du couchant. Qu’ une frêle femme ait pu le gravir l’ émerveille... On raconte même, qu’ elle se fit porter par ses guides afin de pouvoir dire : « Je suis montée plus haut que le Mont Blanc ! » Henriette d’ Angeville a effectivement accompli l’ ascension du Mont Blanc le trois septembre 1838, après s’ être entrainée sur place. Elle a raconté son exploit de façon très détaillée. Elle est partie de Chamonix sous la conduite de Joseph Coutet, habitué de l’ ascension, de cinq guides, de six porteurs, du matériel et des provisions de bouche en abondance qu’ elle énumère : dix-sept poulets, trois pièces de veau, un gigot, trois kg de sucre, six pains de trois livres, deux kg de chocolat, douze citrons et du vinaigre en cas de « pâmoison... » L’ ascension commença le trois septembre. Pendant la première halte, Henriette prit des notes et dessina. Puis elle raconte qu’ elle demanda à ses guides : « Si je meurs avant d’ avoir atteint le sommet, promettez-moi d’ y apporter mon corps et de l’ y laisser. — Soyez tranquille ! Vous irez morte ou vive ! » Répondirent les guides. Après des heures d’ effort, la cordée atteint le sommet du Mont Blanc ! Henriette d’ Angeville fut la deuxième femme à gravir le sommet de l’ Europe. Marie Paradis de Chamonix avait déjà accompli cet exploit le quatorze juillet 1808. (Cité par Thierry Faure David-Nillet) Henriette a convié d’ ailleurs, Marie Paradis au dîner de remerciement qu’ elle offrit à son retour, à ses guides et porteurs, à Chamonix. Après que le vin eut délié sa langue, Marie Paradis demanda à Mademoiselle d’ Angeville : « Ma mie, où avez-vo donc crû pour être si robuste ? » (Cité par Paul Tugler) — Ma mie, où avez-vo donc crû pour être si robuste ? Répète en s’ es59


claffant toute la compagnie réunie autour de la table, en terminant le caquelon de pommes. Grand Dieu ! Ne sait-on pas partout que l’ air du Valromey fabrique des hommes et des femmes si forts et si robustes, qu’ ils sont capables de gravir le Mont Blanc et bien d’ autres sommets encore ! »

Henriette d’ Angeville : « La fiancée du Mont Blanc »

Et puis, il se fait tard. Claudius se lève, rallume sa chandelle aux braises du foyer et lanterne en mains, salue la compagnie. Il a un bout de route jusqu’ à Belmont où se trouve la fruitière. Il faut faire attention de ne pas se perdre au milieu de la tourmente et bien suivre la piste du chemin mal tracée dans la neige. Il loge à la fruitière. Il a obtenu de ses patrons la permission de coucher dans un appentis, au-dessus de la cave. Il mettra longtemps à se réchauffer avant de s’ endormir mais son cœur est à la joie. Anne lui a serré la main... 60


C’ est peut-être ainsi que Anne et Claude se sont connus. Toujours est-il que le dix-sept décembre 1863, ils sont unis par les liens du mariage. (Archives départementales : FRAD 001-LOT EC-8610, Belmont Luthézieu, Mariages)

Que pouvons-nous observer sur cet acte de mariage du 17/12/1863? « Claude Bailly, 22 ans, Fabriquant de fromages à Belmont, né le 29/10/1841 à Lyon, rue St Georges n°6, fils majeur par acte de notoriété du père, fait à Lyon, le 29/11/1863 Et Anne Françoise Jagot, 22 ans, née à Belmont le 18/11/1841 de Jean Louis Jagot et Charlotte Berthelier, « illitérés ». Pas de contrat de mariage. Donc, sans doute, pas de dot et sans apport, d’ autre part, du marié, trop pauvre. Deux de ses trois frères seront les témoins d’ Anne Françoise : « Claude Jagot, 30 ans cultivateur à Belmont et Antoine Jagot, 24 ans, instituteur à Passin, Ain. » Pour Claudius, ses témoins seront son oncle Philibert Bailly, 50 ans, tisserand à Ruffieu et Pierre François Bailly, 40 ans, tisserand à Ruffieu, son cousin germain. (Le fils de Philiberte Bailly-Bonay, celle-là même qui avait remboursé en 1819, la dette contractée par ses parents, Claude et Claudine Carme) Mariage précipité ? Peut-être. Selon son acte de naissance Philibert Marie, mon aïeul, leur premier enfant, naîtra à Belmont le 17 juin 1864. (Archives départementales FRAD001-EC-Lot8610 Naissances Belmont)

Signature de Claude Bailly.

Le père de Claudius, comme nous le savons, n’ assiste pas au mariage. Pour la naissance, donc, de son fils Philibert Marie, (mon arrière grand-père), Claude est toujours fruitier à Belmont mais par la suite, 61


il se déplacera dans tous les villages du Valromey tandis que son épouse Anne, qui aura de nombreux enfants, restera à Ruffieu. Habite-t-elle d’ abord au « Borbollion » ? On peut le penser. Philibert Bailly et Marie Françoise Yenny n’ ont pas d’ enfants. La jeune épouse va donc cohabiter avec ses « beaux parents » ou ce qui lui en tient lieu. Les contacts forcés entre couples n’ ont pas toujours dû faciliter la vie commune... Et puis, dans une ferme, il y a tant à faire pour une jeune femme vive et alerte ! Chaque jour, il faut aider à la cuisine et au jardin, rapporter le fagot de bois mort glané dans la forêt, aider à traire vaches et chèvres, porter le lait à la fruitière, fabriquer le fromage ou aller rincer le linge à la fontaine. Rudes tâches ménagères ou travail à l’ extérieur par tous les temps, sans oublier la couture ou le travail sur le métier à tisser à la maison. Est-ce elle qui nous a donné ces recettes que nous nous transmettons toujours dans la famille ? Par exemple la recette de la liqueur de noix ? Ou bien celle de la fleur de lis macérée dans la « gnole », souveraine contre les panaris ? Peut-être. Les femmes de ce temps là étaient à bonne école, avaient l’ œil aiguisé, l’ oreille fine et la main experte. Par exemple, Annette utilise tout son corps pour la mesure du monde. Foin du décamètre et de la balance ! Pour la cuisine, un doigt de vin, une pincée de sel, une poignée de riz ou de farine, ou bien encore une coudée de saucisses et le tour est joué ! La soupe chante ? Il est temps de la déplacer sur le coin du feu. L’ angélus sonne ? Dépêchons-nous d’ apporter le lait à la fruitière ! Le vent vient du Grand Colombier ? Gare au gel nocturne ! Même lorsqu’ enfin, elle peut s’ asseoir sur le banc à côté de la fenêtre de la cuisine, elle ne reste pas inactive : n’ a-t-elle pas à ravauder ou bien à couper du tissu pour coudre un jupon ? Pour ce faire utilisons l’ empan (mesure de la main ouverte du pouce à l’ auriculaire) que l’ on additionne plusieurs fois ! Annette a aussi appris à tirer parti du moindre morceau de pain, de bois, de métal ou d’ étoffe : on ne gaspille rien en ce temps là, surtout pas dans le domaine vestimentaire. Cela « fait deuil » de 62


jeter quelques hardes aux « pattes » Car au logis du Borbollion, les économies sont plus que jamais nécessaires : le foyer, malgré un travail acharné est modeste, voire pauvre, la communauté nombreuse à nourrir et à élever. Pourtant, malgré cela, il faut s’ efforcer de faire bonne figure pour tenir son rang dans le village. « Savoir être, savoir paraître, savoir faire » d’ après la belle formule d’ Eliane Barbier. Qui peut imaginer la charge mentale et physique d’ une maîtresse de maison parfaite, tôt levée et dernière couchée ?... Mais tout cela ne suffit pas : Tante Yenny qui est sage-femme, va encore compléter l’ éducation de la jeune épousée en lui faisant découvrir son métier. Annette est-elle conquise ou se résigne-t-elle à suivre la voie de sa tante ? Il est certain qu’ elle a dû être séduite par la gratuité des études. Elle décide donc de préparer son diplôme de sage-femme à Lyon, pendant huit mois. Philibert et Clotilde ses deux premiers enfants seront sans doute soignés, pendant ce temps par Tante Yenny, Annette ne peut les confier à sa mère Charlotte Berthelier, celle-ci étant décédée au mois d’ août 1866. Sage-femme : c’ est une profession qui se trouve, au début du 19°siècle dans le Valromey comme en France également, en pleine mutation. Jusqu’ à cette époque, les conditions dans lesquelles se déroulaient les accouchements étaient, la plupart du temps, proprement épouvantables. Par exemple, Mme Schüle ethnologue cantonale du Valais (Suisse) a cherché à savoir comment accouchaient autrefois, les Valaisannes. Ces dernières utilisaient la « palyola » (en franco-provençal un tas de paille de seigle) qui recevait en position verticale ou horizontale le nouveau-né ainsi que le placenta, etc. On prenait bien garde de ne pas souiller le drap ou la paillasse ou tout autre tissu. Cette « palyola » n’ était pas brûlée, on la laissait se décomposer, quelque part, à l’ écart, sous une couche de branches de sapin. (Cité par Gaston Tuaillon p 134 et suivantes)

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À côté des progrès à faire dans l’ hygiène de la mère et du nouveau-né, il faut parler également des manipulations faites par les mains brutales des « mères-sages » du village, qui pouvaient laisser des bébés estropiés et des mères infirmes. Ces « mères-sages » qui « tiennent entre leurs mains, les sources mêmes de la vie » sont des femmes riches d’ une longue expérience mais dont les compétences professionnelles ne sont pas contrôlées pendant très longtemps. Leur savoir se transmet de voisine à voisine, de mère à fille, certaines familles en faisant une spécialité. (Cité par Michèle Mestrallet) « Il semble bien que ce soit à partir de la Révolution que les sagesfemmes furent soumises à un règlement et à une formation avec obligation de fournir un diplôme d’ aptitude pour pouvoir exercer. Les frais des études qui duraient trois mois en étaient payés sur les « sous additionnels du département » et consistaient : « Nourriture : une livre, 10 sols (en Savoie) par jour. Matériel : une seringue à lavement, une seringue à injection avec double canule, une machine propre à ramener à la vie, l’ enfant qui a été en danger, deux pessaires et deux livres servant à l’ instruction. Également, le voyage aller et retour ». Mais pour être admise à ces stages gratuits, il fallait un certificat de bonne vie et mœurs fourni par le curé ou le syndic, être âgée au moins de vingt-quatre ans, être mariée, avoir l’ autorisation du mari, avoir une bonne santé et, si possible être « littérée ». « Les seules dépenses consistaient en l’ achat du traité d’ accouchement et des droits de patente. » (Cité par Marie Thérèse Hermann) Ensuite, à partir de 1860, les études se prolongent : les élèves présentées par les communes rurales étudient pendant huit mois et s’ engagent à exercer leur métier, pendant dix ans dans leur commune d’ origine.

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Anne Françoise va donc préparer à Lyon son « Certificat d’ Aptitude à la Profession de Sage-femme de deuxième classe » et l’ obtiendra en 1868. Elle prêtera alors serment « de servir gratuitement et fidèlement les pauvres ».

Voici son diplôme tel qu’ il nous est parvenu. (Pourquoi un diplôme de « Deuxième Classe ? Apparemment seuls les diplômes de « Première Classe » étaient obtenus à Paris. Les sagesfemmes de deuxième classe ne peuvent exercer que dans leur département. Vingt mille sages-femmes environ, seront formées en France au dix-neuvième siècle) Annette prête serment, c’ est vrai mais jusque dans les années 1940, 65


les futures sages-femmes apprenaient encore à l’  Hôtel Dieu de Lyon « les gestes et les paroles » du baptême catholique et la nécessité d’ ondoyer les bébés mal venus. Souvent, on demande également, à la sage-femme, de passer un ongle sous la langue du nouveau-né pour en « couper le filet »afin, croit-on, de faciliter la tétée et la parole (Cité par Michèle Mestrallet) . Il nous faut maintenant parler de cette femme étonnante qui à la fin du 18° siècle, va révolutionner l’ enseignement de l’ obstétrique. C’ est en effet, en 1782 que le jeune chirurgien Rey de Chambéry et deux accoucheuses vont suivre à Belley les cours itinérants de la célèbre Madame du Coudray : « Maîtresse sage-femme de Paris, connue pour son zèle du bien public et ses talents supérieurs dans l’ art de l’ accouchement, elle parcourt la France, brevetée par le roi et avec « sa machine », donne un enseignement qui parle aux yeux et aux mains. » Le docteur Rey revient conquis du cours itinérant de Madame de Coudray et veut organiser à Chambéry des cours avec une « machine de la Du Coudray » dont il aurait fait l’ emplette (huit cents livres). Malheureusement, le projet, faute de financement, n’ aboutit pas. D’ après le professeur Héraud du cours d’ accouchement de Grenoble, « l’ instruction se fait sur des mannequins représentant des femmes de grandeur naturelle où l’ on voit toutes les positions possibles où peut se présenter l’ enfant. On peut aussi apprendre à soigner les femmes dans leurs couches, les nouveau-nés jusqu’ à la dentition et sevrage en partant toujours sur la pratique soumise aux yeux et aux oreilles de l’ élève... » Qui est donc cette Madame Du Coudray dont parle le Docteur Rey ? Une femme étonnante et même exceptionnelle. Elle est née à Clermont-Ferrand en 1714. Elle exerce la profession de sage-femme à Paris puis retourne en Auvergne. Elle publie en 1759 un livre « Abrégé de l’ Art des Accouchements » et conçoit sa « ma66


chine » de démonstration dont elle dépose le brevet.

Angélique Du Coudray. « medarus.org »

La « machine » de Madame Du Coudray

Pour décrire cette « machine » j’ emprunterai la description, très claire et précise, donnée par le site « medarus.org » 67


Cette « machine » donc, comprend un mannequin représentant en grandeur réelle la partie inférieure du corps d’ une femme, une poupée de la taille d’ un nouveau-né et différents accessoires montrant l’ anatomie interne de la femme, un fœtus à sept mois et des jumeaux. Cet ensemble, de confection artisanale est en toile et en peau de couleur rose, rembourré de coton. Le mannequin, en grandeur nature repose sur une armature de fer, en position gynécologique. Il s’ ouvre dans sa partie supérieure pour positionner la poupée dans le ventre maternel. Il porte des orifices où coulisse tout un jeu de ficelles et de lanières permettant de simuler l’ ampliation vaginale et la dilatation du périnée lors du passage de l’ enfant. La radiographie a révélé que sous les étoffes, la soie et les rubans se cache une véritable structure osseuse : le bassin d’ une jeune femme. Cette reproduction de l’ appareil génital de la femme est remarquable par sa fidélité au modèle anatomique. Cette pièce porte vingt et une petites étiquettes cousues qui permettaient aux élèves d’ identifier les différents organes de la reproduction. Le nouveau-né a une tête et un corps flexibles afin de pouvoir mettre la poupée dans toutes sortes de positions pour expliquer les différentes présentations. Les parties dures, sensibles à la palpation sont le crâne avec sa fontanelle, la colonne vertébrale avec le nombre exact de vertèbres, le thorax, les coudes, les genoux ainsi que les talons. La bouche ouverte du nouveau-né permet d’ y introduire deux doigts pour faciliter le passage de la tête lors d’ une présentation de l’ enfant par le siège. Pour le fœtus de sept mois et les deux jumeaux, tous les détails anatomiques sont reproduits également de façon extrêmement minutieuse. Pourquoi Madame du Coudray a-t-elle entrepris de faire le tour de la France avec sa « machine » ? Tout simplement, parce que les « mèressages » de l’ époque ont l’ esprit accoutumé à tout saisir par les sens de la vue et du toucher plutôt que par les discours. « C’ était à leurs yeux, à leurs mains qu’ il fallait parler, en y ajoutant de la patience et de la douceur. » écrit-elle. Mais pour cela, il lui faut l’ appui de l’ adminis68


tration. En octobre 1759, munie d’ un brevet royal par Louis Quinze qui l’ autorise à donner des cours dans tout le royaume, elle s’ engage dans un tour de France qui va durer vingt-cinq ans. Femme de caractère, elle a formé plus de cinq mille femmes, ainsi que des chirurgiens qui ont perpétué son enseignement. Elle a été une actrice importante du recul de la mortalité infantile à cette époque et meurt en 1789, à soixante-quinze ans, sa tâche accomplie. Vers 1866, à l’ époque où Anne Françoise prépare son diplôme, une sage-femme agréée demande 20 francs pour un accouchement seul (en francs Germinal : environ soixante-huit euros, aujourd’ hui). Si l’ on fait venir un médecin, l’ accouchement coûte de 80 à 150 francs, à quoi il faut ajouter le trajet de 10 à 40 francs selon la distance et le temps. C’ est la raison pour laquelle beaucoup de familles préfèrent prendre une sage-femme et réserver leur peu d’ argent pour faire venir le vétérinaire en cas d’ animal malade (leur seule fortune...) (Source « Les enfants du malheur » p 50 et suivantes)

Petit à petit, tout en donnant, elle-même, la vie six fois, Anne Françoise va accompagner sa tante et procéder ensuite, seule, aux accouchements, tant à Ruffieu que dans les environs, tout en prenant progressivement la direction de la maison et de la ferme. Pour l’ heure, occupons nous de cette maison du Borbollion qui a un nouvel aspect en 1884 : celui d’ aujourd’ hui, à peu de choses près et nous en verrons la raison.

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Ruffieu : la maison de famille du Borbollion en 2018. (Initiales Bailly Claude)

Nous avons déjà décrit son aspact extérieur Il nous faut, maintenant, pénétrer à l’ intérieur. Sous son aspect actuel et nous savons qu’ elle n’ a guère changé, cette maison paraît relativement vaste, du moins dans sa partie habitable. La porte d’ entrée, à l’ est, donne sur la cuisine. Elle comportait sans doute comme je l’ ai vu souvent à Injoux, un vantail de bois, partagé par le milieu. Cela permettait d’ éclairer davantage l’ intérieur sans autoriser le passage des poules et autre petit bétail. Cette cuisine bénéficie également de deux fenêtres donnant sur l’ est et le sud. La cheminée assez profonde, comme toujours, ne servait plus car elle était équipée d’ une petite cuisinière « en fonte de Guise » à trois trous avec un jeu de cercles permettant de placer des marmites de différents diamètres.

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Musée de la Chapelle des Bois, Jura : photo personnelle.

Que de temps et de fatigues épargnés par l’ invention de cette cuisinière ! Y-avait-il toujours au milieu de la salle, une table pétrin ? Sans doute, car elle était bien pratique puisqu’ on pouvait y conserver le levain ou le pain et mettre la pâte à lever à l’ intérieur. Lorsqu’ enfin, on rabattait le couvercle, on disposait de la table pour d’ autres tâches. Une porte, au fond de la salle donne sur le « poêle » deuxième pièce chauffée du rez de chaussée laquelle comporte un lit : c’ est là que dorment oncle Philibert et tante Yenny. Cette pièce ouvre sur la grange contigüe et comporte des degrés assez raides pour monter aux trois chambres de l’ étage. Ces chambres de belles dimensions, éclairées par des fenêtres donnant sur le sud, ne sont pas chauffées. Une vaste grange occupe le reste du niveau de la maison ainsi que l’ espace au-dessus des chambres. On peut y accéder par une échelle située à l’ extérieur de la maison tout à côté de l’ écurie (C’ est ainsi que l’ on nomme l’ étable dans le Valromey). Au rez-de chaussée, une porte s’ ouvrant à deux vantaux, entre la porte d’ entrée et celle de l’ écurie, permet d’ engranger le foin. Ah ! Ce foin : que d’ inquiétudes il provoque ! Il représente un dan71


ger constant dans les granges en raison des incendies si meurtriers. S’ il est rentré trop tôt, sans avoir eu le temps de sécher, il risque de fermenter et le gaz produit peut s’ enflammer très vite. Par exemple : « Le vingt-cinq juin 1870, à Songieu, seize bâtiments de ferme ont été détruits en peu de temps par un incendie gigantesque, soit les deux tiers du village. Il n’ y avait pas de corps de pompiers et l’ eau étant rare, la chaîne humaine munie de seaux n’ a pas suffi à juguler le feu. (Cité par Marc de Seyssel-Sothonod p149)

Et c’ est malheureusement, ce qui se produira dans la ferme du Borbollion en 1883. Pour quelle raison, cet incendie ? Est-ce à cause de la fermentation du foin ? D’ après Philibert Bailly, le fils de Claudius qui l’ a relaté à sa fille, ma grand-mère, ce serait plutôt la foudre qui serait tombée sur le toit au cours d’ un orage. La légende familiale rapporte que Maman Annette, enceinte alors, de sa dernière fille Lucie, (née le dix-sept avril 1884) aurait été blessée à l’ abdomen au cours de cet incendie (« son ventre serait devenu tout noir ») et elle a cru perdre son bébé mais Lucie était « bien accrochée » et est née normalement, quelques mois plus tard. Cet incendie grèvera toutefois lourdement le budget du couple pour une double raison. La ferme, non assurée, sera à reconstruire entièrement mais le couple Bailly Jagot, devra, d’ autre part, continuer à payer une rente viagère au couple Bailly Yenny pour cette maison détruite ! En effet, Oncle Philibert et Tante Yenny, comme nous le savons, n’ ont pas d’ enfant mais ont des neveux dans leurs familles respectives. Que faire pour les départager au moment de l’ héritage ? Ils décident de vendre en viager leur maison à Claudius et Anne Françoise qui, en échange, s’ occuperont de leur entretien et les logeront. Ce viager, si lourd, en raison des circonstances, durera longtemps. Oncle Philibert décèdera le vingt-huit avril 1889 et Tante Yenny le sept août 1892. Voici le reçu de quittance et décharge de ce viager. (Archives notariées personnelles)

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Sur cette « Quittance et Décharge » (Feuillets deux et trois) nous pouvons noter que cette rente viagère était de quatre cents francs environ, par an. Claudius et Anne Françoise ont réglé également les « frais funéraires » de Tante Yenny (comme, sans doute, ceux d’ Oncle Philibert) et ont donné à la petite- nièce de celle-ci, Delphine Yenny, « héritière universelle » toutes « ses possessions et trousseau » restés au Borbollion. (Quatre cents francs ? Une somme conséquente mais qui devait comprendre également le viager des terres, prés,bois, etc... de l’ exploitation.) Bien évidemment, à une époque où les retraites n’ existaient pas, le viager était un moyen commode pour le vendeur, personne en général âgée, de pouvoir s’ assurer un revenu régulier jusqu’ à la fin de ses jours, tout en conservant éventuellement, le droit de rester vivre dans la maison. L’ acheteur, en revanche faisait et fait toujours, un pari sur la longévité du vendeur... Pour la petite histoire, ce système de viager est extrêmement ancien : les empires babylonien, égyptien et romain le connaissaient déjà. Parmi les acheteurs célèbres, nous pouvons citer Charles de Gaulle qui a acquis en viager sa propriété de La Boisserie ou bien André François Raffray qui a acheté, en 1965, l’ appartement de Jeanne Calment, âgée de quatre-vingt-dix ans . Monsieur Raffray mourra en 1995 et sa femme continuera de payer la rente viagère jusqu’ à la mort de Jeanne Calment, doyenne de l’ humanité, en 1997. Autre exemple : l’ île de Mayotte a été achetée en viager, le vingt-cinq avril 1841 au Sultan usurpateur Adrian Souli par le commandant français Passot contre une rente de 1000 piastres. Cette vente fut entérinée par le roi de France Louis Philippe en février 1843 et Mayotte devint française. Mais pour l’ heure, cette maison durement acquise, sera rebâtie solidement et ne comportera plus ce toit de chaume ou de tavaillons 76


si facilement réduit en cendres. Ce qui ne l’ empêchera pas d’ être à nouveau la proie des flammes au début du vingt et unième siècle, vers 2008, encore une fois à cause de la foudre... Son propriétaire actuel, nous l’ a relaté au cours d’ une visite que nous lui avons rendue, en 2010. Anne Françoise et Claudius enfin dégagés du viager, sont maintenant plus à l’ aise financièrement mais ils auront l’ insigne peine de perdre trois de leurs enfants. D’ abord, leur fille Clotilde, née après Philibert, le vingt février 1867. Travailleuse et intelligente, elle deviendra institutrice mais décèdera, à l’ âge de vingt-cinq ans, à Ruffieu, chez ses parents, sans doute de tuberculose. Il y aura ensuite Jules, né le dix-neuf février1869 et qui, d’ après la tradition familiale, mourra jeune mais je n’ ai pas retrouvé son acte de décès. Une petite Louise, née le vingt-huit juin 1871, mourra à l’ âge de sept ans le dix-huit janvier 1878 à Ruffieu. Les deux dernières filles vont survivre et auront une nombreuse descendance : Marie Louise née le trois août 1876 et enfin, la petite dernière, Lucie, née le dix-sept avril 1884. Nous n’ oublions pas Philibert, l’ aîné, notre aïeul. Anne a-t-elle pratiqué beaucoup d’ accouchements ? Sans aucun doute : elle a même déclaré certains des bébés qu’ elle a mis au monde. Sur les registres de naissance de Ruffieu, à plusieurs reprises, j’ ai retrouvé sa signature, sur ces actes. Certains d’ entr’ eux étaient ceux d’ enfants naturels ou bien de bébés posthumes. De plus, j’ ai fait une découverte émouvante : Anne a procédé à l’ accouchement de sa propre fille Marie Louise Bailly-Bonay, épouse Miraillet. Elle a été la première à tenir dans ses bras, le bébé qu’ elle avait mis au monde : son petit fils Clément et l’ a même déclaré à la mairie ! (FRAD001-EC naissances Ruffieu 1902)

Pouvons-nous imaginer ce moment si émouvant ? En ce mois d’ août 1902, la chaleur lourde s’ attarde sur le haut Valromey. Chez Maman Annette, à Ruffieu, la maison est bien rem77


plie car Marie Louise, sa fille, dont l’ accouchement est imminent, est venue avec ses deux premiers enfants, Lucienne et Georges, se reposer au Borbollion. Son mari, Marius Miraillet gendarme, est retenu à Annecy par sa profession. Quant à Claudius, comme il a obtenu l’ adjudication de la fruitière de Ruffieu, il ne chôme pas non plus entre la fabrication de ses meules de « gruère » et la pesée du lait. Cela ne l’ empêche pas de donner un coup de main à son épouse pour les travaux de la ferme. Pour l’ instant, il est même « aidé » dans sa besogne, au jardin, par son petit-fils Georges, très éveillé et turbulent, qui le suit partout et bavarde comme une pie ! « Vindjieux Georges ! Tu marches sur mes plants de salades ! Attends un peu que je t’ attrape : « l’  avouanée » que tu vas recevoir ! » Le gamin se sauve, mi rieur, mi effrayé, vers la cabane au fond du jardin... Lucienne se montre plus tranquille, c’ est déjà une « petite femme » en train d’ essuyer les bols et les cuillères du repas que sa maman vient de laver. Le soir tombe, le Grand Colombier se dore des derniers rayons du soleil. Maman Annette a fini de traire. Marie Louise ramasse quelques œufs dans les nids du poulailler. C’ est l’ heure de la soupe aux raves. Tous s’ attablent autour de la soupière fumante. Georges est un peu mécontent : son régal, c’ est la soupe grasse au lard car elle a des « yeux »... Marie Louise s’ agite sur son banc : « J’ ai mal au cœur, je ne peux pas manger, j’ ai envie de « rendre ». » — Tu es sûre ? Questionne Annette. La Marie au Gonguet d’ en bas, m’ a donné pour toi, une côtelette de mouton. C’ est de « la viande douce » Cela te ferait du sang. » La viande « douce » : Une friandise pour des personnes qui consomment à longueur d’ année du porc salé... Marie Louise refuse de la tête. Sa mère observe attentivement sa pâ78


leur et son front couvert de sueur. Bien. Elle sait à quoi s’ en tenir : c’ est pour cette nuit. Après un coup d’ œil d’ intelligence à Claudius, elle déclare : « Les enfants, vous avez fini votre œuf à la coque, il faut aller dormir. » Georges aurait bien envie de regimber : il fait encore jour, d’ habitude il a la permission de jouer encore un peu dehors ! Mais le regard sourcilleux de Pépé Claudius l’ arrête. D’ ailleurs Mémé Annette ajoute : « Ce soir, votre maman est fatiguée : elle restera dormir avec moi dans le poêle et Pépé ira dormir avec vous dans la grande chambre du haut. » Après leur départ, Annette s’ active à ranimer le fourneau pour chasser la fraîcheur nocturne qui vient de s’ installer et faire bouillir la grande marmite d’ eau. Elle n’ oublie pas non plus le café qui reste au chaud sur un coin de la cuisinière. Elle prépare également une cuvette, du linge et les « drapeaux » (langes) qu’ elle a confectionnés avec de vieux draps, usagés mais très propres. Ses instruments, très soigneusement désinfectés, sont prêts à être utilisés. Car la grande terreur de Maman Annette c’ est la fièvre puerpérale, cette terrible infection provenant du manque d’ hygiène des accoucheurs et contaminant leurs patientes. Annette a béni la découverte de l’ eau de Javel qui permet de trucider « ces microbes tout neufs que Pasteur vient à peine d’ inventer », selon la phrase malicieuse de Marcel Pagnol. L’ eau javellisée est un vrai produit miracle : non contente de désinfecter, elle blanchit aussi le linge pendant la lessive. Il n’ est même plus besoin d’ étendre les draps au soleil. Souvenir... Mon enfance, tant chez ma grand-mère Bailly que chez ma mère, a été imprégnée de l’ odeur pénétrante et tenace de cette eau de Javel, répandue à loisir sur toutes les surfaces. Est-ce Maman Annette qui leur a inculqué l’ adoration de cette désinfection permanente ? La longue nuit commence. Marie Louise a chaud, dégage la couver79


ture étouffante, se tord en silence, se retenant de gémir, car, non seulement, « Tu enfanteras dans la douleur » mais tu le feras héroïquement... Et voici que le dix-huit août 1902, vers une heure du matin, le cercle de famille s’ agrandit : un petit Clément, sans faire trop d’ histoires, pousse bruyamment les cris que sa maman n’ a pas voulu émettre. Et qui fut bien surpris le lendemain en découvrant dans la corbeille à linge, transformée en berceau, un poupon rouge, aux puissants poumons ? C’ est notre Georges ! Naturellement, il voulut voir au jardin le chou qui avait produit ce petit frère ! Et dans la journée, n’ est-il pas retourné subrepticement au potager pour examiner en détail, ce chou miraculeux ? Georges Miraillet, notre petit-cousin turbulent, deviendra enfant de troupe et aura ensuite une brillante carrière militaire avec le grade de Colonel. Il deviendra également chevalier de la Légion d’ Honneur en 1926. Quinze mois plus tard, le treize novembre 1903, à cinq heures du matin, Pépé Claudius quittait ce monde. Maman Annette se retrouve seule avec sa dernière fille Lucie, dix-huit ans et sa petite fille Claudia, fille de Philibert son fils aîné, qu’ elle héberge. Lucie apprend le métier de couturière et se marie très vite avec Jean Claude Paget, un ami et collègue de Marius Miraillet, son beau-frère gendarme. Annette, l’ année suivante, en 1906 met en fermage l’ exploitation du Borbollion mais continue toujours d’ exercer son métier de sage-femme à Ruffieu. Ensuite, âgée et fatiguée, elle part vivre à Chambéry, rue Nicolas Parent, chez Lucie où elle décède le vingt et un mars 1918. Et voilà mon histoire terminée : celle que Mémé ne m’ a jamais racontée. Trop triste, trop dure sans doute pour mes oreilles de petite fille gâtée et choyée.

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Épilogue Je suis retournée cette année à Ruffieu, dans la rue du « Borbollion » pour revoir ce logis qui a abrité et nourri tant de mes Bailly-Bonay. L’ actuel propriétaire, parti en maison de retraite a fermé la maison. La ferme abandonnée, portes closes et fenêtres aveugles, paraît désemparée. La voici inutile aujourd’ hui, rendue à sa solitude, elle qui a connu tant d’ activités, de remue-ménages et d’ allées et venues. La poussière s’ accumule sur le sol, où les herbes sauvages poussent entre les dalles disjointes. Je m’ approche de la barrière qui clôt le jardin potager, aujourd’ hui domaine des herbes folles et des orties. Voici le cerisier, ombrageant la « cabane au fond du jardin », dont les feuilles agitées par le vent, frémissantes et vibrantes, semblent murmurer les voix d’ autrefois. Que chuchotent-elles toutes ces petites voix ? « Petits... Petits... Petiiiiits... » Appelle Lucienne, devant la porte d’ entrée, imitant la voix aigüe de sa grand-mère, Maman Annette, pour attirer les poules et leur distribuer le grain. Braves poules qui savent éloigner les vipères. « Miaouuh... » Minouche, la chatte blanche devant l’ écurie, (toutes les chattes s’ appellent « Minouche » dans la famille) réclame la tombée de lait qui lui vient du seau de traite. « Deux fois trois, six, deux fois quatre, huit, deux fois cinq, dix !... » Annone Clotilde, la studieuse, tout en gardant les trois vaches de la ferme, dans le Grand Pré, sur la route d’ Hotonnes. Ne serre-t-elle pas avec bonheur, au fond de sa poche de tablier, « une rouge pomme à couteau », qu’ elle savourera dans un instant, pour son goûter ? Et puis, plus loin dans le temps, un écho syncopé bruit avec force et se répète inlassablement : « Bis... Tan... Clac !!!... » Ce bruit provient-il d’ Oncle Philibert, manœuvrant son métier à tisser la « schappe » ou bien n’ est-il que l’ écho de celui de pauvre petite Marthe, dans son atelier de « La Grande Côte » à Lyon ? 81


N’ entendons-nous pas également ces vagissements venus du tour de la Charité à Lyon : seraient-ce ceux de Marie Françoise, Philibert, Claude Marie et Anne Bailly-Bonay, tous restés ignorés et séparés de notre famille ? Et voici qu’ une chanson retentit, venant de la fruitière, car on chantait tout le temps en ce temps-là. C’ est la voix de Pépé Claudius, décaillant le lait de son « gruère » : « Quand nous chanterons le temps des cerises, Et gai rossignol et merle moqueur, Seront tous en fête... » Et ce clairon, à peine audible, au loin, là-bas, dans les prés où il s’ exerce, est-ce le clairon de Pépé Philibert, son fils, dont j’ ai retrouvé l’ instrument dans le grenier d’ Injoux ? Tous ces bruissements, chuchotements, frémissements, sanglots parfois, si lointains et si proches à la fois, murmurent à mon oreille. Ce sont les voix d’ autrefois et comme un archet fait vibrer les cordes du violon, ma présence les fait surgir du néant.

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Bibliographie» Trente-quatrième congrès des Sociétés Savantes de Savoie. Tomes 27 et 28 de la Société d’ Histoire et d’ Archéologie de Savoie, 19921993 : Monique Fillion : « Dames de Haute-Savoie partout dans le monde » Michèle Mestrallet : « La Savoie du 17°siècle à la fin du 19°siècle. Des « mères sages » aux « sages-femmes » Gaston Tuaillon : « La femme dans l’ œuvre de Nicolas Martin » « La cuisinière de la Campagne et de la Ville ou nouvelle cuisine économique » Librairie Audot Paris, 1877. Mon arbre en ligne, geneanet.org Registre des Enfants abandonnés Lyon, archives numériques Marie Thérèse Hermann : « Les Enfants du Malheur » Archives municipales de Lyon Archives départementales de l’ Ain Archives notariées personnelles Geneawiki Musée Gadagne Lyon Grand Larousse Encyclopédique Robert Luc et son site si intéressant sur l’ Histoire de la Colline de la Croix Rousse et des canuts. (i-canut.com) David Humbert « L’ éruption des volcans Tambora et Samalas. » (Sciences et Vie, janvier 2014) La Fondation d’ Harscamp « Le franc Germinal » Les Produits laitiers (Wikipedia) Victor Hugo : « Les Misérables » (tome 1) Site des Frères de la Saint Famille à Belley. Francis Tracq : « La Mémoire du Vieux Village » : La vie quotidienne 83


à Bessans (Éditions La Fontaine de Siloé) Marc de Seyssel-Sothonod : « Songieu en Valromey » V Delfolie : « Trésor des plus belles mélodies » Thierry Faure David-Nillet : « Seigneurs et seigneuries du plateau d’ Hauteville-Lompnes ». Henri Lasserre : Notre Dame de Lourdes (Editeur Victor Palme 1877) CHU de Nantes : article publié le vingt et un avril 2011 Medarus.org : Description de « La machine de la Du Coudray » Michelle Perrod : « Mélancolie ouvrière » : La vie de Lucie Baud tisseuse de soierie. Le viager : Wikipedia. Thierry Sabot : Contexte (Guide chrono-thématique) Marcel Pagnol : « La gloire de mon père » René Guy Cadou : poème « Odeurs des pluies de mon enfance » Jean Baptiste Clément et Antoine Renard : chanson « Le Temps des Cerises »

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Notes Une généalogie succincte des descendants de Claude Bailly-Bonay et de Claudine Carme. (Surlignés : mes ascendants directs, soulignées les personnes présentes dans le texte)

Claude Bailly-Bonay 1765-1823 & 1796 Claudine Carme 1770-1822 Marie Philiberte 1797-1849 & 1824 Ange Polycarpe Bailly-Bonay 1799-1831 Pierre François Bailly-Bonay -1892 Marie Françoise 1799- &1851 Honoré Joseph Bugny Joseph Marie Bailly-Bonay 1806-1863/ &1834 Marie Louise Vincent 1802-1838 &1839 Marthe Gény 1815-1853 Marie Françoise Bailly-Bonay 1835-? Philibert Bailly-Bonay 1836- ? Claude Marie Bailly-Bonay 1837- ? Marie Bailly-Bonay 1840- ? Claude Bailly-Bonay 1841-1903 & 1863 Anne Françoise Jagot 1841-1918 Philibert Marie Bailly-Bonay 1864-1934 & 1892 Marie Philomène Grospiron 1872-1948 Maria Juliette Lucie Bailly-Bonay 1895-1963 & 1918 Joseph César Bouillet 1887-1958 Irène Raymonde Bouillet 1920-2004 &1939 Maurice Vinay 1917-2011 Gisèle Marie Claude Vinay Clotilde Virginie Bailly-Bonay 1867-1893 Jules Lucien Bailly-Bonay 1869 Louise Claudia Bailly-Bonay 1871-1878 85


Marie Louise Bailly-Bonay 1876-1955 & 1893 Marius Ambroise Miraillet 1867 Georges Claudius Miraillet 1896-1967 Lucienne Miraillet 1900-1924 Clément Philibert Miraillet 1902-1988 Lucie Virginie Bailly-Bonay 1884-1966 & 1905 Jean Claude Paget 1877-1915 Andrée Paget 1906-1940 René Paget 1908-1996 &Monique Grillet Georges Paget 1910-1930 Jean louis Bailly-Bonay 1808 Philibert Bailly-Bonay 1811-1889 & 1835 Marie Françoise Yenny 1808-1892

Arbre généalogique

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Le Haut Valromey

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Une partie du quartier de la Croix-Rousse à Lyon

La rue des Tables Claudiennes La montée de la Grande Côte

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Bailly-Bonay originaires de Ruffieu en Valromey. Sur trois générations de cette famille, les erreurs de parcours, les métiers harassants, les faillites, les maladies et les abandons d’enfants accumulent les non-dits. Que s’est-il passé exactement pendant ces années noires ? Quel a été l’élément déclencheur ? Pourquoi tant de mystère et de misère ? Y aurat-il une vie après la vie noire ?


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