Les Vagabonds de l'Honneur

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LES VAGABONDS DE L’HONNEUR

Réédition en version numérique avec l’aimable autorisation de l’auteur



Pierre-G. JEANJACQUOT

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I. — CLANDESTINITÉ _____

Préface du Colonel ROMANS-PETIT _____

ÉDITIONS DORIAN 9. Place Dorian – ST-ÉTIENNE 1947


Ce livre est écrit en hommage à mon frère Gabriel, en souvenir du jour où, en gare de Lyon, il m’a arraché aux griffes des Allemands. À la mémoire de tous ceux, amis connus ou inconnus, qui, de près comme de loin, n’ont pu vivre qu’une partie de ces heures de tristesse ou de joie, de ces jours d’abattement ou d’espoir puisqu’ils sont tombés — héros obscurs d’un champ de bataille anonyme — avant de connaître les heures exaltantes de cette Libération qui était toute la raison de leur espoir — et même toute la raison de leur sacrifice. P.-G. J.

Note de la réédition : tout au long de ce récit passionnant et d’une réalité historique incontestable, le lecteur rencontrera assez souvent la référence « J. ». Avec l’accord de l’auteur, il est permis aujourd’hui de révéler que cette initiale énigmatique désigne le nom de la famille Jeanjacquot. Par souci de modestie et de simplicité, cette famille n’a pas souhaité à l’époque voir son nom s’étaler à longueur de pages. Cela est d’autant plus remarquable que tous ses membres, à commencer par Gabriel dit Gaby dans le récit, frère de Pierre, ont joué un rôle éminent dans l’histoire des Maquis de l’Ain et du Haut-Jura. PHN, 08.09.2017.


I. — CLANDESTINITÉ

…Nombreux sont ceux qui serviront fidèlement. non seulement dans notre île, mais dans tous les pays, sans que jamais leur nom ne soit connu, ni que leurs actes soient consignés par écrit. C’est la guerre des soldats inconnus. W. CHURCHILL. (Discours du 14 juillet 1940.)


Il a été tiré de cet ouvrage : 100 exemplaires sur Registre fin supérieur, numérotés de 1 à 100.


PRÉFACE

Plus de deux ans après la libération du territoire, les âmes de maints Français sont toujours prisonnières du mensonge. L’éloquence perverse d’un traître, une presse complaisante sinon servile, d’innombrables affiches illustrées de prétendues photographies, ont durant quatre ans répandu des infamies sur tous les combattants clandestins. Notre visage a été déformé, nos intentions ridiculisées, nos actes critiqués. Ainsi, la victoire acquise au prix du sang, des larmes, et de la souffrance, ne nous laisse même pas le bénéfice moral qui va à l’ordinaire aux vainqueurs. La réalité et l’efficacité de nos combats sont contestées comme si l’ennemi avait été terrassé non par notre obstination mais par quelque dieu malin. Aussi un document comme les Vagabonds de l’Honneur, rédigé avec piété et talent par Pierre Jeanjacquot — il l’a vécu avant de l’écrire — a-t-il une valeur inestimable. Ce n’est pas le point de vue du chef qui, malgré ses contacts avec la troupe, présume plus qu’il ne connaît les réactions des hommes qu’il a l’honneur de commander. C’est une tranche de la vie intime des plus beaux guerriers qu’ait eus peut-être notre pays et qui sans doute, en


raison même de leur exceptionnelle grandeur, furent les plus décriés. Voilà pourquoi ces pages prennent un relief extraordinaire. Elles attestent par leur accent de vérité et la description, sans artifice d’imagination, des personnages — tous réels — oui, elles attestent la rudesse d’une vie errante avec tous ses risques et, disons-le, son incomparable beauté. Les Vagabonds de l’Honneur seront pour nous une sorte de bréviaire que l’on lira et relira avec une émotion renouvelée. Plus d’un exemplaire aura, avant peu, ses feuilles déchirées ou ternies aux angles pour avoir été trop souvent ouvert. Nous nous reporterons vers tel chapitre pour retrouver le récit d’un épisode, son atmosphère, ses acteurs. Dans la ferme longue et basse comme dans le petit appartement, il y aura ce témoin d’un élan magnifique vers un idéal de pureté. Il fallut, en effet à ces hommes, démunis parfois de l’essentiel, une âme riche pour combattre un ennemi auréolé de gloire et fort de son matériel. Et pourtant ils réussirent un premier exploit puisqu’ils créèrent chez l’Allemand la hantise du « terroriste ». Lorsque les armes arrivèrent, elles furent utilisées avec adresse par ces soldats, en guenilles certes, mais entraînés aux longues marches et formés à la dure école du feu. Leurs propos rapportés ici montrent une bonne humeur constante, un attachement fait de confiance totale aux chefs, ces chefs si heureusement décrits, sans doute en raison même de la netteté de leur silhouette. Montréal, cet étonnant entraîneur d’hommes ; Michel Béna, cet athlète à l’autorité bienveillante ; Gaby Jeanjacquot, cet enthousiaste à l’esprit froid ; Chevassus, cet ardent au courage tranquille ; René Steiss, cet organisateur à la solide clairvoyance. Et les morts surgissent, eux, de leurs tombes, avec le beau regard des êtres qui ont tout donné. Roland Appriou, avec sa forte carrure, Elysée Darthenay, au beau regard fiévreux, Brun-Bourret, à la tête si fine et si mâle, Charles Blétel, à l’âme d’apôtre, Minet-De Vanssay, véritable chevalier sans armure.


Avec eux, sans aucune distinction, la cohorte des obscurs tombés au cours des mêmes assauts. Un même flot a lavé la terre de ses souillures, celui du sang des patriotes unis dans un même acte de foi. Aux incrédules, à ceux qui, fermés à toute raison et insensibles aux faits eux-mêmes, mettent en doute un tel passé, les tombes, sept cents au titre de la Résistance pour le seul département de l’Ain, opposent l’affirmation la plus formelle et aussi la plus douloureuse. C’est devant ces humbles croix de bois dont quelques-unes portent encore : « Ici repose un « maquis inconnu », que nous venons reprendre haleine. Nous sommes de ceux il est vrai qui ne peuvent oublier les disparus. Aux soirs de détresse nous avons, en effet, la ressource, miraculeuse, de venir tout près d’eux pour revivre des heures qui, si elles étaient celles du risque, étaient également celles de nos espoirs. H. ROMANS-PETIT.



I

En s’ouvrant, la porte claqua. Une bouffée d’air froid s’engouffra dans la pièce. Écrasés de sommeil, des corps fatigués s’agitèrent. Une main en tâtonnant chercha l’interrupteur. L’homme repoussa la porte d’un coup de pied et s’écria : — Alerte ! Parachutage ! Vite ! — Tombe mal ! grogne une voix, nous sommes tous éreintés. — Tiens, Michel ! dit l’homme en tendant une enveloppe, voilà les ordres. Où est le poste ? — Dans le coin, Roger, là ! As-tu les clés ? Éclairée par une lampe pendant tristement au plafond, la pièce, encore voilée par la fumée des pipes, met de la mauvaise volonté à se réveiller. Il ne semble y avoir de vivant que Roger, enveloppé de son manteau noir, qui fouille dans ses appareils. À demi sorti de ses couvertures, la tête appuyée sur le coude, Michel lit les papiers. Allongé à ses côtés, Prosper bourre sa pipe et d’un geste machinal branche le poste de radio dont les minuscules écouteurs pendent au-dessus de sa tête. De la couchette attenante, Goyo et Paupol cherchent leurs chaussettes. À l’étage supérieur, Marius s’habille rapidement. Dans le châlit voisin, le docteur essaye de dormir et Pierre de se tenir éveillé. — Dépêchez-vous ! lance Michel en bondissant. — Marius es-tu prêt ! Réveille les chefs de groupe, envoie Vincent. Va dire à Robert de monter de suite. — Paupol ! Secoue les cuisiniers. Dis-leur de rester ici, d’avoir du café prêt pour la nuit, de faire de la soupe pour demain matin ! Chacun s’apprête fébrilement. À nouveau, l’action va reprendre. Cette idée seule suffit à rendre l’énergie aux membres épuisés. Les

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souliers durcis par la neige s’enfilent avec difficulté, mais cèdent sous l’effort. Dans la petite pièce, chacun se hâte vers ses affaires, mais sans brusquerie. Goyo est à la poursuite de ses cache-oreilles en celluloïd, Michel de ses balles de carabine. Déjà, les sacoches de chargeurs sont agrafées aux ceinturons et le fonctionnement des mitraillettes vérifié. Le poste de radio délaissé bredouille doucement des informations dans une langue inconnue. Le docteur proteste : — Ce parachutage aurait bien pu arriver demain soir pour nous laisser reposer cette nuit. — Oui, mais les avions ne sont pas à notre disposition. Entrez ! crie Michel. D’ailleurs, vous savez, toubib, vous pouvez dormir encore quelques heures, j’espère que nous n’aurons pas besoin de vous. Goyard, qui cligne des yeux à la lumière, arrive en essuyant ses lunettes à un mouchoir. — Ça tombe vraiment mal ! — Va me chercher quatre types de ton groupe, en vitesse ! Est-ce qu’il vient Vincent ? — Oui. Il est là avec Robert. Robert, les chaussures recouvertes de neige, précède sur le seuil Vincent occupé à allumer sa pipe. — Ah non ! Quel temps pour un pareil travail. On ne voit rien… Froid de canard. Au fait, qu’y a-t-il ? En traînant ses savates, Claudo apporte du café bouillant : — Pour vous réveiller ! — Merci, et déguerpis dans ta cambuse ! Alors voilà, dit Michel. Ce sera bref. Cette nuit, parachutage. Deux avions, donc du travail en perspective. Chaque section mène au terrain tous les traîneaux qu’elle possède. Entrez ! Quatre hommes entrent, le col du windjack relevé, le front ceint du serre-tête. — C’est Goyard qui nous envoie. — Bon ! à la disposition de Roger pour porter le poste sur le terrain. Relayezvous et faites vite, vous n’avez que le temps. — Voilà la mallette du poste et la mallette-accus. Dépêchons, dit Roger. Il est tard déjà et il faut que l’appareil soit installé absolument. Pas de blague, c’est lourd et fragile. — Attention de ne pas vous casser la gueule ! Les cinq hommes sortent. — Je disais donc : tous les traîneaux sur le terrain, Robert ? — Oui. — Un demi-groupe au poste de garde de Belleydoux. — Goyo,

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toute ta section, sauf un groupe qui sera de garde demain matin. — Prosper, chez toi tout le monde au terrain ; là-bas, un groupe en bouchon sur la route du Perret avec deux fusils-mitrailleurs. — Vincent, tu laisses ici trois hommes et tu amènes le restant. — D’autre part, équipement complet pour tout le monde, les deux fusils-mitrailleurs par groupe. Sur le terrain, les faisceaux seront formés à part pour chaque section. Je laisse ici les cuisiniers, il y aura du café toujours chaud. ” Rappelez à tous que je ne veux pas de pagaïe. Les containers seront ouverts et triés dans un lieu déterminé. Tout est compris ? Partez vite. Il est… 11 heures, les appareils arrivent à partir de la demie. Ainsi pas une minute à perdre. Vos hommes sont prêts ? — Docteur, pas de malade aucun, pas de bronchite ? » — Non, tout va bien jusqu’à présent. — Alors partez vite. À tout à l’heure. — D’accord. Les chefs de section Robert, Goyo, Vincent et Prosper referment la porte derrière eux. — Maintenant, pressons-nous aussi, dit Michel ; il est l’heure. Dis, Pierre, qu’as-tu fait des torches électriques ? — Dans le sac, je ne les ai pas données à Roger, car il m’a dit que Montréal en avait montées d’Oyonnax. On va les prendre pour nous, elles seront utiles. Puis, bondissant sur la couchette : — Prosper tient absolument à nous faire entendre du charabia ce soir, après il criera que les piles sont à plat ! Michel, as-tu du tabac ? On va fumer cette nuit. — Eh ! Paupol, tu dors, s’écrie Michel. Paupol est assis sur un tabouret au coin de la fenêtre. Il se lève prestement. — Oh ! Non. Moi, il y a longtemps que je vous attends. Quand vous aurez fini de discuter… Chacun enfile les moufles, assujettit le cache-oreille, relève le col du windjack, assure le colt au ceinturon, prend une mitraillette. — Bonne nuit, toubib ! * ** — Attention la branche ! Les quatre hommes avancent péniblement, Paupol le premier et Marius à la queue. — Attention la branche ! Le faisceau d’une torche éclaire un instant la piste et la marche

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reprend, silencieuse. La nuit est noire dans la forêt de sapins. Les hommes hésitent. Ils connaissent à peine le sentier : il n’y a pas encore vingt-quatre heures qu’ils sont dans la région. La neige épaisse recouvre toute la montagne d’un tapis qui semble uniforme aux yeux piqués par le froid, mais les traces laissées par les porteurs des appareils les guident. Le chemin semble interminable. Parfois un pied posé sur une croûte moins gelée s’enfonce. La neige engloutit la jambe jusqu’au genou. L’homme s’arc-boute et se dégage. Sous l’effort, la jambe arrière s’enfonce à son tour. Alors il doit s’aider, reprendre son équilibre, tâter devant lui d’un pas incertain. La petite troupe repart. — Stop ! hurle Michel. Minute ! Il s’arrête, écoute la nuit. Il n’y a que la neige qui, en lourds paquets, tombe des branches et s’écrase en rendant un son mat. — Non, rien ! — Cependant, j’ai bien cru entendre quelque chose. Mais non, tant mieux. Dépêchons-nous. Les autres ne tarderont pas à suivre. Les quatre hommes se frayent avec peine un chemin. Qu’allaient apporter les avions cette nuit ? Des armes et des munitions. Y aurait-il des armes lourdes, des mitrailleuses, des mortiers dont l’envoi est attendu. Des équipements ? Y aurait-il des chaussures dont le besoin est urgent, la montagne les usant tellement vite ? Y aurait-il des lainages pour finir cet hiver qui se prolonge désespérément ? Y aurait-il des pantalons et des chemises pour remplacer les effets déjà trop portés ?… Le parachutage est au Maquis ce que Noël est aux enfants. Qu’apportera-t-il ? Que contiendront les containers descendus du ciel ?… Obsédés, les esprits tournent autour de ces idées quand, au débouché de la forêt, un feu apparaît. Et sur le fond rougeoyant, telles des ombres chinoises grimaçantes, se devine une danse étrange. Quelques instants encore. Michel et ses camarades ont atteint le point de rassemblement. C’est un gros brasier protégé par un gros bouquet de sapins rabougris du vent du Nord qui balaye la prairie. Des arbres entiers coupés vivement à la serpe l’alimentent. Tout autour, des hommes sont réunis, les uns causent en se chauffant, les autres à ski ou à pied vont et viennent pour tromper l’impatience. — Bonsoir tout le monde ! Quel froid ! — Salut à tous ! Tête nue, la figure d’où émerge une pipe enfouie dans le col d’une canadienne, Montréal se lève du tronc d’arbre où il est assis,

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penché vers les flammes. De sa démarche balancée, accentuée encore par des bottes glissantes, il se dirige vers les arrivants. Bonsoir, mon lieutenant ! Il serre toutes les mains : — Bonsoir Michel, Bonsoir Pierrot, Bonsoir, Paupol, Bonsoir Marius. — Alors, Michel, ils viennent les gars ? — Oui, ils sont derrière nous. Ils finissaient de se préparer quand nous partions. — Tu as donné les ordres en te conformant à mes papiers, oui ? — Tout est fait et, dans un quart d’heure à peu près, la route du Perret sera interdite. À part la fatigue, tout ira bien n’est-ce pas ? — Deux avions ? demande Pierre. — Oui, deux avions. D’autres largueront sur Viry pour le Haut-Jura. Avec Gaby, nous avons vu Martin qui commande là-bas. Ah ! Il était heureux quand il a su que la demande d’armes passée pour lui par radio était partie. À l’heure actuelle, il doit nous bénir et être fou de joie puisque, sans nous, il n’obtenait encore rien. Autour du feu, les mains se tendent. — Bonsoir Jean, tu es là, toi aussi ? — Oui, et, s’ils ne viennent pas, on va casser la croûte. Tu vois, on a apporté tout ce qu’il faut, histoire de pouvoir tenir le coup. Du jus ? — Non, merci, nous en avons pris avant de partir. Plus tard, il sera le bienvenu. — Où est Gaby ? demande Pierre au lieutenant. — Il est là-bas au fond, avec Naucourt. — Ah ! Naucourt est ici également ? — Certainement ! Il veut être de toutes les fêtes. À force d’avaler des kilomètres, le voilà en pleine forme. Si tu veux aller vers Gaby, dirige-toi sur la gauche, à quelque cinq cents mètres, à côté d’un bouquet de pins. Signale-toi avec ta torche, il te guidera vers lui. Pierre s’éloigne. Autour du feu les conversations vont bon train quand, à l’orée de la forêt, Berthaud débouche, suivi de Nicolas. Un violent arrêt sur leurs skis et ils sont au milieu de leurs camarades. — Bonsoir ! dit Nicolas de sa voix chantante de Slave. — Viennent-ils ? demande Montréal. — Oui, mon lieutenant. Voilà les premiers. Nous, nous avons fait deux fois la navette. Ils ont été retardés, car à la section Vincent, il n’y avait pas trois volontaires pour rester. Il a fallu que Vincent les désigne lui-même et ils ont énergiquement rouspété.

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Les sections approchent avec lenteur, précédés du cliquetis des armes que n’étouffe pas la neige. — Paupol ! appelle Michel, Paupol ! Va faire placer les hommes en lisière. Inutile qu’il y ait trop de monde ici. Une nuit épaisse, sans étoiles, enveloppe toutes choses, mais le rougeoiement du feu laisse voir des faces gercées par le froid. Parfois une gerbe d’étincelles monte dans le ciel en crépitant lorsqu’une branche verte de sapin est jetée dans le brasier. Puis la nuit un instant troublée reprend son immobilité. Il n’y a plus que des ombres qui glissent ou qui tapent des pieds… Montréal demande l’heure. — Déjà minuit, mon lieutenant ! — Minuit ? Les avions ne doivent pas être loin. Le silence retombe. Chacun imagine ces grands bombardiers partis d’un coin ignoré d’Angleterre qui vont, par le seul secours de leurs instruments, atteindre les montagnes du Jura. Puis l’Eurêka, l’appareil secret dont l’antenne dressée là dans le ciel attend de lancer ses ondes, les guidera au-dessus de cette clairière noire perdue dans les bois. L’Eurêka ! Avec quel soin n’a-t-il pas été amené du cantonnement ! De quels soins n’est-il pas entouré ! et quelle confiance faut-il que l’on ait à Londres en tous ces inconnus qui se meuvent dans cette nuit pour leur confier un appareil d’une importance telle qu’avec sa cellule réservée à l’explosif, il ne doit jamais tomber intact aux mains des Allemands… — Les ordres sont exécutés. Tout le monde est en place ! Goyo, Robert et Vincent rendent compte à leur chef. — Bonsoir, mon lieutenant ! Montréal les accueille, puis ajoute : — Laissez bien vos hommes en lisière, inutile que l’un d’entre eux reçoive un container sur la tête. Dans le lointain, un son confus, puis un ronronnement bien connu se précise. — Nom de Dieu ! s’écrie Montréal comme quelqu’un a jeté du bois au feu, éteignez cela, voilà les zincs. Dans la plaine sept lampes rouges et au fond une lampe blanche s’allument, semblent vouloir se promener, puis s’immobilisent. Elles balisent un rectangle d’environ 400 mètres de long sur 100 de large. La lampe blanche indique aux avions le sens du vent. Roger qui somnole s’élance vers son poste de radar. Du faisceau de sa torche il balaye son tableau de boutons et de cadrans, branche la mallette-pile et déclenche la mise en route. Les hommes attendent anxieusement, respiration suspendue, têtes levées. Le bruit des moteurs s’accentue et prend une ampleur

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surprenante. Ils écoutent et brusquement le bruit décroît dans le nord-est. Félix touche le bras de Michel et rompt le premier le silence : — Dis, Michel, ils ont peut-être raté le terrain ? Ça serait pas de veine, hein ? — Penses-tu ! Tu les as déjà vus se tromper de terrain, toi ? Et avec un Eurêka par-dessus le marché ? Et s’adressant à l’entour : — Pas besoin de s’en faire. C’est une vague de bombardement. Comme disait mon ancien commandant (Il contrefait sa voix.) « Qu’est-ce qu’ils vont prendre, hein, les autres ! » — En tout cas, bombardement ou pas, on gèle. C’est le rappel à la réalité. L’un rabaisse son serre-tête, l’autre relève le col de son blouson, un autre enfonce la figure dans son foulard. Le vent du Nord souffle. Là-bas les lampes s’éteignent une à une. Le poste cesse de ronronner. Le feu est ravivé et de nouveau entouré. Le silence est total. La nuit paraît tout à coup plus froide. La joie du parachutage et de l’action est tombée. Un peu de désillusion s’insinue avec la bise entre les personnages. Et aussi une sourde inquiétude que personne n’ose avouer. Si les avions ne viennent pas, alors ce sera une nouvelle nuit blanche, une nuit inutile. Et puis ces armes, tout ce que les parachutes apporteront sont nécessaires de toute urgence. Des camps de maquis, des groupes de l’A.S. des villes comptent dessus pour s’en équiper. Les souliers ? Ils n’ont plus de semelles malgré de multiples réparations. Les camarades ont eu la force et l’endurance de les faire tenir tout l’hiver, mais ce soir, le 5 mars, ils en espèrent d’autres. Après une telle déception auront-ils demain le courage de travailler, de courir la montagne avec de telles chaussures ? Demain, certainement les avions viendront, mais demain il y aura peut-être un second parachutage. Demain dans la nuit ils seront peut-être ailleurs. Vingt-quatre heures de retard peuvent avoir des conséquences irréparables… Si les avions n’ont pas trouvé le terrain comme disait Félix, s’ils tournent, tournent au-dessus d’une région inconnue, perdant ou remportant leur cargaison ? Non ! Toutes ces suppositions ne sont qu’absurdités dues à la fatigue, ou à l’impatience. Jamais les équipes des missions de parachutages spécialement entraînées manquent ou se trompent de coordonnées. Non. Les avions viendront. Le message a passé à la radio à 21 heures 15, rien ne peut les empêcher d’atteindre leur objectif et de larguer. Il faut se montrer patient, attendre, attendre encore. Les nuits sont longues et en somme il n’est pas tard.

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— Alors on dort ? Gaby, qui arrive avec Naucourt et Pierre, tire de la torpeur ses compagnons assis autour du foyer. Ils se lèvent et s’étirent en bâillant. Michel, Robert, Goyo, Paupol, Maurice, s’approchent des nouveaux venus et secouent chaleureusement les mains. — Bonsoir Monsieur Gaby, Bonsoir mon lieutenant. — Qu’en pensez-vous, Monsieur Gaby ? — Je pense que s’il faisait moins froid, la nuit serait meilleure. — C’est tout ? — Oui. — Ils viendront n’est-ce pas ? — Mais certainement. Pourquoi cette question ? Il suffit de ne pas s’énerver. D’ailleurs s’ils ne venaient pas, je leur garderais une dent, car le message n’ayant pas passé à midi, mais seulement ce soir, il a fallu faire vite pour battre le rappel et monter. Nous n’avons pas mis une heure depuis Oyonnax, n’est-ce pas Montréal ? — Oui. Pas plus d’une heure. Je crois que jamais nous n’avons arpenté de cette façon. J’avais moins froid que maintenant car j’ai les pieds sans connaissance comme dit l’autre. Labulle, Charly et Poulaillon ne pouvaient plus souffler. — Tiens on ne les a pas encore vus ceux-là ? — Ils tournent aux environs. Ils ne tiennent pas en place. Montréal sort sa blague et la tend. — Tiens, bourrons une pipe. Avec cette histoire on oublie de fumer. Ah ! voilà Prosper. Montréal et Pierre allument leurs pipes, les autres des cigarettes. — Alors Prosper ça y est ? Le bouchon est en place sur la route ? — Placé suivant les ordres de Michel, oui. Bonsoir mon lieutenant, bonsoir Monsieur Gaby. Et apercevant Naucourt sous son grand chapeau. — Tiens mon lieutenant, vous aussi ? Prosper rit, ses yeux brillent sous l’effet du froid. Il allume sa pipe à un tison. — Ça c’est une bonne. N’empêche que je commence à être fatigué. Dans quel état serons-nous dans la journée ! Pour venir depuis la route d’Échallon, j’enfonçais jusqu’aux genoux, cela rappelle cette vieille bagarre de Brénod. — Il n’y a pas que toi qui en a marre, dit Robert de mauvaise humeur. Tout le monde est à la même enseigne. Et puis toi il y a déjà un jour que tu es arrivé, tandis que nous…

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— Tandis que nous… coupe Prosper en haussant les épaules. Tu as bonne mine. Oui, d’accord je suis arrivé hier matin, mais avec mes types n’a-t-on pas charrié le ravitaillement pendant ces deux journées et pendant la nuit entière ? Je ne sais pas si la partie a été plus belle. Car pour un cirque, c’en est un vrai… — Oui, explique Montréal en s’adressant à Naucourt et à Jean qui s’approche, le camp de Granges arrive d’Émondeau où il cantonnait depuis le repli de Brenod. Quand nous avons découvert la ferme de Belle-Voite, avec Gaby et Michel, j’ai donné l’ordre d’évacuer le village. — Y’a intérêt, je crois, dit Robert en ricanant. — Et je n’ai laissé à Émondeau que le Groupe-Franc Pesse qui, en cas d’attaque, pourra mieux manœuvrer puisqu’il est à faible effectif. Donc avant-hier au soir Prosper a été envoyé en détachement précurseur, avec sa section. Arrivé à la ferme il a dû commencer les aménagements nécessaires pour loger tout le monde. Hier au soir j’ai fait déguerpir Mystère et son Centre de Triage vers Heyriat. Michel de son côté est parti avec le reste du camp. Ils sont arrivés ce matin, au jour, à 8 heures. Totalement fourbus. — Je comprends, dit Michel, depuis Émondeau, c’est-à-dire depuis le dessus de Dortan et de la rivière d’Ain jusque vers Belleydoux, ça fait un bon petit bout de chemin. Le sac avec tout le barda commençait à peser lourd. Sans compter les casseroles et tous les ustensiles de la cuisine que nous avions partagés. — D’autant plus, ajoute Pierre, qu’un corniaud de la section de Prosper, venu à notre rencontre au Perret, nous disait : « Dans un quart d’heure nous arriverons ! » Quel quart d’heure ! Il a fallu aller au Favillon et… et presque jusqu’à Belleydoux, quoi. Avec le jour qui se levait, nous avions d’étranges mirages dus à la fatigue et à la neige. Je sais que moi, je voyais des maisons partout… alors qu’elles sont plutôt rares, espérant que c’était dans l’une d’elles que nous nous installerions. — À mon avis, continue Paupol, le plus dur ne fut pas de descendre d’Émondeau à Oyonnax puis remonter d’Oyonnax au Favillon, mais de faire le chemin qui mène de la grande route de Belleydoux à la ferme de Belle-Voite. On enfonçait jusqu’aux cuisses dans la neige, on culbutait et pour finir… Ah ! Pour finir… — La montée n’est-ce pas ? demande Goyo. Quel raidillon pour atteindre la ferme. Comme la nature semble faire mal les choses lorsqu’on est fatigué. On voit la ferme et pour y arriver, il y a ces deux cents mètres pentus ! pentus !… — Peut-être bien, coupe Montréal en riant, qu’un jour vous

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serez contents que la ferme ne soit pas sur la route. Quoiqu’il en soit les types qui ont fait plus de douze heures de marche cette nuit, qui ont aménagé la vieille maison durant toute la journée ne sont pas en forme. Même ceux de Prosper qui, arrivés depuis hier matin, ont, pour la plupart, chef de section en tête, fait plusieurs voyages au Perret. Tu ne sembles pas l’avoir avalé, hein, Prosper ? — Ah ! ce ravito ! s’exclame Pierre. Je crois que nous allons rire avec ça. Et dire que cette nuit nous avions droit à la tranquillité. Dormir une bonne fois… Et pan ! C’est Roger qui nous réveille ! Enfin maintenant que nous sommes ici au froid, ça va. Et ça passera… — Oui, je sais dit Montréal. Je sais que l’on peut compter sur tout le monde. Nos gaillards n’en sont pas à leur coup d’essai. Ce n’est pas cette fois qu’ils flancheront. — Non, dit fermement Michel, ils ne flancheront pas. Il n’y avait qu’à les regarder aller, pliés sous le poids du sac. Maintenant ce sont tous des durs pour la marche. Nous n’avons fait que deux poses. La première après avoir traversé Oyonnax et l’autre en dessus du Perret. Par contre on a fumé. — Surtout lui, s’esclaffe Goyo. Il n’a allumé qu’une allumette. Pour sa première cigarette en partant d’Émondeau. Toutes les autres ? Au mégot ! Et il fumait à raison d’une cigarette par kilomètre. Michel, c’est un véritable compteur, sa régularité est parfaite. — Étant donné, continue Robert, qu’il a fumé vingt-huit cigarettes, on est sûr de s’être envoyé vingt-huit kilomètres la nuit dernière. Ils rient et sous l’effet du froid les joues semblent se fendiller. — En tout cas, le principal c’est que tout le monde tienne le coup à la marche, enchaîne Montréal qui en vient à son idée. — Avec ou sans fumer, plaisante Robert. — Oui, que tout le monde marche et dès que la neige sera partie nous mettrons sur pied tout un programme dans ce sens. Naucourt, qui jusqu’à présent est resté silencieux, occupé à entretenir une très longue pipe, lève un doigt vers le ciel, lentement. La conversation tombe. Une rafale de vent a apporté un bruit de moteur. Les têtes se tournent dans la direction où se pointe le doigt révélateur, le faisceau d’une torche éclaire un poignet. — Une heure du matin ! Le bruit a cessé, emporté par le vent qui l’a amené. Quelques secondes passent. Le feu mourant attire les regards. Et brusquement un ronronnement proche se distingue.

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— Voilà les avions ! Naucourt, Gaby et Pierre s’éloignent au pas de course aussi rapidement que la neige le permet. Les autres, immobiles, écoutent. Le bruit maintenant emplit tout l’espace. Il croît de seconde en seconde. Sous les doigts de Roger, l’Eurêka a déjà commencé son émission. Les lampes rouges et la lampe blanche délimitent le terrain. Un avion survole la clairière, très haut, se dirigeant du côté de Viry. Le son décroît. — Celui-là est pour Martin, dit Montréal tout joyeux. Enfin ! Les suivants seront pour nous. Deux autres, à haute altitude, tournent maintenant au-dessus de la montagne. Montréal tire sa torche électrique et en appuyant plus ou moins longuement sur le bouton, lance dans le ciel un faisceau long, un faisceau court suivi de deux faisceaux longs, réalisant en morse la lettre Y, indicatif de l’opération. Dans le ciel où rien ne se distingue, un feu blanc apparaît subitement qui s’éteint aussitôt, brille encore l’espace d’un éclair, puis reparaît par deux fois un peu plus longuement. — Faites attention ! Il largue ! Les yeux se dilatent, sans rien apercevoir. — Bon Dieu, trop haut ! On va être obligé de courir au diable ! Et tout à coup, un cri : — Gare à vous ! Un container qui dégringole ! C’est un peu comme si le vent soufflait avec violence dans la voilure d’un grand bateau, un bruit d’étoffe froissé. L’air siffle. Une seconde plus tard un son mat retentit à une dizaine de mètres de Jean. Chacun respire avec soulagement. Le container avec sa toile à moitié déployée et entremêlée s’est enfoncé profondément dans la neige. Dans le ciel, les parachutes gris tanguent sous les rafales de la bise et descendent rapidement, parfois entraînés vers le bois. L’avion a repris de l’altitude et à nouveau le fracas des moteurs emplit l’air, assourdit les oreilles. Surgissant tout à coup des ténèbres, une ombre immense, encore plus noire que la nuit, passe au-dessus des têtes. Cette fois il est visible. Il prend des proportions gigantesques. L’attente dans cette froide nuit d’hiver est déjà récompensée à la seule vue du grand avion qui vient de si loin, pour les gars du Maquis. Enfermés dans cette tache noire, il y a des hommes qu’ils essayent d’imaginer, des amis qui ne voient de leur mission que des lampes timides. L’avion fait un tour de terrain, s’éloigne, puis revient. L’ombre apparaît tout à coup plus immense encore, fonçant à contrevent.

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Une lampe blanche brille un instant. À quelques dizaines de mètres au-dessus des sapins, de nouveaux parachutes grisâtres s’épanouissent. La lampe rouge s’allume, comme pour un signe amical ; puis les moteurs sont mis plein régime, et l’ombre disparaît, en bloc, happée par la nuit. L’oiseau prend de l’altitude, rejoint son compagnon qui, tout là-haut, décrit des orbes larges de vingt kilomètres peutêtre au-dessus de la montagne. Le bruit des moteurs s’affaiblit et de même que la forme a brusquement disparu, la distance éteint brutalement le son. Le vent du nord continue de souffler. Là, à terre, certains se surprennent bêtement le bras tendu, le béret serré dans les doigts, dans un geste machinal de remerciement. Les derniers parachutes se posent. Les grands tubes touchent la neige de leur extrémité caoutchoutée, s’affaissent. La toile poussée par le vent semble vouloir se plier, puis s’allonge tristement comme un superbe champignon éphémère dont la vie et la beauté n’auraient guère duré plus de quelques minutes. Michel rompt le premier le silence : — Allez ! Au boulot ! Si le deuxième a été consciencieux, le premier a mal travaillé. Il a eu peur de descendre. — Il est une 1 heure 15. Nous aurons juste le temps car il doit y avoir des parachutes de Viry à Échallon. Montréal réunit les chefs de section : — Trois groupes, peu importe, pour ramasser les containers arrivés sur le terrain. Les autres à la recherche de ceux qui ont atterri dans les bois ou au-delà. Il ne faut pas qu’un tube reste demain quelque part. Compris ? Ah ! Attendez. Les tubes seront amenés ici, vers le feu, où ils seront triés et inventoriés. Une partie sera emmenée, une autre cachée sous la neige. Vous avez des torches et des traîneaux ? Vous pouvez aller. Quant aux autres, là, tous au travail. Le feu est rechargé. Les branches de résineux en flambant éclairent violemment. Les équipes se dispersent dans la prairie. Les premiers containers tombés près du foyer sont déjà récupérés. Ce sont des cylindres de deux mètres de long et pesant 150 kg environ, dont la base est équipée d’un coussin de caoutchouc destiné à amortir le choc au sol. Les puissants mousquetons sont ouverts et le tube libéré de ses sangles et de son parachute. Les clavettes de sûreté sont arrachées et la fermeture déverrouillée. Le cylindre s’ouvre dans le sens de la longueur. Des petits sacs de jute bouchent les interstices. Sous la lumière des torches, la graisse brille. — F.M., annonce Montréal.

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Et après avoir promené la lampe : — Il y en a quatre. Et… une, deux, trois, quatre trousses. Il en sort une : — Vérifiez si elle est complète. D’autres tubes arrivent. Le suivant est dégagé de ses amarres. — Oui, mon lieutenant ! La trousse est complète. — Bon. Remettez-la dedans. Refermez le cylindre. Transportez-le là, à gauche. Celui-ci est formé de cinq containers encastrés les uns dans les autres et maintenus par deux tiges métalliques suivant les génératrices. Les tiges sont dégoupillées et retirées. Quelques coups de pieds libèrent les caissons qui roulent dans la neige. Les doigts se crispent pour faire pivoter les griffes de fermeture. Parfois il est utile de jouer du talon. Enfin les couvercles sautent. Le sac protecteur est enlevé, les lampes fouillent : L’un est rempli de petits cubes de carton soigneusement emballés. D’une de ces enveloppes une grenade quadrillée apparaît : — Des « Mills » ! Fermez le container. À droite ! Dans l’autre ce sont des paquets enveloppés de papier gris et ceints d’une bande de toile gommée. — Plastic ! À gauche ! Le troisième renferme des cartouchières de toile kaki et de petites boîtes blanches marquées « parabellum ». — Cartouches de fusils et de Sten. À droite ! Dans la quatrième, sous un rouleau de cordon blanc, s’entassent des petites boîtes plates, rondes ou rectangulaires. — Bon. Cordon détonnant, crayons, matériel de sabotage. À gauche ! Maintenant sur le terrain c’est un véritable fourmillement. En un mouvement incessant les équipes partent à la recherche des parachutes égarés dans leur vol. Parfois une lampe s’allume et s’éteint à plusieurs reprises : un isolé à ski a fait une découverte et appelle du renfort. Cinq ou six hommes attelés au traîneau se hâtent alors dans la direction indiquée, chargent le précieux fardeau, l’arriment avec ses cordons et repartent vers le point de triage. En descente ils retiennent le traîneau, mais en montée ils doivent à chaque pas faire une place pour le pied dans la croûte glacée et s’arcbouter. Les cordes enserrant les mains brûlent les doigts. Les poitrines halètent sous l’effort, des jets de buée sortent des bouches et des narines à chaque respiration. Les corps sont en moiteur, les oreilles et le nez giflés par la bise gèlent. Pas de repos, de peur d’un refroidissement.

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Les groupes se disputent le travail. Au lieu de rassemblement les tas augmentent. Le tri avance avec rapidité. Une équipe ouvre les tubes : — Fusils, à droite ! — Mitraillettes, à droite ! — Explosifs, sabotage, à gauche ! Un autre les referme et les entasse en différents endroits. Le nombre de containers de chaque catégorie est noté afin d’avoir un ordre de grandeur du matériel reçu et de pouvoir envisager la répartition. La corvée la plus pénible est sans aucun doute dévolue aux équipes qui recherchent les parachutes tombés dans le bois. Les vingt hommes remorquant un traîneau gagnent la forêt, dans la direction approximative repérée à l’instant du largage ou encore là où d’autres, véritables pisteurs fouillant secteur après secteur, leur indiquent les points de chute. Alors ils quittent les sentiers et abandonnent le traîneau. Ils pénètrent dans le sous-bois, les jambes prises jusqu’au genou par la neige peu gelée, tandis que les arbres secoués au passage recouvrent la tête, le cou et les épaules d’un châle blanc. Pourtant, malgré les morsures du froid ils avancent, le dos plié pour se glisser sous les branches affaissées. Devant un passage impossible ils sont contraints de revenir en arrière, de prendre une autre direction, de repartir, de reculer encore avant d’atteindre le caisson métallique. Mais généralement le parachute a été bloqué dans sa course et le tube pend à quatre ou cinq mètres du sol. L’enlèvement est alors plus long et plus délicat. Chaussés de skis, les deux groupes de Russes sous la direction de Nicolas se sont spécialisés dans le dépistage et la récupération des engins restés pris dans le bois. Peu soucieux de la neige qui leur inonde le cou, sachant profiter, en bons grimpeurs, de la moindre prise, se faufilant dans les branchages ils montent agilement en brisant les brindilles. Deux ou trois gars accrochés à l’arbre tentent de débrouiller les cordons et de libérer l’étoffe. Sous la violence du choc elle a été longuement perforée, puis sous la secousse elle s’est nouée aux amarres. La tâche est laborieuse car le container tire de tout son poids. Les grimpeurs redescendent un peu, l’attirent contre le tronc, décrochent les mousquetons. Il tombe et s’enfonce pesamment. Trop révélateur de l’opération de la nuit à des skieurs indiscrets et surtout aux avions ennemis, le parachute ne doit pas subsister. Comme d’ordinaire le sac coiffe le faîte du sapin, les hommes remontent pour le dégager. Cassant les branches et tirant de toutes leurs forces ils arrivent alors à faire tomber au sol un

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paquet informe d’étoffe, de cordes et de boucles qui a tout perdu de sa grâce aérienne. À terre l’équipe soulève le cylindre gelé. Les dos arqués en guise de butoirs se frayent un nouveau passage parmi les broussailles. Le traîneau surchargé est peu maniable. Les vingt hommes tout blancs s’attèlent et halent. Finalement les brusques secousses et l’effort conjugués l’arrachent. Aux passages difficiles il penche dangereusement et au milieu des imprécations le tube bascule et s’échappe. Quand après bien des peines il est solidement fixé, la marche exténuante reprend jusque vers le grand feu, sorte de phare dans la nuit. Ici l’activité est toujours fébrile. Les containers s’accumulent en tas inégaux. Les flammes et les torches éclairent pauvrement la scène. Les heures passent. Plusieurs équipes sont maintenant chargées de transporter le matériel au cantonnement. La piste tracée et tassée par les passages successifs facilite la marche. Pourtant, la corvée reste pénible car si les traîneaux chargés au maximum sont lourds à remorquer dans la montée, la descente demande le même effort pour freiner une glissade trop rapide. À chaque cahot, la déclivité est telle que le chargement menace de verser. Ce n’est qu’après une heure de fatigue soutenue que le but est atteint et l’équipe, sans relâche, retourne au ralliement. Des outils ont été amenés du camp et dans un endroit bien défini, une équipe de cinq hommes creuse une fosse de deux mètres de profondeur, de trois mètres de large et de sept ou huit mètres de longueur. Dans cette fosse tapissée de parachutes, les containers renversés sont rangés avec soin. Quand le stock à camoufler a ainsi disparu dans le trou, des toiles le recouvrent, puis la neige est tassée jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien du travail accompli. C’est là une réserve provisoire qui sera enlevée avant que la neige ne soit fondue. Au-delà de la forêt l’aube point. Le vent est tombé. Un jour blafard fait place de mauvaise grâce à la nuit glacée. Il neigera sans doute au cours de la journée. Rien n’est plus souhaitable, une couche fraîche effacera toutes traces de l’opération. Maintenant dans le petit matin les hommes prennent des proportions démesurées : ils ressemblent à des géants traînant des monstres morts. Les torches électriques sont éteintes ; la pâle lumière laiteuse repose les yeux fatigués par le froid et par la concentration apportée à regarder dans l’obscurité. Le lieu commence à se distinguer. C’est sensiblement le centre d’une immense prairie presque circulaire de 1.500 mètres de diamètre environ, toute bosselée et bordée par la haute forêt. Du

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côté nord débouche le chemin de la ferme où dans un mouvement incessant les grappes d’hommes attelées à leurs traits font la navette. La clairière est labourée des traînées parallèles, profondes, des patins des traîneaux et d’autres moins régulières, se coupant en tous sens, laissées par les souliers. Agitée cette nuit, la Prairie d’Échallon, à l’est d’Oyonnax, reprend à cette heure matinale sa tranquillité ordinaire. Les derniers traîneaux enlèvent le reste du matériel. Autour du feu ranimé par les cartons d’emballage et les cercles de bois retirés de l’inventaire, une quinzaine d’hommes engourdis par la fatigue et le froid tendent leurs mains aux flammes. — Voilà du travail correctement fait, lance quelqu’un. — Oui, dit Gaby. D’après l’inventaire, l’opération de cette nuit est bonne. — Tout s’est très bien passé, ajoute Michel. Les hommes se sont crevés, mais n’ont pas lâché. Il a fallu serrer les dents et vraiment « en vouloir » pour tenir toute la nuit. Aujourd’hui, on peut leur demander avec succès tout ce que l’on veut ; ce n’est plus la première expérience. Prosper part relever le poste de garde. Une fois de plus les pipes sont allumées. La Prairie avec ses bouquets d’arbres ne livre de ses détails que ce que la neige permet. Les hommes scrutent le terrain. Tout semble terminé. Il ne reste que le container tombé en chute libre et qui s’est enfoncé de 1 m. 50 dans le sol. — Éteignons le feu, dit Montréal et espérons qu’il neigera aujourd’hui. Ce sera le meilleur camouflage. Maintenant en route ! Allons-nous reposer au camp, nous aurons encore besoin de toutes nos forces. Les uns tirent, les autres poussent ; les trois traîneaux démarrent à la file et montent vers la forêt. Avant d’y pénétrer les hommes se retournent et le regard plonge sur la Prairie perdue au milieu des bois. Dans le jour gris quelques flocons tombent doucement, brouillant déjà la lisière lointaine.

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II

— Repos ! À la disposition des chefs de section ! Au pied du mât, le chef salue militairement et se retire. Comme chaque matin le drapeau tricolore timbré d’une Croix de Lorraine vient d’être envoyé. La journée commence. Réuni en carré, le camp est rassemblé. Et cette cérémonie toute simple qui, quel que soit le temps, se répète deux fois par jour, atteint à une certaine majesté. Dans un coin du ciel de France le drapeau tricolore flotte librement déployant avec fierté l’insigne de la Résistance : la Croix de Lorraine bleue tranchant sur le fond blanc. Dans un coin des montagnes de France, des hommes jeunes, tête nue, en rangs serrés, chassent l’émotion qui, chaque fois, les étreint devant ces couleurs, symbole de leur liberté reconquise et de leur vie dangereuse. Cette vie dangereuse ! Avec quel abandon et quel entrain ne la mènent-ils pas, conscients de leurs devoirs et de leur puissance croissante, payant constamment d’euxmêmes, sans regrets, pour qu’un jour prochain ce drapeau puisse flotter dans toutes les communes et unir aux six extrémités de sa Croix toutes les provinces retrouvées. À quelque trente mètres du mât, dissimulée en lisière du bois, la vieille ferme de Belle-Voite se dresse sur le terre-plein qui domine la route forestière de Belleydoux à Viry. Appuyée à la grande forêt, son arrière se tourne vers Oyonnax, palpitant de sa vie agitée à sept ou huit kilomètres au nord-ouest. Un rideau d’arbres la cache de la grosse bourgade de Belleydoux, à deux kilomètres au nord-est. Au sud, Échallon étend sous la neige du Crêt à Miribel ses maisons accueillantes pour les gars du Maquis où de nuit comme de jour la plus heureuse hospitalité est offerte. Par-dessus le bois

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bordant la route, la façade regarde la montagne abrupte de Giron dont les pentes retentissaient avant-guerre des joyeux cris des skieurs et où la vie ne se révèle plus aujourd’hui que par les lumières clignotant tristement le soir. L’horizon est barré, le lieu sauvage. Sans le Maquis, il n’y aurait que le silence blanc troublé par le cri strident des corbeaux noirs au vol lourd. Puisque ces hommes ont fui leurs familles, leurs villes, leurs villages pour échapper à la honteuse traîtrise d’un gouvernement qui se dit français, et à l’esclavage dans un pays qui se dit ami ; puisque ces hommes sont devenus volontairement des hors la loi — une loi criminelle — auraient-ils pu trouver meilleur refuge pour un temps que cette ferme au toit gris descendant jusqu’à terre, minuscule point noir d’une carte d’état-major ? Alors, privés de leurs familles et de leurs ressources, privés du soutien qu’accorde un pays sain à ses membres honnêtes, privés de tout amour, si ce n’est le dévouement et l’appui d’amis inconnus ; après avoir fui un monde où la barbarie antique renaissait au sein de la civilisation moderne, des hommes ont voulu bâtir de toute pièce une nouvelle société de laquelle ils bannissaient les plus vils sentiments. Le monde avait connu un stade où parfois la réunion en commun de tous les êtres n’était guère plus importante que la centaine d’hommes vivant alors dans cette ferme. Le chef, assisté des individus choisis parmi les plus forts et les plus puissants, présidait aux destinées de la communauté. Pourtant ces cellules s’étaient assemblées entre elles, suivant les affinités ou par le jeu de la guerre, créant un ensemble plus solide et plus compact. Étape par étape ces nouveaux touts s’étaient réunis en États puissants et organisés. Pourquoi la loi historique ou sociologique ne serait-elle pas valable une seconde fois ? Pourquoi des cellules éparses mais viables ne donneraient-elles pas naissance à un organisme assez fort pour la lutte ? En fait le Maquis procédait de cette théorie. Au mois de mars 1943, au moment où les déportations d’ouvriers en Allemagne commençaient à prendre des proportions inquiétantes, des manifestations avaient éclaté dans différentes villes de l’Ain et du Jura : Bourg, Oyonnax, Saint-Claude, Bellegarde. La police avait été impuissante à soumettre la population réfractaire aux exhortations de Laval. Puis les jeunes gens décidés à échapper au travail obligatoire avaient trouvé refuge à la campagne. Les uns, embauchés chez les paysans, pouvaient espérer la tranquillité pour quelques mois. D’autres avaient formé des groupes épars dans la montagne. Le plus important était alors celui de la Ferme de Revers et il faut voir là l’un des premiers maquis. Revers est située à un kilomètre

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environ à l’ouest de Sonthonnax-la-Montagne, sur le plateau d’Heyriat séparant au sud la vallée de l’Oignin et la plaine d’Izernore de la vallée de l’Ain. Isolée dans des vergers entourés de bois et de broussailles, elle était inoccupée et une trentaine de jeunes gens s’y étaient installés. Mais une quinzaine de jours plus tard, les gendarmes d’Izernore réveillent, à 2 heures du matin, M. Gontier, garde champêtre d’Heyriat, et l’enjoignent de se rendre à la mairie de Sonthonnax où se trouvent déjà le sous-préfet, le capitaine Verchère, de Nantua, et le commandant de gendarmerie de Bourg. Puis arrivent trois camions chargés de gendarmes et de garde-mobiles. Tandis qu’une fraction coupe les chemins, l’autre conduite par un paysan réquisitionné brandissant un drapeau blanc cerne l’habitation. Après les sommations de rigueur, et au cri de « baïonnette au canon ! » le commandant donne l’assaut et fouille le foin de son arme. Prévenus par les gendarmes, les réfractaires ont disparu. Seuls deux gars arrivés la veille de Besançon, épuisés par la marche et cachés dans la cave, sont arrêtés. Ainsi s’était terminée la pauvre épopée de ce premier groupe. Celui-ci dispersé, un second naquit sur ce même plateau, au-dessus du village de Chougeat. Tintin, un métallo de Bourg, Maillard, un étudiant, et quelques autres camarades s’étaient réfugiés dans une grotte creusée dans le rocher qui surplombe la rivière d’Ain. Puis l’effectif augmentant, ils avaient abandonné la demeure de cyclope que l’humidité et le froid du sous-sol rendaient inconfortable. Le Maquis, un vrai maquis, s’était alors développé sur le plateau broussailleux bien exposé au soleil du printemps. Au milieu de buis et genêts des huttes gauloises avaient poussé sous les chênes rabougris. À cette époque, d’autres camps étaient en formation depuis l’hiver précédent. Vers Bellegarde, plus exactement au-dessus de Vouvray, le camp de « Gros Turc » groupait déjà 80 hommes sous le commandement d’un Saint-Cyrien, Martin, secondé par Marco et Grenoulaud. Aux environs d’Aranc, dans une ferme abandonnée, Verduraz avait pris le commandement d’un groupe formé dans le bois de Corlier et avec lequel Juhem était entré en relation. Enfin sur les hauts plateaux d’Hauteville, à Montgriffon, une école préparait les futurs cadres. Ainsi se résumait la situation du Maquis au début de l’été 43 : quelques camps disséminés dans le Bugey et le Valromey totalisaient 200 hommes au maximum. L’armement était ridiculement

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faible : 43 mitraillettes anglaises réparties pour les besoins de l’instruction provenant d’un parachutage largué en mars au Signal de Chougeat. C’était là le petit noyau d’où allait naître cette puissante organisation que représentait quelques mois plus tard le Maquis de l’Ain. Ses hommes étaient animés d’un bel esprit de sacrifice, esprit que l’on ne peut vraiment saisir que si l’on se souvient qu’au début de l’année 1943 l’Allemand était tout puissant en Europe et Vichy maître de la France. On ne dira jamais assez le courage qu’ont eu ces jeunes Français pour dire non ! à Vichy, pour s’expatrier dans leur propre patrie, pour accepter une vie de hors la loi avec tout ce qu’elle comportait de tourments moraux et d’aléas matériels, pour aider à la croisade antinazie dans la mesure de leurs moyens. Avec des chefs dignes d’eux, le petit noyau ne pouvait que se développer. Romans et ses collaborateurs en ont tout le mérite, qui surent guider et organiser de si ardentes volontés. Le P.C. du capitaine Romans, établi alors à la colonie de vacances de Brénod, abritait une solide équipe de jeunes agents de liaison, intrépides et pleins d’entrain : Bébé était le benjamin, bourru et irrité ; Louison à la figure mutine avait interrompu ses études préparatoires à Saint-Cyr ; Chavan était le maître des plateaux ; Bob, simple et affectueux, assumait les fonctions de cuisinier, bien que chacun y mit la main dès qu’il rentrait ; la cuisine était rapidement faite : ce n’était pas l’abondance. Sans trêve, jour et nuit, chef et subordonnés parcouraient à pied et à bicyclette l’ensemble du département de l’Ain, contactant les sympathisants, portant les ordres, collectant les renseignements. La tâche était rude car il y avait tout à faire, mais la volonté était ce qui manquait le moins. C’est à cette époque que Montréal devint adjoint au chef départemental. Alors qu’à l’expiration d’une permission il se prépare à embarquer à Marseille pour rejoindre Blida, il est bloqué dans la métropole par le débarquement allié en Afrique du Nord. Son esprit batailleur se révolte. Lui qui espérait que l’Afrique reprendrait la lutte avant la France se voit réduit à l’impuissance ici alors qu’il serait utile dans son unité. Aussitôt rentré à Oyonnax son patriotisme exalté ne se résigne pas à une inaction forcée. Un soir il retrouve Deschamps, son ancien professeur. Ce dernier, qui quelques jours plus tôt l’a déjà interrogé adroitement sur l’état d’esprit de l’armée coloniale, lui demande : — Maintenant, que comptes-tu faire ? La réponse vient, sans hésitation : — Passer en Espagne pour retourner me battre :

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Le professeur, officier d’artillerie, et l’ancien élève, officier de tirailleurs ont les mêmes intentions. — Moi aussi, je veux partir. Essayons ensemble. Un plan est combiné, il échoue… Le tirailleur ne se laisse pas décourager. Maixentais, il se battra en France puisqu’il n’a pas la possibilité de rejoindre son régiment. Deschamps (Ravignan) s’occupera de lui. Le 15 juillet 43, chez Me Boujon, avoué à Brénod, une conférence réunissait le capitaine Romans et des responsables de la région : Ravignan et Gaby, d’Oyonnax, Juhem, de Corlier. Romans cherche pour le seconder un adjoint intrépide pouvant se consacrer entièrement au Maquis. Ravignan propose son jeune ami. Une entrevue est décidée. Le rendez-vous est fixé au 1er août, à 22 heures, au cimetière de Corlier. Lui, ignorant de l’existence clandestine, est vêtu pour la circonstance d’un costume de ville et chaussé d’espadrilles blanches. Au cimetière c’est le premier contact. Verduraz, Juhem, Chavan et Bébé l’accueillent avec la cordialité d’usage tempérée d’une pointe de retenue ainsi que le veulent la coutume et la sécurité. Le cimetière n’est qu’un « point de chute » et à une heure tardive de la nuit, après une longue marche dans les bois, le nouveau arrive au P.C. des Gorges. Ce n’est que le lendemain matin qu’il est présenté officiellement au Capitaine. Après discussion et échanges de vues qui doivent lui plaire, le chef accepte le jeune lieutenant. — Comment vous appellerez-vous ? demande-t-il. — Je n’y ai pas encore songé. — D’où êtes-vous ? — De Montréal. — Alors vous serez Montréal ! Le Maquis comptait un homme, et un diable d’homme de plus. Le 6 août, à Matafelon, Romans, Montréal, Gaby et Ravignan se rencontraient à nouveau et le camp de Chougeat organisé par les résistants de Bourg : Virgile et Homère, passait sous l’autorité directe du commandement départemental. Au début de l’été, ce camp groupait déjà une cinquantaine d’hommes commandés par Commis, grand garçon sportif et sympathique, ancien moniteur de « Jeunesse et Montagne » qui avait jugé bon de fausser compagnie à Vichy. Les planches fournies par la scierie du Moulin du Pont et transportées par les attelages du village permettent de confectionner des couchettes plus confortables que celles bâties avec des rondins ; et surtout de construire des toits qui, une fois recouverts

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de paille serrée, s’avèrent plus imperméables à la pluie que les couverts de buis. C’est du modernisme, et un modernisme considérable que ne sauraient imaginer les êtres qui ont toujours connu le lit tiède d’une maison bien calfeutrée. Fait-il beau ? La vie et la joie rayonnent dans la nature libre. Mais avec la pluie, les pensées s’assombrissent. Les sentiers s’embourbent, les broussailles retiennent les gouttes d’eau et trempent au passage jusqu’aux os. Dans les cabanes, les quelques toiles de tente déchirées subtilisées à l’armée ou aux Chantiers de la Jeunesse sont rationnellement utilisées. Si par malheur le vent souffle de quelque côté que ce soit, la pluie traverse de toutes parts. L’humidité empêche le sommeil, les gars se relèvent, replacent les touffes de mousse et les brindilles de buis aussitôt arrachées, vident les souliers pleins d’eau, puis cachent sous leur tête leurs plus précieuses affaires. L’armement dérisoire ne se compose que d’une dizaine de mitraillettes anglaises et d’autant d’énormes pistolets à barillet rappelant les exploits des cowboys des pampas. Deux mitraillettes sont constamment affectées aux deux hommes montant la garde au poste dominant le village. Les autres servent à l’instruction et à l’exercice sur le terrain. Le lancer de grenades donne lieu à un sport particulièrement attrayant et un Vosgien, Ruquebeuch, s’est révélé tout de suite un excellent grenadier. Des concours organisés entre équipes décuplent l’émulation. Quel sera celui qui, les yeux bandés, démontera et remontera son arme dans le minimum de temps ? Ainsi les jours passent, partagés entre l’organisation des emplacements de défense et le souci de la subsistance. Le service de l’Intendance clandestine n’existe pas encore. Le ravitaillement fourni par la Brasserie de Bourg et par Aulier qui en assure le transport, est depuis longtemps insuffisant. Pour nourrir ces jeunes appétits, la campagne apporte son concours. Chougeat qui dès le début a accueilli favorablement les réfractaires les aide dans la mesure de ses moyens. Les familles Rougemont et Gouilloux s’enquièrent des bœufs à acheter. Les bêtes sont abattues, dépecées et salées au camp par Lucien qui entrepose la viande au frigo, l’ancienne grotte. Pédale et Morel sont spécialisés dans la collecte des légumes et du blé qu’ils achètent dans les villages avoisinants : Matafelon, Samognat, Condamine. Avec l’été les légumes apportent une nette amélioration dans la nourriture car pendant des mois les repas ont consisté uniquement en viande bouillie et en bouillon noirâtre d’une graine de légumineuse fourragère appelée « pesette ». Boby prépare une soupe plus appétissante d’orge ou de blé dans une cuisine en plein vent qui s’enorgueillit d’un toit de tôles ondulées et d’une chaudière de ferme. Au village,

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un maquisard boulanger de métier cuit le pain chez la grand’mère Sigod dont le petit-fils Roger est radio. La monotonie des jours est coupée par les fréquentes visites du lieutenant Montréal dont l’entrain et le dynamisme sont communicatifs. Avec lui entre un peu d’air du dehors : il sait si bien conter les histoires et rapporter les nouvelles clandestines ! L’arrivée de James marqua un grand événement. De la colonie de vacances, le P.C. départemental s’était installé au café Humbert, à Brénod. La prudence voulant que les déménagements soient nombreux, le groupe d’État-Major ayant perdu Chavan mais gagné Tintin promu cuisinier, avait reçu asile à Intriat chez de paisibles rentiers, les Guinard. C’est dans cette villa d’apparence si tranquille que Démia, d’Ambérieu, envoya un Anglais : James Patterson, unique rescapé d’un avion britannique abattu par la D.C.A. Durant son séjour au camp de Chougeat, James fut pour les Français une source de documentation inépuisable. Mais le jour de son départ pour le Portugal, il quittait des camarades qui, en retour, lui avaient dévoilé un nouveau visage de la France. Les soirées sont longues et mornes. Les uns se passionnent pour les parties de cartes autour de l’unique table de la cuisine : quelques planches clouées sur quatre piquets. D’autres descendent aux fermes pour écouter la radio en goûtant le vin et le cidre. Les nouvelles sont bonnes. La fameuse forteresse européenne a déjà cédé en un point, et en Italie les Alliés avancent. À quelle vitesse ne gravirent-ils pas les 1.500 mètres de montée aride pour annoncer l’extraordinaire nouvelle à leurs camarades, ceux qui entendirent ce soir-là l’annonce de la capitulation de l’Italie. Ce fut un instant inoubliable, l’enthousiasme fit oublier la prudence car la délivrance lointaine se dessinait. L’Italie capitule. Enfin ! Des pays de l’Axe, l’un déjà tombe sous les coups des forces de là liberté. C’est le plus faible, mais c’est aussi le plus vil. Les armées françaises ont contribué pour la plus grande part à cette défaite. Quelle revanche ! Et si ce matin, pour une cause quelconque le moral baissait, il remonte d’autant ce soir. L’action ! vite des moyens pour plus vite en finir, pour que soit abattu la puissance fasciste la plus terrible de toutes. La paix n’est pas constante. Au mois de juillet, le camp de Chougeat a eu une chaude alerte. Mais après un décrochage au-dessus de Bombois, la vie a repris, paisible. Sur le plateau de Retord, l’affaire a été plus sérieuse. Un jeune inspecteur de police de Bourg se faisant passer pour réfractaire a été admis au camp Gros-Turc. En possession des renseignements désirés il a disparu pour revenir quelques jours plus tard à la tête d’une compagnie de quatre-vingts

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G.M.R. Prévenus, les Maquisards sans armes ont évacué dans la nuit du 10 au 11 août pour se replier à la ferme de Morez. La police opérant le 12 dans la nuit fit buisson creux. Malgré ces alertes, causes de multiples dérangements, le Maquis s’installe. La trame du réseau s’étend. Sur les derniers contreforts de Revermont, dans le bois de Rosy, le camp de Chavannes s’est implanté. Deux jeunes du village, Millet et Perrier, en sont les animateurs, aidés par le docteur Rosette et son fils. A la fin du mois d’août, au cours d’une prise d’armes en présence du capitaine Romans et du lieutenant Montréal, le lieutenant Mantain, présenté par le docteur Rosette quelque temps auparavant, prend le commandement du camp. Plein d’ardeur combative, Mantain a fait preuve en 1940 à la tête de son peloton motorisé de mérites tels que plusieurs étoiles brillent à sa croix de guerre. Mais d’esprit jeune et trop souvent étourdi il ne possède pas parmi ses qualités celle d’organisateur. Aussi le camp est-il dissous et les membres répartis dans les autres unités. Mantain rejoint l’État-Major. Il ne reste plus alors qu’une dizaine d’hommes à Chavannes. Leur évasion de la prison de Bourg a été retentissante où ils étaient détenus pour sabotage en attendant leur parution devant le Tribunal spécial de Lyon. Parmi eux se trouvent Pesse (condamné aux travaux forcés à perpétuité), petit mais énergique, qui n’admet pas de quartier ; Aimé, sorte de géant qui ne connaît pas sa force ; Léon (condamné à mort), un solide gaillard. Et les autres à l’avenant dont l’arrestation en masse a privé la Résistance de Bourg de ses membres les plus actifs. Leur chef est Dédé, garçon mince à la figure froide, constamment habillé en commissaire des Chantiers de la Jeunesse et dont la cape cache un arsenal. Le premier Groupe-Franc est fondé. À quelques kilomètres dans le Sud-Est, parmi les rochers dominant sur la rive droite de l’Ain l’usine hydro-électrique de Cize-Bolozon, une vingtaine d’hommes forment l’embryon du futur Camp de Cize. La prise de commandement se fait du reste dans de curieuses conditions. Un bel après-midi d’été, Montréal et Gaby décident de prendre contact avec ce groupe de réfractaires dont la présence a été remarquée. Partis de Granges, ils traversent le barrage et à Chaloure frappent à la porte de Mme Bletel. Leur arrivée a été épiée. Quels sont ces deux étrangers ? Les réponses sont si glaciales que l’entretien est écourté. Des renseignements ? Cette dame ne peut en fournir : jamais elle n’a vu de réfractaires dans la région. C’est alors qu’une cloche se met à sonner tout à côté : M. Gauthier, le fermier, donne par signal convenu l’alarme à ses protégés. C’est un échec, mais sur lequel il sera possible de

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revenir. Ne valait-il pas mieux qu’il en soit ainsi ? Que ces braves personnes gardent leur secret ? Montréal apprit depuis que la réserve dont on avait usé à son égard était due à la réputation de collaborateur, voire de milicien, dont on le gratifiait dans le pays depuis qu’on l’y voyait si souvent circuler. Ainsi il arrivait que les jeux fussent bien cachés. Huit jours plus tard, il entrait en relation avec Charles et Loulou. Après échange de vue, Charles et sa famille donnent leur confiance à ce nouvel ami. Les deux frères, enragés de leur inactivité se proposent de grand cœur à l’aider et Montréal fait connaissance avec Chaloure. Le nouveau camp de Cize passe à son tour sous l’autorité du chef départemental. Charles s’occupera du ravitaillement et avec sa famille tâchera de subvenir au bien-être de ses camarades. Quant à Loulou il assurera les liaisons en attendant la rentrée du Lycée. Abel et Marcel venus de Chougeat prennent la direction du groupe. Abel, homme calme et énergique, est le chef ; Marcel est son adjoint dont la figure balafrée garde la cicatrice d’une blessure reçue dans les rangs des Républicains au cours de la guerre d’Espagne. Le camp s’organise sur la falaise de Corveissiat, dans le site merveilleux des gorges de l’Ain. Des baraquements et des équipements, fruit d’un coup de main sur un détachement des Chantiers de la Jeunesse stationné à deux kilomètres de là, améliorent confortablement les conditions matérielles. Dès l’installation terminée, l’instruction commence activement. Du samedi au lundi les membres des G.F. de l’A.S. d’Oyonnax suivent des cours sur le montage, le maniement et le tir des mitraillettes, ces petites armes quasi ignorées en France. Comme à Chougeat arrivent par fournées les G.F. de l’A.S. de Lyon sous le commandement de Bajac. Attendus par des guides dans les gares de Cize et de Nurieux, ils ont le loisir, loin des grandes agglomérations et de la police, de s’entraîner au tir, de se familiariser avec les explosifs et les méthodes modernes de sabotage. À quelques kilomètres au nord d’Oyonnax, aux abords du village de Sièges qui deviendra tristement célèbre quelques mois plus tard, un Maquis a été organisé par la Résistance de cette dernière ville. Pelletier en est le chef et cette petite communauté bien unie compte avec des Oyonnaxiens comme Goyo (déjà échappé de Revers), Paupol (qui vient de Haute-Savoie) ou Bésillon, des Lyonnais comme Marcoux, des Bressans comme Jules, des Jurassiens comme Tataz. La situation est brutalement troublée par une stupide affaire d’argent qui met aux prises le Maquis avec le maire de Sièges. Pelletier accusé d’avoir volé 10.000 francs est, sur l’ordre de

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Montréal, arrêté par l’agent de liaison Dedt. L’enquête rapidement menée démontre l’innocence de l’inculpé. Réhabilité, il est muté au 1er G.F. de l’Ain, à Chavannes où, en tant que second, il se révélera bientôt un rude bagarreur. La responsabilité du petit camp dont l’unique baraque a été fournie par M. Tissot, de Saint-Germain-de-Béard, incombe alors à Goyo. En Bresse, à l’ouest de Bourg, l’A.S. de Châtillon-sur-Chalaronne, avec Brun et Benoît, a installé dans les bois de Sulignat le Camp de Catane regroupant les jeunes gens originaires de la région. Comme leurs camarades de Chougeat, c’est dans des huttes forestières qu’ils s’abritent. Mais nourris par Charvet qui s’initie aux difficultés d’un ravitaillement à grande échelle, soignés avec bonheur par le docteur Nicollet, leur vie n’est faite que d’une douce monotonie. L’aîné est le chef : Prosper, mécanicien réfractaire depuis plus d’un an dont la pipe bourrée de feuilles sèches à défaut de tabac est le garant de sa jovialité. Robert le seconde. Catane se rallie à l’organisation après une prise d’armes en l’honneur de Romans qu’entourent Benoît, Montréal, Brun, Charvet et Nicollet. Il est décidé de faire déplacer le camp pour deux raisons. D’une part, en Bresse sa situation est précaire et trop à l’écart du système établi. D’autre part, les jeunes qui vont, soit dans les fermes environnantes, soit chez eux, commettent une grave entorse à la discipline et surtout créent un perpétuel danger pour la collectivité. Quelques jours plus tard, Montréal proclame dissouts les Camps de Sièges et de Catane et leur réunion en une nouvelle unité plus homogène. Dans la nuit du 19 au 20 septembre 1943, Brun dirige sous une pluie battante les gars de Catane à Chougeat. À la même heure, le Camp de Sièges débarque d’un camion à Granges, paisible commune de la rive gauche de la rivière d’Ain, en aval de Thoirette. Gaby a indiqué à Montréal un lieu splendide pour y créer un nouvel emplacement. C’est, à l’extrémité occidentale du plateau d’Heyriat, un véritable nid d’aigle, une clairière en surplomb sur la vallée. La position est réputée imprenable. Reconnue par Montréal, Pierre et Commis, elle a été adoptée avec enthousiasme. Le 20 septembre, le Camp de Sièges montant du village et le Camp de Catane venant de Chougeat se rejoignent « Sur l’Echelle ». Granges est fondé. Les travaux d’aménagement commencent aussitôt. Les arrivants étant démunis de tout matériel, des planches achetées à la scierie du Moulin du Pont sont amenées à travers la forêt : il était interdit de passer à Heyriat pour ne pas donner l’éveil (Le Maquis était encore prudent et sauvage !). Des outils sont prêtés de bon cœur par les paysans de Granges que les gars ont déjà adoptés. Les

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fondations sont creusées, une grande baraque construite. Le temps est maussade, il pleut sans cesse. Mais ces maquisards sont des privilégiés. Chez Jeanjacquot, la maison les accueille et avec Lucie Reybard, leur hôtesse prépare les repas. Puis, pour continuer leurs travaux, ils arrivent au camp après vingt-cinq minutes d’une escalade acrobatique dans un sentier connu des seules bêtes sauvages. C’est par cette dangereuse sente bordant le ravin que les pionniers ont monté sur leurs épaules un tonneau destiné à capter la source primitive qui plus tard fut même maçonnée. Pourtant le groupe n’a pas encore de chef. En raison de sa connaissance de la région, Pierre, détaché de Chougeat, le dirige, quand, le 22 septembre, par une pluie battante, Montréal amène chez J… un grand gaillard brun bâti en athlète, engonce dans une veste de cuir de l’armée de l’Air : — Je vous présente Michel, le nouveau chef de Camp. C’est tout, il n’en faut pas plus. La discrétion est de rigueur. Goyo et Pierre qui sont présents dévisagent l’inconnu. Prenant le thé, celui-ci semble parfaitement à son aise. Il bavarde déjà comme dans un cercle de famille. On sent qu’il force la sympathie et son visage ouvert rit avec franchise. Quelques heures après, au milieu de ses nouveaux camarades il raconte avec force imagination des histoires dont il possède le secret. L’enthousiasme est général. Il est adopté : ce sera donc Michel le chef de camp. Au nid d’aigle la vie s’est installée, toute agitée par les aménagements. La grande baraque aux planches mal jointes abrite tant bien que mal une cinquantaine de gars. Avec l’automne humide, les nuits sont froides. Ils ne sont pas riches en couvertures et la paille est rare, aussi s’endorment-ils serrés les uns contre les autres… C’est à cette époque qu’arrivent Ludo et Annibal, tous deux militaires de carrière et frais émoulus de l’École des Cadres du Haut-Jura. Bien que réservé, Ludo est sympathique au prime abord et il est accepté d’emblée. Quant à Annibal il ne se livre pas. Son air un peu hautain retient ses nouveaux compagnons. Mais c’est le mal connaître car il est agréable. Toutefois son éloquence enflammée a vite fait de dissiper la gêne. Le temps fuit avec rapidité. Le matin, après l’envoi des couleurs la « corvée de pluches » est toujours mal accueillie. Mais peut-on refuser d’aider Ric et Raymond qui préparent avec les moyens du bord une excellente cuisine qu’accompagne le pain blanc — un régal ! — que Nimbus et Marcel, l’un pâtissier, l’autre boulanger, pétrissent et cuisent à Granges, chez J… Plus alertes, d’autres équipes partent en chantant. Il y a tout à faire : couper le bois pour la cuisine et pour le four (des fagots

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qui sont descendus au village à la nuit), préparer du buis pour le calfeutrage et le camouflage de la baraque. L’après-midi se passe en besognes diverses et chaque jour le confort s’améliore. Prosper a pris l’initiative des escaliers. Qui parmi les plus anciens ne se souvient des escaliers ? — Que penses-tu faire ce matin, Prosper ? Il répond d’un ton maussade : — Mes escaliers ! Et après la cérémonie du drapeau, il allume sa pipe et se lance dans le ravin avec une vingtaine de gars, Claudius, le Suisse, le Baron et les autres… Après la soupe, par comédie, la même question : — Et après-midi, Prosper ? — Mes escaliers ! Une véritable obsession ! Mais au bout de huit jours, il était difficile de reconnaître dans le sentier aménagé l’ancienne piste à renards : 213 escaliers de pierres plates et de rondins permettaient un accès plus aisé. Le soir, à la nuit tombante, l’heure est propice aux corvées de ravitaillement. Les plus terribles sont celles de Granges car le poids et l’encombrement des sacs de pain et de légumes réclament un rude effort pour le retour. Les plus agréables sont celles d’Heyriat où le Maquis, poussé par le besoin, s’est infiltré. Les habitants l’ont bien reçu. Il y revient car il y a toujours quelques verres à vider au café Léger. Chez Gontier où les camions entreposent le ravitaillement, le vin est offert de bon cœur et à la jolie fille de la maison, Marius et Breton font une cour assidue. Puis, quand, à la Fromagerie, la bouille de lait est remplie, quand la tournée des fermes est terminée, le groupe repart dans la nuit humide que réchauffent les chœurs de Ludo et d’Annibal. * ** Vers la fin août, Chevrier, de La Cluse, a présenté un « nouveau » au capitaine Romans, Chabot. Ancien Saint-Cyrien et officier de tirailleurs, le lieutenant Chabot rejoint le Maquis. Grand, bien pris, de belle prestance, un sourire ironique au coin des lèvres, Chabot est aussi diplomate et habile que Montréal semble entier et brutal. Le capitaine Romans lui confie le commandement des Camps des plateaux d’Hotonnes et d’Hauteville, l’organisation et la création de nouvelles unités dans tout le Valmorey. L’ensemble doit constituer le Groupement Sud.

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De la même façon, Montréal se voit attribuer le commandement des camps du Haut-Bugey réunis sous le nom de Groupement Nord. L’État-Major change constamment de place. D’Intriat il remonte à la ferme de Morez, sur le plateau de Retord, redescend à Chaloure où Mme Baudu lui offre l’hospitalité. Tintin, éternellement grognon, trône dans une véritable cuisine. Mais les invités sont toujours en retard, le rôti est trop cuit et Tintin crie, fait des scènes à son chef, scènes dont personne ne s’offusque car cette mauvaise humeur apparente cache un cœur sensible et un dévouement sans limite. Puis le Grand P.C. s’installe sur L’Echelle dans un baraquement monté au prix de quelles peines ! Après le coup de main du 9 octobre sur les Chantiers de la Jeunesse à Cize, le groupe assailli a fui sa coupe de bois pour rejoindre Bourg. Le lendemain, une section de Granges conduite par Ludo traverse l’Ain en bateau et démonte patiemment les baraques Adrian. Les planches rassemblées forment un énorme radeau, unique moyen de locomotion fluviale. De nuit, la traversée — plus de deux cents mètres — soulève des problèmes imprévus. L’expédition ne doit pas échouer. Claudius et Annibal se jettent dans l’eau glacée pour diriger la navigation. Enfin, grâce à la ténacité générale — il a fallu transporter le matériel depuis la rivière jusque sur la montagne — le camp s’enrichit d’un superbe baraquement à double paroi et d’un immense marabout campé au centre de la clairière. Aménagé sous les sapins, le P.C. comprend une salle à manger qui sert de bureau de travail ou de réunion et un petit dortoir pouvant loger douze personnes dans de confortables châlits. À côté s’élève l’antre de Tintin qui use là d’une authentique cuisinière. Mais la figure rouge, il est aussi irascible que Marcel, son aide, reste placide. Il ne décolère plus du matin au soir. Les rendez-vous sont nombreux au P.C. Des gens mystérieux arrivent, restent quelques heures puis disparaissent : Cantinier, officier de liaison des Forces Françaises Libres ; Vergaville, chef A.S. de la région R.I., Duvernois et Dunoir, chefs de l’A.S. et des Groupes Francs de Lyon ; Belleroche, adjoint de Vergaville, responsable de trois départements dont l’Ain ; des officiers étrangers inconnus, et tant d’autres disséminés à travers toute la France dans la lutte secrète. Tous envient la tranquillité de cette vallée où ils voudraient pouvoir demeurer. Déjà, à la ferme de Morez, Jérôme, Chef National

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Maquis avait eu l’intention d’installer son Quartier Général auprès du poste de commandement de l’Ain. Toutefois, il avait trouvé la protection insuffisante et n’avait plus reparu. La protection était-elle meilleure ici ? Ce n’est guère probable, car la majeure partie du temps les réunions avaient lieu au village, chez J… La circulation ne passait pas inaperçue. Le téléphone lui-même était devenu la propriété de la Résistance puisqu’il servait aux liaisons rapides, soit avec Lyon, soit avec les autres villes. Puis cette animation insolite s’étendit à Heyriat par où l’accès du camp était plus commode. Certes, le Maquis ne prenait plus assez de précautions, mais qui donc osa dire qu’il faisait brûler les villages ? Là, il y vécut à la même cadence jusqu’à la Libération ; Granges fut un de ses repaires et les Allemands ne s’y arrêtèrent jamais ; Heyriat en fut un autre et s’ils brûlèrent le château, ce ne fut qu’en représailles de la correction qu’ils reçurent à Napt. Aux côtés du capitaine Romans et de ses agents de liaisons, le colonel Xavier, attaché militaire britannique, mène la vraie vie de la montagne et veut en subir tous les risques. À la suite d’évasions de « terroristes », Maxime ayant eu des démêlés avec la gendarmerie, juge bon de la quitter. De la gendarmerie au Maquis, il n’y a parfois pas loin : Maxime seconde le capitaine et sous le nom de Grand Jules animera plus tard une bande de joyeux garçons. Le Service de Renseignements doit parfaitement fonctionner. Dans toutes les régions, des gens qui s’ignorent travaillent en collaboration. À La Cluse, Ritoux a installé chez lui une véritable succursale du Deuxième Bureau où les renseignements recueillis sont centralisés, jusqu’au jour où sa famille dut s’enfuir et lui-même rejoindre l’État-Major pour échapper à la Gestapo. Ravignan est chargé de diriger le S.R. et d’organiser l’Armée Secrète. Éminemment conscient de la gravité de ses fonctions, il s’y donne à corps perdu. Habitué des autorails électriques de la haute montagne et de tous les trains, il parcourt l’Ain et les départements limitrophes le sourcil froncé et le front assombri par un éternel secret. Sa valise ou son sac tyrolien lui valent d’amusantes histoires qu’il conte d’un air heureux et qui font de lui un des personnages les plus familiers de la Résistance. L’État-Major départemental fonctionne en liaison avec les postes de commandement des Groupements. Le P.C. du Groupement Nord, tout d’abord constitué de son seul chef, Montréal, et de deux agents de liaison, Bébé et Roger, se développe sur les mêmes bases que le Grand P.C., au fur et à mesure de ses besoins. Son siège n’est pas fixe. Marcheur infatigable, Montréal dissimule

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sous un aspect sec une vigueur physique peu commune. Les deux mains derrière le dos, la démarche balancée, le corps légèrement penché en avant, il va d’un pas rapide et il semble fendre l’air de sa pipe culottée qui précède son visage bronzé et pointu ombragé d’une éternelle barbe de huit jours. Suivi comme d’une ombre double par ses deux agents non moins infatigables, il parcourt la montagne, s’intéresse à tout, visite les camps et beaucoup moins souvent l’État-Major. Toucher le chef de Groupement, c’est un rébus compliqué car il est toujours parti là où on le cherche. La seule solution consiste à l’attendre à ses relais, dans les maisons où il aime se restaurer et se reposer un instant : Chez Michoux, à Bombois, chez Jeanjacquot à Granges, chez Mme Roux à Izernore. Puis, tout aussi pressé que la veille, la pipe allumée, il s’élance dans la montagne par les sentiers déserts, de Cize à Belleydoux, de Brénod à Chougeat. À Heyriat, un train-auto se monte de toutes pièces, digne descendant de Maquisette, la première camionnette du capitaine, s’augmente à Brénod et à La Longeon grâce à l’application de Bébé et à la direction technique de Vaudoux. Mais une telle organisation demande un outillage de réparation et des spécialistes qu’il faut soit rechercher dans les unités, soit former. Ainsi ce train-auto arriva à supplanter les camions de la Résistance qui, au début, avec de faux permis de circuler transportaient de Bresse le ravitaillement collecté, à Châtillon par exemple, par Benoît, Charvet et leurs équipes. Avec un armement de protection, il permit à l’Intendance du Groupement, plus tard dirigée par Jean et Mystère, d’être toujours, sauf aux périodes de conflits, en mesure de subvenir aux besoins. Au mois d’avril 1944, Gaby, un des pionniers de la Résistance dans l’Ain, fut nommé adjoint à Montréal quand la Gestapo trop pressante l’obligea à quitter Oyonnax où il avait mis sur pied l’Armée Secrète sous sa forme clandestine. Bon, jeune et obstiné, Gaby savait conquérir les gens à son œuvre et leur inculquer ses espérances les plus optimistes. Tout à la fois aimé comme un grand frère et craint comme un chef sévère par ses agents de liaisons, il aurait fait conquérir la lune à Labulle, Becquet, Mik et Charly, cinq gars dont la volonté de servir et le besoin d’action ne pouvaient souffrir de repos. Depuis les premiers jours de juillet 1943 où ils avaient fait connaissance, Montréal et Gaby étaient devenus une paire d’amis. Ils semblaient avoir été choisis pour travailler en commun : le premier bouillant et irritable, le second pondéré et réfléchi, tous deux inlassables et passionnés. Chacun y gagna peut-être au

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contact de l’autre. Du jour où Gaby dut par la force des choses renoncer en ville à une lutte souterraine et moralement accablante pour rejoindre son compagnon dans une vie à la lumière mais physiquement épuisante, tous deux ne se quittèrent plus : où l’on voyait l’un on voyait l’autre. De la conjonction d’un chef énergique prompt dans ses décisions et d’un organisateur plus souple mais aussi tenace naquit une organisation rationnelle et à grand rendement : le Groupement Nord des Maquis de l’Ain. Le P.C. du Groupement travaille lui-même en liaison directe avec tous les camps relevant de son autorité. À la tête du camp, un chef de camp — au début choisi pour sa force et son ascendant par ses camarades, ensuite nommé par ordre supérieur en raison de ses capacités et de sa valeur militaire — assure les responsabilités, et avec un second, le commandement et l’administration d’une collectivité d’hommes variant généralement de 90 à 150. L’encadrement de forme militaire avec chefs de section et chefs de groupe divise l’unité en fractions homogènes possédant un réel esprit d’équipe, avec tout ce que cette expression implique de rivalités tant pour l’endurance, le courage et l’initiative que pour le nombre de « coups durs ». Le camp est la plus petite cellule administrative. Il est responsable de la comptabilité du budget, des effectifs, du ravitaillement, et quand l’Intendance fut parfaitement mise au point, il eut même à fournir le chiffre des rationnaires ! Son autonomie n’est qu’apparente car pour toutes choses il n’agit que sur ordre, puis rend compte. Il n’y a que dans les cas d’extrême urgence où le chef peut prendre sur lui une initiative directe. Des ordres sévères quant à la dispersion des forces ont été donnés par le commandement. En aucun cas elles ne doivent être concentrées en groupes importants. Si les unités se développèrent souvent dans de larges proportions, l’afflux incessant des volontaires en fut l’unique cause. L’effectif courant est fixé à soixante ou soixante-dix hommes. D’autre part, elles ne doivent pas être rassemblées dans les régions voisines, et cela malgré les difficultés de liaison. Quand elles furent rapprochées les unes des autres, l’obligation fut d’ordre géographique et tactique plutôt que matérielle. Cette théorie de la dispersion est parfaitement juste. En effet, il s’avérait de plus en plus que des groupes peu nombreux compensaient leur infériorité militaire par leur facilité aussi bien à se dissimuler qu’à disparaître en des temps souvent mesurés. D’autre part la divergence de situation des camps entre eux obligeait l’étalement des forces ennemies en cas d’opérations importantes.

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Il est certain que si une unité subit une attaque, les autres ne pourront guère se porter à son secours. Mais il est bien à supposer que dans une telle situation la facilité de manœuvre sur un terrain connu suppléera à un manque de puissance. C’est ce que l’expérience vérifia. Au cours de l’année 1944 les assauts allemands se réitérèrent à plusieurs reprises dans le but de détruire le Maquis. La dispersion des camps obligea l’État-Major ennemi à monter des attaques de grande envergure. Or les forces et les moyens énormes employés furent répartis à une telle échelle que les résultats obtenus dans cette guerre sans front se révélèrent pratiquement nuls. Ainsi un peu partout dans le Revermont, le Bugey, le Valmorey naissent et grandissent des cellules, centres premiers de résistance armée, foyer d’une action qui est sur le point de se déclencher. Un réseau invisible de liens, de liaisons, les unit entre elles et le poste de commandement, étreignant le pays dans des mailles de plus en plus serrées, ainsi qu’on voit les pierres des vieilles murailles couvertes d’une toile d’araignée dont les fils réunissent les points de fixation à la bête créatrice et animatrice de son piège. Et c’est effectivement un piège invisible, compliqué mais bien réglé qui, plus sûrement encore que la toile d’araignée capture les mouches, attrapera l’ennemi et ses agents français. La guerre est déclarée à l’Allemand mais aussi à tout ce que la Patrie recèle de vil, d’infâme et de criminel, à tous ceux qui représentent la France dans ce qu’elle a d’ignominieux à cette époque troublée, à tous ceux qui veulent en faire le pays des traîtres, des combinards et des profiteurs. Oui, contre tout cela, contre tous ceux-là la guerre est ouverte, implacable et sans pardon. Souvent elle est sournoise. Mais contre les forbans qui se montrent lâches bien qu’ils aient entre les mains la force, les tribunaux spéciaux et les pelotons d’exécution, il est permis d’employer les mêmes méthodes qu’ils préconisent eux-mêmes. Le dilemme est angoissant. Ou les forces de réaction aidées par le fascisme réussiront à asservir le pays après avoir envoyé à l’esclavage puis à la mort une partie de la jeunesse qui se soumet tacitement, après avoir anéanti de façon quelconque l’autre partie qui se révolte et n’admet pas de crever pour le nazisme. Ou la résistance réussira à s’implanter partout ; puis par des actions combinées sur tout le territoire fera à l’occupant une vie impossible, semée d’embûches, où l’usure des nerfs ne sera pas le moindre résultat ; fixera des troupes qui un jour manqueront sur un front ; préparera enfin, suivant les ordres de l’État-Major Interallié, le débarquement.

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Dans une telle conjoncture, il n’y a pas à hésiter. À aucun prix la France ne doit faiblir et même succomber à un moment où les armées des Nations Unies se fortifient partout dans le monde et laissent entrevoir la délivrance prochaine. Depuis juin 1940, le général de Gaulle par son courage et sa perspicacité a montré aux Français le chemin qu’ils doivent suivre : le chemin de l’honneur, et rassemblé autour de sa personne tous ceux qui ne reconnaissaient pas la capitulation du gouvernement de Vichy. Des Français se battent librement, exilés de leur patrie, mais pour leur patrie. Grâce à eux, la cocarde tricolore se mêle aux bannières alliées. Il s’agit de faire mieux encore : il s’agit de montrer au monde qu’il n’y a pas que les Français Libres qui se sont insurgés mais que la France entière, mise à part une poignée de traîtres sincères dans leurs idées ou trafiquant par intérêt, croit encore en sa destinée et revendique sa liberté. Il faut qu’au dernier jour de la lutte tous puissent crier : « Nous étions présents au combat, nous sommes présents à la Victoire. » La Résistance s’implante d’elle-même, elle s’impose aux Français qui, abattus par la catastrophe de 1940, se réveillent de leur torpeur. Elle se doit maintenant de survivre à cet élan de patriotisme et de s’affermir. Des jeunes gens sont cachés dans la montagne où ils s’organisent et s’entraînent. Il faut les nourrir et les vêtir puisque Vichy supprime avec les cartes de rationnement le droit de vivre aux réfractaire. En cela le Maquis est très aidé par tous les honnêtes gens. À la campagne, les paysans apportent leur concours : les familles Gontier à Heyriat, Rougemont à Chougeat, Treuillet à Napt, Guerrier à Corveissiat, Reybard à Granges, Maréchal à Sonthonnax stockent le ravitaillement. Faury, boucher à Thoirette, Gindre, minotier à Matafelon, se dévouent chacun à leur façon. Les Dombes, la Bresse, de leur côté, ne font pas défaut et fournissent des tonnes de blé, de pommes de terre et de légumes, voire même du matériel de cuisine. Tardy, de Brénod, et Aulier, de Bourg, ont mis leurs camions à la disposition du Maquis pour transporter les armes, les munitions et les marchandises. Le réseau secret du ravitaillement achète tout ce qu’il peut, mais la guerre contraint d’appliquer ses terribles lois. Les coups de mains sont possibles sur les organismes de Vichy, il suffit de vouloir les entreprendre. Comme le courage ne manque pas, ils se succèdent. Dans la nuit du 28 septembre 1943, sur l’ordre du capitaine Romans et sous la direction de Chabot qui a monté ce coup de maître, plusieurs dizaines de tonnes de marchandises

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indispensables sont enlevées à pleins camions en moins d’une demi-heure de l’Intendance de Bourg, ville occupée par les Allemands et la Milice, sans qu’aucun coup de feu ne soit tiré. Dans la nuit du 10 septembre déjà, les camps d’Hotonnes se sont emparés du gros dépôt des Chantiers de la Jeunesse à Artemare. Grâce à cette opération montée avec une minutie extraordinaire et qui réussit splendidement, les gars du Maquis peuvent s’équiper convenablement en tenue verte, l’uniformité donnant déjà à tous le premier sentiment de cette discipline qu’ils ont librement choisie. Quant aux trafiquants du marché noir et aux collaborateurs, quelques visites systématiques les allègent de leurs stocks et diminuent du même coup leurs bénéfices frauduleux. Bref, toutes ces opérations pacifiques sont d’un apport considérable. En effet, « les coups de main « alimentaires » sur les administrations publiques sont fructueuses puisqu’au 31 octobre le Maquis a neuf mois d’avance1 ». L’esprit de Résistance fait de continuels progrès, chaque jour de nouveaux volontaires, des réfractaires au S.T.O., des déserteurs des Chantiers viennent grossir les rangs du Maquis et de l’A.S. ; le problème matériel, le plus angoissant, semble se résoudre, l’avenir est donc à envisager avec confiance. Un jour la trame du réseau qui se tend sur le pays sera assez forte pour étouffer les forces du mal. En attendant, toute cette ardente jeunesse, qui par ce matin de fin d’hiver se rend à ses occupations, a le droit de penser qu’elle n’est pas le rebut de la nation. D’autres hommes s’occupent d’elle et de son destin, des hommes forts et obstinés. Elle n’est plus déshéritée et perdue dans la nature.

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Les Obstinés, par H. Romans-Petit. Aux Editions Janicot. Lille

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III

Ce n’est pas comme à la caserne où la vie ne bat qu’au rythme des sonneries de clairons. Pourtant, avec l’heure qui s’avance, les différentes équipes sont rentrées. C’est le repos, et dans quelques instants l’heure de la soupe. L’appétit robuste, encore aiguisé par la vie au grand air et la dépense physique, pousse chacun à s’inquiéter du repas. Sur le terre-plein, devant la ferme, les gars du Maquis, en groupes, causent en se chauffant au soleil qui commence à faire de la neige gelée pendant la nuit, une boue noire sur le pas des portes. Les plus agités entrent dans les chambrées, tournent autour des fourneaux, comme si leur seule présence suffisait à terminer la cuisson des plats. — On graille bientôt, oui ? Question rituelle, intéressante et intéressée. Au Maquis on ne mange pas, on « graille ». D’où est venu ce mot ? Personne ne saurait le dire. Un jour il a été jeté dans la conversation par on ne sait plus qui. Il a été adopté et faisant son chemin — comme plus tard le « pif » lancé par l’accent faubourien de Bébert pour désigner le vin — il coure le Maquis. Et ce mot d’apparence si péjorative semble se mésallier avec la finesse d’une cuisine qui sans être préparée par des gens de métier n’en est pas moins extraordinairement appétissante. La graille ! Les plats n’ont cependant rien de l’horrible rata des casernes. Il n’y a qu’à voir avec quelle envie le feu est entouré, avec quel plaisir les narines se dilatent. — On graille bientôt ? Rien n’est si déplaisant aux cuisiniers qu’un entourage d’agaçants importuns. Les réponses sont dénuées de toute cordialité. — Débarrassez le plancher ! Vous ne voyez pas, espèces d’idiots,

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que vous nous retardez. On verra si vous faites mieux quand ce sera votre tour ! Les rires éclatent. — Notre tour ? À nous ? Vous plaisantez. Si vous nous attendez, nous aurons tous le temps de crever de faim ! Mais les cuisiniers restent de méchante humeur et conscients de leur dévouement, ils reprennent de plus belle : — Votre tour ou pas votre tour, vous y passerez. La semaine prochaine nous rendons notre tablier ! Et puis, vous savez bien rouspéter, mais s’il s’agit de crêpes vous êtes tous volontaires, n’est-ce pas ? Soyez-le donc aussi pour faire cuire les patates ! » Depuis plus d’un mois c’est là l’éternelle dispute qui ne trouve et ne devait pas trouver de solution. Dans ce camp, la cuisine avait très bien fonctionné jusqu’alors. À L’Echelle, dans leur petite baraque, puis à Prai-Guy, dans la grande salle, Rik et Raymond renouvelaient dans le Jura les repas si substantiels de la Bresse car ils avaient tout à leur disposition : ustensiles et marchandises. Raymond avait fait ses classes aux Chantiers de la Jeunesse. Il développait à nouveau ses talents, et avec son sens de robuste campagnard, il avait dressé son camarade qui, avec toute sa finesse, ajoutait au sel de la terre celui encore plus piquant de son esprit éveillé. Le camp tout entier se régalait et faisait largement honneur aux deux camarades dont le travail obscur et peu attrayant procédait d’un sûr dévouement. Mais depuis Brénod où le matériel avait disparu dans l’incendie du cantonnement, il était devenu impossible de faire à manger pour quatre-vingts hommes à la fois. Le chef de camp décida que chaque section, jusqu’à nouvel ordre, se débrouillerait avec les ustensiles qu’elle serait en mesure de récupérer. Le conflit éclata aussitôt et l’autorité fut mise à rude épreuve. Qui ferait la cuisine ? À tout hasard un ou deux volontaires se présentèrent à la grande joie de tous. Mais au bout de quelques jours, trouvant la tâche trop délicate et trop morne, ils préférèrent malgré les supplications quitter leur fourneau pour l’air plus froid de l’extérieur. La meilleure solution consistait à établir un tour de rôle. Il y aurait donc un cuisinier de semaine. Le premier groupe atteint par la mesure fit la grimace, mais dut s’incliner devant l’unanimité d’approbation manifestée par les autres qui, voyant l’échéance lointaine, jugèrent que « les choses s’arrangeraient ». Les semaines passèrent et ceux qui avaient approuvé objectaient maintenant sur l’absurdité de l’ancienne décision. Un groupe se mit en grève et refusa. La révolution. Le chef de camp pensa que cette histoire ne dépassant pas l’échelon section, les intéressés n’avaient qu’à y

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remédier. Le comble fut que les chefs de section si bien suivis et obéis au moment de la lutte et de l’action n’arrivèrent pas à se faire entendre. « Non ! que voulezvous, je ne peux pas être cuisinier, cela ne se fait pas, prétendait chacun. Admettez que le jour où je serai à ce service stupide, mais il est vrai obligatoire, il arrive quelque chose, comme à Brénod, par exemple, ce matin où il avait fallu envoyer un groupe à ski capturer une voiture de la Gestapo en panne avec ses occupants à quelque distance de là. De quoi aurais-je l’air ? » Bref, toute raison était bonne pour motiver un refus. Il n’y eut que les ventres creux qui firent entendre raison. Finalement, dans une section un gars se dévoua timidement « pour un ou deux jours ». Il en fut de même ailleurs. La santé générale était liée au bon vouloir de celui qui saurait succéder au camarade qui s’était « sacrifié ». Seuls Rik et Raymond, forts de leur gaîté, acceptaient leur destin à la section de commandement. Dans la chambrée, Berthaud se redresse en finissant de brasser la marmite de pommes de terre. Puis, armé de sa louche, s’écrie enfin : — À la graille ! L’appel est parfaitement inutile. La rangée de châlits doubles est déjà occupée. Ceux du bas, assis ou couchés à plat ventre, ceux du haut, les jambes pendantes, tous tendent leurs gamelles. — Eh ! Salaud ! s’écrie quelqu’un qui sort prudemment la tête en voyant de la boue tomber goutte à goutte dans son assiette. T’aurais pas pu t’essuyer les pattes avant d’entrer ! Si tu te contentais d’inonder la piaule… mais mon écuelle n’est pas un porte-parapluies et tu pourrais te dispenser maintenant de m’arroser la tête. La protestation se perd dans les rires et dans le bruit des souliers de « ceux d’en haut » qui frappent les montants de bois dans l’espoir d’asperger « ceux du dessous ». Réjoui, Alfred s’occupe du service. Il prend les gamelles, les fait remplir et les reporte. — Vous énervez pas, dit-il, d’un ton tranquille nuancé par une pointe d’accent de La Croix-Rousse. Y en aura pour tout l’monde ! » Berthaud distribue. Étudiant à Lyon d’où il s’est enfui, il a manié la pioche pour construire des baraques, il s’est battu, et depuis quelques jours il s’exerce à un nouvel art où il se montre prodige. Grand et mince, d’une humeur égale malgré le souci qu’il a de ses parents disparus, il est d’une nature serviable, et si ses camarades lui glissent à l’oreille « tu la fais, dis, Berthaud, la cuistance ? », il accepte volontiers. — Au rab ! Qui en veut ? Non, ce sera pour tout le monde !

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Portant la lourde marmite, il passe devant les couchettes. — Et dépêchez-vous de grailler, pour la suite. Haricots au jus et bœuf mironton ! Soudain Géo semble se réveiller. Il lance : — Et le pinard ? Encore pas de pinard aujourd’hui ? Veulent absolument nous faire crever de soif ! Si l’eau de Lyon n’est pas bonne, il me semble que j’aime encore moins celle d’ici. Et éclatant d’un rire franc : — Je ne me souviens plus du goût du pinard, moi. Enfin tant pis, pas vrai ? Ce sera pour une autre fois. Goyard, passant sa tête hors du châlit, lui objecte d’un ton bourru : — Tu n’as qu’à aller le chercher, toi, le pinard. Quand on pense au temps qu’il faut pour l’amener, il peut geler dix fois ! — T’occupe ! dit Henri l’infirmier, couché sur le ventre. Quand on a poussé jusqu’à Échallon, hier au soir, Mlle Bret nous a payé un canon. — Il paraît, continue Goyard, que les camions seront bientôt en mesure de monter jusqu’à la route. Alors on en aura. C’est sûr. — Ah ! Oui ? ricane Géo. En attendant on a encore le temps d’aller au ravito au Perret… Et vive le Perret ! Goyard hausse les épaules. Il sait que Géo plaisante comme à son habitude et exagère. L’eau de la citerne, certes, n’est pas bonne, et du manque de vin, il en souffre comme les autres mais ne le montre pas. Chef de groupe, il essaye toujours d’aplanir les difficultés. S’il est bon, il n’admet aucune inconscience dans le travail. L’autorité de ce jeune instituteur du Bugey, simple, avenant avec sa figure colorée rehaussée d’une grosse paire de lunettes, est fort appréciée. L’infirmier, un Lyonnais, petit et râblé, éternellement gouailleur, désigne de la main le colossal montagnard qui mange en face de lui. — Dis donc, toi qui es du pays, tu devrais aller nous en chercher du pinard ! Tranchant sursaute comme sous l’effet d’une piqûre : — Oui ! dit-il d’une grosse voix sourde ? Et où donc, du pinard ? Tu crois que j’en fabrique, peut-être ? — Ah ! vous n’en faites pas avec vos sapins ? À quoi servent-ils alors, ces sapins ? — Ça va… ça va ! laisse tomber Moustique, le frère d’Henri, en s’asseyant sur un escabeau. Sa voix de contrebasse, très lente, est en parfait accord avec sa bonhomie. D’entendre l’infirmier et

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Géo, les deux inséparables, batailler continuellement, sa placidité est mise à rude épreuve. — Ça va ! ça va ! Vous nous rasez avec votre histoire ! Et pointant son nez vers le fourneau : — Y a pas de jus, aujourd’hui ? Et il ajoute d’un air sentencieux : « En tout cas, les sapins servent du moins à vous protéger. » — Mais si, il y a du jus, dit Alfred. Attends que l’eau bouillisse… Tranchant jette sa gamelle sur sa couchette. Il grommelle : — Comme si j’en fabriquais du pinard !… Sisi, resté silencieux jusqu’alors, proteste : — Si vous aviez été au Camp de Corlier, Verduraz vous en aurait fourni du pinard et du café. Vous ne seriez pas allé réclamer… » Et rompant les chiens : « Le groupe II, dépêchez-vous. Après le jus, départ. » Sisi, ancien du Maquis déjà, est un chef de groupe écouté. Dur au labeur, il est suivi par ses hommes qu’il entraîne facilement. Toute mission qu’il reçoit est exécutée sans éclat, mais simplement, parce que chaque jour demande un peu plus de peine et de renoncement. Au bout d’un instant, Pomathiod qui bourre consciencieusement une pipe rappelle plus durement ses camarades à la réalité avec un accent bressan des plus prononcés : — À six heures ce soir, c’est nous qui relevons la section Vincent à la garde. Cette fois le premier tour nous revient. Joseph et Yves, vous prendrez de six à huit. Goyard se lève et, en roulant une cigarette, se dirige vers la porte : — Ne traînez pas trop. Je vous rejoins. Je vais jusqu’au P.C. * **

Au P.C. du camp, le repas servi sur la petite table de fer est terminé. Un gros poste de radio résume les informations qui ont été écoutées avec attention. « Les ministres se sont réunis ce matin à l’Hôtel du Parc sous la présidence du maréchal Pétain. Le président Laval a fait adopter un certain nombre de projets de lois. « À Paris, une rafle faite par les autorités d’occupation a permis d’arrêter des membres d’une organisation terroriste parmi lesquels de nombreux chefs d’origine espagnole ou slave. « La Luftwaffe a attaqué des patrouilleurs au large des côtes de la Manche ; trois unités britanniques ont été envoyées par le

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fond, deux autres ont été sérieusement touchées. En Atlantique nord, les sousmarins allemands ont attaqué un convoi ennemi et l’ont pratiquement détruit. Un croiseur d’escorte a été coulé. « La R.A.F. a bombardé des usines de guerre dans le nord de l’Allemagne. Le tir de la D.C.A. a obligé les avions ennemis à lâcher leurs bombes sur la ville. Trente appareils ont été abattus par la D.C.A. et vingt-quatre autres par la chasse. « En Russie, les troupes bolcheviques qui avancent vers Odessa sont sur le point d’être encerclées. » Le speaker reprend après un instant. « Et maintenant, veuillez écouter la deuxième émission de l’éditorial de Philippe Henriot. » — Ah ! murmurent quelques voix avec satisfaction. Michel se penche pour régler la sonorité. Tous ses camarades s’assoient commodément afin de ne rien perdre des paroles de l’illustre propagandiste. Goyard apparaît sur le pas de la porte. — Entre vite, voilà Henriot, tu pourras en faire ton profit. Le silence est complet ; ils veulent être sérieux. Après l’émission ils auront tout le temps de plaisanter, car jamais un jour, en période calme, ils n’omettent d’écouter le ministre de la Propagande. « C’est bien trop marrant ! comme dit Goyo, et il n’y a pas tellement de sujets d’amusements ». Une voix grave, lente, rompt le silence. Les mots sont accentués pour mieux frapper les auditeurs. « C’est encore à l’honnêteté des Français que je veux faire appel aujourd’hui, dit Ph. Henriot. Je veux leur crier la vérité, même si elle est dure. Je veux leur faire toucher du doigt l’abîme qu’ils côtoient par folie. Les Forces du Maintien de l’Ordre aidées des troupes d’occupation ont réussi à annihiler la résistance terroriste de Haute-Savoie… » — Ça y est ! le voilà parti ! lâche Goyo malgré lui. On va rigoler ! Henriot affirme que les chefs qualifiés de patriotes par la radio gaulliste, tués ou arrêtés, ne sont que des révolutionnaires espagnols et des agitateurs bolchevicks. Il raconte aux Français la vie des « jeunes gens égarés » : le travail forcé sous la menace constante du coup de revolver dans la nuque. — Quand je vous le disais ! lance Goyo, impayable, en se tapant sur la cuisse. Je comprends pourquoi j’ai toujours froid derrière l’oreille ! C’est le canon du revolver ! Je n’y avais pas pensé. Du coup, buvons une lampée de « gniole » pour nous remettre de ma frayeur. Il en reste encore une goutte.

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Enfreignant la consigne, ils éclatent en rires sonores. Michel hurle : en se renversant sur sa chaise il s’est fait tomber de la cendre chaude dans le cou. Paupol occupé à rouler une cigarette déchire la feuille. Vincent abouché sur la table s’efforce de rester sérieux. Noël, le docteur, essuye ses lunettes embuées par les larmes. Pierre bat la mesure en frappant la chaise à coups redoublés d’une énorme pipe. Prosper ne trouve plus sa blague à tabac. « Aussitôt arrêtés, continue Henriot, les jeunes égarés ont été relâchés grâce à la paternelle sollicitude de Darnand. » Et la voix devient tremblante d’émotion : « Les enfants pleuraient en réalisant toute la clémence du Maréchal. Devant une telle grandeur d’âme, après que leçon leur fut faite, ils s’engagèrent à travailler cette fois pour leur pays et, comme leurs camarades, de partir en Allemagne… » Il joue l’acteur dramatique déclamant une scène pathétique. Sa voix est tour à tour douce et rusée, terrible et insinuante. Ressassant sans cesse les mêmes thèmes, Henriot attaque l’esprit des auditeurs, ouvre la porte au doute, fausse le jugement. Il atteignit souvent son but, il faut le reconnaître, et le mal que sa propagande fit au Maquis fut énorme, car il détourna de la Résistance active bien des gens qui se laissèrent prendre au piège d’une sournoise éloquence. Seuls rient les convaincus démêlant la perfidie cachée derrière les « faits irrécusables ». Seuls réagissent ceux qui savent réfléchir assez pour déceler la trame de mensonges dont les éditoriaux sont tissés. Henriot, « par souci de vérité », avoue que le Maquis se reforme dans diverses régions, que les paysans un instant tranquillisés tremblent dans la peur d’être assassinés et pillés, que tous les honnêtes citoyens enfin vivent à nouveau dans la crainte du vol et du massacre. Henriot ment sciemment du premier au dernier mot. Mais tous les Vichyssois de bas étage, tous les Français craintifs pour lesquels tranquillité et portefeuille résument la bonne politique et qui se gargarisent de ces phrases auraient été singulièrement surpris s’il leur avait été donné de voir réunis les « terroristes » à l’écoute. Ils auraient peut-être rétorqué que ceux-là n’étaient pas de grands chefs du Maquis. Effectivement ils ne passaient pas pour véritables bolchevicks bien qu’ils eussent pour compagnons un officier et des soldats de l’Armée Rouge. Mais pourtant… Le chef de camp, aviateur et sportif d’Antibes dont le rire joyeux éclaire une physionomie ouverte, ne semble pas mener ses hommes sous la menace du revolver. Son second, étudiant à

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Grenoble, dont on a dit qu’il était un grand enfant, n’a pas l’allure d’un exécuteur professionnel. Les chefs de section, Lyonnais aux traits doux, Bressan aux yeux vifs, Oyonnaxien à la mine tranquille d’honnête homme, auraient fort à faire pour se transformer en gardes-chiourme au knout facile. L’agent de liaison, garçon trapu et bon vivant, ne se croit pas capable de tuer sa mère. Le chef de groupe n’est pas plus obsédé par des violences de bandit de grand chemin qu’à l’école où il exerçait. Quant au toubib, il n’est pas à coup sûr un sanglant dépeceur. Tous ces jeunes gens dont l’aîné n’a pas trente ans, issus des diverses couches sociales, sont des Français à l’esprit sain, unis par un idéal, une fierté et une rude camaraderie. C’est pourquoi ils ont le droit de rire, et de rire de bon cœur en entendant l’Homme de Vichy faire appel à l’honnêteté pour aider les nazis ; à la vérité pour démontrer que le seul salut est la collaboration ; à la raison pour combattre le Maquis dressé contre la Patrie ; au sens de l’honneur des égarés pour briser leurs chaînes et revenir à leurs occupations avec l’assurance d’une clémente impunité. Aux paroles doucereuses succèdent les menaces. Si, après ces appels réitérés, les esprits abusés par la propagande judéo-maçonnique ne comprennent pas leur devoir, Darnand se chargera de cette besogne. Alors les prisonniers ne connaîtront plus que le sort réservé aux traîtres et aux criminels de droit commun… Le gong étouffe les derniers mots. — État français… Michel arrête le poste. — Henriot au pouvoir ! À bas les traîtres ! C’est la cacophonie habituelle lancée par Paupol. — Il a très bien parlé ! Buvons à sa santé ! — Maintenant, oust ! au travail ! — Quand on pense au nombre d’assassins qu’il peut y avoir en France… dit Vincent en souriant. Rien que dans le secteur, tiens ! Comment voulez-vous que les honnêtes gens aient la paix ? — N’empêche, ajoute Prosper, que Darnand et ses sbires vont les ramener à la raison. Heureusement qu’il y en a qui savent se dévouer pour les autres… — Oui ! Qu’ils viennent, ceux-là, conclut le chef. On les attend ! Quand la pièce est vidée, Michel enfile un blouson et questionne Pierre. — Que fais-tu cet après-midi ? — Je travaille ici un moment et après j’irai jusqu’à la boulangerie voir ce qui s’y passe.

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— Très bien. Moi je vais à Échallon, je n’y resterai d’ailleurs pas. Je serai là assez tôt. À tout à l’heure. Michel sort. Dans la pièce délabrée séparant le P.C. de la cuisine, trois paires de skis sont appuyées au mur. Il en prend une, fartée du matin. La boue s’infiltre jusque dans la grange. Dehors, le soleil du printemps brille, et jour après jour, lentement fait fondre les dernières neiges. Après l’animation de midi le camp est désert. Dans la citerne, Gaby (de la 7) puise de l’eau. Il est si furieux qu’il n’arrive même plus à zézayer. — Ces vaces-là, veulent rien savoir pour la tamboule, suis encore oblizé de me dévouer, comme toujours. Puis il hausse les épaules car il est habitué aux caprices de la vie : — Après la guerre de quatorze, aimait-il à dire, que j’étais à B’sançon on n’ mangeait qu’ des gaudes avec du gruère. S’cassait pas la tête pour la graille à c’ t’ époque. Les temps sont changés. Bien qu’il soit chef de groupe, ses camarades non contents de le taquiner l’obligent à toutes les corvées qu’ils ne veulent pas faire. Il crie à n’en plus pouvoir articuler, se démène et finalement accepte. C’est Gaby de la sept, un cœur qui a « souffaire » comme en témoigne son tatouage de légionnaire. Devant la bâtisse, deux ou trois skieurs dévalent la pente et disparaissent au tournant de la route. Un bruit de chaudrons remués dans les chambrées accusent seuls quelque vie. Michel a bouclé ses fixations. Il part en direction de la Prairie. La neige colle et la marche est pénible : la promenade en soi ne promet rien d’agréable. Au soir ce sera meilleur quand le gel durcira la neige d’une mince pellicule cristallisée. La descente donne malgré tout de l’élan, mais, embûches sournoises, branches et rochers surgissent de l’étroite piste. Enfin la route forestière est là que séparent encore deux gros troncs de sapins allongés depuis l’automne dernier. La marche devient plus facile, la neige est tassée et il y a moins de trous laissés par les chaussures, et moins de « baignoires », vieilles traces de chutes. Le calme est reposant dans l’immense forêt de sapins où des hommes pourchassés pour crime de trahison ont l’impression de vivre en liberté. Une liberté artificielle puisqu’elle se garde toujours sur le qui-vive. Un instant plus tard, Michel touche au poste. C’est, à un tournant, une sorte de petit blockhaus fait de rondins, de pierres et de terre, élevé sur la gauche de la route, en lisière du bois. La Rafale, un grand blond, le fusil anglais à la bretelle et la cartouchière agrafée, vient à la rencontre de son chef.

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— Rien de nouveau ? — Non, mais ici pas de soleil. Il fait frais. Plus qu’une demi-heure avant la relève ; pas trop tôt ! Dans la casemate, installé sur une planchette encombrée de chargeurs, le fusil-mitrailleur « Brenn » tend sa gueule à travers un créneau. Dans l’œilleton de la hausse réglée « à 250 », la petite route s’inscrit. Un joli secteur à balayer en cas d’attaque. Quel sera le mitrailleur qui aura la chance d’expérimenter un aussi joli champ de tir ? Gégène, un Bisontin tout petit, est assis sur la souche servant de siège, les mains dans les poches : — Vous allez vous ballader ? Vous en avez de la chance ! On se gèle, nous ! — Oui. Je rentrerai par en bas. — Dommage, les copains auraient eu l’occasion d’une visite. L’avenue n’est pas assez fréquentée… Michel repart vers la Prairie. Dans l’œilleton de l’engin sa silhouette noire se détache sur le blanc de la neige. Quelle belle cible ! Il suffirait d’une pression sur la détente… Mais il glisse régulièrement, sans hâte, sachant l’arme inoffensive. Véritablement ses hommes qui au dire de Henriot marchent sous la menace du revolver ne tiennent guère à se débarrasser de leur geôlier… Au P.C., Pierre range ses papiers. Le contrôle nominatif, pièce dangereuse, est entouré des plus grands soins. Le cahier de marche, le cahier plus détaillé des opérations et des coups de mains sont spécialement tenus par Marius. Les listes de chaque section, de chaque groupe, le contrôle du ravitaillement forment un autre dossier. — Voilà, fini ! Maintenant je vais à la boulangerie. Vous en êtes, toubib ? Assis vers la fenêtre, entouré d’un nuage de fumée, le docteur lit. — Non, merci, je préfère rester ici cet après-midi. J’ai trouvé quelque chose d’intéressant. Il est charmant, le toubib du camp. De petite taille, à sa tête malicieuse des lunettes donnent un air de sévérité. Âgé d’une quarantaine d’années, il a dû abandonner sa famille parce que les lois raciales de Vichy n’admettaient pas qu’un homme de sang roumain soignât les Français. Arrêté par la police, puis relâché, il s’était enfui en Auvergne où, pour subvenir aux besoins des siens, il s’était astreint au dur travail de manœuvre-terrassier. Étrange destin que celui de cet homme qui après le chahut des facultés et la sévérité d’un cabinet de travail connaît depuis décembre la vie

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du Maquis, avec sa rudesse et son déploiement de force et d’entraînement physique. Deux autres médecins l’ont précédé au camp. Le premier, le docteur Caraco qui pratiquait à Thoirette, avait rejoint de son plein gré la formation de Granges. La carrure athlétique, un nez déparant une figure aux traits d’autant plus mobiles et agités qu’il palabrait continuellement, une nature emportée qui n’éveillait pas de sympathie, tel était Caraco. La médecine ne l’intéressait qu’accessoirement. « Je veux être soldat avant d’être médecin », répétait-il sans cesse. Soldat, il pouvait l’être car son courage frisait souvent la témérité irréfléchie. Néanmoins, il était avec des méthodes personnelles un bon praticien et s’était attaché les hommes qui avaient éprouvé ses qualités. En novembre 43, sur L’Echelle, il avait créé dans un baraquement, avec l’aide de Henri, infirmier de la Marine, une petite infirmerie qui, par son installation, son matériel et ses drogues, aurait fait l’envie du Service de Santé Militaire en campagne. Puis un jour il partit rejoindre les groupes-francs lyonnais où, sous le pseudonyme de docteur Coulomb, il prit la direction d’une équipe d’action. Il laissait définitivement le bistouri pour la mitraillette1. Le second médecin fut Bastian, homme malingre sur des jambes malades, envoyé de Lyon en janvier 44. Comme il faisait double emploi avec Noël, Bastian fut dirigé quelques jours après sur le camp de Cize. Il devait plus tard être médecin de l’infirmerie-hôpital du Groupement Nord dont le commandant anglais Persival, le capitaine Guillet étaient les chirurgiens, et Mme Mercier l’assistante. Après avoir dévalé la côte à skis, Pierre suit, mais en direction opposée, le chemin emprunté par Michel. Au bout de trois cents mètres, il débouche de la forêt dans des prés vallonnés. Sur la droite, une petite maison se tapit en lisière, d’où s’élève une fumée bleue. Tout près, des voix claires chantent. De loin montent des appels. À l’entour, une vingtaine de skieurs s’ébattent joyeusement dans la neige molle. Des yodels retentissent qui clament la joie de cette jeunesse bouillante d’entrain, fruit d’un sport constant au sein de la nature, et jouissant d’une vie qui sera peut-être éphémère. Guste, tout blanc, se relève d’une chute. Mais tous, peu habiles ou très expérimentés, skient, s’amusent de la neige, leur terrible

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Le docteur Roger Caraco fut arrêté le 10 juin 1944 et fusillé le 8 juillet à Bourg-lesValence.

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ennemie, et glissent en laissant derrière eux l’entrelacs d’une double trace. Agile sur ses planches, Pongin fonce, sûr de lui. Au saut de terrain bordant la route, il s’enlève avec souplesse, franchit le vide d’un bond gracieux pour retomber légèrement plusieurs mètres plus bas, puis les slalooms successifs l’entraînent dans le bois1. Devant la minuscule ferme, dans un emplacement habilement construit, un fusil-mitrailleur dont le feu peut battre les prés est pointé sur le tournant, face à Belleydoux. Jules, un grand blond pâle, fait les cent pas dans l’espoir de la relève. À ce moment de la journée le poste de garde est une simple précaution, un bouchon pour arrêter quelque indiscret tenté de s’aventurer dans la zone réservée. Mais dès la nuit tombée ce Poste Nord est doublé pour faire pendant au Poste Sud situé plus loin du camp. C’est surtout au petit matin que la faction devient utile car les chasseurs d’hommes, à l’instar des autres plus pacifiques, aiment surprendre leur gibier au gîte. Tâche délicate : aux périodes de tension, des patrouilles dès avant l’aube et jusqu’à midi fouillent bois et routes afin de déceler un ennemi éventuel, de l’attaquer à l’improviste, puis de donner l’alarme. Comme Pierre est sur le point d’entrer, Tranchant approche d’un pas lourd. Il l’appelle. — Nous aurons peut-être du ravitaillement cette nuit à prendre au Perret. Il faudrait que tu ailles jusque chez toi voir si ton père nous prêterait ses bœufs et son traîneau. Cela nous arrangerait diablement en nous supprimant deux voyages. S’il ne peut pas, vois dans les autres fermes. Le premier qui ne se servira pas de son attelage pour le bois demain matin te le confiera de bon cœur. — Bon, je vais voir. — Attends ! Spécifie qu’on le tienne prêt pour la fin de la nuit. Tâche de trouver une paire de planches, tu auras plus vite fait… Mais tiens, voilà les miennes. — D’accord. D’ailleurs c’est moi qui irai chercher les bêtes. De cette façon je les prendrai à l’heure voulue. Tranchant règle les montures, chausse, racle deux fois ses skis sur la neige, s’élance dans la pente. Ainsi c’est une question réglée, M. Tranchant, fermier au Crêt

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Edmond Pongin alors au III/99 R. I. A., fut tué en mission commandée, sur le front des Alpes, le 25 décembre 1944, par une avalanche.

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d’Échallon, n’hésitera pas à prêter son attelage1. Tous les paysans sont dévoués au Maquis. Pierre se frotte les mains. Au lieu de trois voyages à effectuer au Perret, il suffira d’un seul. Le traîneau chargera le surplus. — Salut, Marin ! Robert est là ? — Oui, il travaille dans la carrée. Salut ! Dans la première pièce qui sert de cuisine, un gros et solide gaillard de la Bresse, éternellement réjoui, s’affaire sur son fourneau : — Bonjour Sosthène ! Tu fais la graille ? — On fait la graille ! Mais le ravito se tire. — T’occupe, il va arriver. Pierre ouvre la porte de la chambre, il voit Robert et Maurice penchés sur une carte d’état-major dépliée sur une couchette. Immobiles, ils suivent d’un doigt le labyrinthe des sentiers et des lignes de pente. Pierre repousse la porte d’un coup de pied : — Oh ! mais ça n’a pas l’air d’aller. C’est sérieux ? Tous deux se retournent. Maurice, le teint cramoisi, fait un effort pour rester sévère et enfonce les mains dans les poches d’un pantalon crasseux. Robert, un beau garçon bien planté, ouvre les bras en riant : — Ah ! te voilà. Bonjour mon petit Pierrot. — Bonjour Robert… Salut à toi, Maurice. Maurice rechigne : — Qu’est-ce que tu viens, hein, nous canuler ? — Ça va, ça va, tu nous casses les pieds… Et remarquant que Maurice a gardé sa vieille canadienne, alors qu’eux deux portent des blousons de cuir, il ajoute : — Tu ne voudrais pas, par hasard, que je te donne encore une couverture ? — Ben mon colon, tu peux en parler de couverture, s’écrie Maurice en déboutonnant son vêtement, je n’ai qu’une liquette, moi, dessous ! — Est-ce toujours ta combinaison de femme, questionne Pierre amusé ? Maurice fait un geste désabusé : — Non, elle est finie, usée. Heureusement que j’ai pu en trouver une autre, mais d’homme, cette fois !

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La ferme de M. Tranchand fut incendiée par les Allemands au cours des opérations de juillet 44.

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Ils éclatent de rire car ils pensent à l’époque où Maurice, le comique du camp, avait pour tout linge de corps une combinaison rose et brodée dont l’origine restait mystérieuse. — Sacré Maurice ! — Tiens, Pierre, je t’invite à dîner ce soir, dit Robert, malin. Un véritable gueuleton : Sosthène nous fait des gaudes avec toute sa science. — Qu’est-ce qu’on va se mettre, surenchérit Maurice. Vivement l’heure ! — Quand vous aurez fini de me charrier ? Vous savez bien que je ne peux pas avaler cette drogue-là. — Dommage, mais écoute, on va trouver des lapins… — Oh ! Oh ! intéressant ça. Où ? — Motus, tu nous les faucherais ! Comme c’est pour ma section, il ne faut pas y compter. Mais je vous invite de bon cœur pour un de ces soirs, vous du P.C. C’est d’acc ? — Si c’est pour faire un sort à du lapin, c’est d’acc ! ça changera du bœuf ! — Et il y aura à boire, je m’en charge, annonce Maurice. Car ici, pour l’instant, on crève de soif. — Au fait, causons sérieusement. Tu sais que le ravito va manquer sous peu. Allons voir la réserve. L’ancienne cave sert d’entrepôt ; c’est là que les sections viennent à la distribution aux jours fixés. Dans des sacs, des pommes de terre et, dans une caisse en bois, des pâtes. — Tu vois, plus que deux sacs de patates, et le quart de la caisse de pâtes. Ah ! si, encore le fond d’un sac de carottes. Rien, quoi. Une bougie éclaire cette misère. — Plus de beurre, pas de matières grasses. Du fromage, on n’en parle pas. Et avec les cent kilos de patates on n’ira pas loin… — Ne vous en faites pas trop, dit Pierre en retournant à la chambrée. Tout le monde a touché jusqu’à ce soir. Il y a ici pour faire à manger à la rigueur demain à midi. Marius doit rentrer demain matin, alors il y a bien des chances que le ravito soit amené cette nuit. — Ben, bon Dieu, quel cirque encore une fois !… C’est ainsi que Maurice résume, en traînant ses savates, l’idée qu’il se fait de l’emploi du temps de la nuit. — Et y aurait intérêt tout de même car pour le perlot, on commence à racler les doublures !

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Pierre tire de sa poche un paquet de cigarettes froissées, il les compte : — Si j’ai bien compris, c’est une invitation. Il en reste… dix. Et les offrant : — Dix, moins trois, restent sept. — Bon Dieu ! des « cousues » ! beugle Robert, il y a longtemps que j’ai fini les miennes. Il cligne de l’œil vers son camarade : — Tu dois en avoir des réserves, hein ? Des réserves ? Tu peux te fouiller ! Je racle aussi mes poches pour bourrer ma pipe et je souhaite qu’il en arrive ! Le tabac, c’est sacré. Le manque de vin ou d’alcool est supporté de bon cœur, d’autant plus qu’il y a toujours moyen d’en boire un peu dans les fermes, aux cafés d’Échallon ou de Belleydoux, au passage. Mais le tabac ! Pendant des mois les maquisards n’ont fumé que des feuilles sèches, très rarement de la contrebande italienne ou suisse. Depuis les rafles faites sur les transports de la Régie, le tabac ne manque plus, et au Maquis la ration est supérieure à celle allouée par Vichy. Une première fois, début décembre 1943, une équipe du camp de Chougeat s’était emparé vers Dortan, avec la bonne volonté du convoyeur, de tout le tabac destiné à la ville d’Oyonnax (tabac qui avait été entièrement payé)1. Une seconde fois, le 7 janvier, le camp Richard avec une section de Granges s’était emparé en plein jour dans la gare de Virieu-le-Grand d’un wagon de tabac, au nez des Allemands qui n’avaient pas réagi. À défaut de carte il fallait s’en procurer. Il n’y avait pas de raison, n’est-ce pas, que les civils fument une maigre ration — mais fument tout de même — et que les maquisards s’en passent pendant un an et demi, puisque cela n’augmentait ni ne diminuait les décades officielles. — Et puis, ma foi, conclut Robert, s’il n’y a pas de ravito cette nuit, on s’en passera. Ce ne sera pas la première fois qu’on regardera le buffet vide. Après tout on n’en crève pas toujours ! Maintenant, autre chose. Pour le pain ?

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Le montant du coup de main s'élevait à 103.547 fr. Le remboursement fut fait par mandatposte le 4 avril 1944. — Poste de Lyon : 29.009 fr. (mandat n° 469). — Poste de Lyon : 15.289 fr. (mandat n° 470). — Poste de Lyon-Perrache : 38.008 fr. (mandat n° 218). — Poste de Lyon-Grôlée : 21.241 fr. (mandat n° 120).

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— Pour le pain ? Votre four est-il en état ? — Sosthène s’en occupe. Il aura fini de le retaper demain ou après-demain. Si bien que s’il marche bien, s’il n’y a pas de fuites indécelables, nous pourrons pétrir et cuire ici. Ça déchargera les autres et on le fera au fur et à mesure de nos besoins. — En augmentant votre ration ! Robert hausse les épaules : — Comme si nos 500 grammes quotidiens ne nous suffisaient pas ! Maurice à son tour proteste : — On vous connaît, ceux de là-haut, vous voulez notre peau, alors faut bien qu’on se débrouille. Nous sommes les pauvres déshérités, nous autres… Les trois jeunes gens rient de bon cœur, car ils savent indissoluble leur affectueux attachement. Robert est un militaire qui a abandonné la cuirasse pour l’ « Infanterie ». Maurice est un étudiant. Il a fait ses premières armes en latin avec Pierre ; ils se sont perdus de vue, mais depuis sept mois, un destin et des dangers communs les ont réunis. — Il ne reste plus de farine ? questionne Pierre. — Non, on a monté les deux derniers sacs avant-hier à la boulangerie. — Alors au prochain arrivage, peut-être demain, vous aurez votre ration et vous ferez votre pain. Sur ce, je me sauve. Maurice passe la main sur les cartes. — Quand je vois cela, dit-il, je pense à Emondeau quand nous étudions les chemins de repli donnés par Montréal. Quel boulot ! — Oui ! approuve Robert. Il y en avait un qui atterrissait au-dessus de Vauxles-Saint-Claude, l’autre à la ferme du Pin. « Ça ne fait pas loin, disait Montréal. Un, deux, trois… sept carreaux, sept kilomètres… » — Il y en avait plus de vingt-cinq, mais il ne voulait pas le savoir. D’ailleurs on les aurait faits… évidemment. Pierre franchit le seuil de la porte. — Bonsoir à vous ! Maurice le rappelle et lui montre la bonbonne vide : — Si tu veux boire un canon, ne te gêne pas ! — Idiot ! Il part à grands pas sur le petit chemin de Belleydoux et songe à ses camarades. Quelle bonne section que celle de Robert.. Ce

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sont tous des « râleurs ». Toutefois dans ce sens-là ils ne surpassent pas la section Goyo ; et pour créer des chicanes, ils ne valent pas la section Vincent. Ils mêlent ces deux défauts de telle façon que la section s’en trouve homogène et très chauvine. Du reste Robert, son chef, passe pour le plus grand rouspéteur du camp, là comme ailleurs brillamment secondé par Maurice. Tous deux, ils aiment leur liberté de mouvement et comme la position du camp réclame une pointe avancée, ils ont installé la section dans une vétuste bâtisse dont les deux chambres et la cuisine l’abritent tout entière. Assurant elle-même sa garde et ses propres corvées, elle jouit d’une autonomie relative que Robert exagère encore en refusant de manger avec ses camarades au P.C. On ne l’y voit que pour les réunions et parfois d’une façon intempestive pour manifester contre les corvées ou le ravitaillement défectueux, visites qui se terminent par des paroles fortes, des claquements de porte et des échanges de papiers aigre-doux. Mais ces scènes sans lendemain ne portent pas ombrage à la pureté de leur camaraderie. Maintenant il a trouvé une nouvelle histoire : il a décidé de faire son pain sur place. Après tout, tant mieux, les boulangers seront soulagés d’autant… Sur la gauche de la route, un sentier se dessine, tassé par des piétinements successifs. Pierre l’emprunte et gravit le flanc de la montagne. Des maisons clairsemées s’étagent. Devant les granges ou sur le pas des portes d’où la neige a été déblayée à la pelle, des paysans scient le bois pour la soirée, d’autres charrient dans des seaux, de la citerne à l’étable, l’eau pour le pansage des vaches cloîtrées depuis l’automne et des bœufs roux que la neige persistante empêche d’aller dans les coupes « démontagner » les sapins abattus. Tout en haut, Pierre s’arrête sur le seuil d’une ferme basse sous un toit fortement incliné. La porte est large ouverte. La salle commune avec sa cheminée et son gros évier de pierre est déjà sombre. Une odeur de pain chaud parfume l’air et donne l’eau à la bouche. — Bonsoir, Mademoiselle. Nos loustics ne nous font pas trop d’embarras ? — Ah ! Ah ! Nimbus ricane. Torse nu, plongé dans une patière de campagne, il prépare le levain pour le lendemain. Accroupi dans un coin, Marcel soupèse vivement les pains brûlants, tapote le dessous d’un

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index recourbé et les appuye contre le mur où s’alignent déjà deux rangées de miches étiquetées. — Non, ils sont sages et nous nous entendons très bien. Ils ne tiennent pas beaucoup de place et c’est, pour moi une compagnie. — Oui, nous ne pouvons demander mieux et le pain cuit bien, bien mieux qu’à Brénod. C’est un vrai plaisir que de travailler, ajoute Marcel qui a fait son apprentissage à Bourg. En voyant ces garçons vaquer sans façon dans la pièce, on pense à la bonté de cette vieille demoiselle, qui, toute seule, accepte le dérangement continuel de deux étrangers qui mettent un tel remue-ménage dans la maison. Quand le maquis en quête d’établir sa boulangerie avait trouvé la ferme du Phénil dont le four était parfaitement entretenu, il avait demandé à tout hasard à la propriétaire si elle consentirait au sacrifice de sa tranquillité. Devant les inconnus, elle s’était montrée un peu réticente, mais quand elle avait compris que le Maquis avait besoin d’elle, elle avait accepté d’enthousiasme. Depuis, elle et les deux boulangers sont devenus des amis. Jamais le dévouement et le courage tranquille de Mlle Poncet ne se démentirent — même après la grosse affaire des G.M.R. — jusqu’au jour où l’attaque allemande devait obliger le camp à se replier. Mlle Poncet fait partie de la cohorte des braves gens d’Échallon et de Belleydoux qui contribuèrent de si belle façon à la vie matérielle du Maquis et qui payèrent par quelles ruines leur attachement à la Résistance. Pierre est reparti par une autre piste. Ses pas marquent plus profondément dans la neige à peine battue. À quelques centaines de mètres des hommes arrivent, pliés sous le poids des fagots qu’ils entreposeront contre le four élevé derrière la bâtisse. La corvée renouvelle constamment le stock de bois qu’absorbent les deux fournées quotidiennes. — Tiens, tu es là, Pierre ? C’est Goyo qui suit les hommes. — Nous avons fini. C’est le dernier voyage. On en a donné un bon coup cet après-midi. — Tu descends avec moi ? — Non ! Je vais contrôler le pain. Je pense qu’il sera prêt ? — Je l’ai vu. La fournée de ce matin est pesée, il n’y a qu’à toute la descendre. Vous avez vos deux traîneaux ? Alors à tout à l’heure. L’un monte avec peine, l’autre descend rapidement.

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Le crépuscule tombe. Des traînées blanches envahissent le ciel. Après la journée de soleil, le froid devient plus vif. — Va encore faire noir comme dans un tunnel, cette nuit, se dit Pierre. Ça va être vraiment amusant d’aller au Perret… Pas de lune !… Et pourtant à notre âge, n’aurions-nous pas, nous aussi, le droit d’être heureux ?… L’ombre engloutit la montagne, la brume l’estompe lentement. Au nord, les maisons de Gobet s’allument une à une. C’est l’heure où les gens, blottis au coin du feu en attendant le repas du soir, goûtent au bien-être et au repos. Tandis qu’ici la tranquillité existe-t-elle ? Où est la douceur du foyer familial ? Où sont les êtres chéris ?… Pierre essuye une larme que la morsure du froid arrache aux yeux fatigués par la réverbération de la neige et en hochant la tête, il murmure : — Quelle vie…

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IV

Après avoir traversé Sonthonnax, où il se confond avec des rues boueuses, le chemin ressort plus étroit, bordé de haies de buis ou d’églantiers clôturant les terres. Ce n’est qu’après avoir cheminé au flanc de la montagne au pied de laquelle l’Oignin creuse une gorge profonde, qu’il atteint le plateau. En contraste avec la plaine d’Izernore, ce dernier n’est pas monotone. Au sud, l’accès est gardé par le village de Napt aux maisons entassées les unes sur les autres. De là partent deux sentiers. Le premier chemine à travers bois et prairies, et par Verse mène au col de Berthiand d’où la route de Bourg abandonne le site merveilleux du lac de Nantua et des montagnes de Brénod, pour plonger sur l’immense étendue de la Bresse et des Dombes, de la rivière d’Ain jusqu’aux chaînes lointaines du Mâconnais et du Lyonnais. Le deuxième gravit les prés rocailleux où s’élève l’antique chapelle, véritable poste avancé dressé au-dessus de la ferme du Pin, de Bolozon et des gorges de l’Ain. Plus près, Heyriat, bâti là où le plateau s’amincit, étale deux longues rues dont l’une atteint Crépiat, le hameau, et l’autre se raréfie en sentiers déserts dévalant à travers rochers et brousailles jusqu’à Granges ou Bombois. Sonthonnax est à la limite nord du plateau et s’étage en bordure, tandis que Chougeat et Sorpiat sont restés accrochés à ses flancs. Le tout est agréablement parsemé de bois blancs ou de conifères, de landes maigres tachetées de plaques de roches calcaires affleurant le sol, de terrains riches partagés entre les petits propriétaires par des murettes de pierres sèches ou des buissons épineux. Abandonnant les terres, le chemin maintenant caillouteux

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monte légèrement dans la lande vallonnée où les bois nains et les genevriers alternent avec les bouquets de chênes rabougris et les charmilles rachitiques. Sur la droite surgit un ancien poteau indicateur, trop grand, dont la plaque de tôle rouillée et noircie par les intempéries ne laisse plus apparaître une seule flèche. Sur la gauche se détache un second chemin aux ornières profondément marquées par les lourds attelages, reliant Sonthonnax à la ferme de Vernon perdue dans l’épaisse forêt du flanc occidental du plateau, et dont les grands prés en clairière annoncent la merveilleuse vallée de l’Ain que le chemin aborde vers le Moulin à la roue archaïque grinçant sous la cascade. Mais au poteau, le premier s’incline au nord et, accentuant sa pente, limite les bois supérieurs des prés étalés en contre-bas. Un peu plus loin, à l’angle droit d’un épais buisson se détache le sentier de la ferme de Revers dont les vergers poussent à l’état d’abandon. L’endroit est désert. Tout respire la douceur campagnarde d’une matinée sereine : les oiseaux pépient dans les buissons ; les corbeaux aux cris stridents s’enlèvent des fourrés. Le ciel est bleu, d’un bleu pâle tacheté à l’est de traînées blanches que dissipe le soleil printanier. Les feuilles de buis, lavées, brillent d’un vert poli, autant de petits miroirs reflétant des éclairs. Les feuilles brunes des chênes qui ont résisté aux bourrasques de l’hiver et les plaques de neige sous les couverts sont les derniers témoins de la mauvaise saison. L’air est doux, mais parfois la nature frissonne sous le souffle du vent d’est. C’est le printemps, ou plutôt l’appel du printemps dans toute cette région où l’hiver aime à s’éterniser. Petit à petit le chemin se fait plus étroit, butte aux pieds du Signal de Chougeat, une haute colline sur le plateau, et s’incurve à l’est pour le contourner. C’est là que, sur la gauche, un sentier se greffe et le longe un peu avant de disparaître en contre-bas. Délaissant délibérément le chemin, Marius, d’un pas rapide, s’engage dans le sentier. Au bout de quelques mètres, il s’arrête, se retourne, regarde autour de lui, cherche. Puis il siffle trois fois, longuement et coup sur coup. D’une cachette pratiquée dans l’épais buisson, deux hommes surgissent : l’un a le fusil à la bretelle, l’autre une mitraillette sous le bras, canon pointé. Ils s’approchent et l’interrogent : — Où allez-vous ? — Au camp, pardi ! — Mot de passe ? Marius, jeune espiègle, éclate de rire et avoue franchement :

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— Je ne le connais pas ! C’est bête, mais le nouveau mot de passe n’était pas donné quand je suis parti. Le dernier, c’était… — Il n’y a pas de dernier qui tienne ! Cela est dit d’une voix nette. Les trois hommes se dévisagent. Sur la tenue de Marius — un golf vert serré à la cheville et un blouson de cuir — les regards des deux inconnus se portent avec envie. L’un porte un blouson de drap vert moucheté de taches maintes fois grattées au couteau et un pantalon de toile élimé aux genoux et dont le bas dentelé est amidonné par la boue. Il a enfoncé une main dans sa poche et l’autre se crispe à la bretelle du fusil. Sur son visage très jeune se devine la fierté qui se reflète dans ses yeux quand il les plonge dans ceux du voyageur. Son camarade est affublé d’une veste aux manches trop courtes qu’il a, pour dégager ses mouvements, enfilée dans la culotte de golf déchirée plusieurs fois et rapiécée avec ce soin douteux qui trahit l’absence de doigts féminins. Un béret emprisonne sa chevelure et un menton carré piqué de barbe noire accuse des traits volontairement durcis. Son front est ridé et sa main gauche tapote l’arme qu’il n’a pas baissée. Marius proteste : — Vous n’allez tout de même pas m’empêcher de passer ? — Non ! Car vous êtes déjà allé trop loin ! La figure sombre de l’homme à la mitraillette se décontracte : — Passez devant ! Je vous accompagne. — Allons ! Dans le sentier boueux où des flaques d’eau stagnent depuis la fonte de la neige, les deux hommes s’éloignent. Marius rit et pense : « C’est bien un coup à Mystère ! » Derrière lui, son surveillant s’est décidé à suspendre sa mitraillette à l’épaule et, comprenant le sens du ricanement, s’excuse : — Que voulez-vous, c’est l’ordre du chef. Personne ne doit sortir du camp sans sa permission, et personne n’y rentrer sans le mot de passe. — Mais oui, mais oui. C’est très naturel que tu m’accompagnes puisque je suis étranger au camp. La mesure est juste. En sens inverse deux hommes arrivent portant au dos des bouilles à lait. Ils se rangent contre le taillis pour leur laisser la place et Marius les interpelle : — Corvée de flotte ? — Oui et jusqu’à Revers, ce n’est pas près ! — Ne vous plaignez encore pas trop, l’an dernier… Pressés, les deux autres sont déjà passés. Ils reprennent leur route en marchant d’un côté à l’autre du sentier pour éviter les

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fondrières. Marius pense aux gars du camp de Chougeat qui, l’été passé, étaient privés d’eau. Ils avaient dû tailler des escaliers et les aménager avec des rondins de bois pour descendre à la source coulant à plus de huit cents mètres en contrebas, au-dessus d’un à-pic de rocher surplombant Thoirette et les maisons du Port. Quand il pleuvait, la corvée à travers bois était longue, et la descente rendue impraticable par la boue grasse se transformait en une glissade sur les reins que la bouille de fer-blanc en tapant sur les degrés de bois scandait d’un son clair. Atroce calvaire que la remontée, quand les pieds ne trouvaient plus les marches noyées dans la boue, quand il fallait se hisser de buis à buis, quand l’eau secouée s’échappait du récipient et se déversait à petits jets saccadés dans le cou… Puis avec l’été, alors que la corvée aurait pu devenir un simple sport, la sécheresse avait tari la source. Les gars avaient eu recours à la citerne de Revers. Si la course n’avait plus rien d’acrobatique, par contre elle était longue : quatre bons kilomètres, une heure pour rapporter à peine vingt litres d’eau tiède. Alors, sous le soleil torride, sans cesse ils se relayaient suivant le rôle établi. La nourriture à peine suffisante et l’eau rationnée… Ceux qui viennent de passer, successeurs des anciens de Chougeat, ont malgré tout moins de trajet. Ils n’ont pas connu les débuts difficiles. Leur vie est plus confortable. Marius est sur le point d’arriver car il entend des cris joyeux. Toute une vie discrète se cache dans les derniers prés qu’enserrent et absorbent année par année les bois et les broussailles. Déjà il distingue les voix et dans les prés, sur la gauche, apparaissent une bande de jeunes gens, torses nus, vêtus du seul pantalon ou du short, qui jouent au ballon dans une partie désordonnée. Au fait qu’importent les règles ? Qu’importe si le football se mêle au rugby ? Le principal est qu’ils s’amusent à leur volonté comme ils en avaient le loisir sur les stades de leurs villes ou les places de leurs villages. Et ils s’amusent de bon cœur, insouciants de l’heure présente, oubliant qu’ils se sont lancés dans une rude existence encore inconnue. Dans ce jeu qui libère l’esprit en le ventilant, ils trouvent l’élan apte à conserver leur forme sportive, à développer leur force physique dont, un jour, ils auront à en donner toute la mesure, à accroître leur résistance à une fatigue continue. Après s’être arrêté un instant sur ce spectacle qui lui rappelle les jeudis de son enfance, Marius toujours suivi comme de son ombre par la sentinelle à la mitraillette reprend sa marche dans le sentier empierré avec un soin maniaque. Un instant après il débouche à l’angle d’une clairière où s’élève un long baraquement.

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— Nous y voilà ! Sur l’allée dallée de pierres plates la sentinelle entraîne Marius. — Allons voir le chef. Il est justement là ! Appuyé contre une table, le chef de camp, bras croisés sur la poitrine et tête baissée semble rêver. — Chef, je vous amène quelqu’un qui tient absolument à venir et qui ne connaît pas le mot de passe. Marius enchaîne aussitôt : — Bonjour Mystère ! À quoi penses-tu ? Le chef se redresse : — C’est très bien, retourne à ton poste ! dit-il à l’homme, et tendant la main : — Salut vieux ! Comment va ? Quoi de nouveau ? — Dis donc, ça barde chez toi, on n’y entre pas comme dans un moulin ! Mystère réfléchit un instant. C’est un homme qui approche de la quarantaine, de bonne taille, d’aspect robuste. Il est vêtu d’un maillot retombant sur un pantalon de cheval en gros drap pris dans des leggins de chasse. Sa figure légèrement couperosée est percée de deux yeux inquisiteurs qui lui donnent un air rusé. Le masque sévère s’évanouit, ses traits minces se détendent et il se met à rire doucement d’une façon bien particulière : — Oui, oui, oui… Et après avoir tiré une bouffée de la cigarette qu’il vient d’allumer il dit d’une voix calme, bien articulée : — Tu sais que personne ne doit se méfier autant que moi. Alors j’ouvre l’œil, je le fais ouvrir à tout le monde et en plus de cela, je leur apprends le métier. — Sacré Mystère ! Marius le sait tout cela ! Il connaît ce camp dont l’atmosphère et la vie sont si particulières : C’est le Centre de Triage du Groupement Nord, le repère si difficilement accessible de Mystère, cet homme qui par principe se méfie de son ombre et qui apporte à ses fonctions toute la conscience d’une nature droite et loyale, respectueuse de l’autorité et soucieuse de ses écrasantes responsabilités. Si le Maquis s’est formé de noyaux distincts épars çà et là où des volontaires se sont rassemblés, le commandement a vite mis un terme à cette organisation simpliste pour des raisons de sécurité générale. Il est certain que les premiers hommes qui, d’eux-mêmes, ont formé le Maquis peuvent avoir toute la confiance de leurs chefs. Mais en est-il, en sera-t-il toujours ainsi ? Depuis que la Résistance représente une force coordonnée avec

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laquelle l’ennemi doit compter, celui-ci a établi à son tour un service d’espionnage spécialement dirigé contre elle. Il n’est pas douteux qu’il cherche par tous les moyens à posséder des renseignements précieux : emplacements, effectifs, organisations, chefs. Il est des miliciens ou des Allemands assez courageux pour s’introduire dans les rouages du Maquis en jouant les patriotes traqués, la Résistance a bien, elle, ses agents dans les services de la Milice, voire dans ceux de la Gestapo. L’inspecteur de police qui est entré au camp du Gros Turc a marqué, dès août 43, le début de cette offensive. Or l’ennemi a à sa disposition deux atouts dans cette tâche : Primo : l’habitant des villes et villages, actif propagandiste de Vichy et de ses organismes malfaisants. Mais celui-ci, en général, ne peut fournir que de vagues renseignements basés plutôt sur des suppositions que sur des constatations. Comme il se sait catalogué parmi les antipatriotes par le Maquis, son imbécillité ne va pas jusqu’à lui faire penser que sur dénonciation de sa part tous les « terroristes » seront mis hors de combat. De plus, son courage — qui n’a rien d’exemplaire — lui déconseille cette action, trop grande étant sa peur de voir — après l’opération — des vengeurs cette fois sans pitié, lui faire payer comptant sa trahison. Comme les honnêtes Français se chargent eux-mêmes de déceler et de faire connaître au Maquis la brebis galeuse, la délation, même sous forme anonyme, ne fut guère employée. Plus tard, le Maquis fit savoir par lettre aux dénonciateurs de petite envergure (les autres étant condamnés et exécutés) qu’ils étaient considérés comme otages et seraient traités comme tels à la première opération ennemie entreprise dans la région. Qu’on ne se méprenne pas : le Maquis a, certes, ses partisans et ses amis ; mais au début de l’année 44 la Résistance n’est pas toute la France, puisque l’unité ne se fit même pas au 6 juin. Toujours l’ennemi — allemand ou vichyssois — est, et restera fort. Si les admirateurs d’Henriot ou de Darnand ne firent pas plus de mal aux patriotes, c’est que la plupart — ce fut semblable dans le camp adverse — jugeaient suffisant d’écouter la radio pour mener le bon combat. Tous les partisans de la collaboration et de la Relève qui, du fond du cœur, souhaitaient avec Laval la victoire de l’Allemagne et vociféraient avec Henriot au massacre de « ces assassins du Maquis » rageaient en constatant le développement de l’esprit de Résistance et son insinuation dans toute la structure de l’État. Mais ils se contentaient d’hurler avec les loups dans les meetings à claque car ils tenaient trop à leur vie pour passer à l’action et pour s’inscrire aux francs-garde de la

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Milice. Là où il y avait du danger, le climat ne leur convenait pas, le mouchardage odieux était encore au-dessus de leur courage : un jour ou l’autre ils savaient qu’ils payeraient. Il était tellement plus commode de bafouer la B.B.C., de lire du Maurras et du Carbuccia, de se gargariser de l’éloquence de Hérold-Paquis sans s’attirer des ennuis d’autre part ! Secundo, l’autre aspect du danger était représenté par l’individu actif qui, parfois par conviction, mais plus généralement pour de l’argent ou de l’avancement n’hésitait pas à mener des enquêtes discrètes. Ce danger prenait toute son importance dans le cas où l’agent trouvait la filière, entrait dans un camp où il savait donner toute satisfaction, puis disparaissait en possession des renseignements désirés ; ou mieux encore, réunissait en payant l’audace à accéder aux postes de commandement pour se mêler aux plus intimes réseaux de la clandestinité que l’ennemi pouvait ainsi plus facilement surprendre et attaquer1. Il n’est pas douteux que cette entreprise, bien que délicate, pouvait être tentée. Menée à bien, elle procurait à l’adversaire une riche moisson de dossiers sur les chefs, les organismes et les codes les plus secrets de la Résistance. Dans ce but l’ennemi ne pouvait employer que des agents de valeur possédant outre le courage, la finesse et l’esprit d’observation, un empire sur eux-mêmes leur permettant de traverser les situations les plus délicates sans que le dédoublement de leur personnalité ne puisse être trahi. Rechercher et déceler de tels agissements dépassaient la limite des possibilités si les volontaires, au gré de leur fantaisie, entraient dans le camp de leur choix. Le chef et ses plus anciens camarades auraient alors été astreints à une vigilance incessante aux résultats aléatoires. Il fallait absolument grouper les arrivants, les étudier, les observer, puis, après, les répartir suivant les besoins. La question était d’importance vitale, aussi le principe suivant avait été adopté dès août 1943 : créer un centre de triage pour les volontaires, leur imposer un stage d’observation, au cours duquel tous les renseignements possibles seraient recueillis à leur sujet, tant par interrogatoires multiples que par recoupements divers et, dans les cas douteux, par enquêtes auprès du responsable de la Résistance dans la commune de l’intéressé. D’une manière discrète leurs mouvements, leurs paroles seraient épiées, leurs réactions

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C'est le cas du milicien Agenda qui, en avril 44, fit arrêter une partie de l'E.M. du HautJura.

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enregistrées. Ils prendraient contact de façon brutale avec le Maquis et, ainsi éprouvés, partiraient vers de nouvelles affectations. Ainsi conçu, le Centre de Triage rapportait d’heureux résultats. Avec un rendement maximum il permettait de déceler et de retenir les douteux, d’écarter les faibles, de connaître les mauvaises têtes — il y en eut, comme dans tout groupement d’hommes. Si un mouchard s’échappait avant d’être dévoilé, il ne pouvait dénoncer qu’un seul camp, n’en ayant connu qu’un, n’ayant jamais vu les autres et n’en ayant même jamais entendu parler, le plus grand secret régnant au Centre. L’expérience montra que cette organisation permit d’éliminer pour une large part le Service de Renseignements ennemi désorienté par ce système de contreespionnage. Si elle laissa passer des agents au travers de son crible, ceux-ci, malgré leur force et leur ténacité, n’obtinrent que de maigres résultats et généralement se firent prendre à leur piège1. La conséquence seconde était de diminuer le nombre de filières et de points de chute. Pour permettre aux jeunes gens de rejoindre le Maquis, les résistants de toute la région connaissaient l’existence de ce Camp de Triage, le seul pour le département jusqu’à la formation d’un semblable fonctionnant pour le Groupement Sud au-dessus de Jujurieux. C’est alors que jouait la filière : Un volontaire désirait-il rejoindre le Maquis, il entrait en contact avec un militant renseigné sur les possibilités, lequel généralement l’envoyait à une seconde personne, et ainsi de suite. La filière présentait un triple avantage. D’abord les gars de l’extérieur, qu’ils fussent de Bourg, Lyon ou Oyonnax ignoraient l’emplacement du camp de rassemblement ; donc au cas où un indésirable se glissait dans la filière il pouvait tout au plus faire arrêter les intermédiaires et ce n’était pas là son but. La filière qui n’aboutissait pas au camp, mais à un point de chute ne le mettait pas en danger immédiat, si elle était « brûlée » d’un bout à l’autre : le point de chute découvert ne révélait qu’un secteur approximatif. Et cette éventualité perdit de son importance

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Un exemple typique est celui de Cobra qui avait réussi à passer entre les mailles du filet. Arrêté, condamné, il fut fusillé en juillet 44. C'est probablement à lui qu'incombe la plus grosse responsabilité des opérations de Brénod en février 44.

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le jour où le Maquis devenu fort contrôla au su de tous la région sur laquelle il s’étendait. Enfin les points de chute étant indépendants des camps, ceux-ci restaient plus secrètement ignorés. Le Centre de Triage avait pris naissance en août 43 à la ferme du Mont, au nord de Nantua, en dessus de la falaise calcaire dominant la ville. Ritoux, de La Cluse, dans la mesure de ses moyens, le ravitaillait. Mais à cette époque la vie était dure dans tous les camps, et les hommes étaient nourris avec parcimonie. Pour faire vivre la vingtaine de gars qu’il avait alors avec lui, Mystère, le responsable du Centre, se démenait dans tous les sens. Il était amusant de l’entendre raconter plus tard ses pérégrinations par monts et par vaux et de quelle façon il emmenait à pied, à travers la montagne, jusqu’à Charix ou SaintGermain-de-Joux, ses hommes qu’il endurcissait par la même occasion, en les obligeant à rapporter — lui en tête — un sac de pommes de terre sur le dos. Il lui arrivait aussi de manquer de viande. Alors il se dévouait encore, et par La Cluse, Izernore et Matafelon, accompagné de Lançon, son second, il partait à bicyclette jusqu’à Granges, emprunter à Michel vingt ou vingt-cinq kilos de bœuf salé. Il se plaignait constamment — et à juste raison — du ravitaillement insuffisant dévolu à son unité qui faisait figure de parent pauvre. Mais après le coup de main sur l’Intendance de Bourg, quand il toucha comme les autres sa part, il conserva un sens très poussé de l’économie qu’il perpétua jusqu’à la fin, en souvenir de la période difficile et dans la peur de plus sévères restrictions. Pendant tout le temps que le Camp de Triage stationna sur le Mont, les points de chute restèrent groupés autour de La Cluse. Le Centre de renseignements était installé chez Ritoux, aidé plus spécialement par Roger Sigod, gérant du cinéma, avant qu’il ne devienne, un peu plus tard, agent de liaison du Groupement Nord. L’activité était ininterrompue et son appartement rempli d’authentiques conspirateurs. Mais le plus comique était de voir Ritoux servant dans son magasin un client tout en discutant par la porte entre-bâillée avec un maquisard assis à la cuisine… Cette vie dura — les agents de liaison venaient et repartaient dans une suite continue — jusqu’à ce que la police s’alarma. Au début du mois de novembre, arriva chez Ritoux un homme d’origine yougoslave se disant recherché par la Gestapo. La filière semblait sûre et Ritoux persuadé que l’être est bon par nature, prenant pitié de ce pauvre diable, l’avait fait conduire à Mystère aux fins d’enquête. Malheureusement c’était l’inconnu qui enquêtait et… quelques jours après il s’échappait pour revenir bientôt en voiture, à la tête des

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spécialistes de la Gestapo. Par bonheur Ritoux était à Paris, sa femme restait seule avec ses deux enfants. N’ayant trouvé ni le gibier escompté ni les papiers compromettants, les nazis évacuèrent les lieux portant les marques de leur déplorable passage. L’affaire avait été rapide. Aussitôt prévenu, le P.C. avait envoyé d’Heyriat une voiture chargée de quelques volontaires qui s’étaient disputés les places, mais quand elle arriva à La Cluse, celle de la Gestapo avait disparu, en prévision d’une dangereuse réaction. À la suite de cette perquisition dont l’insuccès en laissait prévoir d’autres, Ritoux averti par Roger à la gare de Nurieux, rejoignit le P.C. départemental installé au camp de Granges, tandis que sa femme et ses enfants se réfugiaient à Berthiand. Les points de chute alors désignés furent les carrières, derrière le bourg de Montréal, puis le monument aux morts de ce même pays. À 22 heures, exactement, un guide attendait les arrivants pour les conduire au centre de groupement. La gare de Nurieux, elle, restait grâce à la famille Jacquinot, un solide maillon de la filière. Pourtant, à La Cluse, la Résistance consolidait sa position. Les Lacroix, père et fils, en étaient les zélés propagandistes et Robert, en compagnie de Lacraz 1, les actifs organisateurs. Le Café de la Gare était sinon un lieu de réunion, un hôtel où tous les maquisards de passage trouvaient pension, Chevrier étant depuis longtemps un pilier du mouvement. Ce premier noyau resta donc le soutien du Centre de Triage jusqu’au 10 février, date à laquelle le lieutenant Montréal fit évacuer le Mont pour échapper à l’attaque allemande. Il est certain que si le Centre grandissait, tous les volontaires n’y faisaient pas obligatoirement un stage. Certains, en effet, venus de familles connues dans la Résistance étaient dirigés aussitôt sur les camps ; leur instruction s’en trouvait d’autant avancée. Néanmoins le bon fonctionnement permettait de compléter par « fournées » les effectifs de telle ou telle unité, car à la fin de l’année 1943 elles avaient déjà pris leur plein essor. Le Camp de Chougeat toujours commandé par Commis, secondé par Pédale, avait déserté ses huttes et ses buis inhabitables dès les premiers brouillards d’octobre. Par cet automne pluvieux, elles étaient trop précaires et la boue débordante rendait l’hygiène

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Lacraz, alors capitaine à la Prévoté devait se tuer en automobile entre Neuville et Pontd'Ain, en mai 1945.

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déplorable. Il était de première urgence de remédier à cette situation. Bébé, toujours à l’affût d’un coup de main, avait remarqué, dans ses pérégrinations, un superbe baraquement allemand à double paroi, entièrement démontable, installé sur des socles de ciment dans un pré, au lieudit « Les Grands Moulins », sur la route de Saint-Martin-du-Frêne à Condamine. En une nuit, une équipe de Chougeat le démontait, le chargeait sur un camion, l’emmenait et le déposait à proximité de la ferme de Revers. Commis et ses camarades avaient alors repéré vers le Signal un pré plat et bien camouflé où ils remontèrent le tout. Le chalet pouvait loger une cinquantaine d’hommes et Girerd d’une main habile en avait décoré l’intérieur. À côté ils avaient ménagé une cuisine, fermée et bien conçue, qui possédait table, chaudières, rayons et batteries d’ustensiles, voire un guichet par lequel Boby ou Surgot distribuait les bouthéons et les plats de campement aux heures des repas. Aussi le camp se préparait-il à passer un long hiver et c’était de ces aménagements dont jouissait aujourd’hui le Centre de Triage. Le Camp de Cize avait rapidement pris de l’ampleur grâce aux apports du Centre et aux éléments arrivés de Bresse avec le camp de Catane, tels que Adrien dont la longue barbe complétait la silhouette typique des habitués de la Péniche de l’Armée du Salut ou André Marbeaud, inculpé de sabotage et en rupture de ban1 ; grâce aussi à son splendide animateur : Officier d’aviation, homme trapu mais solide dont les yeux très noirs et riants exprimaient une vitalité et une intrépidité intenses, le lieutenant Brun commandait le secteur de Cize et partageait son temps entre l’unité et le poste de commandement. C’est au début du mois de septembre 43 que fut endeuillé pour la première fois le camp de Cize. Un après-midi, Brun, Abel et Marcel rentraient en voiture. Une patrouille fouillant la contrée ne reconnut pas l’auto, lui intima l’ordre de stopper, puis ouvrit le feu. Abel fut tué sur le coup2 et Brun manqué de peu. La mort d’Abel avait été une perte terrible pour les hommes et pour Marcel qu’abandonnait son compagnon de vieille date. Après les obsèques émouvantes faites avec tous les rites militaires dans le cadre lugubre de la forêt boueuse, Brun prit le commandement effectif

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André Marbeaud, de Châtillon-sur-Chalaronne, qui eut les membres gelés en décembre 1944 sur le front des Alpes devait mourir des suites de la guerre en juin 1945. 2 Adjudant Abel Louveau.

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de l’unité, lui insufflant toute sa fougue et tout son dynamisme. Avait-il pressenti qu’il devait encore se dépenser activement pendant les derniers jours que le destin lui avait accordés ? Le G.F. de l’Ain sous le commandement de Dédé s’était transféré de Chavanne à Chamoise et occupait une ferme à proximité du village perché audessus de Saint-Martin-du-Frêne. Toujours prêt à l’action, il n’attendait qu’un ordre pour foncer de l’avant. Le camp de Granges bivouaquait toujours sur L’Echelle et les pluies incessantes transformaient la clairière en une fondrière absorbant les fagots placés en guise de cailleboutis. Le P.C. départemental, dont l’emplacement était « grillé », s’était décidé à partir. Le camp déjà agrandi d’une construction empruntée à la Wehrmacht par Bébé à Pont-de-Préau avait, de ce fait, récupéré une nouvelle baraque et surtout retrouvé plus de tranquillité… Le temps passait, employé à l’instruction et aux exercices de guérilla. L’armement restait toujours insuffisant. Toutefois les combattants étaient munis de mitraillettes, de portée peu efficace mais suffisantes pour imposer le respect et ne pas passer pour totalement désarmés aux yeux d’un adversaire toujours possible. Le plastic et les engins modernes de sabotage suffisaient à l’étude théorique. Les conditions d’existence s’amélioraient. Un coup de main exécuté à vaste échelle par plusieurs unités sur le groupement de jeunesse de Bourg en novembre avait été fructueux. Tenues de drap et de cuir, chemises et vêtements de laine, chaussures et chaussons à neige, raquettes et skis, sacs tyroliens et sacs marins, couvertures, ustensiles de campement et de cuisine assuraient pour un temps la vie matérielle. Le P.C. du Groupement Nord n’avait toujours pas de demeure fixe. Montréal parcourait infatigablement montagnes et vallées, la pipe entre les dents, les mains derrière le dos et la veste boutonnée, aussi pressé qu’au premier jour. Il avait été longtemps de fort mauvaise humeur, pestant tout haut contre le P.C. départemental, dont le trafic compromettait la sécurité de ses camps. Mais son front s’était déridé, sa bonne humeur était revenue quand le capitaine avait enfin changé ses quartiers ; et pensant qu’il avait assez vu tout ce monde, se promettait tout bas de le revoir le moins souvent possible, « par représailles » disait-il. Le Grand P.C. poursuivait sa ronde nomade. Après le château de Nurieux, vers le tunnel, il avait élu domicile tout bonnement à la mairie de Mornay, gros village entassé au nord de la route Nantua-Bourg, en contre-bas du col de Berthiand. Tintin,

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l’irascible Tintin ne décolérait pas. « Si ces déménagements continuent, disait-il sans cesse, je vais trouver quelque part une roulotte où je m’installerai, moi et ma cuisine, et que j’attellerai derrière un camion. Se doutent-ils que je m’occupe de tout ici ? » Ils, c’étaient Romans et ses officiers, objets de sa mauvaise humeur, mais pour lesquels il se serait volontiers sacrifié. Se doutait-il, le brave Tintin, de tous les déménagements qu’il aurait encore à faire, de l’Ain à la Haute-Savoie, et des Alpes au Jura, avant de périr à l’Abergement de Varey ?… Enfin, dès les premiers jours de décembre, le P.C. départemental était à nouveau obligé d’abandonner Mornay pour Le Fort, un chalet perdu dans la montagne, au nord de Brénod. Ce départ faisait suite à une dénonciation envoyée par Montange, maire de Nurieux, à la préfecture de l’Ain. Le papier intercepté par le S.R. de la Résistance pouvant être renouvelé, il était préférable de prendre des précautions. Annibal s’était d’ailleurs fait remettre, sous la menace du revolver, le texte de la lettre par M. Montange lui-même1. Pour soulager le groupe d’état-major toujours surchargé d’officiers français et étrangers venus de toutes les organisations et de tous les réseaux, le P.L. (Poste de Liaison) avait été créé à Mornay. Il distribuait les tâches et abritait les agents de liaison en repos entre deux missions et dont le nombre augmentait avec les besoins. Bob avait disparu en novembre au cours d’une mission à Paris2 ; un des premiers collaborateurs du patron, ce jeune garçon ouvrait une liste qui irait toujours s’allongeant. Louison y est présent. Bébé et Roger affectés au Groupement Nord passent de très rares fois, tout comme leur chef au P.C., Paulo, un grand diable blond de 18 ans est l’inséparable de Brun, son lieutenant. Dedt, l’intrépide, a interrompu, comme Louison, sa préparation à Saint-Cyr pour rejoindre. Annibal est le chef, quoique son autorité soit fort discutée. Breton, un jeune garçon, a abandonné le camp de Granges pour les courses lointaines. Félix et Lesombre, deux Bretons, deux marins, sont des anciens de Chougeat. Tel est le P.L. : une équipe d’êtres jeunes, bouillants de vie, pleins d’entrain, qui se disputent la faveur des missions les plus dangereuses et que la mort devait décimer pour la plupart. Lourd tribut que celui payé par les agents de liaison à la Résistance.

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Cette affaire passa au mois de juin au Tribunal militaire de Nantua. Le dénonciateur fut condamné à 50.000 francs d'amende. 2 Pierre Bobenrieth dénoncé et arrêté à Paris fut déporté au camp de Buchenwald. Il y périt en avril 1945 sous un bombardement.

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Malgré l’automne pluvieux, le moral restait au beau fixe ; il n’avait même jamais été aussi élevé. L’organisation révélait une puissance qui forçait les esprits. La majeure partie des habitants se montraient des partisans du Maquis. Non pas que tous l’aidaient mais ils le connaissaient chaque jour un peu mieux en le côtoyant. Il n’effrayait personne : ces jeunes gens venus de toutes les classes de la société (ouvriers d’usines, cultivateurs, étudiants, militaires, artisans) n’étaient même pas la caricature des pâles voyous décrits à grand tintamarre par la radio de Vichy. La région s’étendant de Corveissiat à Bolozon, d’Izernore à Matafelon était occupée manu militari par le Maquis sans que se manifestât aucune désapprobation. Et pourtant la Résistance de septembre était encore loin… Cela se passait en 1943. Néanmoins le Maquis préférait être sur ses gardes et punir les mécontents susceptibles de nuire dangereusement. C’est ainsi qu’arrivèrent les « matafelonnages ». Les auditeurs fidèles des programmes français de la B.B.C. durant l’occupation ont pu entendre de leurs propres oreilles cette expression bizarre reprise par les antennes de Londres pour qualifier un coup de main à caractère humoristique. Le mot « matafelonnage » fut lancé pour la première fois par le Maquis de l’Ain à la suite d’une farce comique jouée à un habitant de Matafelon, cette commune qui regarde à la fois les vallées de l’Oignin à l’est et de l’Ain à l’ouest. Le facteur-receveur des P.T.T. à Matafelon, M. Flachet, ne portait pas le Maquis dans son cœur, il lui préférait le genre vichyssois et se gargarisait beaucoup des doctrines collaborationnistes. En tournée, il parcourait quotidiennement la route Matafelon-Nurieux et passait, avant d’arriver au village du Liliat, devant quelques vieilles fermes. D’une de celles-ci le Maquis avait fait un dépôt de vivres et un garage pour un superbe camion de cinq tonnes. Intrigué par la présence insolite d’hommes armés et de véhicules, Flachet avait prévenu la gendarmerie d’Izernore. Celle-ci étant toute dévouée au Maquis, son chef, M. Robez, prévint le lieutenant Montréal et fit disparaître le papier accusateur1. Décidé à infliger une correction à ce fonctionnaire zélé, Montréal donna ordre à Commis d’arrêter Flachet et de… mais c’était un secret !

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L'adjudant Robez (nommé depuis à Fort-l'Ecluse) et sa brigade, dès le début authentiques résistants, furent toujours sur la brèche, rendant d'appréciables services au Maquis, jusqu'à la Libération.

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Un matin, au cours de sa tournée, Flachet est arrêté par des hommes aux mitraillettes menaçantes. Il devine que sa dernière heure a sonné. Mais le chef lui ordonne subitement : « À poil ! » Pour lui rafraîchir la mémoire qu’il pourrait avoir perdue sous le coup de l’émotion, Commis lui rappelle la dénonciation qu’il a envoyée à la gendarmerie et qui « heureusement pour nous et pour lui n’est jamais arrivée », ajoute-t-il. Car si elle était parvenue, il aurait été abattu, sans jugement. Le facteur tremble et va défaillir. Pour cette fois ce sera une simple correction ; s’il recommence, il sera exécuté sans autre avertissement. Après ces terribles paroles, les hommes se saisissent de Flachet, l’enduisent de goudron, le couvrent de plumes bariolées. Puis ils lui demandent de reprendre sa caisse, de la vérifier et d’écrire la lettre suivante1 : Matafelon, le 9 octobre 1943. Malgré les avertissements répétés, j’ai osé me conduire en mauvais Français, aussi je reconnais, moi, Flachet, facteur-receveur à Matafelon, après la correction que j’ai reçue aujourd’hui, 9 octobre 1943, qu’aucun objet, lettres ou autres pouvant causer préjudice à l’administration des P.T.T. ou à moi-même, ne m’a jamais été dérobé et je jure ne jamais plus servir une autre cause que celle de la Libération. Mort aux Boches ! Signé : FLACHET, facteur-receveur à Matafelon. L’écriture tremblée et non dirigée accuse la peur de son auteur. Puis Flachet est libéré et repart à Matafelon… sans ses habits, où il est accueilli comme il se doit. Mais le lendemain matin les habitants du village voient un « facteur » pendu au clocher. Il ne s’agit pas de Flachet qui ne serait tout de même pas monté si haut pour mettre fin à ses jours. La tenue est ainsi restituée à son propriétaire qui ne put la récupérer qu’après bien des efforts car personne n’était volontaire pour dépendre le facteur-receveur en paille ! Le ridicule n’a rien perdu de son pouvoir. Flachet demanda son changement, que l’Administration s’empressa d’accepter. Le but

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À l'époque, cette lettre avait été publiée par le journal clandestin « Bir-Ackeim » et elle est reproduite dans le livre d'André Jacquelin : « Toute la vérité sur le journal clandestin gaulliste « BIR-ACKEIM » (aux éditions de Kérénac).

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était atteint : Le délateur devenu la risée du pays était parti. On ne sait pas au juste ce qu’il est devenu, mais à l’avenir il a dû se cantonner dans une prudente réserve. Au gros bourg de Corveissiat, le cordonnier et sa femme avaient un jour dénoncé le camp de Cize à la police. Il s’en était suivi une opération de G.M.R. dirigée, par suite d’une erreur, contre Granges. Aussi Brun décide-t-il de punir les mauvaises langues. Un dimanche matin, une section en armes du camp de Cize dirigée par Brun et Paulo envahit la maison un peu avant la fin de la messe. D’un air grave, le chef annonce au cordonnier et à sa femme qu’ils vont payer leur forfait : ils seront fusillés devant le monument aux morts. Quelques instants après, vêtus au minimum, les deux condamnés, encadrés par leurs gardes, sont emmenés sans que les pleurs et les cris n’aient adouci la sentence. Sur la place, la foule qui sort de l’église se rassemble. Face au monument, Brun montre à la population le crime commis, les terribles représailles qu’il pourra susciter et fait part de sa décision. Avant l’exécution il contraint les patients à chanter La Marseillaise. La foule reprend en chœur, alors que les maquisards, mitraillette à l’épaule, expédient chez eux, à coups de pieds dans le bas des reins, ces indésirables personnages. On dit qu’ils ont été guéris de leur envie d’écrire à l’administration. Quelque temps plus tard une autre affaire éclatait à Nantua. Un individu avait réquisitionné du vin au nom du Maquis, mais ayant des idées très arrêtées sur l’emploi qui pouvait en être fait, il avait préféré vendre sa récolte au marché noir ; ainsi la Résistance servait-elle à quelque chose. L’histoire s’était ébruitée. Le Maquis n’admit pas une telle escroquerie et demanda des explications. Jurant de son dévouement, le prévenu voulut le prouver et exhiba une photographie : un couple en compagnie d’un Allemand, lequel tenait la dame galamment par le cou. Il fut facile de reconnaître les tenanciers de l’hôtel du Jura où les occupants étaient reçus avec la plus familière hospitalité. Sans instruction, le P.L. décida de leur infliger une correction. Un beau matin, Annibal et Dedt et quelques-uns de leurs camarades font irruption, revolver au poing à l’hôtel, accusent les propriétaires de collaboration un peu étrange et les font mettre en tenue légère. Une croix gammée est taillée à la tondeuse dans la chevelure du monsieur et d’autres peintes au goudron (toujours le goudron) sur la poitrine et le dos des époux. Après un rapide défilé dans la rue principale, une auto les embarque, tremblants sur leur sort, et les dépose à Oyonnax. C’est

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lundi, jour de foire. Sous bonne escorte ils défilent dans la rue Anatole-France en ameutant la foule qui accourt aux cris de : « Un matefelonnage ! » La comédie aurait duré longtemps sans l’intervention du commissaire de police (membre de l’A.S.) qui, jugeant la plaisanterie suffisante, entraîna le couple dans un couloir… Mystère et Marius font les cent pas et rient des souvenirs évoqués. — Pourtant, dit Marius, il s’est passé tant de choses depuis, que tout cela parait déjà loin. C’était encore la période de la gaudriole et des histoires héroïcocomiques. Depuis… Depuis il en manque parmi ceux qui vont vécu ces heures… Silencieusement les deux hommes pensent aux camarades disparus peu à peu, tués ou partis un jour sans jamais rentrer. Demain, d’autres… Lesquels sont marqués par le sort ? Eux-mêmes ? Peut-être les nouveaux qui, tout près, jouent insoucieusement au ballon ? Ou sera-ce parmi ceux qui travaillent au camp ? Or ceux-ci n’y pensent pas et ils besognent de bon cœur. Ils ont déjà pavé l’allée centrale et s’occupent à empierrer la clairière en prévision des pluies printanières car les piétinements auront vite fait de la transformer en fondrière. Dans des caisses, dans des corbeilles, dans des seaux ils charrient la pierre ramassée sous les taillis, puis l’étendent avec soin. Le travail ne servira peut-être à rien car personne ne peut dire de quoi sera fait le lendemain. Mais qu’importe ? Ainsi occupées, les heures s’ajoutent aux heures, les jours passent lentement, sans apporter à ces gars aucun agrément, aucune joie. Ils vivent en subissant leur sort. Ils se savent constamment surveillés dans une atmosphère de contrainte qu’ils n’avaient pas imaginée. Mais ils vivent avec un espoir : quitter le centre pour un camp. Ici, la camaraderie n’est pas franche, car dépaysés, ils restent sur une réserve impropre au rapprochement des âmes inquiètes. Ici, leur jeunesse bout en vase clos, coupée de toutes communications avec l’extérieur. Ici, ils sont traités avec fermeté. Ici, les chefs ne montrent jamais de bienveillance : car c’est leur rôle ingrat. Ici, des hommes les encadrent dont ils envient la liberté. Ici, ils se sentent prisonniers d’un monde inconnu. Tandis que dans un camp !… Partir dans un camp, vivre dans un camp !… Sujet continuel de leurs conversations, de leurs rêves. Là-bas, ils seront liés entre eux par une solide entente scellée par les dangers courus en commun. Là-bas, ils jouiront d’une plus

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large liberté : sortir en mission, franchir les montagnes, descendre dans les villes. Là-bas, la discipline aussi forte soit-elle passera inaperçue, parce que chacun s’y emploiera en tant qu’individu inséparable de la communauté. Là-bas, ils auront la confiance de leurs chefs dont la camaraderie remplacera la hiérarchie, parce que pour être obéis, leurs épaules n’ont pas besoin d’être garnies de galons. Les mêmes inquiétudes, les mêmes risques aboliront toute différence entre cadres et hommes. Là-bas, enfin, ils deviendront des combattants actifs, capables de donner libre cours à leur force dynamique. Le camp, c’est un beau rêve. Ils l’imaginent dénué de tout souci, se passant dans l’attente d’une mission à accomplir — qui réussit toujours, bien sûr ; ou d’une attaque contre l’ennemi — qui se sauve toujours en débandade, évidemment. Ils ne pensent pas à la triste misère qui, elle, remporte chaque mois victoires sur victoires quand les souliers usés jusqu’aux coutures ne peuvent être remplacés, quand les vêtements perpétuellement déchirés et perpétuellement rapiécés ne sont plus portables ; quand il faut attendre, attendre toujours les équipements promis et faire face aux besoins matériels toujours accrus. Ils ne voient pas le côté farouche et anonyme de cette guerre dont les coups d’éclats restent inconnus. Combien de morts obscurs, tués à leur poste de combat, et dont l’héroïsme est le garant d’un succès qui n’a pas paru sur les manchettes des journaux. Combien de missions secrètes dans la nuit, d’où les auteurs ne reviennent pas, accomplies pour éviter à la France des plaies nouvelles, pour hâter sa libération. Combien de jeunes martyrs massacrés sous la torture pour n’avoir pas voulu parler ou fusillés dans la cour d’une sinistre prison… Le Maquis ! « Quelle belle vie, pas de soucis, manger du pain blanc et fumer des cigares ! » comme disent les gens qui l’ignorent, bien décidés à l’ignorer toujours. Quelle belle vie !… parce qu’ils savent qu’un jour un bon repas a fêté une nomination ; que la Bresse fournit de la farine blanche, donc du bon pain ; que la totalité du tabac de telle ville a été raflée. Pourquoi se faire des illusions ? Le Maquis, repaire de la luxure, est bougrement plus agréable que la ville où les queues s’étirent devant la boucherie, mais aussi aux portes des spectacles. Certes, les gars du Maquis ont une chance : ils savent à quoi s’en tenir quant à leur situation. Ils sont sur leurs gardes, prêts à se défendre. La possibilité de la riposte, sinon de l’attaque, est une compensation, tandis qu’en ville, l’Armée Secrète vit dans une perpétuelle tension nerveuse, dans la crainte de voir les réunions

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dévoilées, les dépôts d’armes découverts, et dans la peur d’entendre en pleine nuit le fatidique : « Ouvrez ! Police allemande ! » qui sonne le glas. Laquelle des deux situations, de celle de combattant ou de celle de membre actif de la Résistance est préférable ? Ne vaut-il pas mieux, s’il faut en arriver là, être tué au cours de la bataille que d’être abattu d’une balle dans la tête au fond d’un couloir après avoir été démoli dans les antres de la Gestapo ? Mais tous les patriotes ne peuvent pas être au Maquis. Comment subsiste-t-il, sinon grâce à la Résistance elle-même ? L’une et l’autre se complètent, l’A.S., force secrète, colmate le pays et soutient le Maquis. Celui-ci, susceptible de se dévoiler à tout instant, est la force ouverte à laquelle la première peut se raccrocher dans les périodes difficiles. Les grandes langues qui crient à la belle vie du Maquis sont justement celles des gens qui se sont installés, dans le sens de l’occupation, une vie tranquille parfois riche de revenus, et que ne tente pas une aventure à l’issue encore aléatoire. Pourtant les portes des camps leur sont ouvertes, pourquoi ne viennentils pas là « où on est si bien » ? Intérêts personnels, habitudes quiètes, peur de la compromission et du risque, tout les empêche de se lancer dans une Résistance active, incompatible avec leur tranquillité. Aussi prennent-ils les devants en hurlant. Ils suivent — à leur insu peut-être — mais suivent néanmoins les préceptes de Pétain : Travail, Famille : à ne pas abandonner. Quant à la Patrie, elle est d’autant plus secondaire qu’elle ne rapporte rien : elle est notée pour mémoire. Pourtant, tous ces jeunes hommes en train de travailler dans le camp ont tout abandonné : parents, amours, situation, travail et intérêts. Ils sont arrivés de partout, de filière en filière : de Lyon et du Midi, de la Bretagne et des Dombes, de la région parisienne et de la Bresse, du Jura et du Nord. Les uns échappent au travail obligatoire, et comme la plupart sont membres d’organisations de Résistance, ils gagnent le Maquis qui les accueille. Les autres, sans raison, si ce n’est celle de la lutte contre l’ennemi, sont venus d’eux-mêmes sans être contraints par la nécessité. Tous ont compris leur vrai devoir, celui qui dicte la ligne de conduite irréprochable. Ils se demandent anxieusement combien de temps encore ils passeront au Centre de Triage. Le chef lui-même n’en sait rien. La durée est fonction de nombreux facteurs. Les uns restent huit jours, les autres trois semaines. Un effectif destiné à compléter un camp ne reste jamais longtemps. Mais si le commandement

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décide la création d’une nouvelle unité, seule la loi du nombre règle le départ. Ils ne sont pas mal ici, mais l’ambiance ne convient pas à leurs aspirations. Ils jalousent et admirent les cadres permanents : quel dévouement dans une telle position ! Tarzan arrive à cheval sur une mule. C’est un gigantesque garçon aux larges épaules, à la grosse figure de campagnard et ses pieds pendent longuement sous le ventre de l’animal. Sautant lourdement à terre, il s’approche de son chef. — Je vais au ravito. Que faut-il amener ? — Du pain, comme d’habitude. La moitié d’une meule de gruyère et un sac à mitraillette de riz. D’ailleurs Février sera avec toi. Va voir à la cuisine. Tarzan s’éloigne, suivi de la bête qui tâche de lui mordre son blouson. — Vous en avez de la veine d’avoir une miaule, remarque Marius. — D’autant plus que d’ici à Chougeat, ça fait une bonne trotte. De cette façon, Tarzan à lui seul s’occupe du ravito. Ça m’évite d’y envoyer les gars qui n’ont rien à faire au village. — Toujours tes précautions ? — Toujours. — Nous, nous en avions trois de miaules à Brénod. Avec les traîneaux que nous appelions des troïkas, nous avons passé quelques joyeux moments. Ah ! si nous les avions encore elles nous enlèveraient bien des fatigues !… — Elles ont été tuées, je crois ? — Oui, elles y sont restées. Tu sais bien que le boche ça tue et ça casse tout ! Oh ! d’ailleurs Line n’est plus là pour les soigner, comme c’était lui le spécialiste… Tu l’as connu le spécialiste ? — Oui, oui, oui. — Il est parti en permission la semaine passée et il n’est encore pas rentré cet acrobate-là. Je parierais qu’il ne reviendra pas. Et après un silence, en éclatant de rire : — Il a dû avoir peur de monter à l’attaque ! Mystère ouvre de grands yeux. Alors Marius lui conte une histoire qui remonte à novembre dernier. Line, un petit paysan bressan, jeune, joufflu et plein de candeur, avait, un jour de cafard, écrit chez lui et demandé à ses parents de le rappeler par télégramme en prétextant une grave maladie. Car, disait-il, c’est le seul moyen d’avoir une permission, d’autant plus que « nous monterons à l’attaque sous peu ». Il pensait qu’ « il n’en reviendrait

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pas ». Pauvre Line ! La lettre qu’il avait volontairement détournée de l’acheminement normal parut suspecte et fut interceptée pour éviter des soucis inutiles à sa famille. Lui seul ne le sut pas, il avait en vain attendu le télégramme et sa défaillance avait passé, mais ses camarades s’étaient longtemps amusés de l’expression : « Monter à l’attaque » !… Tarzan repart avec sa mule bâtée. Il est accompagné de Février, un grand garçon svelte, aux traits fins, qui a la confiance du chef1. — Aussi vite que possible, n’est-ce pas ? — Ne t’en fais pas ! répond Février qui fait un grand geste. — Tiens, voilà Marcassin et Hibou qui rentrent de tournée. Mystère les appelle : — Rien de nouveau, non ? — Tout va bien, tout va bien. Nous avons fait une virée jusque vers Napt et de là, en dessus d’Izernore, puis à Chougeat. Le secteur est calme, les gens ne nous ont rien appris. Il n’y a rien de spécial. Marcassin et Hibou vont ranger leurs mitraillettes. Ce sont deux jeunes gens, bruns, trapus, de solide constitution, deux anciens du camp de Chougeat envoyés par le lieutenant Montréal, en septembre 1943 pour seconder Mystère au Centre de Triage. Marcassin, avec ses cheveux en brosse et une barbe fort noire, personnifie la sévérité. Étudiant, puis maître d’internat au lycée de Lons-leSaulnier, il fait fonction de docteur. Quant à Hibou, autre étudiant passionné de géographie dont il prépare l’agrégation, il aide Mystère dans ses enquêtes. Mystère, Hibou et Marcassin forment un trio aussi inséparable que bien connu. Ils ont les mêmes idées et le même sentiment de leurs devoirs. Mais ils n’apparaissent sous leur véritable jour qu’après la tournée aux points de chute. Quand les nouveaux venus sont au camp, c’est alors pour eux le plus désagréable moment. La cuisine, bien rangée et vide de ses marmitons, tient lieu de salle d’interrogatoire. Un à un ils y sont introduits. Mystère, Hibou et Marcassin siègent. L’arrivant est invité tout d’abord à décliner son identité et sa qualité, puis à se déshabiller. Quand il est nu commence l’interrogatoire basé sur ce principe, d’ailleurs appliqué par la Gestapo, que l’être délivré de tout voile perd beaucoup de son sang-froid, de son arrogance et ment avec moins de sûreté. L’interrogatoire est mené

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Le caporal Raymond Trinque, dit Février, de Saint-Etienne-sur-Chalaronne (Ain) trouva la mort le 14 juin 1944 au col de la Faucille au cours de l'opération tendant à faire sauter le verrou bloquant le pays de Gex.

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par Mystère, impassible, parlant avec lenteur. Sombre, Marcassin enregistre sur une fiche individuelle. L’homme doit répondre à tout et particulièrement à des points de détails dont seul Mystère, sagace, dose l’importance. Les questions fouillent sa vie : profession, domicile (ou domiciles successifs avec dates de changement), employeurs (ou employeurs successifs, avec dates et adresses) s’il est ouvrier salarié, profession de son père et profession de sa mère, domiciles divers ; l’histoire de sa jeunesse. Il faut qu’il précise la raison de sa venue au Maquis, s’il a milité dans l’A.S., où, avec quels chefs ? ; les gens qu’il connaissait dans la Résistance, ceux qui lui ont indiqué le point de chute ; l’histoire de son voyage. Puis son degré d’instruction, ses diplômes, ses aptitudes spéciales, ses aspirations, etc… Si le jeune homme ne comprend pas, Mystère reprend d’une voix grave et, avec Hibou, épie les moindres réactions, note les hésitations, les difficultés de mémoire. Quand la séance paraît terminée, Mystère, avec la patience de celui qui a tout son temps et qui aime le travail bien fait, revient sur les points restés obscurs, fait préciser encore, encore, pose de nouvelles questions plus insidieuses, plus épineuses. Et si, par malheur pour le jeune garçon, deux réponses sont contradictoires, il le laisse continuer, mais sournoisement cherche à l’amener à se couper, pour mieux l’attaquer ensuite. Enfin lorsqu’il sent avec une finesse de juge d’instruction averti que l’interrogatoire a assez duré et qu’il ne tirera plus rien pour l’instant, Mystère passe son homme aux mains de Marcassin qui, auscultant et mesurant, complète la fiche par des renseignements d’une anthropométrie sommaire. Pendant ce temps, Hibou et Mystère visitent le portefeuille, étudient les papiers et soustraient l’argent. Argent et papiers enfermés dans un coffret avec la fiche seront remis à l’intéressé au moment de son départ. Puis ils s’adonnent à un travail minutieux : après la fouille des poches, l’inspection des vêtements. Mystère tâte les doublures et, ayant allumé la lampe à acétylène, il les étudie par transparence devant la flamme incandescente, au grand ébahissement du propriétaire, bien loin de s’attendre à des investigations aussi poussées. Enfin Mystère entreprend avec son flegme ordinaire les discours d’usage, montrant en bref au nouveau la vie qui l’attend : une vie dénuée de toute sentimentalité, de toute douceur, empreinte plus souvent de peine et de souffrance que de joie. L’apprenti maquisard en sort complètement éberlué, se demandant sincèrement dans quelle aventure il s’est fourvoyé. Il pense qu’il a fait fausse route, qu’on l’induit en erreur. Mais on ne lui

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a pas caché : il est encore temps de reculer. Le lendemain il avisera donc. Après avoir fait connaissance avec ses camarades, après avoir réfléchi que ceux-là « y ont passé aussi » et qu’ils sont restés, après s’être rendu compte que le Chef a exagéré considérablement, il découvre un Maquis qu’il n’a pas imaginé, mais auquel il se donne déjà. « Et puis, lui disent tout de suite les autres, ici on s’en… ; mais tu tombes bien, on part un de ces jours dans un camp, ça c’est au poil ! » Oui, Mystère exagère, mais son idée est juste. « Ma méthode a du bon, dit-il. Ici, je les dresse. Quand ils sortent je sais ce qu’ils ont dans le ventre, et de deux choses l’une, ou ils tiennent le coup ou ils flanchent. Quand ils sont affectés on peut compter sur eux : ce sont de braves gars. Ne vaut-il pas mieux les intimider au début et leur mener un peu la vie dure ? Quand ils arrivent aux camps, ils ont tous l’impression de trouver une existence moins rude que celle qu’ils attendaient. Tandis que si je leur laissais entrevoir la lune le premier jour, ils pourraient être trop désagréablement surpris plus tard. » Mystère, Hibou et Marcassin, tels sont les trois hommes qui, avec MariaMâtre, un Alsacien fort du verbe chargé de la discipline, président aux destinées du Centre de Triage, lui donnent toute son impulsion et en font un camp indispensable bien qu’ignoré. Avec ce chef et ses deux adjoints, Montréal peut être assuré d’un bon criblage. Ni les uns ni les autres n’épargnent leurs peines et ne rechignent pour rechercher les indices nécessaires au contrôle de la fiche de quiconque n’a pas donné satisfaction dans ses réponses. « En voilà un, disait Mystère après avoir renvoyé l’intéressé, qui ne semble pas toujours être d’accord avec lui-même. Il faudra que je le reprenne et qu’on le surveille. Faudra aussi demander des renseignements à son sujet. » Ainsi tous les cas sont-ils étudiés jusqu’à complet éclaircissement… Marcassin est revenu vers ses compagnons tandis que Mystère fait une observation à trois de ses hommes qui jettent avec la gravaille de belles pierres plates. — Mais non, mais non, dit-il posément en secouant la tête, ces pierres serviront beaucoup mieux à daller un chemin qu’à répandre dans le pré. Où des briques peuvent aller le gravat n’a pas sa place. Si vous voulez travailler, faites-le comme il faut, autrement je préfère que vous alliez vous coucher. Et revenant vers les autres, en laissant retomber ses bras, il ajoute :

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— Que voulez-vous, c’est jeune, ça ne sait pas. Et puis, pour tout dire, ça s’en fout. Le métier ne leur plaît pas. Il garde sa gravité coutumière. Marcassin habitué aux réflexions de son camarade n’y prête pas attention. Mais Marius s’esclaffe : — Sacré, Mystère !… — Dis donc, demande Marcassin pour rompre les chiens, qui va au Barrage ce soir ? — Ah ! moi, s’écrie Mystère, moi ! Ça me fera une promenade, il y a deux jours que je ne suis pas sorti. J’en profiterai, en passant à Chougeat, pour voir où en est le ravitaillement, et pour écouter la radio. Car tu comprends bien (il s’adresse à Marius) que si vous, vous avez dans vos camps des postes de radio ordinaires ou des postes parachutés, il n’est pas question de nous en donner au moins un. On ne compte pas, on peut bien vivre comme des fous ! En tout cas, oui, je descendrai ce soir. Savoir combien je ramènerai de gars ?… Ce soir, à 21 heures, c’est l’arrivée au point de chute. Après avoir été établi sur la route de Poncin à Thoirette, à la hauteur du barrage de Cize-Bolozon, il est fixé depuis quelques jours sur le pont d’Intriat, à côté du barrage de l’Oignin. — Alors moi, je vais me trotter, je ne suis pas d’ici, dit Marius. C’est d’accord donc. Gaby (de la sept) a son affectation mais n’arrivera que dans deux ou trois jours. — C’est bon, c’est bon ! Il ira, oui ? — Oui !… si tu sais le prendre tu lui feras faire tout ce que tu voudras, même manger des gaudes avec du gruyère, il adore ça. Et serrant les mains : — Au revoir tous, à bientôt. — Bon retour ! Marius s’éloigne d’un pas alerte. Avant d’arriver au chemin il se retourne : — Hé, Mystère !… lance-t-il, ils me laisseront sortir, tes sbires ? — Oui, oui, oui, crie l’autre en riant. En chemin il se demande : « Où vais-je manger ce soir, chez Gontier à Heyriat, ou chez Jane à Oyonnax ? C’est pratique d’avoir partout des relais où l’on sait trouver une bonne table, voire un bon lit… Je mangerai à Heyriat, je remonterai après. » Par la pensée il se reporte au Centre de Triage où il vient de passer quelques heures. Quel drôle de camp, tout de même… Et après avoir réfléchi, il résume ainsi son impression : — Quel bidule ! Machinalement le mot fut dit à voix haute. Perchée sur un chêne, une pie dut en être surprise : elle s’envola.

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V

— Allez ! Allez ! Dépêchez-vous un peu ! Il est l’heure ! crie Michel à ses hommes en armes qui arrivent en piétinant la neige. Et revenant devant la ferme, il aperçoit Robert qui monte à la tête de sa section. — Et toi, tu t’amènes, oui ? Faut toujours que tu sois le dernier ? T’habites tout de même pas à un kilomètre ! Roland est bien déjà là, lui ! Robert lève les bras au ciel et s’écrie : — Ah zut ! tiens ! Il s’arrête et fait mine de redescendre. Mais Michel a déjà disparu dans la ferme et visite la cuisine : — Ça ira, dans votre turne ? Tâchez d’être prêts à midi, qu’on n’attende pas deux heures ! — T’en fais pas, t’en fais pas, répond d’un ton tranquille Rik, affairé sur son fourneau. Vous la casserez, cette mie ! — Seulement on y arriverait plus vite, ajoute Raymond penché sur un panier de légumes au milieu de la pièce, si Claudo voulait faire les peluches avec moi. Mais il ne veut rien foutre, cet animal-là. Michel se retourne en bondissant. Claudo, assis en tailleur sur sa couchette, coud deux morceaux de cuir. Il lève les yeux et, éclairé par la petite fenêtre, son visage prend un air de stupeur non dissimulée. — Tu vas me faire le plaisir de bosser un peu, oui ? L’autre reste figé, l’aiguille levée : — Suis-je ou ne suis-je pas le chef de la cuisine ? Rik pouffe de rire :

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— Depuis qu’il se croit pacha, ici, il n’en fiche plus la rame ! — Bon Dieu ! s’exclame Michel décidément en colère. Tu vas voir si je vais t’en fournir du chef et du pacha ! Et l’agrippant par l’épaule, il le tire à lui ; d’un coup de pied bien appliqué, il l’envoie au milieu de la pièce. — Si tu veux rester copain avec moi, la Cloche, il faudra cesser ces manières, autrement gare ! Claudo bascule et retrouve son équilibre dans des sabots cassés dénichés au fond d’un vieux bahut. C’est un homme d’une trentaine d’années qu’une patrouille, un jour, a trouvé mourant de faim et de froid dans les bois de Brénod. Il venait des Landes et après avoir passé en Normandie se dirigeait à pied vers le Midi quand il s’était perdu dans les montagnes du Jura. Le Maquis l’avait pris en pitié et adopté. Depuis il rend de menus services grâce à l’habileté de ses doigts et vit à l’entour du P.C. du camp, à la cuisine. Il ne s’est pas troublé et avec le courage de ceux qui ont connu toutes les misères il conclut : — Bon ! Je fais les pluches. Mais… pour ce qui est du chef, il ne faut plus y compter ! Michel a déjà rejoint au P.C. Marius et Paupol : — Vous, faudra un peu m’arranger ça, on jurerait un champ de bataille ! — Faudrait d’abord que tu commences à ranger tes affaires, observe Marius, elles traînent partout. — T’occupes ! Il se jette sur sa veste de cuir, ramasse des chaussettes et enfouit le tout dans un réduit. — Vous collerez le poste là au coin, qu’il tienne moins de place. N’oubliez pas de balayer et de plier les couvrantes. Après, Paupol, tu tireras à boire. On ne doit pas avoir soif, aujourd’hui. — Pour ça, compte sur moi, j’ai des bouteilles et une bonbonne que j’ai repérée en bas, chez Robert. — Il te l’a prêtée ? — Penses-tu ! Je l’ai barbottée. On n’a pas fini de l’entendre hurler ! — Va se faire engueuler s’il continue, celui-là. Marius, débrouille-toi à trouver des tables, que chacun n’ait pas à manger assis sur les châlits ou en équilibre sur le fourneau ! Sur le pas de la porte, la boue est épaisse, collante comme de la glue. Michel patauge : — Quant à ça, après tout !… Pas la Concorde, ici. Actif, il pénètre dans les chambrées.

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« Ils m’ont tout de même sorti le tas d’ordures, ces cochons-là ? Bon. Elles sont propres les carrées ?… » Devant le mât dont le drapeau ceinture le pied, cent cinquante hommes sur rang de deux sont formés en carré : à droite, deux sections de camp de Granges ; à gauche, deux sections du camp Roland et face au mât, fermant le carré, une autre section de Granges. Les hommes causent bruyamment. Les mains dans les poches, l’arme bien astiquée pendue à l’épaule, ils piétinent la neige de leurs souliers éculés — seuls les plus mal équipés ont bénéficié des rares paires de brodequins de l’armée anglaise tombés du ciel lors du dernier parachutage. Vêtus de blousons de cuir et de golfs verts des Chantiers, déchirés et recousus, ils prennent déjà l’allure d’une armée en uniforme, un uniforme d’hommes des bois. Seuls les derniers arrivés tranchent par leurs accoutrements bizarres. Mais la fierté qui se lit sur leurs visages remplace avantageusement les plus beaux atours des plus beaux bataillons. Au centre du carré, Goyo, Prosper, Roland, Vincent, Doneck, Pierre et Picolot écoutent Robert qui plaisante son chef : — Pour sûr qu’il n’a pas l’air très bien tourné, ce matin. Il m’a attrapé tout à l’heure parce que je ne montais pas assez vite la côte. — Il s’est levé du pied gauche, car il nous a tous engueulés à tour de rôle en prenant le jus. Mais tu sais, ajoute Goyo, il fait presque ça pour plaisanter. Ça ne dure pas ! — Ah ! Je sais bien ! S’il fallait tenir rigueur toutes les fois qu’on se prend de bec avec quelqu’un ! et Robert, en glissant un regard de côté, ajoute : — N’est-ce pas Pierre ? En tout cas on est là, à branquignoler, comme si on n’avait pas le temps ! Ce truc-là, ça sent déjà un peu le militaire ! Pierre le reprend : — Oui ? Ça sent le militaire ? Eh bien ! mon vieux, tu peux en parler, toi le militaire dans l’âme né avec un képi ! Robert se mord les lèvres et mêle son rire à celui de ses camarades. — Écoute, tenons-nous un peu tranquilles, on ne va pas recommencer ici ! On a le temps plus tard. Donek, un jeune Alsacien, chef de section du camp Roland, enchaîne sur le ton de la plaisanterie : — Si vous croyez que Roland ne crie pas, lui ! Roland, bon enfant, tâche de se disculper :

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— Je me demande comment il faudrait être fait pour ne pas crier avec une bande d’énergumènes de votre espèce ! Roland, sous-officier de Chasseurs, est entré dans la gendarmerie à la dissolution de l’Armée d’Armistice. Mais de jour en jour plus écœuré par l’abominable perfidie du gouvernement de Vichy, il avait de son plein gré décidé de rejoindre le Maquis qui réveillait en lui un instinct de lutteur. Laissant à SaintJean-le-Vieux sa femme et ses deux enfants en bas-âge, il avait mis son projet à exécution. Depuis douze jours, vingt-six volontaires du Centre de Triage, dont Donek, Louloud et Picolot, avaient jeté les bases d’un nouveau camp. L’emplacement assigné était une grande ferme inhabitée au fond des prés vallonnés entourés de bois blanc qui la dissimulent d’une part de la route Saint-Germain-de-Joux-SaintClaude qui passe à huit cents mètres environ à l’est, et la séparent d’autre part de la ferme de Bellevoite occupée par Michel, à huit cents mètres également au nord. Roland, chargé de l’instruction au camp de Chougeat, a été nommé au commandement de la nouvelle unité. Déjà il lui communique sa fougue avant de le conduire à la bataille avec un esprit combattif tellement bien inculqué dans l’âme de ses hommes qu’ils le garderont après la perte de leur chef, jusqu’aux derniers combats. Grand et mince mais solide, une figure pointue, des yeux perçants et volontaires, tel est Roland. Il commande avec une autorité inaccoutumée, plus durement qu’il n’est de mise au Maquis. Mais ses hommes qui l’ont compris ne lui sont pas moins attachés. Ainsi, entre Belleydoux et Échallon, deux camps sont installés qui s’apprêtent chaque jour aux tâches futures. L’un en pleine organisation, encore peu important, est jeune du fait que ses hommes n’ont guère plus d’un mois de Maquis. L’autre est un ensemble solide qui a l’expérience du combat. Tous deux frères d’armes au Groupement Nord, ils s’épauleront et vivront côte à côte avant de s’unir sous le chaud soleil de la Libération plus étroitement qu’ils ne le sont en cette triste matinée d’un printemps qui se refuse à paraître. Prosper en bourrant encore une fois sa pipe est allé voir « s’ils venaient ». L’attente se prolonge. Les gars se sont dispersés en groupes autour du drapeau. Chacun exprime à sa façon sa joie, sa satisfaction et un peu son inquiétude : le commandant est attendu. Quelle déception si, empêché au dernier instant, il ne pouvait venir. Ils l’aiment tous le Patron qu’ils ont connu pour la plupart quand ils protégeaient — et avec quelle fierté ! — son

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P.C. à Granges, puis à Brénod. Ils auraient voulu le garder toujours auprès d’eux ; aussi jalousent-ils, sans l’avouer, la Bresse hospitalière. Ils ne comprennent pas pourquoi il n’est pas plus souvent auprès d’eux ; ou plutôt ils ne veulent pas comprendre car s’ils imaginent mal, ils savent le travail, les responsabilités, les préoccupations de celui qui est le chef de toute la Résistance de l’Ain. Aujourd’hui ils le verront, c’est promis. Demain il visitera un autre camp, entre deux conférences, courant les routes avec sa petite voiture, lui que la Gestapo recherche depuis si longtemps et qui parvient toujours à éviter les embûches, à passer à travers les mailles du filet. Ils en sont fiers, les Maquisards, de leur Patron qui commande aussi les héroïques troupes de Haute-Savoie dont on parle tant. Ils l’aiment comme un tuteur auquel ils doivent tant ; bon, compréhensif, ils peuvent se confier à lui, le sachant toujours prêt à tirer quelqu’un ou sa famille d’un pas difficile. Ils l’aiment comme un chef incarnant leur idéal et dans lequel ils ont mis toute leur confiance ; comme un chef non pas cantonné à l’abri des dangers, mais toujours à la pointe du combat, présent aux moments les plus difficiles, et — c’est tellement important — vivant comme eux-mêmes dans la nature, vagabond errant à la recherche d’un nouvel abri où il pourra travailler quelque temps avec un minimum de tranquillité. Aujourd’hui, il viendra, c’est promis, rendre visite à ses « petits » comme il les appelle avec affection. Il leur parlera de sa voix calme au débit facile, et dans sa seule présence, même si elle est brève, ils puiseront le baume calmant les cuisantes douleurs morales, et un regain pour leur énergie parfois éprouvée pendant les heures de tristesse due à l’inaction. Ils en parleront longtemps après son départ, ils commenteront toutes les bonnes nouvelles et les paroles d’espérance qu’il ne manquera pas d’apporter. Ils les commenteront jusqu’à son prochain retour… Xavier l’accompagnera certainement qui symbolise le trait d’union entre les forces de la Résistance et les forces de la Liberté éparpillées dans le monde. Et Paul aussi dont ils aiment la jeunesse. Comme eux — mieux encore peut-être — il sait se battre — et avec quel courage, et quel sang-froid ! — dans cette lutte inégale et sans merci. Avec eux, de cette humeur égale qui fait son charme, il partage la vie périlleuse, aussi mal vêtu que ses amis français, lui le capitaine américain dont ils ont apprécié le grand cœur. Sans compter Montréal, leur chef direct qu’ils suivraient au bout du monde car son courage exemplaire n’admet

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pas de faiblesse. Ils admirent leur officier dur pour lui avant de l’être pour eux, et dont ils n’ont jamais pu sonder les limites de la force physique et de l’énergie morale1. Alors s’ils sont tous là : Romans, Xavier, Paul, Montréal, ce sera une réunion intime dans laquelle la différence des grades n’exclura pas cette merveilleuse unité réalisée au sein du Maquis : Une grande famille très homogène dont le chef a la confiance de tous et tous la confiance du chef, dont chaque membre compte sur les autres et les autres sur lui. — Quand on nous faisait attendre comme ça à la caserne, ça rouspétait fort. Mais ici, pas de doute, on attendrait jusqu’à demain. Si tu savais… explique quelqu’un à un jeune du camp Roland qui, ne connaissant pas encore le commandant, est tout oreille aux propos de ses camarades, si tu savais… mais avec un chef comme lui, on irait n’importe où. Le groupe approuve de la tête. — Quand je pense… reprend-il. — À quoi ? — Ah vacherie ! Non ! à rien. — Mais si, mais si, insistent-ils. — En 40, à tous ces salopards de l’acabit du père Pétain, capitulards pressés qui se disaient des chefs ! D’ailleurs cette histoire, il vaut mieux ne pas la brasser, ça sent trop mauvais. Un jour, peut-être, plus tard… Mais un coup de sifflet de Roland a fait retourner toutes les têtes. Prosper accourt : — Ils sont là, explique-t-il. Mais il n’y a que le commandant et Montréal. Michel m’a dit de nous tenir prêts. — À vos faisceaux ! crie Roland. Dépêchez-vous ! Soyez convenables. Les hommes se regroupent à leurs places primitives, s’emparent

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La citation à l'Ordre de l'Armée comportant l'attribution de la Croix de guerre avec palme qui accompagne sa promotion de chevalier de Légion d'honneur dit : « Capitaine des Forces Françaises de l'Intérieur. « Incarne les chefs que les Maquis ont fait surgir. Combattit à l'extrême, animé d'un feu intérieur, toujours en éveil, insouciant des vicissitudes d'une vie très rude, a commandé avec autorité le Groupement Nord des Forces Françaises de l'Intérieur de l'Ain dont les effectifs s'élevaient au 10 août à 2.000 hommes. « Doué de hautes qualités militaires a Infligé dès décembre 1943 et pendant des mois des pertes très sévères à l'ennemi. Payant sans trêve de sa personne était toujours présent lorsque l'allemand attaquait. « En avril 1944 dans le Revermont et le 12 juillet 1944 à Thoirette, affirmant un mépris total du feu ennemi, a redressé des situations difficiles.

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de leurs armes, rectifient leur tenue. Après avoir inspecté très vite l’alignement, Roland se place sur le front de ses deux sections. Vincent, Goyo, Robert font de même. Prosper et Pierre se retirent en arrière du mât. Hors du rang, Kiki attend, le clairon appuyé sur la jambe. Michel arrive, Roland se détache vers le centre et d’une voix forte commande le garde-à-vous. Tête nue, Michel salue d’un coup de menton, promène un regard circulaire sur la formation et passe une rapide inspection. Il s’attarde auprès de Robert figé au garde-à-vous. Correct d’apparence, celui-ci rit au souvenir de l’algarade du matin. Il porte une botte : — Mes respects, mon lieutenant, insinue-t-il tout bas. Michel se penche vers lui et prestement lui glisse dans l’oreille : — A déclaré savoir nager à son arrivée au corps ! Il s’éloigne d’un air grave. Robert se mord les lèvres pour ne pas éclater. C’est absurde et ne signifie rien. Mais la phrase lancée hors de propos par Michel fait partie de sa tactique pour échapper par la plaisanterie à toute discussion inutile. Cependant le commandant et le lieutenant Montréal approchent, suivis par Maxime, Dedt et Bébé. Au centre du carré, Michel fait présenter les armes et salue. Au pied du mât, le commandant admire quelques instants tous les jeunes gens à la tête bien droite, aux yeux fixés sur lui. Il est satisfait : ses « petits » ont vraiment belle allure malgré leurs équipements usagés et leurs souliers troués. Devant les groupes, les F.M. en batterie pointent leur canon. Sur le premier rang, les mitraillettes noires pendues à l’épaule, braquées, semblent prêtes au feu. Quant aux fusils ils se dressent dans une rectitude digne de vieux troupiers. Au repos, Michel appelle Félix pour l’envoi des couleurs. Immobile il froisse nerveusement l’étoffe et dégage la corde. Le maniement des fusils retentit et la sonnerie au drapeau éclate dans le décor champêtre, s’envole au loin, butte à la montagne et roule avec l’écho jusque dans les villages où un léger frémissement est le seul reflet de cette cérémonie si belle dans sa simplicité. Puis quand la dernière note s’est éteinte, ils restent là, les yeux rivés aux trois couleurs, semblant attendre quelque imprévu de la Croix de Lorraine qui se déforme dans les plis agités. L’enchantement cesse enfin avec l’ordre bref, puis le chef fait quelques pas. Croisant et décroisant ses mains, il prend la parole : « Mes petits, je ne saurais pas vous exprimer la joie que j’éprouve à me retrouver au milieu de vous tous, de vous tous que

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je connais bien, pour la première fois après les terribles heures de la bataille de Brénod… » Brénod ! C’était la neige déjà. Et chacun croit entendre encore les rafales des armes automatiques hachant le silence glacé, croit voir au-delà de la forêt les lueurs des incendies dévorant les maisons… Le commandant poursuit. Il leur dit comme il est fier de leur tenue au feu, des pertes infligées à l’ennemi, de leur discipline bien combinée qui leur a permis de mettre à profit les ressources de leur entraînement à la guérilla et de briser l’encerclement. Il leur dit aussi son contentement de savoir avec quelle bonne volonté ils travaillent à se parfaire, à s’organiser sous la direction de Montréal. Il leur dit encore son espoir de les voir devenir plus forts, pour être un jour aptes à soutenir les attaques et à accomplir les missions — dont la cadence s’accélérera — pour la Libération et la vengeance de leurs camarades tombés au combat. Les maquisards écoutent leur chef qu’ils fixent ardemment pour ne rien perdre de ses paroles de réconfort et d’espérance. Et le commandant parle avec sa simplicité coutumière. Il leur parle franchement, comme à des hommes que n’effraye pas la franchise, comme un chef qui n’a rien à cacher. Il fait un ou deux pas, recule et avance encore. Ses mains qu’il croise se dégagent pour des gestes expressifs à l’adresse des uns, puis des autres. C’est un homme de petite taille, ramassé sur lui-même, robuste et plein de santé. Son costume, un pantalon de ski bleu et un anorak gris, le ferait passer pour un paisible skieur, mais sous ses cheveux d’un blond grisonnant, rejetés en arrière, sa figure empreinte de douceur où les soucis impriment leurs traces profondes irradie une volonté énergique qui pénètre tellement ceux qui l’approchent qu’ils ne l’oublient jamais plus. Servir, il veut servir de toutes ses forces son pays, comme à l’autre guerre, quand, à dix-huit ans, il s’était engagé avant d’être Saint-Cyrien. Depuis 1941 il lutte dans la clandestinité. Car en 1940, quand il commandait la base aérienne de Cannes, il a refusé la défaite ; la Résistance lui était apparue comme l’unique moyen de sauver l’honneur, sinon encore de hâter la délivrance. En 1942, il a laissé à Saint-Etienne ses compagnons du Groupe Espoir dont Jean Nocher, le chef emprisonné, devait écrire le splendide recueil : La Liberté chantait dans sa prison. Rien ne l’y contraignit et pourtant il se jeta dans le Maquis, malgré les dangers. Officier de Chasseurs Alpins avant d’être pilote, la guerre en montagne ne l’effrayait pas. Le Maquis pour se former et grandir avait besoin de chefs prêts

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au dévouement total, de chefs « obstinés » dans leur lutte comme dans leur idéal. Il fut l’un de ceux-là qui sacrifièrent leur vie, leurs intérêts, leur tranquillité, se délivrant d’un coup des contingences habituelles du terre à terre, et deux mois plus tard le général de Gaulle devait dire de lui : « Il est l’une des figures les plus pures de la Résistance Française. »1 Enfin le commandant conclut : « Pour mener à bien l’œuvre que nous avons entreprise ensemble, il suffira d’avoir de la persévérance et du courage. De la persévérance, vous en avez fait preuve vous tous qui avez passé l’hiver dans les bois. Du courage, malgré celui que vous dépensez continuellement vous en possédez une belle réserve. « Nous ne sommes maintenant plus seuls, plus isolés. Une fenêtre s’est ouverte pour nous sur le Monde Libre : le colonel Xavier me le disait hier encore, l’État-Major Interallié a confiance en nous. Il sait la force réelle que nous représentons. Il nous accordera des missions et le matériel pour les accomplir. Après avoir passé de si terribles mois, à l’aube de la belle saison il nous faut avoir confiance en nous-mêmes et avoir espoir. » Cette fois il n’y a pas de commandement. L’enthousiasme spontané, le cri du cœur ne se dirigent pas. — Vive le commandant ! Vive le commandant ! Les hourras sont poussés par cent cinquante voix, avec toute la force des poumons abreuvés d’air pur. — Vive le commandant ! Les hourras s’éteignent, emportés par la brise, à la poursuite des échos du clairon. De la main il réclame le silence : — Maintenant je vais avoir l’honneur de vous lire les citations obtenues par certains d’entre vous depuis longtemps déjà. — Lieutenant Michel ! Michel accourt et se place au garde-à-vous, face à son chef. Il porte sa tenue bleue d’aviation. Le pantalon serré à la cheville et un cheich passé en nœud coulant autour du cou en abolissent l’uniforme. — Michel, vous êtes cité à l’ordre de la Région : Chef aimé et

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Le lieutenant-colonel Petit-Romans fut fait compagnon de la Libération en mai 1944 avec la citation suivante à l'Ordre de l'Armée : « Magnifique officier n'ayant jamais cessé de lutter contre l'ennemi, a été l'un des pionniers du Maquis où il vit depuis 1942. Par son exemple, par son courage et par le don total de sa personne, a su provoquer et entretenir la flamme chez tous les gars des camps se trouvant sous son autorité. N'a d'autre ambition que de délivrer son pays de l'oppression. Est une des figures les plus pures de la Résistance Française ». SIGNE : De Gaulle. (Mai 44).

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respecté d’un camp important est depuis plusieurs mois le vivant exemple des vertus de notre race. Au cours des attaques de février 1944 a recherché le contact avec l’ennemi auquel il a infligé des pertes sévères. Michel la mérite sa belle citation et ses camarades en sont fiers car il est à leurs yeux le type du véritable chef : celui dont on apprécie la valeur, dont on aime l’égalité d’humeur et le grand cœur, dont on exécute les ordres ainsi que des complaisances. Il a montré dans les périodes calmes comme aux moments les plus critiques que nul autre mieux que lui pouvait rester le maître à la barre de son camp. Michel, c’est un soldat qui sait obéir et commander ; qui laisse parler ses propres sentiments et prend ses responsabilités. Il aurait pu se passer de patauger dans la boue du Maquis, mais un jour il avait compris que cette boue était sur le chemin de l’honneur. Quand, en congé d’armistice dans sa famille, il avait été invité à servir dans la D.A.T. à Toulouse, son sang lorrain avait refusé d’aider en quoi que ce soit les ennemis de sa patrie. Quittant sa femme et ses trois petits enfants il avait retrouvé à Lyon l’adjoint de Vergaville, Belleroche, son ancien chef de la campagne 39-40 qui l’avait fait entrer au camp de Morey d’où il avait été affecté au commandement du camp de Granges, auquel, depuis sa fondation, il se donnait corps et âme1. Le commandant poursuit, mais à l’appel des noms les places restent vides : — Chef de Groupe Lutrin Roger, volontaires Desmares Pierre et Chevrolet Germain dit le Suisse, cités à l’ordre du Département2 : Au cours des attaques allemandes de février 1944 dans l’Ain, désignés pour une mission de protection, sont tombés sous les balles ennemies le 5 février après avoir rempli la mission qui leur était confiée. Au bout d’un instant, il ajoute : « Je vous demande maintenant une minute de silence pour nos camarades. » Le calme s’établit. Comme sous la pression d’une main invisible, les têtes s’inclinent pour le recueillement. Là, sous le ciel décidément gris prometteur encore de neige, les

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Comme Montréal, Michel fut promu chevalier de la Légion d'honneur et cité à l'Ordre de l'Armée. 2 Pour Desmares et Lutrin cette citation a été homologuée à l'Ordre du Corps d'Armée. Croix de guerre avec étoile de vermeil. Et pour Chevrolet, à l'Ordre de l'Armée.

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pensées se reportent à cette journée du 5 février quand la tempête faisait rage. Les esprits se tendent pour saisir — car ils échappent déjà — les traits des trois premiers copains tombés sous les balles allemandes. Desmares, oui, c’est bien ça, une figure peu expressive sous des lunettes à monture métallique. Il ne semblait pas très fort physiquement. S’il causait rarement, par timidité, par contre on le plaisantait souvent. Il était d’une nature paisible, serviable, doux et effacé. Pourtant, puisque c’était son devoir, il était mort les armes à la main, sans se « dégonfler ». À Lyon, une vieille mère désormais seule pleure… Pourvu qu’il n’ait pas été peiné par toutes ces plaisanteries ? Mais non, il s’en amusait le premier. Il est tellement désagréable aujourd’hui de penser qu’elles auraient pu le vexer car elles étaient dénuées de toute méchanceté… Roger, lui, on le retrouve bien. Il était blond… Non, il était châtain et ses cheveux bouclaient légèrement. Ses traits réguliers en faisaient un beau garçon. Et puis il respirait tellement la jeunesse ! Il avait tout au plus 20 ans, 21 ans. Il était toujours souriant, avait toujours le mot pour rire, sauf quand il commandait. De quelle magistrale façon il le menait son groupe ! Il n’avait pas besoin de recevoir deux fois les ordres pour les comprendre et de les donner deux fois pour les faire exécuter. Quoiqu’on lui demandât, il se trouvait toujours prêt… Il n’y avait pas plus d’un mois qu’il avait été nommé chef de groupe. Peut-être que s’il n’avait pas été promu… Mais non, c’était son destin… Le Suisse ? Ce n’était pas possible qu’il fût tué ce grand gaillard de BâleCampagne obsédé par cette idée : « bouffer du boche » et qui cherchait sans cesse « à se mettre du boche sous la dent » tant sa haine était violente ! Pourquoi la mort l’avait-elle pris, lui, toujours en train de plaisanter, de s’amuser et de rouspéter. Comment avait-il fait pour ne pas s’en jouer quand elle était venue ? C’est vrai qu’il la narguait trop : debout sous les rafales, de ses bras immenses il balançait les grenades. Il en avait abattu des boches, et en tombant il devait être encore content de son travail. Un jour il disait… Mais comment tournait-il cette phrase ?… C’est étrange comme l’on croit connaître ceux avec qui l’on vit. Dès qu’ils ne sont plus présents, la mémoire fait des efforts pour les retrouver. On devrait constamment photographier et noter. Surtout eux trois, c’étaient de si bons camarades ! Certes, se disputer avec l’un ou l’autre, c’était monnaie courante. Aujourd’hui, s’ils étaient là, quelle fête on leur ferait ! S’ils étaient là… Mais leurs places sont vides, même celle du Suisse. Il y a par

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contre, au cimetière de Brénod, trois pauvres tombes sous la neige… La minute de recueillement prend fin. Le commandant embrasse Félix, frère de Roger, qui se frotte les yeux pour ne pas pleurer. Il donne ensuite lecture des citations qu’une belle conduite a valu à d’autres combattants. Goyard dirigeait remarquablement ses hommes pour les dégager d’une situation désespérée. Antoinet, dont le fusil-mitrailleur était un des pivots de la défense, se trouvait tout à coup avec son engin enrayé : sous les rafales, il le démontait alors avec le même flegme qu’à l’instruction. Prosper, aussi calme qu’au champ de tir, réussissait au mousqueton de fort jolis cartons sur les assaillants. Bébé, durant toute l’attaque, traversait les lignes ennemies pour assurer les liaisons, et jour et nuit faisait des prodiges pour ravitailler les unités. …Les mouvements de joie se sont apaisés. Les esprits restent hantés par le souvenir des camarades disparus, héros dont personne ne saura jamais le courage. Maintenant le commandant annonce les nouvelles promotions : — Sont nommés sergents, les chefs de groupe : Lutrin Roger, à titre posthume, Chevalier Christian, Décomble Maurice, Goyard Georges, Menault Michel… À l’appel, les promus se rangent devant le mât. — Marcoux Elie, Michoux Alexis… La file s’allonge : — Pin-Monnier Narcisse, Vélon Paul. Le commandant les félicite tour à tour, prend affectueusement les mains de ces jeunes gens nommés par une autorité légale, nouveaux cadres d’une armée qui naît en secret. Ils regagnent leurs places. — Sont nommés caporaux, les volontaires : Antoinet René, Couzon Joseph, Gerbe François, Lagier Henri… À nouveau un rang se forme. — Rollet Maurice, Verdet Sosthène, Vugier Paul… À chacun il adresse un compliment. Mais eux bredouillent, troublés de cette récompense qu’ils n’ont pas demandée, de la reconnaissance d’un mérite qui leur semble naturel. La cérémonie est finie. Le chef dit au revoir à ses petits en s’excusant que son travail l’empêche de rester plus longtemps en leur compagnie. Un ordre bref et les hommes saluent militairement. Les armes sont reposées. Pourtant Montréal s’avance : — Je n’ajouterai rien à ce qu’a dit le commandant. Je veux seulement vous féliciter tous ensemble, parce que tous ensemble

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vous méritez les citations et les galons décernés à certains d’entre vous. Mais vous savez maintenant toutes les responsabilités qui sont attachées à ces grades puisque vous les supportez depuis plusieurs mois déjà, dit-il d’un ton bref, la tête rejetée en arrière. Je compte donc sur vous tous pour que, plus que jamais, vous en soyez dignes. Nous ferons alors du bon travail et nous vengerons nos camarades. C’est tout. À la disposition de vos chefs de section ! De sa démarche balancée il rejoint le commandant tout en allumant sa pipe qu’il gardait bourrée dans sa poche depuis le début. Quel dommage que le Patron et le lieutenant s’en aillent si vite ! Ils seraient restés toute la journée avec eux, tant l’atmosphère est empreinte de sympathie et de mutuelle affection. Ils se sentent délivrés des vicissitudes de « ceux d’en bas », du matérialisme de la vie quotidienne. Dans ce cadre champêtre décoré des seuls sapins verts, du ciel gris et de la neige blanche, dépouillé des artifices conventionnels, l’heure écoulée a atteint une grandiose beauté ; c’est l’élément des âmes pures. Les sections se sont dispersées, et par groupes les gars disparaissent dans leurs chambrées, en commentant déjà la cérémonie. En dehors du travail, la guerre, la situation, les questions d’avenir étant les seuls sujets de discussion, la prise d’armes défraiera les conversations comme une brûlante actualité…

Bien que le P.C. du camp soit arrangé suivant les ordres de Michel, la place est limitée. Aussi ce manque d’aise ajoute-t-il encore à la confusion des conversations. Maxime, très réjoui, donne des détails sur le plus passionnant des sujets : les parachutages ont lieu presque toutes les nuits en Bresse. Les équipes de l’A.S. locales prêtent leur concours. Tous charrient les tubes : Xavier, Romans, comme les cuisiniers ! Le garage, sous la direction de Jean Miguet, fait des tours de force pour assurer le transport des armes et la distribution. Ce qui n’empêche toutefois pas les gars du Grand P.C. d’avoir quelques aventures avec les Châtillonnaises… De son côté le commandant explique la réconfortante impression qu’il retire de sa tournée. À Boucle-la-Loue, il a visité avec Montréal les deux belles unités de Minet : les camps Boghossian et Richard. L’inspection du cantonnement du camp Roland atteste de l’esprit qui anime les nouveaux arrivés. D’un coin à un autre les phrases s’entrecoupent et se perdent.

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Les rires fusent. L’assurance du travail bien fait et du bon fonctionnement de l’organisation permettent quelques instants de détente. Pour les chefs qui ont la responsabilité d’une telle entreprise, c’est déjà le signe de la récompense. Un peu avant midi arrivent les voyageurs attendus. Le premier monsieur paraît une quarantaine d’années. Il est vêtu d’un ample manteau et coiffé d’un chapeau de ville. Mais il est grave ; quiconque a subi l’extraordinaire éclat de son regard qu’il plonge dans les yeux en serrant la main d’une poignée de fer en est à jamais pénétré. L’autre, plus jeune, a la figure chafouine. Les yeux inquisiteurs se brident pour inventorier immédiatement la pièce. Son chapeau mou gris, son manteau de peluche noir, sa canne, dessinent une silhouette typique. Un grand jeune homme, le nez chaussé de lunettes épaisses et la lèvre barrée d’une moustache noire, coiffé lui aussi d’un chapeau qui deviendra célèbre, les suit. C’est Tony, vieille connaissance du P.C. départemental où l’automne dernier il apportait les liaisons du capitaine Robert, chef de l’École des Cadres du Haut-Jura. Les présentations sont faites, encore que cette tribu de chapeaux paraisse singulière : — Le commandant Vallin, chef des Maquis du Haut-Jura ; le lieutenant Chevassus, son adjoint. Le commandant Romans souhaite la bienvenue à ses hôtes. — Mais, ajoute-t-il, comme il est l’heure de déjeuner, mettons-nous à table, nous travaillerons après. Qui aurait dit que cette conférence serait la dernière en présence du chef militaire du Haut-Jura et que, quelques jours plus tard, Vallin prenant ses responsabilités par-delà la mort connaîtrait une atroce fin… Cet après-midi, le repos est autorisé. Le camp est privé de son animation endiablée. À la section Vincent, Palfrenier tente en vain de mettre Bébert en colère, car il se heurte à une apathie inaccoutumée de la part de son camarade. À la section Goyo, Jo chante doucement et Jean-Pierre taquine Petit-Louis qui le menace de son soulier. À la section Robert, la tranquillité est absolue. Seul Vareyon de faction devant la bâtisse fait les cent pas aux côtés du fusil-mitrailleur. Ils ne voudraient pas l’avouer, les gars du Maquis, mais la prise d’armes du matin les a étrangement impressionnés. Aussi sont-ils prêts à se moquer du premier qui le reconnaîtra avec franchise. Le silence est donc la solution adoptée qui, loin de chasser ce désagréable malaise, ne fait que l’aggraver.

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Les pensées tournoient de façon désordonnée, comme dans un cauchemar, pour revenir heurter à la même obsession… À Brénod, l’histoire avait trop bien commencé. Il y avait eu du bon temps. Le déménagement en camions ! Noël !… Ah ! la joyeuse nuit de réveillon !… Et le soir aussi où Ludo avait rapporté les épaulettes étoilées et les képis boches… Soudain, un matin, l’attaque sous la tempête… Les copains… le repli… L’esprit s’échappe. Pourvu que la neige parte vite pour dégager les sentiers… Bientôt, l’été, puis le débarquement, c’est certain… Pourtant la neige a permis de bonnes parties de ski durant l’hiver Quel entrain ! Elles réchauffaient plus que les nuits passées en embuscades quand il fallait coucher sous la bise avec une simple toile de tente en guise de lit !… Après tout, ça endurcissait, on arrivait à dormir… Cet entraînement avait bigrement servi quand il s’était agi de décrocher… Mais l’esprit est prisonnier du cercle des souvenirs… * ** C’est le 18 décembre, huit jours avant Noël, que le camp évacue L’Echelle. L’attaque menée par les G.M.R. n’a pas été sérieuse. La police n’a pas osé s’avancer malgré sa force. Seules les pluies incessantes rendant la vie impossible sur le nid d’aigle — les sources ne jaillissaient-elles pas dans les baraquements — ont décidé le lieutenant Montréal à changer l’emplacement. Accompagné de Gaby et de Jane il a cherché longtemps, il a fouillé la montagne enneigée. Puis le choix est tombé sur la ferme de Pray-Guy, dans le secteur du Groupement Sud. Aucun autre changement n’affecte à cette époque le Groupement Nord. Montréal ne connaît pas un jour de repos. Fréquemment il porte lui-même ses ordres dans les camps, vérifiant l’instruction et l’armement, s’enquérant du ravitaillement, plaisantant avec les uns quand tout va à son gré, disputant les autres qui ne suivent pas ses instructions. On le voit partout. Il est à Chamoise où il visite le groupe franc, puis apparaît subitement au camp de Cize avec Brun. Quelques heures après, par les seuls sentiers de la montagne, il est à Oyonnax chez Jane, et avec Gaby met l’A.S. sur pied. Le lendemain le retrouve à La Cluse où il touche Lacroix ou Lacraz. Ensuite à Heyriat, en mécanicien averti, il s’occupe lui-même de l’état des camions rangés le long du mur du château, jauge les réserves de carburant, donne ses ordres aux chauffeurs pour le ravitaillement des camps et les transports divers : Maurice,

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Vaudoux, L’Arbalète, Par-Choc, dispute Chabert et Tataz, les deux cuisiniers qui solutionnent la question des repas en prenant pension au village. Il débouche peu après au camp de Chougeat, réunit les hommes, donne des nouvelles, interroge, bavarde avec chacun. Il revient ensuite au camp de Granges où il a une question à traiter ; descend au village visiter le stock de vivres entreposé dans la maison Michoux, puis passe la soirée chez Jeanjacquot où Michel et quelques camarades le rejoignent parfois. Le jour le voit à nouveau sur les chemins, tandis qu’après une nuit passée douillettement chez Michoux à Bombois, Bébé reprend la montagne pour une liaison au P.C. départemental ou enfourche sa minuscule moto, à la recherche d’un coup de main. De même repartent Roger pour La Cluse ou le Centre de Triage du Mont, Paulo que n’effraye pas la traversée de l’Ain à la nage à cette saison ; comme repartent Dedt et les autres… La tranquillité la plus complète règne. Noël approche. De bonnes gens partageront cette fête de la famille avec ceux du Maquis, plus déshérités. Dans l’intimité d’un foyer étranger mais accueillant ils oublieront leur situation présente, leur éloignement. Et voilà que troublant ces beaux projets il est question d’un départ rapide. Pourvu que ce ne soit pas avant Noël ! Les jours passent sans autre alerte. Mais le 16 au soir, Bébé apporte à Michel une enveloppe cachetée. Aucun doute, c’est l’ordre. Alors adieu la fête ! Le papier arraché d’un bloc-notes porte ces lignes laconiques : Michel. — Départ du camp fixé au 18 décembre. Dès demain fais transporter tout le matériel à Heyriat. Ne laisser que les baraques. Prévois les repas froids pour le 17 au soir et le 18 matin. Embarquement des hommes et du matériel dans la nuit. Départ à 2 heures du matin. — Montréal. Décision irrévocable. — Rapport demain matin : 7 heures 30. Faites prévenir ! annonce Michel. La nouvelle a vite fait le tour du camp. Tous en chœur ils récriminent cordialement : — Jouer un tour de vache de cette taille, ce n’est pas permis ! — Et dire que ça tombe juste sur nous ! Quelle poisse ! Ils assaillent leur chef qui n’a pas plus de précisions : — Dans quelles régions irons-nous atterrir ? Comme ça en plein hiver, quelle blague ! Probablement dans une ferme puisqu’on laisse les baraques. Encore heureusement, ça sera plus chaud et plus confortable.

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— Il n’y aura rien d’installé ! Ça promet du plaisir… Mais l’un d’eux donne la note juste qui réconcilie les diverses opinions : — Zut, après tout on en verra bien d’autres ! Le lendemain matin, après la soirée agitée, les divers ordres donnés au rapport prévoient une prompte évacuation. Il ne fallut pas moins d’une grande journée pour véhiculer le matériel. Et qui ne l’a pas vu ne saurait imaginer le fatras d’un déménagement : bardas personnels, armes et munitions se mêlent à la réserve d’habillement et aux skis. Les ustensiles de cuisine et les poêles s’entassent sur les châlits. Le ravitaillement disparaît sous les planches et les solives qui serviront à installer plus confortablement le nouveau cantonnement. À tout cela s’ajoute encore les mille bricoles sans noms dont une troupe s’encombre. Malgré la bonne volonté — la bonne volonté est revenue puisque le départ provoque du remue-ménage — le trajet est long de l’Echelle à Heyriat : il n’y a pas loin de deux kilomètres et le chemin monte. Les cultivateurs ont, une fois de plus, prêté bénévolement les bœufs et les attelages qui, à grand’peine dans le bois, approchent à trois cents mètres du camp. Le soir enfin, tout est entreposé au village. Les cinq gros camions arrivent (le garage depuis peu de temps s’abrite à Macconod, du côté de Brénod). Le chargement demande de longues heures car une place est à réserver pour les hommes, et trois tonnes de pommes de terre sont encore à caser. En attendant l’heure du départ, le Maquis a envahi le village. Les sentinelles rôdent autour des convois. Tout le reste s’est engouffré soit au café, soit dans les fermes pour porter une dernière fois un toast à la bonne entente qui n’a cessé de régner dans le pays. À 1 heure 30 du matin un camion vide conduit par Terreur, accompagné de Goyo, Pierre, le Suisse et Claudius démarre feux éteints en direction de Crépiat et Mornay, et s’arrête au pied du Berthiand, à l’entrée de Nurieux. Quelques instants plus tard arrive de Chougeat le camion de ravitaillement pris la veille au gros dépôt de Solomiat, une ferme d’apparence innocente mise à la disposition du Maquis par M. X…, son propriétaire, et où s’entassent quarante tonnes de marchandises diverses. Le chargement est transbordé, vérifié, pris en compte et Vaudoux repart. Terreur et ses compagnons attendent le convoi qui doit démarrer d’Heyriat à 2 heures. La nuit de décembre est claire, mais glacée. Goyo racontait souvent plus tard l’anecdote suivante : Pour se réchauffer, il fait les cent pas sur la route et, pour amuser ses

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camarades, met un fusil à l’épaule. D’une allure martiale il déambule en rythmant son pas sur une cadence trop connue. Or le camion est arrêté en face de la première maison. Les personnes qui l’habitent, réveillées par le bruit des moteurs et des caisses, intriguées par le martellement régulier de l’asphalte, se décident à éclairer et à regarder timidement par la fenêtre juste au moment où Goyo passe. La lumière fait briller dans la nuit l’éclair d’un fusil. À la grande joie des lurons, la réaction est immédiate ; vite ils éteignent et se recouchent. Un quart d’heure plus tard quand le convoi arriva, qui avait dessiné avec ses phares la reptation d’un serpent dans les lacets du col, ils durent être affolés. Depuis, ils ont connu des émotions plus intenses et plus graves. Ils ont certainement pardonné au Maquis fauteur d’une mauvaise nuit… Tardy, chef de file, est seul à connaître la destination. Sur la place de La Cluse endormie le camion de tête prend la route de Lyon, puis après Saint-Martindu-Frêne, bifurque à gauche. Il monte vers les plateaux d’Hotonnes ou de Brénod. Il y a bien un ou deux camions retardés par des avaries de moteur qui se sont trompés de chemin, sont revenus en arrière avant de retrouver la bonne piste. Mais à part ces incidents le voyage se termine sans encombre. Au petit matin, les véhicules s’arrêtent en bordure d’une petite route enneigée perdue dans l’immensité blanche. Dans l’aube grise se distinguent à six cents mètres, sept cents mètres peut-être, les contours d’une vaste ferme. Matériel et ravitaillement ont été déchargés. Les mains dans les poches, en tapant des pieds, les hommes se regardent, bouts de figures serrées dans le passemontagne. Et les yeux disent le désenchantement que soulignent d’ailleurs d’amères paroles. — Quel pays ! Cette fois on est fichu. — Mais où sommes-nous donc ? Partout c’est le même paysage : des bois, des forêts, des combes… Impossible de s’orienter ! Heureusement qu’il reste de l’alcool dans la bonbonne remplie aux alambics de Granges et de Bombois, et jalousement réservé pour les mauvais moments. Mais comment se fait-il qu’il n’y ait plus que le fond de la bonbonne ? Cette nuit de voyage dans des camions découverts et ce petit matin glacé sont, certes, des mauvais moments. Malgré tout, il devrait en rester plus que cela… Michel, Ludo et quatre camarades montent vers la ferme. Ils enfoncent jusqu’aux genoux dans la neige poudreuse. Une bise aigre souffle et pique les yeux fatigués par le manque de sommeil.

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Encore une montée et ils sont au but. La grande bâtisse paraît en bon état. La citerne — un énorme bloc de ciment enfoui sous la neige — solutionne la question primordiale de l’eau potable. — Alors tout s’est bien passé ? La canadienne relevée, la pipe à la bouche, Montréal leur souhaite la bienvenue sur le pas de la porte. — Venez vite boire un coup de « gniole » ! Vous devez être gelés ? La première pièce est immense : une vaste cheminée, un four à pain, une table familiale, un buffet et un évier de pierre. Un garçon présente une bouteille d’eaude-vie rhumée et un quart. — Lampez un coup de corps-franc, ça réveille et ça réchauffe ! — Pas de refus, nous sommes transis ! Les gars sont dans un drôle d’état ! Ils font le tour du propriétaire avec le lieutenant pour cicerone. Une petite pièce soigneusement entretenue est attenante à la cuisine. — Tâcherez de pas tout casser, précise Montréal. Cette pièce servira par exemple de dépôt pour votre ravito. Au fond s’ouvre la cave : un réduit pour le vin et deux pièces bétonnées. — De vrais blockhaus ! Avec des murs d’un mètre, les patates ne risqueront rien. À l’étage deux chambres reproduisent le rez-de-chaussée. Dans la première, à la vue des trois lits, les yeux brillent. — Des plumards ! des vrais ! — Minute ! crie Montréal en riant. Ici, je ne veux pas que vous y mettiez les pieds. Dans la seconde, deux méchants lits aux paillasses crevées. L’humidité suinte aux murs et un air vicié prend la gorge. Comme tout est triste ! Ils en frissonnent. Quelle sera la nouvelle vie qui les attend ? Déjà ils regrettent leurs baraques boueuses où ils ont laissé leurs habitudes. Ils sont sortis. Sous un large avant-toit s’ouvrent les portes de la cuisine et de deux anciennes écuries étroites et profondes. — Ça, alors, c’est au poil ! Quand tout sera arrangé, ça fera de splendides dortoirs. Aussi bien que dans les casernes. Ils reviennent dans la salle commune qu’envahissent déjà les hommes chargés de leurs sacs. Par la fenêtre doublée de barreaux de fer rouillé, la vue s’étend sur le pré jusqu’à la route dont le tournant est seul visible. Le bois qui le borde ferme l’horizon. — Là-haut (Montréal désigne du doigt le mur d’une maison

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qui surgit au-dessus des arbres et s’encadre dans le coin supérieur de la fenêtre), là-haut c’est la ferme du Fort, le P.C. du Patron. — Ah oui ? interroge Michel qui, philosophe, ajoute : « Alors, j’ai compris ! » — Oh, moi aussi ! Et ils rient tous deux de leur pensée commune. — Dès demain il faudra que tu le prennes en subsistance. Je te donnerai d’ailleurs des ordres à ce sujet. Maintenant il faut tout de suite me déménager la route et amener votre bazar ici. Après, mettez-vous au travail pour débarrasser et nettoyer les vieilles écuries. Il faut que demain vous soyez installés. J’ai vu deux traîneaux, utilisez-les. Quant à moi, je reviendrai un autre jour. Je me sauve. Pressé, Montréal se dirige vers le poste de commandement qu’une côte couronnée de sapins sépare de la ferme. — Allons ! dit Michel, retournons à notre matériel. Quel pays ! Ils cheminent dans le pré, à grandes enjambées, pour enfoncer le moins possible. Là-bas, sur la route imperceptible, les camions ont dû partir. Les formes grises courent pour se dégourdir. Mais qu’arrive-t-il ? À cent mètres, un homme avance avec peine. Il va à droite, puis à gauche. À n’en pas douter il cherche les croûtes glacées pour passer plus aisément. Quelle idée saugrenue. Il tombe en avant, reste affalé un instant, se redresse, hésite, puis continue ses zigzags. L’homme semble épuisé. Michel et ses camarades se rapprochent. — Tiens, c’est Joseph ! remarque l’un d’eux. — Mais il a l’air d’être malade ! Ils l’entourent. Joseph, le garçon dévoué et respectueux par excellence, heureux de rencontrer enfin son chef après un si long calvaire, réussit à lever les bras au ciel. — Michel ! Euh ! Il faut m’excuser… Pardon ! Mais depuis, euh !… depuis Heyriat, on a sifflé la bonbonne de « gniole » ! Et il s’abat ivre-mort dans la neige. — Emportez-le vite, dit Michel en le désignant, qu’il n’attrape pas une congestion… Je me disais aussi que la bonbonne aurait dû être encore à moitié pleine… C’est ainsi que Joseph fait connaissance avec Pray-Guy…

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VI

Dès les premiers jours, le P.C. départemental et le camp de Granges sont endeuillés par la disparition de Brun, de Félix, de Polo. Qui était présent ne se souvient pas sans une intense émotion des heures vécues dans l’attente. — La voiture a cinq heures de retard ! Ce peut-être une panne qui la retienne. Cinq heures passent vite en rase campagne à attendre du secours. — Douze heures de retard ! La panne ? Il n’y faut plus songer que comme un moyen de tromper la réalité qui d’heure en heure devient plus évidente. — Ils ont maintenant un jour de retard ! Les commentaires sont superflus. Il est inutile de vouloir à tout prix s’induire en erreur, de se faire de fausses illusions. Cette fois, quelque chose de grave est survenu. Les hommes de la trempe de Brun réussissent, ou ne reviennent pas. Au P.C. l’atmosphère est tendue, lourde, énervante. Un malaise s’insinue dans les poitrines qui étreint le cœur d’une pression croissante. Mais les hommes se raccrochent à un espoir, le plus improbable soit-il. La nature humaine est ainsi faite qu’ils espèrent dans ces terribles moments à l’intervention de la Providence car ils refusent à admettre le pire. Pourtant c’est folie de croire à un miracle. Deux voitures sont rentrées depuis longtemps. Alors ? Les regards se cherchent, s’interrogent, puis s’évitent. Un haussement d’épaules tient lieu de réponse. Ils travaillent et attendent encore. Au bureau situé à l’étage,

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Chabot et Maxime fouillent les paperasses pour se distraire et Ritoux se perd dans une rêverie, au tac-tac des machines des frères Roche. À côté, dans la chambre des agents de liaison si infernale d’ordinaire, c’est le silence. Quand, en bas, la porte de la cuisine s’ouvre, les machines à écrire s’arrêtent, les oreilles se tendent. Mais aucune exclamation n’accueille l’arrivant, personne ne bondit dans l’escalier. Alors il faut en convenir : ils ne reviendront plus. Le Creusot ! Comme ce nom résonne lugubrement dans les cœurs. Pourquoi les Maquis de l’Ain ont-ils été chargés de cette mission lointaine ? Certes, c’est un honneur pour eux que l’État-Major les eut choisis, mais quel redoutable honneur que d’avoir à exécuter une des plus dangereuses opérations de la guerre clandestine. Ils avaient accepté d’enthousiasme : c’était là une vraie mission aux conséquences incalculables. Il n’y avait pas eu à hésiter. Le centre industriel du Creusot bombardé par l’aviation alliée n’avait pu être neutralisé malgré la violence de l’attaque — attaque qui s’était traduite par des dégâts matériels et des pertes extrêmement lourdes parmi la population civile. L’effort de guerre allemand se développant à plein rendement dans les usines d’armement, l’État-Major de Londres avait alors demandé une action plus immédiate de la Résistance, faute de quoi les bombardements reprendraient. Au P.C. des Maquis de l’Ain, le lieutenant Mantin alors délégué aux questions de sabotage est chargé de l’opération. À la fin du mois d’octobre 1943 il propose, après étude sommaire de la question, un plan efficace mais d’une exécution assez longue et compliquée dont le principal mérite paraissait être la sécurité offerte aux exécutants. Ce plan finalement approuvé par l’État-Major du Maquis est soumis à Bourges-Maunoury, Délégué Militaire National Zone Sud, et à Didier, Chef Régional, qui donnent leur accord le 8 novembre. Mantin rallie Paris pour présenter son plan au Chef National de la Résistance et recevoir des instructions précises. En raison d’événements survenus, il ne peut prendre les contacts nécessaires par suite de l’arrestation des intermédiaires et se trouve dans l’obligation de rentrer après trois semaines de recherches. Dès son retour il doit rendre compte de son échec à Romans qui le remet à Rougemont, Chef National des Corps Francs. En raison de l’urgence et de l’intérêt porté à l’opération tant par l’E.M. National que par l’E.M. Interallié, Mantin a à soumettre immédiatement un plan plus simple et plus rapide. Présenté à Paris, le nouveau plan reçoit l’approbation du Chef National qui fournit en outre des renseignements très secrets concernant les points

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sensibles des usines du Creusot, renseignements donnés, paraît-il, par Schneider lui-même, et qui doivent servir de base à l’opération. Rentré dans l’Ain, Mantin confirmé dans sa mission reçoit l’ordre de la préparer dans le plus bref délai et de réunir ses moyens en personnel et en matériel. La mise sur pied commence, aussi minutieuse que possible. Des reconnaissances sont opérées par Mantin, Louison et Lesombre. L’itinéraire aller et retour est étudié avec soin. Des complicités au Creusot permettent même d’établir des cartes d’entrée dans les usines. Le personnel comprenant quinze hommes est réparti en trois groupes sous les ordres de Mantin. Mantin commande effectivement le premier groupe composé de Larivière (adjoint du Chef Sous-Régional Belleroche) et de trois membres des groupes-francs spéciaux de Lyon. Le deuxième groupe aux ordres de Louison est formé de quatre vétérans du camp Verduraz : Néraud, Lacayo, Quiroga et Martin1 (les trois derniers sont des républicains espagnols). Enfin le troisième est conduit par Brun accompagné de Dedt, Félix, Lesombre et Polo. Les trois équipes réunies s’entraînent en secret. À la mi-décembre tout est prêt. Mantin décide de tenter l’opération le 16 décembre. À Chalours il reçoit les dernières instructions. Le départ de l’expédition est donné à midi, le temps brumeux est un atout supplémentaire. Les trois voitures, trois tractions avant à essence démarrent. La première appartient à Mme Baudu, de Chalours, la seconde au camp Verduraz et la troisième a été prise la veille par Bébé et Polo au sous-préfet de Nantua. Elles filent de concert jusqu’à Coligny, puis se séparent. À partir de cet instant elles n’ont plus qu’à agir séparément dans le sens de leurs missions respectives. Seules sont fixées les heures de déclenchement des appareils allumeurs — 17 h. 40 — et de regroupement à Coligny — 23 heures. Entre 15 et 16 heures les objectifs sont atteints sans incident. La deuxième voiture qui, au milieu d’un village, a « brûlé » un barrage allemand n’a écrasé qu’un chien. L’équipe Mantin dont le but est l’objectif n° 1 de beaucoup le plus important ne peut exécuter les destructions prévues en raison des renseignements erronés fournis et se voit contrainte à un repli difficile. À défaut des installations intérieures, celles de l’extérieur sont attaquées. L’opération est réalisée avec les plus

1

Martin, tué en avril 1944, repose au cimetière de Nivollet.

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extrêmes difficultés en raison du terrain truffé de mines et de la surveillance vigilante de l’ennemi. En particulier une ligne à haute tension d’intérêt vital passant à proximité des postes de D.C.A. occupés et gardés par des sentinelles et des patrouilles allemandes, est détruite sur plus d’un kilomètre de long, les pylônes sont déracinés et brisés. L’équipe Louison se scinde en deux parties. Bien que les portes des usines soient gardées par des sentinelles, Martin, Louison et Quiroga pénètrent à l’intérieur comme de paisibles ouvriers. De l’équipe Brun, seuls Dedt et Lesombre vêtus d’effets de travail s’introduisent dans l’enceinte interdite, la musette gonflée par les charges, pendue à l’épaule. Pour ne pas attirer l’attention, les voitures se sont momentanément éloignées. En se rendant au rendez-vous fixé à 19 heures aux abords de l’usine, Néraud et Lacayo sont obligés de forcer un nouveau barrage. Quand ils l’aperçoivent il est trop tard pour faire demi-tour. Alors le chauffeur ralentit et, à l’instant où un Allemand s’agrippe à la portière, il accélère subitement. Aussitôt une puissante Mercédès prend la chasse. Sur un kilomètre la course est effrénée, les deux voitures séparées de cent mètres rivalisent de vitesse dans la nuit. Sans être rattrapé, Néraud rentre en trombe dans la ville plongée dans l’obscurité totale et réussit à semer les poursuivants dans le labyrinthe des rues. À 19 heures les groupes s’échappent par des petits chemins. Heureux de la mission accomplie, ils quittent sans regrets l’inhospitalière cité industrielle. Le plus difficile est fait. Ils seront hors de la zone dangereuse quand les explosions ravageront les usines. Tous les points prévus aux objectifs 2 et 3 sont minés. Louison et ses deux coéquipiers ont pénétré dans l’ancienne centrale électrique située près de la place Schneider, vaste bâtiment où ils furettent pendant une heure et demi au travers du vieux matériel avant d’appliquer leurs bombes sur les appareils désignés : deux transformateurs et quatre alternateurs. Grâce à leur extraordinaire sang-froid, Lesombre et Dedt, très crânes, se sont introduits dans la salle des machines dont la porte est gardée par une sentinelle allemande. Mais au moment d’agir, ils sont brusquement handicapés : une crise de paludisme écrase Lesombre. D’une cabine vitrée et surélevée des ingénieurs peuvent les surprendre d’un moment à l’autre. Alors Dedt cache son camarade et malgré la terrible situation colle ses charges contre les bacs à huile des transformateurs et les coussinets d’axe d’un alternateur. Puis dans l’atmosphère empestée, dans le grésillement et le ronronnement des appareils c’est l’attente anxieuse troublée

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par les frissons du malade. À 17 heures 40 Dedt se glisse à nouveau vers les charges, écrase les crayons allumeurs à retardement, arrache les goupilles de sûreté. Ils sortent, l’un soutenant l’autre, patientent pour laisser s’éloigner une patrouille de soldats qui visite les laissez-passer et se retrouvent dans l’air froid mais libre. On ne sut jamais les manœuvres criminelles qui firent découvrir une partie des charges. Il est à peu près certain que les Allemands s’attendaient à une action de la Résistance et avaient pris des précautions aux points menacés. Toutefois une manœuvre montée dans le plus grand secret ne pouvait être déjouée. Il est donc plausible de penser que des hommes eurent peur des conséquences de ce sabotage accompli au point névralgique de l’industrie ennemie. Le bilan de l’opération ne put être établi avec certitude. Néanmoins elle dut être payante car les résultats furent jugés suffisants pour épargner au Creusot un nouveau bombardement. Tandis que les équipes Mantin et Louison rentrent sans encombre, un incident stupide produit la catastrophe. Ce même jour, un membre de la Résistance de Saône-et-Loire abat un Allemand aux environs du Creusot. L’occupant alerté barre les routes, interrompt le trafic. La voiture de Brun est prise dans la souricière. Au premier barrage sans obstacle établi par la police routière, Brun n’hésite pas. Coûte que coûte il passera pour sortir de la zone qui, d’un instant à l’autre, va devenir plus dangereuse du fait du sabotage. Il lance la voiture, il fonce. Deux grenades éclatent au milieu des Allemands qui n’ont pas le temps de réagir dans la nuit. À l’entrée de Montchanin un deuxième barrage est enfoncé de la même façon. À la sortie de la ville un lourd camion les oblige à stopper devant un troisième barrage. Les gars dissimulent les armes, Brun présente une liasse de papiers. Les papiers font toujours effet : après un rapide contrôle l’officier les rend. La voiture repart. Ils sont peut-être sauvés. Il est grand temps qu’ils regagnent une région plus sûre car ce déploiement de police n’indique rien de bon. Mais après la traversée du canal à Saint-Laurent-d’Andenay, des feux rouges s’agitent en haut d’une côte. Sous l’impulsion de l’accélérateur, la traction, basse sur roue, avale la montée, franchit le sommet. Soudain des phares aveuglants s’allument. Brun n’a que le temps de réaliser : trois véhicules dissimulés à contre-pente barrent la route. Un vigoureux coup de frein bloque la voiture ; deux secondes plus tard c’était la collision. En vociférant les Allemands se sont jetés sur la proie. Et avant que les passagers se soient remis de la brusque secousse, ils les

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expulsent, les immobilisent. Chaque gars est tenu en respect par trois soldats et, un canon de fusil sur le ventre, subit la fouille. Brun sait que la situation est sans issue, qu’ils sont perdus. Néanmoins il est décidé de faire payer sa vie et de sauver ses camarades en provoquant une diversion. Un officier s’approche pour l’interrogatoire ; d’un bond il lui saute à la gorge pour l’étrangler. Dans l’ombre, hors des faisceaux des phares, Dedt et Lesombre profitent aussitôt de la confusion. Lesombre se dégage. Un de ses gardiens l’a lâché pour empoigner sa mitraillette, l’autre qui a pointé son arme sur Brun est mis hors d’état d’un magistral coup de poing. Il saute la haie et disparaît, tandis que Dedt qui a employé la même tactique plonge dans le fossé. Les Allemands tirent au hasard, sans succès. Brun a été empoigné. Dedt veut lui porter secours, mais son pistolet, la seule arme sauvée, s’enraye en se chargeant. L’officier, lui, est plus prompt. En se relevant, il tire sur son agresseur. Touché au ventre, Brun s’affaisse : — Vive la France ! Vive de Gaulle ! Ce sont ses dernières paroles. Dès le début Félix a été étendu d’un coup de crosse. Polo qui a essayé de dégoupiller une grenade durant les quelques secondes d’inattention a été réduit à l’impuissance avant de se faire sauter. Alors, après le tumulte et les cris, La Marseillaise s’élève, entrecoupée par les râles du mourant. Entraînés par la grandeur d’âme et la force magnifique de leur chef, Polo et Félix reprennent le chant. C’est plus que les nazis ne peuvent en supporter. Les terroristes ont la foi bien chevillée : ils ne capitulent pas. Les coups de crosse et de bottes s’abattent sur eux, écrasant le blessé et assommant ses deux camarades. Les deux fugitifs qui ont échappé aux patrouilles grâce au dévouement des paysans du Mâconnais sont rapatriés et protégés par les cheminots et les mécaniciens des dépôts de Mâcon et de Bourg. Deux pauvres loques rongées par l’impuissance et le chagrin racontèrent la terrible aventure. Durant ce temps, Brun expirant est amené à Montchanin et jeté sur les marches de l’Hôtel de Ville. Les Allemands fiers de leur facile victoire s’acharnent encore sur ce corps mutilé jusqu’à ce que, le lendemain 17 décembre, la mort vienne enfin le délivrer. Mais le cadavre reste là, en pleine ville, sous la garde des sentinelles pendant une journée entière. « Verboten ! » Il est défendu d’y toucher, l’ennemi veut que toute la ville sache le sort réservé aux terroristes et à leurs chefs métèques. Car les autorités n’omettent pas de signaler dans leur rapport que l’assassin dont ils ont débarrassé la société est un vil agitateur métèque.

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Le lieutenant Brun, un métèque ? un agitateur ? Décidément le nazisme et le respect se sont toujours ignorés. Non satisfaits de leur crime, les boches et leurs complices insultent leur ennemi abattu, l’officier français, un des rares qui, à cette époque, ait connu son devoir et consenti à le faire avec joie. M. Philippe Henriot dut en être content. Mais cette basse calomnie, ils ne l’oublièrent et ne la pardonnèrent jamais, les camarades de ce héros au courage indomptable, orphelin de guerre, père d’un enfant, dont la mémoire symbolise une des gloires les plus pures de la Résistance1. Il est un de ces hommes que l’on est fier d’avoir connu et d’avoir aimé. Quant à Polo et à Félix, ils sont transférés à la prison de Chalon-sur-Saône où pendant un mois le régime de la torture ne leur est pas épargné. Condamnés à mort comme francs-tireurs le 21 janvier par le tribunal militaire de Dijon, ils sont fusillés le 29 janvier 1944. Ainsi disparaissent deux camarades2, deux parmi les pionniers du Maquis : Polo, l’exubérant étudiant, Félix, le quartier-maître de la marine plus assagi. Ils disparaissent en léguant à leurs compagnons — et plus tard aux indifférents — l’exemple de leur courage et de leur sacrifice. Combattants pour une juste cause, Polo traduisit la sérénité de leurs pensées dans un poème gravé sur les murs de la cellule 47 de la prison de Dijon la veille de l’exécution. À travers les trois croix de fer du larmier de la geôle monte un chant léger qui commence par cette prière : « Que les Français par ma souffrance « Que les Français gagnent leur salut… » Qu’elle soit méditée par ceux qui refusent de savoir qu’il y avait en France, en 1943, des garçons de vingt ans qui se faisaient tuer pour redonner la liberté à leurs compatriotes.

C’est dans ces circonstances qu’arrive Noël. Le ciel est gris. La neige en chutes incessantes s’amasse, ensevelissant la montagne, détruisant les formes, trompant les distances, étouffant les bruits.

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Édouard Bouvet inhumé aujourd'hui à Châtillon-sur-Chalaronne a été reconnu comme Compagnon de la Libération par le général de Gaulle. 2 De leurs véritables noms Paul Sixdenier et Félix Le Noach. Le premier venait d'avoir 18 ans.

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Pourtant le commandant désire que la fête ne soit pas endeuillée. Si l’absence de prêtres empêche les offices religieux, le réveillon sera célébré de telle façon qu’un agréable souvenir s’y attachera. Des ordres ont donc été donnés en conséquence. Du point de vue rationnaire le camp de Granges a en compte le poste de commandement départemental. Pour l’ensemble — de même pour les autres unités — du ravitaillement a été débloqué. Mermet, intendant du camp Verduraz et du Groupement Sud, a réalisé de vastes achats de volailles et de lapins. Le surplus est fourni par les chalets avec lesquels le Maquis entretient d’excellentes relations : M. Fabre, le fromager de la Combe de Léchaud qui assure l’approvisionnement quotidien en lait ; M. Humbert, le fermier voisin, tous hôtes accueillants et fidèles. La nuit du réveillon est une nuit blanche. Dans les chambrées, le commandant et le colonel Xavier ont fait une amicale visite et souhaité aux gars qui les acclament, de passer le prochain Noël au milieu de leurs familles, dans une France désormais libre. La fête bat son plein au P.C. du camp installé, malgré la défense de Montréal dans la grande chambre de l’étage (mis en présence du fait accompli le lieutenant a capitulé devant les promesses qui lui sont renouvelées « de ne rien abîmer »). Romans préside la table, entouré à droite par Xavier et à gauche par Chabot ; Montréal, Ritoux et un invité « civil » M. Léopold lui font face ; tout autour sont dispersés Maxime, Michel, Jo et les chefs de section. Au début du repas, après un instant de recueillement en souvenir des disparus, le commandant insiste pour que la fête ne soit pas troublée par d’inutiles remords car les vivants ont le droit de profiter de cette nuit qui les réunit dans une cordiale intimité avant de nouvelles épreuves, à la veille d’un avenir incertain. Il souligne le fait que les deuils démonstratifs ne cachent pas les plus grandes peines : c’est le cœur, secrètement, qui conserve le pieux souvenir de ceux qui se sont sacrifiés et le cœur, lui, n’est pas un tombeau froid et scellé. Avec chaleur La Marseillaise éclate, suivie de l’hymne anglais que Xavier chante religieusement. Puis la conversation d’abord réservée devient générale et au café, quand les deux rescapés du Creusot accompagnés d’Annibal se joignent à la table, la confusion est totale. Goyard et Goyo réaffirment leur succès de meneurs de jeu, et Géo arraché à ses camarades au prix de mille difficultés fait applaudir sa belle voix qu’il mouille trop souvent. Quand à quatre heures du matin les invités se retirent, Goyo

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est déguisé en sioux avec des plumes de dinde et dans les dortoirs des bribes de chanson sans suite sortent des gorges éraillées. Muni d’une mitraillette et d’une couverture, silencieusement Michel s’éloigne dans la nuit, renvoie le poste de garde et lui, le chef, prend la faction jusqu’au jour… Denise, l’Assistante Sociale du Maquis, profite de cette journée pour faire une tournée dans les camps où elle prend contact avec les soutiens de famille et les nécessiteux. C’est une belle jeune fille, forte et dévouée à une ingrate tâche qui demande une foi solidement ancrée dans une âme bien trempée, car considérée comme une indicatrice de la police, elle voit souvent les portes closes par ceux-là même qu’elle vient secourir. Jacques, chef du S.A.P., est chargé de cadeaux. Ils sont sans grande valeur mais ces dons anonymes collectés dans les villes et villages sont chers au gars du Maquis, car ils marquent l’attachement que leur manifestent les bonnes gens de France. Et cet attachement est en soi le plus précieux cadeau de « ceux d’en bas » à « ceux des bois ». En ce jour de Noël ils savent qu’ils ne sont pas oubliés : un peuple leur fait confiance et compte sur eux. * ** Puis, l’installation complétée, la vie régulière reprend son cours. Les heures sont soigneusement remplies car l’instruction et l’entraînement se poursuivent activement. L’instruction comprend deux parties : l’une théorique, l’autre pratique, confiées à Jo. Jo, chef de corps-franc pendant la campagne 39-40, est un garçon aux yeux volontaires, petit, râblé et solide, buvant sec en gars du Nord et criant fort en bon soldat. Les jours de tempête l’instruction est donnée aux chefs de groupe dans la salle de commandement du camp : usage et lecture de la carte, marche à la boussole, étude des armes françaises et étrangères, des explosifs et du sabotage. Par beau temps l’instruction se pratique au dehors. La question étant vitale, personne ne se soustrait à l’entraînement intensif. Pendant des heures se succèdent le ramping dans la neige, l’utilisation du terrain, la marche d’approche dans les bois, la mise en place des « bouchons » de protection et l’attaque d’un point défini sur la carte où un ou plusieurs groupes simulent la défense. En position avec le groupe « attaqué », l’instructeur observe, dirige, conseille ; et si les assaillants relèvent trop la tête ou les reins, les balles de son colt les obligent à disparaître prestement. Il se trouve en effet qu’il

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n’y a pas de meilleure méthode que des rafales sifflant au-dessus de soi pour apprendre à ramper et à se défiler. Les exercices de tir sont attendus avec impatience. Des concours passionnés s’organisent à Malbron, une ferme tombant en ruine à un kilomètre environ de Pray-Guy, à l’écart de la petite route de Brénod aux Neyrolles par les monts d’Ain, et où se font aussi les essais au plastic. Goyo a mis sur pied une S.E.S. (Section d’Éclaireurs Skieurs) groupant de bons éléments et le groupe de Russes. C’est à cette époque en effet qu’arrive Nicolas. Nicolas — lieutenant Retznikov, de l’Armée Rouge — capturé par les Allemands en Lettonie s’est échappé de son oflag et par le Luxembourg a gagné la France. Bien qu’ignorant tout du français, il a atteint le Jura après avoir été envoyé de village en village par les patriotes. — Partout je fus bien reçu, disait-il plus tard, du Luxembourg à l’Ain. Seule une maison m’a fermé sa porte. Nicolas, beau garçon de 25 ans, calme et tranquille, timide et réservé au début, était bien vite devenu l’ami des gars du Maquis, tandis qu’il en apprenait la langue avec une surprenante facilité. D’autres Russes évadés d’Allemagne et épars dans les unités sont envoyés auprès de leur officier. Ainsi se forme un groupe très homogène qui comptait quelques mois plus tard une vingtaine d’hommes. Du souvenir des plus folles aventures du Groupement Nord est inséparable celui des Nicolas, Serge, Michel, Bouboule, Ivan, de leur dévouement, de leur bravoure et de leur camaraderie Ils forment la structure de la S.E.S. Leur agilité fait penser qu’ils sont nés avec des planches aux pieds ; et au surplus, ils apportent au Maquis, avec un sens inné, une science très approfondie de la guérilla. Avec quelle facilité ne se faufilent-ils pas dans les bois les plus touffus sans casser une branche ! Et par quel sortilège peuvent-ils disparaître sans laisser de traces ? Sous la direction de Goyo les novices s’initient à la pratique du ski. Quand la neige, impitoyable ennemie, prodigue ses joies, il est juste d’en profiter. Plusieurs fois, le commandant accompagné du capitaine Brezé (chargé de la guérilla) assiste et prend part aux exercices de coups de main et félicite les « petits » pour leur mordant et leur volonté tendue vers la réussite. Dans ces moments-là il leur semble, aux gars, qu’ils rentrent moins fatigués et que la neige brassée au long des heures ne mouille plus… Un jour de janvier, Jo part, nommé à la direction du camp de Cize, doublement endeuillé par la disparition successive de ses

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deux chefs. Marcel, le successeur de Brun, très éprouvé par la perte d’Abel et frappé par cette nouvelle mort n’est plus en mesure d’assumer ses fonctions. Montréal prend alors la décision de le remplacer par Jo et de le faire affecter au P.C. départemental C’est ainsi que Marcel rallie le train-auto de l’État-Major. La Libération devait le trouver, après de multiples aventures, au service du ravitaillement dont il était, sous le nom de La Ruche, un des joyeux lurons. Quant à Jo, énergique et batailleur, il a vite fait, grâce à son autorité mêlée à une franche camaraderie, de relever le camp et de lui donner une vie toute nouvelle en redressant les cadres, en assurant la discipline et en reprenant l’instruction. De Revers, le camp de Commis a étendu sa mainmise sur toute la région, de Matafelon à Bombois et de Napt à Chougeat. Il compte une nouvelle recrue en uniforme peu courant : Paris. Depuis la mi-décembre des escadrons de G.M.R. du Midi occupent Nantua, Oyonnax et l’important carrefour de La Cluse. Leur intention bien définie est de briser le Maquis. Leur sévérité contraint voitures et camions dont le chargement est par trop compromettant de faire des détours sans nombre par Peyriat, et les agents de liaisons dont les poches ou les sacs renferment des papiers trop secrets, d’éviter La Cluse par Port ou Brion. Paris, maréchal des logis chef engagé à la dissolution de l’Armée d’Armistice dans les nouvelles brigades de Vichy, écœuré par le service qui lui est imposé, a fomenté une petite révolte : à la tête de plusieurs sections il doit passer au Maquis avec armes, véhicules et bagages. Un faux conjuré dénonce l’affaire et le complot est éventé. Les arrestations se succèdent et Paris, fauteur du désordre, s’enfuit au Maquis, mais seul. Aussitôt affecté au camp de Chougeat, Paris sorte de jeune géant que des cheveux rares et blancs vieillissent prématurément se donne sans réserve à ses nouveaux camarades et met sa science militaire au service de la lutte sans merci engagée contre ceux qu’il avait servis à contrecœur et par abus de confiance. De Chamoise, le G.F. du Groupement lance des raids audacieux jusqu’en Dombes où à l’abri de leurs étangs des collaborateurs forcenés ne craignent pas de se faire les zélés mouchards de la Gestapo. La Trappe des Dombes blottie à quelques kilomètres de Marlieux renfermait un arsenal d’armes, engins et véhicules d’autant plus secret que le silence est la sévère règle monacale des religieux. De la Trappe était originaire Maquisette, la première camionnette donnée à Romans par le R.P. Bernard sur intervention de Vallier,

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de l’E.M. Régional, Maquisette, l’ancêtre des groupes-auto du Maquis et qui devait mourir à Heyriat, usée par de trop nombreux parcours et démantelée par les mauvais chemins de montagne. Alors que rien ne laissait prévoir le drame, soudain les Allemands perquisitionnent à la suite d’une dénonciation de Barberet, le cafetier de la Mitaine. Le matériel découvert est saisi. Seuls quelques rares véhicules échappent aux investigations grâce au dévouement des trappistes. Mais le R.P. Bernard est arrêté puis transféré en Allemagne où il paya de sa vie son dévouement à la cause qui lui était chère. Un jour de décembre, une camionnette stoppe devant le café de Barberet. Plusieurs jeunes gens descendent. Ils réclament du vin. Le tenancier sert les consommations et, intrigué, sort par l’arrière-boutique pour examiner de plus près la voiture. C’est à ce moment que Dédé, le chef de G.F., ayant vidé son verre, ouvre la porte et décharge son revolver sur Barberet qui s’abat, tué net sur le trottoir. Tranquillement les gars enlèvent le corps, le portent dans une chambre, maintiennent sa femme, l’expulsent, placent une bombe incendiaire dans la pièce et repartent. L’engin fonctionna mal, l’incendie épargna la maison. Le délateur, lui, a reçu la rançon de son crime. Quelque temps après, semblable opération se produit aux environs de Meximieux pour des motifs plus graves. Le 19 octobre, une importante conférence réunissait des chefs de la Résistance : Vergaville, Chef Régional A.S., Rougemont, Chef National CorpsFrancs, Banco, secrétaire de Rougemont, Arseniate, Responsable P.T.T. Régional pour les sabotages et transmissions ; Normand, Chef Sous-Régional CorpsFrancs, Vergniaud, chargé de mission sur la haute-tension, et Beaujeu, adjointresponsable-Fer au Chef A.S. Brusquement la feldgendarmerie d’Ambérieu fit irruption. Seul Rougemont put s’enfuir en jouant du pistolet. Un État-Major était décimé1. Il fut facile d’établir que Pellegrin, patron de l’Hôtel de la Gare à Villieu, était le dénonciateur. D’une part sa communication téléphonique avec la feldgendarmerie fut interceptée par l’employée des postes de Meximieux. D’autre part, M. Bordet François, secrétaire général de la mairie d’Ambérieu, appelé à la Kommandantur y surprit une seconde conversation téléphonique entre

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Ducasse (Vergaville), évadé à la gare de l'Est, à Paris, fut tué à Bordeaux. Vigneron (Vergniaud) est mort à Dora le 15 mai 44. Biesel (Banco), Bouthoux (Arseniate), Jeantet (Normand) et Bordet (Beaujeu) sont rentrés de Buchenwald-Dora. Rougemont est aujourd'hui le colonel Ravannel.

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l’officier allemand présent et Pellegrin qui réclamait sa prime… qu’il avait d’ailleurs entamée en offrant une caisse du champagne aux Allemands au moment où les prisonniers étaient conduits au Fort Montluc. Condamné à mort pour crime de délation, Pellegrin est exécuté de la même façon que son compère de la Mitaine. Punitions exemplaires qui donnent à réfléchir aux traitres à la langue trop facile. Aussi éloignés soient-ils du Maquis, aucun désormais ne se sentira plus à l’abri des coups de la représaille. Le troisième raid, plus pacifique, est le plus hasardeux. Le groupe-franc doit tenter à l’hôpital de Bourg l’enlèvement de Groboz et des frères Perret. Dans cette nuit du 23 au 24 août 1943 où Pesce, Léon Desmaris, Venet, Boby Gaillot, Hartz et Chiambertti s’évadaient, Groboz et les frères Perret partaient pour un atterrissage à réceptionner dans les Dombes. En préparant les armes, Léon Perret fut blessé accidentellement au ventre et dut être transporté d’urgence à l’hôpital. L’accident avait, par la suite, entraîné l’arrestation de Jean Perret et de Henri Groboz. L’A.S. décide de les arracher à tout prix aux griffes de la police : Léon PerretHomère est l’adjoint de Virgile, Chef Départemental A.S. (le commandement unique n’étant pas encore réuni entre les mains de Romans). Le groupe-franc en est chargé. Triol amène dans sa voiture l’équipe du G.F. : Dédé, Pesce, Pelletier, Venet, Chanel et Tampion à Saint-Just où M. Pomathiod les héberge une partie de la nuit. Le coup de main est fixé à 4 heures. Le docteur Léger, médecin de la prison, a facilité l’évasion en faisant admettre les deux détenus à l’hôpital. Un groupe A.S. assure la protection. Deux voitures attendent. Pieds nus, masqués, les gars du G.F. coupent les fils téléphoniques tandis que Dédé et Pesce se présentent à l’entrée. Au coup de sonnette, le garde entre-bâille la porte et s’écroule à la vue des mitraillettes. Deux d’entre eux le surveillent ; les autres auxquels les lieux sont familiers pénètrent dans l’hôpital, surprennent les agents et les forcent à ouvrir la porte de la salle Saint-Joseph aménagée en cellule. Perret et Groboz sont affublés de vêtements. Dédé ramène Homère d’une autre salle au grand désespoir des sœurs-infirmières scandalisées. Après avoir ficelé et déchiré les gardiens pour les décharger de toute responsabilité, les groupes s’enfuient dans la nuit. L’opération n’a pas duré dix minutes. Au

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lever du jour les deux voitures stoppent au Poste de Liaison de Mornay. Les prisonniers sont sauvés. Peu de temps après, Montréal et le docteur Mercier transportent Homère à Nantua pour y achever sa guérison1. * ** Pourtant on sent que le Maquis atteint son plein développement et que l’organisation telle qu’elle avait été envisagée donne des résultats rapides dépassant les plus optimistes prévisions. Sur les hauts-plateaux d’Hotonnes, de Brénod et d’Hauteville, le Groupement Sud du capitaine Chabot vit dans la même atmosphère passionnée. Au sud de Pray-Guy s’étend une chaîne de camps : Les Combettes, Morey, Pré-Carré, Les Plans, commandés par Nicole, Richard, Boghossian, Legrand2, qui rejoint audessus d’Aranc le camp Verduraz, en passant par Hauteville où Marco a pris la direction d’un groupe-franc (il devint plus tard un des G.F. de l’I.S. de l’Ain et agit plus particulièrement en Bresse et Dombes). Depuis un mois le lieutenant Minet assume le commandement des camps Richard et Boghossian. Très grand, beau garçon aux cheveux blonds légèrement ondulés, la figure assez fermée — il semble distant à qui ne le connaît pas — il est, quoiqu’à ses débuts, un énergique chef de Maquis. Fils d’une famille d’officiers — son père, ancien combattant, est tombé en juin 1940 pour avoir « refusé d’abandonner le terrain confié à son honneur d’officier » — Minet sort lui-même de l’École de Cavalerie de Saumur. Fait prisonnier avec le 20e Dragon — l’historique de son régiment relate la défense « opiniâtre et glorieuse » de son peloton — sa troisième évasion a réussi. Après de multiples péripéties en Italie et en Suisse, il n’a retrouvé la liberté que pour reprendre sa place dans le combat. Certes, cette vie sera une source de sport pour lui qui en est fervent, mais il considère surtout qu’il n’a pas le droit de goûter au repos avant la fin de la guerre. Il aime son métier, il l’a défini comme étant « le plus beau qui soit ». Avec un tel homme, Morey et Pré-Carré sont bien en mains.

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Les frères Perret furent tués le 6 juillet 1944 vers Pont-d'Ain en effectuant un transport d'armes en camion. Le sous-lieutenant Henri Groboz eut une très brillante conduite pendant les opérations menées en été 1944 par le Groupement Ouest. Il fut tué au combat le 22 août. Pris en juillet à l'hôpital de Nantua où il était grièvement blessé, Boby Gaillot fut fusillé par les miliciens. Fait prisonnier en août 1944 dans une embuscade Venet fut fusillé par les Allemands. 2 À la libération, Legrand était de son vrai nom le lieutenant-colonel De Lasuse, Chef Départemental F.F.I. de la Drôme.

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La tension croît de jour en jour. Pour l’ennemi, l’Armée Rouge n’est encore qu’à la frontière polonaise et les troupes anglo-américaines à se battre pour la tête de pont d’Anzio. L’Allemand, surtout celui de l’intérieur, reste fort et Vichy ne perd rien de son arrogance. Son mot d’ordre est le même : Mort au Maquis ! Si, pour la Résistance, la conférence de Téhéran annonce l’aube de la libération et de l’action définitive, il faut néanmoins tout faire pour subsister et hâter la délivrance. Les G.M.R. continuent de montrer les dents et la situation devient intenable. Romans charge Maxime de prendre contact avec le commandant des troupes. Il n’essuie qu’un refus. De nouvelles tentatives n’ont pas plus de succès. À la même date, Annibal, chef du P.L., tombe dans une embuscade à la sortie de Nurieux, au pied du Berthiand. Il est subitement paralysé mais ne perd rien de son air hautain. — Vous êtes bien le lieutenant Annibal ? demandent ses agresseurs. — Oui, Messieurs, je suis effectivement le lieutenant Annibal. D’ailleurs voici ma carte d’identité. Et Annibal met d’un geste noble sous le nez des policiers héberlués par tant d’à-propos sa carte d’identité au nom de « Annibal ». — Mais elle est fausse ! évidemment ! — Prouvez-le ! D’ailleurs que vous le veuillez ou non, c’est ma carte ! Lieutenant Annibal ! Il ne se fait pas d’illusions sur son futur domicile et ajoute : — Et maintenant, Messieurs, suivez-moi ! Menottes aux mains, il monte dans la voiture qui l’emmène. Et Annibal se sent très fier car deux fusils-mitrailleurs en batterie défendent sa personne contre toute tentative d’incursion de la part de ses camarades1. L’État-Major décide alors d’imposer par la force ses volontés aux G.M.R., puisque leur chef refuse tout contact. Une affaire est mise sur pied qui, si elle réussit, leur fera bon gré, mal gré, entendre raison. Amener une voiture de G.M.R. dans un guet-apens, se saisir des chefs, conclure avec eux une entente, sinon les garder comme otages, tel est le plan. Le 30 décembre, Maxime prend le commandement d’une section

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Refusant de révéler son identité, François Benezy fut gardé à la prison Saint-Paul, à Lyon, sous le nom d'Annibal, jusqu'en mai 1944. Après deux tentatives d'évasion manquées, il fut déporté en Allemagne et délivré un an plus tard.

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du camp Nicole et s’embusque en pleine nuit sur la route Nantua-Bellegarde, à l’est des Neyrolles. Puis il prévient par téléphone les G.M.R. que quelques hommes du Maquis sont en panne avec un véhicule qu’ils viennent de voler. Mais au lieu d’une voiture prévue pour l’enquête, ce sont trois camionnettes qui arrivent sous la protection de leurs fusils-mitrailleurs avec l’intention bien arrêtée de « donner une bonne leçon à ces bandits ». Grumault et Jacques Thérond qui sont volontaires pour parlementer se placent dans les faisceaux des phares. Ils avancent pour parler au chef mais celui-ci refuse de traiter « avec des hors la loi ». Sans sommation, les G.M.R. ouvrent le feu : Thérond grièvement blessé tombe et Grumault est tué net. Aussitôt ils sautent à terre pour tenter un encerclement. Billard, l’infirmier de la section, est fait prisonnier. Thérond qui a pu se dégager sera repris le lendemain et dirigé sur la prison Saint-Paul à Lyon1. Mais Maxime a réussi un repli savant en arrière des bois qui bordent la route. La section s’est ressaisie, elle riposte à son tour. Le crépitement des armes automatiques n’est haché que par l’éclatement des grenades défensives qui pleuvent sur les G.M.R. Ceux-ci complètement désorganisés par le tir des « hors la loi » remontent à bord des camionnettes et s’enfuient. Affolés, ils rejoignent leur cantonnement et imaginant le Maquis tapi dans l’ombre, tirent à tort et à travers — jusque dans les rues de Nantua. Ne dit-on pas cette nuit-là que le village des Neyrolles était à feu et à sang ? Le plan de Maxime a partiellement échoué. Mais pour le premier contact, les représentants des Forces du Maintien de l’Ordre de Vichy ne se sont guère montrés à la hauteur de leur tâche. En guise de la « correction » escomptée, ils remportent trois morts et des blessés. À la suite de cette rencontre, Chabot, commandant par intérim, se fait le porte-parole du Maquis dans les termes ci-après : Le Chef Militaire départemental à M. le Capitaine Commandant les G.M.R. stationnés à Nantua et Oyonnax : Monsieur,

que

Je ne considère pas l’opération du 30 décembre 1943 comme un succès bien les pertes que j’ai à déplorer soient plus faibles que

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Billard subira le même sort qu'Annibal. Thérond s'évadera de la prison St-Paul et sera à nouveau blessé au cours des combats du mois d'août 1944.

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les vôtres. Mais j’estime que quel que soit le résultat, il ne peut être question de succès dans l’issue d’une lutte entre Français. J’aurais dû vous écrire avant, mais je tenais à connaître vos sentiments. Vos hommes se sont chargés de le faire. Je sais par eux que vous nous considérez comme des hors la loi qu’il faut détruire et vous nous l’avez prouvé dès votre arrivée dans la région. C’est pourquoi j’ai tenu à vous montrer que vous ne pourriez pas poursuivre impunément votre action contre nous. Je tiens à vous préciser que les terroristes que j’ai l’honneur de commander sont des soldats, et des soldats français, que nous n’avons qu’un seul but : libérer notre pays. Je tiens également à vous prévenir qu’en essayant de gêner notre action vous faites le jeu de l’ennemi, que vous vous conduisez en traître et que vous serez considérés comme tel. Votre responsabilité est d’autant plus grande que les hommes que vous commandez ont une ardeur combative qui fait honneur aux traditions guerrières de notre pays. Réfléchissez mais sachez surtout que nous sommes arrivés à un moment où l’on est, soit avec nous pour la France, soit contre nous pour le Boche. Le 2 janvier 1944.

Le Chef Militaire Départemental.

Le commandant des forces de police ne répondit pas, mais donna certainement des ordres dans le bon sens car le zèle intempestif de ses hommes se calma momentanément. Cette lettre fit grand bruit et les chefs d’escadrons durent juger prudent de se heurter au minimum avec les « hors la loi » de ce pays. Cela s’avéra vrai à nouveau par la suite. À cette époque, Paul, l’officier radio de la Mission Interalliée1 quitte la Haute-Savoie pour s’installer à la ferme de Pray-Guy. La deuxième chambre de l’étage lui est réservée où il peut travailler en toute tranquillité. Des journées durant la pièce vibre au ti-ti-ta du récepteur ou du manipulateur. Coiffé du casque, Paul est penché sur ses appareils. Sous ses doigts agiles le manipulateur lance l’indicatif ; puis il tourne un interrupteur, reste soucieux un instant, le referme

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Le capitaine Denis O. Johnson, de l'U. S. Army, a été promu chevalier de la Légion d'honneur et cité à l'Ordre de l'Armée Française pour faits de guerre et services exceptionnels rendus à la Résistance. Il en est de même du colonel Heslop (Xavier).

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et renouvelle son appel. Au bout d’un moment d’attention extrême qui lui fait perler la sueur au front, il redresse sa taille, glisse un coup d’œil de côté et annonce en souriant : « Ca y est ! je les tiens. » Il referme l’interrupteur. Les yeux rivés à son papier d’apparence incompréhensible, il envoie dans l’antenne passée par la fenêtre des trains d’ondes saccadés qui, s’échappant de cette nature perdue, sont recueillis par la B.B.C., là-bas à Londres. Ses camarades du camp restent pendant de longs moments à écouter le tic-tac du manipulateur. Ce sont autant d’espérances, de leurs espérances à eux qui s’envolent vers un monde libre : demandes d’armes, messages-indicatifs, coordonnées des terrains, renseignements militaires, comptes rendus. Ce petit appareil aux cadrans bizarres développant dans le ciel son antenne, c’est la liaison des forces secrètes éparses dans les villes comme dans les montagnes avec les Alliés qui, reconnaissant leur puissance grandissante et leur rôle effectif, les ravitaillent et ne les abandonnent pas. Après une heure d’émission, deux heures parfois, Paul passe à la réception. À son tour l’Angleterre parle au Maquis. Les ti-ta-ti-ti crépitent. Il transcrit. La concentration d’esprit impose une extrême fatigue que redouble une écoute parfois défectueuse. Pour bien saisir il s’absorbe au point que son être se confond avec l’intimité de l’appareil. Il interrompt la réception, réclame la retransmission de certains passages et reprend l’audition. Enfin le travail le plus délicat et le plus fastidieux : la transcription en « clair » des messages captés en code X ou Z et le « codage » de l’émission suivante. Tout ce qui a trait aux Maquis de l’Ain et de la Haute-Savoie ou à la Mission Militaire Interalliée passe entre les mains de Paul. Et avant l’arrivée de René et de Kodak il est le seul pour assumer cette tâche. Mais ses responsabilités écrasantes ne lui enlèvent pas sa Jovialité. Il sourit toujours ce grand garçon vêtu à la diable d’un pantalon de velours à côtes et d’une canadienne défraîchie. Sur sa figure maigre et pointue qu’éclairent des yeux vifs et perçants se reflètent la douceur et la bonté. Volontaire pour être parachuté au Maquis, le Maquis en retour l’a adopté et trouve en lui un fervent défenseur. Au milieu de ses camarades français, Paul n’est plus l’officier étranger. Il s’est attaché à la communauté dont il a pris les habitudes et les expressions typiques, par des liens autres que les obligations de la guerre, des liens que la paix ne rompra pas. Il est à supposer que les liaisons continuelles avec Londres

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feront repérer le secteur et amèneront dans le voisinage, autour de Brénod surtout, la voiture radiogoniométrique à la chasse du poste clandestin. Michel a donc décidé que pendant les heures d’émission, des embuscades seront tendues par de petits groupes car la voiture détectrice serait une bonne prise. Ce fut peine perdue. La région étant réputée dangereuse le service de repérage ne poussa jamais d’incursions profondes, loin de sa base et de sa protection. Seule une voiture de la Gestapo entreprit en plein jour un raid sur Hauteville pour abattre un homme accusé de posséder un appareil clandestin. Quand le Maquis alerté arriva en camion sur les lieux elle avait disparu, trop pressée qu’elle était de fuir les justiciers. Le piège tendu involontairement par Paul ne permet donc pas de prendre de souris grises. N’importe, il faut agir, être sur le pied d’offensive pour parer à toute éventualité : En se prolongeant, l’occupation par les G.M.R. de La Cluse, de Nantua n’indique rien de bon. Ordre est alors donné de dresser des embuscades pour surprendre l’ennemi sur ses voies de communication et le gêner au maximum. L’embuscade est une opération menée par un petit effectif, de la valeur d’une section tout au plus. Elle est rapide et ne se renouvelle pas. Dès que l’ennemi apparaît, il est soumis à un tir assez dense pour le réduire dans un minimum de temps. Puis les assaillants disparaissent. Ils ne doivent jamais « s’accrocher » quand bien même un résultat définitif n’est pas atteint car si l’ennemi est en grand nombre, une fois l’effet de surprise passé, la bataille risque de tourner à son avantage. L’embuscade se tient loin des camps et change continuellement de place car l’ennemi se méfie là où il a été pris ; et loin des agglomérations pour ne pas être un motif de représailles. L’embuscade, c’est l’A.B.C. de la guerre de guérilla. Mais elle devait jusqu’à la Libération rapporter les plus beaux fruits. Le camp de Granges bénéficie de la première opération. Le point choisi est le lac de Sylans. À quatre ou cinq kilomètres au sud-est des Neyrolles, le lieu est désert. La route Lyon-Genève avant d’aborder le sauvage lac glaciaire fait un certain nombre de tournants qui rendent l’allure de véhicules très modérée. Le repli sur le camp est tout indiqué. Ludo se voit confier la mission. Les autres chefs, jaloux de la préférence, se consolent à l’idée qu’ils y prendront part tour à tour. Au matin la section quitte le camp munie de repas froids. Mitraillette à l’épaule, bardés de grenades et sac au dos, les hommes

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s’enfoncent dans le bois enneigé. Un fusil-mitrailleur Brenn et une quinzaine de chargeurs complètent l’équipement. — Bonne chance ! crient avec des regards d’envie leurs camarades. — Ne vous en faites pas ! On en aura. La journée passe, la nuit vient. Un peu avant sept heures, des cris, des chants s’élèvent aux abords de la ferme. Les hommes arrivent, épuisés par une marche de trente kilomètres dans la neige fraîche, jusqu’aux genoux. Mais ivres de leur succès, ils trouvent encore la force de bondir. Ils s’étreignent au milieu des clameurs. La cacophonie est telle qu’une seule expression se distingue : — Les salauds ! On en a eus ! Au P.C. du camp, Ludo, ce grand garçon brun, au sang-froid si tenace, rit de toutes ses dents en déballant d’une musette des képis à l’aigle de la Wehrmacht et six épaulettes verdâtres étoilées. Ils peuvent enfin expliquer : — Depuis le matin on était camouflés dans le talus. On crevait de froid, mouillés jusqu’à mi-cuisse et les pantalons raidis par la gelée. On trouvait le temps long. Rien à se mettre sous la dent — à part le casse-croûte… — Ah ! pour sûr, les heures passaient pas vite. Même que… — Laisse ! Même que voilà au tournant… Non ! On entend un bruit de moteur. On plonge, on est en batterie, Paul au fusil-mitrailleur. Une bagnole passe en trombe. Impossible de rien voir. On reste perplexes. Soudain, une deuxième. Des civils, bon Dieu ! Quand elle arrive à notre hauteur, des Fritz dedans ! On tire, la bagnole est transpercée. Elle s’arrête plus loin et des types sautent dans le talus. On a à peine le temps de s’occuper d’elle qu’elle repart et qu’une autre débouche. Devinant l’attaque, elle ralentit. Peut-être pour faire demi-tour. Mais trop tard. Et v’lan ! Le fusil-mitrailleur la crible de balles, elle est stoppée contre le talus. Les vitres giclent. — Tonnerre ! ça crachait de partout. Quel beau cirque ! Deux boches sautent dans le fossé ! — Des vraies panthères ! je vous dis. — Une rafale en couche un, illico. Aussitôt une grenade éclate au pied du second. Il saute, haché. Et de deux ! Plus rien ne bouge. Les Seigneurs et Maîtres sont rectifiés. — On s’approche de la bagnole… — On s’approche. Un Fridolin est affaissé, blessé d’une balle dans la poitrine. Son pistolet est pendu au ceinturon. Vincent

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l’arrache et à bout portant lui brûle la cervelle. Et de trois qui ne retourneront pas au Grand Reich ! — Malheureusement, il y avait le chauffeur… — Oui… le chauffeur, un Français, expirait, l’épaule arrachée par une rafale. On ne pouvait pas le soigner, c’était trop tard… — Les salauds, comme s’ils ne pouvaient pas avoir des chauffeurs à eux ! — Alors, termine Ludo, je suis allé aux Neyrolles téléphoner à l’hôpital de Nantua… On a ramassé les trophées de guerre et voilà ! Il désigne sur la table deux fusils Mauser, une mitraillette d’infanterie, deux pistolets parabellum. La Rafale exhibe un poignard long et fin : — Voilà ce que, comme les Corsoises dans leurs bas, un des S.S. portait dans sa botte ! Ils boivent le verre de la victoire tandis que Michel cloue à la porte les épaulettes. — Un oberleutnant ! deux capitaines ! Aux suivants de ces messieurs, dans l’ordre hiérarchique, selon les convenances. Il félicite ses camarades : — Bravo à tous ! Qui fera mieux la prochaine fois ? — Quand est-ce la prochaine fois ? — Attendez ! demain, c’est Goyo, après, Prosper. Chacun son tour il en faut pour tout le monde ! — Tiens ! dit Ludo en tendant la mitraillette à Michel, tiens ! Je te la donne, ce sera en souvenir. Moi je garde mon mousqueton. — Merci, vieux ! Elle placera au bon endroit les balles qui nous étaient destinées. Maintenant, allez donner des détails aux copains qui attendent impatiemment. Ils prendront du feu. La pièce se vide et avant de sortir, Bébert, cynique, conclue : — Ça faisait tout de même de joyeux morts ! Pas vrai ?… Le camp de Cize réussit lui aussi une belle embuscade. En dessus de Villereversure il attaque au fusil-mitrailleur deux camions allemands dont les passagers sont presque tous anéantis. De son côté, le Groupement Sud entre en action et Verduraz ouvre la série en détruisant dans la côte de Cerdon plusieurs voitures. Si ces coups de main sont fructueux, c’est que depuis quelques jours l’armement s’est augmenté dans des proportions considérables. Il faut souligner le fait que jusqu’à la mi-janvier, les Maquis de l’Ain ne possédaient aucune arme automatique de portée moyenne ; si ce n’est quelques méchants fusils-mitrailleurs français récupérés dans un état plus ou moins défectueux et une mitrailleuse de la guerre de 1914, complètement rouillée — elle

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tirait une cartouche sur dix — dénichée dans on ne sait plus quelle cave (bonne mitrailleuse ! elle avait tout de même joué son rôle d’intimidation à Oyonnax après avoir été repeinte pour la cérémonie du 11 novembre). Toutefois depuis le 18 janvier chaque camp est doté de plusieurs fusils-mitrailleurs anglais, d’une réserve de munitions, de grenades et d’explosifs suffisants pour des destructions diverses. Le Maquis peut donc enfin se défendre avec succès et attaquer déjà avec efficacité. Le 18 janvier la B.B.C. a passé un message particulièrement attendu. À 20 heures le camp de Granges et le P.C. départemental commandés par Chabot partent à pied dans le sud-est jusqu’à Macconod, le petit village où stationne le train-auto. L’épaisse couche de neige rend l’allure extrêmement lente. Dans la nuit où ne brille pas encore de lune, il faut à l’officier une extraordinaire connaissance de la région pour conduire la colonne à travers bois et combes que rien ne différencie. Deux heures de marche forcée et la centaine d’hommes atteint son premier but. À ski, un agent de liaison a porté au garage l’ordre d’appareillage. À 22 heures, cinq camions tournent rond et démarrent sous la protection de leurs occupants. La route de Brénod à peu près dégagée par les chasse-neige étant atteinte, la descente s’amorce dans le nord-ouest. Plaine de Port ? Plaine d’Izernore ?… À Saint-Germain-de-Béard, le camion de queue dépose la section Prosper. Elle doit se poster en « bouchon » pour interdire l’accès de la Plaine d’Izernore à quiconque vient de La Cluse. À la hauteur de la scierie Tissot deux rails traversent la route, d’un bâtiment à l’autre. Un énorme wagonnet est chargé de lourds madriers d’une dizaine de mètres de longueur. Le barrage est donc tout trouvé : aussitôt il est poussé au milieu de la chaussée. Devant un tel obstacle le plus lourd camion sera dans l’obligation de stopper. À la sortie d’Izernore, un bouchon volant contrôle l’accès du terrain par le nord. Une patrouille bat la bourgade. Les oreilles cuisent malgré les passe-montagnes ou les serre-tête ; les pieds gèlent, mouillés par la longue étape dans la neige. Il fait vingt degrés au-dessous de zéro. Minuit, une heure… Au barrage les hommes tapent des pieds, boxent, se frottent mutuellement pour éviter l’engourdissement. À un kilomètre ou un kilomètres cinq cents de là, ceux des équipes préposés au parachutage, courent en tous sens pour se réchauffer. Deux heures… Un peu avant trois heures un ronronnement d’abord indistinct grandit, emplit le ciel. Enfin un avion ! Il tourne au-dessus de

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l’immense plaine, à haute altitude. Puis au sud-est, en dessus d’Heyriat, ou de Sonthonnax peut-être, une lampe semble clignoter. L’avion survole déjà Nantua. Il passe maintenant sur Béard une lampe blanche s’allume très haut. L’avion revient puis le bruit des moteurs décroît et s’éteint dans le sud. C’est fini. Un silence absolu s’est de nouveau appesanti. Comme c’est décevant : personne n’a rien vu. Sauf peut-être une grande ombre indistincte et fugitive, durant une seconde. Une heure plus tard le premier camion se présente au barrage de SaintGermain. Une heure pour ramasser un parachutage ? L’avion a bien largué ! — Alors, il y a de la camelote ? — Ben mon colon ! pas la peine de se geler les couennes les trois quarts de la nuit. On remonte à vide. — À vide ? Mais le zinc a bien largué puisqu’il a fait les signaux ? — Il a largué ? Tu parles ! un type grand comme deux fois le plus grand du Maquis et quatre ou cinq paquets avec lui tombés à l’entour. C’est tout ! Laisseznous démarrer ! Perplexes, ils poussent le wagonnet. — Qu’est-ce que c’est bien que cette histoire-là ? Une centaine de types et cinq camions pour attendre un seul bonhomme ?… Une voiture légère s’arrête. Un coup de lampe électrique à l’intérieur. — Ouvrez le barrage vous autres ! Bonsoir mon commandant. — Bonne nuit mes petits. Pas trop froid ? — On tient encore le coup ! Pas marché le parachutage ? — Pas marché ? Oh ! mais si, très bien pour nous. Nous ramenons monsieur — et en se retournant le commandant désigne dans l’ombre, à l’arrière, une personne qui cause anglais avec le colonel Xavier. Les jeunes gens saluent et il reprend : — J’en connais à Heyriat qui ne doivent pas s’amuser. Il y a eu une petite erreur, les terrains ont été intervertis et Heyriat a reçu le parachutage ! Bonne nuit à tous, le dernier camion vous prendra dans un moment. Puis éclatant de rire, d’un rire clair : — Là-haut Montréal doit être fou ! C’est sur le plateau en effet, dans les prés de Revers, que le matériel a été lâché. Montréal et Ravignan aidés par Michel et quelques-uns de ses camarades arrivés en camionnette un peu avant la nuit s’occupent à rechercher dans la nature les précieux tubes tombés à l’écart du balisage de fortune. Pour rassembler la

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totalité des containers primitivement destinés à Izernore, Commis et ses hommes sont requis. M. Gontier réveillé au milieu de la nuit par les gars du Maquis désireux de lui emprunter un attelage, propose d’assurer lui-même les transports car il est le seul à se réjouir de l’erreur qui lui permet de se rendre utile. Grâce à la bonne volonté générale, au matin les containers sont récupérés et évacués du champ. Les dommages sont minimes : seuls un ou deux tubes dont les parachutes ont refusé de s’ouvrir se sont fracassés sur les murs de pierres sèches en manquant d’écraser Ravignan. Dans la journée le tri et la répartition sont faits. Le soir, Michel charge sur sa camionnette le matériel destiné au P.C. départemental et à Granges, et regagne son unité. Au camp où logent généralement les officiers de l’État-Major, le parachutiste malgré son flegme britannique est encore éberlué. — Il me fait penser, dit quelqu’un, à ce vers de Jocelyn : « L’homme est un ange tombé, etc., etc. » — Oui, avec cette différence, précise un autre, que lui ne se souvient pas des cieux mais au contraire de son arrivée sur la terre ! Cet homme, c’est Gandhi. Ainsi a-t-il été baptisé. Non pas parce qu’il est grand et sec ; mais à la vue de la force déployée pour l’accueillir, un loustic a pensé aux foules fidèles du mahatma des Indes. « C’est Gandhi ! » a-t-il lancé. Le nom lui est resté. Gandhi est un homme jeune, blond, dont les traits rappellent avec fidélité les portraits du roi Georges VI. De son accent très accusé, il répète : — Ah ! alors si je m’attendais à cela !… Avec bonhomie il explique en quelle estime on tient le Maquis à Londres et dans le Royaume-Uni, la vogue dont il jouit, ce qui se dit de faux et d’exact à son sujet. — Mais si je m’attendais à cela !… Il pensait, conte-t-il, être accueilli à terre par un ou deux hommes à la figure tourmentée, pressés comme ceux qui se savent traqués, et conduit par des chemins secrets à travers la montagne. Au Maquis, il coucherait sous une toile de tente, et encore, au pied d’un sapin, dans la neige. Si bien qu’il était allé de surprise en surprise. À son arrivée il avait été accueilli par une trentaine de jeunes gens à la figure glacée, certes, mais ouverte et cordiale. S’il avait malgré tout sorti son revolver — car la mise en scène faussait par trop ses idées préconçues — il s’était vite rassuré et son compatriote en le recevant pouvait lui donner toutes les explications désirables…

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L’endroit n’était pas perdu : une plaine au lieu d’une clairière sinistre et aux alentours, de gros villages… Il n’avait pas eu besoin de s’occuper de ses « bagages » !… La vue de la belle voiture l’avait fort stupéfié. Bien sûr, il y avait quelques armes à l’intérieur. Mais puisqu’elle circulait, c’est que le Maquis ne se gênait pas autant qu’il pouvait le croire !… Et tous ces gros camions alignés sur la route ? Les Maquisards n’étaient donc plus ces hommes traqués dans les bois, ils représentaient bien la vague de force qui envahissait peu à peu la France… Puis, sur la route, ce barrage ? Qu’était-ce ? Ses nouveaux amis restaient calmes : encore le Maquis ! Le Maquis bouchait les routes, le Maquis contrôlait la circulation !… On lui avait dit bien des choses avant son départ mais ce qu’il voyait était inimaginable… Enfin son arrivée au camp. La voiture légère roulait sur la neige tassée du chemin. Tout à coup, à un détour, à la sortie du bois : une barrière et deux hommes en armes. La barrière se levait après un signe amical. Il était maintenant dans le domaine du Maquis. Le Maquis avait ses postes de garde, le Maquis avait ses mots de passe et même ses enceintes réservées !… Il visitait le P.C. du commandant : une cuisine, une chambre pour les services ; en haut, un bureau, des machines à écrire ! un dortoir… Comment aurait-il pu supposer qu’un étatMajor clandestin pouvait être ainsi installé ?… Au camp, où il logeait, il disposait d’un lit ! Un lit ! Lui qui croyait coucher à la belle étoile ! À son petit déjeuner on lui proposait du café ou du thé, du vrai café du Brésil et de l’authentique thé de Ceylan. Du beurre ! Lui qui croyait qu’il n’y avait plus rien de tout cela depuis longtemps en France ! À son chevet, il trouvait des cigarettes… Il était stupéfait et ravi. S’il devait repartir tout de suite il se rappellerait toujours son premier voyage dans le Maquis de l’Ain. D’emblée, sans façon, il sympathisait avec ses compagnons français car il reconnaissait en eux le peuple fier et acharné. Pour être juste, il faut dire qu’en revanche il les avait intrigués en vidant ses poches. Des petites boîtes plates, fermées hermétiquement, contenaient, préservées par le vide le plus complet, des pastilles et des dragées suffisantes pour s’alimenter pendant un mois. Un gros tube renfermait du tabac comprimé. Une seule rondelle, mince comme une feuille de papier à cigarette, frottée entre les doigts suffisait à remplir une pipe, ce qui avait arraché cette réflexion à un jeune garçon : — Si la régie donnait des décades pareilles, comme mon père serait content ! Tout cela, tous ces trésors, Gandhi les avait distribués. Dedt

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avait même hérité du costume de parachutiste. Quand il partit quelques jours plus tard pour sa mission secrète il ne savait pas comment remercier ces jeunes Français qui l’avaient si bien accueilli et protégé, qui lui avaient montré le regain d’activité qu’on puise dans le malheur et fait découvrir la force que cache l’obstination, l’obstination qui se forge avec la persévérance, la persévérance qui se développe dans la fraternité… Ainsi donc ce parachutage du 18 janvier procurait outre les armes et les munitions si ardemment souhaitées, des matériels et des appareils précieux nécessaires au travail, tels qu’un groupe électrogène propre à recharger les batteries des postes émetteurs. C’est aussi au cours de cette nuit que mourut Dédé, fondateur du GroupeFranc1. Pour protéger l’opération aérienne il avait pour mission de bloquer la route Nantua-La Cluse. Tout était calme quand survint à vive allure un camion qui n’obtempéra pas à l’ordre d’arrêt et arracha le câble tendu en travers de la chaussée. (Le chauffeur assura par la suite n’avoir rien vu.) Un gendarme occupant la cabine, le véhicule qui ne ralentissait pas passa pour appartenir aux G.M.R. Le poste ouvrit le feu et dans la mêlée qui suivit, Dédé tomba. Il payait de sa vie sa cruelle méprise. Le commandement fut donné à Pesce, son véritable animateur, qui fit du groupe-franc appelé désormais G.F. Pesce, une des plus brillantes unités des F.F.I. de l’Ain. Les embuscades tendues sur les diverses routes du Valromey et du HautBugey ne rapportent pas tous les résultats escomptés et telle section — celle de Goyo, par exemple, attendit en vain plus de quarante-huit heures sur la route Nantua-Bellegarde — revient bredouille de sa chasse. Néanmoins elles ont un double résultat. Primo, elles sont un sujet d’inquiétude permanente pour les troupes allemandes qui se voient attaquées sans jamais pouvoir riposter : l’ennemi, invisible, disparaissant avec une extraordinaire célérité. Ainsi le but initial est-il atteint. Secundo, elles créent chez le franc-tireur un climat favorable à l’esprit d’offensive et lui permettent de donner libre cours à son ardeur combattive. C’est un but secondaire d’importance capitale. La répercussion des embuscades est immédiate. Au lendemain des attaques de Ludo et de Verduraz les Allemands sont en proie à une psychose de peur et l’ÉtatMajor interdit la circulation sur la Nationale 74-Lyon-Genève, route d’intérêt stratégique pour l’armée d’occupation du fait qu’elle conduit d’une part par Belle-

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De son véritable nom André Leduc.

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garde, le Pays de Gex et La Faucille dans le Haut-Jura, le Doubs et l’Est ; d’autre part, par Annemasse dans les Savoies et l’Italie du Nord. Les véhicules ennemis sont chargés sur voie ferrée à la gare de Saint-Germain-de-Joux et descendus à La Cluse (ou vice-versa). Ainsi sont évités les passages dangereux mais la perturbation du trafic persiste. Puis, d’une façon générale, la police reprend son activité. Au nombre de 1.200, les G.M.R. ont déjà attaqué par encerclement le camp Verduraz et n’ont renoncé à leurs idées belliqueuses qu’après avoir subi de lourdes pertes et avoir été contraints par la force de relâcher les prisonniers. Le 26 janvier ils font une nouvelle tentative à la fois sur le Grand P.C. et sur le camp de Granges. Line, chargé de ramener avec sa « troïka » un veau acheté dans une ferme donne l’alerte : Les G.M.R. sont au Monthoux. Le camp aussitôt évacué, les positions défensives sont prises en bordure de la Combe-de-Léchaud et le long de la route du Monthoux aux Neyrolles. Romans et Xavier sont arrivés la veille des Maquis de Savoie (placés sous l’autorité de Romans depuis l’arrestation du Chef Départemental Faure1 avec le capitaine Lachenal, officier de Chasseurs alpins qui commande par intérim. Benoît et Charvet, son fidèle second, sont également venus de Châtillon-surChalaronne. Alors tous ont pris les armes, prêts à faire le coup de feu sur les indiscrets gêneurs. Encerclant une vaste zone, les G.M.R. portent leurs efforts sur Maconod. La manœuvre est éventée et une section rallie rapidement le village pour soutenir le groupe du Garage. Mais l’attaquant qui craint la riposte se retire sans avoir endommagé le matériel. Une autre fraction qui a fait une marche d’approche vers le poste de garde replié à quelques mètres sur la butte, en contre-bas du P.C., arrête sa progression à la limite de tir des fusils-mitrailleurs. Seul un side est pris sous le feu du groupe Goyard qui le touche sans pouvoir toutefois le détruire. Avant la nuit la sentinelle adverse de faction au sommet d’un sapin — elle est visible à la lunette — redescend de son observatoire. L’ordre de repli donné, les forces de Vichy repartent. Le lendemain 27 janvier, une patrouille aventurée dans la

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Le commandant Faure s'évada de façon vraiment acrobatique du train qui l'emmenait. Trompant la surveillance des Allemands qui le gardaient, il réussit à ouvrir la portière et à se jeter sur le ballast, menottes aux mains. À la libération, alors lieutenant-colonel Valette d'Osia, il fut nommé au commandement de la 27e D.I.A.

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descente des Monts d’Ain aux Neyrolles surprend deux compagnies de G.M.R. montant par l’itinéraire opposé à celui emprunté la veille. Aussitôt le fusilmitrailleur est mis en batterie dans le talus. — Halte ! Maquis ! L’ordre est donné d’une voix de stentor. — Police ! — Halte ou on tire ! La stupéfaction est à son comble dans les rangs. Les uniformes sont déconcertés par tant d’audace. — Deux parlementaires, tout de suite ! précise le Maquis. Les G.M.R. se concertent. Deux se détachent : — Sans armes ! Ils obéissent. Le chef de patrouille et un camarade avancent. Ils sont face à face avec le capitaine. — Causons entre Français, capitaine, voulez-vous ? Sinon nous serons ennemis ! Que venez-vous faire ? Le Maquis ne semble pas avoir froid aux yeux, encore que les deux gaillards n’aient pas des têtes de bandits de grand chemin. L’officier explique qu’il est envoyé pour explorer le secteur de Pray-Guy, de Malbron et du Monthoux. Il affirme être dénué de toute malveillance. Il affirme ne pas être chargé de mission par les Allemands. Il n’exécute qu’une simple formalité. Franchise ? Hypocrisie ? Il est Français, le Maquis accepte ses explications. L’officier est désireux de pénétrer plus avant dans le secteur afin de pouvoir rédiger un rapport circonstancié à son retour. — Je ne peux pas vous donner cette autorisation sans en référer à mes supérieurs, répond le chef de patrouille. Mais je prends sur moi de vous laisser approcher tant qu’une estafette ne sera pas de retour avec l’acceptation ou le refus. Avançons ensemble. — Je suis un soldat français, dit alors le capitaine. Je vous donne ma parole de limiter ma progression à la ferme de Malbron et de ne rien faire contre vous. Et il se met en route en compagnie de la patrouille qui surveille d’un œil discret la colonne qui suit à quelque distance. Le détachement de police s’installe à Malbron. Le capitaine Chabot remplaçant le chef départemental, arrive à ski, escorté de Michel et de plusieurs cadres. De part et d’autre les présentations sont faites. Le chef d’escadron explique à nouveau sa mission. Il demande l’autorisation de cantonner à Malbron et de repartir à la nuit. Il renouvelle sa parole de ne pas agir contre eux. Chabot accepte, en le prévenant par ailleurs que depuis hier le Maquis dans son intégralité est sur le pied de guerre et qu’à

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la moindre incartade de leur part, il les traitera en ennemis. L’officier en uniforme noir acquiesce : — J’installe un poste de garde ici. Mes hommes ne franchiront pas la limite fixée. — Bon. Nous en aurons un à quelques centaines de mètres de là. La réciproque sera vraie. Et comme il admire la bonne mine, la belle tenue de ceux du Maquis (ce qui ne laisse pas de choquer ses idées préconçues), il ajoute : — Nous sommes partis ce matin pour cette rude randonnée avec un quart de café. Nous n’avons pour toute la journée, voyez, qu’une tranche de pain et qu’une mince portion de viande. — Venez avec nous ! Vous serez mieux nourris ! Le capitaine hausse les épaules. Il doit penser : « Oui ! mais le Maquis… tout de même… » Ah ! combien n’auront pas le minimum de courage nécessaire pour rompre avec la légalité, se rejetant d’un coup dans la masse des lâches ! Un peu avant la nuit une patrouille surveille le départ des G.M.R. et dans l’ombre, les raccompagne presque jusqu’aux Neyrolles. La journée a été calme. L’officier n’a pas failli à sa parole. Nous voulons croire qu’il ne s’est pas parjuré un peu plus tard. Les deux manœuvres des G.M.R. — toutes pacifiques qu’elles soient — sont le prélude à une attaque de grande envergure. L’expérience devait d’ailleurs montrer que l’ennemi, avant toute opération importante, faisait sonder le dispositif du Maquis par les forces de Vichy. Sondages qui, bon gré, mal gré, leur rapportaient des renseignements, erronés peut-être, mais non négligeables. Le S.R. annonce l’imminence de l’offensive. Comme aucune précision n’est fournie, le Maquis se tient prêt à toute éventualité. Au soir de cette deuxième incursion, le lieutenant Montréal arrive au camp de Granges et réunit les cadres. Pressentant le danger, il préfère être sur le pied d’attaque. À cet effet, il a déjà « contacté » l’instituteur de Chevillard, M. Belot, en vue d’un repli possible dans cette direction. — Toutes les nuits, dit-il, y compris celle-ci, le camp tendra des embuscades extrêmement fortes. Voilà les emplacements. » Sur une carte d’état-major il indique du doigt : « La première, sur la route de Saint-Martin-du-Frêne-Brénod, en dessous de Chevillard, pour couper toute infiltration venant de Lyon. La deuxième au Monthoux, à la bifurcation des routes Saint-Martin-Brénod et SaintMartin-Champagne pour attaquer un convoi éventuel venant de la direction Tenay-Hauteville ou Artemare-

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Belley, donc montant de la Savoie. La troisième sur la route Les NeyrollesBrénod, en dessous de la ferme des Monts d’Ain. L’embuscade sera forte d’une section. Elle s’installera aux trois points indiqués ; toujours dans des endroits aux replis faciles — vous le savez — et sur des rochers d’où il est possible de mitrailler et grenader avec le maximum de protection. Tout l’armement sera amené, quinze chargeurs par fusil-mitrailleur et surtout les gammons. Il n’y a rien de tel contre les véhicules. Attention de ne pas vous faire sauter, vous les connaissez suffisamment maintenant. En cas de baroud, infligez le plus de casse possible puis retirez-vous. La liaison se fera en dessus de Chevillard, ici ! « Ne resteront que les cuisiniers et les malades. « Y a-t-il des malades, docteur ? — Une petite bronchite, c’est tout. — Bien qu’il reste là. Vous aussi évidemment, toubib. Si vous le voulez. — Non ! Non ! Je préfère en être. — Très bien, Noël avec nous. Allez-vous préparer. Départ dans vingt minutes… Pendant six ou sept nuits consécutives les embuscades se répètent sans aucun résultat. Elles demandent une grande résistance physique. Tous les soirs, vers 8 heures, les sections sont sur le pied de guerre : couvertures, munitions, chargeurs, grenades défensives, grenades gammon, ravitaillement sont entassés dans le tyrolien sur lequel repose la mitraillette dont la courroie passe autour du cou. Les fusils-mitrailleurs sont arrimés sur les épaules des servants. Puis, foulant la neige, les hommes s’enfoncent dans la nuit. À 23 heures ils sont en position. Les secteurs sont reconnus. La falaise domine la route, et d’ici au tournant s’allonge un beau champ de tir. Les fusils-mitrailleurs sont en batterie, chargeurs engagés, armés, l’index à la sûreté. Au moment voulu, il n’y aura qu’à pousser sur « rafale » et appuyer sur la détente… Les autres boîtes-chargeurs attendent. Les paquets de balles du calibre 303 sont prêts dans les sacs. Pour les armes individuelles toutes les places sont bonnes. Quant au grenadage il sera efficace, le rocher abrite des éclats et surtout du souffle des gammons1.

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La grenade dite « gammon » est une grenade faite d'un bouchon-allumeur sur lequel se visse un bouchon protecteur en bakélite, et d'un petit sac élastique que l'on peut charger à volonté de plastic. Dès que le bouchon est enlevé et que la grenade est lancée, la goupille de sûreté entraînée par un en-bout de plomb tombe. Dès cet instant elle éclate au moindre choc en reproduisant l'effet d'une bombe soufflante de petit calibre.

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La préparation traîne pour faire passer le temps car l’attente sera atroce et l’espoir peut-être déçu. Les hommes fument, causent entre eux, piétinent la neige glacée. Puis la sentinelle placée, ils se couchent. Une couverture étendue sur la neige, l’autre couvre le corps des pieds à la tête. C’est là un procédé commode pour s’habituer à dormir dans tous les lits. Les premières fois c’est dur, surtout quand il fait vingt-cinq degrés au-dessous de zéro et que le vent du nord siffle et transperce les plus chauds vêtements. Enfin les hommes se livrent au sommeil. L’un d’eux a découvert deux sapins abattus rangés côte à côte par les bûcherons, ménageant une place. Il a mis à profit ce berceau rustique : Enveloppé dans une couverture entre les deux arbres, il dort avec la force et l’insouciance de sa jeunesse. Un seul factionnaire suffit pour la protection. Qui serait venu chercher ces nomades reposant dans la neige ?… Vers cinq heures du matin, le guet commence. Mais le réveil est pénible. Les corps sont transis de froid et il est très difficile de se réchauffer. Puis, avec chaque heure qui passe, la déception s’insinue : Encore rien ! Pourtant le baroud aurait ragaillardi. Et combien la joie du combat compenserait des nuits passées à la belle étoile ! Au matin de la première embuscade, le groupe à l’affût sur la route des Neyrolles a un espoir : des camions roulent. Aucun doute, ils montent. Certainement un gros convoi. Montréal qui est présent — il devait passer la plupart des nuits avec ses hommes — donne les dernières instructions. L’ordre, au restant, est superflu : grenades en main, ils sont à l’affût. Les camions roulent et pourtant le bruit des moteurs reste le même, toujours aussi lointain. Quelqu’un a une idée : — Nous sommes idiots, c’est la levée du couvre-feu à Nantua. Vrai, quelle déception ! Ils attendent encore durant une heure pour plus de sûreté. Dans la vallée, la circulation se devine normale. Alors vers 8 heures, groupe par groupe, ils frappent à une ferme des environs. Les braves gens les accueillent. Le vin chaud épicé ragaillardit les êtres, insuffle une nouvelle vie. Chaque matin à l’aube ils épient les mêmes roulements, les mêmes moteurs. Au jour, ils montent sur la butte. De cet observatoire, ils découvrent une partie de la route de Sylans. En face, le Mont, propriété de Mystère, retranchement du Centre de Triage. À gauche se distinguent à la lunette les rues de Nantua. La nature est calme. Les autres sections n’ont pas plus de succès. Elles dorment,

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guettent… et désespèrent. L’une prend le vin chaud à Chevillard, l’autre au Monthoux, chez Pongin où Marcelle les reçoit avec le sourire. À dix heures, tout danger sérieux semble écarté. Les groupes rentrent, sac au dos. La marche est plus facile à la lumière du jour mais les cœurs sont moins joyeux. Les corvées, le repos — et la nuit revient. Il faut partir encore. — Quand donc pourra-t-on s’en mettre sous la dent ? hurle le Suisse. Un soir, le 2 février, l’enthousiasme renaît. Au camp un ordre arrive : deux usines de La Cluse sont à saboter dans la nuit. Enfin du travail ! Le plastic sautera. Mais quels sont les élus qui formeront l’équipe d’action ? La question est d’importance. Goyo avait déjà reçu une mission qu’un contreordre avait annulée : détruire le tunnel de Charix pour interdire la ligne de Bellegarde. Pour le dédommager de sa peine — il avait parcouru quarante kilomètres de montagne dans la neige pour reconnaître son premier objectif — Michel le confirme dans le coup de main. Il emmènera avec lui une équipe complète. Il s’agit de réussir à la barbe des G.M.R. La gare, nœud ferroviaire important, est dévolue au G.F. Pesce. Les scieries de deux collaborateurs notoires : Thomasset et Déguerri, à Goyo. Bébé dirige l’expédition. À deux heures du matin, les explosions retentissent, ébranlant la ville. La plaque tournante de la gare et les aiguillages sont arrachés. Pesce promet bien de sa future spécialité de « terroriste du rail ». Dans les deux usines, les machines sont hors d’état. Il est vrai que Bébé a un peu exagéré les charges prévues. Non seulement vitres et toitures sont brisées mais le feu se met de la partie… * ** Dans la même journée, vers Ruffieux, un sanglant engagement a mis aux prises le camp de Pré-Carré avec les Allemands. L’adversaire qui accuse trentedeux morts n’a pas été en mesure d’exploiter sa supériorité : Bien que déplorant la perte de sept de ses hommes, Boghossian lui a infligé un échec. Au début de ce mois de février, le Maquis attaque et gagne. C’est le signe certain d’une puissance croissante et irréductible que l’ennemi sonde et contre laquelle il va se déchaîner.

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VII

Sur les hauts plateaux les embuscades ont cessé depuis deux jours. Les hommes sont exténués. Ils leur faut prendre du repos à tout prix et rester en alerte. Le futur immédiat ne s’annonce pas bien. À l’aube du 5 février les forces de représailles allemandes affluent sur l’Ain avec l’intention d’anéantir cette pépinière de maquis qui infeste le Valromey et le Haut-Bugey. Plus d’une demi-division — 5.000 hommes — investissent la région qui s’étend entre les routes de La Cluse-Ambérieu par Cerdon et Poncin (N. 84 et N. 75), Ambérieu-Culoz par Saint-Rambert et Virieux-le-Grand (N. 504), CulozBellegarde par Seyssel et Frangy (N. 92 et N. 508), Bellegarde-La Cluse par Nantua (N. 84). La tactique allemande est simple. Elle est basée sur deux éléments. Les cordons de troupes s’étendent sur toutes les routes d’encerclement. Les sentinelles sont postées à des intervalles plus ou moins réguliers. Les patrouilles, soit à pied soit montées sur véhicules armés, font la navette dans le seul but d’interdire le franchissement des routes énumérées plus haut. Dans les agglomérations, principalement aux carrefours et points stratégiques importants, la surveillance est renforcée défensivement, précaution élémentaire pour prévenir tout raid éventuel en provenance des secteurs libres. Les colonnes d’assaut fortes de trois cents hommes approximativement ont mission d’attaquer les camps repérés par les agents du service d’espionnage ou signalés par les rapports de police. Elles sont dotées d’un armement puissant : mitrailleuses légères

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et lourdes, pièces de 77 et canons-revolvers. Elles ont l’appui de l’aviation d’observation et de l’aviation d’assaut dont Ambérieu est la base toute proche. Ces colonnes comptent plusieurs S.E.S. parfaitement entraînées et équipées de blanc, remorquant sur traîneaux mitrailleuses et mortiers. Des colonnes se détachent les groupes de représailles contre la population civile soupçonnée — à tort ou à raison — d’être en trop bons termes de voisinage avec le Maquis. L’opération de février est dirigée contre le Groupement Sud dont la totalité des unités est située dans la zone investie. De plus y sont bloqués le P.C. départemental commandé par le capitaine Chabot et le camp de Granges, le seul du Groupement Nord qui prendra part à l’action d’une manière effective. Michel a reçu de Montréal des ordres précis à appliquer en cas d’attaque massive. Ils se résument ainsi : résister vigoureusement et dans la mesure des moyens propres jusqu’au soir ; décrocher et franchir dans la nuit, de vive force si nécessaire, la route N. 84 Bellegarde-La Cluse ; faire jonction au Mont avec le Centre de Triage où il y aura des vivres et des nouvelles consignes. C’est là un ordre formel à exécuter coûte que coûte et un ordre rationnel dont la non-exécution se payerait par la destruction et la mort. Car la guerre du Maquis est ainsi conçue qu’il faut échapper à toute lutte de front. En effet, lors d’une attaque de grande envergure, le Maquis avec ses faibles moyens en engins est placé dans une infériorité numérique nettement défavorable et dans une infériorité tactique périlleuse en face d’adversaires connaissant toutes les ressources de la guerre moderne. On doit le dire sans réserve : dans une bataille tactique, le Maquis était perdu pour la seule raison que ce n’était pas là sa guerre. Il ne s’entraînait qu’à la guérilla car elle seule, avec le minimum de risques, donnait des résultats profitables. Le but du Maquis n’était pas — comme l’assuraient certains plaisantins trouvant là la seule occasion de se venger de lui par des flèches acerbes et de mauvaise foi — de détruire des armées. Mais plus simplement — et plus sagement aussi — de désorganiser l’occupant par une action sourde, insensible et toujours présente ; de créer chez lui une psychose maladive ; de lui faire comprendre que nulle part il était en sûreté, qu’il n’était plus le maître dans ce pays supposé asservi. Si la libération connut des batailles de front entre Allemands et F.F.I., c’est que les conditions les imposèrent. L’accroissement des effectifs numériques aussi bien que la puissance des moyens faisaient qu’à cette époque le Maquis, galvanisé par la victoire toute proche était dans l’obligation de faire face. Il fit face hardiment,

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glorieusement, et il tint bon. Certes, en juillet 1944 la zone libre fut finalement enfoncée, mais par le débordement des réserves ennemies et parce que le seul courage et les seules poitrines ne peuvent bloquer les chars et les avions. Au 5 février, l’espérance de la libération est dans tous les cœurs mais le mur de l’Atlantique est toujours intact. Les armées se battent peut-être à Anzio mais pas encore — hélas ! — en Normandie. L’œuvre à accomplir reste immense. Dans de telles conditions il ne s’agit point de succomber sous un coup de boutoir puisque survivre marquera un premier succès. Lutter pour infliger de cruels ravages dans les rangs allemands puis disparaître, échapper coûte que coûte à l’étau qui se resserre, tel est le plan adopté. Si les unités subsistent, elles infligeront par leur action future plus de pertes à l’ennemi que si elles tirent et tuent en résistant sur place jusqu’à la mort du dernier homme. Montréal qui a sur la guerre du Maquis des idées parfois très personnelles mais toujours parfaitement justes a senti le danger du heurt de front et l’inutilité de la bataille jusqu’à la dernière cartouche. Il a donc donné au camp paraissant le plus en danger cet ordre qui était lui-même tout un programme. Michel qui a son camp bien en main le dirigea avec fermeté et exécuta point par point. Donc à l’aube du 5 février en même temps que les troupes encerclent la région, une colonne d’assaut se dirige par Brénod à l’attaque du camp de Granges dont elle a une exacte connaissance de l’emplacement. Michel rentre du P.C. (établi à la ferme du Molard) où, la veille, il a conduit un agent de liaison de l’État-Major Régional, Marc, le fils de Belleroche. Il est 5 heures du matin. La section Robert part en patrouille sur la route des Neyrolles et Ludovic vers le Monthoux. Michel n’a pas le temps de délacer ses chaussures que les premières rafales claquent dans le petit matin. Au même instant le fermier de La Gouille apparaît et donne l’alerte : les Allemands arrivent de Brénod en camions. Branle-bas de combat. Ludovic est déjà engagé. C’est à l’instant où il sortait de chez Pongin que le groupe Roger a été mis en éveil par le bruit des moteurs. Les boches sautent à terre, aperçoivent les maquisards, ouvrent le feu. La riposte est immédiate. Les mitraillettes crachent. Le Suisse vide tous ses chargeurs. Debout il lance ses grenades d’un bras puissant. Le feu est général, les balles sifflent, s’enfoncent dans la neige ou ricochent, hachent les branches. Les Allemands tombent, deux

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sont tués sur le coup. Voyant la poignée de Français qui leur tient tête ils avancent, mettant à profit leur supériorité. La patrouille est légère : pas de fusilmitrailleur ; les gars sont forcés de se replier car les munitions s’épuisent. Premier bond en arrière. Mais Roger reste affalé sur la neige : une rafale l’a tué. Ses camarades sautent. Desmares est abattu : une grêle de balles lui transperce la poitrine. Le Suisse tombe à son tour : un chapelet de balles explosives lui a arraché la cuisse et ouvert le ventre. Claudius est le seul rescapé du groupe. Il juge que l’alerte est donnée, alors il se retire en rampant et tire, tire sans arrêt au mousqueton. Au moment où il franchit une murette une balle explosive reçue en pleine cuisse le précipite de l’autre côté… Le dispositif général de combat est pris. La section Goyo s’est établie dans la forêt, en arrière du Monthoux. Prosper s’est porté dans les bois de Chevillard et se rabat sur la route de Brénod. Les Russes de Nicolas ont franchi La Combe-deLeschaud et battent la forêt des Moussières. D’instant en instant la bataille s’aggrave. Tout le long de la route nationale le contact est pris. Les Allemands ont l’avantage du nombre et de l’armement, les Français ne comptent que sur leur courage. Ils doivent gagner du temps, tenir le plus possible. Dans cette mêlée obscure chacun rivalise de prouesses. Prosper fait des cartons avec son mousqueton et abat un premier boche. Au-dessus de la vallée de Sylans le calme est absolu. Robert rentre. Le camp est désert, il se porte au sud. Au poste de garde il rencontre la section Ludovic qui se replie, son chef a disparu. Il entraîne ses hommes à l’ouest et, s’établissant en position vers le transformateur, attaque avec force. Surpris, les Allemands esquissent un mouvement de recul ; touché d’une balle, l’un d’eux saute comme un pantin… Le temps est bas. La tempête de neige déferle sur la montagne, se mêle au vacarme du combat. Les grenades, les armes automatiques crépitent sans discontinuer. Les fusils-mitrailleurs Brenn, à part quelques enrayages dus au froid, fonctionnent à merveille. Le mousqueton de Robert touche juste. Le vent apporte les derniers échos de lointaines explosions étouffées par la neige. Dans le ciel des avions rôdent. Le canon tonne. Le plateau n’est plus qu’un vaste champ de bataille. Le Maquis aura du mal à sortir de cette passe. Les Allemands forcent, ils ont pour consigne d’avancer à tout prix. Michel et Ritoux qui est atteint d’une grave bronchite font le tour des positions. Ils poussent une pointe jusqu’à Macconod. Le train-auto y est bloqué et ne pourra plus s’échapper.

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Avec vigueur les boches relancent l’offensive. Les mortiers entrent en action et pendant une heure le tir ne ralentira pas. Le débordement commence. Les éclaireurs-skieurs confondus avec la nature blanche se glissent dans les bois, s’infiltrent. Le Maquis doit éviter l’encerclement et rétrécir son front pour plus de sécurité. Sans cesser le feu les groupes reculent insensiblement. La bataille diminue d’intensité. L’ennemi perdra-t-il le bénéfice de sa supériorité et abandonnera-t-il la progression qu’il a sévèrement payée ? Le contact est rompu. Va-t-il utiliser la surprise ou, décontenancé par la résistance imprévue, hésitera-til à s’aventurer plus avant ? Robert se replie sur Pré-de-Joux. Resté le dernier aux prises avec l’assaillant, Prosper cède le terrain pour mettre à profit la lisière est de la forêt de Chevillard. De là il contrôle la route des Neyrolles d’où un assaut de diversion peut être encore donné. Une marche d’approche lente amène les groupes près du cantonnement où Guste et Marcoux se portent en éclaireurs. Aussitôt la défense rapprochée du camp est ordonnée. Une patrouille sonde le dispositif ennemi. Celui-ci semble hésitant. Son succès initial lui a valu de graves pertes. Il s’est trouvé face à face avec une force insoupçonnée qui manœuvre de façon coordonnée. La nature elle-même lui est hostile. La tempête siffle lugubrement. Les combes et les bois, paysages dantesques, cachent des embuscades. La nuit tombe rapidement. Dans cette immensité déserte et glacée la belle ardeur du matin est tombée. Les éléments avancés stoppent leur progression… Il est tard. Le sud est bloqué, l’est très probablement, mais la première mission est exécutée. Le camp se regroupe. Le point est fait : huit camarades manquent. Jusqu’à maintenant l’attaque n’a pas été trop cruelle en regard de sa violence. À 22 heures Michel donne l’ordre de repli. Sac au dos, chargés de leurs affaires personnelles, du ravitaillement, de tout ce qu’ils peuvent sauver, les gars du maquis disent un dernier adieu à cette ferme où ils ont vécu quarante-quatre jours bien remplis et que, de toute évidence, ils ne reverront plus. C’est le décrochage. Opération délicate dont la fierté du soldat repousse l’idée mais à laquelle il faut se résoudre car si elle réussit, elle permettra au camp de briser le cercle qui l’étreint. La colonne part, en file indienne, éclaireurs en tête dans quatre-vingts centimètres de neige fraîche tombée depuis quarante-huit heures. Deux hommes soutiennent Ritoux épuisé. Les Allemands n’ont pas atteint le nord, la colonne s’infiltre et descend à travers bois en direction de la route de Bellegarde. La journée a été harassante,

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les oreilles bourdonnent encore du fracas des armes. Pas à pas elle atteint difficilement les abords de la route ; tous les dix mètres les hommes glissent et s’affalent. C’est le moment critique. Les patrouilles doivent être actives dans ce passage dangereux. Paul et Bébert, les deux éclaireurs, sondent le passage. Par bonds les groupes traversent et se lancent dans le talus. Puis c’est au tour des derniers placés en protection. Pas d’accrochage. Quel soulagement ! car la fatigue qui se fait cruellement sentir ne permettrait pas une défense efficace. La colonne s’est reformée, elle gravit la montagne vis-à-vis de celle qu’elle vient de descendre. Dans les ténèbres, l’escalade absorbe les dernières ressources de la vitalité. Grinçant des dents, fous de rage, les hommes s’enlisent dans la neige qui prend les jambes plus haut que les genoux et en une masse lourde tombe des branches sur la tête et les épaules. Le froid n’arrive pas à dissiper la moiteur des corps essoufflés et glace les oreilles. Chaussé de souliers de football, Michel conduit la colonne. Noyée peu à peu dans le gouffre béant du cerveau, vidée de sa substance par l’effort prolongé et dont le vide donne le vertige, la pensée ne s’accroche plus qu’au souvenir des camarades restés au Monthoux. Ce sont les premiers… Le sac pèse lourd. « Pourquoi me suis-je tant chargé ? »… Cependant ils ont abandonné là-haut tout le matériel encombrant et Paupol, sa bicyclette. Ils perdent le ravitaillement de l’hiver : quatre tonnes de pommes de terre, des sacs de farine, des légumes secs, etc… Ils seront contents de le retrouver dans quelques jours ce qui, cette nuit, arrache leurs épaules… Et ils montent vers le Mont qu’ils regardaient depuis l’embuscade. Mais ils ne sont pas perdus, les gars du Maquis. Ils savent où ils vont et qui les attend. Ils sont en dehors du cercle infernal. Pour la première fois vous êtes joués messieurs les Allemands, tacticiens de la guerre moderne. Vous ne comprendrez jamais rien à ces fantômes qui vous glissent entre les doigts après vous avoir laissé de cuisantes blessures… L’offensive allemande s’est développée sur les plateaux avec la même violence. L’artillerie a pris à partie les camps et l’aviation est entrée en action avec vigueur. Les unités du Groupement Sud toutes emprisonnées dans l’étreinte ont supporté la totalité du poids de l’attaque. Elles ont eu des difficultés pour évacuer leurs emplacements après des combats acharnés. Des ordres de dispersion ont été souvent mal interprétés par les nouveaux non encore aguerris. Malgré des chefs énergiques, Minet, Boghossian, Seigle, Grenoulaud, le Groupement est partiellement désorganisé. L’im-

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portant toutefois est que les hommes soient sauvés du désastre. Quand l’accalmie sera revenue, ils n’auront plus qu’à se regrouper et à se reformer. Il n’y a rien d’irréparable. Le groupe-franc Pesce trop peu nombreux pour une action efficace a vu son cantonnement incendié à Chamoise et, par Chevillard, s’est retiré vers les fermes des Monts d’Ain, échappant par le camouflage à la destruction. L’État-Major Départemental joue de chance en cette première journée. Ayant évacué son cantonnement depuis trois jours (les incursions des G.M.R. signifiaient qu’il était repéré), il échappe à l’attaque dirigée par la colonne d’assaut contre Michel, et au bombardement aérien qui détruit les fermes du Fort et de Pray-Guy. C’est au nord-ouest de Brénod, au Molard, qu’il campe. Claudius qui s’est traîné pendant quatre heures et demi dans la neige pour ne pas être capturé est apporté inanimé au P.C. par le fermier de La Gouille. C’est de là qu’un montagnard dévoué et courageux, Achille Larçon, l’emmène et le cache chez lui, à Rivoire, hameau du Balmay, malgré les risques qu’il encoure. Objet d’un dévouement constant, soigné en secret pendant deux mois par le docteur Rossand, de La Cluse, Claudius guérit. C’est à Napt, où il passait sa convalescence dans la famille Treuillet, qu’il devint le terrible chauffeur de Werner, chef d’un nouveau groupe franc1. Chapuis d’Hauteville parti en liaison est arrêté. Au poste de commandement, c’est la seule victime2. Le soir un parachutage est annoncé aux alentours de Corlier. Xavier s’y rend, mais le temps bas interdit l’opération et l’officier britannique ne reparaîtra pas. Le 6 février, à 4 heures, la garde signale quelques fusées et donne l’alerte. La matinée se passe à surveiller l’ennemi qui tente des sondages à un kilomètre environ. Le village de Brénod est encerclé. Imperturbable, le capitaine Paul câble à Londres et mentionne le critique de la situation. Dans l’après-midi, quatorze camions tractant de l’artillerie s’arrêtent à Brénod. Un bimoteur effectue un vol rasant et lance des fusées. Mitrailleuses et mortiers appuient l’infanterie qui donne l’assaut à Pray-Guy… évacué depuis la veille. Mais le poste d’observation signale qu’un détachement monte dans sa direction depuis le cimetière. Sous la direction de Maxime le groupe de commandement s’enfonce dans le bois. Paul rassemble les postes et rejoint ses

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Claudius Marbaud évadé de la prison de Trévoux en juin 1943 avait été condamné pour sabotage à 20 ans de travaux forcés par la Cour spéciale de Lyon. 2 Chapuis fut fusillé au fort Montluc, à Lyon.

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camarades. L’ennemi a déjà déclenché son action, crible les chalets et les incendie. Pauvrement armés — quelques mitraillettes et des grenades — les gars du Maquis ne songent pas à résister : ce serait se vouer à l’anéantissement. Ils se dissimulent tandis que les assaillants rendus méfiants restent en lisière du bois. Le groupe décroche, emportant grenades et munitions au détriment du ravitaillement. La neige leur arrive au ventre. Maxime prend la tête, relayé par Marius et Julien Roche. Boussole et cartes en mains il met le cap au sud-ouest sur Lantenay. La région est infestée d’Allemands. Par moment se distinguent des appels, des ordres brefs. Les routes sont traversées avec prudence : les souliers emboîtent les empreintes des bottes des patrouilles pour ne laisser aucune trace. Au loin le canon tonne et s’acharne. À la nuit le groupe atteint la lisière de la forêt. Lesombre et Julien Roche sont volontaires pour éclairer l’approche et recueillir des renseignements au village. Les troupes n’y sont pas et un fermier offre sa grange. Le lendemain, il repart à 4 heures. Sa présence a passé inaperçue. Maxime l’entraîne dans le sud, et à Izenave il tâchera d’entrer en contact avec Chabot. Tintin, soucieux de ses fonctions, s’enquière du ravitaillement. À la tombée de la nuit Chabot les rejoint. Les Allemands crient à quelques centaines de mètres, s’affairent autour des camions en panne. Les fermes brûlent, le bétail affolé mugit. Une maison abandonnée permet une nuit de repos. Le 8 février, à 5 heures, la colonne se reforme. Chabot, Chef Départemental par intérim (Romans est en Haute-Savoie) marche en tête. Une halte à la ferme du Fez où est stocké un important dépôt de vivres et de matériel permet aux hommes de s’équiper et de se ravitailler. L’altitude est plus basse, la neige a presque disparu. À midi, c’est l’arrivée à la ferme de la Montagne, au sud-ouest de l’Abergement de Varey. Trois jours d’alerte et de retraite ont épuisé les muscles mais non affecté la volonté. Chabot a toutes les raisons de se croire en sécurité pour quelques jours. Aussi, avant le repos se consacrent-ils avec courage à l’installation ou aident-ils Tintin à la cuisine. Le poste de commandement doit fonctionner dans le minimum de temps. Aussitôt après le repas, Breton, inlassable, se propose comme volontaire pour le ravitaillement. Chabot et Maxime partent reconnaître les postes de garde à occuper. Quelques minutes à

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peine se sont-elles écoulées qu’un détachement allemand les surprend et les attaque. Blessé d’une balle au talon, Maxime se replie sur la ferme pour donner l’alerte. La retraite coupée, Chabot réussit à gagner le bois. À l’intérieur, la situation est critique. En quelques instants, elle devient désespérée. Sur trois faces, 250 à 300 Allemands sont en position et déclenchent un feu meurtrier. Les rafales font sauter les fenêtres. Les grenades éclatent. La surprise est totale. Pour se porter aussi vite à l’attaque, les Allemands sont renseignés. Ils savent qu’ils tiennent le groupe d’État-Major et n’auront pas de répit tant qu’il n’aura pas été anéanti. Celui-ci est pris mais ne songe pas à se rendre. Maxime a distribué les postes de défense. Les gars ripostent aussitôt. Le capitaine Paul, très flegmatique, a obstrué une fenêtre avec un matelas, ménageant un créneau ; et aussi tranquillement que dans une baraque foraine il tire avec sa Winchester. Ils ne sont pourtant pas un contre dix ! Les Allemands vont donner l’assaut et ce sera la fin. Ils font une débauche de munitions. Un mortier en batterie sur la route de l’Abergement de Varey à Nivollet ébranle la maison. Avant que ses camarades ne soient mis hors de combat, Maxime décide de briser l’encerclement par une brusque sortie. Il hurle : « Aux armes ! » et les hommes se précipitent. Le bois est à deux cents mètres, le pré est balayé par le feu. Quelques-uns arrivent à passer. Une dizaine de défenseurs se déploient, s’accrochent à la ferme et tirent. À tout prix ils veulent se venger. Chabert abat le capitaine ; le lieutenant tombe, puis un milicien et des soldats de la Wehrmacht. Mais leur position est intenable. Par bonds successifs ils poussent vers le bois. Une même rafale a cloué au sol Lesombre, chef du groupe-franc de protection, Julien Roche et Dachaud. Puis Tataz, Fougerad, Radio II, Pare-Choc tombent. Tintin, Labonne et Murier ont été tués avant de sortir. Parmi ceux qui échappent, Ludovic, Marc et Alex sont grièvement blessés. Ce n’est qu’au soir que les rescapés parviennent à se regrouper. Les pertes sont cruelles : sur un effectif de vingt-deux hommes, dix sont tués et trois en danger du fait de leurs blessures1.

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Le sous-lieutenant Louis Tanguy (Lesombre) était de Saint-Brieux ; Julien Roche, de Bourg ; le sergent André Dachaud, de Mandeure (Doubs) ; Arbaretaz Georges, de SaintClaude ; Maurice Fougerad, de l'Isère ; Maurice Palisson (Pare-Choc), d'Oyonnax ; Perrin Georges (Tintin), de Bourg ; Marmier Charles (Murier), de Magneneins (Isère). Arbaretaz, Fougerad, Palisson et Marmier étaient des anciens du camp des Granges.

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Chabot et Xavier ont disparu. Achevés par les nazis, les morts sont restés à la ferme dont le propriétaire est abattu. La neige recouvrira les uns d’un lourd linceul tandis que les flammes carboniseront les autres. Une nouvelle retraite commence. Le chemin est long, triste. Anéantis par la fatigue, les hommes remontent vers le nord. Les blessés souffrent du froid. Alex a été soigné par M. Grumot, épicier à l’Abergement ; Marc supporte sa blessure avec calme. Mais Ludovic qui a le dos arraché est épuisé. Durant des heures et des heures le capitaine Paul le porte, le traîne. Ils marchent sans répit. À peine sont-ils blottis dans un grangeon qu’ils doivent s’enfuir à l’arrivée des patrouilles. À Saint-Jérôme enfin ils peuvent prendre quelque repos. Paul a caché Ludovic dans le four communal et ce n’est que le sixième jour que le docteur Le Tessier pourra monter auprès du blessé que M. Pettini, de Jujurieux, conduira malgré les barrages jusqu’à Bourg1. Après bien des péripéties, le commandant Romans qui accourt de HauteSavoie avec Elisabeth, agent de liaison de Xavier, reprend contact d’abord avec son état-major réfugié dans le moulin de M. Paravier, de Boyeux-Saint-Jérôme, puis avec Xavier et Chabot, tous deux indemnes. Cette expérience démontrait que le P.C. pris dans une zone d’opération, obligé lui-même de se camoufler et de se défendre, n’était pas en mesure d’assurer son fonctionnement. Dans l’intérêt général il apparaît comme désirable qu’il échappe à toute attaque. Loin des unités et des opérations, il sera mieux à même, dans une tranquillité relative, d’envisager objectivement la situation et d’y remédier en coordonnant les différentes activités. Un point de repli est fixé en Bresse. Quittant Boyeux, le groupe, après s’être reposé chez Pierlot, à Jujurieux, franchit la route d’Ambérieu. Il est désormais hors du secteur dangereux. Agents de l’ordre nouveau, les S.S. déchaînés sèment la terreur. Chaque jour de nouveaux crimes, de nouvelles douleurs. Brénod, centre de l’activité, paye un lourd tribut. Dix immeubles sont détruits. Tardy s’est enfui de son garage incendié. La boulangerie Carrier et l’hôtel Guy subissent le même sort. Le garage Follet est grenadé. Le traître Avon arrêté par le Maquis et qui a profité de l’attaque pour échapper au châtiment livre la gendarmerie depuis longtemps au service de la Résistance. Le chef de

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Les détails de ce récit sont empruntés au carnet de route de Marius Roche.

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brigade, Pfirsch, les gendarmes Traffay, Limousin et Rousset sont arrêtés, Poncet, Barbe et Rebold n’échappent que par miracle. Daniel Morand, l’instituteur qui fournissait les faux papiers, est pris avec le notaire, Me Pélisson, chef de secteur A.S.1. À Corlier, Turc, Juhem, Escande, tous dévoués au Maquis depuis sa formation, sont exécutés avec deux jeunes gens d’Izenave, et leurs propriétés incendiées. À Montgriffon, Chavant qui avait été le pilote des premiers noyaux de résistance dans l’immensité des plateaux est abattu d’une balle dans la nuque tandis que la cure et la fromagerie sont brûlées. Au Petit Abergement, les frères Berne sont martyrisés jusqu’à la mort et leur sœur déportée. À Injoux-Génissiat, vingt déportés et trois fusillés dont François Bovagne le plus précieux auxiliaire des camps de Retord. Les deux Seyssel comptent douze exécutions et sept déportations. Un seul des otages échappera au camp d’extermination. Le ciel du Valromey est embrasé. Partout ce ne sont que pillages, tortures et massacres : on tue dans la rue un garçon de vingt ans et on fusille un prisonnier évadé sous le fallacieux prétexte qu’il possédait trop de farine à Tenay ; on exécute à minuit, sans explications, l’adjoint au maire de Nivollet ; on assassine trois ouvriers qui sortaient de l’entreprise du barrage de Génissiat ; on perfore à coups de canons antichars une paisible maison à Aranc. Dans la seule circonscription de Belley, le bilan est tristement éloquent : 107 arrestations, 25 morts, 21 immeubles incendiés. Les S.S. veulent inculquer à tout jamais dans l’esprit des Français la crainte des terroristes. * ** Le 6 février cependant, le Groupement Nord est entièrement dégagé de la zone d’opération, puisque le camp de Granges seul englobé dans le secteur a percé l’encerclement. Les unités sont libres de leur mouvement. Pour porter aide à Chabot, Montréal donne ordre aux camps de Cize et de Chougeat de s’établir en embuscade et de bloquer en permanence les routes par lesquelles des renforts sont susceptibles d’être acheminés.

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Traffay, Rousset, Pélisson et Morand sont morts à Mathausen.

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Le 6 au soir, une réunion a lieu au village de Granges, chez Jeanjacquot. Commis, Paris et Roland, Jo et Charles sont présents. Montréal précise les points à tenir : Le camp de Chougeat fractionné en deux parties sous la responsabilité respective de Commis et de Paris se postera sur les routes La Cluse-Bourg par Thoirette, aux gorges de Matafelon, et Oyonnax-Bourg, aux gorges de Samognat. Le camp de Cize lui aussi scindé en deux et aux ordres de Charles et de Jo contrôlera les routes Thoirette-Bourg, en dessus de l’Abbaye de Selignat, et La Cluse-Bourg par Serrières, au col de Berthiant. Ces embuscades disposeront du maximum de moyens et seront menées avec la plus vigoureuse intensité : Attaquer au moment propice afin de causer des dégâts sévères et bloquer les convois, quitte à être pris à partie ensuite. — Prenez vos dispositions immédiatement, ajoute Montréal. Évacuez des cantonnements matériel et ravitaillement. Cachez-les aux environs. Vous serez à vos emplacements demain matin avant l’aube. Vous connaissez suffisamment la région, ce qui évite une reconnaissance préalable. Dans la journée, restez camouflés. Dès demain j’irai vous voir les uns après les autres. Bébé vous portera du ravitaillement dans quarante-huit heures. Rien à demander ? — Pour le regroupement, mon lieutenant ? — Dès que la situation s’améliorera, je vous enverrai des consignes pour vos nouveaux emplacements. C’est tout ? Alors partez vite. À demain. Le lendemain, ordres exécutés fidèlement et avec promptitude, les barrages sont en place. Pendant plusieurs jours les deux camps subirent la neige et le froid, nourris de conserves et privés de boisson chaude. Pendant plusieurs jours ils restèrent aux aguets d’un ennemi qui pouvait surgir à chaque instant, décidés à ne pas le laisser envahir le pays par le nord et l’est. Couchant dans la neige des bois, ils connurent les souffrances de leurs camarades du plateau de Brénod sans qu’aucune action ne vienne les divertir et les réchauffer. Mais confiants en eux ils montèrent une garde vigilante. Les agents de liaison et le Chef de Groupement ne connaissent pas un instant de repos. Montréal visite dans une ronde incessante les embuscades et le Centre de Triage, court de Samognat à Berthiant et de Berthiant au Mont, du Mont à Oyonnax. Dedt, Bébé, Roger, Louison restés hors de la zone parcourent sans arrêt les routes, portent les ordres, charrient le ravitaillement, centralisent

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les renseignements. De nuit comme de jour ils sont partout à la fois, et soucieux du sort de leurs camarades, recherchent l’état-major disparu. L’activité allemande semble pourtant décroître et annoncer la fin des opérations. Or, dans la journée du 10 février, Montréal revient de chez Lacroix à La Cluse en empruntant la Route Neuve. Soudain, derrière lui arrive à toute vitesse une voiture Citroën occupée par des soldats. Moment d’intense émotion. Mais la voiture passe et se dirige vers le bourg de Montréal. Le lieutenant poursuit son chemin. Quelques minutes après la traction revient. Il a le temps de reconnaître à l’intérieur deux civils : M. Guy, maire de la commune de Montréal-La Cluse, et M. Licot, secrétaire de la mairie. Que signifie leur présence ? Comme il atteint l’entrée de l’agglomération, l’automobile débouche à nouveau, dépose ses passagers et démarre violemment dans la neige. Montréal n’hésite pas. Il veut connaître la raison de cet enlèvement. Il aborde M. Guy. C’est la première fois qu’il lui parle franchement car ne connaissant pas ses sentiments, il s’en méfie. Les paroles échangées sont brèves : — Que voulaient les Allemands ? demande brutalement Montréal. — Réquisitionner des chambres à La Cluse. Et avant de s’éloigner le maire ajoute : — Fais attention à toi… Montréal s’étonne de ce conseil car il ne pensait pas que le maire soupçonnât son activité, et tout bas l’en remercie. C’était le premier et le dernier contact entre les deux hommes. Quarante-huit heures plus tard M. Guy était arrêté et déporté1. Dans la même journée, la Gestapo munie de listes précises s’empare à Nantua d’une trentaine de personnes qui, pour la plupart, sont dirigées sur Mathausen. Les autres ont fui dans les bois. L’émotion est à son comble dans la SousPréfecture : c’est la deuxième rafle en deux mois. Le 14 décembre en effet Nantua avait joué de malchance. Quatre cents hommes de la Wehrmacht se rendant à Annemasse dans un train spécial étaient arrêtés à Bellegarde, la ligne d’Annemasse étant coupée par un sabotage. Aussitôt le chef de détachement

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M Guy devait être tué en juin 1944 au camp de Mathausen après une tentative d'évasion. Trois de ses fils le vengeaient au Maquis, le quatrième dans l'armée d'Afrique.

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avait mis en demeure le sous-chef de gare d’ouvrir la voie de La Cluse pour aiguiller le train sur Oyonnax où une rafle monstre était prévue. Nous disons bien Oyonnax, car quelques langues mal informées — et qui ne sont même pas celles des malheureux déportés — affirment encore trois ans après, que l’opération du 14 décembre 1943 est l’expédition punitive du « matefelonnage » de l’hôtel du Jura et que la Résistance doit en supporter les responsabilités. Car ces mêmes langues reconnaissent volontiers que le Maquis avait le droit de se faire tuer si cela lui convenait, sans toutefois gêner les paisibles Français qui ne demandaient rien à personne — à commencer par le Maquis lui-même. C’est là une querelle absurde. Car non seulement Oyonnax méritait mieux que Nantua le « juste » châtiment de représailles, mais les Allemands ne connaissaient pas encore à cette date l’affaire de l’hôtel du Jura ; les affiches posées quarantehuit heures plus tard sont conséquentes au rapport de police probablement signé du sous-préfet. Enfin on ne s’explique pas pourquoi les troupes chargées de l’opération punitive auraient arrêté — car Paillant, le principal intéressé, a bien été mis en état d’arrestation — celui dont elles venaient soutenir et venger l’honneur. Mais le commandant du détachement allemand qui savait réfléchir avait pensé qu’avec quatre cents hommes il ne pourrait pas encercler Oyonnax, ville très étendue dans une plaine assez large, et que Nantua, encastrée entre les montagnes abruptes et son lac s’y prêtait plus facilement : il n’y avait que trois issues à garder. S’il ramenait des otages, ses chefs ne lui demanderaient pas d’où ils venaient. C’était le raisonnement boche parfait dans sa brutalité. Ainsi Nantua était désignée par la nature et par la volonté d’un homme pour une saignée meurtrière. En ce matin du 14 décembre, les gens qui se rendent à leur travail voient les Allemands en armes cerner la ville, bloquer les places et les routes, placer des armes automatiques en batterie. Une opération se prépare-t-elle contre le Maquis ? Mais ils sont bien vite détrompés. Les maisons sont perquisitionnées et aussitôt les hommes valides conduits sous bonne escorte à la gare. Le collège n’est pas oublié : neuf membres du personnel dont quatre professeurs, et neuf grands élèves sont emmenés. La Gestapo arrête le docteur Mercier, médecin du Maquis qui trouvait toujours le temps de soigner les malades dans les bois, comme le docteur Herrenschneider trop âgé soignait à Thoirette ceux qui se rendaient dans son cabinet. Quelques instants après, cet homme jeune tout de force physique et de dévouement est

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sauvagement abattu d’une rafale de mitraillette en bordure de la route de Maillat où les assassins abandonnent son cadavre1. Le docteur Mercier mourait victime de sa conscience professionnelle : le 12 décembre en effet, alors que le camp de Granges souffrait d’une épidémie de galle, conséquence des mauvaises conditions d’hygiène, le docteur avait été demandé par téléphone depuis le poste de Napt gracieusement mis à la disposition du Maquis par le maire, M. Treuillet. Mme Mercier avait assuré que son mari ferait une visite dès le surlendemain, le 14. Mais le lendemain après-midi il arrivait déjà au camp. Les gars l’avaient fêté et jusqu’au soir il avait prodigué ses soins et ses conseils en homme averti de toutes les questions. Sa jeunesse, sa bonté faisaient de lui un grand camarade aussi l’avaient-ils invité à passer la soirée avec eux. N’était-il pas assez tôt qu’il repartit le lendemain ? Mais il avait protesté que son temps ne lui appartenait pas, qu’il avait encore des visites à faire avant de songer au repos. Il repartit, et le lendemain matin… Après son premier forfait, la Gestapo se dirige à Oyonnax où elle a quelques comptes qu’elle ne doit pas manquer de régler. Faisant irruption à l’Hôtel de Ville, elle met en état d’arrestation M. A. Sonthonnax puis aussitôt M. Maréchal, le maire nommé par Vichy. Un peu plus tard ils sont exécutés tous deux sur la route de Dortan, à trois kilomètres de la ville. Puis continuant sa tournée, elle arrache du lit M. François Rochaix, maire d’Arbent, terrassé par la maladie, l’emmène et l’abat à la Caserne sur la route de La Cluse. Elle manque ensuite Jacquenod, Mermet-Guyennet, ancien premier adjoint au maire, qui s’enfuit de son usine, et Giraud qui, rencontrant les policiers dans le propre couloir de sa maison, ne dut la vie qu’au fait que son signalement n’était pas connu. Gagnant le bois, il trouve asile au camp de Granges qui l’hébergea trois semaines2. Durant ce temps les Allemands terminent leurs investigations à Nantua en fouillant l’hôpital. La Croix-Rouge est profanée, cette même Croix-Rouge qu’ils devaient ensanglanter cinq mois plus tard. Le médecin-chef, docteur Touillon, l’économe M. Jeoffray et la sœur-infirmière en chef sont splendides de courage. Dans une chambre plusieurs gars du Maquis sont alités parmi lesquels Michel que des blessures aux pieds contraignent à l’immobilité.

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Emile Mercier, premier médecin-chef départemental a été fait chevalier de la Légion d'honneur à titre posthume. 2 Giraud était plus tard le responsable militaire des F.T.P.F.

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Les bottes, des cris résonnent dans les couloirs. Dans un instant ils seront pris. Toute fuite est impossible car les boches « mettent enfin de l’ordre à Nantua » suivant la propre expression d’un collaborateur de la ville. Les pas s’approchent, une main s’appuie sur la poignée de la porte. Soudain le clairon sonne, des ordres brefs : c’est l’heure du départ. La patrouille s’éloigne. Ils sont sauvés, mais le cœur bat à grands coups et une sueur froide perle sur les fronts brûlants de fièvre… Dans l’après-midi le train démarre avec cent cinquante otages parmi lesquels le capitaine Vercher commandant la gendarmerie et l’un des premiers résistants de la ville, les frères Grobon dont les voitures étaient toujours à la disposition du Maquis pour les transports clandestins1. Cent vingt arrivèrent à Compiègne puis à Buchenwald. Les trente autres s’évadèrent ; c’est le cas de l’agent de liaison Roger et de Bernard (adjoint de René II, chef de l’A.S. Nantua) qui sautèrent du train en marche par une vigie. Romans qui se rend en voiture à Annecy a été arrêté en compagnie de Léopold à l’entrée de la ville ; ils portent des documents mais ne sont pas armés. Grâce à un extraordinaire concours de circonstances, après plusieurs fouilles infructueuses la permission de repartir leur a été donnée. L’officier allemand qui commandait l’opération ne sut jamais qu’il avait perdu à Nantua le plus bel avancement de sa carrière ; car il aurait été largement payé s’il avait reconnu sous l’accoutrement d’un tranquille bourgeois le « Chef terroriste évadé des ghettos de Varsovie », comme aimait à l’appeler Philippe Henriot, que la Gestapo recherchait avec tant d’ardeur depuis la manifestation du 11 novembre. Si en cette journée du 14 décembre l’ennemi marque des points, la rafle sauve par contre-coup Montréal, Ravignan et Bébé. Ils ont en effet rendez-vous à Bourg avec un jeune inspecteur de police. Ce dernier chargé d’une enquête sur le Maquis a fait savoir à Ravignan par l’intermédiaire d’une ouvreuse de cinéma qu’il était désireux de militer dans la Résistance et en conséquence de rédiger un rapport qui ne lui nuit pas. Méfiant mais décidé à tout, Montréal a accepté de le rencontrer et Grobon doit les conduire en voiture. Intrigués par le retard anormal du chauffeur, Ravignan et

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Le capitaine Vercher après plusieurs mois de détention dans un camp de représailles ne revint à Nantua que pour voir sa femme et son gendre déportés en Allemagne. Gabriel Grobon est mort à Dora.

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Montréal dépêchent, à Nantua, Roger qui s’introduit dans la ville où il se fait prendre. Mais ses camarades évitèrent ainsi le traquenard : ils le surent plus tard, le rendez-vous était une souricière. Ainsi Nantua payait chèrement car la majeure partie des déportés moururent avant la libération définitive. Et le 10 février, la Gestapo s’en prend encore une fois à elle. Il s’agit d’agir avec rapidité : la rafle, la réquisition des logements sont les indices d’une nouvelle action dans le nord du département. Montréal arrive chez Gaby, décidé à évacuer ses hommes d’une zone qui va devenir dangereuse d’un instant à l’autre. À 13 heures, Jane escortée d’Adolphe et de Noble part d’Oyonnax pour la liaison avec le Mont. La tempête souffle avec rage sur la montagne et, passé Apremont, ils se dirigent en se fiant à leur connaissance du pays. Aucun chemin n’est ouvert, les pistes elles-mêmes disparaissent. Les congères de neige qui les noient jusqu’à la poitrine ajoutent aux difficultés. La nuit tombe vite. Ils sentent l’hostilité de la nature et des éléments déchaînés. Mais pour eux, atteindre le but est une obligation morale. De leur mission dépend la vie de leurs camarades, ils arriveront. À la ferme du Mont occupée par le Centre de Triage l’atmosphère est triste. Les nouveaux insuffisamment aguerris sont désorientés par l’orage qui soudain trouble leur paisible vie. Certes, ils désirent l’action. N’ont-ils pas rejoint dans ce but ? Mais ils ne connaissent pas encore une arme, pas même une mitraillette, pas même une grenade. Les troupes qui attaquent en force contraignent le Maquis au repli. Ce n’est pas la guerre éclatante aux brillantes victoires comme dans le secret de leurs âmes ils l’avaient espérée. Les tourmentes de neige se succèdent. Dans de telles conditions ce n’est plus de la guerre mais un enfer, un enfer glacé. Ils n’ont qu’à regarder leurs camarades arrivés à l’aube du 6 février. Ils ont occupé la Bergerie, la ferme voisine. Ils se sont serrés les uns contre les autres pour se réchauffer ; ils ont dormi pour récupérer leurs forces usées par vingt-quatre heures de combat, d’escalades au cours desquelles ils ne se sont pas arrêtés de peur de ne pouvoir repartir. Pourtant, eux, ils étaient entraînés à la neige, au froid, à la vie au grand air, aux nuits blanches dans la nature par tous les temps. Et ils sont abattus, épuisés. Des camarades inconnus, de leur âge, sont tombés sous les balles et n’ont pu être retrouvés. D’autres ont disparu : Ludo et Claudius, deux types de « baroudeurs » endurcis. Joseph qui était

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malade n’est pas là. Un autre, Balland a été tué au passage à niveau de Port, d’un coup de pistolet, sans sommation alors que, ignorant de l’attaque, il rentrait au camp. De Pocaud, aucune nouvelle. Les nouveaux pensent gravement. Touchant du doigt l’atroce réalité ils devinent la dure existence qui les attend, de tristes batailles dans la tourmente contre un adversaire mieux équipé, mieux armé devant lequel il faut lâcher du terrain. En été, certes, la bagarre sera un sport. Mais dans le Jura au climat continental l’hiver se prolonge parfois jusqu’en avril : trois mois encore avant le printemps… Ils supputent tout ce qu’ils auront à souffrir d’ici là, au hasard des bois et des bivouacs. Trouveront-ils seulement l’abri d’un jour et des gens charitables qui consentiront à les aider après les pirateries démentes et les crimes sauvages des S.S. ? Dans leur esprit désordonné s’insinue un doute. Le Maquis sera-t-il efficace ? Ils veulent bien donner leur vie — voire la donner sans peur — à condition que ce ne soit pas inutile. Mais les résultats seront-ils concluants ?… Tant de sacrifices serviront-ils ?… Oui, les mauvaises nouvelles les troublent et ils s’en rendent compte. Jamais les boches n’arriveront à détruire le Maquis dans sa totalité. On n’arrête pas de l’eau qui coule et disparaît dans le sol. Ils réagissent, honteux de leur faiblesse. Et quand bien même ils tomberaient tous, la Résistance armée aurait connu un début, un essai. Après eux, d’autres surgiront, les remplaceront et ainsi, sans cesse, jusqu’à la libération… Ce n’est là que leur première bataille. Elle n’est pas perdue. Rien n’est perdu. Ceux du camp ont su se tirer d’une mauvaise passe. Maintenant ils sont tranquilles, comme Mystère leur chef impassible, et profitent de la trêve. Plus endurcis, ils savent que ces jours marquent le début inévitable d’une lutte qui deviendra plus âpre de mois en mois et à laquelle ils se sont destinés. Or que fontils ? Sans tourments inutiles ils puisent dans le repos une nouvelle énergie et espèrent venger leurs morts. Alors les nouveaux voient dans cet exemple l’illustration du mot dont jusqu’alors ils n’avaient pas décelé le sens exact : l’héroïsme anonyme et permanent. Ils en retirent une réconfortante impression… Une sentinelle entre et pousse devant elle trois personnes dont les vêtements sont dégoûtants d’eau. Michel a immédiatement reconnu Jane dans cette jeune femme qui rit de leur surprise. Ses cheveux très blonds sont saupoudrés de neige ; ses yeux perçants embrassent la pièce.

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— Bonjour Mystère, bonjour Michel ! bonsoir à tous ! Une femme ! ils l’entourent. Elle apporte l’air de la ville, des nouvelles, enfin des nouvelles ! mais elles sont décevantes : — Ordre de Montréal : repli sur la Coux. Vous tenir prêts en attendant la confirmation du départ. Consternation ! Sur les cartes d’état-major ils repèrent la position de la ferme indiquée : la Coux1 est bâtie à l’est de Geilles, à trois kilomètres d’Oyonnax à vol d’oiseau. — Veulent absolument nous faire crever… quelle promenade ! Jane, Adolphe et Noble qui se sèchent partagent leur avis. Pendant sept heures ils ont marché. Surpris par la nuit, épuisés, seule leur volonté les a fait tenir, car se perdre c’était la mort certaine. Après avoir erré sur les rochers de Nantua à la recherche du bâtiment, des ombres menaçantes les ont appréhendés. Mais jamais personne ne s’est rendu aux sentinelles postées à la Tour avec plus de joie. Mitraillette sur les reins, ils ont été conduits au cantonnement. — Donc, poursuit Jane qui conserve son sourire, je vous conduirai à la Coux. Autrement… vous n’y êtes pas encore ! Effectivement cette expédition dans une forêt encore inconnue des gars du Maquis pose un grave problème d’orientation. — Mais vous allez vous tuer ! On doit y avoir de la neige jusqu’au ventre ! — S’il n’y en avait que jusqu’au ventre, ça irait encore. Malheureusement elle arrive parfois jusqu’en dessous des bras. Tant pis. Nous sommes déjà venus d’Oyonnax, puisqu’il faut passer, nous passerons. Je connais parfaitement la forêt de Martignat et d’Apremont. Il est difficile de ne pas faire des kilomètres supplémentaires à la belle saison, alors à plus forte raison à cette époque où la neige trompeuse déforme le relief. Dans d’autres conditions je ne me chargerais pas d’une telle entreprise. Mais vous pouvez venir, nous aboutirons. Puisque Jane est aussi affirmative l’espoir renaît. Avec elle, sportive, intrépide, infatigable, connaissant tout le Jura du col de France aux Rousses pour l’avoir parcouru à pied en tous sens, la Coux sera atteinte. Quelle chance d’avoir un guide aussi compétent ! — Alors comment procédons-nous ? — Très simple. Nous logeons ici cette nuit. Demain matin

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La ferme de la Coux avait été mise par son propriétaire, M. Désiré Demond, à la disposition du Maquis.

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nous emmenons les solides marcheurs, par exemple Marius et… et qui ? — Robert, allez Robert ! Tu partiras avec Jane, et Henri. — Donc voici le plan. Demain matin nous partons avec Robert. Henri et Marius et nous leur faisons reconnaître l’itinéraire. Ce sera très long. Êtes-vous en forme ? — Oui, oui ! — Bien, ce sera pénible pour vous car il faudra que vous reveniez. Pas de chemin de fait. Quand bien même il y en aurait, il s’agit d’éviter le repérage, donc s’éloigner des fermes habitées et des villages. Nous marcherons à la piste pour laisser des traces visibles. Ça va ? — Ça va ! — Pour éviter toute rencontre qui pourrait nous griller aussitôt, on file au nord-est pour passer en dessus des rochers de Charix. On longe la forêt de Puthod, ce qui laisse Apremont sur la gauche. Puis on rabat à l’ouest de la forêt d’Échallon jusqu’en dessus de Geilles. — Ben ça va être rigolo. Nous pouvons nous masser les jambes ce soir… — Robert, Henri et Marius pourront rentrer le lendemain. Ce n’est que le surlendemain à 11 heures que Robert et ses deux compagnons rejoignent le camp. À 13 heures Montréal arrive. Trempé, pas rasé, il a l’air d’un sauvage ; bien qu’épuisé par ses randonnées ininterrompues il tient à prendre contact avec ses hommes. Il les trouve prêts. Le moral est bon. Le départ aura probablement lieu le soir même. Les trois éclaireurs dorment. Une fois encore la neige a eu raison de leurs forces. Partis la veille à l’aube sous la conduite de Jane, ils touchaient la Coux à 15 heures. Pendant sept heures ils ont brassé la neige, ils ont tâtonné, reculé, avancé pour frayer une piste. Sept heures de lutte contre les éléments et six êtres perdus dans la montagne quand le plus banal accident pouvait être mortel. Goyo, en mission à Oyonnax, les a rejoints pour préparer le futur cantonnement. Une nuit d’un sommeil écrasant et au petit matin les trois hommes foulaient leurs premières traces. Ils se hâtèrent, un ordre nouveau avait peut être changé la destination. Le retour ne demanda que quatre heures. Maintenant ils dorment en attendant les instructions… À 22 heures un agent de liaison confirme la décision du Chef et sonne le branle-bas général. Le stock de vivres de Mystère a notablement diminué car ses nouveaux rationnaires ont un bel appétit. Cependant il en reste

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encore plus que ne peuvent en porter les gars du Centre de Triage ; ceux de Michel bourrent donc leurs sacs. Les boches n’auront pas le ravitaillement. Quant à Mystère, habitué aux vicissitudes de la vie, il fait appel à sa douce philosophie : il ne reverra plus ce qu’il a laborieusement économisé, mais grâce à lui peut-être bien des estomacs ne connaîtront pas les affres de la faim. Une heure a suffi. Robert, Marius et Henri sont en tête d’une colonne de cent cinquante hommes dont la moitié du corps disparaît dans la neige. Le froid s’est aggravé en quelques jours. Une nuit d’encre bouche la vue à quelques centimètres. La tourmente ne discontinue pas. Ils sont plongés dans cette obscurité effrayante qui fait de la nature la plus terrible des ennemies. Confiants, ils ont mis leur sort entre les mains des guides qui les entraînent au nord-est. Ils sont silencieux et tristes. Ils sondent le fond de leur détresse, et à ce contact les âmes les mieux trempées s’émoussent. Car enfin si l’humanité existait vraiment des gosses de vingt ans devraient-ils connaître une telle existence ? Autrefois ils avaient une maison, une famille, un lit moelleux… La bise glace les flocons sur le visage… Ont-ils été mis au monde pour vivre ou pour crever comme des bêtes dans la montagne par une nuit d’hiver ?… Sous les rafales de la tempête la forêt mugit sur des kilomètres carrés… L’abattement moral les tenaille. Ils reculent. Ils reculent toujours devant l’ennemi qui a détruit leur pays et brisé leur bonheur… Ils ont laissé le bois. Ils suivent la ligne à haute tension que les guides ont repérée… Ah ! s’ils étaient équipés, armés, s’ils avaient des mitrailleuses, des mortiers, ou seulement des fusils-mitrailleurs en grand nombre, les boches apprendraient de quelle façon se battent les Français qui en ont le courage !… Ils enragent. Ils serrent les dents. Les sacs pèsent lourd, le chargement dépasse bien au-dessus des têtes. La neige est de plus en plus épaisse à brasser. Ils enfoncent profondément et le pantalon mouillé glace les jambes et les brûle au frottement. Ils avancent avec lenteur… Soudain les premiers s’arrêtent. Un mur de pierres sèches barre le passage dont seul la crête apparaît. Pour le franchir, ce qui n’est qu’un jeu devient difficile avec le poids et le volume du sac, l’embarras de l’arme et de la sacoche de chargeurs. Avec discipline ils s’assoient les uns après les autres sur le fait. Les doigts se blessent aux pierres gelées. Ils balancent les jambes de l’autre côté, retombent sur le dos, s’enfouissent, s’arrachent à l’élément, se courbent en avant, repartent. À raison de trente secondes par hommes, les guides sont déjà loin que la queue est encore à l’arrêt. La colonne s’étire, s’étire…

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Ils ressassent leurs pensées amères. Quand en auront-ils fini avec ces décrochages ?… Ah ! Qu’ils en profitent, les boches, de leur supériorité. Ils ne sont pas si fiers en Russie… Les bandits ! Pour eux aussi c’est la retraite de la grande armée, et à quelle échelle !… Ils puisent dans cette idée un regain de courage. L’hiver ne durera pas aussi longtemps qu’en Russie. Alors ils verront si le Maquis est détruit !… Oui, tout ira bien… S’il n’y avait pas ce sac qui écorche les épaules. D’un coup de reins ils le remontent puis soufflent dans leurs doigts et les glissent sous la bretelle. Pendant trois kilomètres ils longent la route de Nantua à Apremont qui ne se distingue même pas du relief ordinaire. À la ferme du Cris, ils obliquent au nordest, dans les vallons, dans les bois… Le repli, c’est le plus sûr moyen d’échapper à l’assaillant. Pris au piège, le Maquis ne peut rien, la guerre tourne à son désavantage. Brénod a été une expérience concluante. Il est préférable d’échapper, puis après attaquer brutalement, reprendre la guérilla… Ils marchent depuis des heures. La monotonie du chemin n’a été coupée que par deux poses. Mais où est celui qui précède ?… Toutes les pensées qui s’entrechoquent dans leurs têtes leur font oublier le chemin. Les vêtements sont mouillés, les yeux brûlants. Les tourbillons de neige ajoutent encore à l’aveuglement. Ils tâtonnent. Les traces sont là… Une masse épaisse : c’est le camarade… Des cris retentissent à l’arrière, éloignés par le vent, étouffés par la neige. Les derniers ne peuvent plus rattraper le retard. — Arrêtez ! faites passer. — Arrêtez ! faites passer… Le mot court le long de la colonne. À mesure qu’il se répète chacun stoppe. — On va geler avec ce commerce-là !… Ils reprennent haleine et grognent. Les pieds baignent dans l’eau qui emplit les souliers arrachés. — Ah ! les vaches ! Dans le civil, on en crèverait ! Maintenant les retardataires ont certainement rejoint. — Faites passer si ça y est ! — Faites passer si ça y est… Cette fois la question va de la tête à la queue. Le temps d’arranger le sac recouvert de la neige projetée par la bise ou tombée des arbres : — Ça y est ! faites passer…

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Aussitôt les hommes commencent à piétiner. Petit à petit la colonne s’ébranle. Le hurlement de la tempête couvre des toux rauques. Les muscles, par automatisme, commandent à la volonté. Un obstacle. Des hommes buttent, tombent de tout leur poids. Ils souhaitent s’endormir sur ce tapis qui paraît doux. Mais ils ne doivent pas sombrer, ils se mettent à genoux, se redressent, chassent la neige qui fond au contact de la poitrine, accrochent la mitraillette, hésitent puis repartent… Ils ont traversé des champs et des champs. Ce doit être le plateau d’Apremont, pensent ceux qui ont quelque connaissance de la région. Mais comment est-il possible de ne pas s’égarer dans une telle nuit, dans une telle immensité ? Ne pas s’égarer ! telle est l’unique pensée qui préoccupe Marius, Robert et Henri. Ils souffrent douloureusement de leur course précédente. L’esprit qui n’a plus aucune initiative s’embrouille dans la tête gifflée par le froid. — Sommes-nous encore loin ? Sans cesse les questions les assaillent. — Non, nous arriverons bientôt. Ils auraient dû dire : « Nous ne devons pas être loin d’arriver ». Mais ils n’osent pas. Ils ont peur de décevoir leurs camarades. Depuis un moment ils ont l’impression d’être perdus. Ils ont quitté les traces de la veille recouvertes par le vent. Où vont-ils ?… L’inquiétude les ronge : ils ont la responsabilité de cent cinquante hommes. S’ils tournent, tournent, s’ils font du chemin inutile les plus vigoureux ne résisteront pas. Les symptômes sont significatifs : les chutes sont plus fréquentes, les malheureux ne se relèvent que tirés par leurs camarades. Dans quelques heures ils tomberont tous… Pourtant ce bois éveille en eux un souvenir. Sans doute est-ce le bois proche de la ferme. Mais où est-elle cette ferme ?,.. Ils avancent et font des efforts de mémoire… Si seulement il n’y avait pas cette mitraillette qui s’obstine à glisser de l’épaule… Une aube laiteuse fait place à la nuit. Le ciel bas, la terre, tout se confond dans une teinte blanchâtre qui donne le vertige. La figure est labourée de rides brûlantes. Les yeux pleurent, les oreilles bourdonnent… Ils gardent pour eux leur inquiétude. Oui, ce bois, ils l’ont longé la veille. Il faisait jour alors, tandis que maintenant la brume déforme le paysage… La forêt s’enfle, la montagne se transforme en vagues monstrueuses qui donnent la nausée… Ils ne se reconnaissent plus… Les hommes ressemblent à des nains difformes ou à des monstres horribles. L’esprit tourne à vide… Ils ont perdu toute trace mais ils n’abdiqueront pas. Ils

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essaient de se repérer et sous l’effort mental les mâchoires se crispent. Carte en mains, ils naviguent à la boussole dont l’aiguille danse follement sur le cadran… La ferme est plus loin, beaucoup plus loin… Les noms s’embrouillent. Les lignes de pente se déplacent, les routes se jettent dans les rivières… Le temps les trompe. L’allure a été si peu rapide ! Avec Jane, ils ont marché plus vite. Ils ne sont pas encore au but… Les trois guides se débattent dans une nature de cauchemar où le vrai se confond avec le faux, où le réel se mêle à l’irréel… Aux premiers reflets du jour la température baisse de plusieurs degrés. Brusquement ils s’aperçoivent qu’il fait plus froid. Le vent et la neige ont desséché la gorge. Le gosier brûle. Boire, boire du café bouillant… Puis la fatigue s’évanouit. Agrippés aux courroies du sac les bras sont inertes. Par saccades les jambes fonctionnent encore et s’enlisent dans un milieu qu’ils ne sentent plus… Toujours la neige… Le sommeil, ce terrible ennemi contre lequel on ne peut lutter envahit doucement les êtres… Ils avancent dans un brouillard… L’esprit a de grands trous. La couleur blanchâtre écœure… Brusquement la tête qui plonge dans la neige éveille l’un d’eux : en marchant il s’est endormi. Il se relève, étonné. Où est-il ?… La ferme se cache dans les arbres, la ferme est là, ils l’atteignent. Mais la ferme disparaît et se reforme plus loin : le mirage de la neige. Partout, devant, à droite, derrière même s’ils se retournent, des bâtiments s’élèvent dans la brume… Ce ne sont que des branches entremêlées… La tempête siffle toujours. L’homme sent que sa raison le fuit, il marche… Les guides s’obstinent sur un point de détail qu’ils ont noté mais la nature ne se révèle pas. Le doute, la peur s’ajoutent à la fatigue, au sommeil, et créent une déprimante sensation de vide. Ils ne lâchent pas prise. Ils ne seront pas battus. Henri et Marius emmènent quelques hommes, poussent une reconnaissance. Quand ils rejoignent, ensevelis jusqu’au ventre ils laissent échapper un cri de triomphe : « Ça y est ! » Ils ont reconnu un repère que Jane leur avait fait remarquer. Ils se croyaient perdus et la ferme est à trois cents mètres. Alors ils ont le dégoût de cette montagne qu’ils aiment, car c’est dans les moments terribles que son hostilité se révèle dans toute sa puissance. Ils remontent les sacs d’un coup de reins. Les mains en porte-voix, le Chef hurle : « Courage, on arrive ! » Quelques instants plus tard ils abordent ce qu’ils imaginent être un havre de paix. Ce n’est qu’une ferme froide, humide, déserte, étrangère. Mais le toit protège de la tempête.

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Ils réalisent qu’ils foulent la terre dure, solide, puis, courroies détachées, ils s’entassent dans les pièces. Les derniers ne sont pas encore arrivés que les autres, écrasés, anéantis, se sont déjà endormis… Tandis que les deux camps se dirigeaient vers la Coux, l’habitation a été préparée par Goyo, Gaby et ses agents de liaison. Sur le versant d’Oyonnax, la couche de neige moins épaisse a permis à Bébé d’y conduire une camionnette de ravitaillement. Ce n’est d’ailleurs que par miracle qu’elle a échappé aux Allemands. Ignorant en effet l’évacuation du Mont, Bébé dirigeait son véhicule au village de Montréal. La circulation étant difficile il était en retard. Par suite d’un fâcheux concours de circonstances, le messager porteur des instructions nécessaires envoyé à sa rencontre par le lieutenant ne le joignit pas. Perdant patience, Bébé poussa plus avant jusqu’à La Cluse où il pensait obtenir des renseignements précis. Or, au carrefour, un convoi de camions ennemi débouchait. Il était pris. Faire marche arrière, faire demi-tour c’était impossible car la route n’était pas suffisamment dégagée. Il ne perdit pas son sang-froid et usa de ruse. Mitraillette armée a portée de sa main, il s’intercala dans le convoi. Jouant ainsi à cache-cache il parvint à une route transversale et, soudain, s’échappa en forçant l’allure au risque de capoter. Les vivres étaient sauvés. La tempête qui s’est déchaînée interdit au deuxième transport d’atteindre la Coux. Retour de sa mission, Jane demande du secours au hameau de Geilles, puis, avec Bébé, elle y cache le véhicule. Le lendemain, après plusieurs tentatives infructueuses une équipe de skieurs renonce à monter le ravitaillement à dos ; la tourmente est maîtresse. Les Allemands semblent effectivement décidés à envahir une autre région et de poursuivre leur attaque contre le Maquis. Ils placent en batterie deux canons de 77 au pied du monument aux morts de Montréal et bombardent à une cadence accélérée le Mont désert depuis la veille. Le lendemain, quand le tir eut cessé, les Allemands n’osèrent toutefois pas s’aventurer vers leur objectif que la forêt de Martignat environne. Ce fut un pharmacien de La Cluse réputé collaborateur forcené qui se porta avec une petite mallette sanitaire au secours des blessés. Il pensait que le bombardement aurait transformé le refuge du Maquis en un sanglant abattoir et qu’il y serait le bienvenu dans de si pénibles moments. C’était aussi l’occasion de rapporter d’utiles renseignements.

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Quelle ne fut pas sa stupéfaction de trouver la maison vide et debout ! Le tir avait été si précis qu’un éclat d’obus avait pu seul endommager l’angle supérieur et arracher quelques tuiles. Cela ne ressemblait en rien à la boucherie escomptée. Le plus extraordinaire c’est que les lieux paraissaient abandonnés depuis longtemps. Plus aucune trace à l’entour ! Une fois de plus les terroristes passèrent pour d’authentiques fantômes. C’étaient pourtant bien des hommes avec leurs peines et leurs joies, mais la neige sur les pas s’était faite leur alliée : durant la nuit le vent avait effacé et coupé le fil conducteur… Le 12 février, sur l’ordre des Allemands, les Ponts et Chaussées dégagent largement la route La Cluse-Oyonnax. À La Cluse, Jane qui brave le couvre-feu institué à 17 heures se voit refuser tous renseignements par les personnes compétentes. Mais à Oyonnax, M. Perrin employé à la voierie et père d’un maquisard du camp Minet en informe Gaby à 19 heures. L’arrivée des Allemands se confirme d’autre part : Échallon a reçu les mêmes instructions. Leur intention est donc la suivante : refluer des plateaux du Valromey sur la région définie par les communes d’Oyonnax, Nantua, SaintGermain et Échallon, c’est-à-dire dans la zone d’occupation du Groupement Nord. Montréal signe alors l’ordre de repli de Michel et de Mystère sur Chatonnaz, au nord-ouest d’Oyonnax. Il importe que ne se renouvelle pas la souricière de Brénod. À la Coux, le Centre de Triage et le camp de Granges n’ont pas fini de sécher leurs vêtements qu’arrive déjà la notification du départ. Gaby, escorté de La Bulle, Becquet et Charly est chargé de l’exécution. Partis d’Oyonnax à 23 heures, il leur a fallu plus de deux heures pour monter le Chemin de la Guerre recouvert d’une couche de neige atteignant souvent un mètre d’épaisseur. Les gars les accueillent sans mauvaise humeur et bientôt ils se glissent dans le froid plus vif depuis que la tempête s’est apaisée. Dirigée par le Chef de Secteur, la colonne se forme et s’allonge. Dans l’atroce nuit d’hiver la marche reprend, lente, pénible, effrayante. Depuis trois semaines les hommes ont l’impression d’être pris dans une ronde sans fin qui les entraîne irrémédiablement en brouillant les cerveaux et en absorbant leurs énergies… Pendant combien de jours encore devront-ils disparaître devant leur puissant ennemi ?… Ah ! si les boches étaient à Oyonnax !… C’est une idée folle qu’ils en viennent à souhaiter. Pour passer, il y aurait bataille. Et dans la nuit, ils pourraient mettre à profit les ressources de leur terrible guerre. Le baroud, pourquoi pas ? Les

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boches seraient les plus surpris de cette rencontre. Ils apprécieraient de quelle façon le Maquis attaque au petit jour, lui aussi… Mais à l’accrochage succéderaient des représailles sur la population. Leurs amis seraient probablement découverts et arrêtés… Chaque pas réclame un effort pour se dégager… Ils supputent le pour et le contre. Si la ville qui a échappé jusqu’alors était détruite, ce serait faire payer cher une satisfaction passagère. Passer silencieusement sans laisser de traces, tels est le plan envisagé. Il est préférable que le Maquis s’évanouisse. À cette poursuite sans fin l’assaillant se lassera le premier… Là-bas quelques lumières brillent peureusement. Ce doit être la ville. Quelques-unes aussi, tout près. Des maisons, Geilles. Bientôt ils auront franchi la première étape. La ville ! des maisons, des rues ! Ils en ont perdu le souvenir, eux, les hommes des bois. Les cœurs battent au rythme de la fièvre qui les ranime. Ils vont passer dans des rues, fouler un bitume où le pied ne s’enfoncera pas… deux mois qu’ils n’ont pas senti le sol ferme résonner sous leurs talons, deux mois, depuis le départ d’Heyriat. Deux mois qu’ils se noient dans la neige et chaque jour davantage… Quatre heures du matin. Brutalement la colonne s’arrête. Obsédés par leurs pensées, le regard rivé aux souliers, le second heurte le premier qui a stoppé, et ainsi de suite jusqu’à la queue comme fait une rame de wagons à laquelle s’attelle une locomotive. Gaby dit à Michel : — Voulez-vous leur recommander de ne pas parler quand nous traverserons Oyonnax. Je veux le silence total. — À Oyonnax, silence absolu. Pas un mot. Faites passer ! — À Oyonnax, silence absolu… — À Oyonnax… L’ordre s’éloigne de bouche en bouche. Puis une question : — Demandez si tout le monde est là. — Demandez si tout le monde est là… La colonne repart. À l’entrée du Grand-Moulin se distinguent les premières maisons d’Oyonnax. Les rues sont dégagées. Mais le verglas accentue d’autant plus le déséquilibre des corps que l’élan des muscles a été jusqu’alors bloqué ; et cette sensation d’insécurité se révèle plus pénible que l’emprise de la neige. En file serrée les gars suivent la rue Diderot, puis la rue J.-J. Rousseau et longent la vaste façade de l’École Nationale des Matières Plastiques. Silencieusement ils se faufilent au cœur de

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la ville, sans hâte. Derrière les volets clos des gens douillettement couchés font peut-être des rêves. Eux, sous les rafales de la bise qui s’est mise à souffler, ils vagabondent à l’affût du danger… Rue Léva, étendu sur du foin, Montréal attend l’arrivée de la colonne qu’il dirigera à Veyziat par le château Bollé. Il s’impatiente. Que signifie ce retard ? Serait-il arrivé quelque chose ? Il écoute. La nuit est calme ; en toute tranquillité la ville dort. Justement La Bulle arrive : — Mon Lieutenant, M’sieur Gaby m’envoie vous prévenir qu’il ne passera pas par le château Bollé : les cent cinquante types laisseront trop de traces s’il ne neige pas demain. Ils montent par la route de Veyziat. Montréal bondit, rajuste sa canadienne ; bourre sa pipe : — Attends-moi, nous les rejoignons. D’un pas rapide ils se dirigent vers la gare par la rue Convert. Il n’y a rien d’anormal… Ils sortent de la ville, ils rattrapent les derniers. À la montée, la colonne s’étire : — Alors les petits, fatigués, hein ? Ils le reconnaissent. — Ah oui ! Mon Lieutenant. On commence à être crevés. Les pieds sont tout mouillés. Les godasses n’ont presque plus de semelles et le frottement entame les chairs. Pénible obligation pour un chef que de contraindre ses hommes à courir la montagne des nuits et des nuits durant quand ils n’ont plus de chaussures. Un sentiment de révolte monte en pensant à ces vies brisées depuis des mois par la faute de l’Allemand — l’Allemand, c’est l’ennemi — mais aussi et surtout par la traîtrise, par la servilité de certains Français. — Les bandits ! L’officier admire intérieurement — car il ne s’extériorise pas — le courage et l’endurance que manifestent ces jeunes hommes, les uns depuis peu de jours, les autres depuis plusieurs mois. Il imagine avec une joie très pure le bon travail qu’il sera capable d’accomplir avec eux lorsque cette période sera finie et que, plus tard, ils pourront se dresser à la lumière. Alors ce jour-là… Et la joie se transforme en menace avant de s’effacer. — Allons les enfants, un peu de courage ! vous serez bientôt arrivés et vous pourrez dormir, vous reposer. Vous serez en sûreté. Vos camarades tiennent le coup, du courage. — Ce n’est pas ça qui manque, mon Lieutenant, puisque nous

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sommes venus du Mont. Mais ce sont les godasses. Si nous en avions de bonnes… Dans leur esprit, la possession de brodequins de montagne soigneusement cloutés égale celle des plus merveilleuses richesses. Montréal a rejoint une ombre qui se traîne péniblement : — Ah ! Mon Lieutenant, ça ne va pas. J’ai le coup de pompe. — Tiens ! c’est toi Claudo ! comment se fait-il ? Tu n’en es pas à tes premiers kilomètres, toi ! — Bon Dieu non ! Je suis allé partout, et à pied. Mais justement, j’ai dû en faire trop, je suis usé. — Tiens ! bois un coup de schnaps, ça te remettra ! Montréal débouche un litre d’eau-de-vie sorti de sa canadienne et le lui tend. Claudo s’est arrêté, il boit, il avale. — Bon Dieu ! un bon coup comme ça dans le carburateur, ça réveille. Merci Mon Lieutenant. Et il s’éloigne à vive allure, remonte la colonne tandis que, d’un air béat, Montréal regarde le litre : — Eh bien mon ami ! un peu plus il buvait tout. Maintenant jamais je ne le rattraperai… Les traînards l’entourent. — Eh ! les gars, finissez la « gniole » ! Les uns après les autres ils ont vite fait de vider la bouteille. — Merci mon Lieutenant. Maintenant ça ira. Elle réchauffe jusqu’aux doigts de pieds. La pipe rallumée, Montréal file le long de la colonne. Les premiers ont déjà dépassé la Croix de Veyziat et s’enfoncent dans le petit chemin de Chatonaz. À nouveau ils s’enlisent dans la neige. Qui donc à cette époque de l’année penserait emprunter de telles routes ?… Petit à petit la fatigue annihile toutes les facultés. L’abrutissement se fait total. Bref, deux nuits consécutives les ont amenés — et dans quelles conditions ! — de Nantua à Dortan. Mais ils reprennent courage. Car dans une heure ils pourront dormir, dormir enfin dans la paille. Sur le plateau, le vent du nord siffle et transforme les vêtements en glaçons. Le ciel semble blanchir. L’aube ne tardera pas à se lever. Ils ont atteint un secteur tranquille : l’ennemi ne les trouvera plus… Un quart d’heure ne s’est pas écoulé depuis leur passage qu’un gros détachement de troupes allemandes escorté d’autos-mitrailleuses fait irruption à Oyonnax, cerne la ville et patrouille dans les rues.

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Malgré les précautions prises par le Maquis, des gens au sommeil léger avaient été réveillés et ceux qui avaient vu affirmaient le lendemain sur le ton de la confidence qu’il y avait deux mille hommes pour le moins. Toutefois il n’y avait pas eu dénonciation et il ne faut voir dans cette coïncidence que le fait du hasard. Les Allemands arrivent d’Annecy et le commandant avait donné ordre au chauffeur français (de la Compagnie des Tramways de l’Ain) d’être à Oyonnax à minuit. Ainsi la collision avec les hommes de Montréal se serait produite au cœur de la ville. Les habitants ne surent jamais ce qu’ils doivent à Louis Chaland, de Lyon, prisonnier évadé, chef mécanicien du train-auto qui, au risque de sa vie (il fut à plusieurs reprises menacé d’être abattu) retarda le convoi par le sabotage systématique des moteurs. Grâce à une chance inespérée la camionnette de ravitaillement cachée à Geilles est sauvée une fois encore. Le moteur gelé demande à Bébé et à Jane trois heures d’efforts pour démarrer. Et quand Vaudoux l’arrachant de son garage malgré la neige traverse Oyonnax, les Allemands y sont depuis quelques instants. Sans faire de mauvaises rencontres, il passe. À l’abri au village de Mons le chargement permettra de satisfaire aux premiers besoins. Toute la journée durant Oyonnax est bloquée. Les patrouilles fouillent. Les engins blindés assurent la police tandis qu’une rafle est opérée. À 17 heures quand le détachement se retire, vingt-huit personnes dont les arrestations ont été maintenues prennent le chemin de la déportation. Le 13 février les Ponts et Chaussées ouvrent la route de Thoirette à Serrières, sur la rive gauche de l’Ain. À la nuit tombante Bébé arrive à Granges porteur d’un ordre impératif : Alarmé par cette mesure, Montréal tient à ce que le dépôt de vivres stocké dans la maison Michoux soit immédiatement déménagé. Mobilisé par les Jeanjacquot, le village aidé par les meilleures volontés de Bombois se met à l’ouvrage tandis que Louison venu à ski de Boyeux apporte du Valromey les plus alarmantes nouvelles. Quelques heures plus tard le stock de ravitaillement est dissimulé dans les greniers et les fenils. Le blé est réparti entre toutes les familles. Si les maisons brûlent, les Allemands n’en profiteront pas. Entre temps Jo et Commis ont reçu l’ordre de passer la rivière d’Ain et de se déplacer, le camp de Cize sur Ceffia, au nord de

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Corveissiat, le camp de Chougeat sur Chavagna, au nord de Thoirette. Ainsi le Maquis est hors de la zone éventuelle d’attaque. Cette fois encore il ne sera pas pris. Mais c’est la dernière alerte. Les Allemands évacuent à leur tour. Les opérations de février sont terminées. * ** Le Groupement Nord n’a pratiquement pas souffert. Il n’en a reçu que le contre-coup et son homogénéité lui a permis de faire face à la situation et d’y remédier. Le camp de Granges lui seul a des pertes. Elles s’établissent ainsi : quatre tués ; deux blessés graves hors de danger ; trois disparus : l’un, malade et soigné dans une ferme, rejoindra après sa guérison ; le deuxième, coupé de son groupe au cours du combat, a pu échapper à l’encerclement, il rentrera quelques jours plus tard après avoir trouvé refuge dans l’église de Nantua et traversé la ville avec sa mitraillette démontée dans une musette ; le troisième enfin, abandonnant la lutte a regagné le foyer familial à Ambérieu où le Maquis n’alla pas le rechercher, n’en déplaise aux admirateurs d’Henriot qui affirmaient que tout évadé du gang des terroristes était condamné à mort et exécuté par ses anciens complices. Quant aux pertes matérielles assez élevées, elles consistent en équipements divers, en couvertures, mais surtout en ravitaillement : la ferme de Pray-Guy renfermait six mois de vivres détruits en totalité par le bombardement. Toutefois le camp compte sur les caisses hermétiquement closes enfouies en prévision d’un désastre au milieu de la forêt voisine, dans les trous des sapins déracinés. Recouvertes de branches et de terre, ces cachettes sont d’autant plus secrètes que quatre-vingts centimètres de neige fraîche ont fait disparaître toute trace de travaux et de pas. Or, début mars, quand le Maquis revint pour prendre possession de son bien, la neige ayant suffisamment fondu, il constata avec amertume que les cachettes étaient pillées. Il ne restait plus rien. Pillées par qui ? Non par les Allemands mais par quelques paysans des environs. Se considérant mal nourris par leur petite culture, leur lait, leur beurre et leur fromage, ces gens-là n’avaient pas hésité à voler de précieuses marchandises dont ils auraient pu aisément se passer. Qu’ils n’aillent pas dire aujourd’hui qu’ils ne savaient pas que les caisses appartenaient au Maquis. Leur premier souci n’avait-il

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pas été de fouiller les dépouilles de ceux qui étaient partis ? Il ne leur suffisait donc pas d’avoir ôté les chaussures des gars tués au combat. Il fallait encore qu’ils dérobent la nourriture des vivants sans se soucier, eux qui avaient tout, si d’autres criaient la faim dans les bois. Qu’ils n’aillent pas dire aujourd’hui que cette histoire est inexacte : le capitaine Michel qui commandait Pray-Guy est encore heureusement là pour leur répondre. C’est lui-même qui, un jour de mars, a surpris un paysan de Chevillard en train de glaner avec un sac tyrolien les dernières boîtes de conserves tombées des caisses éventrées. Sous la menace du revolver, cet homme dénonça lui-même les fauteurs. Si le Maquis avait été méchant il se serait vengé. Mais il ne voulut pas faire éclater entre Français une stupide discorde à un moment ou d’autres questions méritaient à plus juste titre de retenir l’attention. La population civile n’a pas été épargnée. Aux crimes et aux actes de vandalisme qui ont ensanglanté les plateaux s’ajoutent les exécutions sommaires et les déportations qui endeuillent les villes de Nantua, Oyonnax et Bellegarde. À La Cluse, les maisons Ritoux et Voisel sont pillées et saccagées. Mme Ritoux et ses enfants n’ont échappé aux Allemands qu’en se conformant à l’ordre de Montréal leur enjoignant de fuir. Les usines Lacraz et Lacroix sont incendiées à la bombe et à la grenade après que leurs propriétaires se soient éclipsés. Mais dans ces moments difficiles, le dévouement des familles Lesage, du Landeyron, Ancian, de Montréal, qui ravitaillaient le Mont, Chevrier, et Coupat, de La Cluse, Jacquinot, de Nurieux, n’ont pas fait défaut au Maquis. Le Groupement Sud est atteint dans sa force vive car l’effort d’attaque a pesé sur lui avec violence. Ses camps partiellement désorganisés se sont dispersés tandis que leurs emplacements étaient livrés aux coups de l’aviation et de l’artillerie. La majeure partie du matériel et du ravitaillement est perdue ; entre autre, deux mille paires de chaussures, fruit d’un coup de main exécuté par Chabot la veille de l’attaque, sont détruites. Une réorganisation profonde est envisagée qui remédiera dans le minimum de temps à la situation de fait. Le poste de commandement départemental a le plus souffert : de son personnel, la moitié a péri, le train-auto a été anéanti. Un seul de ses officiers abandonne la partie : le capitaine Brèzè qui, arrêté puis relâché, ne rejoignit pas son poste sous prétexte qu’il avait de la famille1.

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Blanchard, de son vrai nom.

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Mais non découragés, les survivants réfugiés en Bresse remettent sur pied les forces de la Résistance en tenant compte des enseignements tirés du combat. Le Maquis a côtoyé la catastrophe : il s’agit de prendre les contre-mesures nécessaires pour ne plus s’y laisser entraîner. Par contre le Groupement Nord semble sortir plus fort de cette première bataille qu’il a approchée. Les camps groupés dans une nouvelle région conservent leurs cadres. Au feu, le courage et le sang-froid ne se sont pas démentis. L’entraînement a été exploité à fond. La manœuvre a attesté l’autorité des chefs sûrs d’eux. Enfin les deux centres de ravitaillement sont intacts. Certes l’épreuve a été dure mais nécessaire et pour le Groupement Nord elle a pris l’allure d’une expérience. De toute façon elle donne des résultats concluants qui laissent présager à l’Allemand l’inutilité de ses tentatives de réduction. Il pourra causer de graves plaies, elles ne seront pas mortelles. Car des conditions aussi défavorables que celles qui se sont dressées contre le Maquis ne se reproduiront plus. Or les résultats obtenus par l’ennemi sont nuls comparativement à la force et aux moyens qu’il a déployés. Le camp de Granges lui a tué plus de vingt hommes bien qu’il n’ait eu à sa disposition ni les armes lourdes, ni les avantages matériels et tactiques dont bénéficia l’assaillant. Celui-ci pourra doubler ou quadrupler ses effectifs, sa puissance offensive, le Maquis a fait l’épreuve de sa force, il tient. Mieux encore. À mesure que le pays se regroupe dans la Résistance en dissimulant les actes du Maquis, l’Allemand sera d’autant moins capable d’agir avec efficacité qu’il sentira partout cette résistance sans pouvoir la déceler. Car il est un fait certain : Gestapo et S.S. frappent suivant les directives de leurs agents français qu’aucune infamie ne rebute. Avon dénonça la famille Berne. Houizot, le chef milicien d’Hauteville, avait dressé la liste de ses compatriotes à abattre. Le groupe des exécuteurs P.P.F. de la Gestapo lyonnaise incendia le plateau de Brénod. L’attaque du camp de Granges fut conduite par un faux maquisard qui, malade deux semaines auparavant, avait reçu l’exceptionnelle autorisation d’aller se rétablir chez lui. Sous l’uniforme feldgrau, Marcelle Pongin le reconnut chez elle sans pouvoir préciser sa personnalité. Les recherches entreprises pour découvrir le traître n’eurent aucune suite positive car le traître était fort. Sournois, Cobra assassinait le Maquis, dans l’ombre, lentement.

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À l’issue des opérations, le Groupement Nord se répartit ainsi : Le camp de Cize cantonne à Vosbles, au nord de Thoirette. Le camp de Chougeat vers Arinthod. Le groupe-franc Pesce dans les bois de Chamoise. Le camp de Granges et le Centre de Triage à Emondeau. Pour la première fois un village est occupé militairement par le Maquis. Cent cinquante hommes logent dans trois maisons d’Emondeau et goûtent l’accalmie après la tempête. Le repos est total, seulement coupé par d’amusantes batailles de boules de neige, pacifiques batailles que saluent les cris éclatants poussés par des êtres jeunes dans la joie de la vie. Deux postes de garde obstruent le village, dont l’un a la vue plongeante sur Bonaz et la route de Saint-Claude. Chaque matin deux patrouilles partent à l’aube, battent les alentours de Bonaz et de la rivière d’Ain, et rentrent à 11 heures. Par mesure de sécurité, aucun habitant n’est autorisé à sortir de la périphérie sans un laissez-passer. Cette sévérité n’empêche d’ailleurs pas la bonne entente de régner : M. Trocon et les fermiers de Chatonaz prêtent des attelages pour les transports lourds ; M. Lichty et ceux de Bonaz fournissent du ravitaillement supplémentaire. Quant aux habitants d’Emondeau ils réservent le meilleur accueil à leurs occupants. Dès le début du mois de mars le groupe-franc Pesce rejoint Emondeau et relève le camp de Granges. Un camion y apporte le matériel d’un parachutage réceptionné en Bresse qui permet d’une part de compléter l’armement et de réapprovisionner les stocks de munitions, d’autre part de doter l’A.S. d’Oyonnax d’engins indispensables. Le même soir où une équipe du groupe-franc Antoine prend possession de son attribution, le Centre de Triage part à Revers s’établir dans les baraques du camp de Chougeat. Les hommes de Michel conduits par Gaby jusqu’au-delà d’Oyonnax quittent les hauteurs de la rivière d’Ain pour celles de la Semine. Une pénible étape dans la forêt d’Échallon toujours enfouie sous la neige réédite les difficultés surgies lors du repli de Brénod. Mais pour cette jeunesse, le terrible mois de février n’est déjà plus qu’un mauvais souvenir ! Un nouvel épisode commence.

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VIII

C’était toujours ainsi que cela arrivait. Pourquoi le lieutenant semblait-il s’amuser à ces sortes de surprises ? La nuit est venue. La soirée promet d’être agréable. Les chambres sont remplies de douces chansons, de murmures et de cris. C’est l’heure de la détente employée au gré de chacun. Allongés ou accroupis sur leurs couchettes les gars du Maquis jouissent de leur tranquillité. Ils se sentent bien unis entre eux car malgré les disputes incessantes ils sont liés par une camaraderie que rien ne peut troubler. La section Goyo a invité ses camarades du P.C. à prendre le café puisque l’un parmi elle a reçu un colis contenant des gâteaux. Mais il fallait s’attendre à une forte réaction de la part de la section Vincent qui, porte à porte, s’empresserait de venir hurler aux « fayots » ! Le mot n’était pas outrageant et ne servait que de prétexte à une vive offensive appuyée de souliers, de casseroles et de balais. Après quoi les battus n’auraient qu’à récupérer alentour leur matériel mis à mal. À ces jeux puérils de caserne ou d’internat, tous s’y mêlent avec fougue : aucune hiérarchie ne sépare les hommes des cadres, ils vivent tous dans les mêmes conditions matérielles et morales, ils ont la même part de travail et de danger, certains ont seulement un peu plus de responsabilité. Si cinq ou six d’entre eux résident au P.C., ce n’est pas par gloriole ou pour affirmer une hautaine distance, mais parce que le camp ne saurait tenir en totalité dans une pièce et qu’il en faut une moins bruyante servant de salle de travail et de réunion. C’était toujours ainsi que cela arrivait. Comme chacun aspirait

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à la douceur d’une nuit, Prosper qui fait irruption à la section Vincent interrompt le cœur. — Tiens ! quel hasard, Prosper ? Prends un siège et… — Minute ! vous avez mangé ? — Mais oui, mais oui ! — Qui est de garde demain ? — Nicolas !… qu’est-ce qui arrive ? — Un des autres groupes avec moi pour déterrer les armes. Dépêchez-vous, nous sommes déjà en retard. Des clameurs discordantes tiennent lieu de réponse. — Ah ! quel bidule ! il va encore falloir se trimbaler avec les armes sur le dos… — Faudrait un peu qu’ils la moulent !… — On va s’installer dans les transports en commun ! Ils récriminent par principe, mais sautent de leurs couchettes, lacent leurs chaussures, enfilent les blousons. — Encore retourner se geler alors qu’on est si bien ici… Mais ils sortent derrière Prosper qui brandit une torche électrique. — Prenez les pelles et la pioche qui sont dans la grange. Nous aurons vite fait. Déjà ils partent vers le bois en plaisantant. Avec sa lampe, Prosper semble faire de grands signaux comme les employés de gare le soir au long des quais… Jo, l’agent de liaison affecté à Bellevoite, est arrivé à 20 heures. En franchissant la porte du P.C. il riait de bon cœur car il imaginait la mine déconfite qu’auraient ses camarades en le voyant. — Salut à tous ! Occupés à lire ou à écouter la radio, ils lèvent la tête. D’un commun accord les fronts se plissent. Il est accueilli sans chaleur. — Salut Jo ! — Salut… À cette heure, Jo fait encore présager une mauvaise nuit. C’est la quatrième fois en dix jours qu’il en est ainsi et les trois premières fois il était porteur d’un ordre de transport d’armes… Jo enlève son serre-tête et son blouson en éclatant de rire. D’un air faussement affecté il annonce : — Mes pauvres amis, vous n’avez pas de chance. — C’est bon, coupe Michel. Donne ! — Voilà, voilà ! et Jo tend un papier qu’il a tiré de sa poche. Prosper enfile ses souliers, et la pipe entre les dents grommelle : — Moi, j’ai compris. — Idem, ajoute Paupol qui jette son livre sur sa couchette.

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Le chef de camp lit à haute voix : « Michel, fais descendre cette nuit à Charles : 5 fusils-mitrailleurs, 10 chargeurs et 2.000 cartouches par arme ; 20 fusils et 2 cartouchières par arme ; 100 grenades Mills ; le reste du plastic et des gammons. L’équipe restera toute la journée au camp Charles et rentrera la nuit suivante… » — Toujours le même cirque. Quoi ! Ah ! maintenant une meilleure nouvelle : « Le ravitaillement sera assuré cette nuit par Bébé. Préviens Roland. Il y aura du vin… Montréal. » Bon ! — À propos de pif, s’inquiète Jo, vous n’auriez pas un petit canon à boire ? ça assoiffe de monter chez vous. — Tu n’avais qu’à rester en bas, c’était plus simple, répond Goyo. Et récriminant cordialement contre son camarade comme si celui-ci était le responsable des ordres qu’il transmet : « Si tu as soif, va boire à la cuisine, il en restera peut-être un peu pour toi… quand même… — Aucun doute, constate Michel, nous sommes vraiment pistonnés en haut lieu pour de tels exercices. Pierre s’en est déjà envoyé trois en une semaine… alors mon vieux Paupol, tu as saisi ?… Quant à toi, Prosper, va vite déterrer les containers. Voilà le papier. Prends une équipe, peu importe laquelle, et reviens vite. — D’accord ! — Je voudrais savoir, questionne Vincent dès que Prosper est sorti, pourquoi Montréal nous spécialise dans cette voie ? Toujours notre camp qui se tape ces genres d’amusements. L’autre nuit, c’était pour le G.F. Pesce, après, pour Minet, à Boucle-La-Loue. Aujourd’hui, pour Charles… Les types en ont marre de ces histoires-là. Ils ont beau être entraînés, ils ne sont pas au-dessus de la fatigue n’est-ce pas ? Pourquoi les autres ne viendraient-ils pas chercher un peu leur matériel ? — Ça, mystère, répond Goyo. Et puis cette fois il ne faut pas nous plaindre : il y a autorisation de passer toute la journée au camp Charles. Ne vous souvenezvous pas quand il a fallu porter les armes à Izernore ? L’ordre était arrivé à 21 heures, départ à 23 heures. Il fallait être à une heure du matin au rendez-vous, puis rentrer de suite. — D’ici à Izernore quand il faut patauger la neige et mettre plus d’une heure pour contourner Oyonnax, ce n’est pas une petite affaire. Mais cette fois, jusqu’à Racouze, c’est une véritable expédition. Quelques heures de repos ne seront pas de trop. — Assez discuté, coupe Michel. Paupol, tu dirigeras l’équipe. Elle se composera d’un groupe pris dans chaque section. Peu

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importe lequel sauf, bien entendu, les groupes de garde cette nuit et demain. Élimine ceux qui seraient fatigués. Prends Henri avec toi, ce sera le meilleur guide. Alerte-les pour que vous puissiez partir dès que Prosper sera rentré. — Compte sur moi ! — Ah !… préviens aussi Robert que cette nuit on lui demandera également des bras pour le ravito. À la section Goyo, Paupol qui a jeté la nouvelle comme une pierre dans une mare se débat dans l’atmosphère hostile qu’il a déchaînée : — Pas d’histoire ! il me faut un groupe. Vous avez beau crier, je sais que vous viendrez. Alors autant vous décider tout de suite. Les hommes ne cachent pas leur mauvaise humeur car dans ces moments-là la mauvaise humeur est de rigueur. Néanmoins ils se portent volontaires : — Allez, j’en suis ! décide l’un. — Moi aussi. — Moi aussi ! crie Jean-Pierre, un gosse de 17 ans. — Ah ! non, pas toi, refuse Paupol. Tu nous rendras plus service en dormant puisque la nuit précédente tu as calé au milieu du chemin et que les copains ont été obligés de se charger de ton sac. Robert, un grand garçon blond et mince, de belle allure, proteste vigoureusement avec un fort accent lyonnais : — La dernière fois tu nous as rendu la vie impossible. On ne tient pas à recommencer ce soir… Paupol objecte : — Tu en étais toi aussi… et tu reviens ? Robert hausse les épaules : — Ah ! bien sûr… Mais c’est bien la dernière fois. — La dernière fois ! parfaitement ! assure Moustique d’une voix chantante. Faudrait tout de même pas nous prendre pour des bleus… La dernière fois ? quelle plaisanterie ! Chaque corvée désagréable, les gars l’acceptent en spécifiant toujours : « c’est la dernière fois »… Il en est ainsi depuis des mois et la bonne volonté générale ne se départit pas. Il y a maintenant plus de volontaires que de demandés. L’un a trouvé une bonne excuse qu’il formule ainsi à l’adresse de ses camarades : — Que voulez-vous, c’est bon pour ces fainéants-là qui sont de garde de ne pas venir.

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Dans l’animation retrouvée, les flèches décochées se mêlent aux éclats de rire. Goyo entre : — Alors ? c’est une tuile hein ? Tant pis on remettra cette soirée car on ne veut pas jouer un vilain tour aux copains qui partent, n’est-ce pas vous tous ? — C’est bon ! s’écrie Géo, c’est bon, vous seriez bien capables de vous calfeutrer les gencives pendant que nous nous éreinterons. Mais nous saurons nous venger. — Vive Géo ! acclament les volontaires. Et Géo, debout sur son châlit, brandit un soulier : — Vous voyez que je sais résumer l’opinion de ceux qui vont se geler la couenne avec moi. Les autres, c’est des… c’est des moins que les G.M.R. ! Et très digne, laissant tomber son soulier au milieu de la pièce, il hurle : — Vive moi ! Le chahut est indescriptible, Goyo s’égosille. Dans la chambre voisine, Vincent a déjà trié son groupe. Le brouhaha soulevé par la visite de Prosper s’est calmé. Seuls Alexandre et Ferry se disputent. Impassibles, les Russes chantent un cœur et dans la douce complainte qui s’amplifie parfois et s’élève comme un orage, ils doivent retrouver tout leur pays. Paupol court chez Robert où il sait qu’il sera très mal reçu. Effectivement son intervention au milieu d’une fête anniversaire est jugée intempestive. Ses camarades l’invitent de bon cœur, mais il ne se laisse pas tenter : — Pas de blague ! les autres sont déjà prêts. Alors dépêchez un peu. L’étape sera longue, il ne faudra ni s’attarder ici, ni lanterner en route. — Évidemment c’est moi qui fournirai le plus d’hommes, se récrie Robert. — Mais non, mais non. Une équipe pour chaque section. — Alors crois-tu qu’il n’y aurait pas assez des autres ? — Oui, là-haut vous êtes une bande de truands, surenchérit Maurice. Vous voulez notre peau. Paupol s’énerve. C’est ce qu’ils attendaient. — Si vous n’êtes pas contents, allez voir Michel ! lance-t-il à bout d’arguments. Cette fois tout le monde jubile — sauf Paupol. — Ça va… tu les auras tes types. Chez nous, ils sont tous volontaires, n’est-ce pas ? — Oui, oui oui oui !

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— Il faut monter les sacs là-haut ? demande encore Robert. J’irai donc moimême. Sur le pas de la porte, Paupol ajoute pour se venger de leur accueil : — Cette nuit, ravitaillement… Vous en êtes ! Et il repart, non sans apercevoir le désappointement qui se peint sur les visages. — Ils nous auront jusqu’au bout ! conclut quelqu’un. Quand Paupol rentre au P.C. l’ordre s’est rétabli. Jo est à table. — On dirait que tu meures de faim en bas ! — Pas précisément. Mais tu connais le précepte : il vaut mieux mourir d’avoir trop bu que d’avoir eu soif. C’est pareil pour la graille. Michel se redresse : — Parfaitement exact !… Alors Paupol, tu as fini ? — Ça y est. Ils crient tous comme des écorchés mais tous voudraient partir. Toujours les mêmes séances. Je vais me préparer. Il n’y a plus qu’à attendre Prosper. — J’y serais allé volontiers, dit Vincent avec intention. — Et moi aussi, ajoute Goyo, histoire de se dégourdir les jambes une bonne fois… — C’est impossible, affirme Michel. Ces jours nous avons du travail et vous aurez le loisir de vous dégourdir en allant reconnaître vos emplacements… Marius, comme tu te chargeras du ravito cette nuit tu ferais bien d’en aviser Roland immédiatement. Son poste de garde doit être prévenu. — Parfait, je descends. Paupol interpelle Jo : — Jusqu’où y a-t-il de la neige maintenant ? — Après Oyonnax, c’est fini. — Ça va donc déjà mieux. Et dans le tracé du lac Genin ? toujours autant… — C’est le mauvais morceau. Dans la journée elle fond, lentement à cause de la forêt mais le soir, toujours aussi gelée. Avec les vieilles traces, il faut faire attention en pleine nuit de ne pas se casser les jambes… Robert et Brioche entrent et déposent des tyroliens verts. — Voilà le fourbi. Bonsoir à tous !… Tiens, salut Jo ! — Bonsoir Robert… bonsoir vieux. — Ah ! tu es bien le plus brave de tous ceux qui sont là, toi !… Quoi de nouveau à Oyonnax ? Goyo s’esclaffe en se tapant sur la cuisse : — Voilà le plus beau ! Lentement Michel lève la tête de son livre :

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— Si tu t’es levé du mauvais pied, il faut aller te coucher mon ami, et pas venir nous agacer ici, conseille-t-il avec calme. — Vous agacer dans votre antre ? s’étonne Robert. Ne vous plaignez pas, vous ne me voyez pas si souvent ! — C’est justement pour cela ! — À propos, Michel, quelle est cette histoire de ravitaillement ? — Tu tombes du ciel toi, comme Gandhi ? Il n’y a pas d’histoire, Bébé monte le ravitaillement cette nuit et c’est tout. — Ce n’est pas ce que j’entends. Je désirerais savoir pourquoi je dois fournir encore une équipe pour cette corvée. — Que tu dois fournir, encore… ? Mais parce que tu fais partie intégrante du camp, que tu le veuilles ou non. — Bien sûr que je fais partie du camp, partie intégrante comme tu dis. Mais d’ordinaire, moi je ne vous demande rien, je fournis moi-même toutes mes corvées et… — Et… et il y en a assez. Puisque tu ne nous demandes rien, tu ne penses pas que l’on va t’apporter ta boustifaille à la porte, non ?… Tu dis tout cela par besoin de rouspéter. Ta section, toujours ta section !… sais-tu que tu m’énerves en fin de compte ? Michel se replonge dans sa lecture. Robert cligne de l’œil vers Goyo et après un silence il reprend : — N’empêche que si l’autre était là on s’expliquerait tout de suite à ce sujet. Avec lui, ça ne va pas par quatre chemins. Et Robert rit au souvenir des algarades qu’il a avec Pierre à tout propos et même hors de propos. — Quand rentre-t-il ? — Après-demain, avec Paupol. — Maintenant, hum… qui est-ce qui me donne une cigarette ? Michel fouille dans sa poche et, sans le regarder, lui lance un paquet. — Attrape… mais ne nous casses plus la tête. — Ah ! je savais bien que l’on finirait par s’entendre… Te voilà Prosper ! on jugerait que tu as froid. Prosper entre, tout rouge : — Tu crois peut-être que ça ne réchauffe pas d’arracher les containers de leur fosse. Sans perdre une minute il allume sa pipe. — Ça y est, Paupol, ton matériel est là. J’ai fait la distribution. Il manque juste… d’ailleurs voilà les sacs de Robert… C’est tes sacs, hein ?… Brioche viens avec moi, nous allons les remplir. Et s’adressant à Paupol : — Dès que tu y seras, tu pourras partir. Il est déjà tard. Presse-toi. — J’y suis, j’arrive… - 185 -


Par groupes, ils ont atteint la route nationale. — Tout le monde est là ? interroge Paupol. — Voilà les derniers. Les ténèbres sont épaisses. Pas de lune. Mais leurs yeux se sont accoutumés à l’obscurité et si grande est leur habitude de marcher la nuit qu’ils sauront se conduire à travers routes et sentiers jusqu’à l’aube. Le bout rouge des cigarettes se déplace, marquant le trépignement et leur hâte de repartir. Ils se sont regroupés autour du chef qui explique : — Maintenant, il s’agit de bien marcher. Il s’agit que nous soyons à Racouze avant le jour. Ce n’est pas une petite trotte, mais on pourra s’y reposer toute la matinée au moins. Donc pas à s’en faire. La seule chose que je vous demande c’est de ne pas traîner. Plus vite nous serons au but, mieux ce sera. — Traverse-t-on Oyonnax ? — Non, il faut contourner. C’est ennuyeux, mais il est toujours interdit de passer en ville… maintenant, allons. La petite troupe démarre. Paupol, Jo et Henri ferment la marche. Ils vont d’un pas hardi car la route est bien dégagée : Il ne subsiste du long hiver que les banquettes de neige qui semblent canaliser le goudron. L’air vif pince les oreilles et le nez, et fouette le sang. Depuis qu’ils ont quitté la chaleur du cantonnement les gars se sentent avides d’espace. Ils oublient déjà le mauvais accueil qu’ils ont réservé à cette corvée alors qu’ils espéraient une calme soirée et une longue nuit de sommeil. Ils marchent avec plaisir, heureux de s’évader du camp, heureux d’être sur cette route qui est leur route, dans cette nuit dense qui est leur nuit. Le moulin du Favillon et les quelques maisons ont été dépassées. Sous les lampes qui dessinent des rais de lumière à travers les volets, les bonnes gens disent sans doute : « Voilà le Maquis parti encore une fois », et le plaignent peutêtre. Mais le Maquis ne geint pas sur son sort. Des bribes de chansons s’élèvent ; parfois des étincelles tombent avec un mégot de cigarette ; la flamme d’un briquet disparaît dans le fourneau d’une pipe. Le moindre geste affirme leur liberté. Il y a loin de là aux replis forcés du mois de février. — Si ça continue comme ça, dit Henri, nous ferons du chemin. Devant, ils mènent un train d’enfer. — Pourvu qu’il ne pleuve ou qu’il ne neige pas, objecte Paupol qui inspecte le ciel, ce serait une tuile… Regarde, quelques étoiles sur Giron, derrière nous. S’il fait plus clair, ça ira mieux dans le bois.

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Ainsi atteignent-ils la route qui descend à Échallon. — Je ne leur ai pas spécifié de passer par le raccourci pour couper le grand tournant. Avançons plus vite pour essayer d’avoir les premiers. — Inutile, nous ne les rattraperons pas. D’ailleurs tiens, dit Henri, ils y sont. Tu penses bien qu’ils le connaissent ! Un bout de cigarette allumé a décrit une courbe dans la nuit, indiquant la position du groupe de tête. — Bon ! plaçons-nous en file indienne. Ils montent, penchés en avant, les pouces pincés entre la poitrine et la courroie du sac. Ce n’est plus la régularité de la route car la neige reste épaisse sous bois et d’innombrables passages ont tracé une piste cahotique où le pied ne se pose que timidement. Les conversations ont cessé, l’attention se fixe. Mais ce n’est pas le plus mauvais chemin ; il est court et a l’avantage de supprimer un immense lacet. D’ailleurs ils sont au sommet ; un ciel plus clair semble s’échapper de l’épaisseur de la forêt et le sentier bute au mur de neige. D’un bond, ils sont sur la route. Ils se rassemblent là, debout ou assis sur leurs sacs. Les briquets passent de main en main, éclairent des visages baignés de sueur. Essoufflés, ils se taisent. Seul un juron retentit : dans le noir, quelqu’un a déchiré la feuille de la cigarette qu’il roulait. — On part ? Les sacs remplis de cartouches, de grenades, de plastic ou de chargeurs sont pesamment arrachés du sol, et la monture métallique vient s’appliquer avec force contre le dos. Un coup de reins et les anneaux tintent. Les armes appuyées contre la banquette sont placées autour du corps, les courroies enserrent le cou. À lui seul Bernini porte trois fusils-mitrailleurs. Les premiers prêts s’éloignent… — Arrêt à l’entrée du tracé. Compris ? La descente s’amorce sur Oyonnax par une belle route sauvage taillée dans la forêt de sapins. À droite le rocher, à gauche le ravin. L’humidité continuelle des bois a verglacé la mince couche de neige adhérant encore au goudron. Les hommes réussissent des prodiges d’acrobatie pour ne pas tomber. Ils se sont dispersés et, traversant la route en tous sens, tâchent de trouver le gravier des bascôtés. Parfois un pied glisse, et sous le poids du chargement le corps se penche en arrière ; une violente flexion du tronc ramène le centre de gravité en avant, puis, dépassant aussitôt son équilibre, oblige à quelques pas de course incertains qui se terminent en glissade.

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Aux fronts, la sueur en grosses gouttes perle et roule sur le visage. Les volontés se concentrent tout entières sur le contrôle des mouvements. Les hommes n’osent même plus parler pour ne pas se distraire. Les muscles des jarrets et du dos qui se bandent et se relâchent précipitamment provoquent une fatigue prématurée. Sans s’apercevoir de la course, ils descendent, ils descendent à vive allure. Ils ont longé sans les voir les hautes murailles rocheuses. Un tournant et la maison forestière surgit en bordure de la route avec sa traînée de prés blanchâtres qui montent rejoindre la Prairie. Le Perret ! C’est un peu leur propriété. Combien de fois ne sont-ils pas venus y quérir le ravitaillement que la camionnette déposait au refuge, faute de ne pouvoir atteindre les camps… La troupe se disperse. Les plus agiles bondissent crânement sur les plaques qu’ils devinent moins gelées. Les autres plus inquiets font de grandes embardées pour s’agripper au talus et s’efforcent de ne pas tomber. De temps en temps un bruit métallique annonce une chute. Un juron lui fait écho et l’homme après avoir reçu sur la tête des canons de mitraillettes et sur les reins des crosses de fusilsmitrailleurs se relève avec l’hésitation d’un enfant qui fait ses premiers pas. Les uns après les autres ils s’asseyent contre la banquette de façon à ce que le sac soulage les épaules, et les courroies des armes, le cou. Ils ressortent les pipes qu’ils avaient dû mettre en poche. Et la bonne humeur renaît. — Il y a Marcoux qui a pris un traînard tout à l’heure, quelque chose de nunusse… — Oui, un traînard ? Je voudrais bien te voir avec un sac de quarante kilos dans le dos. Les grenades, ce ne sont pas des plumes. — Parfaitement, acquiesce le grand Robert qui éclate d’un rire saccadé. Jules, lui, est tombé au moins deux fois avec ses fusils. Pourtant ils ne sont pas lourds. — Pas lourds, pas lourds ? toujours autant que ton sac et puis autrement ennuyeux à trimbaler. Ça tape dans les reins, dans les jambes… Veux-tu que nous changions ? — Penses-tu ! ça va être fini. — Tu crois, dit Jo, tu vas voir si le tracé est marrant ! — Je sais, mais au moins ce n’est pas une patinoire. — Ça va maintenant ? demande Paupol, alors en route ! René, tu restes devant, regroupement à la Brétouze. La pause se fera après avoir traversé la ville.

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À la file ils franchissent le mur de neige et se jettent dans le talus où la couche encore épaisse bloque leur élan avec brutalité. Relevés, ils tâtent avec prudence la croûte durcie qui cède brusquement. Cinquante mètres plus loin ils sont sur la piste qui s’enfonce à travers la forêt. Ici, c’est encore une autre nuit, sinistre, différente de celle de la route car les sapins géants cachent le ciel. Les yeux doivent se réhabituer à cette nouvelle obscurité qui oppresse, qui étouffe. Les pieds cherchent à se poser : entre deux trous, dans la glace, il y a juste la place pour un talon. Les chevilles se tordent… — Attention à la branche. Appuyez à gauche ! — Attention à la branche ! De justesse, ils évitent l’aile énorme d’un sapin abattu qui semble pousser un tentacule décharné, comme un piège. Sur la gauche, c’est encore le rocher, sur la droite le ravin où disparaissent les grands arbres dans un abîme insondable. Tout à coup, un cri, un fracas déchirent le silence. Félix qui n’a pas vu une bille de bois couchée en travers du sentier a plongé avec armes et bagages par-dessus. Il se relève sans mal. — Ah ! les vaches… auraient tout de même bien pu me prévenir, hein ! Mais il est seul, aucun bruit ne s’entend plus. — Ceux de derrière, ils se casseront la figure s’ils veulent… Petit à petit les hommes s’égaillent. La fatigue de cette marche désordonnée se fait cruellement sentir. Les moins forts s’arrêtent un instant et s’adossent à la muraille. Les poitrines halètent, les épaules sont entamées par les courroies… Dans le silence nocturne trois coups de sifflet brefs percent et quelques secondes plus tard deux coups répondent. C’est la seule liaison… Les amis de Henriot auraient été bien surpris si, cachés, ils avaient pu assister au défilé de ces hommes confondus avec l’ombre, arc-boutés pour supporter leur lourd fardeau. Ils peinaient. Et pourtant ils allaient, chacun à la mesure de sa force. Ils n’étaient pas enchaînés, ni conduits sous la menace du pistolet ou du knout et ils marchaient. Ceux qui, dans la nuit, auraient pu distinguer leurs figures rougies auraient été surpris de la dureté inscrite sur leurs traits. Non pas la méchanceté, mais la souffrance accumulée de mois en mois réapparaissait avec la fatigue parce que leur corps et toute leur pensée n’étaient tendus que vers le but à atteindre. Qu’avaient-ils fait a l’humanité ces vagabonds de la montagne qui, chaque nuit, couraient les chemins déserts pour des fatigues

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toujours accrues ? Ils auraient payé une dette à la société que leur vie n’aurait pas été plus rude. En un autre temps, leur tenue et les rigueurs de leur existence les auraient fait passer pour des forçats. Malgré la souffrance, malgré la peine, ils conservaient farouchement ancrée en eux-mêmes cette idée : ils étaient des hommes libres, des hommes qui travaillaient durement mais après avoir accepté en toute conscience leur sort quotidien. Certes, ils étaient des vagabonds qu’un atroce destin contraignait à errer de refuge en refuge jusqu’à la libération, mais des vagabonds dont le courage ne se démentirait point et qu’un sens de l’honneur guidait dans leurs errements apparents. C’étaient, tous ces hommes dans la nuit, les Vagabonds de l’Honneur marchant à la lumière de leur idéal… À la tête d’un petit groupe, René s’arrête. — Nous allons nous reformer ici. Ils se laissent choir sur des troncs de sapins qui s’allongent depuis l’automne passé en bordure du chemin. La forêt est traversée. La nuit s’éclaircit et, en contre-bas, quelques lumières clignotantes délimitent la ville. À un clocher l’horloge sonne et son tintement sourd s’émiette. Quelques instants après un carillon égrène deux quarts. — Minuit et demie. C’est la bonne heure. Les hommes rejoignent et se précipitent à la fontaine rustique dont le filet d’eau glisse dans un conduit de glace avant de tomber dans le bassin. — Attention de ne pas ramasser la crève avec l’eau glacée ! — Bah ! ça ne risque rien… Ils étanchent leur soif avidement. — Ça refroidit le moteur ! Un quart d’heure après, Paupol, Henri et Jo arrivent. — Quelle heure est-il ? — Un peu plus de minuit trente. — Nous avons donc bien marché : deux heures depuis Belle-voite. Il faut maintenir l’allure. — Maintenant, ça ira tout seul. Il n’y aura plus de neige. — S’il ne fallait pas seulement contourner la ville… Est-ce qu’on traverse ? — Non, non. Je ne veux pas, c’est l’ordre. On tâchera malgré tout de passer au plus court. Il est inutile que nous nous frottions dans les rues avec les G.M.R. Jo serre la main de ses camarades. — Au revoir à tous, je vous laisse. — Veinard ! te voilà arrivé.

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— Oui, mais je suis déjà monté là-haut cette nuit. — Crois-tu qu’il ne faudra pas que nous y remontions aussi ? — Bonsoir ! crie-t-il en riant. Les hommes rajustent leurs armes, leur sac. — Pas trop fatigués ? demande Paupol. Nous ne sommes pas encore arrivés ! — T’occupe ! on ira au bout. Ce n’est pas la première fois… — Alors en route. Nous ferons la pause dans un moment. Éteignez les mégots. Inutile qu’une bande de feux follets se ballade à cette heure à travers le Stand… René, tu restes en serre-file. Je passe devant. Viens, Henri ! Ils repartent en grommelant. — Quel commerce ! — Jamais dans le civil on ne se fera contrebandier, pour sûr ! La colonne s’est reformée. Un à un ils gravissent la rocaille du Stand et en file serrée ils se glissent à travers les jardins ouvriers cultivés au-dessus de la ville. La colonne marque un temps d’arrêt, démarre et stoppe à nouveau. — Zut ! Où est-ce que ça passe maintenant ?… On y voit goutte. Elle incline à gauche en remontant, tourne autour des fils de fer et des grillages. Le silence est seul troublé par la rocaille arrachée ou par le bruit clair des boîtes de conserves rouillées que les pieds heurtent. Elle amorce la descente vers la ville puis fait halte. — Maintenant, pas de boucan. Faites passer. En rangs serrés elle longe la rue Diderot. Les maisons sont noires et fermées. D’un bond elle franchit la rue J.-J. Rousseau et accède au Grand-Moulin. Le macadam résonne sous les pas. Une fenêtre s’allume puis s’éteint… Un bruit métallique a surpris les esprits inquiets car la ville est tenue par d’importantes forces de police. — Ah vacherie de corvée ! Une boucle s’est dégrafée et un fusil-mitrailleur est tombé. Entravé par ses armes l’homme fait des efforts pour se plier et l’atteindre. Le suivant, pris au dépourvu, vient buter à son tour. — Idiot ! Ses camarades poursuivent la route. Vers les usines Convert ils traversent l’Ange grossie par la fonte des neiges. Ils pataugent dans l’eau glacée sur des cailloux en rupture d’équilibre. Sur l’autre rive une sapinière borde le torrent. Un coup de torche électrique découvre le sentier. — Allons-y !

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Le bois, les rochers et la broussaille s’élèvent à pic devant eux sur deux cents mètres. S’accrochant aux buis sur lesquels ils se halent, se griffant aux broussailles et aux branches, ils escaladent lentement. Chaque mètre cache une embûche. Les branches en s’enfonçant dans les sacs empêchent d’avancer. Ils reculent pour se débarrasser et rampent. Une pierre décrochée par un pied bondit avec fracas. — Attention en dessous, crient-ils ! Les armes se prennent dans les jambes, les cheveux se rabattent sur les yeux. Les genevriers s’agrippent aux vêtements, les souches des vieux buis déchirent les chaussures. Les pieds glissent, les hommes tombent à plat ventre. — On va se casser la gueule !… Ils sont enfin au sommet et s’affalent à terre pour reprendre souffle. La transpiration les mouille et les chemises collent aux corps dans une désagréable sensation de froid. Arrachées par les bretelles et les courroies les épaules brûlent. — Ne restons pas là, nous allons nous geler. Marchons encore un peu, conseille Paupol. — Ah bon Dieu ! garce d’existence ! Les hommes se lèvent. Déjà la respiration est redevenue normale ; le cœur habitué aux exercices violents reprend sa cadence. À travers les genêts ils s’éloignent de Nierme et franchissent la route de La Cluse. Dans les champs spongieux la marche est douce aux jambes meurtries. Les grands murs de l’usine Gachon se dressent et, à deux pas au nord, ils devinent la ville. — Faisons la pause. Au bord de la route ils s’étendent sur le talus humide, sans prendre la peine de se débarrasser de leur « barda ». Au carillon deux heures sonnent. — Reposons-nous, le plus dur est fait. Izernore, la Ferme du Pin, Racouze… c’est plus long mais moins pénible… * ** Grâce aux parachutages de plus en plus nombreux dans tous les secteurs, un armement de plus en plus considérable est mis à la disposition du Maquis. Armement léger encore, certes, mais le nombre des armes automatiques permet déjà une défense efficace. Grâce aux fusils-mitrailleurs Brenn bien conçus, rapidement démontables et jamais détériorés, la densité de feu va de pair avec la mobilité que réclame la guerre secrète.

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Depuis un mois les parachutages ont assuré d’une manière appréciable l’armement et l’équipement des Groupes-Francs de l’A.S. S’ils possédaient les quelques mitraillettes nécessaires aux coups de main et à la protection, il n’était toutefois pas encore question pour eux de passer à l’action. Or durant le mois de mars les arrivages permettent de doter les unités sédentaires de fusils-mitrailleurs, mitraillettes et fusils, et de les approvisionner en munitions, grenades et explosifs. Dans ces conditions elles peuvent agir avec quelques chances de succès. Les événements ne devaient d’ailleurs pas les faire attendre. Par des contacts discrets l’Armée Secrète s’étend de ville en ville et ses ramifications percent dans les plus humbles villages. Ce long travail de patience reste la part de l’ombre mais jour après jour les noyaux primaires grossissent et se divisent ainsi que l’on voit la prolifération des cellules. Sa première action, pacifique, mais dangereuse et nécessaire, s’est souvent confondue avec les services de propagande et de diffusion puisqu’il s’agissait avant tout de créer un climat favorable à l’esprit de la Résistance dans un pays accablé encore par la capitulation, la débâcle des armées et l’occupation. Puis l’A.S. qui est un service de l’état-major des M.U.R. au même titre que les services des Renseignements, des Relations Extérieures, du Noyautage des Administrations Publiques, des Opérations Aériennes et Maritimes, etc…., s’organise sur le pied de guerre au fur et à mesure que la Mission Interalliée et aussi le S.A.P. (Service Auxiliaire des Parachutages) obtiennent du matériel par largage. Elle est un moyen d’action immédiate contre l’ennemi. Elle est divisée en secteurs et chaque secteur est à son tour fractionné en groupes francs. Le but du G.F. est d’agir de façon permanente et, au jour désigné, de réduire l’ennemi intérieur : garnisons allemandes, Gestapo, Milice et organisations profascistes ; de s’emparer de vive force des administrations, des postes de contrôle ou de commande. Le G.F. n’est pas destiné à la lutte dans les bois et sur les routes — lutte d’ailleurs moins meurtrière que les combats de rue. Si en général l’A.S. se battit aux côtés du Maquis c’est que les deux organisations ne formaient qu’un tout dont le sort était spécifiquement lié à la bataille engagée dans un secteur où l’importance stratégique des villes ne se révélait que comme secondaire. Ainsi l’Armée Secrète prépare-t-elle un plan offensif en même temps que se développe le Maquis dont elle est l’aînée de deux ans.

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Ce ne sont pas deux moyens dont l’action est susceptible de se chevaucher, car la concentration des pouvoirs entre les mains d’un chef unique les rend complémentaires l’un de l’autre. La centralisation est même poussée si loin que les secteurs A.S. relèvent de la même autorité que les groupements Maquis s’étendant sur leur territoire. De ce fait Montréal a en mains tous les secteurs du Haut-Bugey et, en théorie, le Pays de Gex coupé du département par d’importantes troupes d’occupation. Il fallut en effet attendre juillet 1944 pour que l’A.S. du Pays de Gex commandée par le lieutenant de gendarmerie Marin que secondait Jean Tardy s’engloba effectivement dans le Groupement Nord. Le secteur C. 6 d’Oyonnax est prospecté, organisé, dirigé par Gaby. Ce n’est qu’après de longues recherches qu’il a pris contact en 1941 avec des éléments de la Résistance de Lyon et de Bourg et entrepris la formation d’un groupe local de Résistance dont les membres étaient Jean Moirod, Jean Cagnin, le professeur Deschamps, Jeanne et Louise Moirod. De son côté, Curty avait organisé la Résistance P.T.T. sous le contrôle départemental des M.U.R. Par l’intermédiaire de Cagnin, Curty rentre en relation avec Gaby en 1942. Les deux noyaux fusionnent alors dans une étroite union. Les responsables en sont : Curty pour l’organisation civile, Gaby pour l’organisation armée qui deviendra celle du Maquis. Par l’intermédiaire de Deschamps, Gaby rallie le groupe Elie formé par Marius Augée et qui fusionne à son tour. Un Comité Clandestin Local est alors constitué et comprend : Curty, Gaby, Cagnin, Martin, Perrin, Deschamps, Augée et Juillard Henri. En 1943 le chef de secteur met toute son énergie à l’élaboration d’un système de recrutement pour le Maquis. C’est à cette époque, en mars, que les réfractaires au S.T.O. se groupent en unités dispersées dans les bois. Comme le Comité Clandestin Départemental de Libération désigne Romans pour diriger l’ensemble des formations de Résistance, le groupement s’opère et l’organisation s’établit sur des bases militaires. Le Comité Local est alors reconnu par Alger comme organisme légal de la Résistance dans ce secteur et reçoit l’ordre d’élargir sa composition en vue de comprendre toutes les opinions du Pays qui n’acceptent pas le régime de Vichy. Plusieurs démarches sont tentées auprès des responsables communistes. Curty voit Mermet-Guyennet, Ducret, Couthier et Taborin. Elles

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n’ont pas de suite. Martin et Cagnin de leur côté ne sont pas plus heureux. La mise sur pied se poursuit néanmoins. Gaby a abandonné son travail et sacrifie tout à la Résistance. Dans son appartement, le trafic est incessant, d’importantes conférences y sont tenues. La maison Moirod se transforme en hôtel pour maquisards de tout rang et ne se vide que pour mieux se remplir. De la même façon le magasin de Félix Echeverria, républicain espagnol, est un point de chute. Dans sa tâche, le chef de secteur est aidé par des hommes infatigables. Antoine, très actif bien qu’ancien combattant, a constitué un groupe franc, et Adolphe, plus jeune, est son adjoint. Le G.F. compte des hommes étonnants de dévouement et d’énergie, tels que Francisque Gazonnet dont la maison de la rue de Veyziat s’improvise en dépôt pour marchandises compromettantes. Mme Curial cache les réunions dans son café du boulevard Dupuy et l’on ne dira jamais assez le courage de cette femme qui fut une hôtesse si discrète alors qu’Oyonnax était un centre où fourmillaient les agents ennemis. Mais les Oyonnaxiens ne sont pas méchants puisque la Gestapo ne frappa jamais à la porte des Gazonnet ou des Moirod et qu’elle attendit le mois d’avril 1944 pour vouloir arrêter Gaby dont l’action s’étalait publiquement. Le G.F. Antoine milite en étroite relation avec le Maquis. Mais l’.A.S. se développe et Alger demande la création de groupes sédentaires. Deux industriels : Marius et Louis, et Charles, un professeur de l’École Nationale des Matières Plastiques acceptent de former ces unités qui seront prêtes à partir au premier signal pour renforcer le Maquis et exécuter toute mission qui leur sera confiée. Grâce à Gaby, le Maquis fournit quelques armes pour l’instruction tandis que le Comité Local participe activement à son ravitaillement. En 1944 un intense travail de liaison est réalisé par Jane, Becquet, La Bulle, Pozzo, Poulaillon, Jean et Lucien. Dès le mois de mars, l’armement arrive en quantités plus massives. Les hommes et les camions des groupes sédentaires sont nécessaires à l’acheminement du matériel qui leur est destiné. Ce sont alors de longues nuits occupées à ces transports à travers la montagne tandis que des dépôts sont constitués dans les bois ou dans les grottes pour diminuer les risques de découverte. Curty, Antoine, Cagnin, Guiraud, Bergeaud, Carlod-Bouchou, etc…, Mimile, agent de liaison de Curty, s’adonnent à la tâche, sans trêve, comme de vrais gars du Maquis : Le Secteur d’Oyonnax s’étend jusqu’à Dortan, Thoirette et

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Échallon. Les groupes naissent et s’entraînent en secret, secondant le Maquis comme des complices intéressés. À Échallon, la famille Bret tient l’hôtel « officiel » de la Résistance. Dans les moments les plus critiques, malgré les dangers il accueillit toujours et hébergea les combattants, sans que Mlle Yvonne Bret-Guercet1 ne se départisse de son calme et de sa bonté… Les Tournier-Colletta et les Poncet restent à l’avant-garde du groupe qui compte parmi ses membres les plus diligents Colletta et Elie, d’Etrez, Colletta, de la Côte, Louis Coutier, P. Joux et Mme Clotilde Maunu. Belleydoux n’est pas moins actif avec Poncet Noël, Verchère, le charron et Humbert (le futur Colin du sous-groupement Michel). Limitrophe du Secteur d’Oyonnax, le Secteur de Nantua connaît un rapide accroissement. Non pas sous la direction de Gendarme (qui ne fut jamais ni chef de secteur ni l’adjoint de Montréal), mais sous l’impulsion de René II et de Bernard. Ce sont deux jeunes gens évadés d’Allemagne originaires, le premier d’Avallon et le second de la Champagne. René, athlète complet, taillé pour la dure vie des clandestins, est le chef nommé en remplacement de René I, promoteur de l’A.S. qui n’a pas le loisir de s’occuper de cette tâche avec la constance nécessaire à une telle entreprise. Bernard, immensément grand, étudiant engagé en 1939 dans l’artillerie, le seconde avec autorité. Tous se sont retrouvés à Nantua pour donner à la Résistance sa forme définitive. Ils bénéficient d’une escouade de gens décidés. Le capitaine de gendarmerie Vercher, le docteur Mercier et sa femme, Ravier, Touillon, Sengissens, Grobon, Herscu sont les éléments d’un premier noyau qui verra son œuvre couronnée le jour où Nantua sera proclamée la première sous-préfecture de France libérée. Le Secteur de René II organise fébrilement les groupes de Peyriat avec Thinet, de Condamine avec Karl, de Tacon avec Musy, de Châtillon-de-Michaille avec Berthet, de Saint-Germain-de-Joux avec Henrioud, de Charix avec SeigneMartin, etc… ; groupes qui, réunis dès le 8 juin, prendront une large part aux combats de la libération et s’y couvriront de gloire. Quant à l’A.S. de Bellegarde elle conserve une indépendance dont Fenestraz, son chef, est très jaloux. Il tient à garder pour

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Mlle Bret-Guercet et Madame Mercier, de Nantua, furent dans l'Ain les deux premières personnes décorées officiellement de la Médaille de la Résistance.

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lui ses collaborateurs comme Rendu, et ceux qui lui sont attachés, comme Carrel et Chagnoux dont le garage deviendra la base de dépannage des camions du Maquis. Parmi tous ceux-là, Cessot et Monval tomberont avant la délivrance. Par son développement imprévu le Maquis a dépassé l’A.S. De ce fait celle-ci a derrière elle une force armée toute prête. Maintenant, après avoir longtemps piétiné, elle repart de l’avant. De nuit en nuit elle se fortifie dans ses moyens d’action. Si elle a déjà permis au Maquis de subsister tant que son ravitaillement n’était pas au point, elle lui permet toujours de croître et de dissimuler ses rouages essentiels. Si en période d’attaque elle l’a déjà sauvé en lui procurant nourriture et même logement, à la prochaine crise elle sera en mesure de lui prêter main forte en le soulageant d’une partie de ses efforts. Il est indéniable que jamais le Maquis n’aurait pu naître, ou tout au moins atteindre à une telle organisation, à une telle efficacité sans l’A.S. Il n’aurait pas été viable sans la Résistance tout entière, sans certains hommes à lui tout dévoués, sans certains chefs inlassables dont il n’imaginait pas la vie dangereuse mais qui le guidaient dans les chemins de la clandestinité. Elle sait bien, en s’éloignant d’Oyonnax, l’équipe de maquisards qui reprend sa route après une longue pause, que la ville proche dont ils aperçoivent les lumières est le centre actif de son groupement, que sans elle et les agglomérations alentours ils ne pourraient connaître cette dure vie, supportable malgré ses duretés. Risques et peines, armement et équipement, Armée Secrète et Maquis les partagent. Ils marchent tous deux la main dans la main en s’épaulant. L’un représente la force ouverte contre l’Allemand, le refuge dernier de l’A.S. ; l’autre est la force secrète minant lentement l’intérieur, la raison d’être du Maquis. Silencieusement l’équipe des maquisards a traversé Bellignat. Sous leurs souliers éculés le dur bitume résonne lourdement dans la nuit humide. Ijean a été dépassé et la plupart d’entre eux gardent le meilleur souvenir de ces quelques maisons à l’écart de la route que toute animation, même en plein jour, semble avoir abandonnées. Il y a peu de temps une équipe surprise par l’heure, et à bout de forces, avait trouvé un accueil chaleureux auprès des paysans qui l’avait cachée et nourrie durant la journée, de la même façon qu’ils hébergeaient Vaudoux, La Puce et leur camion de ravitaillement. Comme ils avaient bien reposé dans la douce chaleur du foin !… Mais cette nuit il faut qu’ils aillent plus loin, encore plus loin…

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Les quatre kilomètres de montée sont sur le point d’être avalés ; la forêt se dégage. Bientôt l’équipe sera sur Roche et la descente sur Ceyssiat et Izernore s’ouvrira devant elle ; puis elle montera, descendra une autre montagne et remontera avant d’atteindre sa destination… Trois heures trente. À Bellevoite, le camp se réveille. Une des sentinelles du camp Rolland entre au P.C. — Le ravitaillement est là ! Michel qui ne dort toujours que d’un œil donne un coup de pied au-dessus de lui qui ébranle le châlit. — Marius ! hurle-t-il, Marius ! le ravito. — Voilà !… éclaire. Marius se vêt prestement. — Tu contrôleras, hein ? Il sort et au passage réveille la section Vincent. — Une dizaine pour le ravito ! Mais les gars dorment à poings fermés. — Une dizaine pour le ravito… Amenez les luges ! — Ah ! la barbe… réveiller des chrétiens à cette heure… Courant dans la neige Marius est vite rendu à la section du bas. — Robert, Robert ! — Hein ? — Le ravito… réveille tes types ! — Zut ! tu nous canules… — Très bien… vous irez demain matin sur la route. En se frottant les yeux Robert bougonne. — Quel cirque ! pas moyen de passer une nuit tranquille !… Marius dévale la pente, saute le petit mur, traverse le bois, s’enfonce à nouveau dans la neige des prés vallonnés. Le ciel s’est éclairci et des ombres se profilent. « Les types de Roland, pense-t-il, ont de la chance d’être plus près, ils sont sur place avant nous. » Il se hâte car il est préférable pour lui d’arriver le plus tôt possible. Malgré que la répartition soit faite au déchargement, il est de bonne guerre entre les camps de s’approprier quelques petites choses supplémentaires destinées au voisin. Mais tout va bien, il n’y a que trois hommes du camp Roland, les deux sentinelles et Bicot. D’ailleurs la présence de la camionnette est une garantie : rien n’aura disparu. — Bonsoir Bébé, bonsoir La Puce ! — Salut, vieux, salut. — Ça a bien marché, oui ?

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— Ça commence à mieux aller en effet. Quand même nous en aurons fini avec cette garce de neige… Aide à finir de décharger. Les six hommes entassent par terre les sacs de pommes de terre, les petites caisses de conserves et plusieurs centaines de boîtes de fer-blanc. — Tonnerre ! des petits pois d’avant-guerre ! où les avez-vous trouvés ? — T’occupe, décharge toujours. Les boîtes s’entassent contre la banquette de neige. Des caissettes de pâtes, deux meules de gruyère et quatre sacs de riz complètent le stock. — Voilà, dit Bébé. Vous devez encore avoir du sucre, du café et de la farine. — C’est d’acc. Un joli ravito… Et le perlot ? — Dans huit jours seulement. Ordre du lieutenant, car vous devez avoir encore de quoi fumer. — Mais pas de pif ? questionne Bicot que le sujet tourmente. — Mais si, dit Bébé, mais si, quatre pièces : une de blanc et une de rouge pour chaque camp. — Au poil… on va pouvoir s’en taper un bon coup derrière la cravate. — Et avec de pareils tonneaux ce ne doit pas être du perce-zinc, constatent-ils quand ils sont à terre. Bébé les presse : — Faites vite la répartition et dégagez la route pour que je reparte. Ma tournée est loin d’être finie. C’est Marius qui s’en charge ; Bicot contrôle. D’ailleurs le compte n’est pas compliqué : deux sacs de pommes de terre à Granges pour un à Roland, deux caisses à Granges pour une à Roland, et ainsi de suite. Au fur et à mesure du tri les denrées sont arrimées sur les traîneaux, ficelées par des cordons de parachutes et remorquées par cinq ou six hommes. Les prés sont en côte jusqu’à Bellevoite et en s’enfonçant profondément dans la vieille neige les patins trop chargés opposent la résistance de leur inertie. Charlot, un colosse attelé dans les traits, les exhorte : — Tirez, bon Dieu, ça n’arrache plus ! Kiki, Fanfan et Gégène dont les cordes coupent les mains s’arc-boutent, Palfrenier pousse : — On a trop chargé, jamais on arrivera. — Tirez donc ! ça monte… ça monte. Attention à la souche, ça va verser…

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— Quel fichu métier de forban ! Trimballer des sacs de patates à quatre heures du matin. — Et s’il fallait aller les chercher au Perret ?… À cette pensée leurs forces se raidissent. Un kilomètre et ils seront à la ferme de Robert. Le Perret ?… Il n’y a que huit jours que la route est suffisamment dégagée pour permettre aux véhicules d’accéder jusqu’à Belleydoux. Jusqu’alors le ravitaillement était entreposé à la maison forestière du Perret, à quatre kilomètres au-dessus d’Oyonnax. C’est là que certaines nuits les gars du Maquis attelés à leurs traîneaux se rendaient depuis Bellevoite. Deux heures pour aller, quatre ou cinq heures pour le retour et les équipes succédaient aux équipes jusqu’à ce que le refuge fut vidé. Commencée vers une heure du matin, la corvée ne se terminait guère qu’à midi. Quel travail accablant quand, tels des bêtes de somme, les hommes attachés en flèche remorquaient un chargement trop lourd en s’ensevelissant eux-mêmes jusqu’à mi-cuisse. Il fallait bien que le camp eût besoin de subsister pour s’astreindre à une besogne que n’auraient pas enviée les forçats de la forêt équatoriale. Il n’était pas rare de voir au cours de ces nuits des garçons s’effondrer après avoir atteint la limite de leur résistance. Mais leur endurance était telle qu’après un instant de défaillance ils se relevaient. Encouragés par leurs camarades, ils repartaient parce qu’ils savaient qu’il était de leur devoir de hâler sur les cordes et que, inanimés, ils imposaient un fardeau supplémentaire à la communauté. Une nuit, Marius qui rentrait conduisait une vache depuis Chougeat. Les gars avaient essayé de l’atteler par les cornes mais bien qu’elle se fut reposée pendant la journée (cachée à Oyonnax par les Gazonnet) elle était tellement épuisée et fiévreuse qu’ils en avaient eu pitié et avaient repris leur place dans les cordes. C’est alors que M. Tranchant, d’Échallon, avait mis ses bœufs et son traîneau à la disposition du Maquis. Si la corvée n’en subsistait pas moins elle en était tout de même soulagée. Petit à petit les traîneaux s’acheminent vers les deux camps. Le premier est revenu puis reparti pour son deuxième voyage. Malgré que chaque équipe en ait chacune trois ou quatre à effectuer, tous comptent qu’ils sont encore en bénéfice par rapport à un seul déplacement au Perret. Aussi les bonnes volontés sont-elles constantes et demain il y aura du pinard… La route est libre ; Bébé est sur le point de démarrer quand Marius lui crie : — Et les lettres, tu n’en as pas ?

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— J’allais les oublier ! La Puce, passe les lettres, elles sont dans le filet. La Puce, un petit bonhomme lyonnais tout de nerf et d’esprit gavroche, bondit. — Voilà les bafouilles ! La prochaine distribution aura lieu… un de ces jours. — Il y en a pour vous et Roland, il faudra les trier car la poste n’a pas pu s’en charger. — Oui… on sait bien ce que c’est. Au deuxième tour de manivelle le moteur ronfle. Dirigé par La Puce qui gesticule, Bébé tourne la camionnette. Le moteur est poussé à fond. — Bonne nuit à tous, à un de ces quatre ! — Bon retour ! Sans patiner le véhicule s’élance à une allure folle, s’enfuit dans la nuit. Au deuxième tournant les phares s’allument, le faisceau décrit un arc de cercle dans la campagne puis disparaît. — S’ils ne se cassent pas la figure, ceux-là… remarque quelqu’un. Un traîneau s’approche, les hommes le chargent et s’en vont. — Hé ! Bicot, tâche de ne pas me barboter mes petits pois ! — Tu es fou, faire ça à des copains ! tu ferais mieux de regarder les lettres ! Ah oui !… les lettres. Marius serre entre ses mains ce précieux paquet. La lampe électrique fait apparaître des enveloppes de toutes couleurs aux adresses bizarres dont beaucoup de noms ont été découpés aux ciseaux. Ainsi le Maquis arrive à se jouer de Vichy de toutes les façons. Les tampons accusent des origines diverses. Les lettres sont adressées en ville, le plus souvent à la campagne et le facteur les distribue avec un sourire entendu : c’est étrange comme sa tournée a augmenté en quelques mois. Jamais ces familles de braves paysans n’avaient reçu de lettres de Lyon ou du Nord, de la Loire ou de Paris. Et pourtant le fait est probant : aujourd’hui le courrier vient de partout. Les lettres arrivent en effet à destination. L’adresse de l’expéditeur (généralement inexacte) suffit au correspondant entremetteur pour reconnaître le véritable destinataire. D’autres sont sous double enveloppe ce qui peut être dangereux au cas où elles tomberaient dans un sac destiné à la censure. Enfin dans leurs pérégrinations les agents de liaison les récoltent dans différentes maisons. Comme chaque camp a un secteur à peu près bien déterminé pour sa correspondance aucune erreur n’est possible.

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Mais le Maquis écrit lui aussi. Les lettres sont apportées ouvertes au chef de camp qui a droit de censure, car de bonne foi des indiscrétions peuvent être commises. Dès qu’il y en a un certain nombre les agents de liaison les emportent pour les poster dans les villes et dans les gares qu’ils traversent, à seule fin d’éviter le dépistage et le repérage. Le Maquis n’est donc pas dans un isolement total. Les gars restent en relation avec leurs familles et celles-ci, à défaut d’autres détails, savent leurs enfants vivants et en bonne santé. Il est à noter que ce système de correspondance n’a pas fait l’objet d’un ordre supérieur. Il s’est imposé peu à peu et il a été accepté. Car il était apparu de bonne heure que le Maquis n’avait pas le droit d’arracher totalement les enfants à leurs parents, les maris à leurs femmes, et que les jeunes gens ne pouvaient se cantonner dans un tel isolement moral. Souvent dans la détresse l’arrivée d’une lettre avait apporté un réconfort à la souffrance. La tendresse d’une mère, l’affection d’une jeune femme, l’amour d’une fiancée, le dévouement d’un ami, toutes ces lignes tracées par une main chère n’étaient-elles pas le meilleur baume pour ces cœurs avides des joies de la vie ? Peut-on imaginer tout ce qu’avaient d’atroce les « coups de cafard » chez ces êtres qui avaient tout abandonné, famille, travail, études, parce qu’ils étaient honnêtes et n’oubliaient pas le sens des mots « honneur » et « dignité de la personne humaine », quand après une fatigue trop grande ou une inaction forcée ils sentaient la mort rôder autour d’eux dans le vide apparent de leur vie de bêtes des bois. Le « cafard » n’était-ce pas lui le plus cruel et le plus lancinant des ennemis puisque, invisible, il tenaillait les entrailles et comprimait la poitrine ? L’action, le danger, la joie de l’action et du danger, la bonne humeur insouciante, les lectures en étaient les remèdes efficaces. Mais invaincu comme le Maquis lui-même, le cafard s’éclipsait pour revenir les jours où la tristesse des âmes se mêlant à celle de la nature l’appelait. Écrire, telle était dans ces instants la seule joie de ces hommes perdus depuis des mois pour la Société dite légale. En s’adressant aux êtres chers que la solitude semblait brusquement éloigner, ne s’en rapprochaientils pas par l’entremise de ces papiers qui seraient jetés dans une boîte inconnue ? Recevoir une lettre le jour où on s’y attend le moins, c’était pourtant leur joie suprême. Ils tenaient un petit quelque chose, enfin ! qui venait de la maison, que des lèvres aimantes avaient cacheté ; ils avaient avec eux les pensées consolatrices traduites

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par la main déjà lourde d’une vieille maman ou par celle plus alerte d’une jeune femme. Parfois les yeux de ces hommes durs se mouillaient quand, au bas d’une page que soulignait un pâté noir, une écriture gauche et zigzagante d’enfant avait écrit : « À son papa chéri… » Les lettres glissent rapidement d’une main à l’autre. Sur les enveloppes, les destinataires ont mentionné au crayon : « pour Charles », « pour Marcel », etc… Comme dans une prière les lèvres murmurent les noms. Marius saute en l’air joyeusement. — Pour moi, enfin ! — C’est de Léa, hein ? demande Bicot confiant. — T’occupe ! — Continue ! mais sûrement que je n’en ai point moi… je n’ai jamais de veine, ajoute-t-il tristement. — En voilà une pour Michel, elle a passé par Granges, et… une pour Roland aussi, elle doit arriver d’Oyonnax. Tiens, Bicot, tu lui donneras. — Continue pour voir… Sur les dernières lettres le faisceau de la lampe s’écrase. — Non, rien pour moi… tant pis… — Ben mon vieux, il y en a un bon paquet. — Quarante-deux, précise Bicot. C’est un peu nunusse. — On les triera plus tard et on vous les descendra. Qu’est-ce que les copains vont être contents !… C’était la plus petite, mais aussi la plus belle part du ravitaillement que Marius remontait au camp ce matin.

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IX

À vrai dire la paix — toute relative — n’avait guère duré plus de quinze jours. L’Allemand et ses valets de Vichy étaient vite venus à l’évidence que le Maquis n’avait pas été tué en février. Il avait été attaqué avec vigueur, mais ne subissant que le minimum de pertes il s’était retiré. Il continuait plus que jamais à infester toute la zone montagneuse du département où son activité grandissante était une insulte constante à la puissance militaire allemande, à la politique des Laval, aux forces des Darnand et aux tribunaux d’exception des Pucheu. Une nouvelle méthode est mise au point. Elle se résume ainsi : au lieu d’entreprendre une vaste manœuvre sonnant partout l’alarme, réduire les camps les uns après les autres par des actions imprévues, rapides mais meurtrières, le système de renseignements précisant leurs emplacements et leurs effectifs approximatifs. Comme en janvier, G.M.R. et Milice sont chargés de ces opérations. L’Allemand compte sur des résultats indéniables qui rachèteront l’échec certain de février. L’action projetée se déclenche le 12 mars ; la guerre ne devait pratiquement plus s’éteindre avant la Libération. Le village d’Emondeau est le premier visé. Le Maquis vient d’ailleurs d’attirer l’attention des Pouvoirs publics d’une façon inattendue. Une nuit, Bébé qui conduit une camionnette de ravitaillement au groupe-franc Pesce, par Arbent et le Point B, arrive à Bonaz où une panne de moteur l’immobilise. Il est tard. Aucun secours urgent n’est possible. Aussi est-ce avec les mitraillettes que Bébé et La Puce accueillent les gendarmes d’Oyonnax qui reconnaissent avec stupéfaction le véhicule mystérieusement disparu en no-

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vembre dernier du garage situé dans le parc même de l’Hôtel de Ville. Enlèvement simple pourtant puisque les mécaniciens de la ville étaient des alliés ; l’un d’eux n’avait-il pas poussé le scrupule jusqu’à laisser un papier spécifiant de quelle façon il fallait agir sur le starter au moment de la mise en route ? Quelques instants plus tard arrive l’Administrateur délégué par Vichy, M. Tisserand. C’est un homme encore jeune, retors et politique. Quoique tiré de son sommeil, il ne se fâche pas. Il ne traite pas Bébé de terroriste et de kidnappeur d’autos. Il veut lui faire comprendre que le véhicule fait défaut au service de la ville et que cette panne est une bonne raison pour l’abandonner. Il sera récupéré et remis en état. Violent, Bébé riposte. Il assure le Maire qu’il ne cédera pas la camionnette pour trois raisons : elle appartient au Maquis ; elle contient la nourriture de ses camarades ; elle sera réparée sur place, ce qui évitera de la reprendre dans un autre garage. M. Tisserand est touché ; il réfléchit. Le jeune maquisard paraît décidé à tout. Seule la force pourrait le faire changer d’avis. Or si d’un côté il y a les gendarmes, de l’autre il y a deux mitraillettes désagréablement pointées. Il réfléchit. Devant ses subordonnés, l’Administrateur-Délégué ne peut capituler d’autant plus qu’il a le nombre pour lui. Par contre il ne souhaite pas nuire au Maquis qu’il redoute sans l’avouer. Bref, M. Tisserand trouve la solution idéale. Il transige sans rien perdre de son autorité. Il propose à Bébé un marché : le Maquis garde la camionnette, et rien ne s’est passé. En échange il exige la promesse qu’on ne lui enlèvera pas la Simca dont il se sert pour ses déplacements. C’est pour lui un gros sujet de soucis depuis qu’il observe les agissements d’individus suspects autour de sa voiture. Bébé accepte le marché. Il promet sans toutefois engager l’avis éventuel de ses supérieurs. M. Tisserand est enchanté d’être sorti aussi diplomatiquement de cette impasse. Bébé dégonfle les roues car il ne saurait prendre trop de précautions, mais les gendarmes se sentent fort aise de ce pacifique dénouement. Avant de partir, M. Tisserand s’approche du jeune garçon à la franchise si volontaire et lui serre la main avec ces mots : « Vive la France — quand même. »1

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Il n'est plus besoin de souligner que ces paroles, comme cette histoire, sont authentiques. M. Tisserand, administrateur de la ville d'Oyonnax, délégué par Vichy, après l'assassinat de M. Maréchal, fut suspendu de ses fonctions le 8 juin 1944 par la Résistance. Il ne fut jamais inquiété. Il est aujourd'hui sous-préfet.

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L’affaire est donc classée mais le Maquis perd un point. Or à la fin du mois de février déjà, les forces de police avaient patrouillé la vallée de l’Ain, à Uffel, Chancia et Dortan, tandis qu’un groupe-franc des Maquis du Haut-Jura, commandé par les lieutenants Yann et Lawrence, était attaqué entre Martignat et Vaux-les-Saint-Claude. Le repli du Groupe Yann à Emondeau, les allées et venues des camions, des agents de liaison ne peuvent passer inaperçues. Oyonnax est occupée par d’importantes forces de police alors que toute la ville est au courant de l’existence d’une unité dans le pays voisin. Le 12 mars au matin, deux cars de police arrivant de Saint-Claude font halte à Vouaz. Leurs occupants, des G.M.R., se dirigent sur Emondeau. Les sentinelles avancées donnent l’alerte. Vivement les positions défensives sont prises. L’assaillant est évalué à une centaine d’hommes dispersés en petits groupes. Soudain le chef crie : « Forces de police ! sur la colline en face, feu ! » Et une grêle de balles s’abat sur le Maquis dont les armes ripostent aussitôt. Son infériorité numérique est manifeste. Par contre il a pour lui la géographie du terrain. Les abords abrupts du village tapissés de fourrés et de boqueteaux camouflent de précieux emplacements d’armes automatiques. Le matériel arrivé quelques jours plus tôt a été d’un sérieux appoint pour Pesce et a d’autre part permis l’équipement du G.F. Lawrence. Ce ne sont plus de vieux mousquetons et des Lebels rouillés qui attendent les G.M.R., mais des engins modernes. Cette surprise leur est d’autant plus désagréable que, pour délivrer les paysans des bandits (selon leur expression), ils doivent avancer à découvert car buis et genièvres n’offrent qu’une protection insuffisante au tir plongeant d’un ennemi invisible. Un de leurs fusils-mitrailleurs est tout de suite réduit au silence. L’assaut est stoppé : une dizaine d’uniformes gisent sur la neige rougie. Lawrence ordonne de cesser le feu et crie aux assaillants de ramasser leurs blessés. Il tente même de parlementer et s’avance avec quelques-uns de ses hommes. En guise de réponse les autres tentent un encerclement et tirent. Les gars du Maquis ouvrent à nouveau le feu et, sous les rafales, les G.M.R. ne se sentent plus aucune envie agressive. La froide ténacité de Pesce, l’exubérance de Pelletier dictent aux hommes leur conduite.

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Et leurs camarades du Jura fiers d’user des armes qu’ils ont longuement enviées sont décidés à venger leur précédente retraite1. Le Maquis a la situation bien en main. Les policiers n’atteindront pas leur objectif ; ils tâchent de rompre le contact. La plupart s’enfuient, salués par des grêles de balles lorsque Lawrence, résolu à ne pas exploiter son avantage contre des gens de France, donne l’ordre de repli. Il ne reste à Emondeau que quelques gars du Haut-Jura chargés du camouflage du matériel qui n’a pu être emmené et, en attendant du secours, de la garde de deux de leurs camarades blessés au cours de la tentative d’entente, dont l’un très grièvement. À 13 heures, une autre colonne commandée par le chef d’escadron Hourlier, venant d’Oyonnax, débouche de la route de Coiseley. Sous la fusillade, Launet réussit à s’échapper dans les bois, mais un des blessés, le plus léger, est arrêté. Ce n’est qu’au cours de la nuit que l’autre put être transporté à Uffel chez Jantelet par deux de ses camarades conduits par Robin et par Marius Perrier, de la Grange-deVerrat. Mais, le lendemain matin, une enquête de gendarmerie amenait la découverte du malheureux qui, transporté à l’hôpital d’Oyonnax sous bonne escorte, y mourait peu de temps après. D’émouvantes et simples funérailles lui furent faites. Pour le venger, des mains anonymes fleurirent abondamment pendant toute l’occupation sa tombe portant cette épitaphe : « Les MAQUIS du Jura et de l’Ain à leur camarade lâchement ASSASSINE par les G.M.R. »2. Le 14 mars, vers 15 heures, les G.M.R. envahissent le village de Bonaz, perquisitionnent dans les fermes. Il y a lieu de noter que chez M. Lichty ils se conduisent comme des pirates en pays conquis. Non contents de terroriser sa femme à laquelle ils veulent, sous la menace du revolver, forcer des aveux, ils pillent la maison, emportant aussi bien le vélomoteur que les saucissons et le tabac, voire même la correspondance intime du domestique. Les paysans peuvent donc pleinement apprécier les méthodes des forces dites du maintien de l’ordre accourues à leur aide pour chasser les terroristes — ces mêmes terroristes qui, invités à leurs tables, écoutaient avec eux Ph. Henriot hurler au massacre et à l’incendie. M. Lichty, absent, n’est pas quitte. Sous menace d’arrestation il a à se présenter le lendemain à la gendarmerie d’Oyonnax. Il

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Une des plus belles figures de cette unité est le Saint-Claudien Claude Moutote. Jeune étudiant déjà emprisonné pour activité gaulliste, il fut tué à Jeurres (Jura), le 7 avril. 2 Ce Maquisard était Jacques Barrault, habitant, 51, rue de Passy, à Paris.

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s’y rend le même soir, vers 20 heures. L’entrevue qu’il a avec les chefs d’escadron Hourlier et Denièvre commandant les troupes d’opération est si violente qu’il est tenu de se représenter le lendemain à 11 heures avec son domestique. Ce n’est qu’à midi qu’ils arrivent, au moment où ils vont passer pour insoumis, et tentent de se laver des charges graves qui pèsent sur eux : hébergement de terroristes. Lichty reproche si justement les actes de terrorisme commis par les G.M.R. eux-mêmes que partie du vol lui est restituée. Ils ne sont pas hommes à s’émotionner de cette alerte et le même soir, ils se rendent à Emondeau pour débarrasser le ravitaillement que les groupes-francs n’ont pu emmener. Mais le 16 au matin les G.M.R. cantonnés au château de Dortan perquisitionnent à nouveau tandis qu’un groupe fouille Emondeau d’où il rapporte sacs tyroliens, couvertures et objets divers appartenant aux gars du Maquis. Il y a d’ailleurs là un détail intéressant à spécifier : si le butin ramassé par ce dernier groupe a échappé aux investigations de Lichty et de son domestique c’est que les premiers G.M.R. qui ont envahi le village l’avaient caché dans le foin, espérant sans doute se l’approprier plus tard. Au Centre de Triage, les G.F. Pesce et Lawrence ne demeurent que deux jours. Leur nouvelle destination est le château de Rosy, près de Chavannes. Serrés sur un gros camion ils partent un soir, tandis que le lieutenant Yann est en liaison dans le Jura. L’Ain doit être traversée à Serrières. Toutefois, à proximité du pont, une reconnaissance préalable révèle à l’entrée la présence d’une vingtaine de gendarmes. Lawrence s’avance, seul, et demande à parlementer avec le chef de poste. Un coup de mousqueton lui répond auquel une rafale donne aussitôt la réplique. Un gendarme est blessé. Lawrence fait cesser le feu et, comme chirurgien, s’offre pour le soigner et pénètre dans la maison Verrier. Au bout d’un moment, Ransac, autre lieutenant, entre à son tour. Leur absence prolongée devenant inquiétante, en dépit des gendarmes qui prêchent le calme, Pesce place deux fusils-mitrailleurs en batterie. Sous ce couvert, les hommes brisent les barreaux de la fenêtre de la salle où sont les officiers : ceux-ci, leur bonne foi abusée, sont désarmés et gardés comme otages par l’adjudant de gendarmerie et par Verrier lui-même, membre de la Milice. Tenus en respect par les armes, les deux traîtres laissent échapper Ransac. Mais Lawrence refuse car il a donné sa parole d’officier qu’il ne s’enfuirait pas et à l’invitation qui lui est faite il répond : « Partez ! c’est un ordre. »

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Ainsi un officier de l’Armée française pour ne pas se parjurer, même vis-à-vis d’un milicien, refusait de s’évader. Une telle attitude força l’admiration de son geôlier. Lawrence échappa au peloton d’exécution et fut déporté sans que les Allemands sachent qu’il avait été pris les armes à la main1. La troupe et le camion passent le pont sans encombre. Un temps précieux a été perdu et l’adjudant ayant demandé du renfort, deux voitures croisent le camion avant Hautecour. Mais les gendarmes ne demandent qu’à ignorer le Maquis, seul le capitaine Humbert est désireux de mettre la main sur les évadés de la prison de Bourg. Pesce et ses groupes reprennent donc la montagne et, changeant de destination, se dirigent sur Grand-Corent. Le lendemain matin, les Allemands sont à Rosy dont l’emplacement était souligné sur la carte d’état-major tombée aux mains de Verrier. En représailles, Charles fit sauter sa maison quelques jours plus tard ; Verrier eut toutefois le temps de prendre la fuite avant d’être abattu2. Ainsi du point de vue militaire, l’opération se soldait pour l’adversaire dix fois supérieur par un pitoyable échec. Et continuant inlassablement sa sourde activité, le Maquis ne s’en tient pas là. Le camp de Chougeat subit une transformation radicale. Le chef et son adjoint, Commis et Pédale, sont mutés au P.C. départemental en Bresse pour s’occuper l’un du train-auto, l’autre de la Propagande. Le camp voit ses effectifs réduits et se transforme en groupe franc sous le commandement de Paris, secondé par Werner. Il prend le nom de G.F. Paris et contrôle la région d’Arinthod. Sa première action est resplendissante bien qu’elle n’ait aucun caractère militaire. Un camion-citerne repéré depuis quelque temps tombe dans l’embuscade montée par le G.F. C’est là un coup de maître dont l’importance n’est pas à mentionner : 6.000 litres d’essence allemande viennent, d’un seul coup, gonfler les réserves du Maquis. Le coup de main assure donc aux camions du groupement qui ne roulent qu’à l’essence de nombreux kilomètres, c’est-à-dire le ravitaillement des hommes et le transport du matériel. La citerne est aussitôt conduite à Sonthonnax et les gars du Centre de Triage transformés en mineurs l’enfouissent dans la forêt de Revers. Qui se serait douté qu’il y eut là, en pleine nature, une telle réserve, une telle richesse…

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Lawrence de son vrai nom Georges Alperine est rentré de déportation. Il est chirurgien à l'hôpital Brossais, à Paris. 2 Le milicien Verrier fut condamné à mort par la Cour de Justice de Lyon.

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Le G.F. Paris échappe à toute attaque ; suffisamment nomade, il est dirigé par un chef malicieux d’autant plus actif qu’il a trouvé sa nouvelle voie : de G.M.R. rebelle il est arrivé au commandement d’un groupe franc. Ironie du sort ? Plutôt volonté d’un homme jeune aux cheveux gris qu’une force physique et une énergie morale intenses ont poussé à se révolter contre l’escroquerie dont il avait conscience. Et ses collègues ? Pourquoi les G.M.R. qui ont tous protesté violemment de leurs sentiments français à la Libération n’ont-ils pas suivi l’exemple de Paris ? Pourquoi ? Plus de solde ! disaient-ils. Avaient-ils une solde, ceux du Maquis ? Que deviendraient la femme, les enfants ? demandaient-ils. Que devenaient donc les femmes et les enfants de ceux du Maquis ? La famille payera le prix de la désertion, affirmaient-ils. Trompeuse excuse par laquelle la peur se dissimulait derrière un semblant de sacrifice. Les G.M.R. sincères croyant à leur mission de débarrasser la France des terroristes auraient eu tort de ne pas être aux côtés des traîtres. Mais les tièdes, les incrédules pourquoi, alors qu’ils faisaient souvent leur service avec horreur, n’avaient-ils pas le courage de dire : non ! et de rompre avec le honteux métier qu’on leur imposait ? Pensaient-ils qu’ils avaient tout à perdre en s’alliant aux ennemis des Allemands ou faisaient-ils passer leurs intérêts et leurs petites satisfactions personnelles avant leur dignité de soldat et leur sens de l’honneur ? Le sens de l’honneur, il semble bien qu’ils ne le possédaient guère, car il était singulièrement dévalué au sein des cohortes du Maréchal qui l’invoquaient à tout propos. Pourtant à l’époque où les cadres, les sous-officiers surtout, faisaient défaut au Maquis, tous ces jeunes hommes n’auraient-ils pas pu donner, et dans le bon sens, la mesure de leur courage de Français ? Certains, seuls face à face avec les combattants des montagnes, se tinrent sur une réserve qui leur vaut les circonstances atténuantes. Mais pourquoi continuèrent-ils à se faire les valets de la Milice quand ils auraient pu bondir dans l’autre camp ? Exaspérés, discernant la fausse route, quelques-uns n’hésitèrent pas. Ce sont des exceptions. Paris est de ceux-ci qui racheta par sa tenue bien des infamies. Depuis février le camp de Cize est pratiquement scindé en deux parties car sous l’impulsion de Jo un développement excessif le menace. Cette scission s’accorde avec la théorie sévère mais juste du fractionnement et de la dispersion. Ainsi naissent deux unités nouvelles, peu nombreuses mais actives. Bien qu’elles ne fussent reconnues qu’au début du mois de mai il faut voir là l’origine du

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Camp Jo et du Camp Charles ainsi qu’elles seront appelées par la suite. Dès le mois de mars le camp de Cize disparaît donc en fait. La première moitié est commandée par Jo. Il a pour second Marcel, solide gaillard, simple et bon garçon dont le courage réservé n’envie rien à celui plus exubérant du précédent. Avec sa famille, il compte parmi les fondateurs de Cize, et s’il l’a provisoirement abandonné pour un stage au Grand P.C. il est bien vite revenu à l’action directe au milieu d’anciens camarades, Todt, Dupuis, Gerfault qui trouvèrent en lui un précieux chef qui ne se démentit jamais1. La seconde moitié est dirigée par Charles. Depuis le début de l’année, Charles, jeune aspirant d’active, a tenu à abandonner la charmante propriété de sa famille à Charlours pour suivre ses camarades plus infortunés. Réservé, discret, simple et doux mais brillamment intelligent, il donne au camp toute la mesure de son intelligence, de sa volonté et de son pouvoir. Malgré son jeune âge il a pris un ascendant extraordinaire sur ses camarades et ses chefs ont compris qu’il est de l’étoffe dont on fait les grands capitaines. Le camp Charles ! Avec quelle fierté les anciens se rappellent aujourd’hui ses heures glorieuses et entretiennent vivace la mémoire de leur chef trop tôt disparu. Son frère Loulou, sorte de jeune lion évadé de sa cage, montrant les griffes, ignorant la peur et attiré par le danger est aussi bouillant que Charles est paisible. Tous deux sont au Maquis les représentants d’une belle race de Français dévoués corps et âme à la Résistance à laquelle ils donnèrent tout. Conduits par de tels chefs, les camps Jo et Charles devaient connaître cet impétueux dynamisme qui les mena à la pointe du combat, après bien des deuils et des sacrifices. Une première embuscade tendue par Charles vers Hautecour, à la limite du Revermont, anéantit un camion allemand et dix passagers. Il n’en faut pas plus pour que la terreur imposée par le Maquis, momentanément écartée, ne renaisse. Les routes s’annoncent impraticables. Quelques jours après, un samedi soir, Loulou enfreignant la consigne arrête sa voiture à la sortie de Thoirette, sur la route d’Arinthod, abat un Allemand dont le corps est jeté à la rivière et s’empare du second. Tous deux, agents de liaison du poste d’observation du Four à Chaux, dont l’officier devait un peu plus

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L'Aspirant Marcel Guerrier, de Corveissiat (Ain), fut tué en janvier 1945 sur le front des Alpes, alors qu'il était au 99e R.I.A.

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tard sauver Thoirette du massacre, se rendaient tous les samedis matins à Bourg et en revenaient le soir à bicyclette, depuis la gare de Cize-Bolozon. Leur frayeur était si grande tandis qu’ils traversaient la contrée infestée de terroristes qu’ils saluaient tous les passants. Mais l’ordre de Montréal leur garantissait une libre circulation à seule fin de préserver la population civile. Loulou, brutal et indompté, met donc un terme à leurs voyages-navette. Son geste aurait pu avoir de graves répercussions, mais contre toute attente, aucune action n’est déclenchée en représailles. L’ennemi se réserve. Néanmoins le Maquis ne lâche pas prise et accuse sa vitalité en reprenant petit à petit l’offensive sur tout le territoire de son groupement. Son organisation se complète en même temps que croît sa force. Sa mainmise s’étend jusqu’aux villages, et les bois sont sa propriété personnelle. De jour les routes sont soumises à ses embuscades et à son contrôle ; de nuit il les emploie à ses transports. Les armes arrivent par largage, les camions les emmènent à leurs destinations. De l’expérience de février il ne reste plus trace. Les dépôts de vivres sont approvisionnés par les raids sur les collaborateurs notoires et l’Intendance. Bébé délaisse les liaisons, ce qui ne l’empêche pas de faire quarante kilomètres à pied, d’une seule traite, avec un fusil-mitrailleur sur l’épaule si une unité en a besoin. Infatigable, il est le bon génie du ravitaillement : il cherche les coups de mains, les exécute à la tête des groupes, stocke et distribue. Travaillant la journée, courant les chemins la nuit, il est partout à la fois avec La Puce et Dédé, ses aides, et Vaudoux, le chauffeur. Les camions, les camionnettes s’enlisent dans la neige dans leurs tentatives d’accéder à l’altitude maximum et de forcer les routes non ouvertes afin d’éviter aux gars des camps de longues courses épuisantes. Ils luttent pour arracher les véhicules à l’élément, les tourner et les redescendre. Mouillés, transis, le travail dure parfois toute une nuit. Ils ne désespèrent jamais : là où les camions sont bloqués, les mulets passent. Sans cesse Bébé se dévoue pour ses camarades et ne connaît jamais une minute de repos. Quand il s’arrête c’est qu’il s’effondre, inanimé par excès de fatigue et par manque de sommeil. Il tue sa jeunesse de vingt ans. Peu lui importe. Les missions priment tout. Il est rare de trouver un plus bel exemple de dévouement et d’idéal. Les gars des camps ne surent jamais ce qu’ils doivent à ce

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trio : Bébé, La Puce, Vaudoux. Bébé le cadet, de caractère entier, emporté à l’excès, n’écoutant que son lieutenant ; La Puce le plus petit, vif, joyeux garçon, écrasé par une tâche souvent au-dessus de ses forces ; Vaudoux l’aîné et le plus raisonnable, calme, serviable et chauffeur expérimenté. Les liaisons sont nombreuses tant il y a d’ordres, de directives, de renseignements divers à transmettre, et longues du fait de la dispersion des camps entre eux et par rapport au commandement. Roger, sitôt évadé, en décembre 43, du train qui l’emmenait à Compiègne, a rejoint le Maquis pour y continuer son service. Infatigable, il est de la trempe de Bébé. Toujours riant, aussi amical et d’humeur égale que l’autre est bourru et versatile, il est le parfait agent discipliné que Montréal emploie sans réserve et qui donne le meilleur de lui-même inlassablement. Depuis février, Jo, un jeune garçon de vingt ans à peine, est venu le soulager de ses efforts. À Jo qui ignore le Maquis, Montréal a fait subir un entraînement intensif à la marche comme seul il en est capable. Il s’est trouvé à dure école, mais en une quinzaine de jours les différents cantonnements et tous les chemins de la montagne lui sont devenus familiers. Courant dans la neige derrière son lieutenant, il est parfois tombé, mort de fatigue. Il s’est cramponné et il est récompensé. À son tour il fait figure de marcheur intrépide : Accomplir deux fois le trajet aller et retour d’Oyonnax à Belleydoux en une soirée ne l’effraye pas. Mais Jo, Roger et même Bébé ne suffisent plus. Les agents de Gaby : La Bulle et Becquet, deux gosses de moins de vingt ans pour qui la Résistance représente tout l’univers, le premier d’une témérité un peu poussée, le second terrible comme un enfant, entreprennent la liaison pour le compte du Groupement Nord, tandis que Charly, un grand diable, mince de corps et fouineur d’esprit, se spécialise aux « Renseignements », repère et suit à la trace, grâce à un flair particulier, les agents de la Gestapo de la même façon que les bassets de Lorraine lèvent les sangliers. Jane elle-même, bien que très prise à Oyonnax, se met à la disposition du Groupement. Elle établira la liaison avec le P.C. Départemental en Bresse ; étant femme elle pourra arriver là où courage, endurance sportive et témérité échoueront, car les Allemands, malgré leur brutalité, rendirent parfois, par galanterie, de notables services aux agents de liaison du sexe féminin. C’est toutefois chez elle à Oyonnax que le P.C. du Groupement Nord est en principe installé. Son appartement abrite en plus des tractations de l’A.S. la réunion des agents du Maquis. Rue J.-J. Rousseau, c’est un défilé incessant de personnages divers : ouvriers

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et bourgeois, chefs du Maquis, jeunes gens crottés de la boue des bois ou trempés par la neige, tous appelés par un même combat. La liaison s’y établit avec le Haut-Jura et Chevassus en sera bientôt un habitué. Montréal lui-même ne reste que le moins possible à son P.C., car sa nature se refuse à la vie sédentaire. Éternel voyageur, depuis huit mois, sans prendre aucun repos, il est toujours en chemin. Il connaît la plupart des sentiers des montagnes du département et tous les villages pour les avoir parcourus et traversés. Il lui arrive fréquemment de marcher dix-huit ou vingt heures par jour avec sa pipe pour seule compagne, la veste boutonnée et les mains derrière le dos. Ce n’est qu’épuisé qu’il consent à faire halte dans ses nombreux relais. Il apparaît tout crotté, la figure couverte d’une barbe noire piquante et ses amis avec empressement l’accueillent : — Voilà Montréal ! Ils sont contents, ils l’aiment pour sa jeunesse, sa force, sa familiarité. — Du café, Montréal ? Telle est la première question qu’on lui pose. Ce coureur des bois ne boit que du café, mais par quantités phénoménales et à son image, Bébé n’absorba jamais une goutte de vin ou d’alcool. — Le café, ça me fait tenir, dit-il. Aussi lui garde-t-on les précieux grains. Du moment qu’il est content, tout va bien ; et il se montre un camarade plaisant et d’une grande bonté. Mais ses sautes d’humeur sont fréquentes. Subitement il se tasse sur lui-même, semble vieillir et devient terriblement désagréable. Il le sait. Pourtant les soucis, la responsabilité le dominent. Taciturne, faisant grise mine à ses hôtes, il paraît furieux contre l’humanité tout entière. — Ça ne va pas, Montréal ? — Non ! Il répond par monosyllabes, tire en silence sur sa pipe, réfléchit profondément, le front barré de trois rides profondes. Il peste intérieurement contre lui-même mais ne se résout pas à changer d’attitude tant qu’il n’a pas résolu le problème qui le tracasse, chassé le souci qui le tenaille ou oublié la maladresse qu’un de ses subordonnés a commise. Puis brusquement le nuage passe, les rides s’évanouissent, sa figure s’éclaire, il redevient le charmant compagnon que chacun apprécie derrière le chef. Il se met à parler avec abondance, aidé par une prodigieuse mémoire qui lui permet de tout enregistrer

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sans l’aide de papiers. Il sait tout ce qui se passe dans le département, et minutieusement dans son groupement. Cela donne lieu à d’innombrables histoires qu’il conte sans se faire prier. Mais, si de mauvaise humeur il arrive dans un camp, les histoires ne sont plus à l’ordre du jour. Ses critiques sévères n’épargnent ni les cadres, ni les hommes. Le ton tranchant et sec du chef n’admet pas de réplique. Personne d’ailleurs n’ose trop répliquer : il faudrait plus tard se pardonner mutuellement de fâcheuses algarades. Car quelques instants après le vent tourne, les sourires renaissent, l’atmosphère se détend et la conversation dévie sur les sujets passionnants : le débarquement, l’avenir de la Résistance et de la France aussi. Puis l’officier repart aussi enchanté qu’il était arrivé coléreux. La chaude camaraderie qui unit tous les membres du Maquis ne souffre en rien de ces disputes passagères. Vers la mi-février un nouvel élève est donné à Montréal : Naucourt. Naucourt est un officier d’active évadé d’Allemagne. Sans vouloir se reposer et se refaire physiquement des souffrances endurées en captivité, le nouveau lieutenant, à l’exemple de Minet, s’est rejeté, sitôt rentré, dans la Résistance qu’il conçoit comme seule capable de sauver la France intérieure. Laissant sa jeune femme et sa petite fille, grâce aux filières il a rejoint le Maquis de l’Ain. Dans la pénurie actuelle des cadres, il est une excellente recrue et l’état-major a l’intention de lui confier la direction d’un nouveau groupement qu’il aurait à créer. Mais ignorant tout de la guerre secrète, Naucourt a tout à apprendre. Dans ce but, il est confié à Montréal et se montre un élève fidèle et consciencieux. Âgé d’une trentaine d’années, il est de taille moyenne, mince, avec une figure très douce encadrée de cheveux blonds. Tout en lui annonce une âme délicate empreinte de poésie. Il ne semble pas né pour le Maquis car l’emploi de la force doit terriblement heurter son tempérament. Ses paroles pourtant attestent son désir de la lutte et sa volonté de combattre par tous les moyens. Comme Jo, Naucourt est soumis à un entraînement physique extrêmement pénible et il lui faut une énergie peu commune pour le supporter. Le premier jour, Montréal lui fait parcourir soixante-quinze kilomètres à pied dans la neige. Ils sont harassés en touchant au but, mais le lendemain ils repartent. Il en est ainsi pendant un mois et il accepte sans se rebuter tellement est vivace en lui le désir de se fortifier comme ses nouveaux camarades et d’être mêlé à tous les secrets du Maquis qu’il découvre. Ainsi la montagne, les camps, lui sont devenus familiers et

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sa volonté a eu raison de ses peines. Secondé par un maquisard rompu à la guérilla il pourra devenir un parfait commandant de groupement. Comme un jeune oiseau qui a éprouvé ses forces, il quitte son amical protecteur. Montréal continue seul ses pérégrinations de camp à camp, instruisant, réconfortant, visitant, disputant. Il est l’image parfaite du chef que les hommes et les officiers craignent, admirent et aiment tout à la fois pour le don de lui-même, pour le courage tenace et pour les dures exigences. Deux nouvelles unités augmentent l’importance du secteur. Les camps Boghossian et Richard passent du Groupement Sud au Groupement Nord dans les mains du lieutenant Minet et s’installent à Boucle-La-Loue, dans l’immense forêt de Giron, à l’est de la Semine. Ainsi le groupement étend son réseau dans le vaste triangle quasi rectangulaire défini par Arinthod dans le Jura, Napt au nord-ouest de Nantua et Giron au nord de Saint-Germain-de-Joux. À l’intérieur du triangle, la Résistance règne en maîtresse bienveillante. * ** Les Allemands, eux aussi, sont tenaces. Le 1er avril, alors que l’équipe de Granges vient de quitter Racouze, ils prennent à partie le camp Charles. L’affaire est sérieuse. Débarquant des camions, ils sonnent aussitôt l’attaque et bondissent à l’assaut. Le poste de surveillance sur la vallée de l’Ain donne l’alerte. Le fusilmitrailleur crépite. Les positions défensives organisées depuis longue date par Charles sont occupées. Tout comme à Emondeau, la lande sèche n’offre à l’assaillant qu’une maigre protection tandis que le Maquis est bien installé. La première journée de printemps est souillée par l’effrayant vacarme des armes. Mais Charles a la situation bien en main et l’assaut est stoppé : la colonne d’opération ne s’attendait pas à une riposte aussi vive, encore que le Maquis soit obligé d’économiser ses munitions. Le combat ne s’éternise pas ; les Allemands sentent qu’ils ne pourront plus progresser. Décrochant en utilisant toutes les ressources de la science militaire, ils sont salués par les dernières rafales de ceux qu’ils n’ont pas pu atteindre. Remportant leurs morts — le Maquis n’en déplore qu’un seul — ils regagnent leurs véhicules qui se sont éloignés par mesure de prudence. Charles reste sur son emplacement. L’adversaire a subi un

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deuxième échec. Et ce n’est qu’à une quarantaine de kilomètres de là, que, dans la même journée, il pourra se venger. Dans la montagne de Belleydoux et d’Échallon, le printemps fait son apparition. Pour la première fois un souffle plus doux caresse la campagne, et Vincent, du camp de Granges, a demandé de faire une patrouille, inoffensive d’ailleurs, dans les environs, une promenade plutôt. Il part avec trois camarades, Kiki, Ferry et Fanfan. Mais à peine ont-ils atteint le bas d’Échallon, au lieudit La Côte, qu’un camion chargé de soldats allemands apparaît soudain. Précipitamment, les gars surpris bondissent dans le talus dénudé. À une centaine de mètres, un bouquet de buis les abritera pendant qu’ils feront le coup de feu. Mais les Allemands, sur leurs gardes, sont les plus rapides. Le fusil-mitrailleur en batterie sur le véhicule crache ses rafales de balles. Le premier, Ferry atteint le buisson protecteur. Il est trop tard pour les autres. Kiki, Vincent et Fanfan tombent, transpercés à quelques mètres de l’abri1. Seul Ferry rentre au camp et raconte l’épouvantable aventure. Telle est la terrible nouvelle qu’apprend l’équipe de Paupol en rentrant de Racouze le lendemain matin. Se peut-il que Vincent, ancien chef d’un G.F. lyonnais, lui qui transportait en pleine ville les mitraillettes sous un faux uniforme de garde-mobile et qui avait dû s’enfuir après une tentative d’évasion manquée dans un hôpital, lui qui se préparait à faire sauter les camions des G.M.R. à Oyonnax, se peut-il que Kiki, que Fanfan, deux jeunes gens débordants de vie et de belle humeur, se peut-il que ces trois camarades ne reviennent plus jamais ?… Tous trois ils sont arrivés du Centre de Triage l’avant-veille de Noël, tous trois, quoique braves et audacieux, ils sont morts dans la même seconde sans avoir eu la suprême ressource de riposter. Dures lois de la guerre contre lesquelles les sentiments humains se révoltent sans pouvoir rien opposer. Dans cette atmosphère de deuil, l’arrivée de Montréal apporte

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Le conseil municipal d'Échallon présidé par M. Tournier-Colletta, avec l'aide de la population et de M. Colletta, de la Côte, a érigé à proximité du lieu, une stèle à la mémoire des trois malheureux : le sergent Raymond Vincent, de Lyon ; les volontaires François Gerbe, de Chalamont, et Victor Dufour, d'Oyonnax. M. Dufour, le père de Victor, volontaire de l'A. S. d'Oyonnax, fut tué en juillet 1944. On ne saurait trop remercier M. l'abbé Cointy, curé d'Échallon, qui, transgressant l'ordre des Allemands, fit donner avec l'aide de Mlle Giraud, l'institutrice, une sépulture aux trois victimes, et le conseil municipal dont le dévouement à la Résistance, aussi désintéressé qu'au premier jour, fait honneur à sa commune et au département.

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quelque soulagement. Puis, un peu après, Michel accueille de nouveaux visiteurs : Naucourt avec sa première unité. Tandis que les hommes se reposent dans la grange en attendant la nuit pour la seconde étape de leur voyage, Naucourt fait part de son espoir. Ses efforts sont enfin récompensés et son groupement prend forme. Il possède déjà un camp bien à lui composé de jeunes du Centre de Triage, encadrés par des anciens du camp de Chougeat rendus disponibles du fait de la création du G.F. Paris. Ludo, l’ancien chef de section de Granges, remis de ses blessures, en a le commandement direct. Tout marchait à merveille quand une malencontreuse escarmouche l’a contraint de s’éloigner de son cantonnement des bois de Charix. La veille, la camionnette qui ramenait de Chougeat le ravitaillement était tombée en panne aux abords du lac de Sylans. Les hommes de l’équipe étaient occupés à détourner le véhicule de la route à grande circulation que constitue l’artère Lyon-Genève, quand soudain une voiture allemande déboucha. À cet assaut brutal, les gars du Maquis n’avaient à opposer que trois mitraillettes. Besson, acculé à un rocher, fut blessé. Il abattit un Allemand et épuisa ses munitions. Une mitraillette s’enraya. Malgré leurs efforts, ses camarades ne purent le délivrer de la meute qui s’acharnait contre lui. Hummel et Gautheret durent céder du terrain en emportant Henri, blessé de deux balles dans une jambe. Ce fut M. Gustave Guichon, en Très-Charvet, à Charix, qui le cacha et le soigna pendant un mois avant qu’il puisse être transporté à Oyonnax, chez Augée. Craignant que sous la torture, Besson ne parlât1 et que son unité insuffisamment armée et entraînée ne soit assaillie, Naucourt avait ordonné le repli en direction des plateaux haut-jurassiens de La Pesse, au sud de SaintClaude. Cette région vierge encore de Maquis (elle devait tant en connaître plus tard !), perdue dans la neige, paraissait propice à l’éclosion du groupement. Emballé par ses projets, Naucourt parle. Son rêve se réalise et avant le débarquement il aura un ensemble organisé qu’il saura mener au combat avec fougue. Au soir, les hommes de Ludo repartent et s’enfoncent dans la

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Besson, originaire de Bourg-en-Bresse, ancien du camp de Chougeat, fut incarcéré au fort Montluc. Lors des opérations d'avril il fut transféré au siège de la Gestapo à Oyonnax. Torturé, il se contenta de dire que les parachutages avaient lieu autour de Chougeat, ce qui était faux. Condamné à mort, il fut fusillé.

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nuit avec leur chef en tête de colonne. Avant d’arriver à L’Embossieu, à deux kilomètres au nord de La Pesse, bien de la fatigue leur est encore réservée. Avant d’être établis dans la triste montagne, les peines ne leur seront pas épargnées. Mais Naucourt assure qu’il y parviendra, qu’il fera suivre le ravitaillement. Du « bonne chance » qui lui est souhaité pour lui et ses camarades au moment du départ, il en a grand besoin, bien qu’il soit un de ces hommes que seule la mort peut arrêter. Le 3 avril, lendemain du départ de Naucourt, c’est au tour du camp de Granges d’être attaqué. Au petit matin, le chef de section Goyo et deux de ses chefs de groupe, Sisi et Goyard, partent reconnaître les emplacements de guérilla assignés par le commandement. Au poste de garde sud, sur le chemin de Viry, ils s’arrêtent pour saluer les sentinelles, Vugier et Bébert, quand tout à coup, sans qu’aucun indice ait pu laisser prévoir le drame, une voix clame dans leur dos, c’est-à-dire entre le poste et le camp : « Police ». Ils se retournent brusquement : un G.M.R. ! — Haut les mains ! Police ! et la mitraillette Thomson les menace. Sans obtempérer, Goyo dégaine son colt et le brandit en direction de l’adversaire. Mais le pistolet, mal armé, s’enraye. Aussitôt le policier vide son chargeur. Plus vifs que lui, les cinq hommes ont plongé dans le fossé. Par un miracle la rafale de la mitraillette qui tire à bout portant ne les atteint pas ; ils disparaissent dans le bois infesté d’uniformes et se replient. Au camp où le réveil n’a pas encore sonné, c’est le calme : la patrouille matinale n’a rien observé d’anormal. C’est Félix qui donne l’alerte. Il bondit au P.C. — Michel, il y a quelque chose, ça tire en rafales à la Garde. Puis, fusil-mitrailleur sous le bras, il se porte au secours du poste. Les sections habituées à ce genre d’exercice sont rapidement prêtes. Les sacs, le matériel, le ravitaillement demeurent dans la ferme, le temps manque. Le principal est de sortir avant d’être pris au piège. Seuls les papiers toujours rangés sont terrés dans une cachette. Les sections se développent sous les premiers coups de fusils (ces armes étaient des fusils de chasse au canon tronqué tirant à chevrotines. Il est vraisemblable que pour la Milice et les G.M.R. une sortie contre le Maquis s’apparentait à une battue aux sangliers. Si atroce que cela puisse paraître de la part de Français, le fait est là, authentique. Les Allemands utilisaient des balles tronquées et sciées longitudinalement causant des plaies larges comme des assiettes ; dans son désir d’imitation des méthodes

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nazies, Vichy, lui, utilisait une arme non moins terrible). Elles prennent leurs positions derrière les arbres, en lisière de la forêt, côté Belleydoux, et tendent un cordon défensif sud-est, nord-ouest. L’adversaire s’établit face à face, à la lisière opposée et sa première ligne s’abrite derrière le mur de pierres sèches bordant l’autre extrémité du pré. De là, il tire pour obliger le Maquis à se démasquer. Comme quelques « bleus » tentent de s’aventurer en rampant, Bouboule, un des mitrailleurs de la section Nicolas, ouvre le feu sans ordre, et passe deux chargeurs consécutifs. La faute est grossière. À peine le premier chargeur est-il tiré qu’une mitrailleuse lourde allemande au sourd tac-tac, appuyée par les fusilsmitrailleurs, entre en action et balaye les positions de ses balles explosives. En quelques instants, un déluge de feu déferle en vagues incessantes. Les sections reculent de quelques mètres à l’intérieur du bois tandis que l’ennemi avance par bonds dans le pré, soutenu par les mortiers dont les torpilles explosent sur la ferme et par les lance-grenades dont les V.B. n’éclatent pas toujours au contact du pré humide. Le Maquis se ressaisit, les fusils-mitrailleurs fauchent le terrain découvert, les mitraillettes font mouche à plus de cent mètres, les fusils canadiens claquent. Pourtant si le Maquis ralentit l’élan des « bleus » il n’est pas en mesure d’arrêter leur avance : ils sont partout en face d’eux, leurs bonds se succèdent et leur feu est tel qu’il interdit toute contre-attaque. D’autre part leur nombre leur permet de tenter un encerclement. Déjà les troupes d’assaut de la milice s’infiltrent dans le bois, derrière la ferme, avec l’intention de rabattre par surprise. Mais le lieutenant Nicolas évente la manœuvre. Étirant son front, il porte un groupe à l’aile droite sur lequel viendra buter l’approche des franc-gardes. La tactique ennemie échoue donc en partie puisque là où ils croient réussir un coup de maître ils sont reçus par la mitraille. La bataille s’engage dans le bois. Le Maquis stoppe l’adversaire jusqu’à ce que celui-ci, ayant amené des renforts et une mitrailleuse ne le bouscule. Pour éviter l’encerclement par une tenaille dont les pinces s’avancent en même temps par devant la ferme, en contre-bas du pré, et par derrière, dans le bois, le Maquis est obligé de reculer. Devant l’ennemi, qui tirant des enseignements des leçons précédentes est venu puissamment armé et qui se sachant fort, affiche une ardeur extraordinaire, il faut lâcher pied lentement. La ferme est perdue qui a été l’inoffensif objectif des mortiers. La rage au cœur, les maquisards impuissants ne peuvent empêcher

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que le cantonnement ne soit souillé. Mais l’important est de se soustraire à l’enveloppement pour continuer le combat. Ils se reforment dans le bois, en dessus du chemin. Pourtant l’ennemi que ne tente pas l’idée de pénétrer plus avant en terrain couvert a rompu le contact : victorieux dans la place, il s’enivre des trophées convoités. L’après-midi est déjà avancé quand Milice et G.M.R. se retirent. La ferme n’est pas incendiée (Le chef de l’expédition devait en avoir l’ordre : un piège était ainsi tendu au Maquis, on le verra par la suite). Mais le ravitaillement est emmené, sauf le vin qui n’est pas bu (par crainte du poison) mais vidé. Le pillage est total ; les objets personnels, les sacs, le linge sont volés ou détruits. Fiers de cette réussite, ils se replient et comme ils croient au succès, c’est qu’ils connaissent mal le Maquis. Le camp Lacuzon est resté en réserve aux abords de son cantonnement, sans être inquiété, fait d’autant plus anormal que le repérage d’un camp allait de pair avec le repérage de l’autre. C’est au moment où les G.M.R. et les miliciens chantent leur victoire que celle-ci se dérobe en même temps que le camp Lacuzon entre en action. Roland, son chef, écrivait dans son rapport : « Je porte le camp Lacuzon sur la route de Belleydoux à Échallon afin d’interdire tout renfort ennemi d’arriver. Ne voyant rien, je cherche à le prendre par derrière. Je prends enfin le contact entre « Les Merles » et « Le Cretet ». « Lacuzon ne manœuvre pas mal. Sans cesse nous harcelons l’ennemi, l’obligeant à abandonner ses positions et à se découvrir. Nous arrivons ainsi à l’amener dans un cul-de-sac, d’où il ne pourra guère plus sortir. » Soudain, l’ennemi est pris entre deux feux par suite de l’attaque directe dirigée par Roland et de la contre-attaque déclenchée par Michel. Il est dans une situation très difficile, mais il possède toutes les roueries de la traîtrise. À 17 heures, continue Roland, l’ennemi faisant fi de l’honneur militaire le plus élémentaire, après nous avoir demandé de cesser le feu, tire sur nous, alors que nous sommes debouts sans armes, et que plus un seul coup de feu ne part de notre côté. Devant une telle attitude des forces de Vichy, le combat reprend. Leur unique souci est d’échapper à l’étreinte, et seule la déroute égale la traîtrise. C’est une débandade effrénée, une fuite éperdue vers les véhicules. Mais les armes automatiques en position en bordure de la route d’Échallon à Belleydoux donnent le coup de grâce aux représentants de Vichy. Ils abandonnent leurs

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armes, les sacs et le ravitaillement qu’ils ont pillés, lèvent les bras, hurlent. — Ne tirez plus, ne tirez plus ! Les cars sont démolis. À moitié chargés de leurs occupants, ils démarrent, abandonnant les retardataires qui courent dans l’espoir de les rattraper. Les véhicules, percés comme des passoires, démolis — sur cinq cents mètres des briques de glace jonchaient la route d’Échallon — s’enfuirent à Lyon après avoir traversé les villes dans un tonnerre de ferraille. Roland terminait ainsi son rapport : « À dix-huit heures, l’ennemi est pris de panique. Il ne cherche plus qu’à échapper à la mort par tous les moyens. Les véhicules sont criblés de balles et deux d’entre eux sont hors de service. « Lacuzon n’a que quinze jours d’instruction. Il ne possède encore que trentesix hommes à opposer à plus de deux cents G.M.R. « Chez nous, pas un blessé, pas une perte. Les G.M.R. auront à accuser trentetrois morts par nous. « Lacuzon a bien subi le baptême du feu : Roland. »1 En effet, le camp Lacuzon dont c’était le premier engagement ne pouvait pas se montrer plus héroïque et plus ardent. À l’avenir il ne devait jamais renier sa courageuse attitude. Après avoir chassé l’ennemi, les deux unités entreprennent de nettoyer la contrée des éléments qui pourraient s’y cacher. Les patrouilles jusqu’au soir fouillent les chemins et les bois, fouillent les communes de Belleydoux et d’Échallon. Alors le Maquis est récompensé de sa rude journée par l’accueil que lui réserve la population qui le fête et l’acclame. Ce sont les derniers beaux moments avant longtemps au milieu de ces amis. À Oyonnax, dès les premières heures, la population a eu connaissance des événements. Les bruits les plus fantaisistes couraient : — C’est à feu et à sang à Belleydoux et à Échallon, entendait-on dire. Porter secours au Maquis était un devoir impérieux. C’est alors que pour la première fois, l’A.S. se découvre. Dans l’après-midi, sur les directives de Montréal, Gaby donne ordre au premier groupe de l’A.S., G.F. Antoine, de se porter en embuscade sur la route Oyonnax-Échallon, avec mission de l’obstruer. En différents points et principalement vers Le Perret

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Ce rapport est de la main même de Roland.

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où la route se faufile entre murailles et ravins, les énormes sapins sont abattus, formant de solides barrages interdisant toute circulation, barrages appuyés par des embuscades camouflées avec soin. Cette mesure empêche un repli éventuel des forces de police sur Oyonnax aussi bien que l’arrivée de nouveaux renforts qui seront stoppés et assaillis. Pendant toute la nuit du 5 au 6 avril les positions sont tenues en permanence. Le lendemain à midi, tout laisse supposer que l’ennemi s’en tiendra là, les Allemands n’étant pas venus immédiatement donner un second assaut. Les membres de l’A.S. retournent à leurs occupations. Le Maquis a lui-même regagné ses cantonnements pour y réparer les dégâts, tandis que dans la nuit une équipe fait sauter un car de police resté en panne. L’attaque avait été menée d’une façon aussi inattendue qu’incompréhensible dont l’explication fut connue plus tard. Un G.M.R. d’une vingtaine d’années, Hubert, avait déserté Lyon au mois de février et rejoint le Centre de Triage avant d’être affecté au camp de Granges où il se montrait plein d’entrain. Vers la fin de mars, il avait reçu de sa famille une lettre lui annonçant que sa femme, transportée dans un sanatorium, désirait le voir. Aucun soupçon ne pesant sur cet homme loyal, huit jours de permission lui avaient été accordés pour un cas aussi grave. Reconnu, ou tombé dans la souricière de la police, il fut arrêté à Lyon et parla. Ainsi conduisit-il l’expédition et l’amena-t-il tout d’abord vers le poste de garde avec l’espoir que celui-ci, mis en éveil, donnerait l’alarme1. L’attaque se terminait par un échec certain pour l’adversaire. Il devait compter une vingtaine de tués et plusieurs dizaines de blessés ; la perte de deux véhicules et la mise hors d’état des autres. Dans les deux camps du Maquis il n’y avait pas un seul blessé. Si la ferme de Bellevoite avait été pillée, elle n’était pas brûlée et la plupart des objets volés furent retrouvés à l’entour. Un dépôt de ravitaillement était intact. Quant au fusilmitrailleur pris au poste de garde et emporté à Oyonnax, il fut récupéré par l’A.S. dans une ambulance, à la porte de l’hôpital2.

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Il n'avait dénoncé ni le cantonnement de Robert, ni celui de Roland, détail qui permit le renversement de la situation au profit de ses camarades. 2 Le G.M.R. qui, au poste de garde, tira à bout portant sur les maquisards est l'adjudant Émile Jadot, de Lyon. La capture du fusil-mitrailleur lui avait valu une citation, ce qui attira sur lui l'attention de la police militaire. Arrêté en décembre 1944, il reconnut les faits. Il n'a jamais été condamné. Le jeune déserteur est toujours à Lyon.

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L’attaque ennemie consolide la position du Maquis, il fait une fois de plus l’épreuve de sa force et c’est pour lui une propagande dont le contre-coup fut heureux. Des forces de police équipées d’un armement d’infanterie complet et supérieures de trois cents hommes ont été rejetées. La conséquence de l’opération prit toute son importance dans les jours suivants. * ** Ainsi depuis le début de l’année 44, les Forces du Maintien de l’Ordre déshonorent leur pays contre lequel elles se retournent, traquant la Résistance, attaquant le Maquis. Elles font le jeu des Allemands que passionne avec dégoût cette lutte fratricide. Elles les devancent comme en janvier, les épaulent comme en Haute-Savoie ou les secondent comme en mars. À une époque où l’Allemagne battait en retraite, à une époque où la Résistance s’imposait dans toute la France, les Forces du Maintien de l’Ordre se montraient de jour en jour plus agressives et plus féroces. Les meutes de Darnand et tous les ersatz doriotistes et francistes du règne nazi incorporées à elles dictaient la conduite et y créaient l’atmosphère d’immonde assassinat. Le fait est là qu’à l’époque où l’Allemagne diminuait de prestige et d’autorité, les loups vichyssois loin de se terrer et de disparaître montraient de plus en plus les dents. Ceux-là pour lesquels la barbarie nazie était la seule philosophie et le massacre la seule façon de la faire admettre, ceux-là ont bien fait de suivre leurs maîtres jusque dans la défaite et de ne pas changer d’opinion avec les événements comme la girouette de direction avec le vent. Mais aux plaies dont ils ont labouré la terre de leur naissance, s’ajoute un crime abject car il tourmente l’âme avant le corps, celui d’avoir entraîné dans leur lutte épouvantable des gens qui auraient pu se conduire en braves Français et conserver le droit de porter la tête haute. Car dans les débuts de la Résistance armée, il est arrivé que les troupes non encore spoliées par les éléments troubles, que les chefs non encore surveillés par les agents des organismes de tueurs n’aient marché contre le Maquis qu’avec timidité, par honte, et avec le mot d’ordre « pas de bagarre », peut-être par peur. Rien ne saurait mieux illustrer cette attitude, cet esprit, que la première affaire en date montée à grande envergure contre le Maquis. Au mois de novembre 1943, le camp de Granges est perché sur le nid d’aigle de L’Echelle. Le P.C. Départemental y a caché ses services.

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La fébrilité est celle des jours d’aménagement : le Maquis n’en est encore qu’à ses débuts et les mitraillettes sont les seules armes. Un trafic inaccoutumé donne une vie nouvelle au village de Granges et à la route longeant la rive gauche de l’Ain, de la gare de Cize à Thoirette. À l’aube une patrouille part, soit à l’est à Heyriat, soit à l’ouest jusqu’aux abords de Corveissiat après avoir franchi la rivière en bateau. Le 23 novembre, à 4 heures du matin, un agent de liaison frappe à la porte de M. J. : Le camp de Cize doit être attaqué par les G.M.R. dans deux heures. M. J. réveille Ravignan arrivé la veille. Quelques instants plus tard, ce dernier est au camp et donne l’alerte : il faut être prêt à toute éventualité. Robert entraîne son groupe pour patrouiller vers Corveissiat. Le P.C. est désert, Ritoux est seul avec Tintin. Au pays, les boulangers du Maquis : Nimbus et Marcel ont préféré attendre le jour pour rejoindre leurs camarades. Mais quand ils sont prêts et qu’une aube blafarde point, il est trop tard : le village est cerné, un cordon presque ininterrompu de G.M.R. l’entoure. Ils s’enfouissent profondément dans le foin. La patrouille qui rentre échappe de quelques minutes. — Il y en a partout, dit Robert. C’est bien nous qui sommes visés. Sisi, de garde au poste qui, à l’abri des arbres, surplombe la vallée, a déjà signalé la situation. Michel et une section l’entourent. De ce poste de guet campé sur un rocher, il cherche à deviner l’intention des policiers : ils vont et viennent dans le village ; d’autres se faufilent le long des haies, gravissent lentement les grands prés vallonnés avant d’atteindre la lisière du bois qui se dessine au-dessous des guetteurs. La manœuvre laisse présager une infiltration, tenteront-ils la périlleuse escalade ? Ritoux ordonne le feu. En tir plongeant, les premières rafales de mitraillettes arrosent les prés jusqu’aux premières maisons. Avec une belle entente les uniformes ont disparu derrière les buissons. La confusion règne au village car les claquements secs ont changé toute la situation. Le colonel, secondé par le capitaine Vincent commandant les gardes-mobiles et par le lieutenant Jeanton chef des G.M.R., a installé son P.C. chez Reybard où il a le téléphone à portée de la main. Pour opérer, il manque de renseignements exacts. Certes, c’est de Granges que le 11 novembre au matin, l’état-major des Maquis est parti pour Oyonnax, escorté de nombreux camions. Des traces n’ont pas manqué d’être relevées, mais l’inspecteur Beaufort, de la Sûreté de Lyon, chargé de l’enquête n’avait pu exactement

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situer les emplacements. Sur de vagues données la police recherche le camp de Cize, mais l’attitude des habitants n’est pas faite pour les renseigner, ils jouent l’étonnement avec candeur. — Des Maquis ? Jamais on en a vu un par ici. Vous devez faire erreur. Il y a effectivement quelque erreur car le camp de Cize est cantonné à quatre kilomètres au sud. Néanmoins la police recherche avec bonne volonté. À son idée, le Maquis doit se cacher sur le mamelon qui sépare la rivière du village, peut-être un peu plus au nord, vers le Moulin. Elle cherche. Tous ces hommes casqués et armés qui utilisent le terrain (ou qui croient l’utiliser) se soucient bien peu du camp de Granges. Par des ruses savantes ils tentent d’encercler leur objectif. Dans de telles conditions, les balles en ricochant près des maisons jettent quelque consternation. Quel est donc ce Maquis auquel personne ne demandait rien ? Force est aux officiers de constater que la position d’où sont parties les rafales est inaccessible et que, par suite, il est impossible de déclencher une attaque avec les forces dont ils disposent : 600 hommes, d’autant plus qu’ils ignorent les effectifs dans la montagne. Sur ce point les langues des paysans se délient malicieusement. — Nous, n’est-ce pas, nous les voyons jamais. Mais il y en a partout. Ils sont peut-être un millier, rien que dans ce coin. Et le doigt désigne la roche grise. — D’après des indiscrétions (car il y en a toujours) on croirait qu’ils sont 2.000 ! Deux mille hommes ! Il y a de quoi faire frémir les assaillants qui ne sont que 600 et pauvrement armés de fusils-mitrailleurs. Les gardes-mobiles ne montrent aucun empressement. Les G.M.R. n’ont plus d’ardeur. Il faut avouer que leurs craintes sont justifiées pour qui connaît la géographie — cette arme suprême et dernière ressource du Maquis. À l’est, la montagne ; à son pied, la rivière. À l’ouest, le village et l’écrasant de sa masse, une chaîne abrupte dont l’escalade est contrôlée par des armes à feu. S’il y a des mitrailleuses ?… La situation est désolante. Une rafale dispersée fait gicler l’herbe du pré. Du renfort est demandé téléphoniquement à Lyon. Cette décision fait gagner du temps. Les inspecteurs de la Sûreté l’emploient à fouiller les maisons, les fenils. Chez J… des journaux clandestins, des papiers secrets sont entreposés. Et la veille au soir, Charvet y a déchargé un camion de ravitaillement et de

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matériel amené de Bresse. Bientôt, après un coup de sonnette, trois jeunes hommes entrent : — Police ! Nous venons pour perquisitionner ! — Messieurs, les clefs sont sur les portes. Allez ! Les J… savent à quoi ils se sont délibérément exposés, ils ont fait le sacrifice de leurs biens et de leur vie. Ils se soumettent. Mais le premier des inspecteurs s’approche de la dame et lui dit tout bas : — Madame, rassurez-vous, nous ne sommes pas venus vous faire de la misère. — C’est bien ! dit-elle en le regardant en face, vous réhabilitez le métier que vous faites ! — Oui. Nous allons passer dans toutes les pièces car il y a parmi nous des hommes dangereux. Les Inspecteurs des Renseignements Généraux, Roger Grosjean et Roger Bouvard, visitent la maison rapidement, en faisant claquer les portes, mais sauvent les propriétaires1. À l’autre extrémité du village, une femme d’une soixantaine d’années assise au coin du feu pense bien tristement. De sa place, elle voit les G.M.R. aller et venir. Le cœur atrocement serré, elle pense qu’au mois de juin 1940, sur cette même route elle a vu pendant des jours et des jours des hommes, des femmes, des enfants fuir comme un troupeau sans fin devant les armées fascistes comme devant une horde de loups. Maintenant ce sont des Français munis du matériel de guerre qui viennent traquer d’autres Français pour le bénéfice des Allemands, ceux qui, avec leurs avions, mitraillaient les malheureux qu’elle a tant vu passer. Qu’est-ce que la France a fait pour mériter un tel châtiment ? Cette femme a vu la voiture cellulaire installée au milieu du village et attendre la proie qu’on est venu chercher là. Elle verra maintenant les Français s’entre-tuer entre eux et pourquoi ? Parce qu’une belle jeunesse refuse de se laisser enchaîner, de s’avouer vaincue, parce qu’elle veut chasser l’ennemi de son pays et se battre. Voilà qu’on frappe à sa porte. Une quinzaine de G.M.R. fait irruption chez elle. — Alors, il y a bien des Maquis, ici ? — Oui ! répond Mme Robert sans sourciller.

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Roger Bouvard, d'un Réseau de renseignements de Lyon et qui était en liaison avec le lieutenant Gaby, d'Oyonnax, fut, dès le 6 juin 1944, chef de la sûreté de la zone réservée du département de l'Ain sous le nom de commissaire Michel II.

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— Ont-ils bien des armes ? — Oh oui ! mes bons messieurs. Des fusils, des mitrailleuses. Oh oui ! rien ne leur manque. Je vous plains bien qu’on vous ait amenés ici, car avant que vous soyez arrivés là-haut, il en tombera des hommes, croyez-moi. Un silence. La vieille paysanne comprend que les valeureux G.M.R. ont peur. Brusquement, prise de colère, Mme Robert se dresse debout devant celui qui paraît être le chef ; la figure contre sa figure, d’une voix qui autrefois avait été fort belle et qui reste agréable, elle se met à chanter : On m’appelle l’homme aux guenilles Je suis sans foyer, sans famille, Un rôdeur, un vaurien Qui ne possède rien. Mais, Bon Dieu, vous pouvez me prendre, Un Français ne saurait se vendre. J’ai beau n’être qu’un vaurien. Ma patrie, c’est mon bien. Les hommes ont écouté sans faire un geste. On pourrait croire qu’ils n’ont pas compris, quand brusquement celui qui est le plus près de la porte l’ouvre et sort suivi de tous les autres. Ils n’ont pas prononcé une parole et jusqu’à leur départ, aucun n’a refranchi le seuil de la maison. Aucune décision n’est prise. Mais au camp les maquisards, ignorant tout des intentions de la police, pensent que l’assaut se produira. D’une part, une soixantaine de mitraillettes et des munitions en quantité restreinte ne permettront pas de résister à un long siège, alors que la possession d’un fusil-mitrailleur aurait pratiquement équilibré les forces en présence. D’autre part l’effectif de l’adversaire laisse prévoir une opération de vaste envergure. Or la position est vulnérable du côté d’Heyriat et d’autres forces doivent y être à pied d’œuvre. Une attaque concentrique viendra rapidement à bout de leur défense. Ravignan donne au camp l’ordre de se porter sur le plateau. Entre Napt et Heyriat, le combat sera plus facile à soutenir, tout en échappant au piège. Un « bouchon » reste en position. Sur le plateau, aucun adversaire en vue. La faute de tactique est grossière. Mais le Maquis est loin de soupçonner l’erreur fondamentale. Montréal arrive. Descendu du train à la gare de Cize, il s’est heurté en bicyclette à la file de camions arrêtés près de Bombois.

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Rebroussant chemin à vive allure, renseignements pris chez Michoux, il a escaladé la montagne. Prenant le commandement de l’unité, il la dispose derrière Heyriat, puis avec une équipe se rend au cantonnement. Quelques instants plus tard trois hommes débouchent dans la clairière. — Haut les mains ou on tire ! Ils avancent et sont reconnus. Louis Benoît guide deux amis : Jacques, chef du S.A.P., et Blandon de Bourg. Ils sont arrivés en moto au village, le matin même, à un rendez-vous fixé par Romans. La police qui les a laissés entrer ne leur permet pas de repartir. Vite les Benoît ont caché les papiers compromettants qu’ils détiennent et ils se sont mis à table. Ils passent pour des exploitants d’une coupe de bois et la vérification de leurs papiers est concluante. Mais les officiers ne s’y trompent pas. Le capitaine les met à profit pour entrer en contact avec le chef de camp, car Vincent et Jeanton ont fait comprendre à M. Benoît qu’ils ne sont pas des ennemis. Lorsque les émissaires arrivent à L’Echelle, ils sont porteurs des conditions suivantes : — La police tient à exécuter sa mission tout au moins partiellement pour fournir un rapport. — Elle ne sera pas inquiétée par le Maquis qui évacuera le camp et disparaîtra. — Elle se retirera pour la nuit et reviendra le lendemain à l’aube à Granges en camion, tous feux allumés pour se signaler. — Elle visitera le camp dans la journée du lendemain. — Le capitaine Vincent engage sa parole d’officier qu’il sera laissé intact. Montréal accepte. Il ajoute même une clause : « Si la police tient ses engagements, ses camions pourront repartir sans dommages. » Clause ironique dont les G.M.R. auraient compris toute l’importance s’ils avaient su que les véhicules stationnés vers le Moulin étaient sous la garde discrète mais attentive des gars du camp de Chougeat, prêts à les détruire d’une minute à l’autre. Montréal donne aussitôt à Commis l’ordre de surseoir à tout sabotage. Puis à la cabine téléphonique de Sonthonnax il entre en communication avec Brun qui l’appelle de Corveissiat. Sérieuse, la conversation s’engage : — Ici B. ! — Ici M. ! — Ici B. ! J’attaque par derrière, attaque en face.

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— Attends encore, tiens-toi tranquille pour l’instant. Certes, c’est de la comédie. Mais Brun, sur un ordre de son chef, aurait volontiers sonné la charge : depuis le matin il enrage de son inactivité forcée. La table d’écoute qui intercepta la communication ne dut pas faire un rapport rassurant au P.C. de la police qui groupe maintenant autour du colonel, le préfet régional Angeli, les préfets de l’Ain, du Jura et de l’Isère, l’intendant de police Cussonac et le capitaine Vercher commandant de la gendarmerie de Nantua. L’état-major qui discute sur la carte arrive à cette conclusion que, vu la position, il faut 3.000 hommes pour mener l’attaque avec succès : Il téléphone à Lyon. Cussonac — qui veut se couvrir de gloire avant d’être fusillé — souhaite une solution rapide. Mais Angeli recommande à plusieurs reprises : « Surtout pas d’effusion de sang. » Au milieu de cette occupation, la liaison ne perd pas ses droits. M. Guerrier, gendarme retraité à Corveissiat, a, sur la demande de Brun, revêtu son uniforme. Il arrive à Granges, se mêle aux gardes, contacte les J. qui lui expliquent la tournure des événements puis repart donner au Maquis les renseignements recueillis. Un message téléphoné de Bourg retardé dans sa transmission confirme l’opération à M. J. — tard il est vrai, mais confirme tout de même, malgré la présence de l’état-major et l’écouteur collé à l’oreille de Cussonac. L’intendant de police ne comprit rien à cette histoire de bouteille d’eau minérale et ne pensa pas au langage conventionnel possible. La nuit tombe. Les préfets sont repartis. Quand l’ordre de repli parvient aux forces de police, le lieutenant Jeanton dit à M. J. : — Nous partons. Il vous faut monter là-haut tout de suite car je sais que vous pouvez le faire. Nous partirons mais ce n’est qu’un faux départ. Nous reviendrons pour attaquer à la pointe du jour. Il faut que les maquisards se replient. Toutes les précautions sont prises pour leur sécurité. Il faut que, demain matin, nous puissions monter sans trouver personne. Le capitaine Vincent et moi serions désespérés qu’il y eût entre nous un accrochage car nous savons de source sûre qu’une formation allemande est prête à intervenir et il s’agit dans l’intérêt de tous de l’éviter. À peine les camions ont-ils démarré qu’une voiture s’arrête. Le capitaine Romans et M. Léopold en descendent. Le chef explique qu’il est inutile de monter au camp car tout est arrangé. Bras ouverts, confiant, il rit aux éclats de cette affaire si bien ourdie. Toutefois, les deux boulangers qu’il ramène avec lui ne goûtent pas cette belle humeur : tapis dans le foin, ils ont trouvé les heures longues…

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Le lendemain, les troupes grossies des renforts demandés occupent à nouveau le village. Les dernières dispositions sont prises pour la soi-disant attaque. La voiture cellulaire est prête à recevoir les prisonniers. À une question posée par un de ses officiers le colonel répond : — Ne brûlez pas les baraques car si nous le faisons, ces diables d’hommes en prendront d’autres. Mieux vaut leur laisser celles qu’ils ont. Surtout souvenezvous, messieurs, que je ne veux pas de sang. Quelques heures après, le détachement de gardes-mobiles est de retour. La visite a profondément émotionné les chefs. À la porte d’un baraquement ils ont trouvé un papier de Montréal : « Le Maquis souhaite la bienvenue aux Gardes. » Leur étonnement a été grand de découvrir quelques détails d’une organisation qu’ils n’auraient jamais soupçonnée en pleine montagne. Les baraques étaient propres, rangées, convenablement camouflées. Les consignes affichées par le Chef de Camp reflétaient une discipline toute particulière. Puis, dans un coin de la clairière, à l’abri des avions, le mât attestait de la constance de la cérémonie du drapeau, ce même drapeau qu’ils saluaient, eux, chaque matin dans la cour de la caserne. Ils sont confondus, ne cachant pas leur étonnement et même leur admiration. Cette prise de contact avec le Maquis leur a fait toucher du doigt ce que la population leur avait expliqué avec habilité et sagesse. Habilité, il en fallait effectivement car un observateur pouvait surgir derrière chaque uniforme et ce n’est pas à tort que le lieutenant Jeanton avait conseillé : — Avec les gardes, ça va. Mais faites attention à mes G.M.R. Ne les laissez pas entrer chez vous. Ces hommes-là sont la lie de la société, ils ont été recrutés partout. Avant le départ, le capitaine Vincent sonne à la porte des J. : — Monsieur, dit-il, je sais ce que vous faites avec tous les vôtres et je n’aurais à aucun prix voulu partir d’ici sans vous avoir serré la main. Nous avons senti que celle belle jeunesse au magnifique idéal n’était pas livrée à elle-même, qu’elle avait des chefs de grande valeur, que ces hommes ont un but vers lequel ils marchent tête baissée, envers et contre tout. Nous sommes redescendus du Camp vraiment réconfortés. Personne ne forme des vœux plus sincères que les nôtres1.

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Toutes les paroles rapportées dans ce récit sont authentiques mot pour mot.

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Les camps de Chougeat et de Granges passent quarante-huit heures à Arfontaine, hameau de Samognat, tout près d’Emondeau, quarante-huit heures au cours desquelles Bébé et son équipe réalisent des prodiges pour assurer un ravitaillement imprévu. Mais le départ est marqué par l’incendie accidentel de la ferme occupée1. Les pompiers d’Oyonnax en effaçant les traces suspectes évitèrent le déclenchement d’une offensive de la gendarmerie. Au matin du troisième jour, les gars du Maquis ramenés par camions retrouvent leurs emplacements. L’Echelle est intacte. Une croix de Lorraine en bois orne le pied du mât. Dans un sac de souliers camouflé sous les sapins, un billet a été glissé : « Au Maquis, avec le bonjour d’un Garde. » À l’intérieur des baraques les revues et les journaux clandestins ont été enlevés (pour documentation ?…) et remplacés par des feuilles de Vichy (pour propagande ?…). Les officiers français, bien qu’adversaires, avaient tenu leur promesse. Ils s’étaient conduits en honnêtes gens parce qu’aucune haine ne les animait. Ils avaient peut-être cru en un idéal, en une restauration. Ils savaient toutefois regarder, comprendre et juger. Il est souhaitable que Vincent et Jeanton soient restés dans la bonne voie. Car elles n’inclinent guère à la clémence et au pardon ces brutes déchaînées qui se sont jetées sur Bellevoite ce 5 avril avec une sanglante avidité, se plaçant sans arrière-pensée du côté de la barbarie nazie qu’elles servaient avec une ardeur diabolique savamment enseignée. Comme après l’affaire pacifique de Granges, les unités de Roland et de Michel rejoignent aussitôt leurs emplacements. Mais entre l’une et l’autre opération que séparent cinq mois de souffrance, d’espérance aussi, le sang français a coulé — et ce n’est pas, hélas ! la première fois — dans une lutte inutile, pour le seul bénéfice de l’Allemand, l’ennemi des uns comme des autres puisqu’il était l’usurpateur de leur sol et l’étrangleur de leurs libertés. Ainsi en un mois, au cours des diverses opérations le Maquis est resté le maître de la situation et demeure le maître de sa destinée. Sa combativité, il l’a démontrée les armes à la main. Son dynamisme, il l’affiche chaque jour plus inquiétant pour l’ennemi, c’est bien là le signe de la force vive de la nation tout entière qui lutte avec lui.

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Appartenant à M. Pierre Carnet, d'Arfontaine, prisonnier.

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Cette période a débuté par le premier parachutage de la Prairie d’Échallon. Elle se termine de la même façon. Le 6 avril, vingt-quatre heures après la fin de l’attaque, les camps de Granges et Lacuzon se réunissent dans le brouillard de la Prairie. La neige a fondu, mais le froid reste vif. Le travail n’en sera que mieux fait. À midi 15, la B.B.C. a signalé l’opération aérienne : « Les aviateurs font parfois de bons fantassins. Je dis : Les aviateurs font parfois de bons fantassins. » L’indicatif a soulevé l’enthousiasme. Car les âmes se tendent vers l’avenir meilleur qu’elles sentent proche. Avec le matériel envoyé de Grande-Bretagne, ils abattront ce qui les en sépare encore. Ils lutteront avec courage, les corps et les esprits ont trouvé une nouvelle source d’énergie dans une victoire toute neuve. Puis brusquement, une déception. Jean qui arrive d’Oyonnax par les sentiers de montagne annonce que le parachutage n’aura pas lieu. À regret, ils reprennent les armes aux faisceaux. Par bandes, lentement, ils repartent. Au diable soit ce messager !… Mais qu’y a-t-il donc ? Que cache cette malchance ? Inquiets, ils sentent confusément que, contre eux, la situation vient de se retourner.

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Le lendemain, 7 avril, la Prairie d’Échallon connaît dès les premières heures une grande animation. Les camps Lacuzon et Granges abandonnent leurs cantonnements. L’ordre est arrivé dans la nuit, impératif. Des événements d’une ampleur extraordinaire sont sur le point de se dérouler. Si l’Allemand est décidé à attaquer avec la dernière vigueur, le Maquis doit être prêt à parer les coups. Dans les fermes, les retardataires terminent les préparatifs, tandis que, dans la Prairie, les hommes se rassemblent. Le commandant Romans est attendu avec le lieutenant Montréal. Les cœurs battent fort dans les poitrines des maquisards. La guerre va se rallumer. Cette idée n’est pas pour les effrayer, car ils ont mis leurs forces à l’épreuve et ils sont confiants dans leur entraînement à la guerre secrète. Elle suscite même en eux une espérance et une satisfaction : en mobilisant, l’Allemand reconnaît l’existence et la puissance du Maquis. Ses démonstrations réduisent à néant les allégations quotidiennes de la radio, elles crient la vérité : le Maquis n’est pas détruit, il se révèle un redoutable adversaire. D’autre part, en assaillant le département de l’Ain, l’Allemand soulage d’autant les régions où d’autres réagiront avec vigueur. Entre occupants et patriotes, le conflit schématise une bascule. Là où le Maquis devient trop inquiétant, l’ennemi y porte ses forces pour le réduire. Puis là où il les soustrait, le Maquis renaît. Enfin il lâche pied, puisque les clandestins échappent mystérieusement, pour se jeter à nouveau là où s’avive l’agitation. Les oscillations irrégulières de la bascule ne s’amortiront pas avant la Libération : Après avoir abandonné

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la partie en février sans aucun résultat définitif, après avoir cru tuer la résistance savoyarde, l’ennemi revient avec des moyens accrus, puis il repartira pour revenir encore. Le problème est de se soustraire toujours à la destruction. Si les troupes allemandes sont plus puissantes qu’en février, le Maquis lui aussi est mieux entraîné et plus nombreux par ses effectifs ; l’armement s’est augmenté d’armes automatiques bien que les mitrailleuses fassent toujours défaut. Il a pour alliée la montagne car déjà l’hiver a capitulé. Les maquisards sont joyeux. Avant de rejoindre les postes de combat leur grand Chef sera parmi eux pendant quelques heures. Il leur apportera sans doute de dures vérités avec sa franchise coutumière. Mais il leur communiquera toutes ses espérances, toute sa fougue et tout son dynamisme. Sa présence, sa foi, seront pour eux un réconfort. Équipés, armés, les deux camps sont rassemblés vers 10 heures au centre de La Prairie. Les hommes sont groupés section par section. Chacune d’elles est responsable d’une mission différente et ses membres se sentent encore plus liés que de coutume. Entre eux, plus que jamais ce sera à la vie et à la mort. C’est ensemble, autonomes et ne comptant que sur eux-mêmes qu’ils auront à lutter et à se défendre. Les jeunes du camp Lacuzon, fiers à juste titre de leur dernier succès, refrènent à grande peine leur besoin d’agir. Ils piaffent comme de jeunes pursang, car si des objectifs leur ont été attribués, c’est que leurs chefs ont confiance en eux et ils jurent de s’en montrer dignes. Dans l’attente, l’énervement les gagne. Trois hommes partis en patrouille rejoignent Roland et Michel qui bavardent au milieu d’un groupe, et annoncent : — Nous avons rencontré une dame qui revenait de Belleydoux. Elle nous a dit que des affiches venant d’être posées instituent l’état de siège. L’interdiction de circuler est formelle. C’est tout. Ils se regardent. Ils ne sont pourtant pas étonnés. Ce n’est que la confirmation de l’attaque. Elle est probablement déclenchée déjà. La nouvelle court. Avides de renseignements, leurs camarades grossissent le groupe : — Très bien ! annonce Michel après un silence. Le S.R. avait raison, mais ces messieurs brusquent un peu les choses. — Il faudrait peut-être nous couvrir, hasarde quelqu’un, car c’est une souricière, ici. — T’es fondu ? Pour l’instant nous devons être en sécurité. Toutefois il ne faudra pas que nous nous y éternisions. Je vais à la ferme voir ce qui se passe.

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Roland fait déplacer les sections et les dissémine à la lisière du bois. La Prairie se vide. C’est une précaution élémentaire contre des observateurs indiscrets. Une silhouette apparaît, marchant très vite. Ils la reconnaissent : c’est Jane, toujours souriante. Immédiatement ils l’assaillent. Roland se précipite : — Alors, mademoiselle Jane ? — Alors ?… Les boches sont à Oyonnax. Il y en a à peu près un millier. — Bigre ! — Oui ! cette fois ils nous font honneur. Mais l’affaire s’annonce sérieuse. L’état de siège est décrété. Il est interdit de sortir de la ville ! — Mais vous êtes bien là ! — Évidemment. On trouve toujours des combines. Il fallait que je vous prévienne pour que vous preniez vos dernières dispositions. Le commandant et Montréal ne viendront pas. Alors vous n’avez qu’à appliquer les ordres reçus. Maintenant au revoir, bonne chance à tous ! — Mais vous n’allez pas repartir ! C’est de la folie ! — Je ne peux pourtant pas rester ! Je vais faire un tour aux environs et je redescendrai. — Mais vous allez vous faire arrêter ! — Bah ! je suis sortie, je rentrerai, et puis voyez ! — Elle tape sur un bidon de lait placé dans le sac qu’elle tient à la main — je reviens du lait. Je ne sais pas ce qui se passe, moi ! De plus, j’aurai du travail… Désinvolte, elle s’éloigne d’un pas égal et leste. — Bonne chance et attention à vous ! Faire attention ? Qu’importe ! Elle ira toujours où il y aura du danger, là où son devoir et sa tâche d’agent de liaison la réclameront. Un millier d’Allemands à Oyonnax ! La bataille va s’engager. Il faut accélérer les derniers préparatifs, prendre les devants et appliquer les instructions. Aux camps, des équipes viennent renforcer celles qui terminent l’évacuation. Le matériel qui ne peut être chargé est caché dans les bois ; probablement sera-t-il perdu mais les Allemands ne le souilleront pas. Les sacs gonflent et s’alourdissent car chacun retrouve un objet familier dont il refuse de se séparer. La question d’importance est celle du ravitaillement. C’est, pour la période à venir, un bien trop précieux pour être abandonné. Coûte que coûte, il doit être sauvé. Roland s’aide de ses mulets. Ceux de

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Granges évacuent tout à dos. Les boîtes de petits pois seront mangées froides quand il sera impossible de faire du feu. Dans l’autre cas le riz assurera la subsistance. La section Goyo qui part très loin de sa base ne pourra pas trop se charger. Elle compte sur le ravitaillement entreposé sur place et d’autre part les sacs contiennent les vivres de réserves, boîtes de beans anglais, de bœuf argentin, de beurre australien, c’est-à-dire le nécessaire pour un ou deux repas substantiels dans les conditions les plus défavorables. La section Robert dont l’emplacement de combat est le moins éloigné transporte le riz par containers entiers : elle ne souffrira pas de la faim. Petit à petit, sans précipitation, les hommes regagnent la Prairie. À Bellevoite, Michel reste le dernier. Lentement il parcoure les chambrées : les châlits sont montés, les fourneaux encore tièdes. Les souvenirs se pressent en foule. Ici les Russes ont, un soir, chanté les chœurs de leur patrie ; là, tous ensemble ils ont partagé un repas. La cuisine est vide : Claudo a emporté ses savates, ses courroies. Le P.C. est désert. Le fourneau est démonté, la petite table pliée contre la fenêtre. Quelqu’un a même pris l’ampoule électrique. …Sac au dos, Michel sort avec regret et ferme les portes. Le pré est vert, le ciel resplendissant ; la montagne de Giron est toute proche. Les bois sentent bon. Maintenant ce sera les bois, toujours les bois, jusqu’à la fin. Il se retourne et jette un adieu à cette ferme où, avec ses camarades, il a souffert et vécu librement. Il sait qu’il ne la reverra plus et garde le souvenir du toit qui tombe très bas et d’un mur écorné par un obus de mortier… L’attente est inutile, voire imprudente. Roland et Michel donnent l’ordre de gravir la montagne qui sépare la Prairie de la route Oyonnax-Échallon. Au Fouget, ils seront momentanément à l’abri. Les tyroliens énormes sont chargés, les musettes suspendues, les cartouchières accrochées. Les casseroles tapent aux branches en rendant des sons clairs, l’escalade commence. Pour ces jeunes gens aguerris ce n’est qu’un sport agréable. Les mules, fort à l’aise, ne rechignent pas. Par divers sentiers la troupe s’écoule dans le dédale des roches. Une pause et ils sont en haut, un peu essoufflés, mais en pleine forme physique. Ils augurent bien de leurs forces et de leur agilité. Aussitôt les vedettes postées, les couvertures sont tirées des sacs et étendues sur la terre humide. Les uns se reposent en prévision des nuits prochaines ; d’autres jouent aux tarots. La plupart réunis autour de minuscules feux de brindilles sèches font chauffer le repas de midi. Ils jouissent des dernières heures qu’ils

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passent ensemble avant longtemps, et peut-être, qui sait… Ils ne parient plus de l’ouragan qui les guette. C’est là un fait acquis. Ils ont retrouvé l’atmosphère de lutte intense, périlleuse, qui forme le canevas de leur vie. Ils savent que des tâches ardues les attendent ; ils savent qu’ils se joueront des boches. Ils n’en parlent pas. Ils préfèrent ressasser les bons moments dont ils ont profité et lorsque l’un d’entre eux rappelle un souvenir oublié, l’histoire rebondit de plus belle, avec de grands éclats de voix. Et les rires clairs égayent la forêt quand la conversation dévie sur une malencontreuse histoire d’amour répétée pour la centième fois… La quiétude est troublée par l’arrivée de deux étrangers : Jean, grand, fort, très brun, conduit Minet, garçon athlétique, à la figure très fière. — Quel travail pour arriver jusque-là ! annonce Jean qui rit de toutes ses dents. L’animation renaît. Minet explique pour satisfaire la curiosité générale : — Je suis descendu hier au soir chez Jane pour trouver Montréal que je n’ai d’ailleurs pas pu joindre. C’est alors que j’ai appris l’imminence de l’attaque. Jean le coupe : — Il était trop tard pour partir car il ne connaît pas assez la région. Il était préférable qu’il ne s’aventure pas la nuit. Il n’y avait plus d’agent de liaison. J’étais seul et éreinté. Nous avons décidé de repartir ce matin au petit jour ! — Certainement ! Et ce matin quand nous nous sommes réveillés, les boches encerclaient Oyonnax. — Alors ? Curieux, les hommes sont suspendus à leurs lèvres. — Qu’est-ce qui se passe à Oyonnax ? — Oh ! vous savez, on n’a pas pris le temps de bien regarder, continue Minet. J’ai changé de vêtements. Nous avons sauté dans le jardin. Avec Jean nous nous sommes défilés à la vue des sentinelles boches qui gardent les sorties, fusilmitrailleur en batterie. Nous avons voulu traverser la rivière au Bozet, mais là, il a fallu nous cacher et nous avons eu une chance inconcevable de ne pas être coincés. Nous avons réussi à gagner la montagne. — Et à Oyonnax, qu’est-ce qui se passe ? — Pas grand’ chose pour l’instant, ajoute Jean. Les gens repérés ont pris le large comme ils ont pu et l’A.S. qui a des ordres a dû s’échapper… tout au moins je l’espère. — Il y a beaucoup de boches ? — Difficile à dire car nous ne nous sommes pas attardés. Il

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semble y avoir énormément de circulation. Des camions partout !… Cette fois ce n’est pas une petite affaire ! Mais bah ! nous verrons bien… Pour l’instant, reposons-nous. Les cartes sont délaissées, les bavardages sont finis. Le silence est retombé. Les maquisards imaginent l’investissement par de si grosses troupes. Ils tremblent, en pensant au sort qui sera réservé à cette ville qui les aide tant et que le Maquis a adoptée le 11 novembre. Ils tremblent à l’idée que leurs camarades des groupes-francs de l’A.S. n’aient pu s’éloigner avant les incursions de la Gestapo… Jean se montre optimiste et voit la situation du bon côté. Minet reste soucieux. Il est renfermé sur lui-même, une ride creuse son front. Lui qui s’est évadé au prix de quelles difficultés de son oflag pour venir se battre avec la Résistance, ne lui sera-t-il pas permis dans un moment aussi critique d’être auprès des hommes qui lui ont accordé confiance ? Tourmenté, il a mangé à peine. Décidé à les rejoindre pour être à leur tête à l’instant du combat, il serre avec vigueur les mains qui se tendent. — Au revoir les gars ! Bonne chance ! — Bonne chance mon lieutenant ! Au revoir ! Le jeune officier s’éloigne. Sa haute stature se perd dans le fouillis des branches et des roches. Bonne chance ! Tragique ironie des souhaits. Minet disparaissait à jamais. Il faut attendre la nuit pour la dislocation. Des explosions sourdes se répercutent dans la montagne et des crépitements plus proches d’armes automatiques déchirent le calme du printemps. La guerre est toute proche, terrible. Du côté de Viry, semble-t-il, le Maquis est aux prises avec l’ennemi. La bataille atteint un degré de violence inouïe. Fébrilement les heures passent… * ** Les attaques d’avril débutent. Les Allemands n’auraient pu choisir meilleure date que celle du vendredi saint pour déchaîner leurs atrocités qui se poursuivront le jour de Pâques et pendant toute la semaine suivante. Les attaques d’avril allaient répéter, mais à plus vaste échelle, celles de février. Elles en étaient toutefois différentes et par le caractère et par les méthodes militaires. Il est certain que l’ennemi a tiré des conclusions des premières opérations dirigées contre la Résistance. Il s’est rendu compte que

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le département est plus grand que sur la carte, que le Maquis possède le secret de franchir une zone d’encerclement et de se mettre hors de portée des coups de boutoir. Il sait aussi que le Maquis n’a pas peur et que, bien installé et outillé, il se défend et fait payer cher les tentatives audacieuses. L’Allemand remanie donc sa méthode : Primo, il renforce considérablement un effectif qui, jusqu’alors, ne lui a pas permis d’établir une barrière assez efficace. Secundo, il bloque non seulement les voies à grande circulation délimitant la zone d’opération, mais il tient toutes les routes, et jusqu’au plus petit sentier. Il n’occupe pas que les points stratégiques, mais toutes les villes et villages, jusqu’au plus petit hameau de la montagne. Tertio, il renforce les barrages établis dans les endroits les plus divers. Il triple et quadruple les patrouilles de nuit sur route. Il surmonte sa peur instinctive en détachant à l’intérieur des colonnes d’assaut puissamment armées. Quarto, il installe le maximum d’observatoires. Il proclame un état de siège draconien qui bloque la population civile dans ses habitations. Il organise la terreur systématique par la déportation, le pillage, l’incendie et le massacre. Pour lui qui veut arriver à une fin, c’est la seule méthode qui logiquement s’impose. Mais l’efficacité reste à démontrer. Au matin du 7 avril 44, dix mille hommes donnent l’assaut aux groupements Nord et Haut-Jura, investissant le Haut-Bugey et la région de Saint-Claude. Depuis le 5 février d’autre part, le Maquis pense généralement que l’Allemand déçu par les résultats négatifs obtenus lors de la première attaque massive, exaspéré par son activité incessante, son audace renouvelée et par l’échec répété des différents accrochages, récidivera sa tentative. Il était aisé de prévoir qu’une opération d’ensemble aurait Oyonnax pour centre et s’étendrait peut-être au Haut-Jura. Et cela pour deux raisons : Tout d’abord cette région n’était nullement inclue dans le dispositif du 5 février. Très boisée au surplus, elle était un point tout indiqué pour le regroupement des Maquis. Enfin elle était soumise à une activité inquiétante : le contrôle des routes des Monts Jura menaçait sans cesse la Route Blanche, l’Itinéraire J. et les voies ferrées parallèles. Supputant de telles conditions, le P.C. du Groupement Nord a eu le temps de préparer et de mûrir un plan contrecarrant l’inévitable attaque. Décision a été prise de ne pas sortir (comme en février) de la zone d’encerclement supposée assez vaste, mais d’y demeurer sans désemparer, d’y mener la guérilla à outrance tout en « jouant au fantôme ».

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Le plan de défense du Groupement Nord était donc conçu dans l’esprit suivant. Depuis un mois les chefs d’unité possèdent des instructions précises. Chaque camp, au reçu de l’ordre d’exécution, se divise en sections qui — suivant le terme adopté — « explosent » en différentes directions déterminées. La section possède un emplacement de combat et, à proximité, un dépôt de vivres enterré ou camouflé lui permettant de tenir quinze jours. Elle se rend à son poste de combat de nuit. Un second emplacement lui est assigné sur lequel elle doit « faire le mort ». Le poste de combat est situé soit sur un itinéraire conduisant au camp (camp dont l’ennemi connaît la position) soit sur un itinéraire stratégique ; le camouflage s’opère en plein bois, assez loin des camps et des postes de combat, si possible à proximité d’un point d’eau non mentionné sur les cartes d’état-major. Le poste de combat est occupé de nuit seulement et changé toutes les nuits ; l’emplacement de camouflage de jour surtout, afin d’éviter le repérage par les postes de guet. De plus certains groupes possèdent des missions de sabotage, de destruction de voies ferrées, d’abatage d’arbres et sont munis des explosifs et du matériel nécessaires. Quant au G.F. de l’A.S. d’Oyonnax, il possède des missions de coupure de routes. Les groupes de combat sont, pendant toute la durée des opérations, coupés du P.C. du Groupement. Pour éviter des liaisons longues et dangereuses, les camps ont toute liberté pour faciliter le contact entre leurs sections, de convenir de « boîtes à lettres » dans des failles de roches ou des arbres creux reconnus. Seuls les chefs de camp et les chefs de groupes ont étudié soigneusement les ordres écrits concernant ce plan appelé « Plan A ». Après étude et reconnaissance du terrain, les copies du « Plan A » ont été brûlées. Un exemplaire a été transmis au P.C. départemental avec la mention : « À détruire après lecture. » Tout est donc précis et calculé pour que le dispositif fonctionne avec régularité. Au jour fixé, mille hommes se déplacent dans un vaste mouvement d’ensemble. Ils ne sont pas pris au dépourvu et abandonnés dans la nature. Tous savent où ils vont, la tâche qu’ils ont à exécuter et la méthode à employer. Une fois de plus, les Allemands, forts de dix contre un, seront roulés par des adversaires que, la plupart du temps, ils n’arriveront jamais à voir. Exploitant les ressources de la géographie, son expérience de la montagne, les avantages de son entraînement spécial, connaissant les moindres sentiers de son secteur, habile dans l’art de disparaître, une fois encore le Maquis passera aux yeux de l’ennemi effaré pour un fantôme insaisissable, apparaissant et s’évanouissant

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à volonté alors que lui, le Maître, croit tout occuper, tout posséder et tout diriger. La veille de l’attaque, le Sous-Régional Belleroche, adjoint de Didier, prévenait le Grand P.C. qu’une opération d’envergure était sur le point de se déclencher sur l’Ain et le Jura. La nouvelle était parvenue à 17 heures au P.C. du Groupement Nord, où elle était attendue d’un moment à l’autre. Montréal avait même envoyé à Lyon, une huitaine de jours auparavant, La Rafale avec mission de rapporter le maximum de renseignements. La Rafale qui avait la plus grande connaissance des milieux résistants de Lyon — il avait milité dans l’A.S. — était à même de faire de l’utile besogne. Heureux de cette proposition, le jeune étudiant téméraire était parti de chez Mme Roux à Izernore, dont la maison était depuis l’hiver un nouveau point de chute et un refuge pour le commandant du groupement. L’annonce transmise par le S.R. permettait au Maquis d’être sur ses gardes et de ne pas tomber dans un piège. À 20 heures, le même soir, les chefs de camp étaient en possession d’un ordre écrit ainsi libellé : Application immédiate du Plan A. N’occuper les emplacements de combat que pendant 48 heures. Attendre la fin de l’attaque sur les emplacements de camouflage. Exécuter toutes les missions de sabotage. Montréal. Ces ordres manuscrits et signés de la main du chef portaient la mention : À détruire après lecture. Le renseignement fut transmis par les soins de Montréal au commandant Vallin, chef des Maquis du Haut-Jura, auquel il joignit une copie du « Plan A » à titre d’indication. À 20 heures le pli était remis par Roger au point de chute du Haut-Jura, chez Pierre Lahu à Chassal. De ce fait Vallin ne se trouvait pas isolé. Il était au courant de la tactique adoptée par les forces l’appuyant au sud. Alors qu’en février la surprise fut complète malgré les indices certains d’une activité ennemie accrue, le Maquis se trouve cette fois-ci prévenu à temps pour prendre toutes dispositions utiles. Les Allemands rencontreront devant eux des hommes conscients aussi bien de leur capacité que du danger qu’ils courent. Cette nuit du 6 au 7 avril fut terrible car ce n’est jamais sans angoisse que l’on apprend que des hordes assoiffées de violence vont déferler sur un pays pour détruire et tuer. La terrible angoisse des instants qui précèdent la bataille, cette peur de l’inconnu dans lequel on se précipite, quand la vie n’est plus fonction que de la chance et du hasard. On ne pourra jamais assez louer le courage tranquille et la

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discipline résolue des Agents de Liaison du Groupement Nord qui, en cette nuit, ont comme à l’ordinaire escaladé les montagnes, traversé les forêts sur les pistes secrètes pour porter aux unités les plis qui leur étaient confiés, alors qu’ils savaient que le lendemain serait fait d’incertitude et qu’ils n’auraient peut-être pas le temps suffisant pour rejoindre leur base. Pour eux tous, Roger, La Bulle, Jo, Bébé, Charly, Bequet, qu’importait le danger ? De la réussite de leur mission dépendait la vie de leurs camarades. Ils devaient l’accomplir. Après, advienne que pourra pour eux-mêmes : c’était la guerre. * ** Confirmant le rapport du S.R., l’opération se déclenche le 7 avril à 5 heures du matin. Dix mille S.S. s’abattent sur le secteur Nord comme un raz de marée, prennent en main toutes les administrations, bloquent le territoire, règnent par la terreur. Le Maquis évacue les bivouacs et « explose » par fractions sur les points préparés : La dislocation est telle que là où un camp tout entier se serait fait prendre, un groupe d’une vingtaine ou d’une trentaine d’hommes évolue sans crainte. Les missions d’embuscade et de sabotage sont, du même coup, démultipliées ; leurs forces restent suffisantes et les replis sont plus aisés. Au matin du Vendredi Saint débute une crise qui devait être une des plus terribles qu’aient connues le Maquis et la population, et dont les quatorze jours successifs devaient apporter tour à tour des lots de cadavres et de villages détruits. Les mots n’arriveront jamais à en reproduire une relation exacte tellement la mêlée furieuse fut inextricable, tellement l’horreur dépasse le sens de l’expression. Après un hiver long et rigoureux, dont le sang a rougi la neige, le printemps qu’illuminent les incendies ne renaît qu’aux aboiements sourds du canon. Avec promptitude les villes et agglomérations sont occupées, les routes coupées et barrées, l’état de siège institué. Les affiches placardées sur les murs annoncent qu’il est interdit sous peine de mort de sortir des maisons « jusqu’à nouvel ordre » ; que les trafics postal, ferroviaire et routier sont suspendus, que le commandement militaire allemand prend en mains toutes les directions ; que sur ordre les habitants sont tenus d’héberger les troupes. Les affiches affirment encore que les opérations ne sont conduites que contre les bandes de terroristes, sans aucune haine contre la population. Quand on sait aujourd’hui les tortures qu’eut à subir cette même population il est permis de se demander si le commandement allemand

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persuadé de l’inefficacité des méthodes militaires n’avait pas préparé un plan de destruction méthodique des Français. Quelle différence faisait-il entre le « terroriste » et le paisible citoyen de la campagne ? Il est prouvé, par des papiers trouvés sur des prisonniers, que telle était sa peur — malgré ses effectifs et ses armements — qu’il confondait ensemble Maquis et population dans le même terme de patriote, car il savait — et c’est un honneur qu’il rendait à tous — que les Français dans leur majorité étaient les complices anonymes de ces fameux terroristes. Bien qu’Oyonnax soit encerclée dès l’aube, Montréal et Jo réussissent à s’enfuir, emportant les contrôles nominatifs des camps qu’ils détiennent depuis la veille. Comme Minet, comme Jean, Gaby, Antoine et les membres du groupefranc s’échappent. La Résistance marque un point contre la Gestapo. Une première colonne d’assaut est lancée contre les camps de Granges et Lacuzon. Les sapins abattus en travers de la route par l’A.S. d’Oyonnax, quarante-huit heures auparavant, obligent le convoi à stopper et à redescendre. Le chef allemand se montre d’ailleurs assez peu disposé à cette attaque car après la débandade, les G.M.R., de retour à Lyon, n’avaient pas manqué, dans leur rapport — pour expliquer leur échec — de mentionner la présence de plusieurs milliers de combattants sur le plateau d’Échallon-Belleydoux. La tentative des troupes de Vichy qui aurait pu être néfaste fut pour Roland et Michel l’avertissement qui les sauva de la catastrophe. Quand les colonnes se concentrèrent sur Bellevoite, deux jours plus tard, à la fois par Oyonnax et Saint-Germain-de-Joux, elles firent buisson creux. Sans pénétrer à l’intérieur des fermes, elles les détruisirent au canon, avec cette même précaution que l’on met à écraser du talon un nid de vipères. La première journée se passe donc sans incidents. Conformément aux ordres, les groupes sont en place dès la nuit suivante et le secteur s’allume. L’ « explosion » des unités est réalisée. Aussitôt la contre-offensive secrète se déclenche contre les voies de communications. La ligne Bourg-La Cluse est confiée au G.F. Pesce cantonné dans la forêt de Seillon. Une coupure audacieuse opérée à proximité de la gare de Sénissiat interrompt le trafic de Bourg sur le secteur d’opération. La ligne Saint-Claude-La Cluse incombe à une section du camp de Granges. Sa mission est la destruction de la voie sous le tunnel d’Arbent. La nuit est noire quand les hommes contournent le village de

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Marchon. Devant eux, la plaine s’étend qu’il leur faut traverser. Colonne par un, ils avancent, en silence, s’arrêtent pour examiner une ombre épaisse, écoutent et repartent. Goyo, chef de file, dirige la marche. Les mitraillettes, canons pointés à l’avant, pendent aux épaules ; les fusils armés sont au cran de sûreté ; les trois fusils-mitrailleurs ont leurs boîtes engagées. Bientôt les hommes se déploient en tirailleurs, se couchent dans l’herbe au bord de la tranchée où court la voie ferrée. Le tunnel est à dix mètres sur la droite. Les yeux s’agrandissent, scrutent la nuit. Un long moment se passe. En face d’eux, à l’autre extrémité de la plaine, un ronflement de moteur croît puis s’éteint : quelque voiture allemande roule peureusement, sans phares, sur la route d’Oyonnax à Dortan. Le silence à nouveau, et les oreilles tendues croient surprendre le bruit des bottes d’une patrouille sur le bitume. Parfois, à plusieurs centaines de mètres, un feu rouge s’allume quelques secondes : une sentinelle doit regarder l’heure. Les champs sont déserts. Il n’y a pas de gardes le long de la voie. Lentement les hommes se réunissent autour de leur chef. Il explique à nouveau les instructions, donne à voix basse les derniers ordres. Un fusilmitrailleur se place sur le ballast, à cent mètres de là, en batterie en direction d’Oyonnax. Le second est dans la position symétrique au-delà du tunnel, du côté de Saint-Claude. Le troisième s’établit dans le pré, en bordure de la tranchée pour battre efficacement la route. Des vedettes avancées aux quatre coins du dispositif renforcent la sécurité. Une dizaine d’hommes pénètrent sous le tunnel, disposent les armes et les sacs, en tirent les quenelles de plastic, les rouleaux blancs de cordon détonant, les boîtes d’engins. Goyo et deux de ses camarades fouillent le souterrain de leurs torches électriques à lumière rouge, le mesurent approximativement, repèrent les jonctions de rails. Ils reviennent à leur point de départ. Les sentinelles, invisibles, sont tranquilles. Avec rapidité les charges de plastic pétries à la main sont collées aux rails, côté interne, à chaque point de raccord. Deux groupes déroulent chacun un rouleau de cordon de la longueur du tunnel, enfilent les super-détonateurs, les bloquent par un nœud à chaque extrémité. Ils logent le cordon le long des rails, noient les super-détonateurs dans les charges, puis camouflent avec la pierraille. Goyo aidé par un de ses compagnons sort, d’une boîte plate fermée hermétiquement par un caoutchouc et une bande de toile

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collante, deux petits engins faits d’une grosse pastille adaptée à deux griffes flexibles. Ils sont à l’entrée du tunnel. Une brève lumière leur indique la distance qui les sépare des premières charges. Ils la jugent trop faible. Ils tranchent le cordon blanc (qui détone à la vitesse de 7.000 mètres-seconde), le relient à un morceau de cordon noir (dont la vitesse de combustion n’est que de 1 centimètreseconde). Les griffes des pétards de voie se referment sur le rail. Le cordon noir est tendu et serti dans l’appareil. Tous deux se relèvent. La sueur trempe leur front, leur cœur bat à un rythme accéléré. — Terminé ? — Terminé ! Un appel et les hommes se regroupent à l’entrée du souterrain. — Tout est en place ? Alors filons ! Munis de leurs sacs tyroliens et de leurs armes, ils sortent à l’air libre. Calmement, Goyo et son compagnon se penchent à nouveau sur les engins et avec calme chassent les goupilles de sûreté. Dès cet instant la moindre pression sur l’un d’eux entraînera l’explosion générale. Puis, torches en main, ils parcourent le tunnel, vérifient une dernière fois l’installation, appellent la sentinelle, puis reviennent. Ils se regroupent dans la prairie. Aussi silencieusement qu’ils sont arrivés ils continuent leur route et la colonne s’allonge de manière à laisser un grand intervalle entre les hommes… Une destruction immédiate n’a pu être envisagée. Elle aurait été payée de la mort certaine de l’équipe de sabotage qui, encerclée par les Allemands qui fourmillent partout, n’aurait pu opposer qu’une résistance limitée en rase campagne. À défaut de crayons-allumeurs à retardement, l’explosion se produira quand la locomotive du train arrivant de Saint-Claude le lendemain matin écrasera les pétards. Ceux-ci sont placés de telle façon que la voie sautera sensiblement au milieu de la rame, épargnant la vie des mécaniciens français1.

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Le sabotage fut découvert par un cheminot qui le livra aux Allemands dans la peur de voir l'explosion détruire le tunnel lui-même. Il est à noter que la coupure aurait empêché le passage du train de déportés de Saint-Claude, et qu'obligés de les transporter par camions, les Allemands en auraient certainement réduit le nombre. Quoiqu'il en soit, l'explosion aurait causé moins de victimes que la déportation elle-même. Depuis, le lieutenant Gaby, chef de secteur d'Oyonnax a transmis au C.D.L. de SaintClaude, la genèse du plan de défense qui avait amené à opérer une coupure sous le tunnel d'Arbent, à seule fin de mettre un terme aux allégations incriminant la Résistance d'avoir voulu délibérément faire sauter le train de déportés. L'opération de sabotage a été effectuée, comme on le voit, une quarantaine d'heures avant les premières arrestations de Saint-Claude.

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La ligne Bellegarde-La Cluse relève des unités de Minet. Elle revêt une très grosse importance du fait qu’elle relie le nord du département de l’Ain aux Savoies et à la Suisse. La mission consiste à faire sauter le tunnel de Trebillet, puis de tenir les embuscades sur la route N° 84. Dès le matin, le camp « Lorraine » commandé par Boghossian a tendu ses embuscades sur la route de Giron à La Pesse et le camp Richard sur la route de Champfromier à La Pesse. Quand, à 22 heures, Minet, épuisé, rejoint ses compagnons, les postes sont rappelés. Le départ a lieu le 8 avril, à 1 heure 30 en direction de Montanges, groupes par groupes, éclaireurs en tête. À l’entrée de Monnetier, hameau de Champfromier, Minet ordonne la halte et part lui-même aux renseignements, désireux qu’il est de ne pas s’engager à la légère. Il revint bientôt avec la certitude que la route est libre mais que le pont de Trébillet est gardé. Il décide alors de traverser la Semine au pont de Co pour atteindre son objectif situé au nord-ouest, mais sur la rive droite du torrent. Le pont de Co est traversé sans incidents à l’aube. Mais il est trop tard pour opérer car la ligne de chemin de fer longe la route de Nantua à Bellegarde. Force est donc d’attendre le soir. Aussi le camp s’installe-t-il dans un bosquet de sapins, au-dessous de la voie ferrée. Les sentinelles postées, les hommes s’endorment. Il est un peu plus de 9 heures quand des coups de feu donnent l’alerte. Minet vient d’abattre deux Allemands qu’il a aperçus. Après quelques instants de confusion, les groupes sont reformés. Richard reçoit l’ordre de gravir le talus jusqu’à la voie pour tailler un chemin de repli vers le plateau de Retord, au sudouest. Il entraîne rapidement ses hommes, mais déjà une formation ennemie les déborde, côté Trébillet. Sans tergiverser, Minet place un fusil-mitrailleur sur le ballast, ouvre le feu sur les assaillants. Et, protégeant ses compagnons, il les fait rebrousser chemin et traverser le pont. Les groupes se déploient en éventail, passent la Semine tandis que des camions de troupes débouchent sur la route. La fusillade commence ; une mitrailleuse appuie l’action de l’ennemi. Les groupes de Richard prennent position à leur tour pour protéger le repli de leurs camarades. Mais Minet leur intime l’ordre de franchir la route pour atteindre les bois de Montanges. Chargés, ils décrochent lentement au long de la côte découverte que balaient les balles et rien ne. leur permet de s’accrocher au terrain pour se porter au secours des autres. Plus bas, ils ne sont qu’une poignée d’hommes qui luttent avec

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énergie. Sur eux, le cercle s’est refermé. Leur nombre et leurs moyens sont insuffisants pour le briser. Mais au moins leur résistance farouche détourne l’attention des Allemands de ceux qui retraitent. La bataille est acharnée, dit un chef de groupe dans son rapport. Pour réduire ces jeunes Français qui semblent refuser de mourir, les mortiers se joignent aux armes automatiques. Sous l’avalanche de fer, les uns après les autres les cadavres jonchent le sol. Au fusil-mitrailleur, Bombardier est tué. Minet le remplace. Pour lui, cette arme est encore une espérance : elle défend ceux qui se replient et protège les corps de ceux qui sont tombés. Sa vie ne lui appartient plus en ce moment : il la donne à ses hommes qu’il désire sauver ; il la fait payer à l’ennemi dont le cercle se resserre. Austère, il reste seul au fusil-mitrailleur. Il tue en visant juste, par rafales rapides et précises pour économiser les munitions jusqu’à sa fin. Le feu de l’ennemi s’accélère encore et se concentre. Un éclat de mortier le blesse profondément. Mais Minet est vengé car, crispé sur son arme, il garde le bénéfice d’une première victoire : c’est lui qui, le premier, a détruit au dépôt de la gare de Bellegarde onze locomotives au mois de décembre 1943. Sans lâcher la détente, il arrache de sa poche son carnet personnel, le déchire. Malgré la fièvre qui le brûle, malgré les Allemands qui le harcèlent ; il mâche et en avale les morceaux, pour accomplir jusqu’au bout son devoir. À l’instant où la mort l’arrache à ses souffrances, Minet, l’officier de Saumur simple et modeste, met encore en pratique sa maxime familière : « Il faut toujours faire plus pour être sûr de faire assez. » En chef scrupuleux, il est resté aux côtés de ceux qu’il commandait et dont la fin héroïque jetait le cri d’alarme de la jeunesse qui justement n’entendait pas périr1. Le G.F. Paris opérant hors de la zone du groupement entre-

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Au cimetière de Montanges, à l'ombre de la chapelle sont les tombes du lieutenant Paul de Vansay, chevalier de la Légion d'honneur et de ses dix compagnons. Pierre Letienne, né à Dourges (Pas-de-Calais) ; André Jost, né à Lorquin (Moselle) ; Arsène Favre, né au Grand-Abergement (Ain) ; Jean-Marie Bombardier, né à Château-Regnault-Bogny ; Marcel Tavel, né au Grand-Abergement (Ain) ; Georges Venière, né à Échallon (Ain) ; Roger Moureaux, né à Montmoret (Jura) ; Jean Jollivet, né à Colleville-sur-Orne (Calvados) ; Le neuvième est inconnu ; Le dixième, Louis Tavel, frère de Marcel, fait prisonnier et exécuté le lendemain 9 avril. Trois autres, parmi lesquels l'aspirant Pariel, ont été fusillés à Châtillon-de-Michaille.

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prend une œuvre systématique de sabotage. Il se joue de l’ennemi et apporte un concours précieux à l’exécution du plan de défense. Alors que la ligne de Lons-le-Saunier à Bourg prend de plus en plus d’importance pour le trafic, que transports de troupes et de matériel s’y succèdent, des séries de coupures y créent de sévères perturbations, et un retard de quelques heures c’est peut-être une bataille perdue. De plus cinq déraillements coûtent à l’ennemi, hormis des vies humaines, un énorme matériel. Les voies sont obstruées et les grues trop peu nombreuses ne sont pas en mesure d’assurer un déblaiement rapide. Les cheminots français, contactés par le N.A.P. Fer, n’apportent aucune ardeur aux réparations. Maquisards et employés sont ligués secrètement contre l’occupant car dans cette guerre qu’il fait au mépris de toute loi, tous les moyens sont bons qui peuvent se retourner contre lui. Les Français appliquent le principe sans restrictions : les uns attaquent et détruisent, les autres entravent passivement et l’on sait, depuis la Libération, l’œuvre immense accomplie par la Résistance-Fer sous la haute direction de Chauvy, puis de La Combe. Les importantes gares de Saint-Amour et de Coligny sont sabotées de fond en comble. La bataille du rail s’accentue pour bientôt se développer à un rythme plus rapide. Les routes sont tissées d’embuscades suivant le plan pré-établi. La route Arbent-Viry est obstruée par des abatages d’arbres rapides, grâce aux charges de plastic, et Robert pour avoir suivi les instructions à la lettre manque un convoi de trois cents Allemands. Les routes Saint-Germain-de-Joux-Échallon, OyonnaxÉchallon, Apremont-Nantua, Corveissiat-Bourg, Serrières-Bourg, St-MartinBrénod, sont gardées par les forces du Maquis. Le G.F. de l’A.S. d’Oyonnax est accroché aux routes Oyonnax-Izernore et Oyonnax-Thoirette. Gaby a son P.C. dans la ferme de la Longeon, dans les bois du château du Voerle près d’Izernore, la seule qu’ignoreront toujours S.S. et Gestapo. Afin de réunir le maximum de renseignements sur la situation dans le secteur dont il a la charge, il a décidé de se rendre à Izernore chez Mme Roux. Le bourg est occupé, l’interdiction de sortir est formelle. Connaissant parfaitement les sentiers, il réussit à y entrer sans être vu par les Allemands qui utilisent, pourtant, un poste de guet. Il obtient d’utiles précisions et attend la nuit pour s’échapper car les patrouilles s’agitent et les issues sont gardées par des mitrailleuses. Mais dès le crépuscule, les sentinelles redoublent d’activité par mesure de prudence. Malgré les allées et venues incessantes des soldats feldgrau entre Izernore et le Voerle,

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Gaby se glisse entre deux barrages distants de 150 mètres et rampant pendant 600 mètres parvient à sortir des limites de surveillance en ne mettant pas moins de deux heures et demi pour parcourir un kilomètre. Quand il rentre, Adolphe, Lucien et Poulaillon sont partis acheter du ravitaillement à la ferme du Thovet, près de Samognat. Sans vouloir accuser de trahison les femmes qui étaient seules à ce moment-là à la maison, on peut dire aujourd’hui que leur attitude que nous pensons maintenant due à la peur leur a fait commettre de coupables maladresses qui auraient pu avoir pour elles, par la suite, des conséquences tragiques. Pris pour des Allemands grâce à l’obscurité, les trois maquisards qui entrent sont bien reçus. Mais brusquement revenues de leur erreur, les femmes manifestent de l’hostilité et refusent tout secours. Après avoir longuement insisté, ils obtiennent du pain. Ils repartent en se fiant aux renseignements que leurs hôtesses leur ont fournis quand, non loin de là, ils sont mitraillés par un poste de garde. Poursuivis par les Allemands qui tirent aux armes automatiques, les trois hommes ne doivent leur salut qu’à une série de bonds désordonnés et à la maladresse des assaillants. Une rafale passe entre les jambes de Lucien en lui brûlant son pantalon et une balle s’écrase contre la mitraillette d’Adolphe dont elle sertit le chargeur à son logement. Une expédition fut par la suite organisée en guise de représailles contre la ferme dont la farine et une partie du bétail furent saisis. Le résultat des embuscades et des coupures ne se fait pas attendre. Des accrochages mettent aux prises le Maquis avec ses adversaires. Au lever du jour, le camp Charles bloque sur la route Corveissiat-Bourg une file de camions à la hauteur de l’abbaye de Célignat. Sous un feu nourri d’armes automatiques et sous le souffle puissant des grenades gammon, les Allemands subissent de graves pertes tant en hommes qu’en matériel. Deux patriotes seulement sont portés disparus : Bozambo et Lésine1. Puis un peu plus tard, l’attaque d’un convoi sur la route Serrières-Bourg est couronnée de succès. Une section de Granges, embusquée sur la route Oyonnax-Échallon, à la hauteur du Fouget, oblige un convoi à refluer sur la ville et trois officiers dont un commandant de la Gestapo sont abattus au fusil-mitrailleur. Prosper, le chef de section, manqua

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Le corps de Michel Ladous (alias Lésine) fut découvert dans les bois au début de l'année 1946.

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d’ailleurs quelques jours plus tard de payer fort cher son succès. Il n’eut la vie sauve qu’en plongeant dans le ravin qui domine le lac Genin, après avoir eu le cuir chevelu arraché par une balle de mitraillette. De rage, les soldats qui le recherchaient incendièrent le chalet du Grand-Pré. Les nuits suivantes voient de nouvelles coupures et des embuscades dressées en des points toujours différents. La guérilla continue et s’étend. Au sein même du dispositif ennemi, le Maquis privé de toutes liaisons et de toutes communications travaille à sa façon, harcèle et déroute les colonnes. L’adversaire est puissant en moyens et en effectifs ; il possède tous les leviers. Mais secrètement les forces de la Résistance se sont dressées contre lui. Le Maquis n’est pas encore détruit malgré l’ampleur de l’offensive ; il reste le maître de ses actes. Car devant les coups de boutoirs, tout cède et tout disparaît. Quand les colonnes d’assaut arrivent sur les emplacements des camps, ceux-ci sont abandonnés depuis de longues heures. Au lieu d’hommes, elles ont devant elles la forêt immense, impénétrable et inconnue. Sous sa protection les partisans gardent leurs directives et obéissent à leurs ordres. Ils savent que là aucune force ne pourra les atteindre. Le matériel qu’étale l’ennemi paraît alors ridicule. À quoi servent les canons et les mitrailleuses ? Que peuvent faire les bataillons engagés ? Certes, contre eux le Maquis n’a que des fusils-mitrailleurs et des explosifs. Mais il a un avantage certain : il ne les emploie que lorsqu’il le juge bon et là où il a choisi. Bataille sans fin que celle menée par l’ennemi, bataille qui ne se terminera qu’avec le dernier maquisard et le dernier Résistant. Pourtant il a cru que cette fois il aurait raison du Maquis. En entrant en contact avec des unités groupées, le combat de front lui donnait l’espoir d’une victoire totale. Or le combat lui-même allait montrer que l’héroïsme suppléant aux besoins, la partie n’était pas gagnée d’avance. Le Maquis du Haut-Jura leur en administra la preuve. L’origine du Maquis du Haut-Jura remonte aux premiers mois de l’année 1943, date à laquelle des réfractaires au S.T.O. et des volontaires s’étaient réfugiés dans les chalets environnant Prémanon, village de La Combe-du-Lac, à quelque quinze kilomètres de la frontière suisse. Deux autres groupes formés, l’un de jeunes gens de Saint-Claude, l’autre de Bressans avaient construit de toutes pièces le camp Marguen sur la hauteur de La Magnine, à proximité de la station hivernale de Lamoura. En octobre et décembre 1943, date à laquelle la Résistance

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armée n’en est qu’à la phase organisation, Marguen après plusieurs duels avec les troupes de Vichy est pris à partie par les Allemands. À cette époque déjà les gars du Maquis ne reculent pas devant une défense rendue inefficace du fait de leurs faibles moyens ; déjà plusieurs d’entre eux tombent les armes à la main, tel René Monnet, de Saint-Claude ; déjà Lamoura ouvre la liste des villages martyrs puisque la fureur nazie s’y déchaîne, torturant et tuant d’inoffensifs montagnards tels que le boulanger dont l’unique crime consistait à ravitailler ses compatriotes. La dislocation n’est pas générale, ce n’est pas l’anéantissement. Car l’élan est donné. Aux montagnes, le Maquis s’est définitivement accroché pour survivre par son École des Cadres, berceau du futur groupement, un parmi les plus fiers et les plus solides des F.F.I. de l’Ain-Haut-Jura. Le mois de mars 1943 a vu le Service Périclés des M.U.R. installer sa première école dans l’Oisans. Cyrus, un jeune sous-officier, la forme grâce à des complicités, notamment celle de l’abbé Perrin, curé de Vaujany. Sept ou huit semaines plus tard, l’École passe sous le commandement d’un officier d’active : Barrai, tandis que Cyrus en fonde une nouvelle à Tenoin avec l’aide de quatre camarades : Tony, Lantral, Chiron et Voivode. Le stage qui réunit des ouvriers mais principalement des étudiants venus des grandes écoles : Saint-Cyr, Normale Supérieure, Sciences Politiques, prospère si bien qu’au 15 août elle est divisée en deux. Pauly et Pontcarral prennent chacun la direction d’une des formations. Véritable pionnier, Cyrus devient alors le chef d’un Centre de Triage appelé l’Hostellerie et situé au Chambon. Vers le 10 septembre, sur l’ordre de Robert, Cyrus part dans le Jura avec une vingtaine de ses camarades. C’est à Gevingey, à quelques kilomètres au sud de Lons-le-Saunier que le train les dépose ; un camion les emmène à Saint-Claude, chez Grosfilley, puis, de là, à Lamoura où Cyrus se rencontre avec le chef du groupe Marguen. Aussitôt un camp s’aménage avec le concours du curé de Prémanon dans la Combe de La Chaux-Berthaud, au chalet du Replat. Cent vingt volontaires arrivent de l’Isère au point de chute de Saint-Claude. Un deuxième chalet est occupé à Belbouchet, puis ensuite au Boulu. Une formation de 150 hommes répartis en six groupes se cache dans la région. L’instruction est reprise et vivement poussée. Mais c’est dans des conditions défavorables que le premier hiver se passe. Le problème du ravitaillement n’est pas toujours résolu et force certains groupes à s’engager momentanément chez les paysans. La discontinuité dans le commandement augmente les difficultés. Robert

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qui séjourne trop à Paris au gré de ses hommes rejoint définitivement le Service National Maquis créé à l’État-Major Général des M.U.R. Son remplaçant, le capitaine Hugues, partira à son tour. La foi est tellement bien ancrée dans le cœur des pionniers que les difficultés ne les rebutent pas. Avec courage, ils travaillent, avec ténacité ils luttent de toutes façons. Au camp-école s’ajoutent le G.F. Yann, le groupe Cyrus, le groupe Pauly, la S.E.S. Pelvoux : quatre unités encore faibles et qui sont l’armature du Maquis du Haut-Jura dans les mains d’hommes jeunes ; l’un officier d’aviation, le second sous-officier de chasseurs, les deux autres étudiants de Paris ou de Grenoble. Les difficultés d’existence, le souci de la sécurité les obligent à exploiter toutes les ressources géographiques de la montagne enneigée. Les cantonnements divers s’échelonnent sur l’étendue de la région : c’est aussi bien Bellecombe qui domine Lelex, que Prénovel de Bise au sud-ouest de Saint-Laurent-du-Jura, les Roches à Cinquétral ou Les Frasses vers Morez, ou encore au Repenty, hameau de Longchaumois, dans un couvent désaffecté, dans les chalets en ruine, dans une colonie de vacances. Au gré du moment ils vagabondent sans pour cela se montrer inactifs. L’attaque d’octobre les a contraints de réagir. Les difficultés du ravitaillement (fourni en majeure partie par le pays de Gex), le besoin de renouveler l’habillement les force à tenter un coup de main sur l’important dépôt des Chantiers de la Jeunesse de Crottenay, à l’ouest de Champagnole, au retour duquel trois gars : un chauffeur, Voïvode et Chiron sont pris et transférés au fort Montluc. Puis le 20 janvier marque la première opération d’ordre militaire. Le commando de Pelvoux attaque le dépôt de locomotives de Morez. Malgré la neige qui bloque la montagne, malgré l’armement ridicule l’opération réussit. Les fils téléphoniques sont coupés, l’objectif cerné, les gardes mis hors de combat, tandis que la kommandantur rendue méfiante par trois raids opérés précédemment en ville se barricade dans son repère. Marsoin, Wiliam, Rodin, Giraud et Delaborde détruisent cinq locomotives. L’année s’annonce belle pour les équipes de sabotage. Le 2 mars marque la fin de la période de tâtonnement. Le Maquis du HautJura entre dans le stade de perfectionnement et d’organisation progressive. Le commandant Vallin installe son état-major. Vallin est chef de bataillon d’active de l’Infanterie coloniale. Ancien instructeur à Saint-Maixent et à Saint-Cyr, c’est un technicien militaire précieux. De petite taille, il est racé. Tout dans ses

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yeux qui fixent l’interlocuteur révèle une vie intense et une énergie indomptée. Il inspire la confiance, il la communique. Il s’adjoint deux hommes : Chevassus et Dupré. Chevassus a largement dépassé la trentaine mais possède un caractère continuellement enjoué. Il a la passion des histoires amusantes, mais sa jovialité ne dissimule qu’à grand’peine un esprit subtil, logique et tenace. Ancien chef du camp-école, il est le bras droit de Vallin, tandis que Dupré est le médecin-chef du groupement. Grand et sec avec un profil accusé, ce garçon est d’une gaîté à toute épreuve. Médecin-lieutenant d’active, évadé du fort Montluc, il préfère être soldat que praticien et néglige la seringue pour la mitraillette, en appliquant avec désinvolture ce principe que là où il n’y a pas de docteur, il n’y a jamais de malade. À l’image de l’armée, l’État-Major comprend quatre bureaux respectivement dirigés par Duraffourg, sarcastique, rieur et palabreur forcené ; Tony, grave, pondéré, fils d’un soyeux de Lyon ; Daty, alerte, trapu et solide, élève de SaintCyr ; Dancourt et Thierry, tous deux étudiants, l’un à Lyon, l’autre à Paris, l’un mince et vif, l’autre puissant gaillard. Deux jeunes filles lyonnaises, Norante et Jeannette, maintiennent la liaison constante entre les camps d’une part, le P.C. de Lyon et Paris d’autre part. La prise de commandement par Vallin se fait sur ces paroles qui révèlent le chef à ses subordonnés, le chef qu’on voyait se forcer à marcher à pied dans la neige, malgré la fatigue, pour la surmonter : « Ayez confiance en moi. S’il faut partir à zéro, nous le ferons, nous recommencerons tout. » En répartissant et définissant l’autorité, il réorganise le Maquis sur des bases rationnelles pour en faire une force homogène et active. L’hiver n’a pas encore pris fin, les vicissitudes de la vie continuent quand un convoi allemand arrive à Saint-Claude et que des patrouilles débouchent aux abords du groupe Cyrus. L’armement est toujours inexistant ; le repli s’effectue à Saint-Laurent et le P.C. s’installe à trois kilomètres, aux Chauvins. À SaintClaude, les Allemands qui ont la puce à l’oreille contrôlent les entrées et les sorties puis brusquement lancent un raid contre le P.C. dont l’emplacement leur a été dévoilé, raid d’ailleurs infructueux : le Maquis a pris les devants. Plus au sud, dans la région nord d’Oyonnax, deux unités sont en pleine formation. À Viry, au lieudit Rochetaillée, Pauly et ses trente hommes sont libres de toute contrainte. Sur la montagne qui domine Vulvoz et Larrivoire, au sud de Molinges, Martin que secondent Dunord et Garivier, vieux sous-officier de toutes les campagnes, règne en maître.

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Pour réaliser la réorganisation et la cohésion, Vallin décide de concentrer ses effectifs : La décision n° 9 du 18 mars prévoit la réunion des groupes Pauly, Cyrus et Pelvoux, sous le commandement de Pauly ; et par décision n° 11 du 25 mars, Pelvoux est désigné comme suppléant éventuel de Pauly. Rameaux (Mantin) ayant été détaché par Romans auprès de Vallin est nommé au commandement du camp Pauly-Cyrus-Pelvoux, par décision n° 14 du 3 avril. Pelvoux lui est adjoint et le successeur désigné de Rameaux est Pauly. Le Maquis du Haut-Jura divisé en deux fractions se trouve donc être dans le même système que la partie du Groupement Nord comprise dans le secteur Belleydoux-Giron. Tandis que l’instruction est reprise, la progression accélérée l’encadrement réajusté sur des principes militaires, un parachutage britannique apporte enfin l’armement tant attendu. Un premier contact a eu lieu à Chassai, chez Vuaillat, entre Montréal et Gaby d’une part et d’autre part Bouvard qui a été contraint de s’enfuir de Lyon pour rejoindre le Maquis du Haut-Jura, et Lahu chez qui s’établira la liaison. D’autres entrevues suivirent afin de réaliser entre les deux groupements une entente en vue des opérations à venir. Le Haut-Jura qui attend en vain du matériel demande alors à ses voisins plus favorisés d’intervenir en sa faveur. Quelques jours après que le câble fut passé à Londres par Xavier, trois avions larguent enfin les containers à Viry. Le maniement pratique succédant à l’instruction théorique permet à Vallin de voir l’avenir sous un jour plus favorable. Les unités sont à même de passer à l’action. Quand arrive le mois d’avril, le Maquis du Haut-Jura compte 251 hommes répartis comme suit : 85 au camp Martin ; 80 au camp Pauly ; 86 au P.C. et groupe-franc Daty. Ils sont entraînés et ont patienté trop longtemps pour ne pas savoir le prix de ce qu’ils possèdent. Ils ne se laisseront pas ravir le fruit de leurs peines. Cette nouvelle période débute par un coup de main audacieux et d’un précieux bénéfice, conduit par Rameaux. Depuis quelque temps la situation alimentaire est précaire lorsque Kemmler, chef de l’A.S. de Saint-Claude fait savoir à Vallin que dix tonnes de riz entreposées à la gare sont sur le point de repartir. Sur un stock de vingt tonnes destinées à la population comme vivres de secours, la première moitié a déjà été ramenée à Lons-le-Saunier sur ordre du ravitaillement général.

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Le raid est effectué sans difficultés. Dès que les camions ont regagné leurs bases, une partie du butin est distribuée aux camps et au Groupement Nord de l’Ain ; l’autre est camouflée à l’école du Rosay dans la forêt de Désertin, et dans les fermes aux alentours de Viry. Puis la grande offensive se déclenche. Pour n’avoir pas adopté la tactique du Groupement Nord, le Haut-Jura est pris à partie dès le premier jour. Mais la Versanne et le Charavalet sont, à quelques heures d’intervalle, une cuisante surprise pour l’ennemi qui se bat pourtant avec la supériorité énorme du matériel et du nombre. Le 7 avril passe pour être un des plus fiers exploits de la Résistance armée durant la période clandestine. L’honneur en incombe tout entier aux hommes de Vallin. Dès que l’annonce des opérations fut connue au château de Vaux — P.C. du Haut-Jura — Chevassus envoya sans retard Gillet prévenir Martin dont l’unité stationne dans les bois de La Versanne, au sud de Molinges, à l’ouest de Vulvoz. Confiant, Martin ne prit pas de dispositions d’alerte et le camp s’endormit. Le lendemain matin des forces allemandes se concentrent sur lui car l’activité qu’il a déployée à Samiat, hameau de Vulvoz, n’a pas été sans attirer l’attention du poste de guet de Pratz, à l’ouest de la Bienne. À 7 heures 45, Mineaux et Aramis en faction observent une file de véhicules qui monte par la route de Molinges à Larivoire (G.C. 291) par Vulvoz (G.C. 63). Le convoi comprenant neuf camions chargés de troupe, deux canons tractés et des voitures légères a déjà dépassé le dernier lacet, a contourné la Versanne qu’il laisse à l’ouest, sur sa gauche, et roule vers Samiat. Aussitôt les deux sentinelles ouvrent le feu et donnent l’éveil. Quelques instants après les postes de combat sont occupés. Les sections Garivier, Linard, Brest, Talon et Remy forment un arc de cercle défensif face à la portion de route comprise entre Vulvoz et Samiat. Les fusils-mitrailleurs se débouchent sur la file de véhicules. Le tir plongeant de la section Linard balaye la route qui s’offre en enfilade. L’ennemi n’a pas encore réagi que déjà la première moitié du convoi est anéantie, car dans ce champ de tir merveilleux pour les défenseurs la mitraillette ne fait pas de quartier. Mais la surprise passée, la seconde moitié des assaillants a sauté des véhicules et s’est établie en retrait du chemin. Les Allemands tentent une contre-attaque sans pouvoir progresser. Leurs mitrailleuses

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sont inefficaces contre les positions du Maquis soigneusement camouflées et les rafales clouent les servants au sol. La bataille est générale sur ce front réduit. Plusieurs contre-attaques ennemies se succèdent sans résultats. Les montagnes répercutent le fracas des armes. Dans la cabine d’un camion, le chauffeur blessé, écroulé sur le volant écrase de son front le klaxon qui mugit comme une sirène. À peine a-t-il repris connaissance et s’est-il redressé qu’une grêle de balles l’achève. Inerte, il retombe sur le volant et pendant six heures, tant que les accumulateurs ne seront pas déchargés, le hurlement sinistre se mêlera aux crépitements et aux explosions. Un mortier, en batterie à l’extrémité du lacet, bombarde sans répit les positions de Martin. Avec la même opiniâtreté les gars du Maquis soutiennent les assauts de plus en plus violents. Rameaux alerté par la fusillade a pris l’initiative de se porter au secours de Martin. Par Choux, il s’approche de Vulvoz et s’établit au sud, en bordure de la route G.C. 63. Le groupe de Brunei fait diversion et essaye de dégager La Versanne. Mais balayée par les mitrailleuses, la route est infranchissable. Il attaque alors à coups redoublés les servants des engins et la précision de son tir fait diriger sur lui les armes ennemies. Il est 16 heures. Des renforts allemands arrivent de Molinges par le même itinéraire que ceux du matin. Aussitôt Cyrus et Pauly les prennent à partie au fusil-mitrailleur dans le village même de Vulvoz. La bataille redouble d’intensité. Mais à La Versanne, la situation empire de minute en minute. Un obus de mortier a écrasé un fusil-mitrailleur, l’aspirant Rémy, Dugay, Dutay et Bonhomme sont tués. Un S.S. couché depuis le matin derrière la roue d’un camion sans pouvoir se replier est enfin abattu par le fusil-mitrailleur de Chambord, de la section Rémy. À 18 heures, Martin donne l’ordre de décrochage. Sur les positions, Pabot, le cuisinier qui depuis trois mois fait manger à ses camarades des haricots brûlés reste le dernier. Debout, bien à découvert, il attend qu’une tête se montre et, placidement, fait feu de son fusil. Des balles sifflent à ses oreilles ; surpris il se retourne et tire sur ceux qui se sont montrés. Enfin il rejoint ses camarades qui, en bon ordre, dessinent le mouvement de repli et se retirent en franchissant à la scierie la route de Molinges à Vulvoz. Si la première journée a été dure, si les munitions sont consommées, le Maquis a affirmé sa combativité. Il a tenu tête, et de front. Ses pertes sont légères. Il n’abandonne qu’une position et il compte un succès.

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L’ennemi a commis une grave erreur de tactique en ne lançant pas à l’ouest une attaque semblable à celle de l’est. En laissant libres les arrières du Maquis, la victoire lui échappe quand bien même il reste maître de la situation. À 20 heures, une deuxième colonne de renfort envoyée par l’État-Major de Saint-Claude se dirige par la même route G.C. 63 à Vulvoz. Au Charavalet, à l’intersection de la route de Rogna, Daty est embusqué avec son groupe-franc. Les hommes sont échelonnés au long du talus et deux fusils-mitrailleurs sont aux extrémités de la ligne de feu. À l’instant où le puissant véhicule de tête arrive à leur hauteur, une grêle de balles s’abat sur les Allemands surpris en pleine nuit. Ils n’ont pas le temps d’esquisser une riposte, les rafales ont semé la mort. Les camions de queue qui ont stoppé commencent à tirailler, en plein désarroi. Daty a accompli sa mission, il ordonne à ses hommes de décrocher mais avant de repartir il projette une grenade gammon sur le véhicule de tête qui, se renversant sur les blessés hurlant de douleur, obstrue la route. La grande armée est en piteux état. Il y a souvent loin de la parade aux combats sans pitié dans la montagne… À la suite de cette journée, le camp Martin s’égaye pour un temps dans l’est du Jura, vers le col de la Faucille où il échappe aux opérations. Rameaux regagne Rochetaillée. Mais dès le lendemain à 7 heures, l’équipe chargée du ravitaillement signale l’arrivée d’une formation ennemie. Vite, les traits du mulet attelé à la charrette sont coupés et comme les munitions sont épuisées, le camp se replie à Emondeau, en direction de l’Ain. Cyrus, le dernier accroché à Vulvoz, reste avec un groupe dans le Jura. Cinq jours plus tard, une furieuse escarmouche oppose encore le Maquis aux Allemands sur l’arête du mont Chabot qui domine Saint-Claude au sud. Après une nuit passée dans une grotte qui le protège de la pluie torrentielle, le groupe Alain est réveillé par des rafales de mitraillettes. Alerte ! Mais quand il s’apprête à sortir, l’ennemi fouille déjà le bois. Les fusils-mitrailleurs sont postés en batterie, les grenades sont prêtes. Trois fois les Allemands passent sans rien remarquer. Mais le guetteur fait prisonnier sur le chemin est tellement torturé qu’il finit par indiquer le repaire de ses camarades. Ceux-ci aperçoivent les S.S. qui désignent du doigt la grotte et achèvent le supplicié. Fou de rage, Alain balance alors ses grenades au milieu d’eux et l’explosion d’une gammon ajoute encore à leur surprise. Effrayés

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par la brutalité de l’attaque, ils hésitent. Alain et ses camarades en profitent pour tenter une sortie et escalader l’arête. Les Allemands se ressaisissent et sous la protection d’une arme automatique s’agrippent au rocher et luttent de vitesse ; Athos, face à face, avec quatre d’entre eux, les abat de sa mitraillette tandis que les autres en mauvaise posture redescendent. Caché dans le bois le groupe pense y attendre la nuit. Il y a déjà dix disparus. Soudain les Allemands reviennent à la charge. Les gars du Maquis décrochent par demi-groupes successifs, l’un protégeant l’autre. Frappé d’une balle au cœur l’un tombe et une fusillade très nourrie s’abat sur la petite fraction divisée au maximum pour retarder sa fin. C’est alors que Retty se sacrifie. Il empoigne son fusil-mitrailleur, le met en batterie sur un promontoire et ouvre le feu sur une cinquantaine d’assaillants. La première rafale en couche dix et il tire jusqu’à ce qu’il soit abattu sur son engin dont la dernière boîte-chargeur est vidée1. Profitant de cette diversion, ses camarades ont pu se dégager. Le lendemain huit corps affreusement mutilés furent retrouvés. L’ennemi, malgré sa force et ses armes, avait laissé vingt-sept morts. L’Allemand tombe dans des embuscades, trouve son chemin barré ou coupé, subit de lourdes pertes. Il est surpris, décontenancé par l’acharnement avec lequel on lui résiste. Il est harcelé, assailli, blessé de toutes parts, lui qui veut détruire. Il hésite. Il cherche une réplique. Mais il est trop tard pour tuer le Maquis par les armes : celui-ci a disparu sur ses points de camouflage, dans la forêt qui est son fief. Le prendre par la famine, agir par représailles contre les familles, incendier, massacrer, ravager sans discernement, telle est la méthode plus simple et moins coûteuse, qu’il adoptera. En un mot, la terreur.

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Retty, de Saint-Claude, était père de trois enfants.

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XI

La terreur, tel est bien le mot qui résume l’opération du mois d’avril. Agissant en bandit de grand chemin pour lequel la vie humaine ne compte pas, reniant les lois les plus élémentaires du droit humain, l’Allemand se déchaîne. Soldat, il le fut peut-être, fier et arrogant, pendant la campagne de 40. Trois ans après, il n’est plus qu’un monstre avide. Quand bien même la guerre, négation de tout principe, implique la destruction par tous les moyens, des hommes ont su garder dans leur folie le respect de certains êtres, de certaines coutumes. Mais l’Allemand qui, à Varsovie, à Rotterdam ou à Athènes, a goûté aux joies sadiques vers lesquelles son éducation l’a poussé y retourne volontiers. Son ennemi lui échappe ? Tant pis, Il doit obtenir un succès ; les braves gens de France en seront la garantie. Piller, brûler, massacrer devient de la bonne guerre. Le canon a salué l’aube du Vendredi Saint, il n’y a qu’à continuer de plus belle. Ainsi la lutte inefficace fait-elle place à des représailles sans raisons et la terreur s’installe. Pour vaincre de cette manière la tâche est aisée. Les effectifs permettent d’occuper villes et villages ; sous la menace des armes les vies et les biens des habitants sont à la disposition de l’ennemi. Le dimanche 9 avril, jour de Pâques, Oyonnax qui jusqu’alors, ose-t-on dire, a joué de chance est bouleversée par les perquisitions et les rafles. Vers midi les citadins de tous âges et de toutes conditions sont arrêtés chez eux, sans motif, sans discernement. Cinq à six cents personnes sont conduites place des Écoles où la Gestapo s’est établie dans le superbe bâtiment de gymnastique dont la grande salle d’agrès sert de prison et les petites pièces de lieux

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d’interrogatoire et de supplice. Les séances terrifiantes qui s’y déroulèrent ne sont pas à décrire. Mais les cris qui s’en échappèrent et le sang noir qui maculait les planches et les murs après le départ des nazis laissent le champ libre à l’imagination. Pour une soixantaine de détenus, la salle de gymnastique ouvrit le chemin de la déportation où vingt-quatre périrent. Tandis que Nantua qui n’a déjà que trop souffert est épargnée par miracle, c’est Saint-Claude qui paye le plus lourd tribut. Ce même jour de Pâques, 25 personnes sont mises en état d’arrestation et Place du Pré, 217 autres sont parquées avant d’être embarquées dans le train de l’Allemagne qui, pour 150 d’entre elles, fut le train de la mort1. Les villages ne sont pas épargnés. Dans chaque bourg, voire dans les plus éloignés des hameaux, des hommes valides sont rassemblés comme pour le marché aux esclaves et emmenés. Quarante-trois communes dans le Haut-Bugey et une trentaine dans le Haut-Jura sont victimes des Nazis. Dortan, l’agglomération industrielle tout proche d’Oyonnax, commence avec onze arrestations, le calvaire qui la conduisit en juillet au martyr. D’autres sont plus heureux. Ainsi l’un d’eux est sauvé grâce à la présence d’esprit d’une jeune fille. Un détachement arrive à Arfontaine, hameau de Samognat. Séduit par une jeune fille qui lui rappelle peut-être un doux souvenir, le chef lui demande la permission de l’embrasser. Sans perdre son sang-froid, celle-ci répond qu’elle accepte mais à une condition : ses deux frères et leurs camarades seront relâchés. Était-il un brave garçon parmi les bandits ? Se souvenait-il de son passé ? L’officier accepte et tient parole. Mais à Matafelon son supérieur lui reproche son geste. — Vous êtes fou, lui dit-il, si les miliciens l’apprennent, vous allez vous faire fusiller. — Tant pis, répond-il, j’avais promis2. Peut-être y avait-il encore quelques soldats au milieu des brutes, qui respectaient leur honneur et s’effrayaient des valets plus féroces que les maîtres. Car les S.S. français ne sont pas en reste pour donner l’exemple du terrorisme. Francis André, le fameux « Gueule Tordue », chef

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À Oyonnax, sur un total de 160 déportés, 77 seulement sont rentrés. Nantua devait compter plus de 150 déportés dont un tiers sont disparus. Il y a lieu de noter qu'un des principaux responsables des atrocités et de l'arrivée des Allemands dans le Haut-Jura est le Sous-préfet de Saint-Claude. Gilles, condamné à 10 ans de travaux forcés par la Cours de justice de Besançon. 2 Ces paroles sont exactes.

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des tueurs du P.P.F. lyonnais1, met de ses propres mains le feu à Chougeat, l’accueillant village qui fut une des premières retraites des Maquis de l’Ain tandis que hommes et femmes, bétail et matériel sont emmenés en Allemagne. Delatour, agent de la Gestapo lyonnaise2, paradant dans une auto-mitrailleuse, désigne à ses complices nazis son village natal de Ravilloles (au nord de Saint-Lupicin) dont le sort ne fut guère enviable à celui de Chougeat. Partout les miliciens volent et assassinent dans le paradis ouvert par les Allemands aux seuls adeptes de la religion hitlérienne, trop heureux de s’imposer et de se venger d’une population sourde aux appels des nouveaux apôtres. Pour dire vrai, les Allemands ne se montrent pas plus généreux que les sbires de Darnand et de Doriot. Le village de Larrivoire est complètement détruit. Racouze est incendié de fond en comble. À Chalours, berceau du camp de Cize, Mmes Beaudu et Bletel recherchées par la Gestapo et réfugiées durant de longs jours dans les bois assistent impuissantes au feu qui ravage villas et fermes, toutes leurs propriétés. Partout la fureur destructrice se déchaîne et s’amplifie dans l’ivresse de la violence, elle ne connaît plus de bornes. Pendant dix jours consécutifs la tourmente fait rage. Le nord du département de l’Ain et le sud du département du Jura ne forment plus qu’un vaste champ de bataille où des soldats équipés affrontent des êtres sans défense. Un par un les chalets et les fermes isolées sont systématiquement livrés aux flammes. Le démon de la bestialité, cette bête insatiable, réclame sans cesse de nouvelles proies. Dans la nuit les embrasements éclairent les ruines fumantes. De montagne en montagne les feux transmettent le message de l’Ordre Nouveau, le message d’un cauchemar. Pour ajouter encore à l’atmosphère de bataille, les Allemands tirent dans une débauche de munitions pour jouir du bruit et de l’épouvante qu’ils créent. Durant des heures le canon tonne sur des objectifs imaginaires comme si les servants étaient pris de folie. Les rafales d’armes automatiques claquent comme si quelque sanglant combat continuait au long des jours, alors qu’elles ne coulent parfois qu’une pauvre armada, celle des barques de pêche amarrées aux rives de l’Ain.

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Francis André et ses complices furent condamnés à mort en janvier 46 par la Cour de justice de Lyon et exécutés. 2 Max Delatour fut condamné à mort par la Cour de justice de Lyon en décembre 45 et passé par les armes.

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Les colonnes d’assaut cernent les villages, entourent les petits bois, criblent de leurs salves les fourrés sans pour cela lever d’autre gibier que les oiseaux craintifs. Les hommes, eux, sont mieux cachés ; mais en entendant crépiter les rafales et exploser les obus les gars grincent des dents avec rage. Que ne leur estil permis de disposer d’autant de puissance et d’autant de munitions ! Alors les balles n’auraient pas été perdues, elles auraient frappé et au bon endroit. L’Allemand le sait bien et peut-être que la fièvre qui le tenaille est due à la peur. Une peur incontrôlable qui s’insinue dans l’esprit de ces gens souvent fort rustres, depuis qu’ils se sont rendus à l’évidence qu’ils ne pourront pas venir à bout du Maquis. Ce Maquis qui disparaît à volonté, après avoir agi et sans jamais être défait. Ce Maquis qui, d’un instant à l’autre, peut renaître à l’improviste là où rien ne le fait soupçonner. Car une chose est certaine : bien qu’invisible il est partout : Les lignes Bourg-Ambérieu et Ambérieu-Culoz sautent ; des coups de main sont opérés à Bourg, au camp de Thol et encore à Ambérieu ; le 8 avril, trois trains allemands et un train de miliciens ont déraillé — de beaux exploits de Chabot qui soulage Montréal avec son groupement non engagé. Le Chef d’État-Major allemand affirmant à Oyonnax : « Vos terroristes, ce ne sont pas des hommes, mais des démons », résumait bien l’opinion de la troupe. Si cet homme instruit dans les écoles était prêt à croire qu’il avait à faire aux gnomes surnaturels qui hantent les forêts et la poésie romantique de sa patrie, le soldat dressé dans le seul sentiment de la force pangermanique pouvait bien être persuadé de la survivance des lutins des contes maternels dans ces sauvages montagnes du Jura. Pour chasser les fantômes, il fait du bruit ; en tirant follement il croit se protéger. Alors sa peur disparaît parce qu’il se sent fort, pour l’assaillir dès que la fusillade s’éteint. Au milieu de cette panique coule le sang innocent. À Racouze M. Salvit père d’un maquisard du camp Charles est livré par la Milice. Resté brave sous la torture, il est fusillé sans jugement et meurt avec noblesse : « Vive la France ! » crie-t-il bras croisés. À Orgelet, au nord de Thoirette, plusieurs personnes sont abattues dans les rues. Tout à côté, à Dompierre, d’autres subissent le même sort sans explications. Le maire de Larrivoire et le maire de Prénovel de Bise sont fusillés. À Ceffia, un prisonnier évadé, M. Charrière, qui essaye de fuir, est tué d’un coup de fusil. À quelques kilomètres de là, à Aromas, le président du Syndicat agricole qui ravitaille les groupes, M. Buffavent, est assassiné. Le curé qui manifeste sa réprobation est arrêté, emmené, puis relâché malgré

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tout quelque temps après. Mais M. le Curé dut avoir une telle peur — à juste raison d’ailleurs — qu’aussitôt revenu dans sa paroisse il conseilla du haut de sa chaire aux jeunes gens de ne pas rejoindre la Résistance. Si bien qu’il fut arrêté à nouveau, mais par le Maquis qui le retint huit jours avant de lui rendre sa liberté. Aux gens qui l’interrogèrent plus tard, il confia qu’il préférait toutefois ses seconds geôliers aux premiers. Sans cesse les vies tremblent, soumises aux caprices d’une soldatesque enivrée par la fureur. Les sautes d’humeur disposent du destin et de la souffrance de toute une population. Ainsi à Thoirette le maire est appréhendé. Il aurait été fusillé et la bourgade brûlée si l’officier chef du poste d’observation du Four à Chaux qui s’en porte garant ne les sauvait par son intervention. Par contre, à Ceffla, les soudards réunissent sur la place femmes et jeunes filles, les giflent, les battent, sous un prétexte qui aurait été amusant dans d’autres circonstances tant leurs paroles sont empreintes d’une jalousie déplacée : « Vous êtes toutes les bonnes amies au Maquis ! » hurlent-ils. La sauvagerie ne se calmera pas avant d’avoir atteint son paroxysme à Sièges et à Vernon. Si la population est blessée, le Maquis est atteint dans quelques-uns de ses meilleurs éléments dont la perte fut particulièrement douloureuse, tandis que d’autres, sans relâche, déjouent les pièges, les barrages, les patrouilles pour assumer leurs fonctions. Une telle emprise fait de l’existence du Maquis qui côtoie sa perte un bien précaire. Toutefois il s’est enfoncé dans une sécurité relative encore que l’assaillant organise la chasse sous la direction des avions d’observation volant très à l’aise sans crainte de D.C.A., repérant les mouvements suspects et photographiant les points signalés par les postes de guets multipliés à l’infini. La pluie qui inonde les forêts depuis la veille de Pâques ajoute encore aux duretés des conditions matérielles. Pas d’abris ; les toiles de tente sont inexistantes. Privilégiés sont les groupes disposant d’un ou deux punchos caoutchoutés qui, tendus entre les branches, n’offrent même pas de protection au plus fort des averses. Les couvertures sont lourdes d’eau et le sommeil impossible. Les vêtements sont trempés ; la pluie est froide ; des plaques de neige subsistent encore aux endroits mal exposés ; les matins sont glacés. Le rationnement est sévère. Certaines fractions trop éloignées de leur dépôt de ravitaillement ou qui n’ont pas pu les atteindre ne possèdent pour toute nourriture que les vivres de secours emportés dans les sacs. Pour les hommes de tel ou tel

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groupe, le repas de Pâques a consisté, soit en un morceau de sucre soit en une pomme de terre cuite à l’eau. Les villages traqués ne sont pas abordables, d’autant plus que le Maquis n’ignore pas les dangers que suscite sa présence. Malgré cela il y a des campagnards dévoués qui osent braver la peur et les risques et donner aux jeunes gens, à la faveur de la nuit, la soupe qu’ils ont préparée à leur intention. Il y en a d’autres aussi auxquels ils sont reconnaissants qui, dès l’assouplissement des rigueurs de l’état de siège se privèrent même de leur pain pour le distribuer. Tels ces ouvriers de Géovresset qui n’avaient que leurs maigres cartes de rationnement. Quelles furent cruelles ces journées où la faim tenaillait les entrailles, avec la soif de la fièvre si les sources étaient inaccessibles. Quelles furent énervantes ces journées d’inaction au sein même des troupes ennemies quand il était impossible de réagir par ordre, par manque de munitions, par épuisement. Qu’elles furent angoissantes ces journées passées dans le mutisme le plus complet, dans la peur des chiens policiers, sans nouvelles des camarades, des amis, des familles, quand résonnait la canonnade et s’élevaient les tourbillons de fumée… Les opérations se poursuivent, mais les souffrances qui grandissent n’atteignent pas le moral. Une chose est certaine : la mort frappe à grands coups et l’organisation, fruit d’un labeur permanent, résiste. Chaque groupe sait que les autres, dispersés suivant un ordre défini, subissent le même assaut, le surmontent avec le même espoir. Cet espoir c’est qu’après la tourmente dont il se sauvera, le Maquis n’aura plus jamais à capituler, il vaincra. Or cette épreuve est le banc d’essai de la machine construite pièce par pièce par des mains habiles. Si elle est bien agencée elle tiendra. Tenir, c’est l’essentiel du problème. Tenir avec l’espérance que l’ennemi à son départ ne laissera pas que des cadavres et des ruines. Sur ce point, les échos de tous les horizons ne sont pas réconfortants. Hors des bois une lutte se poursuit. Dans la mort la plus atroce le patriotisme se confond, celui des hommes de la montagne avec celui des cités. Sur tout ce qui s’appelle français, la barbarie s’acharne. Le groupe-franc Paris s’est replié autour d’Orgelet et d’Arinthod après ses différents sabotages. Sans rien perdre de son téméraire courage, Paris contraint ses hommes à quelques jours d’immobilité, quand une patrouille allemande le surprend dans un château où il a élu domicile. Confiant dans sa carte de membre des G.M.R. qu’il a falsifiée, il dédaigne de se cacher. Jouer un

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tour à l’ennemi est pour lui un attrait qui le sollicite avec force. Mais les S.S. rendus méfiants à juste titre dévoilent la supercherie et l’arrêtent. Après l’arrestation, c’est la torture. Fort sous les coups comme dans la guerre il ne parle pas. Il se contente, pour clore le plus vite possible son procès dont l’issue est fatale, de livrer l’emplacement de la réserve d’essence constituée un mois plus tôt. Les habitants d’Heyriat qui le reconnaissent dans une voiture craignent qu’il ne soit un espion de la Gestapo ; puis, le voyant enchaîné, se demandent avec angoisse s’il ne les dénoncera pas. Dans l’un des deux cas le massacre des villages environnants en aurait été la conséquence. Mais le mutisme farouche du prisonnier sauve les vies menacées ; quant à la soute d’essence elle est vide. Ainsi, après trois mois de lutte quotidienne, disparaît Paris1, ce garçon tenace et imposant qui, trahi par Vichy dans son honneur de soldat, était venu se mettre à la disposition du Maquis pour combattre. Cet ancien G.M.R. n’avait eu ni peur de sa situation, ni peur des représailles, ni peur du danger. Certes il payait de sa vie sa décision, mais il mourait pour le juste combat. Sa mémoire reste intacte. Peu de temps après la capture de Paris, le Groupe-Franc est pris à partie par d’importants éléments. Grâce à sa connaissance des lieux il réussit à décrocher sous la conduite de Soudan, un ancien du camp de Chougeat, jusque sur les hauteurs de Marigna, au nord-est d’Arinthod. Tranquille alors pour quelques heures, il se reforme. Soudan devient second tandis que le commandement passe aux mains de Werner adjoint à Paris. Né d’un chef opiniâtre, le groupe ne peut que continuer dans une voie qui s’annonce belle. Le nouveau responsable répond de son avenir. Werner, jeune Alsacien à l’accent prononcé, est un technicien de la guerre de guérilla et de sabotage qu’il a apprise à ses dépens sur le front de l’Est. Embrigadé de force dans la Wehrmacht, il a été affecté pendant un temps dans un corps chargé de la répression des francs-tireurs russes, et a pu se familiariser de désagréable façon avec les méthodes secrètes. Évadé à Ambérieu d’un train de l’Afrika Korps qui l’emportait en Lybie, il s’était mis en rapport avec la Résistance. Au camp de Chougeat, dès le début de l’été 43 il était rapidement devenu chef de section en raison de ses connaissances militaires. Aucun groupefranc n’avait donc à sa tête meilleur maître que ce garçon dressé à bonne école. Werner ne

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Le lieutenant André Parisot emmené au fort Montluc, à Lyon, a disparu

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démérita jamais de la confiance qui fut mise en lui. Son mépris du danger et sa placidité firent de la petite unité dont il prenait la première place dans la plus mauvaise période un des plus célèbres de l’Ain. Avec les groupes-francs Pesce pour le Groupement Nord, Marco et Paul pour le Groupement Sud, celui de Werner devait jusqu’à la Libération s’illustrer avec brio. L’esprit du premier chef se perpétuait dans le second. Déjà Werner entraînait ses camarades dans le secteur de Coligny qui allait être son fief définitif. Minet et Paris disparus, d’autres tombent encore. Le jour où l’attaque se déclenche, Naucourt rentre de liaison du P.C. départemental. Accompagné de Ritoux, il doit se rendre de la gare de CizeBolozon à Oyonnax. Après une halte à Granges, chez les J. qui l’adjurent d’abandonner son projet, il décide de rejoindre son camp à La Pesse. Sûr de son courage, il dédaigne la montagne car le trajet à pied le retardera. Il repart avec son compagnon en direction de Thoirette. Le village de Courtouphle est occupé ; en apercevant les uniformes feldgrau, Ritoux saute de sa bicyclette et se jette en retrait d’une maison tandis que Naucourt, impassible, poursuit sa route. Il passe un barrage, deux barrages sans encombre. Au troisième pourtant il est appréhendé. Sa cause ne serait pas perdue si, brusquement, la moto qu’il monte n’était reconnue comme ayant été dérobée quelques jours plus tôt par la Résistance à un collaborateur. Au siège de la Gestapo à Oyonnax, Naucourt retrouve son agent de liaison, Gautheret, un des plus anciens du camp de Chougeat, qui a été pris à Izernore comme il rentrait de mission. Au cours de la même journée, Duraffourg, que le commandant Vallin a envoyé avec le camion de Vincent, de Moirans, chercher cinq tonnes de farines chez Gonnod, boulanger à Saint-Trivier-de-Courtes, est arrêté au premier barrage à Thoirette. Comme sa bicyclette est sur le véhicule, il se fait passer pour un tranquille voyageur habitué de l’auto-stop et les Allemands l’obligent à monter dans un car rempli de personnes récoltées au long des routes. Réalisant la gravité de la situation, à quatre ou cinq reprises il tente de remonter sur le camion pour s’échapper. Finalement les bottes nazies ont raison de son entêtement. Quand, à Oyonnax, le car s’arrête, Duraffourg ne perd pas le sens de l’humour, même s’il est macabre. Sur une feuille de carnet il rédige quelques mots et, en indiquant l’adresse, prie sa voisine de la remettre à sa femme. — Pourquoi donc, Monsieur ? demande-t-elle surprise.

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— Eh bien ! répond Duraffourg qui tient à s’amuser encore une fois, j’aimerais qu’elle ait quelque chose de moi avant ma mort. Et comme son interlocutrice ahurie ne comprend pas, il précise : — Vous ne voyez donc pas où nous sommes ? À peine a-t-il désigné du doigt la grille d’entrée du cimetière que sa voisine s’affaisse, inanimée. Ce n’est qu’une première alerte, car c’est dans les bâtiments de la gymnastique qu’on les conduit. Duraffourg est relâché après un interrogatoire serré. Il erre dans la ville, se fait reprendre quatre fois, et à nouveau libre part, est arrêté à La Cluse, puis gagne Lyon où il établit le contact avec Belleroche et de là à Paris avec Robert. Le camionneur et son aide Méran, de Bourg, n’ont pas cette chance. Alors que l’interrogatoire n’a rien révélé de suspect et qu’ils sont sur le point d’être libérés, une visite minutieuse de leur véhicule révèle des grains de riz glissés dans les interstices des planches, provenant du coup de main de Saint-Claude. Convaincus de terrorisme, ils sont condamnés. C’est à Rogna que Vincent est fusillé mais un sort plus horrible est réservé à son compagnon. Le lundi de Pâques, les groupes Daty, Alain et Chevassus qui ont passé la nuit au-dessus du village de Sièges aperçoivent les Allemands encercler les bois, patrouiller, puis fouiller la localité. Le maire, M. Juillard, qui a de multiples raisons de ne pas les attendre, se sauve, poursuivi par les balles. Sa maison est incendiée et sa commune souillée. Après leur retrait, à leur tour les gars du Maquis qu’accueille la population rentrent pour se ravitailler et le lendemain à l’aube, conduits par Juillard, ils se dirigent vers Viry. Quelques heures plus tard la horde est à nouveau à Sièges. Bien que la population ait cherché refuge dans le bois, neuf personnes dont la femme du maire et son fils viennent grossir les convois à destination de l’Allemagne. À elles s’ajoutent les deux agents de liaison du commandant Vallin qui, surveillés par la Gestapo à Lyon n’ont échappé à ses griffes que pour mieux y retomber : Jeannette est capturée à Sièges et Norante au cours d’une mission à Chassal1.

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Jacqueline Paillot, dite Jeannette, et Andrée Hennequin, dite Norante, déportées en Allemagne, ont échappé aux massacres. Le petit Juillard, âgé de 14 ans, est mort dans un camp d'extermination.

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Quand Gaby vient à Oyonnax prendre liaison peu de jours après, il apprend l’existence de cinq cadavres à Sièges. Il y dépêche La Bulle qui rapporte l’effroyable bilan. Le village n’était plus qu’un monceau de murs écroulés et calcinés sur lequel flottait l’âcre odeur de foin humide et de chairs brûlées. Sous un pan de maison, cinq corps en partie ravagés par les flammes gardaient la crispation du supplice. Deux furent immédiatement identifiés comme étant ceux du lieutenant Naucourt et d’André Bésillon, un gosse d’Oyonnax de 17 ans arrêté au domicile paternel tandis que son frère, agent de liaison du camp de Granges, prenait la direction d’un groupe F.T.P.F. Deux autres le furent par la suite : c’étaient les restes de Gautheret et de Méran. Le cinquième reste inconnu. Cinq débris humains, car c’est au paroxysme de la démence que les brutes les ont torturés. Langues arrachées, yeux crevés, sexes mutilés, les plaies profondes labouraient les corps si profondément qu’un fil de fer en guise de garrot avait même scié un membre d’un des condamnés. Impossible calvaire que celui enduré pendant des heures par ces malheureux révoltés contre une inique défaite, pour la jouissance sadique d’êtres déséquilibrés par une dégradante éducation exaspérant les plus avilissantes passions, avant que les assassins veillant le dernier souffle de vie dans les poitrines défoncées aient consenti à regret à mettre d’une balle de mitraillette un terme au supplice. En pensant à cet enfant, en pensant à cet inconnu qu’une famille recherche peut-être encore, pourra-t-on oublier les cinq martyrs de Sièges dont les noms symbolisent — et avec quelle horreur — les plus terrifiants exploits du régime fasciste ? Avec Naucourt disparaît un chef et un Français de belle race. Cet homme à l’allure timide et au regard très doux laissait chez Mme Panisset qui l’avait adopté et le logeait avec une grande bonté lors de ses passages à Oyonnax, un manuscrit, une sorte d’autobiographie étrangement émouvante : « …Et peut-être qu’alors, au grand jour d’une belle bataille, lit-on, à la chaude lumière d’une journée de mai, où les papillons seront éperdus, où les obus crépiteront, et où les abeilles et les balles bourdonneront, il épousera sa Belle… Ce sera la fin du Rêve qu’il aura vécu et l’éveil à l’éternité où il entrera, jeune, beau et vainqueur. De ses larges bras étendus, de ses doigts arqués, il nouera éperdument et pour toujours l’étreinte sacrée… Le givre et la rosée tresseront alors les perles de leurs couronnes légères et les fleurs de leurs fines étoiles sur les lauriers de son tombeau… »

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Comme il est précieux pour ses amis de penser que l’auteur d’une si pure poésie était un de ces purs chefs insultés quotidiennement par une propagande infâme et de mauvaise foi. Cet homme si sensible demeuré maître de lui dans la souffrance, parce qu’il savait que ses paroles condamneraient au massacre l’État-Major départemental, à la destruction quasi totale le millier d’hommes d’un groupement qu’il connaissait dans ses moindres secrets ; cet officier de si tranquille apparence évadé de la forteresse de Kolditz où il était détenu avec les plus fortes têtes des armées alliées, écrivait dès sa rentrée en France : « Il faut aller plus loin, toujours plus loin. Il faut repartir comme hier, comme toujours… » parce qu’il forgeait sur la fière devise « la joie de l’âme est dans l’action » de sa promotion de Saint-Cyr, celle qui devait lui servir de guide jusqu’à l’instant de la mort, sans aucune défaillance1. Mais le camp qui était le fruit de ses premières peines et le but de son travail assidu, bien commandé par Ludo, échappant aux opérations, devait garder l’empreinte indélébile de son fondateur. Si la répression entrave les missions et les rend périlleuses, elle ne les brise pas totalement. Bébé, par monts et par vaux, court les pistes intéressantes. Vêtu d’un blouson de cuir et d’un pantalon rapiécé, il ne sort de la forêt que pour se faufiler dans les bourgs où il fait trembler de peur ses amis qui le jugent fou, s’introduit à Oyonnax et en ressort après s’être joué des miliciens. Puis, repartant pour une destination connue de lui seul, ne comptant plus ses marches que par centaines de kilomètres, échappant aux embuscades et aux fouilles, il continue à se dévouer et, guidé par la chance, réussit. Montréal erre de bois en bois et de secteur en secteur, glane les renseignements, étudie le développement de la situation, transmet les ordres. Gaby quittant son poste de commandement de la Longeon reprend contact avec lui à Oyonnax. Après échange de vue ils entrent en relation avec différentes personnes, puis tous deux disparaissent. Malgré l’interdit formel qui frappe la circulation, Jane est chargée d’établir la liaison avec le P.C. départemental. Pour arriver en Bresse, c’est, depuis Oyonnax, un voyage dangereux qu’elle a juré d’accomplir. Quand elle atteint Samognat elle n’a réalisé en un jour que

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Le capitaine Elysée Darthenay était de la promotion « Maréchal Lyautey 1935-1937 ». Il laissait à Paris deux enfants nés, l'un pendant sa captivité, l'autre un mois après sa mort.

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huit kilomètres, un bien piètre chemin. Résolue à tout, elle demande à un officier allemand la permission de monter sur un camion emmenant des prisonniers civils. L’officier refuse : sous quelque prétexte que ce soit, il n’est pas possible de voyager. Au matin d’une nuit passée chez des paysans, alors que le village est blessé, que la maison Morel brûle et que le cadet des fils dont l’aîné combat avec le groupe-franc Werner est déporté, Jane repart pour gagner par étapes successives la zone libre. Délaissant les champs où elle serait abattue, elle suit la grande route tandis que partout autour d’elle s’entrecroisent les feux des armes automatiques criblant de fantomatiques assaillants. Quelle n’est pas à Matafelon la stupeur de la troupe réunie pour la soupe de voir arriver cette étrangère qui, d’un air désinvolte, demande à parler au chef. Grâce à l’entremise d’un soldat qui comprend le français, le commandant accepte de recevoir Jane à la fin du repas. À la Poste qu’un facteur-receveur a rendu célèbre, et où se trouve installé le P.C., elle est désagréablement surprise de reconnaître l’officier de la veille. Mais elle ne se décontenance pas. — C’est encore moi ! annonce-t-elle. — Encore vous ! Comment êtes-vous ici ? — Par la route, comme tout le monde… Une telle candeur désarme son interlocuteur qui parle élégamment. Elle en profite pour lui glisser son boniment : — La situation actuelle est pour moi très ennuyeuse, car je n’étais venue que pour quatre ou cinq jours et je suis bloquée. Il faut que je retourne auprès de ma mère malade. — Il est formellement interdit de voyager et de sortir. Jamais vous n’auriez dû arriver ici. — En tout cas j’y suis. Or d’une part je ne peux pas retourner d’où je viens, puisque c’est interdit, d’autre part il ne saurait être question de m’éterniser ici car les opérations dureront pendant combien de temps ?… — Je ne sais. Dix jours, un mois peut-être, deux mois… — Vous voyez. Dix jours, passe encore, mais… Est-ce que ce sera plutôt un mois que dix jours ? À la mine de l’officier, Jane comprend qu’il est préférable de ne pas trop insister sur ces questions. Elle reprend : — J’ai une mère malade, elle ne peut rester seule. Alors… Astuce de pensionnaire qui n’est plus de mode en France mais que l’Allemand avale. Devant la quémandeuse entêtée, il cède : — Je vous donne l’autorisation de passer, et je mets deux

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hommes pour vous conduire au-delà du dernier barrage. Après, je ne réponds plus de vous. Accompagnée de ses deux gardes du corps, Jane franchit les barrages. De là elle sort de la région encerclée et rejoint l’État-Major. Son retour est facilité grâce aux complicités que la Résistance sème sur les chemins. C’est dans l’auto de Bouillet, de Simandre, qu’elle regagne Oyonnax. Bouillet qui est réquisitionné comme chauffeur par les troupes d’opération a un laissez-passer pour circuler dans la zone interdite. Quant à Jane elle ne possède pas de sauf-conduit. Thoirette, occupée, est traversée sans encombre. D’un air ahuri, les sentinelles regardent passer la voiture qui file bon train sans pour cela laisser supposer qu’elle est en faute. Le passage dangereux reste Matafelon. Si Jane est reconnue au barrage, elle aura à expliquer pourquoi elle rentre si vite dans un pays qu’elle a voulu quitter à tout prix. En cas de fouille, la forte somme d’argent qu’elle a sur elle ne laissera plus de doute sur son activité. Mais la chance lui sourit. Devant la voiture le barrage s’ouvre. Les soldats doivent penser que si elle a pu arriver jusque-là elle a une autorisation régulière. À la sortie du village, une voiture de l’Armée et deux voitures de la Gestapo la dépassent. La présence des deux Français paraît insolite aux policiers qui se penchent aux portières et hésitent. Comme ils tiennent probablement le même raisonnement que les vedettes, ils ne font aucun geste et sans plus s’intéresser à eux, se lancent dans la descente. Un quart d’heure après Jane et son compagnon sont à Oyonnax. Ils sont sains et saufs. La mission est accomplie. Toutefois les embûches ne sont pas toujours surmontées avec la même facilité. Le destin versatile réserve encore des moments critiques, des échecs et des deuils. Ces mêmes gorges de Matafelon sont le théâtre d’un singulier événement. Une auto arrivant de la direction de Thoirette se jette à vive allure sur le barrage. Werner qui fait office de chauffeur stoppe brutalement et ordonne à ses passagers de sauter. D’un bond ceux-ci sont dans le talus et quand, l’effet de surprise passé, les Allemands ouvrent un feu nourri qui hache les broussailles, ils sont tous hors de portée : Morel, Chaux, Oberhansli, Girerd et Bernard sont sauvés. Sans perdre un instant, Werner, qui n’a pas la place pour tourner l’auto, fonce en marche arrière sur une centaine de mètres, et la range en bordure. Il est cerné. Devant et derrière, les armes automatiques sont en batterie. Werner se jugeant perdu attend sans perdre son sang-froid.

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Trompé, un soldat se détache d’un groupe, approche de la voiture pour l’ouvrir et la fouiller. Mais plus leste, Werner pousse la portière ; déséquilibré, l’homme tombe. À bout portant il l’abat de son pistolet et s’élance. Aussitôt fusils-mitrailleurs et mitrailleuses tirent. Comment Werner passa-t-il au travers des rafales, il ne le sut lui-même jamais. Il s’échappe et retrouve ses camarades pour lesquels il avait consenti à se sacrifier. Les six hommes du groupe-franc n’abandonnaient que la voiture trouée de balles mais aussi — et c’est ce qui les consolait — une liste de noms à laquelle étaient jointes des cartes d’identité. À coup sûr la prise était bonne pour les Allemands : les noms noir sur blanc d’une cellule de résistants. Si la Gestapo fit une descente aux adresses indiquées, elle dut repartir l’oreille basse : la liste ne détaillait que les miliciens de la région de Coligny arrêtés par le groupe-franc ! Comme pour se venger, le destin, que Werner a forcé, se retourne contre Roger qui, après avoir assuré une liaison avec Charles, est poursuivi par une chenillette, arrêté vers Chavannes et transféré à Saint-Claude. La fouille s’étant révélée infructueuse, un savant alibi renforce sa défense et il peut espérer sauver sa vie quand soudain, dans sa prison, il blêmit. Il confie alors à un de ses codétenus — lequel est rentré d’Allemagne et a rapporté ses paroles — qu’il est perdu car il vient de reconnaître sous l’uniforme un homme qu’il avait coutume de voir au cours de ses missions dans le Haut-Jura. Sa crainte est justifiée : il est ramené à Molinges et de là, en compagnie de Lançon, agent de liaison du P.C. de Vallin, est conduit au Charavalet. Tous deux sont condamnés. Lançon a été arrêté un mois et demi auparavant à Molinges. Il a été torturé et, lié sur une voiture, a été promené dans les rues de Saint-Claude. C’est au cours d’un de ces raffinements du supplice qu’il a rencontré sa mère et que, sans défaillir, il a détourné la tête pour ne pas se trahir tellement était grande sa force de caractère. Sans se départir de son mutisme, Lançon est abattu d’une balle de pistolet et précipité dans le brasier d’une ferme1. Roger ne perd pas le contrôle de ses actes. Il rassemble toute son énergie et, profitant d’un instant d’inattention de la part des bourreaux, s’échappe. Une fois déjà en sautant d’un train il a réussi une délicate évasion. À nouveau, puisqu’il n’a plus rien à perdre il tente de

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Potard, dit Lançon, était de Saint-Claude.

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renouveler son exploit. L’espérance décuple ses forces et quelques secondes lui suffisent pour grimper les cent cinquante mètres de côte qui le séparent de la forêt où il trouvera un abri. Mais à l’instant où il franchit la lisière protectrice, où il voit la délivrance, il tombe sous les balles. Roger, un garçon de vingt ans aux traits fins, au tempérament calme dont seul l’éclat du regard trahissait la volonté cachée sous la douceur, mourait en pleine lutte. La place qu’il laissait dans les rangs de la Résistance est d’autant plus vide que Roger personnifiait l’exemple. L’exemple du jeune Français appelé au Maquis par sa seule conscience, sans ambition, uniquement pour se rendre utile ; du jeune Français qui, à l’annonce du danger, se contentait de faire la moue et de sourire en se renfermant sur une tacite réserve, parce qu’il avait consenti à donner sa vie à son pays, à son idéal, à ses chefs, une vie qui ne lui était désormais plus précieuse qu’autant qu’elle servait le grand combat1. Et ce combat, terrible comme l’animal qui dévore ses petits, absorbe lentement ceux qui le mènent. Après Sièges, après Molinges, le Haut-Jura qui le premier s’est imposé avec succès aux troupes d’opérations perd son chef et plusieurs de ses collaborateurs. C’est au mépris de tout danger qu’une conférence, à laquelle doivent participer Vallin avec les chefs de la Résistance locale en présence du SousRégional Belleroche, est organisée chez Joly, au Martinet éloigné de Saint-Claude de deux kilomètres seulement. Chevassus qui franchit les barrages avec habileté maintient le contact avec la ville. À peine vient-il de faire parvenir à son chef une note stipulant que la situation s’aggrave d’heure en heure, que l’immeuble est cerné par les S.S. Joly est abattu sur place. Le commandant Vallin, le capitaine Kemmler et Agenda, un de ses adjoints, sont capturés. Le 13 avril, sur la place du village qui avait été la providence du camp Pauly, une auto-mitrailleuse stoppe à Viry. Sur l’engin, Vallin est enchaîné. Devant la population rassemblée, il est interrogé sur le parachutage du 5 mars dont les Allemands ont une connaissance parfaite. C’est alors qu’avec toute la force qui subsiste encore en lui après les traitements infligés par la Gestapo, il accepte l’entière

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Un monument conserve à Molinges la mémoire de l'aspirant Roger Sigod, inhumé à Matafelon (Ain). Une mention particulière doit être faite ici quant à l'héroïque attitude de M. le curé de Molinges. En exaltant dans ses sermons la gloire et le sacrifice du maquis, en transportant et cachant des armes, en hébergeant les hommes il rendit d'éminents services à la Résistance. C'est lui qui, osant transgresser les ordres odieux de l'ennemi, recueillit les corps des suppliciés.

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responsabilité de l’opération aérienne. Prenant le monde à témoin, il déclare que les habitants n’ont prêté leur concours que sur ordre formel de sa part et sous la menace des armes. Puis s’étant confessé au curé de Viry, sans avoir été délivré de ses liens, l’auto l’emmène au hameau de Sous-Le-Rosay. Par raffinement de cruauté, les tortionnaires s’acharnent sur cet être calme. Et ce calme impassible qui reste le signe du chef incontesté domine si étrangement la furie des êtres désaxés qu’elle les trouble. Décontenancés par l’attitude de cet homme qui leur rappelle peut-être celle de soldats qu’ils ont connus, ils n’osent plus le fusiller. Et cette lâcheté ajoute encore à leur crime. Ils ordonnent à leur prisonnier d’aller chercher ses camarades qui sont dans les bois. Vallin comprend et voit enfin arriver la fin de son supplice tandis qu’il s’éloigne. C’est un chapelet de balles tirées dans son dos qui l’abat. À quelques mètres de là gît le cadavre d’un jeune paysan assassiné pour avoir protesté contre les brutalités infligées au condamné. Mais tout près, il y a aussi un village intact et qui doit sa sauvegarde à celui qui a menti. Car lorsqu’il a affirmé devant les vingt otages alignés contre un mur qu’il était l’unique responsable du sort de Viry, Vallin a menti. Non seulement les fermiers avaient eux-mêmes offert au Maquis leurs attelages et leurs bras dans la nuit du parachutage mais encore la direction effective des groupes n’était pas encore entre les mains du Commandant. Quand, trois jours après, l’autorisation vint de relever les corps de l’emplacement où ils étaient tombés, c’est avec ferveur et reconnaissance que les habitants donnèrent la sépulture à cet enfant de chez eux mort parce que des hommes avaient heurté ses croyances et le sens de la vertu et de la droiture qu’on lui avait enseignés ; à cet officier français dont l’esprit chevaleresque avait sauvé une population parce qu’il savait que l’honneur qui l’avait conduit au commandement devait rester intact par-delà la tombe1. Les marques de son passage restaient inaltérables. En un mois il avait organisé les forces dispersées dans les montagnes du Jura. Il léguait un groupement dont les rangs se serrèrent autour de Chevassus, et dans ces rangs, des places sont vides. Aux gars tués au combat s’ajoutent d’autres noms.

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Le lieutenant-colonel Jean Duhail laissait cinq enfants à Fontenay-sous-Bois (Seine).

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Kemmler, chef de l’A.S. de Saint-Claude, transporté à l’Hôtel du Globe, a disparu à tout jamais. Rouzier, chef de secteur A.S. de Saint-Claude et responsable du Parti Communiste, arrêté le lendemain avait simulé une évasion pour être tué plus vite. Pierre Lahu et Vuaillat de Chassai qui, tous deux, avaient coopéré au parachutage de Viry sont déportés à Buchenwald où ils moururent. Et tandis que la Résistance enregistre toutes ces pertes successives, Agenda le sinistre espion des S.S. pavane en uniforme allemand, enfin récompensé de la sourde activité dépensée pour se faire admettre au sein de l’organisation. Ce sont ses épaules bien plus que celles des exécuteurs qui portent tout le poids de l’infamie, l’infamie d’un Français1. Le sang dont le fascisme s’abreuve exaspère les passions. Le meurtre appelle le meurtre pour insulter la civilisation sombrant dans le gouffre où la guerre mêle dans la sauvagerie et l’horreur l’innocence irresponsable au banditisme forcené. C’est dans ces conditions qu’arrive le 15 avril, jour où le besoin de persécution, qui est aux nazis ce que la drogue est aux intoxiqués, atteint à son paroxysme. Le printemps semble revenu et après la pluie tenace il fait une belle journée de soleil. Mettant à profit les douceurs apportées à l’état de siège, les habitants de Granges travaillent dans les champs. Il est environ 14 heures lorsqu’un cri s’élève, donnant l’alerte : « Voici les Allemands ! Les camions sont aux vignes ! » Or celles-ci, petits coteaux bordant la route de Thoirette à Cize ne sont pas à plus de 500 mètres de l’agglomération. Les hommes lèvent la tête et sans hésiter abandonnent leurs outils, s’élancent vers les bois. Quelque temps auparavant en effet, une lettre de dénonciation catégorique réclamant l’arrestation et l’exécution immédiate de plusieurs familles de patriotes du village et du hameau de Bombois a été interceptée par le N.A.P. de Bourg avant son arrivée à la Kommandantur. La lettre n’ayant pas eu de suite, aurait pu être renouvelée, il s’agit donc d’être prudent et ne pas attendre l’ennemi. M. J. qui se trouve dans son jardin avec sa femme, fuit en direction de la montagne. Sa femme revient

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Le lieutenant Colliard-Masson, de Bourgoin, agent de la Gestapo, fut arrêté au début de l'année 1946 dans l'Armée Française d'Occupation en Allemagne. Il est en outre l'un des responsables des tueries de Grenoble. Il a été condamné à mort par la Cour de justice de Besançon.

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en courant chercher des vêtements avec l’espoir de le rejoindre assez vite. La porte est fermée, la clé est dans la poche du fugitif. Forcer l’entrée, s’emparer du linge et repartir ne lui prend qu’un instant. À l’orée de la forêt elle s’arrête avec un grand coup au cœur. Elle se souvient que deux heures plus tôt, on leur a apporté un double du registre d’immatriculation du Centre de Triage. Ce registre est resté sur une table. Si l’ennemi le trouve, le village est perdu. Que faire ? La maison est la dernière. Peut-être n’est-il pas encore venu jusque-là. Elle jette les vêtements dans les buissons, place sous son bras des branches mortes pour donner une justification à ses actes et hâte le pas. Dans le village, aucun bruit ; autour de la maison, personne. Que cela signifie-t-il ? Elle ne perd pas son temps à chercher. Elle se saisit des précieux papiers et le cœur battant les emporte. À son retour, le bourg est toujours désert. Les camions se sont arrêtés à l’extrémité des coteaux, à la naissance du sentier conduisant à la ferme de Vernon. Les soldats l’ont gravi. M. Jouvray, propriétaire de Vernon où il habite avec sa femme et ses deux plus jeunes fils de 24 ans et 20 ans, laboure un champ au village même. Voyant de loin les Allemands se diriger vers sa ferme, une idée terrible le traverse : ses enfants sont au bois ; si les Allemands les voient, ils les prendront pour des gars du Maquis et les tueront. Aussitôt il détache ses bœufs, les conduit rapidement jusqu’au sentier et là, sachant qu’ils le suivront, il coupe au plus court pour rejoindre rapidement sa famille. Peu de temps après son départ de la vallée une fusillade nourrie crépite sur l’arête de la montagne et dans la forêt dominant la ferme solitaire. Le Centre de Triage est pris à partie. La formation assaillante s’était divisée en deux à Courtouphle : Une moitié était montée par les bois, au sud-est, pour attaquer le camp ; l’autre moitié, par Vernon, le surprenait sur ses arrières. La fusillade s’amplifie, puis tout à coup des flammes s’élèvent en-dessus des rochers comme si elles voulaient lécher le ciel. À Granges, ce qui reste de la population regarde, terrifiée. La ferme de par sa position n’est pas visible. L’inquiétude est à son comble quand, à 17 heures, un immense tourbillon de fumée noire s’épanouit et le rougeoiement du brasier se distingue. Une heure plus tard, par le chemin que le malheureux a emprunté si anxieusement au début de l’après-midi des démons ivres descendent en chantant, en hurlant, en tapant sur des ustensiles, et grimpent dans les camions. Sera-ce le tour de Granges ? Les

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moteurs ronflent. Fiers de leur besogne, ils s’éloignent vers Courtouphle. Des coups de feu s’entendent encore par moment. Puis c’est la nuit, le silence et aussi le manque de nouvelles. Au matin, personne n’est descendu de la ferme. Les hommes s’apprêtent à former une équipe de secours, quand soudain se répercutent de fortes explosions. Ce sont des canons de 77, des mortiers et des mitrailleuses lourdes en batterie sur la route de Corveissiat à Thoirette. L’ennemi, supposant que le Maquis de Chougeat a glissé le long de la chaîne de montagne, commence à la pilonner. Dans l’étroite vallée, le vacarme est assourdissant ; les éclatements sont multipliés à l’infini par l’écho ; il semble que la montagne va s’ouvrir et s’écrouler sur sa base. Aussi n’est-il plus question de monter à Vernon, les balles sifflent de toutes parts et les traçantes dessinent des trajectoires serrées. Cependant, en rampant derrière les haies, un homme est venu chez J. C’est Allard, le propriétaire du Vieux Moulin. — Madame, dit-il, il y a des maquisards qui demandent à manger et leurs vêtements sont en lambeaux. Il y a aussi des blessés. Nous avons donné tout ce que nous possédons, mais il n’y a pas suffisamment. Il est chargé de pain, de provisions et de bandes de pansements. — Emportez tout cela et distribuez-le. Mais qu’aucun n’essaye de venir au village. Le chemin étant découvert sur trois cents mètres, pas un n’arriverait vivant. Une heure après, un jeune maquisard qui s’est traîné derrière les buissons arrive à la maison que tous connaissent bien. — Dans la forêt en face, dit-il, nous sommes quatorze camarades qui n’avons rien mangé depuis hier matin. Il est aussitôt ragaillardi par un frugal déjeuner. — Voici du pain et quelques provisions dans ce sac. Portez-les à vos camarades. Retirez-vous plus loin pour être moins exposés. Mais à midi et demi trouvez-vous tous sous le bouquet d’arbres que vous voyez là-bas et vous recevrez un repas chaud. Quand vous aurez mangé, cachez-vous et revenez à 19 heures 30 afin de prendre un autre repas chaud pour la nuit. Parmi vous, pas de blessés, pas de malades. — Non ! Réconforté par la joie d’avoir rétabli le contact avec le village ami, le gars se faufile vers le bois. Puis le feu diminue et cesse à l’entour. L’artillerie s’éloigne en direction de Thoirette, continuant

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toutefois de cribler le même versant. Mais le repas du soir ne devait pas être porté car un homme est descendu, à la recherche des égarés. La veille en effet, le Centre de Triage a été attaqué. À l’issue de ce vif engagement, les pertes ennemies étaient sensibles, mais trois jeunes gens étaient tués. Au manque d’instruction militaire suppléait une tenace résolution ; usant des quelques armes dont disposait le camp, certains s’étaient battus courageusement, tel ce garçon qui par le tir de son fusil-mitrailleur avait protégé le décrochage jusqu’à ce qu’il tombât à son poste. Mais pressés et partiellement encerclés, les groupes s’étaient disséminés. Le point de repli fixé par le Chef de Groupement était Napt. La plupart, non encore familiarisés avec le pays, avaient été incapables de se reconnaître dans un relief si tourmenté. Leur camarade qui arrive les regroupe donc tandis que brûle le camp installé avec tant d’amour et tant de soins. Vers 16 heures, sur la route de Granges un homme échevelé se traîne avec peine à l’aide d’un bâton, comme s’il était blessé. Il est difficile de reconnaître dans cet être aux yeux fous, aux habits couverts de boue et de sang coagulé, Georges Jouvray qui entre chez Benoît et s’écroule sur une chaise. La population l’entoure. Une femme apporte du café, une autre du lait, une autre du sucre. Mme Benoît prépare le tout et après avoir bu, l’homme semble s’être ressaisi. — Que s’est-il passé ? Vos parents, votre frère ? La réponse tombe, brutale : — Morts, ils sont tous morts. C’est la consternation, l’angoisse. — Non, ce n’est pas possible, vous avez mal vu. — Si, si, je les ai bien vus. Et voici le récit que le blessé fit par phrases hachées, un récit effrayant, mais authentique : La veille, Georges, le fils aîné des Jouvray, était au bois avec son frère Paul. Lorsqu’ils entendirent le crépitement des armes, ils jugèrent prudent de rentrer à la maison où se trouvaient réunies leur mère, leur tante avec sa fille de 13 ans arrivées d’Izernore, et la fiancée de Georges venue chercher refuge dans cette famille si heureuse jusqu’alors et occupée aux préparatifs du mariage qui devait être célébré le samedi suivant. Après une course éperdue, M. Jouvray arrive et a l’immense joie de retrouver les siens rassemblés dans la pièce du fond, épiant

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les coups de feu tirés à l’entour. Un détachement passe sans s’arrêter. Un peu plus tard, deux soldats frappent à la porte et après avoir demandé du linge et un drap, se retirent aussitôt. Petit à petit l’anxiété s’efface… Brusquement, du bruit. Des hommes pénètrent dans la cuisine. M. Jouvray se lève pour voir ce qui se passe. Sa femme le suit. Ce sont des boches qui braquent leurs mitraillettes. Comprenant qu’ils vont tirer, elle se jette devant eux et tombe la première, criblée de balles, puis son mari s’écroule. Aussitôt la pièce contiguë est envahie ; des grenades sont lancées et l’une d’elles qui éclate aux pieds de la sœur de Mme Jouvray fauche les personnes présentes. Les deux frères ont pu sauter par la fenêtre et atteindre sans être blessés une haie, à cinquante mètres de là. Ils s’y cachent et écoutent. Les détonations ont cessé. Les Allemands sont à l’étable, détachent le bétail qui se disperse dans les prés, puis mettent le feu à la ferme. Peut-on réaliser l’état de ces garçons tapis à moins de cent mètres de leur maison qui va brûler, peut-être encore vivants, parents, tante, fiancée et cousine ? Les nazis se retirent. Avec mille précautions, Georges et Paul sortent de leur cachette, rampent vers la fenêtre et se glissent dans la salle. Leur tante est morte. La jeune fille, la poitrine transpercée, a toujours sa connaissance et tend les bras vers celui qui vient la rechercher. L’enfant, criblée elle aussi, a encore un souffle de vie. Georges se saisit de sa fiancée, Paul de sa cousine, et avec leurs fardeaux sautent à nouveau dehors, courent à la haie. Mais à ce moment ils sont pris sous des rafales. Les S.S. qui, à juste raison, ont pensé voir revenir les fugitifs se sont cachés pour les attendre. Après avoir franchi la moitié du trajet qui le sépare du sous-bois, Paul s’abat, face contre terre, tué net. Quant à Georges, une balle a pénétré dans la face interne de la cuisse et malgré la perte de sang parvient au couvert, tenant toujours dans ses bras la jeune fille qui va mourir, qui le sait, et qui, en paroles entrecoupées, lui fait ses derniers adieux. Telle est l’effroyable situation de ce malheureux qui, blessé, serre contre lui le cadavre de sa fiancée et qui, à quelques mètres, voit son frère mort, étreignant encore sa cousine qui ne tardera pas à expirer. Et au fond, cette maison où tous connurent le bonheur de vivre n’est plus qu’un brasier s’écroulant sur les restes de sa famille. Georges sait qu’il a quitté son veston pour recouvrir la jeune fille, mais à partir de cet instant il ne se souvient plus. Comment

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a-t-il passé la nuit ? Comment est-il arrivé à la route ? Comment est-il parvenu jusque-là ? Il y a un trou noir dans son cerveau. Pansé par Mme J., il est emmené par Raymond Reybard et Henri Grattard chez Michoux à Bombois où il sera peut-être plus en sécurité. La porte de la maison Michoux est une de celles qui sont restées constamment ouvertes, jour et nuit. Il y est accueilli avec pitié et sollicitude. Mme Michoux apporte du linge et des vêtements appartenant à son fils qui se bat au Maquis, pour remplacer ceux du blessé déchirés et souillés. Puis il est couché tout habillé pour être évacué rapidement en cas d’alerte. Le lendemain matin, Raymond Reybard retourne à Bombois et avec M. Michoux ils le transportent à la gare de Cize. Avec le chef de train, ils établissent un plan car la présence des troupes ne doit pas les empêcher d’entrer à l’hôpital de Nantua. Aussitôt arrivé dans cette ville, et le dernier voyageur descendu, le train siffle, démarre comme pour une manœuvre et à une centaine de mètres d’un coude de la voie s’arrête le long du jardin de l’hôpital. Le blessé est descendu du wagon et transporté au bas du talus. La porte du jardin s’ouvre tandis que le train fait marche arrière. Les Allemands n’ont rien vu, rien soupçonné. Quelques instants plus tard l’unique rescapé de la tragédie de Vernon est entre les mains du chirurgien, docteur Touillon, qui, grâce à ses soins et au dévouement de son personnel, réussit à lui sauver sa jambe jugée perdue. Deux mois après, Georges Jouvray sortira guéri et se réfugiera chez M. Joyard à Heyriat, famille de sa malheureuse fiancée. C’est là, dans cette chaude atmosphère, que le jeune homme renaîtra à la vie et que le temps atténuera les blessures de son cœur bien plus douloureuses que celles du corps. Dans le même temps, une formation allemande montant d’Izernore débouche sur le plateau et incendie la ferme de Revers qui a été à l’origine du premier groupe de réfractaires. M. Bailland, de Matafelon, qui avait aidé à l’installation et à la subsistance du camp de Chougeat à une époque où tant de maisons restaient fermées, est surpris dans le bois et assassiné. À Sonthonnax elle fouille les maisons. Elle s’attarde chez le maire, M. Maréchal, et après le pillage, sa propriété est livrée aux flammes sans que sa femme ait le droit de rien sauver. Une camionnette du Maquis que Vaudoux a cachée dans un chemin de terre est également découverte. Puis quand le sinistre a pris des proportions qui laissent supposer que le pâté de maison sera détruit du même coup, la formation repart avec son butin, encadrant M. Maréchal qui

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avait été en automne 1943 le collecteur du ravitaillement destiné aux camps de la région1. Au milieu de ces atrocités désordonnées le doigt du destin guide ceux-là qu’il semble vouloir toujours tirer des embûches sans cesse répétées. Déjà le P.C. du Groupement Sud a subi l’assaut d’importantes forces ennemies. Coco, le fils de Juhem fusillé à Corlier en février, est tué avec son chien. Mais en luttant, ses camarades réussissent un impossible décrochage. Chabot, acculé à un rocher, à dix mètres d’un groupe ennemi, n’a plus qu’un pistolet pour se défendre ; pourtant il n’est pas découvert et il sort de cette aventure avec une seule blessure à la main, mais la cravate arrachée par une balle. Plus tard, dans le secteur de Belley, un des groupes de Plutarque récupérera en plein jour un parachutage manqué la veille à Brens, tandis que les Allemands, à huit cents mètres de là, resteront dans la plus complète ignorance. Le grand P.C. n’est pas en reste et se paye d’audace. C’est avec une sereine tranquillité que le commandant Romans accompagné de Benoît, de Châtillon, sauta du camion que Jean a conduit malgré les pièges et malgré les colonnes ennemies depuis La Bresse jusqu’à Heyriat. Tandis qu’ils partageaient le repas de la famille Gontier, des ronflements de moteur surprirent les oreilles aux aguets. Une voiture remplie d’officiers apparut, puis successivement une automitrailleuse, un camion de troupes et une autre voiture légère. Pour fuir, il était trop tard. Les hommes cachèrent les papiers et attendirent ; ils étaient en l’occurrence d’honnêtes marchands de vin. Le camion de sept tonnes gênant le passage, les Allemands enragèrent, se démenèrent et s’éloignèrent sans rentrer dans la maison, alors que parfois, pour un motif moindre, ils tuaient et ravageaient. Puis la dernière voiture s’arrêta plus loin ; un des occupants demanda au voisin si le véhicule en stationnement appartenait au Maquis, si le propriétaire de la ferme était bien M. Gontier, et après un remerciement et un salut, l’auto repartit. La stupéfaction était à son comble. Mais il fallait exploiter la chance. Laissant sa femme seule au poste de relais, M. Gontier fut emmené par ses hôtes. Aussi furtivement qu’il était arrivé, le camion frété de quelques futailles vides disparut. La maison condamnée est toujours debout — car la colonne a

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M. Maréchal déporté dans un camp d'Allemagne a disparu.

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passé à nouveau sans s’arrêter et sans toucher à l’agglomération — quand huit jours après, le même camion stoppe dans la cour. Terreur et Reynard qui rapatrient le propriétaire apportent un gros chargement de matériel et de vivres destinés à Montréal. Cette fois encore les nazis sont sur le plateau et peuvent arriver d’un instant à l’autre. Il s’agit de lutter de vitesse. Sans prendre de précautions — les conséquences auraient pu être catastrophiques — le stock est prestement déchargé à la sortie du village. Le but étant atteint, sans soucis des barrages et de l’interdit qui frappe la circulation le véhicule repart vers sa base, tandis que les fumées lourdes s’échappant de Vernon, de Revers, de Sonthonnax ajoutent à l’angoisse générale et que les gens craignant le pire cherchent un refuge sous le couvert de la forêt. Un peu plus tard Montréal est à Heyriat. Parti d’Izernore où Mme Roux a voulu le retenir, il s’est glissé dans la plaine et a gagné la montagne. Par deux fois, il s’est heurté aux vedettes, par deux fois les coups de feu l’ont manqué. Vite, il s’est jeté dans les fourrés et, agile, a échappé aux assaillants. Chez ses amis qui lui font part de leur aventure et lui annoncent l’arrivée des marchandises envoyées par le Grand P.C., Montréal retrouve La Puce. Entre le chef et le subordonné la joie est grande. Dans de tels moments, les grades respectifs s’effacent. Il y a deux hommes, deux camarades qu’unissent un même destin, un même combat et une même foi. — Ben vrai, qu’est-ce que je suis heureux de vous voir, Patron. J’avais tellement la frousse qu’il vous arrive quelque chose ! — Ne t’en fais pas, La Puce. Malgré leur sauvagerie, vois-tu, ils ne nous ont pas eus. Cette fois encore ils ne nous tiendront pas — Gott mit Uns, disent-ils. Eh bien ! ils se trompent, car nous sommes protégés. Chaque jour en donne la preuve. Quant à moi, dès la première heure où je me suis lancé dans la bagarre, j’ai su qu’il ne m’arriverait rien. — C’est vrai, dit La Puce pensif. Moi également je suis sûr de finir la guerre. Je retournerai à Lyon…, La rue de la Ré…, Bellecour…, les quais dans la brume… Ah ! quand la paix sera enfin retrouvée… Le garçon imagine les beaux jours de cette vraie paix. Libre et fier de lui il pourra dans la grande cité du Rhône user de sa liberté, jouir de la vie, profiter de sa jeunesse, rire avec ses camarades, courtiser les filles. Dans le droit chemin, il avancera la tête haute car il aura fait son devoir comme ceux qui n’ont jamais désespéré.

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— Dites, mon Lieutenant, croyez-vous que cette histoire va durer encore longtemps ? Pas moyen de bouger. On s’ankylose, on en a marre. Et les copains doivent commencer à être crevés ! Tant de crimes aussi… — Mon petit, je ne suis pas dans le secret de l’État-Major allemand, mais j’ai l’impression que les boches se fatiguent à chercher. Ils ont déployé leurs forces, ils ont pillé, incendié, massacré. Des malheureux ont payé mais la force combattante qui se réserve est intacte. Malgré leur arrogance, les vaincus ce sont eux. Chaque jour ils se font haïr plus, chaque jour ils nous atteignent moins. Ce déploiement de troupes ne s’éternisera pas, la tempête doit tirer à sa fin, bien que les avions continuent de rôder et d’observer… N’empêche ! Prenons nos précautions. Le matériel de Bresse, c’est la vie des jours futurs. Il faut le camoufler pour le soustraire à toute investigation. Es-tu prêt, La Puce ? Les deux hommes, l’un grand, l’autre petit, également sveltes se hâtent dans le sentier du château. Bientôt ils tombent en arrêt devant le monceau de sacs et de ballots. — Ben mon vieux ! fait La Puce qui siffle pour mieux affirmer son étonnement, on n’a pas encore fini ! — T’occupe ! Ne sommes-nous pas costauds ? — D’accord ! Les forces tendues par la volonté, ils se mettent gaillardement à l’ouvrage. Transporter les fardeaux jusqu’au centre des broussailles, c’est un travail pis que celui du débardeur. Le sac sur l’échine ils marchent à reculons pour briser sous l’effort les branches qui obstruent le passage. Si les privations ont affaibli les corps l’énergie subsiste. Cassé en deux sous le poids des balles de farine aussi hautes que lui, La Puce titube, se fraye un chemin et s’affaisse. Mais sa bonne volonté est telle qu’il dira plus tard que jamais il n’avait trouvé aussi légers que ce soir-là les sacs de cent kilos. Quelques heures après, tout est en lieu sûr. Farine, ravitaillement, culottes, blousons, chaussures, munitions sont entassés dans différentes cachettes confiées à La Puce. Dans la nuit, Montréal descend dans la vallée de l’Ain. Il se réjouit car la précieuse marchandise est considérée comme sauvée. Le dédale des bois, des genêts, des landes et des buis offre un bon abri. Il a dévalé le sentier de Chargin. À la lisière des prés il écoute. Il est à Bombois, il se déchausse, se risque, traverse la route, attentif au moindre bruit. Par trois fois il lance des cailloux contre des volets clos. Avec précaution la fenêtre s’entrouvre :

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— Qui est là, demande timidement Odette. — C’est moi ! répond en riant Montréal qui se rend compte de sa tenue de vagabond : pipe éteinte entre les dents, col de la veste relevé, et souliers à la main. Accueilli dans la maison amie il se restaure. Épuisé et inconscient, Bébé dort déjà… Ce même soir, Mantain, Pierre et Henri quittent les bois de Geovresset et à Izernore prennent contact avec Gaby qui arrive lui aussi. Mme Roux qui fait office de mère bienveillante à l’égard des maquisards se souviendra longtemps de l’arrivée de ces hommes sales aux cheveux hirsutes, à la barbe épaisse, maigres, les traits tirés, les yeux brillants de fièvre, les vêtements en loque. Elle se souviendra aussi de leurs regards d’envie lorsqu’elle découvrit l’énorme marmite de campagne, et avec quelle voracité ils avalèrent la soupe à la farine, épaisse et reconstituante. Il y avait huit jours qu’ils n’avaient pas mangé. La soirée est calme, sans alerte. Les détonations se sont apaisées, mais par endroit les flammes rouges et jaunes se tordent dans le ciel qu’elles illuminent. Des camions passent dont ils n’ont nul souci. Ils sont à la douceur de l’agréable intimité d’une pièce chauffée, sans les affres de la faim. Mantain dont le château a été brûlé à Montfleur retrouve ses farces et sa malignerie instinctive. — Tenez ! dit-il en montrant sa culotte déchirée de toute part. Voilà tout ce que je possède à l’heure actuelle. Pépette, il faudra la raccommoder ! Le geste qui souligne ces paroles montre assez que son propre malheur ne l’affecte pas. Puis sortant d’une poche un jeu de cartes il propose : — Si nous tapions une petite belote ? De tout autre que lui, la proposition surprendrait mais Mantain est celui-là même qui, à plat ventre dans une haie de buis, au milieu des Allemands qui le cherchaient faisait une réussite. Comme chacun prétexte la fatigue, il abandonne son jeu. Une main sous le menton il pointe en avant l’index et annonce : — Je vais vous en raconter une ! Ça se passait… À l’aube, ils ont disparu. Rejoignant la section, Henri et Pierre rapportent d’horribles nouvelles à leurs camarades. Quelques-unes des monstruosités sont connues et en écoutant, ils serrent les poings comme pour broyer. Ils sont là, sans pouvoir agir et ils sentent leur impuissance. — Ah ! les vaches !…

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Le découragement ne les atteint pas. D’autres points se précisent. La fin de l’opération, d’après certains symptômes, est supposée proche. Pépette Roux apportera à la ferme de la Longeon de la nourriture. Déjà Oyonnax collecte du ravitaillement et le distribue au Maquis. Mme Joyard qui a essuyé des rafales de balles sur la route de Samognat où elle s’était aventurée avec un sac de provisions s’est remise en route pour retrouver son fils. Jane et Lucien en transportent dans la montagne ; Godet, le laitier qui a repris ses tournées, dépose pain et conserves à Geovresset, chez Mme Léon Ducret dont le mari se bat avec les F.F.L. Enfin la liaison est rétablie avec la ville. Le moral affaibli comme le corps par les privations retrouve son équilibre. De cette guerre sans loi, de cette guerre de la famine et de la destruction, l’Allemand n’est pas le vainqueur. Le Maquis a disparu, s’est volatilisé. Certes, des coups terribles lui ont été portés. Des hommes sont tombés dans la lutte, en poursuivant l’œuvre immense dont ils étaient les rouages ; des chefs, des officiers français sont morts, ajoutant encore à une gloire militaire passée. Impuissant devant un tel déploiement de force, ayant exécuté les ordres qu’il avait reçus, le Maquis attend son heure pour frapper. Il sait qu’un jour sa vaillance sera reconnue qui vengera les plaies et les souillures, ces empreintes du fascisme laissées par les hordes de l’Enfer. Déjà, au soir des représailles, une population meurtrie lui marque son attachement. En l’aidant à survivre, elle balaye d’elle-même les trompeuses allégations qui voudraient faire supporter au Maquis la responsabilité totale de la criminelle conduite des nazis. Alors dans l’esprit de chacun naît cette question : Quand la France sera libérée, pourra-t-on jamais oublier de telles heures d’épouvante et de souffrances, pourra-t-on pardonner à ceux qui en ont été les auteurs et les responsables ?

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XII

Un soir l’ordre de regroupement est donné. Tout joyeux, Lucien arrive d’Oyonnax. — Les boches ont évacué. Voilà le papier de Montréal. Il faut être cette nuit à la Coux. — Sûr ? demandent les gars qui doutent encore de la nouvelle. — Sûr ! Jamais les sacs n’ont été aussi promptement bouclés. Les toiles de tente mouillées couronnent déjà le chargement qu’il y a encore plusieurs heures d’attente avant le départ. Ils auraient aimé courir au rendez-vous fixé, se joindre à leurs camarades pour retrouver le camp dont l’unité leur manque après quatorze jours d’absence. Assis à la lisière du bois, les hommes regardent à la jumelle la ville qui s’étend un peu au-dessous d’eux. — Enfin, elle est libre ! un jour elle nous recevra. Et alors ce sera aux miliciens de déchanter !… — Tout cela, c’est notre fief, proclame un autre en décrivant de la main un vaste geste circulaire. Tous ces kilomètres, nous les avons conquis. L’Allemand est venu, il a tué, brûlé, saccagé. Mais il est reparti. Il n’a pas touché à notre conquête car c’est celle des cœurs et des esprits. La botte nazie peut les détruire mais non se les attacher. Regardez la montagne d’Échallon d’où nous sommes venus. Nous partons aujourd’hui pour un autre endroit, mais nous laissons là-bas nos amis, comme partout où nous passons. — Oui ! des amis qui ont dû combien souffrir pendant ces deux semaines… Pourvu qu’il n’y ait pas trop de casse !

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— Pauvre Belle-Voite ! Dans quel état doit-elle être… Pray-Guy… BelleVoite… des fermes où nous avons vécu une vie rude mais trépidante… On a l’impression de semer des ruines derrière soi. C’est triste… — Tout est triste. Le meilleur de notre jeunesse se passe dans la guerre. Les uns voient s’écouler les années derrière les barbelés. Les autres… sait-on le sort qui leur est réservé dans les camps de concentration ? Et ceux qui sont enfouis dans les prisons, livrés à la Gestapo ? Nous avons, nous, la chance d’être dans notre pays et de nous battre. Nous ne sommes pas heureux, mais nous sommes des hommes libres bien que nous soyons traqués comme des assassins. — Se battre… Mais tous ces massacres, toutes ces ruines dont nous passerons peut-être pour responsables ? — Que veux-tu, ami, c’est la dure loi de la guerre. Crois-tu que les équipages des forces aériennes libres en mission au-dessus de la France bombardent avec joie ? À regret, il faut accepter les sacrifices, mais les accepter néanmoins. À la violence, seule la violence répond. La Résistance fait du beau travail qui hâtera, soyons-en pénétrés, notre libération… Aujourd’hui la majorité des Français sont de cœur avec nous, ils ne nous font pas grief des malheurs qui les atteignent car ils ont entendu la voix de la raison. Les seuls coupables sont les nazis. Ils se sentent perdus, alors ce pays qu’ils n’ont pu conquérir, ils souhaitent le raser ; ce peuple qu’ils n’ont pu dompter, ils veulent l’anéantir. Ils sont pis que les fauves : ils détruisent et tuent par folie. Le Maquis n’est plus qu’un prétexte claironnant pour la propagande. Ils cachent leurs crimes derrière l’étendard de l’antiterrorisme. Mais après une telle période il est logique de se demander qui, du nazisme ou des Maquis, a été le terroriste… « L’autre solution était de rester en bons termes avec les boches ; or, ce serait travailler, donc s’allier à eux. Se vouer à un tel déshonneur, jamais ! Si le gouvernement Pétain a fait sombrer la France dans la traîtrise, il faut bien que l’étranger sache que les Français ne reconnaissent pas cette France comme étant la leur. La guerre continue, et qui dit guerre… Il n’y a d’ailleurs pas moyen d’en sortir autrement et les risques à courir, nous les acceptons. Qui sait, si à cette heure nos parents ne sont pas déportés ou fusillés, si quand nous rentrerons, un jour, notre maison ne sera pas en ruines ?… La guerre a commencé, il s’agit de la mener à bien, sinon… La vie et la liberté de millions d’êtres sont en jeu. Vis-à-vis d’une semblable gageure il faut que certains sentiments se taisent.

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Il y a un intérêt général qui domine les contingences d’un ordre moral habituel. » — Parfaitement ! Après cette crise il ne s’agit pas de s’abandonner. Les morts dictent notre conduite : ils exigent que nous poursuivions la tâche entreprise pour que les malheurs et les ruines ne soient pas vains. Ce serait trop stupide de s’arrêter en route après un tel effort. Si nous y laissons notre peau, d’autres continueront. Du reste nous ne devons plus être éloignés du bout du tunnel… Sous les sapins, les hommes ont pris un maigre repas : une tranche de pain et de fromage, les dernières réserves. Ce soir ils ne ressentent pas les affres de la faim tant est grande leur préoccupation car ils doutent de leurs forces : la dernière marche de deux kilomètres qu’ils ont faite quelques jours auparavant les a exténués. Les privations ont eu raison de leur vigueur physique, ils ne reculent pourtant pas devant la dure étape. — Vous êtes prêts ? s’écrie Goyo alors que le crépuscule noie petit à petit la vallée. Alors, en route ! Une fois de plus les tyroliens, leur unique fortune, plaquent au dos par leurs montures d’acier ; les armes sont arrimées aux épaules. — René, tu marcheras en tête. Passe à l’extérieur du patelin en longeant le château et appuye sur la droite de la Forge. Une fois encore la section est repartie, gaiement pour créer l’illusion. À l’extrémité du faubourg d’Oyonnax, c’est la première halte. La fontaine est assiégée car les gosiers sont brûlants. Les gars boivent à longs traits cette eau glacée qui calme la fièvre. Plus posément ils reprennent leur marche en direction de Bellignat. Sous les pieds, la terre spongieuse des prés marécageux rend le pas souple. La nuit est tombée, lourde, épaisse. De minute en minute le brouillard devient plus dense. Le chef de file met le cap sur l’est. Ils sont répartis en trois colonnes pour avancer plus aisément dans l’obscurité qui les absorbe. D’une main ils maintiennent la courroie de l’arme, de l’autre ils agrippent le blouson d’un camarade qu’ils ne distinguent pas. Dans le silence, un cliquetis métallique suivi d’un juron. C’est la bousculade. — Halte ! Ils ne peuvent pas mettre des signaux lumineux ? Faites attention, barbelés. — Barbelés !

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Les vêtements s’accrochent, se déchirent, les mains se griffent aux bardes d’acier. Ils passent… — Maintenant, attention, nous voilà au milieu des marais ! Les souliers éculés brassent l’eau qui regorge des marécages gonflés par les pluies. Les pieds glissent et s’enlisent dans la boue. — Bon Dieu ! Stop ! ruisseau ! J’en ai plein mes godasses ! D’un bond ils retombent de l’autre côté dans un éclaboussement tandis que les canons frappent les nuques et que les mitrailleurs écrasent leurs engins sur l’épaule pour ne pas les perdre. La marche est lente. Le terrain est tâté pied à pied. Dans la nuit crasseuse, les bonds se succèdent au-dessus des ruisseaux et des fossés invisibles qui débordent. À chaque fois un homme manque son élan, s’abat dans l’eau, culbute, s’allonge dans la boue. Il se relève en s’ébrouant, cherche son arme qui s’est échappée. — Cette fois, c’est complet ! je dois être joli !… La pluie s’est mise à tomber, froide et pénétrante. — S’il y a quinze jours que l’on n’a pas pu faire de toilette, ce soir on a le loisir de prendre un vrai bain. Quelle chance ! D’un revers de main, il essuie le limon gluant qui colle à la figure. — Surtout des bains de boue. Ils rendent beau comme le lait d’ânesse ! Ils sont maintenant en bordure de la voie ferrée. La traverser, glisser sous les fils qui tintent, escalader le talus, n’est qu’un jeu. Tout près, dans le brouillard des phares tracent deux faisceaux jaunâtres qui s’éloignent sur la route d’Oyonnax à La Cluse. La section s’échelonne le long du fossé. Un véhicule passe encore. Au coup de sifflet, les hommes accroupis se redressent et de front franchissent la chaussée. Ils ont atteint les champs. Après quelques minutes de pause, Goyo a pris la tête de la colonne et la dirige vers le nord. Malgré son habitude, il s’égare à deux reprises dans le labyrinthe des buis qui arrachent les pantalons, et les failles de rochers où se coincent les jambes. Il hésite, puis s’aidant de sa torche électrique, il pousse une reconnaissance et se repère. Après une heure d’efforts, il rassemble ses camarades sur la côte sud d’Oyonnax, à la lisière de la forêt de Nierme. Quelques lumières, taches claires dans la brume situent la ville.

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Après d’autres tâtonnements, ils se risquent dans le bois, glissent, s’emmêlent dans les branches, se raccrochent, mais descendent quand même. Au bas, gronde l’Ange, le torrent qui bouillonne, Goyo les a amenés fort à point à la hauteur d’un système d’écluses. L’eau s’engouffre à travers les vannes largement ouvertes, et en frappant les parois disperse l’écume à l’entour qui retombe en pluie fine. À cheval sur la barre métallique supérieure qu’un rétablissement permet d’atteindre, l’arme posée sur le sac, la bretelle autour du cou et serrée comme un mors par les dents, s’aidant des mains et progressant par saccades, ils gagnent ainsi l’autre rive. Dix minutes plus tard, au-dessus de Geilles, ils foulent le sol dur. Cette route qu’ils ont suivie deux mois auparavant lors du repli de Brénod, dans le froid et la neige, ils la parcourent à nouveau ce soir dans le brouillard et la pluie. Ils sont déjà exténués. Les sacs endolorissent les épaules et les armes s’obstinent à glisser. Les fusils-mitrailleurs sont repassés de main en main. Au long du chemin ils s’éparpillent. Ils sentent que leurs jambes ne sont plus capables de les porter, et seule la tension nerveuse les soutient… Les pauses succèdent aux pauses. Les retardataires courbés en deux traînent lamentablement leurs souliers percés. La route monte toujours. Il pleut. Vers deux heures du matin, sur la droite, une lumière rouge s’allume trois fois. Les premiers répondent par deux coups de sifflets, le complément à cinq de tout signal sonore ou lumineux. La sentinelle s’approche : — Ah ! vous voilà ! nous commencions à être en souci. Où sont les autres ? — Ils arrivent. On est claqué ! — Entrez vite vous reposer un moment. Des tuiles brisées crissent sous les pieds qui heurtent des débris de bois. Dans le brouillard s’élèvent les pans de murs de la ferme de la Coux. À gauche de l’écurie, dans une même pièce que surmonte encore un fragment de toit, deux feux alimentés par des morceaux de poutres carbonisées dispensent quelque clarté. Dans un enchevêtrement de sacs, des hommes étendus sur la terre dorment. Accroupis, d’autres se sèchent. — Salut tout le monde ! — Enfin !… Le dos appuyé contre le mur, Michel relève la tête. À la lueur des flammes dansantes qui agitent des ombres déformées, dans

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l’atmosphère enfumée ils reconnaissent leurs camarades. Robert, Nicolas, Paupol, Marius, Prosper, Charly et le lieutenant Gaby, coiffé d’un vaste chapeau, qui font cercle autour d’un foyer. Écrasant les pieds des dormeurs qui gémissent, ils se débarrassent de leurs fardeaux, se jettent dans les bras les uns des autres et se tassent entre les corps. — Enlevez vos frusques pour vous sécher un peu. Goyo, Pierre, Goyard embrassent leurs camarades qui leur font place dans le cercle. — Reposez-vous avant que nous ne repartions. — On repart ? — Bien sûr ! Dans une heure environ, précise Gaby. — Bon ! Ils acceptent encore le surcroît de fatigue, eux qui rêvent de dormir. Henri, Moustique, Petit-Louis, Sisi s’approchent : — Quoi ?… On repart ? Alors y a de la joie ! — S’il y avait surtout un petit coup à boire… dit Géo. — Tu en as de bonnes ! lance Paupol. Cependant la citerne est pleine, si tu veux… — Note bien, coupe Moustique, qu’on aurait été content de l’avoir il y a quelque temps. Mais ça ne retape pas. — Hé ! Tranchant ! hurle Géo. Je te l’ai bien dit : si tes sapins fournissaient du pinard, quelle richesse ! — Alors, pas de casse ? interroge Michel qui paraît soucieux. — Non ! rien ! pas une blessure. Et chez vous autres ? ajoute Pierre qui laisse errer son regard sur les groupes. — Pas de pertes non plus. Seul Prosper a essayé de se faire couper les cheveux à coups de mitraillette. Ça n’a pas très réussi et une balle ayant passé un peu trop près, elle lui a arraché le cuir chevelu, répond Michel qui maintenant rit aux éclats. Prosper dont un bandeau s’aperçoit effectivement sous son béret ajoute simplement : — Ça a été juste, mais ils ne m’ont pas eu. — Bravo ! dit Goyo. Tu nous raconteras cela. Mais… mais vous n’auriez pas quelque chose à nous mettre sous la dent ? — Vous avez faim ? — Un peu, oui ! Si vous, vous aviez du ravito, c’était plutôt maigre dans notre secteur. Et il y aurait intérêt à ce que l’estomac ne chôme pas plus longtemps !

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— Mais c’est vrai que vous en avez des têtes ! Vous êtes maigres comme des fakirs ! — Le plus ennuyeux c’est que les types se fatiguent tout de suite et qu’on s’en est vu misère pour arriver jusqu’ici. Je me demande comment on fera pour aller plus loin. Où va-t-on exactement ? — Forêt de Martignat, dit Gaby. Encore quelques heures de marche avant de songer au repos. Les conversations se sont ranimées et un brouhaha confus s’élève des groupes. Des sacs les camarades sortent quelques provisions économisées. — Maintenant, racontez-nous vos aventures pendant qu’on mange un peu. …Une heure plus tard, le camp est reformé par section et Gaby le dirige vers Apremont. La pluie a cessé, mais le brouillard subsiste, toujours aussi, épais. Agrippés les uns aux autres dans la nuit, comme les noyés à une épave, ils gravissent avec peine le chemin boueux. Les obstacles qu’ils heurtent provoquent, avec les chutes, des ruptures de colonne. Au loin un aboiement annonce le Grand Vallon. La consigne est d’éviter le village pour ne pas déceler la présence du Maquis, aussi, écartant des fils de fer, Gaby appuie sur la gauche et se lance dans l’immensité du plateau. Les vallonnements succèdent aux vallonnements, les prés aux terres labourées… Dans les ténèbres, tous ont perdu l’orientation et suivent aveuglément. Des heures passent ainsi à marcher sans fin, à franchir des barrières et des murettes, avant que les pieds ne heurtent le sol dur. C’est la route d’Apremont à Nantua. Une aube grise et glacée point. Comme foudroyés, des hommes s’écroulent, se relèvent et titubent. La soif brûle les gorges. L’épuisement provoque l’affolant mirage, l’imagination bâtit des chalets avec le brouillard laiteux. Quelques kilomètres encore. Le guide n’hésite pas une seconde : « C’est là », dit-il. Un chemin s’amorce sur la droite, au milieu des prés ; la colonne clairsemée s’allonge. Puis le pré s’élève en pente abrupte. Les dents serrées, luttant contre l’engourdissement les premiers arrivent au milieu des bouquets de sapins. Le jour s’est levé. Dans l’herbe déjà grasse de la montagne et parsemée de fleurs printanières, ils se couchent… Après la halte, une marche de vingt minutes les amène dans la forêt même. Les plus courageux préparent des feux où ils

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mettent à cuire dans les ustensiles de cuisine transportés sur les sacs depuis quinze jours, le riz que les sections Robert et Nicolas possèdent encore en assez grande quantité. Les autres s’endorment sous la pluie qui commence à tomber. Dans l’immense forêt de Martignat ils se sentent en sûreté quand bien même les Allemands sont encore à Nantua, au bas de la montagne. Profitant du repos général, Gaby reconnaît le chemin et le soir même, sous une pluie battante, à travers le dédale des sentiers perdus dans la mousse et le bois mort, il conduit ses compagnons à la ferme des Granges, sur le versant ouest. Dans l’écurie délabrée, les hommes ne songent qu’au repos. Ils ne sont plus pourchassés, ils ne battent plus en retraite. L’esprit vidé, ils se livrent au sommeil. L’averse redouble de violence. Trois volontaires endurcis se faufilent dans la nuit pour rentrer en contact avec le dépôt de ravitaillement d’Heyriat. Dans le silence, le petit poste de radio égrène la voix nasillarde de la B.B.C. qui commente pour le monde entier les attaques d’avril… * ** Ainsi quarante-huit heures après la fin d’opérations qui ont duré plus de deux semaines, et bien que l’ennemi occupe encore des points stratégiques, le Maquis est regroupé, les camps sont reformés. La tourmente a balayé la région Nord du département de l’Ain et le Sud du Jura. Toutes les fermes, les chalets de la montagne ont été incendiés sans ménagement. Des villages entiers ont été rasés. Partout les ruines fumantes sont le cachet d’un terrorisme industrialisé. Dans les cimetières des tombes fraîchement refermées ont enseveli les martyrs. Dans les bois, des cadavres restent la proie des bêtes. De nouvelles charrettes de déportés alimentent les bagnes d’outre-Rhin. En contre-partie, les Allemands devaient accuser des pertes sévères. Les Maquis du Haut-Jura leur ont infligé à eux seuls plus de 250 tués (d’après un rapport officiel de police). Les accrochages sur route ont disloqué leurs convois. Sur les lignes ferroviaires les coupures ont paralysé leurs transports, les explosions ont fait dérailler leurs trains. Puis, jour après jour, s’est insinuée en eux avec plus de vigueur l’idée que le Maquis était invincible puisqu’il était impossible de le heurter de front et de le surprendre, qu’il était une épée de Damoclès constamment en rupture d’équilibre,

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un poignard invisible qui frappait, une organisation qui fixait des divisions entières et disparaissait pour ressurgir dès que le siège serait levé. Ils ont compris que le Maquis faisait une guerre d’usure contre laquelle la force n’était d’aucune utilité ; une guerre des nerfs empoisonnant les esprits et jetant parmi les plus courageux un trouble tenace. Deux divisions allemandes ont opéré et emprisonné dans une étreinte de fer la totalité d’une zone à travers laquelle il était impossible de passer. Le Maquis y était demeuré fixé en utilisant sa science de la montagne, et son ravitaillement étant assuré par des réserves, il a résisté. En comparaison d’une part de la puissance ennemie, d’autre part de ses effectifs propres, ses pertes se soldent par un infime pourcentage. Certes la disparition de chefs de grande valeur est tragique en regard de la pénurie des officiers. Toutefois, les morts héroïques n’affectent pas l’organisation. Dispersée par fraction, il suffit d’un ordre du commandement pour qu’elle reprenne sa forme première et l’activité reprendra en toute connaissance des surprises et des dangers de la lutte. Parmi tous ces êtres animés d’un feu intérieur qu’avive encore la férocité de leurs adversaires, d’autres chefs sortiront du rang et monteront pour combler les places vides. La foi et la volonté retrempées auront en quelques jours raison des dernières difficultés. Après février, après avril, le Maquis a exactement la notion de lui-même. Il lui suffira de vouloir pour réussir. C’est la dernière main qu’il met à ses préparatifs. Le Groupement Sud pour avoir subi la totalité du choc de l’hiver n’a éprouvé que le contre-coup des opérations de printemps. Son élan n’a pas été ralenti. Sous l’autorité de Chabot, l’instruction est poussée très avant. Les camps entraînés sont parfaitement au point. Le Groupement Nord a ses effectifs grossis par les unités du Jura, après que Chevassus, par l’entremise de Montréal et de Gaby, ait réalisé le rattachement des Maquis du commandant Vallin à ceux de l’Ain. Ainsi se forme le sous-groupement Haut-Jura dont le chef, le lieutenant Chevassus, installe le P.C. à la ferme de Chatel au-dessus d’Arbent. Il perd son autonomie propre et son commandement est directement subordonné à celui du Groupement Nord, tandis que le P.C. départemental devient le P.C. des Maquis de l’Ain-Haut-Jura. Le Groupement Nord modifie son dispositif et s’établit aux

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points suivants : Les camps Charles, Jo, Granges, Lacuzon, respectivement au nord de Racouze ; à Vosbles, au sud d’Arinthod ; vers la ferme des Granges dans la forêt de Martignat ; et au-dessus d’Albatrix, au nord-ouest d’Apremont. Le Centre de Triage gagne le col de Berthiand. Les G.F. Pesce et Werner sont au repos, le premier à Napt, le second à Balvay. Le camp Pauly reste à Peyriat, au nord de Maillat où il s’est infiltré au cours des opérations ; le camp Martin se regroupe dans la forêt de Macretet, au nord d’Oyonnax. Les camps Boghossian et Richard sont mis à la disposition de Chabot et gagnent le Sud. Le camp Ludo relève de l’autorité de Clin, chef militaire du secteur A.S. Dombes. Puis le Centre de Triage dont l’existence devient aléatoire est désagrégé. Hibou envoyé aux renseignements a disparu ; Marcassin, le « toubib », parti à sa recherche, n’a pas reparu1. D’autre part, les volontaires se présentent à une cadence telle que le service de filtrage est débordé. Son importance, capitale les mois précédents, diminue d’ailleurs du fait que les réseaux de la Résistance sont assez étendus pour contrôler immédiatement les filières d’arrivées. Deux semaines plus tard, le Centre de Triage est donc dissous. Les cadres permanents, Maria-Matre en tête, et les cinquante hommes sont affectés au camp Lacuzon. Ainsi, n’étant plus viable, disparaît le premier organisme de contre-espionnage institué au Maquis. Quant aux formations de l’A.S. qui ont été engagées, elles regagnent leurs occupations civiles. Elles ont fait une expérience qui servira le plan d’organisation d’ensemble des groupes sédentaires en vue d’une action plus totale. Pour assurer la coordination le P.C. du Groupement se forme de façon définitive. Dans le bois de la ferme de Beauregard, Gaby nommé officier-adjoint au chef de Groupement, met sur pied le groupe d’état-major qui, d’un camp restreint, assumera le commandement militaire général des régions Ain-Nord et Jura-Sud. À l’échelon supérieur, le P.C. Départemental qui doit faire face à des problèmes plus nombreux de jour en jour par suite du développement incomparable du Maquis et de l’A.S., s’étoffe dans

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Après de nombreuses péripéties, Hibou est aujourd'hui professeur agrégé. Arrêté à Berthiand par la Gestapo, torturé et condamné à mort, Marcassin s'évada de son cachot en tuant la sentinelle. Malgré ses blessures, il revint à pied de Lons-le-Saunier à La Cluse, et n'ayant pu reprendre contact avec ses camarades, partit en Vendée. Après sa guérison, il s'engagea dans les F.F.O.

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ses services, le commandant et Maxime, son adjoint, continuant de supporter l’entière responsabilité de l’organisation. En deux mois, depuis l’atroce calvaire de la Ferme de la Montagne, les rouages du cerveau-moteur de la Résistance ont été refondus, remontés et réajustés. Le fonctionnement parfait récompense des efforts entrepris. Grâce au travail constant du capitaine Paul, le contact est quotidien avec l’État-Major Interallié de Londres représenté par le colonel Xavier. Les navettes des agents de liaison relient le P.C. à l’État-Major Régional du colonel Didier et aux groupements. Pour les missions périlleuses, il est toujours fait appel aux deux plus anciens, la blonde Michette et Jo la fille aux yeux verts, qui, en un an, ne doutant jamais d’elles-mêmes, ont passé partout et se sont tirées des plus mauvais pas. Le train-auto est riche grâce aux connaissances techniques de Jean, le responsable, et à l’inlassable bonne volonté des chauffeurs qui s’épuisent au volant. Il a été le facteur premier du redressement après février et reste l’organe essentiel employé au maximum par le commandement. Les parachutages sont réceptionnés à un rythme accéléré et les avions britanniques larguent même « en inter-lunes ». Le matériel est aussitôt distribué aux unités tandis que les Allemands bernés chaque nuit n’interviennent jamais au moment opportun. À Saint-Trivier et à Châtillon les sédentaires protègent secrètement le P.C. auquel ils apportent ouvertement une aide efficace. Ils tissent les mailles serrées de la Résistance, travaillent et n’hésitent pas, pour le besoin d’un cours d’instruction sur le sabotage, à faire sauter en plein jour une voie importante. Cette activité qui se manifeste bruyamment n’est pas sans attirer l’attention des indicateurs de la police. Le P.C. est en butte au harcèlement constant de l’adversaire. Une formation de deux cents G.M.R. contraint les vingt hommes de l’État-Major à abandonner leur refuge après que leurs trois fusils-mitrailleurs aient fait taire les armes des assaillants. Avant que les renforts n’arrivent de SaintTrivier, les papiers, les réserves et quelques meubles sont déménagés. Cachés à trois cents mètres, le commandant et ses compagnons assistent à l’incendie qui dévore la ferme, incendie allumé non pas par des nazis mais par des Français. Les uns après les autres, les cantonnements sont inutilisables. À son tour, la plaine épargnée jusqu’alors n’offre plus qu’un asile précaire. Les déménagements successifs entravent la machine qui ne peut plus supporter la contrainte. Résolument le chef regagne

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la montagne où les premiers pas hésitants ont été tentés. À Peyriat, c’est à Pauly qu’incombe la protection du P.C. qui sera ainsi au centre même des opérations à venir. Jour après jour la vie normale reprend ses droits au sein des camps. Le plus urgent est de remédier à l’affaiblissement provoqué par des privations excessives, de reforger cette vigueur dont les hommes étaient justement fiers. Pour obvier au plus pressé, les groupes les plus valides vont se ravitailler au dépôt constitué à Heyriat. Bien que la joie soit grande de rapporter des souliers, des pantalons, des blousons neufs, les longs trajets causent un surcroît de fatigue que ne peuvent pas encore supporter les corps débiles. Il faut revenir à l’ancienne méthode. Dans ce but, Bébé reprend en main la question ravitaillement. En général les stocks n’ont pas souffert. Des deux dépôts de riz, l’un a été détruit au Rosay, l’autre, deux tonnes environ, est intact, cette réserve étant à elle seule suffisante pour alimenter plusieurs milliers d’hommes. Un dépôt de pommes de terre a été brûlé à Racouze, les autres sont saufs. Il y a encore des légumes secs en quantité. L’envoi de la farine est assuré par la Bresse. Seule la viande manque, mais la situation alimentaire n’est pas angoissante. Pour réduire les manipulations, Bébé a installé à Napt une boulangerie à laquelle la famille Treuillet prête son concours. Le four communal cuit le pain pour l’ensemble du Groupement. Les groupes auto n’ayant pas souffert — seule une camionnette a été capturée — le transport des marchandises est rendu plus facile du fait de la belle saison. Enfin des coups de main opérés à la barbe des Allemands sur des collaborateurs notoires procurent des denrées indispensables. Un Service d’Intendance se crée sur de nouvelles bases, et Mystère toujours très méticuleux dans son travail est affecté à sa direction. Il s’occupe spécialement des répartitions et de la comptabilité tandis que Bébé, chef du garage, exécute les coups de main et assure les transports avec ses deux compagnons, Vaudoux et Dédé. La Puce, avec quelques aides, garde un vaste magasin camouflé au cœur des fourrés. Bébé, Vaudoux et Dédé ont une très grosse responsabilité et une écrasante besogne. Établis à Heyriat dès la fin des opérations, sur l’ordre de Montréal qui redoute les représailles, ils se sont transportés dans les bois de Samognat. Occupés pendant la journée à l’entretien des véhicules et à la répartition des marchandises ou des armes amenées d’un terrain de parachutage, ils

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passent toutes les nuits sur les routes, à bord d’un fourgon à essence — ces fameux véhicules qui firent tant parler d’eux au Maquis, tellement l’origine du carburant demeura un mystère pour les non-initiés ! Le point de ravitaillement d’un des camps est la carrière creusée en retrait de la route de Martignat, à la hauteur du passage à niveau de Jargeat. À l’heure fixée par le pli apporté par l’agent de liaison, un groupe de chaque section est au rendez-vous. Avec une régularité mathématique, le véhicule arrive, fait deux ou trois signaux avec ses phares auxquels une lampe électrique répond par le complément à cinq, et pénètre dans la carrière. À l’abri des roches, la marchandise passe d’une main à l’autre. Marius la contrôle et fouille les caisses et les sacs du faisceau de sa torche. Chacun se souhaite bonne nuit et le camion s’enfuit par les routes les plus inattendues. S’il est venu de Napt, par Izernore, Bellignat, Groissiat et Martignat, il repart aussi bien pour Arbent via Nantua, Belleydoux et Viry. Toutes les nuits les itinéraires empruntés variant, des observateurs ennemis n’auront sur l’emplacement des camps qu’une idée approximative chaque fois faussée par ces mouvements volontairement désordonnés. Aussitôt faite la distribution par sections les sacs sont chargés non sans que les responsables n’aient énergiquement protesté contre le vol dont ils sont chacun l’objet au bénéfice des autres. C’est l’habitude rituelle. Mais comme le chef du ravitaillement fait la sourde oreille, les groupes reprennent le chemin de la montagne. Avec le soleil, le camp se réveille. Des baraques de l’été dernier ou des fermes de l’hiver, il ne subsiste plus que le souvenir. Depuis le début d’avril, la vie naturelle a repris ses droits, belle, saine, mais permise qu’aux seuls corps solides. Les pépiements des oiseaux accompagnent les chants qui fêtent l’aube d’un jour fait pour l’amour et le bonheur. Torse nu, en pantalon vert, le plus souvent en short, les jeunes gens courent au ruisseau coulant au milieu du campement, s’ébrouent à l’air vif du matin puis se réchauffent par une gymnastique violente. Trois fumées s’élèvent dans le calme. Les cuisiniers sont assiégés et le bois mort jeté au feu crépite joyeusement. Bientôt un parfum de café se mêle à l’odeur de la résine lavée par la rosée nocturne. Le soleil monte rapidement dans le ciel limpide. Ses rayons dissipant les dernières vapeurs matinales s’infiltrent petit à petit

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dans l’épaisseur de la forêt, découpent des coins d’ombre et des plages claires où brillent les insectes. Les yeux blasés et les cœurs endurcis se prennent à jouir de cette heure ravissante. Dans l’immensité de la forêt, les hommes semblent perdus, écrasés sous les arbres, prisonniers de la nature puissante. Pourtant non, ils sont bien vivants, bien joyeux, avec leur vigueur et leur jeunesse de vingt ans. La bonne humeur, fondement de leurs principes, reste constante. Les refrains qu’ils fredonnent, les rires qui sonnent clair, jamais plus les bivouacs de scout ne les égaleront car ils n’auront pas à goûter la saveur d’un pacifique matin dont le soir tombera peut-être sur le dernier sursaut d’une bataille. Une partie du camp est à l’entraînement. L’autre assure la vie intérieure : corvées de bois, de cuisine, de nettoyage se succèdent, exécutées avec cet esprit particulier aux volontaires pour lesquels ordre équivaut à prière et chef à camarade. Autour des feux, les cuisiniers s’affairent sur des ustensiles primaires récupérés au hasard du chemin. Les repas préparés section par section donnent lieu à des luttes jalouses et à des joutes curieuses dans l’art culinaire. Les malins en profitent qui, ayant reniflé toutes les casseroles, se font inviter là où le fumet est le plus appétissant. Les esprits sont calmes, les nerfs sont détendus. Il règne une tranquillité absolue. À cinq cents mètres, sur le chemin conduisant à la ferme des Granges, dans l’herbe grasse et sous un couvert épais, deux sentinelles forment une pointe avancée à laquelle fait pendant un autre poste ayant vu sur les vallons d’Apremont. À l’intérieur d’une enceinte mal définie est le camp de Veymant. Verts, jaunes, blancs, noirs, bleus, des marabouts ont été dressés avec l’art des vieux blédards. Suspendus aux branches, tirés et arrimés au sol par des piquets fichés en terre, les grands cônes tronqués réalisent un ensemble exotique si inattendu que l’étranger qui y est admis ne sait plus s’il doit envier ceux qui ont la chance d’en profiter ou plaindre ceux qui, par nécessité, en sont réduits à une telle extrémité. Adieu fermes et chalets de la montagne. Le Maquis tout entier loge sous les parachutes dont le grain fin de nylon est imperméable s’il est fortement tendu. Étrange destinée de ces immenses toiles tissées dans les usines d’outreAtlantique, pliées par des mains féminines en Angleterre, lâchées par des bombardiers au-dessus de la campagne française qui, après avoir été les véhicules des armes, deviennent les habitations de leurs destinataires. Dans l’épaisseur de la forêt où les grands sapins tuent toute

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végétation, laissent mourir leurs basses branches et sèment le sol d’un tapis égal. Ouaté d’aiguilles glissantes, dans un véritable parc soigné par un jardinier invisible, ce village bariolé constitue toute la propriété des hommes de la montagne. À gauche du ruisseau qui recueille au passage deux sources timides, sont campées les sections Goyo et Robert. Leurs marabouts sont blancs, de ce blanc argenté que convoitent les femmes. À droite par contre, les sections Prosper, à l’orée d’une étroite clairière, et Maurice, tapie sous les arbres, ont construit des tentes vertes, bleues et même noires. Dans un rayon délimité, chaque section se réserve une autonomie relative tandis qu’à quelques mètres à l’écart se dresse une tente blanche. C’est le P.C. du camp, le repère de Michel et de Pierre, de Marius et de Paupol. Les couchettes sont bien alignées mais le désordre règne en maître. Sacs, vêtements, ravitaillement, tout est entremêlé. Au milieu de cet inextricable fouillis, un poste radio de campagne installé sur une boîte lance son antenne qui s’enroule autour du mât où sont suspendus musettes, carabines et windjacks. Pour y entrer il n’y a pas d’autres moyens que de marcher à quatre pattes et de se traîner sur les couvertures. L’heure du repas a réuni tout le camp. Section par section, assis ou à plat ventre, les hommes mangent qui dans des gamelles de soldat, qui dans des casseroles récupérées, qui dans des boîtes vides de conserves. Le ravitaillement qui a repris son cours régulier permet une abondante cuisine à laquelle s’adonnent des amateurs avec le doigté des maîtres queux diplômés. La ration de vin fort raisonnable complète agréablement le menu qui se termine dans l’allégresse générale. Mais seuls près de leur case, Michel et ses satellites font grise mine. Depuis que les cuisiniers ont rejoint un groupe de combat, un problème ne se solutionne pas : — Alors, qu’est-ce qu’il y a à grailler ? — Rien ! plus de conserves ! — Il faudrait tout de même faire quelque chose… — Quoi ? interroge Marius. Il est trop tard ! Paupol se met sur ses gardes : — Je ne sais pas faire la cuisine. — Et toi, Pierre ? — Moi non plus. Ce ne serait pas mangeable. D’ailleurs il n’y a point de feu d’allumé. Michel crie en brandissant les bras :

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— Vous êtes tous des fainéants ! — D’accord, mais si tu te dévouais, toi ! déclare Pierre. Le chef de camp coupe court à la discussion. Il rit aux éclats et un index accusateur souligne ses paroles : — Toi, je te vois venir, tu voudrais que je me tape le boulot. Tu peux toujours courir. Et puis on n’en mourra pas… — Bon ! Alors ?… Raconte-nous une histoire. Ainsi un quignon de pain sec remplace les repas. Un jour, comme l’obstination et la mauvaise volonté se manifestaient avec une nouvelle opiniâtreté, Prosper eut enfin pitié. Déjà Noël, le docteur — il habitait un grand marabout, sorte d’infirmerie qui se signalait par une odeur d’hôpital — s’était raccroché à lui. — Vous êtes des idiots ! déclara Prosper. Vous n’allez tout de même pas vous laisser mourir de faim ! — Oh ! tu sais, on se débrouille ! — Oui, mais ce n’est pas suffisant. Venez manger avec nous, à condition de nous donner le ravitaillement qui vous échoit ! Les quatre complices se regardèrent avec malice ; ils arrivaient à leurs fins. Pourtant ils auraient voulu conserver une partie de leur ravitaillement. Mais Prosper se montrait intransigeant. — Quatre parts de plus ou de moins sur la section, ça ne se sentira pas beaucoup. insinua Marius. — C’est oui ou… — Alors d’accord. Tu nous nourris et on te donne notre ravito. Mais pour ce qui est du pif, zéro, tu ne nous rouleras pas. On le garde ! déclara Michel. Il en avait été ainsi jusqu’à ce que Mermet fît des offres de service. Gourmand et gourmet comme un Oyonnaxien de vieille souche, il se révéla fin cuisinier et ne quitta plus Michel. Bon malgré sa mauvaise humeur, doux malgré sa rudesse, ce fut lui qui avec une autorité qu’il fallut accepter remit le bon ordre au P.C. et en assura la vie. Après la soupe de midi, la sieste se prolonge jusqu’à quatre heures. Le camp s’endort à l’ombre de la forêt. Seuls quelques intrépides, vêtus du short et ruisselant de sueur, se lancent dans d’interminables parties de tarots, crient et jurent dans l’acharnement du jeu, réveillant leurs camarades qui répondent aux cris et aux jurons par d’autres interpellations plus sonores.

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Puis à quatre heures, chassant la somnolence, les sections deviennent actives. Les unes s’occupent de l’armement, de théorie ou de pratique ; d’autres partent à l’exercice. Le terrain d’entraînement est généralement le lac Genin dont le cadre frais et pittoresque invite à la baignade. Le rendez-vous des week-ends oyonnaxiens étant déserté, le lieu est propice aux tirs de fusils-mitrailleurs et pour l’expérimentation d’une arme nouvelle, le Bazooka1, engin rébarbatif et d’apparence complexe, mais d’intérêt passionnant. Sur la rive, les torpilles en explosant projettent la terre avec les éclats, et l’écho roulant engloutit les rafales hachées des armes automatiques. Enfin le repas du soir achève la journée. Par groupes où se mêlent indistinctement les sections, les hommes causent, jouent, rient comme de grands enfants, heureux du calme de cette fin de journée dont chaque heure a apporté une intime satisfaction. La fraîcheur tombe vite. Petit à petit, à la nuit close, ils s’enfilent sous les marabouts. La pâle clarté d’une chandelle ou d’une mèche grésillant dans la graisse fondue dessine à travers les toiles légères de monstrueuses étoiles. Dans la forêt piquetée de taches claires passent ces chœurs troublants dédiés par les Russes à leur patrie lointaine qui bercent le camp tout entier de leur langueur. Couchés à même le sol dans leurs couvertures, les Français sont pensifs. C’est l’heure où la tristesse harcèle les âmes. La douceur des chants les pousse à l’abandon. Les uns parlent de leur maison, de leurs parents, ou d’une femme, des enfants laissés dans une campagne ou dans une ville et dont les nouvelles se font rares. Les autres confient un secret : une gentille amie, une charmante fiancée avec qui ils ont imaginé des projets huit ou dix mois plus tôt… Des noms murmurés à voix basse égrènent le film des souvenirs parés d’une radieuse beauté loin de la société qui les a chassés. Ravis d’avoir épanché tout haut ce qui oppresse ou gonfle leur cœur ils répriment l’élan de leur jeunesse enflammée par l’espoir. Toujours une phrase s’échappe de leurs lèvres : — Ah ! si jamais on en revient, comme on sera heureux plus tard !…

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Appareil anglais lançant des torpilles anti-chars, et fonctionnant électriquement.

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Et dans la forêt tranquille, les garçons s’endorment sous la protection de la garde que d’autres, impassibles, montent dans la nuit… * ** Malgré la bonne entente faite d’une estime réciproque basée sur l’épreuve infaillible d’un contact permanent entre les individus, le camp a pris la forme d’une véritable compagnie — dans le sens militaire du terme — que président, invisibles tellement la bonne volonté est générale, une autorité forte et une discipline stricte librement acceptées. Les hommes ont confiance en leurs chefs et les chefs en leurs hommes : animés de la même foi, ils travaillent résolument pour la même cause. Mais quelqu’un enfreint-il la discipline et les principes établis par l’usage, que l’autorité se découvre pour punir sans pitié. Rien ne peut mieux illustrer cet état d’esprit que l’aventure survenue au camp de Granges au début du mois de mai. Lors d’un transport d’armes exécuté de nuit d’Échallon à Heyriat par une section sous le commandement de Paupol, les hommes ont eu l’autorisation de rester au village durant la journée. Dédaigneux du repos, trois d’entre eux, appelons les X, Y et Z, ont la malencontreuse idée de visiter le pays. Désobéissant à leur chef, X, Y et Z, qui ignorent les relations d’amitié qui lient les gens de cette région au Maquis, dévalent la montagne, se présentent à la porte d’une maison inhabitée de Granges, fracturent la cave et s’enivrent. Après avoir effrayé les habitants et tiré des coups de feu dans les bois, ils rentrent à Heyriat et, se conduisant en pillards, pénètrent dans une ferme où ils font main basse sur un portefeuille et quelques victuailles. Alertés, leurs camarades les désarment et les placent sous bonne garde, tandis qu’ils restituent le fruit du vol. Ramenés au camp durant la nuit, les coupables sont traduits dès le matin devant un tribunal militaire dont les membres sont tirés au sort parmi leurs camarades. Voici le rapport authentique transmis au Chef de Groupement après le jugement : « Un conseil de guerre présidé par le lieutenant Michel, chef de camp, assisté des aspirants Robert et Prosper, des sergents Goyo et Vélon, du caporal Vugier, et composé d’un jury de neuf hommes, a examiné l’affaire X, Y et Z, accusés de vol dans les villages de Granges et Heyriat. Les intéressés ont reconnu les faits.

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« Après délibération, le jury a condamné X à la peine de mort par six voix contre trois. Y et Z à neuf jours de cellule. « Toutefois, à l’unanimité, le jury a accordé à X l’autorisation de demander son recours en grâce au Lieutenant Commandant le Groupement de Camps Louise. Cette affaire étant la première et X ayant bénéficié des circonstances atténuantes vu ses antécédents, le Conseil appuye cette demande et spécifie que c’est la seule fois qu’il compte sur la clémence du lieutenant Montréal. Si de tels faits se reproduisent la demande de recours en grâce sera refusée. « Les trois condamnés sont gardés pieds et poings liés. « Le 2 mai 1944. « Signé : MICHEL. Michel joignit au compte rendu une note par laquelle il intervenait favorablement pour la grâce de X, sa conduite ayant été très brillante au cours des opérations. La lecture du jugement faite au rapport ne souleva aucune objection ni aucune pitié. Le délai expirant, le peloton d’exécution prêt, X était conduit au poteau lorsque Denise apporta la grâce accordée par le Chef de Groupement1. Quelques instants de retard et X payait de sa vie sa mauvaise conduite. Tous comprenaient qu’une armée clandestine désireuse d’obtenir des résultats devait purger ses rangs de ceux qui étaient incapables de se soumettre à l’autorité préétablie et de rester des honnêtes Français malgré les pénibles circonstances du moment. X, condamné à mort par ses camarades, aurait été fusillé par ses camarades. Volontaires pour défendre leur pays, ils ne voulaient pas que l’armée nouvelle qu’ils créaient de toutes pièces puisse un jour passer pour une théorie de bandits de grands chemins. De la discipline, c’était la première fois qu’il en était ouvertement question. Jusqu’alors elle était cachée, puisque innée dans les camps. Intimement mêlée aux plus beaux sentiments dont peuvent s’enorgueillir les gars du Maquis, elle ne devait jamais défaillir.

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X… ayant subi la peine du « tombeau » avec ses deux complices, fut muté au P.C. du Groupement Nord, il devint le garde de corps du commandant de groupement et sa conduite resta exemplaire.

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Avec la belle saison, l’imminence des opérations décisives provoque une recrudescence d’activité. Et celle-ci se traduit d’une part dans le Maquis par le souci d’attaquer par tous les moyens les rouages de la machine de guerre allemande ; d’autre part chez l’ennemi par le besoin de protéger ses arrières. À la veille d’un débarquement allié qui se précise, lutter pour détruire et lutter pour survivre sont les mots d’ordre de l’un et l’autre état-major. En fait, après avoir concentré le gros de leurs forces dans les Savoies où l’agitation renaît, les Allemands semblent décidés à récidiver leurs tentatives contre l’Ain. Le 30 avril, ils attaquent le camp Charles installé dans les bois — le Camp Clairon — au nord de Racouze, conduits par un traître français, le milicien Cornaton, habitant Villereversure1. Afin d’interdire l’arrivée d’un renfort éventuel, les troupes se déploient tant sur la route de Corveissiat que sur la route de Thoirette. Le combat est sauvage, farouche, car les Allemands ont beaucoup de mordant et les maquisards sont décidés à la défense. Pour la première fois dans l’Ain, Charles expérimente le Bazooka sur les troupes ennemies et leur cause autant de pertes que de surprise et de frayeur. À la fin de l’après-midi, comme l’adversaire n’a enregistré aucun succès, Charles donne l’ordre d’évacuer le camp pour un nouvel emplacement. Mais il veut rester sur une victoire. Avec quelques hommes, il se dirige vers les ruines de Racouze — dont le four communal, seul rescapé de la destruction générale est incendié — et à l’instant où les nazis embarquent dans leurs camions, il déclenche une pluie de balles et de grenades défensives et gammon. Cette fois, ils battent en retraite dans un triste état : l’embuscade de Daty a été rééditée et les camions sonnent tellement la ferraille que les belles troupes du Grand Reich attendent, pour traverser la ville de Bourg, que la foule soit sortie des cinémas. Le lendemain, au nez des Allemands, le même camp récupère un parachutage près de Romanèche. Puis une série de coups de main est exécutée sur les Chantiers de la Jeunesse à Pont-d’Ain, sur l’École des Enfants de troupes d’Autun repliée à Thol, et sur différents véhicules. Cette fourmillante activité ne laisse pas d’enlever les dernières illusions à ceux qui se réjouissaient à l’idée que le Maquis avait été « réduit ». Peu de temps après, une vaste opération est tentée contre les

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Le milicien Cornaton fut abattu quelques jours plus tard à la gare de Villereversure alors qu'il causait avec deux de ses amis.

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forces du Maquis stationnées au nord de l’Ain, entre les cours parallèles du Suran, à l’est, et de la Valouse à l’ouest. Vers trois heures du matin, un convoi de trentecinq camions venant d’Arinthod se dirigent sur Ceffia via Burigna, et sur Mongefond, Vosbles et Chavagna. Un deuxième convoi venant de Bourg fort de dix-sept camions occupe Charnod, Villeneuve-les-Charnod et Mont-fleur. À neuf heures trente, le 16 mai, les nazis attaquent simultanément la première section du camp Jo — trente-deux hommes au total — installée dans les bois du Mont à un kilomètre et demi au nord de Burigna, et le dépôt de matériel de cuisine et de vivres stocké à la tour de Dramlay où six hommes ont été détachés la veille pour le déménager. D’après la tactique employée, le lieu de stationnement de la section semble bien connu : fixation de face sur voie d’accès, débordement par l’arrière et des deux côtés à la fois, ce qui produit dans le bois des frictions entre les assaillants eux-mêmes lors de leur jonction. Mais pris de pressentiments, le chef a fait changer le cantonnement quarante-huit heures plus tôt, ce qui permet au camp de ne pas être coincé dans la tenaille. Trois hommes seulement restent à l’ancien emplacement : le cuisinier, son aide, et Willy, le prisonnier capturé au mois de mars par Loulou. Faisant preuve d’un courage peu commun, le caporal Gerfault se précipite sous le feu des armes automatiques et sauve le cuisinier qui ramène son fusilmitrailleur. Son aide est tué, et le prisonnier repris par ses compatriotes et abattu sur le champ. Marcel aidé de Gerfault réussit ensuite à faire exécuter un décrochage difficile. Talonnée de toutes parts, une partie du camp ne doit la vie qu’à une petite falaise contre laquelle elle reste blottie pendant une dizaine d’heures. À la Tour, l’attaque dure deux heures. Écrasés sous le nombre, les hommes se sont repliés. L’un s’est détaché du groupe et, à bicyclette, est parti, imprudemment du reste, aux renseignements. En arrivant à Mongefond il tombe aux mains des Allemands qui le transpercent de coups de baïonnette. Le rapport du chef de camp sur les pertes se résume ainsi : « Le Camp a perdu deux camions brûlés sur place (un P. 45 et un G.M.C.), le ravitaillement, des sacs, 1.000 cartouches de fusils-mitrailleurs, 10 grenades défensives et trois grenades gammons. Différentes couvertures et toiles de tente. » Deux tués et cinq ou six personnes arrêtées dans la région, tel est le bilan. Une fois encore le succès échappe à l’ennemi car

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les maigres résultats ne compensent pas les forces mises en jeu. Il oblige tout au plus le camp à se déplacer. Toutefois cette opération procède d’un mystère troublant que rappelle d’inquiétante façon une affaire arrivée un mois plus tôt. Alors que le camp Jo s’était camouflé pendant les attaques d’avril sur la commune de Chavagna-Vosbles, le maire de Ceffia, M. S. Charrière, reçut la visite des Allemands qui lui dirent très simplement : — Des terroristes sont cachés à la « Côte Pleine ». C’était exactement l’endroit qu’occupait Jo. M. Charrière protesta tandis que, courageusement, une jeune fille donnait l’alerte. Les Allemands insistèrent : — Venez avec nous sur les lieux et si nous trouvons les terroristes vous serez fusillé. Bon gré, mal gré, le maire dut les accompagner pensant en a parte : « Pourvu que Jo, toujours téméraire, ne tire pas ! » Les patrouilles passèrent à quelques distances et ne les éventèrent pas. Le maire et la population furent sauvés. L’ennemi était donc parfaitement renseigné. À nouveau il opérait suivant des indications précises. Un agent indicateur était à démasquer. Quelque temps plus tard, le Maquis arrêtait à Chavagna Mme Péchoux (une authentique Allemande) et son mari sur lesquels furent trouvées des correspondances avec la Kommandantur. Agent de la Gestapo, cette femme avait fait déporter en avril plusieurs personnes du village dont M. Moaillat (appelé par les boches le « boulanger du Maquis ») et son propre beau-frère. La correspondance et l’accueil réservé par ces deux personnes aux troupes de représailles furent un chef d’accusation suffisant : le Maquis les pendit, avec l’assentiment des patriotes non fâchés de voir disparaître d’aussi tristes traîtres. Cette opération menée avec de gros effectifs contre la région nord de Corveissiat donne l’éveil car le S.R. annonce diverses concentrations de troupes. Aussitôt le Groupement Nord est mis en état d’alerte. Le 20 mai, la note suivante est transmise aux unités : « MAQUIS. GROUPEMENT NORD (Louise) « P.C. du lieutenant Montréal

« 20 mai 1944

Le lieutenant Montréal à tous les camps : « De source non confirmée les boches réquisitionnent des cars à Bourg en vue d’une opération qui pourrait avoir lieu à partir de dimanche soir.

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« En conséquence, chaque homme devra avoir son sac monté en permanence, avec armes et munitions. Les postes de garde et de guet seront renforcés et des patrouilles effectuées de trois heures du matin jusqu’à treize heures. « Michel, Roland, Chevassus appliqueront le plan primitivement prévu (évanouissement par groupes sur emplacements reconnus). « Pauly, Charles, Jo assureront la défense du P.C.1 et se replieront sur une ligne passant par Napt, Heyriat, Revers. Matafelon, Emondeau, Arfontaine, P.C. et Pauly à Emondeau. Charles et Jo à Arfontaine. » L’offensive prévue ne se déclenche pas. Par contre, au cours d’une conférence des chefs de Camp, Montréal donne connaissance de l’opération exécutée par les miliciens dans la région de Châtillon-sur-Chalaronne, les 19 et 20 mai. Elle s’étendait aux communes de Saint-Trivier sur Moignans et de Sulignat, contre le G.F. Paul, les camps Lorraine et Ludo placés sous le commandement du lieutenant Clin. Terreur, surpris près de son camion. fut tué vers la maison de Charvet dont la femme et la famille furent arrêtées. La bataille devint bientôt générale, des renforts ennemis accoururent et Clin engagea toutes ses réserves. Un premier succès fut enregistré par l’A.S. dont quatre équipes commandées par Charvet attaquèrent la propre demeure de ce dernier et l’occupèrent. À 21 heures 30 un car et une voiture d’officiers de la Milice tombaient sur une double embuscade sur la route de Pont-de-Veyle. L’engagement qui dura une heure et demie se solda par la prise de deux fusils-mitrailleurs français et la mort de quinze miliciens, dont le commandant. Un gars du Maquis, Georges, fut tué en pleine action. Le lendemain, après un décrochage, la bataille était engagée à nouveau par le groupe « Milice » du 1er Régiment de France et le bois fut systématiquement pilonné par les mortiers. Clin, arrêté avec son agent de liaison par les gardesmobiles, réussit à leur fausser compagnie. Mais Alex, grand blessé des opérations de février, qui s’était offert pour conduire à l’hôpital de Bourg un camarade blessé, tomba sur un barrage et les G.M.R. le livrèrent à la Milice qui l’exécuta à Sulignat. Quand l’adversaire ramassa ses

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Il s'agit du P. C. départemental.

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morts et ses blessés, le Maquis, fidèle à ses principes, n’intervint pas. Le bilan s’établissait ainsi : Le Maquis déplorait trois tués (dont deux fusillés) et un blessé. La Milice comptait avec certitude quarante-deux tués et cent blessés, encore que ces chiffres restent en dessous de la réalité puisque le premier rapport de gendarmerie mentionnait cent trente blessés. Malgré la différence des effectifs, les chiffres parlent éloquemment. En présence de tels faits le chef du Groupement Nord tient à rester sur ses gardes. Les camps sont prêts à toute éventualité, le ravitaillement et les munitions stockés. Trois plans tactiques sont retenus : le « plan A » appliqué déjà en avril prévoyant l’action rapide et le camouflage dans la zone d’opération ; le « plan B » appliqué en février, basé sur les combats de retardement et la disparition hors du secteur ; le « plan C » consistant au camouflage total sur des emplacements délimités. L’application de l’un ou l’autre est conditionnée par la force, l’envergure et la tactique de l’attaque. * ** Le secteur reste calme. L’affaire d’Illiat marque la dernière offensive dirigée contre le Maquis pendant la période strictement clandestine. Non seulement l’ennemi n’a jamais obtenu de résultats, mais il reste sur deux défaites certaines, l’une infligée par Charles, l’autre par Clin. D’ores et déjà apparaît l’inefficacité de la bataille d’anéantissement du mois d’avril. Aujourd’hui le Maquis, et avec lui la Résistance, entre dans sa phase de puissance maxima. Les volontaires affluent en si grand nombre que les effectifs s’accroissent rapidement. Armes, munitions et matériel descendent dans le ciel de Bresse, du Valmorey et du Haut-Bugey. La Prairie d’Échallon où l’herbe pousse drue en ce début d’été est un terrain de largage important. Nuit après nuit les nouveaux containers permettent d’armer les nouveaux arrivés, d’accroître la densité de feu, d’assurer l’équipement des groupes-francs A.S., de constituer d’énormes dépôts camouflés dans les bois ou dans les villes. Il faut plusieurs heures de marche pour se rendre des forêts de Martignat et d’Ablatrix à la Prairie ; et les camps de Granges et Lacuzon sont astreints à un rude travail. Les nuits claires et glacées se passent à manipuler les tubes pesants. Tous y mettent de

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l’ardeur, car la rapidité est un facteur de succès : Montréal, Gaby, les agents de liaison du P.C., des éléments de l’A.S. d’Oyonnax et souvent le commandant Romans et le colonel Xavier eux-mêmes. Les nuits pluvieuses sont employées à de longs transports, à pied, pour distribuer les répartitions. Ainsi s’écoule le temps sans que soit perdue une minute. Le Maquis est une organisation susceptible de subir des revers particuliers mais invincible dans sa structure générale. De cette idée, tous en sont pénétrés, et elle se traduit par ce mot d’ordre « action de toutes parts, par tous les moyens ». Les rapports successifs font foi de l’activité du G.F. Werner. Le 30 avril, sur la ligne Bourg-Lons-le-Saunier, au passage supérieur du Vernay, près de SaintAmour, une tentative de déraillement par explosifs est opérée. Mais le détonateur électrique étant défectueux, seule une machine haut-le-pied est endommagée par un crapaud. Le 4 mai, à huit cents mètres de Vernay, un train de marchandises convoyé par des troupes déraille : seize wagons sont détruits ; le trafic est interrompu pendant la nuit, et pendant deux jours ne reprend que sur une seule voie. Les trains ne circulent plus entre 22 heures et 4 heures du matin, mesure qui sauve d’ailleurs un convoi le 6 mai. Le 8 mai, au passage à niveau du chemin du Fay aux Capettes, entre Coligny et Villemotier, les rails sautent sur une longueur totale de 336 mètres. Le 13 mai, à trois cents mètres au sud de ce même passage à niveau, un train déraille à nouveau. L’immobilisation du trafic est totale, les deux voies sont coupées sur vingt mètres. Le 18 mai, à la bifurcation des lignes BourgLouhans et Bourg-Lons, à 2 kilomètres 500 au nord de Saint-Amour, les voies, les systèmes d’aiguillage et les postes sont détruits. Cette attaque arrête la circulation pendant trois jours et la réduit pendant plus longtemps qu’à une voie unique. Le 22 mai, au passage à niveau sur le chemin de Joudes à Dommartin-les-Cuiseaux, un déraillement est encore réalisé avec succès. Bref, durant le mois de mai, le G.F. Werner inscrit à son actif, outre les destructions de voies : sept déraillements effectifs de trains, le sabotage des installations de la gare de Moulin-des-Ponts, et un assaut très violent contre un transport de troupes. D’autre part, le G.F. Pesce lancé sur le même objectif : Bourg-Lons-leSaunier, attaque le réseau ferroviaire avec la même ardeur. Le sabotage répété et l’insécurité constante de cette artère principale provoquent un trouble considérable de la circulation à une période où l’ennemi a le plus grand besoin d’une entière liberté de mouvement sur ses arrières.

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Cette ligne est tellement importante que Charles reçoit l’ordre suivant : « MAQUIS — GROUPEMENT NORD (Louise) « P.C. du lieutenant Montréal

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ASPIRANT CHARLES « Opération de sabotage sur la ligne Bourg-Lons « Départ en camion ce soir à 21 heures jusqu’à Ceillat où vos hommes débarquent. Atteindre la ligne Bourg-Lons pour une heure du matin en effectuant une marche d’approche. « Heure de sabotage : 1 heure du matin. « Retour immédiat sur Ceillat. Rentrée 5 heures dimanche. Repos jusqu’à midi. « Après-midi : exercice de tir dans la région de Ceillat. « Retour à votre emplacement actuel à pied dans la nuit de dimanche à lundi. « Vous laisserez à votre emplacement un poste qui prendra la garde pendant quarante-huit heures à l’emplacement actuel. « Vous demanderez à Pauly les explosifs nécessaires à cette opération. « Mission : Détruire sur les deux voies le plus possible de longueur de rails. « Attention : Cette ligne est gardée par les Allemands, par des requis et aussi par des G.M.R. qui s’embusquent sous les bois. Il faut donc opérer en plaine. Vos hommes emporteront des chiffons pour envelopper leurs souliers afin d’amortir le bruit. « Jo et son groupe ne participent pas à l’opération. « Signé : Lieutenant GABY. » Le camp enregistre un beau succès. Vingt-deux coupures arrachant 220 mètres de rails portent un très gros coup aux transports. Dans la même journée Roland reçoit une mission identique. L’objectif est la gare de Pont-d’Ain sur la ligne Paris-Genève. L’adjudant Maria-Matre et six hommes sont chargés de l’exécution. Elle est accomplie point par point. La destruction des pointes d’aiguilles et le sabotage du poste d’aiguillage mettent la gare hors de service pour quarante-huit heures. De plus, des renseignements annoncent une descente en force de la Gestapo sur Oyonnax. Une embuscade est aussitôt décidée

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par le chef de groupement. Confirmant les ordres oraux, une note laconique arrive au camp de Granges : Montréal à Michel. Faites barrage sur route Oyonnax-La Cluse ce soir de 23 heures à 2 heures. Entre Martignat et Martinet, les sapins abattus en plusieurs points obstruent la route. Trois sections appuyées de neuf fusils-mitrailleurs tendent l’embuscade. Deux autres barrages contrôlent la route de Samognat et la route d’Izernore sous la garde des groupes du P.C. Si l’attente fut vaine, le Maquis n’en protégeait pas moins la ville tranquillement endormie, inconsciente du danger. Le 20 mai encore, le poste de G.M.R. de Pont-d’Ain est neutralisé par un groupe d’Enfants de troupes de l’École d’Autun passé au Maquis. Mazaud s’empare des armes des trente-cinq hommes de Vichy et d’une mitrailleuse, cellelà qui se plaisait la nuit à gêner les missions des camions de la Résistance. Dans la nuit du 28 au 29 mai, le sous-groupement Haut-Jura attaque à la même heure les gares de Saint-Claude, La Cluse et Bellegarde. À Saint-Claude, où quatre locomotives ont été rendues inutilisables les jours précédents, deux autres sont détruites, les vingt-six aiguillages et pointes de cœur sabotés. Une charge formidable de 1.200 grammes de plastic arrache la plaque tournante dont un morceau vola à trois cents mètres. Tandis que Chevassus, Duraffourg, Daty et ses hommes font trembler le quartier de la gare, la section Brest du camp Tony (Tony a pris le commandement du camp Martin le 18 mai) s’empare de deux tonnes et demie de tabac dans l’entrepôt de la Régie et d’un camion. Une vive escarmouche à la grenade et au fusil-mitrailleur la met aux prises avec les Allemands barricadés à l’Hôtel du Globe d’où ils ne peuvent s’opposer à l’opération. À La Cluse, Cyrus fait sauter deux locomotives, les aiguillages et la plaque tournante. À Bellegarde, Tony, les onze locomotives du dépôt et les aiguillages. À Oyonnax, le central téléphonique de la gare est démoli. Les lignes Bourg-Morez et Bellegarde-Morez sont ainsi paralysées totalement. L’opération n’a coûté qu’un mort : Erasme, tombé à Bellegarde sous les balles que les Allemands tiraient des fenêtres de l’hôtel où ils s’étaient enfermés. Le 2 juin, les G.F. Werner et Pesce s’introduisent au dépôt de la

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gare de Bourg ; font sauter onze locomotives, endommagent la rotonde, détruisent les installations. Chabot exécute le même travail sur les lignes de Lyon, de Chambéry, d’Annecy et sur le dépôt d’Ambérieu. L’ensemble du trafic ferroviaire est ralenti, voire interdit dans la région AinJura. Les trains retardés par des stationnements et des manœuvres compliquées ne roulent qu’à petite vitesse sur des voies qu’embouteillent les déraillements. La garde des réseaux immobilise des troupes et le sabotage se poursuit toujours. La guerre est déchaînée à outrance. L’ennemi traqué se rend compte qu’un plan établi avec minutie se développe irrémédiablement. La terreur semée en avril se retourne contre lui. Il est pris dans le piège qu’il a voulu tendre. Avec chaque explosion arrachant l’acier et disloquant le béton, s’insinue en lui une peur terrible. Malgré sa puissance matérielle, devant un pays qui secoue ses chaînes, il se sent seul.

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XIII

Dans l’étroit sentier cheminant en sous-bois, Mick avance d’un pas rapide. En cette matinée de juin, la chaleur perce la frondaison. Vêtu d’un pantalon de golf dont les boucles retombent sur les chevilles, d’une chemise à col échancré et aux manches retroussées, le solide garçon à la figure ouverte qu’encadre une épaisse chevelure noire est trempé de sueur. Pourquoi n’a-t-il pas accepté l’invitation de Mme Roux à Izernore ? Il hausse les épaules. Ce n’est, certes pas, par timidité. Pépette et sa mère sont assez mises à contribution, mais il n’a pas osé s’imposer à une heure aussi tardive. Grands dieux ! la vaste maison regorge toujours de monde : C’est la base du P.C. du groupement. Et qui l’aurait vue avec son garage de bicyclettes, sa table servie en permanence où les hôtes se succèdent jour et nuit ; ses chambres où les plus épuisés peuvent goûter le repos l’aurait prise à coup sûr pour une auberge1. Mick ne s’est pas laissé tenter. Avant tout il doit rejoindre le P.C. À la ferme de la Longeon, il s’est désaltéré à la fontaine où ne coule plus qu’un filet d’eau. Au poste de garde, il a salué d’un geste amical Pomathiod qui s’est dressé derrière son buisson. Le chemin se perd dans le bois. Mick oblique à gauche, se glisse entre deux gros buis, et jouant des coudes, se faufile le long de la piste invisible du sentier.

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En juillet 1944, la maison fut incendiée tandis que la Gestapo recherchait sa propriétaire.

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— Vais encore me faire engueuler ! pense-t-il tout haut. Le bois s’éclaircit. Les chênes et les bouleaux forment taillis, l’herbe est haute, les épines s’enroulent dans les fourrés. Des cris, des paroles fortes dites tour à tour sur un module grave ou aigu arrivent jusqu’à lui. En riant il caresse la chèvre qui broute les jeunes feuilles, et se hâte. Devant lui, la clairière est brûlante de soleil et des marabouts disparaissent sous les feuillages. D’un geste large, Pozo l’appelle : — Ah ! te voilà ! Ben tu parles d’un cinéma !… C’est un garçon d’une vingtaine d’années, comme Mick. Des yeux à l’éclat fiévreux dénotent l’intelligence cachée derrière le front basané surmonté de cheveux noirs. Hochant la tête, balançant le bras d’un air désabusé, il se lamente : — Quel cinéma ! Quel cinéma !… Becquet, un gosse de dix-sept ans, vif et malin reprend de plus belle : — Cette fois, ce n’est plus du cirque, c’est du cinéma ! — Quand tu penses — dit La Bulle prenant Mick à témoin de ses misères — quand tu penses que Théo refuse de donner un quart de pif sous prétexte que nous avons eu notre part pour la soupe ! — Oh ! Théo ! Ce n’est pas chic, reproche Mick en s’asseyant à l’ombre des buis, dans la « cuisine » faite d’un fourneau de campagne, d’une méchante table, de sceaux, de casseroles et de vaisselles empilés ou pendant aux branches. Tout dans cette installation primitive respire l’ordre et la propreté. — Oh ! Théo… Mais Mick qui n’a pas mangé ne tient pas à envenimer l’affaire. Il connaît Théo comme un homme bon et dévoué, mais emporté et respectueux des principes établis. — Quoi ?… Vous serez contents lorsque vous n’aurez plus à boire que de l’eau ! La phrase est écorchée par un épouvantable accent guttural. — Un tout petit canon. Par ces grandes chaleurs, prends pitié !… — Buvez de l’eau. Par ces chaleurs, elle vous fera du bien. Est-ce que je bois du vin, moi ? — Quel cinéma ! Être traité de cette façon ! — Quoi ?… À peine le mot est-il prononcé qu’un homme sort du marabout

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de toile jaune. C’est un grand diable d’une cinquantaine d’années aux membres longs et aux traits burinés dans une chair patinée. Le marabout est à la fois son repère et le dépôt de ravitaillement du P.C. sur lequel il veille avec des soins attentifs. Théo est originaire de la Sarre qu’il a fuie pour ne pas tomber sous la coupe hitlérienne. Sa femme ayant été arrêtée par la Gestapo et déportée, il a offert ses services au Maquis. Ainsi est-il devenu cuisinier. Consciencieux, méticuleux et habile, il est perpétuellement en butte aux agaceries des jeunes et il lui faut une philosophie souple pour ne pas se vexer des incessantes récriminations de la part de ceux qu’il considère comme des enfants. Il les aime car il sait qu’ils sont braves et dévoués. Pourtant, quand la mesure est trop pleine, il voudrait les battre. Mais les garnements redoublent leurs plaisanteries et Théo, rageur, finit par en rire. — Salut, Théo ! dit Mick. J’arrive ! — C’est bien. — J’arrive et n’ai pas graillé ! — Tu n’as pas ?… — Non, non ! alors si c’était un effet de ta bonté… Ses camarades se lancent des œillades furtives en pinçant les lèvres. Théo reste silencieux, les deux mains sur les hanches. Tout à coup, il bondit : — À cette heure, tu n’as pas mangé ? — T’es encore un sacré hibou, déclare Pozo pour jeter de l’huile sur le feu. — Je t’assure que non ! Théo se calme : — Heureusement que j’ai pensé à toi et que je t’ai gardé quelque chose ! — Bravo, Théo, ça c’est nunusse. Mais dis-moi, ce n’est pas des nouilles à la confiture ta becquetance ? Mick se souvient de ce jour où Chevassus affublé d’une salopette de mécanicien — sa nouvelle tenue — était arrivé affamé au P.C. Théo à court de ravitaillement lui avait offert un menu déclaré succulent qui n’avait pas fait les délices de la popote : nouilles à la confiture. Désappointé, Chevassus s’était cru obligé pour tromper sa faim d’alimenter la réunion qui suivit des histoires de son répertoire. À côté de Mick assis à la grande table faite de planches clouées sur des pieux, La Bulle a entrepris Théo :

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— Des fois que par la même occasion tu voudrais nous filer le coup de pif ? — Tu penses, il aimerait mieux arroser l’herbe avec ! — Becquet, fais attention à ton derrière, conseille Théo ! — Quel Hibou tu fais ! déclare Pozo en se tapant sur la cuisse. Arrangeons l’affaire. Tu es brave et nous itou. Alors paye un coup à boire et raconte-nous ton histoire, tu sais : pique à droite ! pique à gauche ! — Oui, vas-y, Théo, clame Becquet. Raconte et on te fait grâce du canon. Tu y gagneras un litre ! Ils rient aux éclats à la seule idée de l’entendre dire « son » histoire. La première fois qu’il avait essayé une mitraillette, Théo avait touché la cible d’abord à droite, à gauche, puis en haut, en bas et enfin vers le centre. « Je tire, disait-il. Pique ! à droite, pique ! à gauche, pique ! en haut, pique ! en bas, et pique, pique, pique… au milieu ! » C’était innocent, mais l’accent était tel que cette phrase avait déchaîné l’hilarité du P.C. pour le malheur de l’auteur qui l’entendait prononcer à tout propos dès qu’un léger désaccord l’opposait aux agents de liaison. — Becquet ! arrive ! La silhouette apparue à l’entrée du vaste marabout blanc au fond de la clairière a déjà disparu. — Ça y est ! Je vais encore aller fondre. Accourant, Becquet pénètre sous la toile. Montréal est assis derrière un authentique bureau de couleur acajou sur lequel trône une superbe machine à écrire au milieu des papiers, des cahiers, des classeurs. Il relève la tête. Vêtu d’un pantalon et d’un maillot d’athlétisme d’où saillent ses muscles, il est mouillé d’une sueur qui perle à la naissance d’une barbe vieille de huit jours. Il rallume sa pipe : — Est-ce que vous avez bientôt fini de hurler de cette façon ? Accusant le profil sec, les yeux se font sévères, le front se plisse. — Mon Lieutenant, c’est Théo qui ne veut pas nous donner un coup de pif ; bécause la chaleur… Le fond de la tente est occupé par une large couchette dont le sommier est remplacé par des perches flexibles capitonnées par des amortisseurs de containers et arrimées sur quatre piquets, les draps par des parachutes, et le couvre-lit par des toiles caoutchoutées noires. Dans un coin s’étagent une malle parachutée et deux sacs tyroliens.

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Une caisse de documents disparaît sous le lit. Deux carabines Winchester sont pendues avec les cartouchières au mât central. Un minuscule poste de radio anglais est posé près du bureau. En short et chemisette, le lieutenant Gaby est penché sur une vaste carte déployée sur la couchette, reproduisant en couleurs et à grande échelle le Secteur Nord du département de l’Ain et le Haut-Jura. De la pointe d’un crayon, il suit les lignes routières et ferroviaires, s’arrête aux points névralgiques. Ce marabout est le bureau du Poste de Commandement du Groupement Nord. Sous la double toile de nylon argenté, l’air est moite et les mouches, au faîte du mât, sont tapies contre la paroi. Montréal cachette des enveloppes : — Tiens, petit ! pour Charles et pour Pauly. Appelle-moi La Bulle ! — Tâche de ne pas rentrer tard, autrement gare à toi ! conseille Gaby. — Oui, patron, c’est promis. Le conseil n’est pas superflu car Becquet qui a encore l’espièglerie et les défauts de l’enfance, aime prolonger ses stations à Izernore avant de regagner le P.C. À son tour, La Bulle entre en boutonnant un blouson américain : — Porte ce pli à Chevassus. Réclame-lui ses contrôles et rapporte-les, nous en avons besoin. — D’accord ! Je prends la pétrolette ? — Si tu veux. Mais attention de ne pas te faire cravater. Je n’ai pas du tout confiance en ces engins-là. — N’ayez pas peur mon Lieutenant. Donnez-moi un bon de cinq litres d’essence que je prendrai au garage en revenant. Montréal signe le bon : — Tu ne trouves pas, Gaby, qu’il en brûle bien de cette essence ? Bref, le travail se fait. C’est le principal. Va-t’en vite. Fais attention à toi. Une seconde, où sont Jo et Lucien ? — Ils font la sieste ! — Réveille-les et dis-leur de rappliquer. Quelques instants plus tard, les yeux boursouflés de sommeil, ils sont devant leur chef : — Pour toi, Jo, voilà deux lettres. Une pour Roland, l’autre pour Michel.

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— Où est Michel ? — Je ne sais pas ! Quelque part au-dessus de Nantua, vers la route d’Apremont, Pylône 125. C’est là que doit se faire la liaison. Ramène-moi exactement la position. — Je vais encore chercher deux heures comme la dernière fois !… — Mais non ! Tu n’as qu’à suivre la ligne électrique. Ce n’est pas compliqué. Pars vite. Jo disparaît en bougonnant : — Quelle promenade par cette chaleur ! C’est facile ? il en a de bonnes… Montréal s’est assis sur lit à côté de Gaby. — Alors Lucien, où en es-tu avec tes charges ? — Ma foi, mon Lieutenant, il y en a 600 complètement préparées. — Ça marche, oui, ce système ? — Pas mal. Mais avec la chaleur qu’il fait, le plastic — surtout l’américain — est mou et se pétrit aussi difficilement que lorsqu’il est froid, car trop malléable. De plus, il dégage une odeur excessivement violente qui donne de terribles maux de tête. Si nous n’étions pas en pleine nature, le travail serait impossible. — Bon ! Il faut cependant nous dépêcher. Quand comptes-tu avoir fini ? — Dans trois jours ! — Trois jours ? Ça va. Après tu auras le topo de la répartition. Prends tous les disponibles avec toi : Pozo, Pomathiod, Charlot. Paulo suffira pour la garde. Kodak aussi. Il faudra ranger le matériel qui ne sert pas pour l’instant. — Les boîtes sont, pour la plupart, intactes et scellées par la toile isolante. Je compléterai les autres, les fermerai et ferai un inventaire. On saura exactement ce qui nous restera ! La carabine en bandoulière, Lucien et ses camarades s’éloignent, franchissent la route descendant de Ceyssiat à Izernore, parcourent les bois de Charbillat et les prés de Beauregard. À une source, ils marquent la halte et se rafraîchissent. C’était tout près, dans le voisinage de la ferme que le P.C. s’était tout d’abord camouflé. Le propriétaire avait fort mal accueilli ses voisins et la première rencontre, burlesque et tapageuse, avait contraint l’intempestif paysan à réviser ses sentiments sur la Résistance.

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Ensuite le campement s’était rapproché de Charbillat. Une pluie battante avait, au bout de huit jours rendu la vie tellement malsaine et inconfortable que sur l’initiative de Gaby, le P.C. s’était implanté dans le bois dominant une ferme inoccupée, La Longeon, propriété du chateau du Vœrle. L’endroit était charmant, désert, sauvage, éloigné de tous villages et, malgré tout, accessible par un dédale de sentiers perdus, aux routes d’Oyonnax-Izernore et Oyonnax-Samognat. Une clairière ensoleillée trouait le bois blanc attenant d’un côté à la forêt de sapins et dominant de l’autre les prairies et les pépinières de La Longeon. Dans cette nature vierge de l’atteinte de l’homme, le Maquis aurait eu l’apparence tranquille d’un camping si un poste de garde n’en avait pas interdit l’accès et si l’enceinte n’avait pas été entourée de cordons détonants reliant les charges de plastic destinées, en cas d’attaque, à abattre les arbres et à faire sauter le bivouac. Le mouvement est intense. La rosée est encore fraîche qu’à la fontaine de la ferme la toilette est finie. Les agents de liaison se dispersent vers les camps ou vers le Grand P.C. Un peu plus tard, ceux des unités arrivent à leur tour et ce double courant crée cette atmosphère de poste de commandement en pleine bataille où se convergent toutes les pensées et d’où émanent tous les ordres. Denise, une blonde fille de 17 ans, est depuis avril la benjamine du groupe de liaison. Pour côtoyer le Maquis depuis ses débuts elle en connaît tous les dangers et elle les a acceptés délibérément. Quand bien même une épreuve est venue à bout de sa force, c’est toujours en souriant qu’elle rend compte de sa mission avec bonne humeur. Elle est de celles qui moins peureuses et surtout moins avares de leurs peines que certains hommes, se sont lancées dans le combat pour servir autrement que par des paroles, leur cause et leur pays, comme Michette et Jo, comme Jane, l’infatigable, qui maintient le contact entre Oyonnax et le P.C. où elle fait de fréquentes, mais brèves apparitions. Jean et Charly viennent aux ordres ; René II et Bernard également, pour le secteur de Nantua. Bébé dont le service est divisé entre Heyriat et les bois de Samognat passe quotidiennement. Avec lui sont tranchées les questions ravitaillement, équipement, véhicules et coups de main. Aussitôt nanti des instructions, il s’enfuit au garage fréter les camions pour ses randonnées nocturnes. Mick et Kodak sont responsables du Service Radio et des essais sont tentés pour relier en phonie sur ondes courtes, grâce aux

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postes de campagne parachutés, le service du capitaine Paul, de l’État-Major Départemental au P.C. du Groupement. À eux sont confiées les informations et plus spécialement l’écoute des messages codés. Depuis quelques jours ils ont même entre les mains des formules conventionnelles dans lesquelles les noms de fleurs se mêlent aux marques d’automobiles et dont ils doivent capter l’émission dans le secret le plus absolu. Sans le savoir, ils sont en possession des messages d’alerte et d’action envoyés par Londres et qui sonneront le branle-bas général à l’heure où ils passeront sur les antennes. Michel II et Thomas forment le premier noyau des forces de Sûreté qui, quelques jours plus tard, prendront une importance primordiale. Thomas est un petit Lorrain très vif, à l’esprit éveillé, engagé dans l’Armée d’Armistice. Michel II, aspirant de l’Armée de l’Air, est un Jurassien convaincu de la mission de la Résistance et dont la physionomie porte l’empreinte de la volonté et de l’obstination des montagnards. Du camp Lacuzon qu’il avait rejoint à la mort du commandant Vallin, il a été muté au P.C. où ses qualités d’Inspecteur des Renseignements généraux sont mises à profit pour la création des forces de police qu’il commandera jusqu’à la Libération. Michel II détient déjà deux prisonniers. L’un, Dumoulin capturé à Martignat par Roland et ses hommes, vil traître qui avait vendu à la Gestapo le réseau radio de Lyon auquel il collaborait1. L’autre est une jeune femme, ancien membre du groupe collaboration et sur laquelle le Maquis porte de graves soupçons confirmés du reste par son attitude au moment de son arrestation. Ignorant tout du lieu où ils se trouvent, les deux détenus sont confinés dans des tentes individuelles avant de pouvoir être transférés dans une prison. L’instruction préliminaire de ces deux affaires à laquelle prend part Thévenon, commissaire de police d’Oyonnax, marque le début de l’offensive menée par le Maquis pour l’épuration rationnelle qu’il juge être le facteur essentiel du redressement du pays. Quand la nuit fond les choses dans un mystère protecteur, les Hiboux — ainsi se dénomment ceux du P.C. — goûtent la fraîcheur qui tombe avec rapidité. Montréal et Gaby sont rentrés d’une tournée dans les camps ou d’une réunion à l’État-Major départemental. Un à un les agents de liaison reviennent de leurs missions.

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Dumoulin fut condamné à mort en juin 1944 par le tribunal militaire de Nantua et fusillé.

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Des invités partagent le repas du soir à la table d’hôtel. La conversation générale est animée. Un bon tour joué aux boches ou à la police, une histoire récoltée dans un camp fait jaillir les rires. En gesticulant, il y en a toujours un qui réussit à renverser son assiette sur ses genoux. Une dispute passionnée, mais gaie et cordiale, s’élève, à laquelle se mêlent avec une mauvaise foi évidente les derniers arrivés qui, n’ayant pas trouvé de place, mangent assis par terre. Dans la pénombre, le fourneau que Théo a laissé découvert lance des flammes rouges, et les cigarettes dessinent des arabesques tremblotantes. Une silhouette, deux peut-être repartent à nouveau en ville ou dans une unité pour une liaison urgente. Des corps jonchent l’herbe piétinée, que découvre soudain la flamme jaune d’un briquet. S’il n’est pas possible de saisir les visages, le parler bressan de Pomathiod, le rire chaud de Jo, l’accent lyonnais de Mick, les expressions oyonnaxiennes de Becquet, les consonances san-claudiennes de Michel II les trahissent. Montréal, tourné vers Lucien, l’interroge : — Alors, combien de boules aujourd’hui ? Ça avance ? — Au poil ! Après-demain c’est terminé. D’ailleurs avec des Hiboux comme nous… Depuis une dizaine de jours, il est chargé, avec tous les hommes disponibles de la préparation des charges de plastic destinées à abattre arbres ou pylônes le jour de l’action. Le camp de Granges a transporté en quelques nuits depuis la Prairie d’Échallon une quantité telle d’explosifs qu’un redoutable arsenal couronne le rocher de Beauregard. Le travail consiste à réunir dans un morceau de toile de parachute deux boules de grosseurs égales farcies chacune d’un super-détonant que relie un cordon explosif. À l’heure où des destructions systématiques seront à opérer, il suffira d’accrocher les engins après les objectifs. D’où un gain de temps appréciable, tandis que la double charge agissant par effets opposés fera sauter avec le maximum d’efficacité les matériaux les plus résistants. Tandis que les camps se reposent, les esprits sont en éveil. La tension nerveuse croît de jour en jour. Les préparatifs, les ordres reçus et transmis, l’activité inaccoutumée signalent l’approche d’un événement extraordinaire. Estce la veille du débarquement ?… Malgré le calme et la tempérance que les esprits ont acquis dans les péripéties aventureuses, l’énervement gagne les systèmes les mieux réglementés. La réaction psychologique est normale.

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Depuis si longtemps l’instant en est attendu que l’être frémit à l’approche de cet événement formidable et inconnu, comme si subitement il avait peur de voir se manifester le miracle qu’il a entouré d’une mystérieuse auréole de merveilles. Cet après-midi-là, le camp de Granges est rassemblé au complet aux abords de son cantonnement. Les sections forment le carré. Têtes et bras nus, chemises décolletées, les hommes ont fière allure. L’alignement des fusils-mitrailleurs en batterie impose par son nombre. Un ordre bref. Les armes sont présentées tandis que sur un rang les mitraillettes se pointent en avant. Vêtu sobrement, sanglé dans un blouson, le commandant se présente au centre du carré. Athlétique, le colonel Xavier est à ses côtés. Les lieutenants Montréal, Michel et Gaby sont groupés en arrière. — Benoît ! Vous êtes cité à l’ordre de la Région… Cet homme trapu au masque lourd, lutteur ardent, patriote convaincu reçoit la récompense du combat infatigable qu’il soutient dans le secteur de Châtillon-surChalaronne à la tête de ses équipes1. Mais les âmes nobles dont le pur idéal révèle une force passionnée ont des moments de faiblesse : Benoît pleure. Au sein de la forêt, loin de la trahison des villes, tous ses compagnons qui lui rendent honneur sentent l’émotion les gagner et son fils, l’aspirant Maurice, sur le front d’une section serre convulsivement les mâchoires. Puis le Chef s’adresse à ses garçons. Il leur parle sur un ton bonhomme, tour à tour doux et violent, toujours confiant, témoignant de la foi qu’il a en son œuvre et de l’opiniâtreté avec laquelle il entend la mener à bien. — Mes petits, dit-il, le hasard fait que, en cette journée tout à l’honneur de notre ami Benoît dont la vie depuis quatre ans est acquise au service de la Résistance dans un esprit d’abandon et de sacrifice total, en cette journée, j’ai la joie de vous faire part d’une nouvelle dont la seule annonce consacre déjà notre œuvre : « Les messages d’alerte au débarquement viennent d’être lancés par l’ÉtatMajor interallié. » Quelques secondes passent, lourdes d’un silence inhabituel, car les paroles ont été brutales. Le commandant se retourne. Placide,

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Le capitaine Decomble fut tué en juin 1944 à la tête de ses hommes.

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mains croisées, Xavier sourit. Montréal et ses deux compagnons au courant du secret épient la réaction. Tout à coup un ouragan de clameurs se déchaîne. Interdits, les hommes se regardent comme s’ils se découvraient. Tout d’abord confus, le brouhaha se développe, s’amplifie et monte sur un mode aigu. Ils oublient toute tenue militaire. Ils se bourrent les côtes, brandissent avec frénésie fusils et mitraillettes, trépignent comme des enfants. — Hourra ! Hourra ! — Vive la France ! Vive l’Angleterre, vivent les Alliés ! Leur chef fait un signe de la main. La joie illumine les visages. Les yeux se mouillent. Est-ce possible ? Le débarquement ? Cet événement attendu depuis quatre ans ? Cet événement qui est sur le point de se réaliser après avoir été l’objet de tant de pensées, de tant de rêves et le sujet de tant de paroles. Le débarquement pour la préparation duquel certains depuis quinze mois se battent les armes à la main Et après le débarquement, la défaite certaine du boche. Car la défaite est une certitude. Puis la libération de la patrie. Cette libération qui est toute la raison de leur espoir, et même toute la raison du sacrifice de ceux qui sont tombés. Enfin ! Ils ont eu raison de croire à la voix grave et réconfortante qui, en juin 1940, s’est élevée de Grande-Bretagne, puissante et persuasive. Ils ont eu raison de faire confiance à leurs Alliés. Ils accourent à leur aide pour débarrasser la France et l’Europe de l’ouest pendant que l’Armée Rouge nettoie l’Europe de l’est. — Les messages d’alerte viennent d’être passés à la radio. Vous avez la primeur de la nouvelle puisque personne, hormis le P.C., ne la connaît. « Le débarquement préparé avec minutie doit réussir. Quand et où aura-t-il lieu, nul ne le sait. Mais dès aujourd’hui nous sommes en alerte. Attendons l’heure de l’action. Ne nous leurrons pas non plus : débarquement ne signifie pas victoire. L’une viendra après l’autre, mais d’ici là, la bataille sera terrible et peutêtre encore longue. Toutefois nous ne serons plus seuls, nous aurons des alliés. Des alliés qu’il faudra aider comme ils nous aident. Plus que jamais nous devrons nous montrer actifs et manifester le plus grand esprit offensif. « Or dans le combat au grand jour comme dans les ténèbres de la clandestinité je sais que je puis compter sur vous. La nuit

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dans laquelle nous nous sommes débattus s’éclaircit. Au bout du tunnel brille la victoire. Elle sera notre bien. « Cette journée est réconfortante. J’ai toutes les raisons d’espérer, et j’ai la joie d’être au milieu de vous — de vous tous du Maquis. Quelle belle chose que de se sentir entouré par des hommes qui ont abandonné leurs familles et délaissé les contingences de la vie ordinaire pour un idéal plus beau. Depuis le début vous vous battez avec acharnement, sans répit. Vous n’avez pas abdiqué. Aujourd’hui, vous avez une première récompense. « Il y a deux mois environ, au cours d’une semblable prise d’armes, je vous disais que, dans la voie choisie, nous connaîtrions encore des fatigues, des souffrances, des pleurs et, hélas ! des deuils avant d’entrevoir la fin de nos tourments. C’était le devoir d’un chef que de vous parler ainsi, mais c’était un pénible devoir. Maintenant la situation s’éclaire. Les derniers combats, aussi durs soient-ils, nous les mènerons avec l’assurance du succès. Nous atteindrons le but fixé depuis des années, parce que nous nous sommes accrochés à toutes les difficultés et que nous les avons surmontées. Parce que, ensemble, nous avons fait un immense chemin… » Au début du mois de juin 1944, c’est un fait désormais acquis, la Résistance s’est implantée dans toutes les villes et campagnes. Dans l’Ain et le Jura, le Maquis a étendu sa mainmise sur la totalité du territoire. Des mois de labeur ont tissé la vaste trame du réseau actif, vivace, sensible comme un organisme vivant dont les points de fixation infinis ne se révèlent que difficilement. Les groupes épars des premiers mois de l’année 1943 sont devenus des camps militaires aux méthodes entièrement renouvelées, groupés sous une autorité unique et bien définie. L’acharnement et l’application des chefs, la volonté et l’ardeur des hommes ont fait naître une armée qui pour être sans uniforme n’en est pas moins une véritable armée française. Aucune mobilisation, aucune obligation n’ont présidé à cette formation. Seules les bonnes volontés se sont données. Et il s’en trouva dans la jeunesse puisque sans recrutement les effectifs augmentèrent et prirent des proportions telles que les unités se divisèrent et s’organisèrent comme si elles étaient soumises aux lois inéluctables d’une prolifération et d’un métabolisme naturels. Sur des bases nouvelles, parentes de celles appliquées dans les commandos, l’entraînement physique a été poussé à un degré jamais égalé. Le contact permanent avec la nature souvent hostile a rompu les corps aux exigences de la force brutale tout en

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conservant aux âmes ce charme indéfinissable qui émane de chaque groupe rassemblé. Il ne s’y mêle aucune ambition ; il ne s’y ajoute aucune haine si ce n’est l’idée d’une juste punition des atrocités commises au nom d’une sanglante religion. Guidés par le seul désir de briser les chaînes qui étouffent et tuent à une cadence de plus en plus rapide le pays, les hommes luttent sans chamarrures mais sans peur, leur conscience est nette : ils savent leur cause juste. L’instruction militaire a été entreprise sous l’angle du rendement et de l’efficacité maxima. Le Maquis ne fait et ne peut faire qu’une seule guerre, la guérilla qui permet au plus prompt et au plus décidé de l’emporter sur le plus fort et le mieux équipé. La pénurie des cadres cause de graves soucis au commandement. Bien qu’il ait résolu le problème du remplacement grâce aux écoles, au dépistage et à l’emploi des valeurs, il lui faut faire face aux besoins sans cesse accrus. Les officiers de carrière ne sont qu’une poignée. Les autres sombrant dans un paisible attentisme préfèrent une voie oisive et ignorée aux dangers de la lutte secrète, à la boue des bois et aux promiscuités désagréables. Retranchés derrière le fait que le gouvernement n’a pas ordonné la guerre, leur patriotisme s’arrête là où commence celui de la masse populaire. Considérant qu’il est suffisant de se battre quand la loi l’exige, ils se cantonnent « dans leurs foyers » avec dignité. Seuls quelques officiers et des meilleurs, anciens élèves des Écoles Militaires ayant passé au soi-disant terrorisme croient de leur devoir de poursuivre la guerre par tous les moyens. Les autres, « contactés » à de nombreuses reprises refusent catégoriquement. Ils se refusent de se lancer dans une aventure qu’ils qualifient de « hasardeuse et prématurée ». — Il en est qui, en août, la jugeront encore hasardeuse et prématurée ! Tant pis si, mal dirigés, des gars du Maquis se font tuer. Aux yeux de certains, ils sont classés — et resteront classés — comme terroristes. Plus tard, les neuf dixièmes des officiers réclameront la qualité F.F.I., ils ne se souviendront plus des appels angoissants qui leur auront été lancés. L’encadrement et l’instruction posent donc un problème primordial. Il est résolu par les moyens du bord. Plus nombreux, les sous-officiers forment un premier élément de base. Les autres sont choisis parmi les individualités qui se révèlent, essayés, triés par l’élimination naturelle et nommés successivement à différentes fonctions.

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Ainsi, à la veille du débarquement, le Maquis possède-t-il un jeu complet de cadres qui ont appris la guerre secrète puis s’en sont faits les instructeurs. La méthode fut bonne puisque l’essai au feu donna des résultats concluants. D’une part le Maquis subit deux attaques massives, en février et avril 1944. Il les essuya sans que son organisation ait eu à son souffrir. Mieux encore, il ne fut affaibli momentanément que pour se fortifier aussitôt en tirant de la pratique de précieux enseignements. D’autre part il déclencha son offensive dès le mois de décembre 1943 avec une vigueur croissante de semaine en semaine. Par des actions rapides il infligea à l’ennemi des pertes sévères, ralentit et interrompit son trafic, créa chez lui cette psychose de peur qui n’est pas à compter parmi ses moindres résultats. Sa faiblesse l’empêchant d’engager une lutte ouverte, sa première manœuvre avait été de se faire connaître sous son jour véritable pour alerter l’opinion, pour réagir contre le discrédit lancé par Vichy, pour démontrer aux Français susceptibles de se laisser entraîner par une propagande habile que le Maquis placé à l’avant-garde de la bataille était une force disciplinée et dirigée. Telle avait été l’idée de Romans qui se traduisit par la Manifestation du 11 novembre 1943 à Oyonnax. Il ne s’agissait nullement de fanfaronnade, d’une aventure hasardeuse fruit d’un amour-propre déplacé. Un projet minutieusement étudié, exactement minuté devait mettre toutes les chances de réussite du côté de la Résistance. C’était d’ailleurs la condition sine qua non posée par le commandant qui avait précisé : — Je tiens essentiellement à ce que tout se passe dans le calme. Si nous nous heurtons à de trop grandes difficultés, je préfère quant à moi abandonner le projet, je ne veux absolument pas exposer la vie de nos petits dans une opération qui n’aura pas un caractère strictement militaire. Ainsi de deux choses l’une : ou bien nous préparons un plan qui supposera le minimum de risques, ou bien nous nous abstiendrons. De la réussite dépendait en partie le succès et le développement futurs du Maquis. L’idée d’une manifestation avait donc été discutée par l’État-Major au cours d’une conférence réunissant au P.C. de Granges, autour du chef départemental, Chabot, Montréal, Brun, Ravignan et Ritoux. Puis Gaby ayant donné l’assurance que l’A.S. d’Oyonnax apporterait un concours efficace, le projet avait été adopté. Dans l’après-midi du 7 novembre les chefs désignés pour l’opération

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reconnaissent les lieux. Dans la nuit suivante une nouvelle conférence se tient au 10 rue de la Paix. Elle groupe le commandant, ses lieutenants : Montréal, Brun, Ravignan, Gaby et Ritoux, chargé des renseignements, Curty chef de secteur civil C 6, Thévenon commissaire de police et deux agents de liaison, Jean et Jane. Le déroulement de la manifestation est examiné puis monté point par point. Après entente avec Curty, la résistance locale doit fournir la protection invisible dont Gaby et Montréal sont responsables. C’est une tâche délicate et malaisée qui est dévolue au lieutenant Antoine, chef du 1er G.F. de l’A.S., à Adolphe son adjoint, à des chefs de groupe : Gazonnet, Joly, Lombardo ; aux agents de liaison, Becquet, La Bulle, Charly, Pozo et à des membres de l’organisation civile, Augée, Vareyon M., Carlod R., Cagnin J., Bergeaud E., Gérod M., Vuillermoz A. Enfin le soir du 10 novembre Gaby fait reconnaître l’itinéraire à Ludo, lequel arrivant du camp de Granges marchera en tête du cortège et sera porteur d’une Croix de Lorraine. La première neige et des difficultés d’ordre mécanique retardent la cérémonie d’une heure. Une camionnette chargée des équipes de protection passe en trombe, lâche des groupes en trois points principaux qui neutralisent la ville. Les gendarmes sont gardés dans leur caserne sans opposer d’ailleurs aucune résistance, tandis qu’une vieille mitrailleuse rouillée depuis la dernière guerre et repeinte pour l’occasion impose par son canon qui — ô farce ! ne tire qu’une balle sur dix. Au commissariat de police les inspecteurs sont désarmés. À l’Hôtel des Postes, Brun revolver au poing fait irruption à la tête de quelques hommes aux mitraillettes menaçantes. Un gendarme pris de frayeur disparaît sous la table ; les employées qui croient à une attaque de gangsters poussent des cris ; devant son coffre ouvert, le directeur fait un geste d’impuissance. Mais Brun ramène le calme. Il ordonne que le coffre soit fermé immédiatement et proteste de ses bonnes intentions : ses camarades et lui sont là pour contrôler le téléphone et le télégraphe, tout simplement. Dans les rues, la population qui a tenu de chômer s’amasse rapidement. Quelque chose d’extraordinaire doit se passer. Quoi ? Personne ne le sait avec précision. N’a-t-on pas dit qu’une importante manifestation aurait lieu à Nantua où se sont concentrées les forces de police ? Soudain une voiture légère suivie d’un convoi de camions arrive par la route d’Arbent. Sur la place de la Gare les hommes se

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rassemblent. Le cortège se forme et traverse la ville jusqu’au parc de l’Hôtel de Ville. Ludo marche en tête, portant dans ses bras une immense Croix de Lorraine faite de mousse tapissée de fleurs ; derrière lui, en tenue d’officiers français, les poitrines barrées de décorations, Romans et Belleroche, puis Duvernois chef des groupes-francs A.S. de Lyon, et Dunoir, Sous-Régional A.S.1. Le drapeau timbré au symbole de la Résistance avec sa garde gantée de blanc, et cent cinquante hommes en colonne par quatre — les deux files extérieures armées de mitraillettes — défilent au pas cadencé au commandement de Boghossian. Stupéfaite, la foule ne réalise pas bien, d’autant plus que l’ensemble de la troupe porte l’habit vert des Chantiers de la Jeunesse. Il y a même des méprises, tel ce collaborateur qui, sortant d’un café, eut un mot malheureux à l’adresse de la foule : « Que font-ils dans la rue tous ces imbéciles ? Mais tiens, voilà la Milice qui va bien les faire rentrer. » En fait c’est lui qui disparut quand il comprit son erreur. L’enthousiasme se déchaîne lorsque le colonel Romans s’écrie : « Le Maquis à mon commandement ! » Cette troupe qui parade dans une tenue et une discipline exemplaires, tous ces jeunes gens droits et fiers, tous ces officiers dont l’uniforme est interdit, ce sont les hommes du Maquis. Le Maquis au compte duquel on porte déjà des exploits, le Maquis dont chacun parle sans l’avoir jamais vu, le Maquis si mystérieux est en ville, là sous les yeux. Dans l’enthousiasme grandissant, la dignité de ce jour ne perd pas ses droits. Devant le monument aux morts, la troupe est rangée en carré. Après une minute de silence à la mémoire de ceux qui sont tombés au cours des deux guerres, la Croix de Lorraine est déposée en signe de souvenir et les Anciens Combattants sont profondément touchés par l’inscription qui barre la gerbe, véritable profession de foi du Maquis affirmant sa résolution : LES VAINQUEURS DE DEMAIN À CEUX DE 14-18 Avant que le cortège ne se reforme, le chef a demandé à la foule de ne pas gêner le départ. Mais dans son délire elle refuse d’admettre toute raison.

1

Le commandant Bonnet (pseudo Gilbert, Dunoir) fut fusillé quelques mois plus tard.

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Après les officiers, après les hommes, elle s’agrippe, elle les embrasse, les retient. Elle veut les garder pour jouir de ces instants qui compensent toutes les souffrances endurées depuis trois ans. Bouleversés, les uns pleurent, les autres crient, tous remercient ces gars de France de la joie si pure qu’ils viennent de dispenser. Le cœur débordant de reconnaissance ils les supplient d’accepter cigarettes, argent, tout ce que chacun dans un geste fervent trouve à offrir. Ils se sentent débiteurs de ces hommes dont la seule présence en ce jour anniversaire de la victoire de 1918 atteste que le pays étouffé a commencé de renaître et que malgré la collaboration, la Milice et les agents de l’ennemi il se fraie un chemin de liberté vers des horizons nouveaux. C’est avec peine que les hommes réussissent à embarquer dans les camions. Bousculant lentement la foule, ceux-ci démarrent aux couplets d’une vibrante Marseillaise. Et de la même façon qu’ils sont arrivés ils vont se perdre dans les routes de montagne sans laisser de traces… Peu après la voiture légère arrive à Granges, chez Jeanjacquot. C’est de là qu’après une nuit fiévreuse les officiers sont partis vers la ville, c’est là qu’ils rentrent. Les uniformes rangés avec soin peuvent disparaître jusqu’à la Libération, il reste aux hommes le souvenir inaltérable des heures écoulées. Cette femme qui, les larmes plein les yeux, s’est accrochée à la tunique du commandant et lui a dit : « Monsieur, vous venez de venger mon fils », les paye largement de leurs responsabilités. Mais les nerfs ont été mis à si rude épreuve, l’émotion est telle que dans la maison amie où le déjeuner est préparé, tous se mettent à pleurer sans ajouter d’autres mots… À Oyonnax la population elle-même en oublie le repas. La nouvelle propagée comme une traînée de poudre attire dans les rues une foule encore plus dense. Elle est fière d’avoir pu célébrer la fête de la Victoire malgré la défense formelle faite par l’occupant. Elle est fière d’avoir accueilli les hommes insurgés contre les lois de Laval, de les avoir admirés malgré les Allemands, la Gestapo et la police. Elle a vu le drapeau et des soldats français en armes. Elle sait que le Maquis est le premier élément de l’Armée qui se reconstitue en silence, sous la direction de chefs qui se sont montrés au grand jour. Dès lors Henriot pourra hurler, exhorter à la raison ou au bon sens. Sa propagande n’y fera plus rien. La gloire de cette journée revient tout entière au colonel Romans qui prit sur lui l’ensemble des responsabilités.

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Si deux ans plus tard, la manifestation du 11 novembre 43 à Oyonnax est considérée comme l’action symbolique la plus éclatante de la Résistance Française, les répercussions immédiates — compte-rendus dans la presse tant clandestine (Combat publia une édition spéciale) qu’étrangère, et à la radio — créèrent sur le plan national et international le climat favorable au développement et à l’esprit de la Résistance. Le but premier était donc atteint, le succès dépassait les plus optimistes prévisions. Le promoteur et l’organisateur recevait d’autre part un télégramme officiel de félicitations de Bourdelle, le général Joinville, futur directeur des F.F.I., dont voici le texte : BOURDELLE À ROMANS PAR DIDIER

24-11-43.

« La population de notre région a appris avec émotion la splendide manifestation que vous avez organisée le 11 novembre à Oyonnax. « Grâce à votre préparation minutieuse et au sang-froid de vos hommes, cette opération parfaitement réussie compte au rang des exploits de la Résistance. « Nous l’avons aussitôt portée à la connaissance du C.D.L. de Londres. Au nom du Directoire Régional, je suis heureux de vous féliciter, vous et vos troupes, pour cette manifestation qui demeure la plus belle action de propagande à notre actif jusqu’à présent. Nous espérons que vos proches coups de main illustreront davantage encore la lutte du peuple français pour sa libération. » Les prévisions escomptées en 1943 se réalisèrent. Le Maquis acquit la confiance de ceux qui, en France, croyaient encore à leur pays. Derrière lui il a la majorité d’un peuple dont il est l’émanation ; l’englobant, le réseau immense et compliqué de la Résistance, et à ses côtés l’Armée Secrète. Maquis et A.S., deux forces supplétives unies à leur sommet par le Directoire Général M.U.R. et se développant à leur base grâce à leur appui réciproque. Le Maquis, c’est une armée organisée par des officiers dignes d’une jeunesse ardente et dont les services ont été bâtis pièce par pièce après bien des tâtonnements dans la nuit de la clandestinité. L’A.S., ce n’est plus un amas de groupes isolés. Dans son sein un état-major coordonne son action suivant les directives du commandement supérieur dont elle relève au même titre que le

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Maquis lui-même. Les groupes-francs sont agissants, prêts à se lancer ouvertement dans la bataille. Dans chaque commune, une autorité dirigée s’oppose à l’administration germano-vichyssoise de façon à se substituer à elle au premier signal. La Résistance armée a atteint son but : l’ennemi compte avec cette force qui le harcèle, l’enveloppe, le paralyse lentement et le tue sûrement. Représailles, massacres, déportations ; attaques, privations, souffrances, rien ne peut plus empêcher l’offensive générale déclenchée depuis six mois dans tous les secteurs. Le peuple a classé définitivement les traîtres qui ont voulu se déguiser en mauvais bergers. Le régime de Vichy né de la catastrophe comme un champignon sur une moisissure sombre quatre ans après dans le raz de marée national dont le Maquis s’enorgueillit d’être à la tête. Le Maquis a fait l’immense chemin que dépeignait le Commandant. Parti de rien, formé au hasard des montagnes, il a souffert de la faim, parfois de la soif ; il a souffert moralement puisqu’il était privé de tout, même du droit de vivre en Français sur le sol natal. Pendant dix-huit mois, il a vécu dans la neige et dans la boue, dans le froid et sous la pluie, sans récompenses, sans argent. Le mot gloire ne comptait pas au vocabulaire. Les champs de bataille étaient inconnus. Les gars qui mouraient chaque jour étaient ensevelis sous un pseudonyme. L’élan des patriotes comblait chaque jour les places vides. Dans la conquête des libertés les âmes brûlaient d’un feu intérieur car la paix de la conscience était une première satisfaction. Soutenu par sa foi obstinée, le Maquis s’était, accroché à la vie pour survivre. Il avait osé, il avait tenu, il avait gagné la première phase de la grande bataille. Au-delà des sacrifices et de la mort brillait un jour nouveau. Cette fois il était certain d’aller jusqu’au bout. * ** Le 5 juin, les chefs de camp sont réunis en conférence au P.C. du Groupement Nord. Assis autour de la table, à l’ombre des arbres, Montréal fait part aux officiers de la nouvelle que le commandant a divulguée la veille. L’empire qu’ils ont sur eux-mêmes dissimule mal l’emballement, la joie qui les animent. Les yeux brillent comme ceux des enfants devant des jouets. Les interpellations jaillissent vigoureusement, les paroles sont fortes. Tous se sentent plus intimement liés qu’à l’ordinaire.

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Chevassus, vêtu de sa combinaison de mécanicien, est délirant d’entrain. Au milieu de la discussion la plus importante il s’interpose soudain : — Si je vous en racontais une pour célébrer ça ? Sans attendre la réponse il se lance dans une histoire de cor de chasse. Il connaît son succès car tous ses compagnons rient aux éclats bien qu’ils en sachent le fin mot. Il est vrai que la gaieté de Chevassus dont le rire saccadé rejette la coiffure en arrière en est le premier élément. L’hilarité gagne jusqu’à Pauly, très réservé derrière de grosses lunettes. Montréal qui veut se montrer offusqué de ce manque de discipline a beau protester : « Tout de même, Chevassus, attends un peu », rien n’y fait. Jo, Roland, Michel, Gaby, Tony, Charles, Michel II, Pierre, sont bien décidés à oublier pour quelques instants la tactique et le plan des opérations projetées. Alors leur chef, avec bonne grâce, se soumet à l’esprit fantasque du narrateur. La gravité renaît avec le calme. En bourrant sa pipe ébréchée Montréal reprend son exposé : — C’est bien compris ? toi, Charles… — Oui, mon Lieutenant… Charles a fière allure. Son jeune visage se contracte car de cette minute dépend en partie l’avenir prochain. « Ton camp… » Ah ! ces camps ! C’est toute l’œuvre qu’un chef a accomplie au long des mois difficiles grâce à un acharnement décuplé par les difficultés elles-mêmes et jusqu’à ce qu’elles aient été surmontées. Un chef qui a pour le seconder l’esprit organisateur, sévère et obstiné de son collaborateur, le dévouement sans bornes de ses officiers à l’autorité incontestée, des cadres et des hommes toujours prêts à la lutte malgré les épreuves répétées. Les unités de Charles et de Pauly cantonnées à l’entour du village de Verse sont les sûrs gardiens du Poste de Commandement départemental camouflé sur les hauteurs de Balvey, à proximité du col de Berthiant. La défense du P.C. est bien conçue. En cas de coup de main, l’assaillant serait fort mal reçu. Les routes sont minées en permanence ; une garde régulière surveille minutieusement la route de Nantua à Bourg par Serrières. Le contrôle est poussé à un point tel que les voitures sont arrêtées et visitées. C’est ainsi que le Consul de Turquie se voit obligé de stopper et de montrer patte

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blanche. Cette sévérité provient d’ailleurs d’une consigne mal comprise. La note de rappel à l’ordre adressée par Montréal à Pauly spécifie : Il ne s’agit pas de faire un barrage en vue d’arrêter une voiture de la Gestapo ou de la Milice ; il faut surveiller la route et laisser passer tout véhicule isolé. Vous ne devez intervenir que s’il s’agit d’une colonne venant manifestement faire une action sur le P.C. En fait le commandant est bien gardé. Les gars du Maquis ne trichent pas avec le service. Werner et Pesce rivés aux voies ferrées poursuivent leurs attaques. Quant aux autres camps ils sont répartis dans la montagne à l’est d’une ligne Nantua-Arinthod. Jo reste dans la région même d’Arinthod. Tony, Daty et le P.C. du Haut-Jura sont au-dessus d’Arbent. Roland se maintient dans la forêt d’Ablatrix après avoir changé ses emplacements à diverses reprises, à la suite des visites indiscrètes d’un avion à croix noire volant à faible altitude. Michel adoptant la même méthode a planté ses marabouts à l’est de la route Nantua-Apremont. Ainsi les unités sont prêtes. Elles n’ont plus qu’à attendre que sonne pour la Résistance l’heure de la grande action. Les chefs sont en possession des instructions préalables. Les responsables de l’A.S. et des F.T.P. du Secteur Nord réunis par le commandant Romans quelques jours auparavant à la Ferme de La Longeon ont affirmé leur résolution d’entrer en lutte ouverte contre l’ennemi dès l’ordre donné. Un violent orage est venu ternir cette radieuse soirée d’été. Les officiers ont regagné leurs unités. Michel et Pierre restés les derniers ont pris le repas à la popote du P.C. Ils profitent d’une éclaircie pour s’enfuir. Mais les poignées de mains vigoureuses s’attardent comme avant le départ pour un long voyage. — À bientôt ! — À bientôt ! Cette fois… Le blouson hermétiquement clos, ils se hâtent dans une atmosphère étouffante. À peine ont-ils passé les maisons de Ceyssiat qu’il fait déjà nuit. Une pluie fine se met à tomber. En silence, ils longent le sentier familier. Au ruisseau de Beauregard, ils n’hésitent pas pour trouver la passe. Écartant à brassée les buis et les pins dont les branches griffent et finissent de pénétrer d’eau leurs vêtements, ils descendent

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au Martinet. La grande route est déserte. Qui s’aventurerait sous cette pluie battante, sinon ceux du Maquis, vagabonds qui ne se soucient plus ni de l’heure ni du temps ? Plus lentement, ils gravissent la montagne. Le chemin est glissant, fangeux. Les sapins traînés par les bœufs l’ont labouré. Pesamment, ils arrachent leurs souliers remplis d’eau, pour les laisser retomber dans la boue épaisse. Ils montent en aveugles et se fient à leur habitude du terrain. Sur la droite, ils devinent les pans de murs de la ferme des Granges où ils ont trouvé refuge quelques semaines auparavant. C’étaient la même nuit sinistre, la même pluie torrentielle. Ils avaient alors l’espérance mais non la certitude. Ils pénètrent à l’abri. De la main ils s’essuyent le visage et plaquent leurs cheveux ruisselants. Immobiles ils sentent dans leurs vêtements trempés le froid les engourdir aussitôt. — Repartons, dit Michel. Il est près de minuit. Si demain il y avait quelque chose… L’orage se déchaîne et la pluie redouble. Ils frottent leurs yeux aveuglés par l’averse. Devant eux, hostile, immense, plus noire que la nuit, s’étend la forêt de Martignat qu’il leur faut traverser dans toute son étendue. Résolus, les deux amis s’y jettent à corps perdu… Pris sous la tourmente, les grands arbres frémissent. Et pourtant les rafales de pluie précèdent l’aube merveilleuse qui, ce matin-là, va se lever à l’ouest. Avant de déferler sur la montagne de France, le vent humide a calmé la fébrilité des plages et des aérodromes britanniques où le branle-bas général a déjà sonné. Il apporte sûrement un encouragement au Maquis. Il sait, lui, qu’au-delà de la Manche, les Armées de la Libération se mettent en marche.

Paris, 26 février 1946.

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======================== EN SECONDE PARTIE : LIBÉRATION par Noël PERROTOT et Pierre G. JEANJACQUOT =======================

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TABLE DES MATIÈRES _________

Pages CHAPITRE PREMIER. ............................................................................ 13 Parachutage CHAPITRE II. ....................................................................................... 29 Les premiers Maquis CHAPITRE III....................................................................................... 49 La vie intime du camp CHAPITRE IV. ..................................................................................... 69 Le Centre de Triage CHAPITRE V........................................................................................ 93 Prise d’armes CHAPITRE VI. ..................................................................................... 113 Le sabotage du Creusot. Les premières opérations CHAPITRE VII. .................................................................................... 145 Les attaques de février CHAPITRE VIII.................................................................................... 179 Le Maquis et l’Armée Secrète CHAPITRE IX. ..................................................................................... 205 Les opérations de mars CHAPITRE X........................................................................................ 235 Les attaques d’avril CHAPITRE XI. ..................................................................................... 261 Les attaques d’avril (fin) CHAPITRE XII. .................................................................................... 289 La réorganisation. Les opérations de mai CHAPITRE XIII ................................................................................... 317 Le 11 novembre 1943 à Oyonnax. Préambule aux opérations de Libération.

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Achevé d’imprimer le 15 Avril 1947 sur les Presses de l’Imprimerie P. GUICHARD 4, r. des Trois-Meules SAINT-ETIENNE ===(LOIRE)=== e Dépôt légal 2 trimestre N° 51

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