12 Martin Bélanger : Les angoisses passionnelles 14-15-17-25 Les libraires craquent !
22 Ces auteurs qui tiennent la route : Jean-Simon DesRochers
27 Ici comme ailleurs (Dominique Lemieux)
POÉSIE
28 Les libraires craquent !
29 il me semble que ce jour (Vanessa Bell)
LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE
34-35-37 Les libraires craquent !
39 Sur la route (Elsa Pépin)
ESSAI, RÉCIT ET LIVRE PRATIQUE
40-41 Les libraires craquent !
43 Sens critique (Félix Morin)
DOSSIER
45 à 70 La philosophie fait-elle votre bonheur ?
POLAR ET LITTÉRATURES DE L’IMAGINAIRE
LIBRAIRE D’UN JOUR
MARIECHANTAL PERRON Tous les possibles
LE MOT DE LA RÉDACTRICE EN CHEF
ISABELLE BEAULIEU PENSE QUE LE PLAISIR DE LIRE CROÎT AVEC L’USAGE. SI BIEN QU’ELLE S’EST DONNÉ POUR MISSION
D’EN CONVAINCRE TOUS LES AUTRES.
À VOIX HAUTE
J’ai l’habitude de lire à voix haute. Depuis toujours, je crois bien, même quand je ne savais pas lire et que je faisais semblant, je tournais les pages d’un livre ou d’une revue et, déblatérant, j’inventais. Je griffonnais aussi, passant minutieusement toutes les feuilles, je n’en ratais pas une, en apposant sur chacune d’elles des sortes de hiéroglyphes que je voulais écriture. Ces fausses lettres, puisque je n’avais pas encore appris l’alphabet, n’en étaient pas moins un symbole, le premier qui me raccordait aux mots des autres que je soupçonnais investis d’un pouvoir qui, bien qu’imprécis pour la jeune enfant que j’étais, n’en était pas moins hypnotique. D’une certaine manière, en gribouillant sur la page, j’offrais ainsi la réplique à mon interlocuteur, j’entrais en conversation avec lui, j’ajoutais mon grain de sel, je posais une question. Je pressentais déjà que nous avions beaucoup à nous dire, et ainsi s’installait une complicité, silencieuse en apparence, mais ô combien parlante, vivifiante et féconde.
72 Mélikah Abdelmoumen : Chacun sa came !
74-75 Les libraires craquent !
76 Piergiorgio Pulixi : Le charme discret des crimes sardes
79 Cosy Oxford fantasy
81 Indices (Norbert Spehner)
LITTÉRATURE JEUNESSE
82 Valérie Fontaine dans l’univers d’Émilie Perreault
86-87 Les libraires craquent !
88 Léa Clermont-Dion : Sur les traces de Janette
90 Mireille Levert : Bonheurs poétiques
92 Après Harry Potter
97 Au pays des merveilles (Sophie Gagnon-Roberge)
BANDE DESSINÉE
100-101 Les libraires craquent !
Mais d’abord, il y avait l’élan du geste, comme primitif, spontané, impétueux, empressé, qui s’animait de ma main tenant le crayon, pour aller se déposer sur le papier, faire son barbouillage d’une façon invariablement vigoureuse et volontaire. Car il y avait bel et bien une volonté dans ce mouvement, j’irais même jusqu’à dire une nécessité de me lier à autrui, parce que, comme l’exprime l’écrivaine Suzanne Jacob à qui l’on a demandé de signer la chronique « Champ libre » du présent numéro (page 106), « l’œuvre qui vous entend et qui vous écoute dans la totalité de votre être, c’est un amour inclassable ». Instinctivement, je devinais peut-être que dans ces agencements de lettres se trouvait un lieu de compréhension authentique où j’irai par la suite si souvent puiser et me déposer. Car dès que je sus lire, les mots que j’appréhendais bons, généreux, secourables, ont largement tenu leurs promesses d’accueil et de prodigalité. J’ai alors eu envie de les prendre à bras-le-corps, de me les mettre en bouche et de les claironner de ma voix, pareil à un écho qui réverbère le bruit, le mène plus loin et le rend plus ample. L’écriture est une parole prononcée en silence. La dire à voix haute, c’est la faire exister un peu plus, la sentir résonner en soi. Quand j’ai appris cet été l’adoption de la loi par les talibans interdisant aux Afghanes de lire à voix haute en public, j’ai pensé que nous devrions toutes sortir sur nos balcons armées de nos livres car les livres peuvent être de sacrées charges explosives contre la laideur et la barbarie et envahir l’espace avec nos voix tonitruantes de phrases péremptoires affirmant notre présence. Nous entrons dans cette vie par un cri et nous ne cessons jamais de vouloir porter notre voix vers les hauteurs du ciel. La museler, c’est désavouer notre existence, l’annuler, l’invalider. C’est ainsi que la féministe Rebecca Solnit en est venue à titrer son essai autobiographique Souvenirs de mon inexistence (L’Olivier). À travers l’aridité de son parcours, le livre a toujours été pour l’autrice une source d’émancipation : « Ouvert, ce sont deux arches de papier qui, vues du dessus ou du dessous, rappellent le grand V des oiseaux en plein vol. » C’est par le livre également que l’on peut entendre la voix des philosophes auxquels nous consacrons dans ces pages un dossier (pages 45 à 70). Leurs écrits nous aident aussi à, proverbialement, nous élancer, partant des bords mystérieux du monde, à la recherche de sens et de la tessiture de nos voix.
PETIT ARCHIPEL DE LIBRAIRIES COOPÉRATIVES
DANS NOTRE MONDE HYPERCONNECTÉ, IL EST DEVENU PRESQUE IMPOSSIBLE D’ÉCHAPPER AU FLUX CONSTANT DES NOUVELLES QUI METTENT EN LUMIÈRE LES FAILLES DE NOS SYSTÈMES SOCIAUX ET ÉCONOMIQUES PLUTÔT QUE LES SOLUTIONS, QUI FONT RAREMENT LA UNE.
Du 13 au 19 octobre 2024, on célèbre une fois de plus la semaine de la coopération. Qu’on ne s’y trompe pas : sous un slogan dans le vent, « L’effet COOP », se trouve un modèle alternatif pour résister aux aléas économiques grâce à la force du collectif qui ne date pas d’hier. Si on peut retracer des pratiques coopératives dès 2000 avant notre ère en Mésopotamie, où des fermiers partageaient les terres et l’équipement, c’est véritablement la Rochdale Equitable Pioneers Society (Société équitable des pionniers de Rochdale), fondée en 1844 en Angleterre, qui est reconnue comme la première coopérative moderne. Afin de répondre aux conditions économiques difficiles et à l’exploitation des travailleurs, ces 28 tisserands comprennent qu’en se regroupant, ils peuvent s’offrir des biens de base de qualité à des prix justes, ce qu’ils font en ouvrant un magasin et en redistribuant les bénéfices aux clients et clientes. Ils ont également mis en place des principes démocratiques qui régissent encore les coopératives aujourd’hui, dont le contrôle démocratique avec le principe « une personne, une voix ».
Parfois, la mise sur pied d’une coopérative fait grand bruit et prend la forme d’un sauvetage lorsqu’un modèle d’affaires est brisé, comme dans le cas de la Coopérative nationale de l’information indépendante (CN2i), qui rassemble les journaux Le Soleil, Le Droit, Le Quotidien, Le Nouvelliste et La Voix de l’Est dans le plus grand groupe de presse appuyé sur ce modèle au Canada. Souvent associé à la mission de milieux communautaires, le modèle de la coopération ne s’y limite pas, comme en témoigne Baseline, une coopérative qui offre des services d’accompagnement en intelligence artificielle.
Pour relever les défis de notre paysage littéraire en perpétuelle transformation, certains des membres du réseau Les libraires comme L’Euguélionne, Carpe Diem, Les Bouquinistes, Pantoute et Flottille artisan·e·s libraires ont choisi de prendre un chemin différent, en adoptant un modèle d’affaires qui concilie l’engagement collectif et la viabilité économique.
Mélodie Caron illustre de quelle manière une coopérative, comme celle que sa communauté insulaire a fait naître en 2022, peut devenir le terreau fertile des forces vives d’une collectivité : « La coopération, de solidarité dans le cas de Flottille artisan·e·s libraires, est un modèle qui, tant dans l’esprit que dans la gouvernance, permet d’envisager la pérennité d’une librairie dans un milieu de vie éloigné et peu populeux comme le sont les Îles-de-la-Madeleine. Le rayonnement littéraire et le bouillonnement des idées qui circulent par les livres agissent en véritable liant social. Au-delà de la viabilité de ce lieu de vie autour de la littérature, la vision collective est porteuse de sens pour notre communauté de tout près de 1 000 membres au sein d’une population de plus ou moins 13 000 résident·e·s. »
Sur une autre île, celle de Montréal, la librairie L’Euguélionne a ouvert ses portes en 2016 et se spécialise dans les féminismes, les
identités sexuelles et de genre, les réalités raciales et les littératures autochtones et décoloniales. Le tout se décline dans une panoplie de genres : fiction, essai, bande dessinée, poésie, livres d’art, essais littéraires, jeunesse, science-fiction et fantasy , en plus d’une importante collection de zines et d’autopublications. Joée Dufresne ajoute : « Nous sommes une coopérative de solidarité dont toute personne usagère peut devenir membre, et on fonctionne en collectif non hiérarchique au sein de l’équipe de travailleureuses. » Les valeurs démocratiques, inclusives et égalitaires s’incarnent dans cet espace d’apprentissage, de découverte et de discussion qu’est leur librairie, ouverte à toutes et à tous et pas seulement à un public déjà sensibilisé aux questions LGBTQ+.
Dans le village de Mont-Tremblant, c’est après la fermeture de la seule autre librairie du village que la coopérative Librairie Carpe Diem a été fondée en 2014 et a pris solidement racine dans la communauté locale grâce à une offre adaptée qui fait la part belle aux livres jeunesse et aux jeux de société. Pour Anik Beaulieu, le choix de la coopération est positif à tous les niveaux : « Les membres travailleurs et membres de soutien ont un sentiment d’appartenance ; nos membres de soutien peuvent venir faire du bénévolat (étiquetage, sortir les livres dus pour les retours, emballage en période des fêtes, etc.), et nos membres travailleurs sentent qu’ils ont leur mot à dire quant au fonctionnement de la librairie. »
Il ne faut pas croire qu’on a recours aux coopératives seulement dans l’adversité. La reprise collective d’une entreprise privée, qui connaît le succès et s’est élevée au rang d’institution lorsque l’heure de la retraite sonne pour les fondateurs, représente une avenue de plus en plus fréquentée tout en étant exigeante. En 2014, les propriétaires de Pantoute, Denis LeBrun et Claire Taillon, ont passé le flambeau à leurs employés et employées. Les libraires sont devenus propriétaires de la librairie, organisée en deux structures, soit une société de gestion d’une part et une coopérative de travailleurs-actionnaires de l’autre. Depuis 2021, Les Bouquinistes écrit la suite de son histoire à l’encre de la solidarité. Le souhait de Laval Martel et d’Anne Le May de voir l’équipe en place prendre leur relève s’est matérialisé, l’équipe ayant pris soin d’inclure au cœur du projet les clients et clientes, grâce à qui la librairie existe, comme membres de soutien ou utilisateurs.
Pour la petite histoire, Pantoute et Les Bouquinistes comptent parmi les membres fondateurs de la coopérative des Librairies indépendantes du Québec (LIQ), mieux connue du public à travers la bannière Les libraires et son site leslibraires.ca. Le modèle des LIQ est aujourd’hui étudié au-delà de nos frontières et célébré à titre d’initiative-phare de l’achat local en ligne. Des libraires experts de la vente de livres papier ont mis au monde un leader numérique qui a aujourd’hui les deux pieds ancrés dans l’innovation, tout en gardant la tête et le cœur dans la littérature.
LES LIBRAIRES, C’EST UN REGROUPEMENT DE 121 LIBRAIRIES INDÉPENDANTES DU QUÉBEC, DU NOUVEAUBRUNSWICK ET DE L’ONTARIO. C’EST UNE COOPÉRATIVE DONT LES MEMBRES SONT DES LIBRAIRES PASSIONNÉS ET DÉVOUÉS À LEUR CLIENTÈLE AINSI QU’AU DYNAMISME DU MILIEU LITTÉRAIRE.
LES LIBRAIRES, C’EST LA REVUE QUE VOUS TENEZ ENTRE VOS MAINS, DES ACTUALITÉS SUR LE WEB (REVUE.LESLIBRAIRES.CA), UN SITE TRANSACTIONNEL (LESLIBRAIRES.CA), UNE COMMUNAUTÉ DE PARTAGE DE LECTURES (QUIALU.CA) AINSI QU’UNE TONNE D’OUTILS QUE VOUS TROUVEREZ CHEZ VOTRE LIBRAIRE INDÉPENDANT.
LES LIBRAIRES, CE SONT VOS CONSEILLERS EN MATIÈRE DE LIVRES.
LIBRAIRE D’UN JOUR
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LE TALENT NE LUI MANQUE PAS. ACTRICE, COUTURIÈRE, PUIS AUTRICE, MARIE-CHANTAL PERRON, FEMME
À L’INTENSITÉ LUMINEUSE, EST CONNUE DU GRAND PUBLIC DEPUIS PLUS DE TRENTE ANS. QUE CE SOIT AU GRAND ÉCRAN — LA MYSTÉRIEUSE MADEMOISELLE C. —
COMME AU PETIT — LES BRACELETS ROUGES , TOUTE LA VIE , CÉRÉBRUM , UNITÉ 9 —, ELLE INSUFFLE À SES PERSONNAGES UNE INTELLIGENCE ET UNE PROFONDEUR QUI LUI VALENT DE NOMBREUSES LOUANGES. MÊME CHOSE AU THÉÂTRE
— LA LISTE DE MES ENVIES , TANGUY , LES VOISINS —, LES PLANCHES OFFRANT AUX SPECTATEURS ET SPECTATRICES LA CHANCE D’ÊTRE AU PLUS PRÈS DE SA FOUGUE CONTAGIEUSE. EN SEPTEMBRE DERNIER, ELLE FAIT PARAÎTRE L’AUTRE MOI (ROBERT LAFFONT QUÉBEC), UN ROMAN AUX ACCENTS DE RÉALISME MAGIQUE QUI NOUS MÈNE À LA RENCONTRE DE JUMELLES AUX EXACTS OPPOSÉS.
ISABELLE BEAULIEU
Chantal MariePerron
TOUS LES
POSSIBLES
D’emblée, Marie-Chantal Perron annonce qu’elle pratique la lecture par vagues, au gré de ses envies et du temps qui lui reste après son métier d’actrice, son élan pour la couture et les aléas de la vie. Mais en préparant l’entrevue, parcourant mentalement son parcours de lectrice, elle constate que le compte des livres lus est somme toute assez considérable. « À l’adolescence, j’habitais dans une banlieue, et il y avait deux choix à cette époque-là, soit tu traînais au centre d’achats, soit tu traînais à la bibliothèque », raconte la comédienne qui avait pris le parti de la seconde option. Ayant le caractère d’une grande romantique, elle était à la recherche de beaux romans d’amour, les Harlequin de certaines de ses amies ne l’émoustillant pas vraiment. Elle s’est donc tournée vers sa mère qui est alors devenue sa conseillère particulière en la matière. « Toute mon adolescence a été peuplée de Jane Austen, Daphné du Maurier, Emily Brontë, relate notre invitée. Je soupirais en lisant ces romans-là. » Ces autrices l’ont menée du côté du cinéma pour y voir les adaptations des œuvres écrites, l’introduisant à un autre univers pour lequel elle voue toujours une passion sincère. Les ardeurs sentimentales côtoyaient l’enthousiasme pour l’effroi et les nouvelles de Maupassant, ainsi que Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde comblent son besoin de frissonnements.
Escapades du bout du monde
Plus tard, au début de la trentaine, viendra toute l’œuvre de Baricco dont elle s’empare avec ferveur, se souvenant avoir lu quelque part que l’auteur avait écrit Châteaux de la colère, car il aurait voulu lire cette histoire. Il décida donc de déployer lui-même cette galerie de personnages habitant dans une petite bourgade appelée Quinnipak, des individus aussi singuliers les uns que les autres nous faisant aborder l’existence tel un périple où chaque coin de paysage est une occasion de découvertes. Avec tout au long, des phrases portées par un souffle salvateur. « Des choses arrivent qui sont comme des questions. Une minute se passe, ou bien des années, puis la vie répond. » Il y a chez l’écrivain italien, qui recevra le prix Médicis pour ce livre, un rythme et un ton instillés par le rêve et l’imaginaire. Parlant de rêve, la lecture de Trilogie new-yorkaise de l’Américain Paul Auster a semé le désir chez la comédienne de partir visiter la Grosse Pomme, de la même manière que plus jeune les tableaux de Toulouse-Lautrec ont fait naître en elle le souhait de s’envoler pour Paris contempler de ses yeux les toiles du maître au musée d’Orsay. « Quand j’ai lu Cent ans de solitude ou les livres d’Isabel Allende, j’avais le goût d’aller voir ces pays-là que je ne connaissais pas [en Amérique du Sud], ce sont souvent des auteurs qui ont été le point de départ de mes envies de voyages », se rappelle Marie-Chantal Perron.
Les lectures de l’actrice l’ont aussi certainement menée vers les sentiers de l’écriture. En 2019, avec Kim Nunès, Tammy Verge et les illustrations d’Amélie Dubois, elle collabore au roman graphique copine et Copine (L’Homme) en abordant la riche relation qui peut se développer entre la belle-mère et les enfants dans une situation de famille recomposée. Avec l’autofiction Les douze mois de Marie (Mains libres, 2022), vendue à près de 5 000 exemplaires, elle explore davantage le thème. Cette fois-ci, son roman L’autre moi nous convie dans une fiction présentant Mia et Jade, des sœurs très distinctes malgré leur gémellité. La première est une écrivaine populaire et extravertie, tandis que la deuxième est une discrète galeriste. « Je me suis mise à penser à quel point on était souvent plusieurs personnes à l’intérieur de soi, explique l’autrice. Aux liens familiaux qui ne sont pas toujours sains, mais que l’on continue à entretenir. » Des éléments fantastiques surgiront un chat viendra entre autres s’imposer afin d’incarner les transformations vécues par l’une des protagonistes. Marie-Chantal Perron apprécie dans le geste d’écriture la liberté totale qu’il permet par rapport à d’autres formes d’art. Aucune contrainte, outre celui de la cohérence, n’entrave la création.
Aller chez les libraires
Lorsque certaines périodes ont été moins fastes en lectures elle a consacré sa trentaine au jeu et à diriger sa maison de couture —, notre libraire d’un jour a repris contact avec les livres par le biais du roman graphique. Guy Delisle, Michel Rabagliati, Samuel Cantin l’ont remise en piste. Elle s’est fait délicieusement peur avec tous les tomes de la série Walking Dead : « Heureusement que j’avais des vacances, j’ai passé quatre jours à lire sur les zombies, c’était tellement l’fun ! » Dans un registre tout à fait différent, elle a été émue par le livre audio Mille secrets mille dangers d’Alain Farah, merveilleusement narré par Mani Soleymanlou. Conquise par la puissance viscérale de l’histoire, une mise à nu d’un homme qui devra faire face à ses tourments, elle achète ensuite le livre papier pour laisser à souhait « les mots se déposer dans mon cœur ». Assurément, la comédienne accorde aux écrivains et écrivaines une importance capitale, celle de remuer nos lieux communs afin de nous faire entrevoir toutes les couleurs du prisme et sortir des pensées étriquées que nous prenons pour vérités incontestables. Ils et elles débusquent des clairières cachées au milieu de forêts serrées, dégageant des horizons où se projeter.
Notre invitée trouve ses perles de lecture aux librairies Le Port de tête sur l’avenue du Mont-Royal et Planète BD sur Saint-Denis à Montréal. « Et à Québec, Pantoute, j’y vais toujours, c’est un incontournable pour moi ! J’attrape un libraire et je lui dis, OK, dis-moi quoi regarder ! » En ce moment, elle savoure Suivra le néant de Mireille St-Pierre, un roman graphique teinté d’épouvante où une femme entreprend de rénover un vieil hôtel du Bas-Saint-Laurent notre invitée possède une maison à Cap-Chat en Gaspésie tout en restaurant les morceaux éclatés d’elle-même. Cet album côtoie Un poète chez les éleveurs de pickups de Michel X Côté, un petit essai d’à peine 50 pages, mais qui aux dires de Marie-Chantal Perron renferme une infinité de trésors réflexifs.
LES LECTURES DE MARIE-CHANTAL PERRON
Six récits d’épouvante
Guy de Maupassant (Magnard)
Le portrait de Dorian Gray Oscar Wilde (Flammarion)
Châteaux de la colère Alessandro Baricco (Folio)
Trilogie new-yorkaise
Paul Auster (Actes Sud)
Cent ans de solitude
Gabriel García Márquez (Points)
La maison aux esprits
Isabel Allende (Le Livre de Poche)
La série Paul
Michel Rabagliati (La Pastèque)
La série Walking Dead
Robert Kirkman et Charlie Adlard (Delcourt)
Mille secrets mille dangers
Alain Farah (Le Quartanier)
Suivra le néant
Mireille St-Pierre (Nouvelle adresse)
Un poète chez les éleveurs de pickups
Michel X Côté (Éditions du Quartz)
ENTRE PARENTHÈSES
DU NOUVEAU CHEZ ALIRE
Les éditions Alire, spécialisées dans le polar, l’horreur et les littératures de l’imaginaire, lancent « Le Mitan », une collection qui se consacrera à la novella, forme dont la longueur des textes se situe entre la nouvelle et le roman. Souvent laissées pour compte, ces œuvres trouvent rarement leur place dans les catalogues et Alire décide d’y remédier en proposant dès cet automne trois titres inauguraux. Roger Cantin, celui-là même qui a coscénarisé le film original La guerre des tuques, signe La griffe du Diable, qui amène Alexis Dubois, coincé au chantier loin de son aimée et prêt à tout pour passer une nuit avec elle, à s’aventurer dans une chasse-galerie maléfique qui pourrait bien lui coûter les flammes de l’enfer. Quant à Natasha Beaulieu, une habituée de la maison, elle met en scène dans Les perles de Dragon Kim Molko, une femme ayant perdu la mémoire de ses dix dernières années. Elle choisit de se fabriquer une vie neuve et s’engage dans l’enquête privée. La tâche ne sera pas facile, car son premier mandat concerne la disparition de plusieurs personnes, à commencer par celle de son client. Dans Le dernier voyage du Khimarrhos, Yves Meynard, autre auteur de chez Alire, nous entraîne dans les rets d’un récit de science-fiction aux côtés d’Huon, commandant d’une nef, qui aura bien des défis à relever à son retour sur Terre. En librairie le 31 octobre
Les de
D’abord une maison de poésie, Poètes de brousse, fondée par Kim Doré, héberge des autrices et des auteurs sensibles et audacieux n’ayant pas peur, tant dans le propos que dans la forme, de suggérer une voix propre qui repousse les frontières du convenu. Plusieurs, au fil des années, ont su s’imposer en tant que poètes majeurs au Québec. On n’a qu’à penser à Daria Colonna (La voleuse, 2021), à Jean-Marc Desgent (Misère et dialogue des bêtes, 2019), à Laurence Veilleux (Elle des chambres, 2019), à François Guerrette (Pleurer ne sauvera pas les étoiles, 2012) ou à Émilie Turmel (Berceuses, 2023). En 2009, les éditions élargissent leurs visées avec la création de la collection « Essai libre », encore là bien inspirée pour nous offrir des ouvrages de qualité sur des sujets en lien avec les préoccupations sociales de notre époque, qu’il soit question d’éducation, de charge mentale, de guerre, du travail ou de politique, comme le fait Faux rebelles : Les dérives du « politiquement incorrect » de Philippe Bernier Arcand. Ce livre, démontrant la tendance grandissante de certaines organisations à revendiquer une image de groupes indignés contre un système malveillant alors qu’ils véhiculent eux-mêmes des idées aiguillonnant l’hostilité, a été récompensé en 2023 d’un Prix littéraire du Gouverneur général. En 2019, Poètes de brousse innove une fois de plus avec sa collection « Prose », dirigée par Myriam Vincent, autrice qui s’est fait connaître avec la publication de Furie (2020). D’autres excellents romans, dont les inclassables Un et Nue de Salomé Assor, laissent présager un avenir prometteur à la maison d’édition qui a résolument le vent dans les voiles.
DANS LA POCHE
1. REYKJAVÍK / Ragnar Jónasson et Katrín Jakobsdóttir (trad. Jean-Christophe Salaün), Points, 360 p., 16,95 $ En 1956, sur une île au large de Reykjavík, une adolescente de 15 ans, qui y travaillait pour l’été, disparaît sans laisser de trace. L’enquête piétine et n’aboutit pas. Trente ans plus tard, dans les années 1980, ce mystère s’avère toujours irrésolu et hante encore les esprits. Alors que la ville s’apprête à célébrer son 200 e anniversaire et que l’Islande se prépare pour un sommet réunissant les États-Unis et l’Union soviétique, un ambitieux journaliste fouille cette affaire, espérant trouver de nouveaux éléments afin de découvrir ce qui est réellement arrivé à cette jeune fille. L’auteur à succès Ragnar Jónasson a échafaudé ce polar entrelaçant la petite et la grande histoire avec l’ancienne première ministre d’Islande (2017 à 2024). En librairie le 16 novembre
2. LE PARFUM DES POIRES ANCIENNES / Ewald Arenz (trad. Dominique Autrand), Le Livre de Poche, 288 p., 14,95 $ En colère contre la terre entière, Sally, âgée de 17 ans, souhaite seulement avoir la paix. Après s’être sauvée de la clinique où elle séjournait, elle fait la rencontre de Liss, une femme dans la cinquantaine qui s’occupe seule de sa ferme, et qui lui offre de l’héberger. En apparence, ces deux-là n’ont pas grand-chose en commun. Pourtant, elles cherchent leur place dans ce monde, ont soif de liberté et aspirent à plus grand. Comme si leur existence était trop étroite. Peu à peu, elles s’apprivoisent, comblant chacune un vide. Pour Liss, qui se reconnaît en Sally, c’est l’occasion de se replonger dans ses souvenirs, tandis que la jeune fille s’apaise dans ce nouveau refuge, ce lieu où elle n’a pas de comptes à rendre. Ce roman lumineux appelle les sens, célèbre la différence et rend hommage à la nature et au silence.
3. MOREL / Maxime Raymond Bock, Le Cheval d’août, 344 p., 18,95 $ Jean-Claude Morel pourrait être n’importe qui. L’homme vaguement familier que vous saluez distraitement le matin, le pilier de taverne du coin, le visage interchangeable du quartier. Pourtant, sous le couvert de l’anonymat qui est le propre de l’ouvrier de chantier, cet homme se situe à l’épicentre des mutations profondes qui entraîneront la ville de Montréal vers la modernité ; détricotant au passage le tissu social des quartiers populaires. Du Stade olympique au métro, à bord de son camion charriant des kilos de terre meuble, Jean-Claude pense à sa vie, et se remémore l’ancienne, dans une enfilade de petites et grandes anecdotes qui s’imbriquent et donnent la parole à ceux que l’on invisibilise dans la grande trame de l’Histoire : les travailleurs de la classe ouvrière.
4. LE TOMBEAU D’HIVER / Anne Michaels (trad. Dominique Fortier), Alto, 404 p., 20,95 $ Chronique de catastrophes à échelle humaine, Le tombeau d’hiver explore cette pulsion propre à l’Homme de détruire pour mieux reconstruire ; faisant fi des répercussions sur la petite et la grande histoire. Dans une langue poétique qui suspend volontairement le temps pour lui donner une densité nouvelle, l’autrice fait écho aux exodes causés par les chantiers d’ingénierie urbaine, la construction du barrage d’Assoum en Égypte et celle de la voie maritime du SaintLaurent au Canada, pour aborder la tragédie, beaucoup plus intime, d’une passion amoureuse soumise au déclin. Deux trames narratives qui se répondent et qui partagent le même questionnement central : comment est-il possible de se rebâtir après avoir fait table rase ?
5. LA COLLECTIONNEUSE DE MOTS OUBLIÉS / Pip Williams (trad. Odile Demange), 10/18, 548 p., 18,95 $ L’autrice britannique Pip Williams situe son premier roman dans le Londres de la fin de l’époque victorienne au début du XX e siècle. C’est l’histoire, inspirée de faits réels, de la conception du premier Oxford English Dictionary publié en 1928. Esme, 10 ans, orpheline de mère, accompagne son père lexicographe, qu’elle surnomme Da, au Scriptorium. Elle grandit dans ce milieu de linguistes, qui travaillent à la recherche de mots et de définitions, et le joint elle-même un jour. Elle réalise que certains termes qui ont trait aux femmes et à leur vie quotidienne ne sont pas considérés. C’est alors qu’elle rassemble les fiches de ces mots dans un coffre gardé secret. Roman émouvant, sur la condition féminine, « qui célèbre le pouvoir de la langue ». MICHÈLE ROY / Le Fureteur (Saint-Lambert)
6. LES QUATRE TRÉSORS DU CIEL / Jenny Tinghui Zhang (trad. Aline Azoulay-Pacvon), Pocket, 424 p., 16,95 $ Nul ne pouvait savoir ce que le destin prévoyait pour Lin Dayu, et elle-même encore moins. Après la disparition incompréhensible de ses parents, l’entrée soudaine de plusieurs gardes dans sa maison et la consigne de sa grandmère de déguerpir, la jeune fille de 12 ans se voit contrainte de s’enfuir vers la ville côtière de Zhifu. Là, après un moment d’itinérance, elle trouvera refuge chez un maître calligraphe qui lui inculquera une philosophie de vie qui lui servira dans ses périples prochains, et périples prochains il y aura. En effet, Lin Dayu est kidnappée et déportée en Amérique où des pérégrinations l’amèneront des bordels de San Francisco aux villes minières de l’Idaho. Cette histoire en est avant tout une de résilience traitant de l’expérience sino-américaine dans l’Ouest sauvage américain. FRANCIS ARCHAMBAULT / Le Fureteur (Saint-Lambert)
7. PETITE ARMOIRE À COUTELLERIE / Sabica Senez, Nomades, 152 p., 12,95 $ Recueil de pensées éparses comme autant de fragments d’émotions crues, Petite armoire à coutellerie fait le récit du deuil amoureux en plongeant son lecteur dans le vertige de la perte. Acérée, la plume de l’autrice grave sur le papier ces phrases poignards que l’on dirige vers l’autre pour mieux les retourner contre soi lorsque la douleur devient insoutenable. Témoignant des chutes et des rechutes nécessaires pour retrouver son équilibre après la rupture, le tranchant des mots recouvre le corps et le cœur de cicatrices qui marquent durablement le parcours de celui ou celle qui se débat contre le vide de l’abandon.
8. 5 BALLES DANS LA TÊTE : RÉCITS DE GUERRE / Roxanne Bouchard, Québec Amérique, 304 p., 17,95 $
Au départ, deux univers se confrontent : les militaires de profession et l’antimilitariste de conviction. Puis, tranquillement, à force de bières partagées et de phrases échangées, les langues se délient et la confiance s’installe. Les militaires se racontent, sans filtre. Page après page, les façades s’effritent, laissant place à une humanité qui se reconnaît à l’essentiel : la peur, le doute, l’espoir et toutes ces émotions qui font de nous des êtres humains à part entière. 5 balles dans la tête est une invitation à tendre la main et à ouvrir un espace de dialogue salutaire qui permet d’aller à la rencontre de cet autre qui a souvent beaucoup à nous apprendre sur la vie et sur nous-mêmes. En librairie le 4 novembre
Martin Bélanger
LES
ANGOISSES
PASSIONNELLES
L’AN PASSÉ, IL AVAIT ATTIRÉ L’ATTENTION AVEC LA FIN DE NOS PROGRAMMES , UNE HISTOIRE DE RADIO ET D’ACOUPHÈNES OÙ LE PERSONNAGE ÉTAIT ACCABLÉ PAR LE DEUIL ET PRÉOCCUPÉ PAR LA RECHERCHE DE SENS. UN AN PLUS TARD, MARTIN BÉLANGER, ORIGINAIRE DE QUÉBEC, MAINTENANT NOUVEAU RÉSIDENT DE MONT-SAINT-HILAIRE APRÈS UNE ESCALE DE QUATRE ANS À TORONTO, VIENT DE COMMETTRE SON DEUXIÈME ROMAN, SOUVENT DÉTERMINANT DANS LA CARRIÈRE D’UN AUTEUR. AVEC 180 , L’ÉCRIVAIN NOUS INTRODUIT CETTE FOIS DANS LA VIE DE THOMAS DELAGE QUI, COMME LE TITRE NOUS EN INFORME, AURA À VIVRE D’IMPORTANTS CHANGEMENTS, AYANT JUSQU’À DEVOIR NÉGOCIER ÂPREMENT AVEC SON ÂME ET SA CONSCIENCE.
PAR ISABELLE BEAULIEU
Engagé avec Armelle dans une relation amoureuse, Thomas s’apprête à subir une vasovasostomie, une opération visant à renverser une vasectomie et à le rendre de nouveau fertile. Pourtant, d’aussi loin qu’il se souvienne, il n’a jamais voulu devenir père, n’a pas l’appel, s’est même volatilisé subitement lorsque jeune adulte, une de ses fréquentations avait vaguement évoqué son souhait d’avoir des enfants. Mais la vie nous sert par instants d’étonnantes volte-face, se jouant de nos assurances premières. Les événements nous conditionnent et nous amènent à nous demander si nous décidons réellement quelque chose, aveuglés par l’illusion que nous tenons les ficelles. « Je n’ai plus 20 ans et j’ai assez de décennies derrière la cravate pour avoir appris que les convictions parmi les plus fermes que je pouvais entretenir ont parfois été celles qui plus tard ont été complètement ébranlées », constate l’auteur. Quoi qu’il en soit, depuis sa rencontre avec Armelle, Thomas veut bien tenter le coup et fonder une famille, mais pour l’heure, il doit s’envoler vers la Californie effectuer pendant un mois un contrat de traduction pour la multinationale technologique Pineapple.
Préoccupations libidinales
Lors de son premier vol l’amenant vers Toronto, Thomas tombe sur Marianne, une ancienne flamme de ses années d’université. Vingt ans plus tard, à sa simple vue, retour en arrière immédiat, réminiscences des beaux jours d’insouciance, remémoration du trouble qui le consumait en sa présence, vagues de concupiscence remontant à la surface, et s’immisçant malgré lui dans son corps et son esprit. Cette situation, pas si extraordinaire en soi, n’en est pas moins un terreau fertile pour Martin Bélanger, auteur à la plume habile qui en a profité pour creuser les questions d’infidélité, de désir et… du voyage d’affaires. « C’est un lieu commun. Des gens qui sont heureux en mariage, absolument amoureux et attachés à leur partenaire, vous les placez dans un séminaire de travail pendant une semaine en Floride ou en Espagne, et là tout d’un coup il peut se passer bien des affaires. » Ensuite, reste à voir si l’on peut vivre avec les conséquences, c’est-àdire avec le poids moral de ses actes.
180
Martin Bélanger
Del Busso éditeur
200 p. | 25,95 $
Le héros expérimentera les affres de l’écartèlement entre ses pulsions et ses principes, soumis à la force des conjectures. Comme Thomas convoite lubriquement Marianne et aime tout de même Armelle, nous sommes en droit de nous demander si dans notre société nous ne faisons pas trop souvent grand cas de l’infidélité alors qu’elle ne signifie pas nécessairement un aveu de désamour envers notre conjoint ou conjointe. « J’ai un ami un jour qui m’a dit que l’intimité, ça ne se partage pas, ça m’a frappé, exprime Martin Bélanger. Il y en a d’autres qui vont prétendre le contraire et très bien vivre avec ça, c’est chacun son truc, mais moi ça a résonné. » Le doute et les remises en question qui assaillent Thomas le poursuivent dans sa résolution même d’avoir un enfant avec Armelle. « Il ne sait plus où ses convictions logent. » D’autant plus que les souvenirs du passé lui rappellent les arguments qu’il tenait à propos de ses raisons de ne pas en vouloir. Encore là, ce que l’on croyait immuable et inflexible tangue à certains moments, nous laissant à la merci des tourments que ces incertitudes engendrent.
Bélanger présente un homme en proie à un dilemme cornélien devant faire face à ses contradictions et empoigner sa culpabilité afin de la tordre et garder (presque) intact son sentiment de loyauté. Finalement, les circonstances détermineront si Thomas et Marianne passeront à l’acte ou pas, comme si le sort avait un dessein tout préparé dans sa manche. « La vie a peut-être souvent raison, elle s’en tient à ce qu’elle veut », de dire l’écrivain. Les chemins se tracent sous nos pas, au fur et à mesure de ce qui nous arrive.
Se mettre à l’ouvrage
L’œuvre littéraire pour Bélanger s’émancipe à partir des balises qu’il s’oblige à respecter, trouvant davantage de liberté à l’intérieur d’un cadre assez précis que dans un infini sans repères. Venant du monde de la publicité et habitué à travailler avec des barèmes, il applique dans l’écriture la même procédure. « Je fais partie de ceux-là qui croient que la contrainte est nécessaire à la créativité, explique-t-il. J’ai étudié en musique, c’était la même chose. Je m’impose des amalgames. » Identifiant quelques éléments de sa vie personnelle, il les transpose dans ses histoires, sans pour autant faire de l’autofiction. Dans le cas de son roman 180, il a utilisé son propre choix de non-parentalité afin d’en munir son protagoniste, qui aura aussi à reconsidérer sa décision. Une fois les thèmes sélectionnés, il se laisse mener par le bon vouloir du récit et des protagonistes qui forgent le reste. Plusieurs auteurs et autrices influencent aussi, par leur souffle et leur manière, son écriture. Fabrice Caro, Maria Pourchet, Fanny Britt (180 n’est d’ailleurs pas sans rappeler le roman Les maisons), Jean-Paul Dubois, Marie-Renée Lavoie, François Blais, Lionel Shriver alimentent la bougie d’allumage de Martin Bélanger. Ainsi, on entre dans le cerveau de Thomas, qui narre un chapitre sur deux, l’autre moitié, relatant les faits et gestes de Marianne, étant racontés à la troisième personne du singulier.
« Je ne me sens pas assez compétent pour entrer dans la tête d’un personnage féminin, avoue l’auteur, surtout que c’est elle qui représente le choix d’avoir des enfants, contraire au mien. Il y avait donc deux obstacles qui m’empêchaient d’avoir confiance que je puisse être authentique. » Dans les dialogues, Marianne apparaît pourtant très crédible, reflétant une femme également aux prises avec ses démons. Car dans 180, la fourche du diable qui pique les anciens amants n’accorde pas de répit. On le sait, la tentation est grande et la chair est faible. Et les flammes de l’enfer dans lesquelles tout cela peut conduire sont quant à elles sans pitié.
Quelle prémisse originale ! Maude, une jeune trentenaire récemment décédée, hante son appartement, se demande comment elle en est arrivée là, et si elle a une mission quelconque à accomplir pour vraiment « mourir ». Le comment du pourquoi obsède la femme fantôme et elle se sent bien démunie pour trouver une réponse à ses nombreuses questions. Ce sera avec l’aide de deux autres spectres, Jackie et Rosaire, qu’elle apprendra les règles de l’après-vie et à un peu lâcher prise. De crises de panique en moments de flottement, Maude découvrira les bons côtés de ne plus être humaine et en tirera un certain avantage. Malgré quelques répétitions, Hanter Villeray offre un bon divertissement teinté d’humour et de compassion. MARIANNE DUGUAY / Martin (Laval)
2.
CE QUI
NOUS DÉVORE / Marie-Hélène Sarrasin, Tête première, 168 p., 19,95 $ Roman d’amertume, Ce qui nous dévore est le deuxième opus de Marie-Hélène Sarrasin, après Douze arpents paru en 2023. Dans ce livre campé dans le même univers que le premier, mais pouvant se lire complètement indépendamment, nous suivons Madeleine, Marine et Suzanne, trois femmes de l’entourage de Siméon, mort des suites de la maladie d’Alzheimer, qui ressassent le passé en tentant d’étouffer leurs regrets. Madeleine s’ennuie de son village natal, Marine souffre de l’absence de son conjoint, et Suzanne voudrait tant racheter la maison familiale, appartenant maintenant à d’autres. Le deuil, la perte, les regrets, autant de sentiments qui alimentent le réalisme magique du roman, à faire déborder les yeux et les rues de Mandeville. La déception omniprésente qui grimpe comme du lierre envahissant, des plantes carnivores dévorant tout sur leur passage. Un court roman à l’ambiance lourde, qui se lit d’un trait ! CHRISTINE PICARD / L’Option (La Pocatière)
Maxine doit retourner dans son village natal, après sept ans d’absence, pour assister aux funérailles de son père, avec qui elle avait une relation difficile. Celui-ci lui réservait toutefois une surprise, car pour pouvoir toucher son héritage, elle doit cohabiter quelques mois avec Alex, le protégé de son père. Même si le jeune homme ne semble pas menaçant, sa présence irrite Maxine et l’aspect bizarre et farfelu de la situation l’exaspère. Malgré tout, elle s’installe dans la maison de son enfance. La jeune femme est loin de se douter que pour recoller ses morceaux, elle doit accepter de prendre son temps, baisser les armes et croire un peu aux miracles. Un roman qui fait du bien, sur l’amitié, l’identité et la reconstruction. CHRISTINE PICARD / L’Option (La Pocatière)
4. VOYAGE VERS UNE FUSÉE / Soline Asselin, Marchand de feuilles, 296 p., 28,99 $ Souhaitant assister à un décollage de fusée, occasion unique de vivre le rêve que son père chérissait, la protagoniste s’embarque dans une traversée de différents États américains. Écrit parfois sous forme d’un carnet de voyage et mêlant des faits historiques retraçant les périples de grandes exploratrices, telles Mina Benson Hubbard ou Ada Blackjack, Voyage vers une fusée est une odyssée féministe, de même qu’une ode à l’aventure. Le récit, actuel et universel, est une invitation à explorer les espaces que nous habitons autant que, parfois, ceux qui nous habitent. MARIE-HELEN POULIN / Sélect (Saint-Georges)
5. TOUT ME REVIENT MAINTENANT / Jean-Michel Fortier, La Mèche, 264 p., 24,95 $
Entre l’école et son travail à la boutique de bébelles, la vie de Colin est parsemée de virées à Place Laurier, de trajets interminables en autobus et, surtout, de moments de grâce passés avec sa grande amie Eugénie. Ce qui anime plus que tout cet adolescent sensible et introverti, et qui le fait honteusement vibrer, c’est la musique de Céline Dion. Pour survivre à la jungle du secondaire, il doit justement cacher cette passion dévorante, tout comme ses désirs et fantasmes. Avec Tout me revient maintenant, Jean-Michel Fortier plonge dans les méandres de l’adolescence pour nous offrir un roman d’une candeur et d’une sensualité incandescentes. Portrait d’un moment charnière, ce récit initiatique subjugue par sa justesse, sa vulnérabilité.
CASSANDRE SIOUI / Hannenorak (Wendake)
6. CECI N’EST PAS UN JARDIN / Camille Garant-Aubry, La Mèche, 144 p., 19,95 $
La narratrice de ce recueil aux formes multiples (la poésie côtoie les courriels, descriptions d’herbicides, dialogues, etc.) découvre une plante dans sa garde-robe. Peu à peu, le végétal, qu’elle cherche à identifier, puis à éradiquer, en vient à envahir toute sa chambre. Impossible de le déloger ! La jeune femme fera pourtant tout ce qu’elle peut pour s’en débarrasser… Dans ce livre, l’autrice trace une habile analogie entre la dépression et les plantes envahissantes. On a ici un recueil essentiel pour comprendre ceux qui souffrent de ce mal invisible encore trop souvent mal perçu. Une lecture sensible, que l’on referme avec une lueur d’espoir. VÉRONIQUE TREMBLAY / Vaugeois (Québec)
7. AUTO-STOP / Daniel Bélanger, Les Herbes rouges, 80 p., 20,95 $ Qui n’a pas rêvé de partir seul en Europe, sans but précis, juste un besoin de fuir avant que la vie nous retienne par des obligations de tous genres… Vincent, 19 ans, que nous suivons dans cette histoire, flâne en Italie un peu dans sa bulle puisqu’il ne connaît ni la langue ni les gens. Profitant librement et un peu naïvement du temps qui passe, il sera surpris par une rencontre inattendue. D’un tel voyage, l’on revient plus sage, à la fois heureux de mieux se connaître et nostalgique du temps passé. Ce poème en prose et un peu coquin nous ramène à l’essentiel, à l’importance de vivre avec passion, tout comme Daniel Bélanger nous le chante si bien. LISE CHIASSON / Côte-Nord (Sept-Îles)
8. VOYAGE
À LA VILLA DU JARDIN SECRET
/ J. P. Chabot, avec l’aide d’Audrey-Ann Bélanger, Le Quartanier, 416 p., 32,95 $ Quel livre intelligent, sensible et unique que J. P. Chabot nous offre ! Se voulant au départ un témoignage d’Audrey-Ann, grande amie de l’auteur atteinte de l’ataxie de Friedreich, le projet ne cesse de se réinventer et de se remettre en question. Pourquoi et pour qui écrit-on ? Le roman réfléchit non seulement aux possibles de la littérature, mais aussi à l’enseignement, au handicap, aux soins. Même si elle prend une tendance essayistique, l’œuvre demeure en constante conversation avec Audrey-Ann, lui donne la parole, ce qui lui confère une sensibilité et une vulnérabilité bouleversantes. Je n’ai jamais rien lu qui ressemble au Voyage à la villa du jardin secret, les enjeux qui s’y déploient m’accompagneront longtemps. CAROLINE GAUVIN-DUBÉ / Librairie Boutique Vénus (Rimouski)
LES LIBRAIRES CRAQUENT
1. ZOÉ ROSE / France Théoret, VLB éditeur, 162 p., 22,95 $ Zoé Rose est une réflexion sur la vie d’une femme anonyme et marginale, « une femme de silence, qui a l’obligation de parler » et qui réfléchit à son rapport à l’amour, au corps et à la solitude. Pour Zoé, il n’y a pas de division entre le corps et la pensée. L’autrice, France Théoret, nous témoigne ses doutes, sa voix intérieure ainsi qu’un discours dominant et patriarcal qui s’immisce parfois à travers le regard qu’elle porte sur ellemême et sur le monde. Lors de ses années universitaires comme étudiante et enseignante en histoire de l’art, sa seule certitude est de revaloriser le Refus global en tant que noyau révolutionnaire au Québec. Accompagné de phrases courtes et frappantes, ce récit dense offre une parole aux femmes invisibilisées. ÉLODIE SABOURIN / Livresse (Montréal)
2. AMIANTE / Sébastien Dulude, La Peuplade, 224 p., 27,95 $ Été 1986. Le jeune Steve Dubois et son meilleur ami, le petit Poulin, parcourent sur leurs vélos les rues de Thetford Mines. Ils construisent des cabanes sous les arbres. Ils découvrent les magazines érotiques. Ils grimpent les montagnes de pneus, reliques des camions de la mine. Ce milieu ouvrier près de l’épuisement est le terrain de jeu dans lequel grandissent ces deux enfants, et où leur amitié s’épanouit, jusqu’à son soudain bouleversement. Avec son premier roman, Sébastien Dulude brosse le portrait vif d’une enfance poignante, dirigée par un contexte social riche en histoire. Sa plume, descriptive et émotive, est une découverte aussi émouvante que le récit qu’elle fait naître sous les yeux du lecteur. CATHERINE LAMBERT / Carcajou (Rosemère)
3. COMME PAR ENCHANTEMENT : RÉCITS CHARLEVOISIENS SUR LA DISPARITION / Geneviève Dufour, La maison en feu, 112 p., 20 $ J’ai eu la chance de lire Comme par enchantement : Récits charlevoisiens sur la disparition pendant que j’étais justement dans Charlevoix. Le livre s’ouvre sur une phrase accrocheuse : « Je vis à l’Extérieur depuis vingt ans », la narratrice nous expliquant que ses parents la décrivent ainsi depuis qu’elle n’habite plus son coin de pays. Étant moi-même native d’une région que j’ai quittée, j’ai plongé immédiatement dans cet ouvrage. Geneviève Dufour nous parle ici de notre rapport aux lieux, mais surtout de notre rapport à l’endroit d’où on vient, avec tout ce qu’il peut comporter de nostalgie et d’embellissement, jusqu’à en oublier « les secrets, les fins de mois difficiles, les chicanes, les disparus ». Une très belle lecture et une autrice à découvrir ! ANDRÉANNE PIERRE / La Maison de l’Éducation (Montréal)
4. DENTS DE FORTUNE / Fanie Demeule, Hamac, 320 p., 29,95 $ Laurena décide de quitter Havre-Aubert, et ce, malgré le désaccord de sa famille. Elle désire se faire une vie à Montréal, être autonome. Et fuir ce spectre aux longs cheveux blonds, annonciateur de malheurs. Mais ce changement d’environnement, cette quête pour une nouvelle vie, ne se fera pas sans embûches. En s’inspirant de l’histoire de sa propre grand-mère, l’autrice nous offre un roman historique aux accents gothiques et fantastiques. Tout en explorant, de sa plume toujours aussi limpide et soignée, les enjeux de cette jeune Madelinienne fraîchement arrivée à Montréal (enjeux à la résonnance drôlement moderne, d’ailleurs), Demeule nous livre un récit aussi captivant qu’inquiétant qu’il est difficile de lâcher… À lire absolument !
FRÉDÉRICK BOULAY / Alpha (Gaspé)
5. PROPHÉTESSE /
Baharan Baniahmadi, Marchand de feuilles, 280 p., 28,95 $ À Téhéran, après avoir été témoin des derniers instants de sa sœur, Sara, 7 ans, tombe dans un mutisme total. Traumatisée par cet événement, la jeune fille ne supportera plus qu’un homme s’approche d’elle, son corps réagissant en faisant pousser des poils sur son visage. La parole reviendra progressivement, mais au départ dans une langue étrangère alors qu’elle a perdu conscience. Avec l’aide d’une psychologue, Sara reprendra tranquillement le contrôle de sa vie. Elle prêchera dans les mosquées, jusqu’à devenir une vedette sur Instagram et à attirer les foules à Montréal. Un magnifique roman aux images fortes et à la résilience affirmée. Un véritable hommage à toutes les femmes qui doivent lutter contre la violence autour d’elles. MARIEHÉLÈNE VAUGEOIS / Vaugeois (Québec)
À DÉCOUVRIR
1. DOROTHÉE ET LES COULEUVRES / Hélène Forest, La Mèche, 156 p., 19,95 $
La folk-punkette Hélène Forest, ex-Chârogne évoluant désormais sous le nom de Helipse, fait son entrée en littérature avec ce petit roman qui met en scène une certaine Dorothée, 11 ans, dont la soif de vivre et la quête du sens à donner à cette soif se doublent d’une nature contemplative, d’une propension à la révolte et d’une sensibilité que l’amplitude des phrases, l’ironie mordante de la narratrice et autres détails servent formidablement bien. Entre deux séances de « sonne-décrisse », Dorothée et ses amies découvriront des tas de choses sur elles-mêmes et sur la vie. Voici une écrivaine au style abouti dont on n’a certainement pas fini d’entendre parler.
L’autrice de La dévoration des fées nous revient avec bien plus qu’un simple recueil de poésie : Trous a été pensé et voulu comme une expérience de lecture unique, où la langue se transforme et se métamorphose à chaque page. Les mots, cassés et fragmentés, nous trempent dans un univers où le langage se fait chair, où il se mêle aux pulsions de la matière, aux comptines anciennes et à la magie des premiers instants de la vie. Lalonde explore des thèmes puissants et viscéraux, de la régression vers l’origine au désir, au rêve et au corps qui respire, digère ou accouche. Le livre lui-même se fait objet, terrain de jeu où le lecteur est incité à écrire, à raturer et à laisser sa propre empreinte, sommé de s’immerger dans un langage qui dépasse la simple communication pour toucher l’essence même de l’être. Trous est une immersion dans l’instinctif et le primitif, une poésie à la fois intime et cosmique qui bouleverse et interpelle.
3. JE METS MES RÊVES SUR LA TABLE / Martina Chumova, Le Cheval d’août, 144 p., 23,95 $ Plongée dans l’intime, dans la quête de soi, avec une prose qui capte les doutes et les aspirations d’une génération en transition, le deuxième livre de Martina Chumova explore les réflexions intimes d’une femme du XXIe siècle, confrontée aux pressions contemporaines et aux héritages du passé. À travers des thèmes comme le perfectionnisme et les relations humaines, il met en lumière la tension entre les attentes sociétales et le désir de liberté. La maternité y est décrite avec une sincérité rare, mêlant amour et fardeau, tandis que des rêves violents symbolisent les combats internes d’une femme cherchant à maîtriser son destin. L’écriture, à la fois délicate et incisive, dévoile les angoisses modernes liées à la place du corps et du fait d’être mère dans une société de plus en plus rationalisée. En librairie le 5 novembre
La psychiatre Marie-Ève Cotton frappe fort avec ce roman qui descend dans les profondeurs de la psyché humaine en abordant avec une grande nuance la question du mal. Maude Fournier, une femme posée, médecin et mère, a commis un crime impensable. Comment a-t-elle pu en arriver à cet acte irréparable ? Le docteur Gomez, psychiatre chargé d’évaluer sa responsabilité criminelle, refuse de croise en sa monstruosité et se décide à remettre en question les réponses simplistes de la société face à de tels drames. En interrogeant la frontière entre l’humain et l’inhumain, le livre explore avec finesse ce qui peut pousser une personne à sombrer dans la noirceur la plus totale, sans jamais réduire la complexité des motivations humaines à des catégories rigides. En croisant plusieurs destins brisés, Le Roi-Soleil offre une réflexion poignante sur la culpabilité, le jugement et la fragilité, tout en se questionnant sur les limites de notre compréhension face à l’indicible.
Après avoir proposé Iris et Fiona un peu drama, destiné à un public adolescent, Marianne Girard fait une incursion du côté adulte. Dolly, qui possède une boutique de vêtements et d’objets vintage, gravite autour de personnages colorés : des commerçants de son quartier qui ont créé une communauté. Alors qu’elle se rétablit d’une rupture avec l’un d’entre eux, elle remet en question sa carrière et ses rêves. En perte de repères, elle se réfugie chez son père et son chum, qui tiennent une auberge à la campagne et prennent également soin de sa grand-mère, dont la mémoire s’étiole. À travers les aléas de la vie, la jeune femme de 24 ans devra faire des choix et trouver sa place.
TROIS RAISONS
DE LIRE
— PAR ISABELLE DION, DE LA LIBRAIRIE HANNENORAK (WENDAKE) —
Montréal, mon amour
RIVIÈRE-DES-PRAIRIES DE MARIANA MAZZA (QUÉBEC AMÉRIQUE)
ON SAIT MARIANA MAZZA TALENTUEUSE EN HUMOUR ET VOILÀ QU’ELLE A SU TRANSPOSER CET ART DE RACONTER DES HISTOIRES PAR ÉCRIT. IL ÉTAIT CLAIR DEPUIS LA SORTIE DE SON PREMIER LIVRE, MONTRÉAL-NORD , QUE MAZZA VOUAIT UNE AFFECTION PARTICULIÈRE AUX LIEUX QUI L’ONT VUE GRANDIR. DANS LE DEUXIÈME TOME DE CE QUI SERA UNE TRILOGIE, ON DÉCOUVRE UNE NOUVELLE FACETTE DE L’AUTRICE MAINTENANT AU SEUIL DE L’ADOLESCENCE ET DES REMISES EN QUESTION IDENTITAIRES QUI VIENNENT AVEC CETTE PÉRIODE. DU MÊME COUP, C’EST UNE NOUVELLE FACETTE DE MONTRÉAL QUI NOUS EST PRÉSENTÉE DANS TOUT SON DYNAMISME, SON ÉCLECTISME ET SES CHANGEMENTS.
1
POUR LA QUÊTE IDENTITAIRE
Alors que dans Montréal-Nord c’est la relation mère-fille qui était mise de l’avant, Mariana Mazza se penche ici sur un autre type de relation : celle qu’on développe avec soi-même. En effet, l’adolescence est une occasion pour elle de revisiter les questionnements identitaires liés à la culture, mais surtout, le passage de l’enfance à l’adolescence. Si certains souvenirs ravivent des douleurs, c’est plutôt la nostalgie, la joie de vivre et les tourbillons émotionnels que l’on retient de ses histoires. Elle examine également son rapport avec les autres, que ce soit par le biais de l’intimité ou de l’amitié. Il en découle des moments d’une grande vulnérabilité et d’une sincérité désarmante. S’il est vrai qu’il existe beaucoup de coming of age en littérature, force est d’admettre que l’adolescence de l’autrice ne manque pas du tout d’intérêt et de potentiel narratif.
2
POUR SES DESCRIPTIONS
DES QUARTIERS DE MONTRÉAL
DANS LESQUELS ELLE A VÉCU
Dans son deuxième livre, Mariana Mazza change de quartier comme environnement, mais ne délaisse pas sa plume vive et son souci du détail. Malgré la dureté de certains quartiers montréalais qui l’ont vue grandir, elle témoigne à leur égard une grande tendresse et un regard attentif. Les gens, les odeurs, les couleurs, la violence presque quotidienne, mais surtout l’amour et la solidarité, tout y est décrit avec précision et économie de mots. Plus encore, chaque événement est une occasion pour l’autrice de nous transporter dans des lieux qu’on a tendance à définir seulement en matière de classes sociales. Elle leur redonne ainsi une dose de personnalité, et plus encore, une dose d’humanité.
3
POUR LES RÉFÉRENCES
À LA CULTURE POPULAIRE
Ce livre est très loin de s’adresser seulement aux milléniaux, mais ceux-ci ressentiront certainement une nostalgie à sa lecture. En seulement une référence culturelle, dès les toutes premières lignes, Mariana Mazza réussit à nous replonger dans la première décennie des années 2000. Par exemple, les chapitres sont tous parsemés de chansons qui ont marqué cette époque, de TLC à Shakira, en passant par Sean Paul et son mythique Get Busy. Les diverses références se font aussi à travers les vêtements, les films, la télévision, et l’actualité. Elle fait preuve d’une imagination bouillonnante et d’un travail de mémoire impressionnant. Le vocabulaire précis de l’autrice nous convie dans une immersion totale de son univers, en dévoilant une personnalité en construction, mais déjà unique. Ce deuxième tome touche là où on ne s’y attend pas et nous ramène à notre propre adolescence remplie de petites et de grandes tragédies.
ENTRE PARENTHÈSES
ALEXANDRA LAROCHELLE : 31 ANS, 20 ANS D’ÉCRITURE
En 2004, la jeune autrice Alexandra Larochelle avait surpris le monde littéraire en publiant à l’âge tendre de 10 ans un premier roman fantastique (Au-delà de l’univers, Trécarré). Entamant ainsi un cycle qui comptera six tomes, elle se retrouve à 14 ans avec déjà 100 000 exemplaires vendus. Quelques années plus tard, elle repend la plume et accumule depuis les lecteurs. Les enfants de 6 à 9 ans se régalent entre autres avec la série Trucs de peur (La Bagnole) mettant en scène les demi-sœurs Mégane et Rosalie qui devront apprendre à s’entendre si elles veulent affronter les choses terrifiantes qui leur arrivent. Les adolescents pour leur part aiment notamment Jusqu’à ce que ça fasse bang et sa suite, tout juste parue cette année, L’univers ne peut naître qu’une seule fois (La Bagnole). On fait connaissance avec Maélia et son premier amour, un prince qui n’est peut-être pas aussi charmant qu’elle l’aurait cru. Les adultes ne sont pas en reste puisque l’autrice leur propose une trilogie s’amorçant avec Des papillons pis de la gravité (Libre Expression) et une narratrice, Frédégonde Hautcœur, dont le nom est aussi complexe et étonnant que ses relations amoureuses.
Nos collaborateurs publient
Robert Lévesque, qui signe à chacun de nos numéros la chronique « Le fil des livres », principalement sur des figures importantes de la littérature étrangère, fait paraître le recueil d’essais Déambulations concernant les sentiers merveilleux qu’il emprunte en compagnie d’écrivains et d’écrivaines dont les œuvres sont pour lui tour à tour foisonnement et amitié. Faisant des parallèles avec l’activité pédestre, Lévesque marche notamment avec Victor Hugo, Anton Tchekhov, Franz Kafka, Virginia Woolf, Gertrude Stein et Samuel Beckett. Le livre est publié dans la collection « Papiers collés » des Éditions du Boréal, fondée par François Ricard et maintenant dirigée par Michel Biron, qui fête cette année son 40e anniversaire. Pour l’occasion, une nouvelle facture graphique est proposée.
Collaborateur occasionnel de la revue, Stéphane Picher est également acheteur à la Librairie Pantoute à Québec et poète. Après le recueil Le combat du siècle qu’il nous a donné aux éditions du passage en 2018, voici qu’il se présente avec Retour sur terre, dans lequel il se questionne sur les rapports entre l’humain et l’animal. « C’est en vain que je cherche dans mes entrailles, ma poussière de gènes, des liens avec la matière tellurique minérale, avec mes sœurs les bêtes ou ma forêt ou mon jardin. Pourtant dans l’esprit quelque chose se dessine fidèlement, une bouillie de symboles, une fraternité diffuse ancrée dans les chairs, les os, mon feuillage. » Une ode puissante à la beauté du vivant.
/ NOUS VOICI EN OCTOBRE, CETTE ENTRE-SAISON OÙ LE TEMPS PREND PLAISIR À SE SUSPENDRE ENTRE LA CHALEUR RÉVOLUE DE L’ÉTÉ ET LES PROMESSES FRIGIDES DE L’HIVER. DANS CETTE ATMOSPHÈRE DE LIMINALITÉ, DIFFICILE DE NE PAS REPENSER À CE LIVRE QUI AU MÊME MOMENT, IL Y A PLUS D’UNE DÉCENNIE DÉJÀ, FAISAIT SON ENTRÉE DANS LE MONDE LITTÉRAIRE. LA CANICULE DES PAUVRES (LES HERBES ROUGES, 2009) CÉLÈBRE CE MOIS-CI SES QUINZE AUTOMNES ET LE MOINS QU’ON PUISSE DIRE, C’EST QUE JEAN-SIMON DESROCHERS, PASSÉ MAÎTRE DANS L’ART DE LA POLYPHONIE, S’IMPOSE COMME L’UNE DES VOIX LES PLUS SINGULIÈRES DE LA LITTÉRATURE QUÉBÉCOISE CONTEMPORAINE. À PEINE QUELQUES SEMAINES SUIVANT LA SORTIE DE SON NEUVIÈME ROMAN, LE MASQUE MIROIR , PUBLIÉ AUX ÉDITIONS DU BORÉAL, REVISITONS UNE DÉMARCHE QUI SE DISTINGUE NON PAR UNE SUCCESSION DE COUPS D’ÉCLAT, MAIS PAR UNE COHÉRENCE ET UNE PERSPECTIVE QUI DÉFIENT LE TEMPS.
ENTRE
RÉINVENTION
ET RÉSONANCE
PAR ANDRÉANNE PERRON, DE LA LIBRAIRIE MARIE-LAURA (JONQUIÈRE)
ANDRÉANNE PERRON EST TITULAIRE D’UNE MAÎTRISE EN ÉTUDES LITTÉRAIRES DE L’UQAM ET LIBRAIRE DEPUIS SEPT ANS. FÉRUE DE LITTÉRATURE ET DE POÉSIE QUÉBÉCOISE, ELLE ŒUVRE À LA LIBRAIRIE MARIE-LAURA DEPUIS 2020. ANDRÉANNE
Après un début de carrière prometteur, consacré presque exclusivement, si ce n’est que de quelques essais et nouvelles, à la poésie (L’obéissance impure et Parle seul, Les Herbes rouges, 2001 et 2003), DesRochers s’attarde, pas moins d’un an durant, à l’élaboration du microcosme que deviendra Le Galant, l’immeuble délabré qui campe la majorité de la diégèse de La canicule des pauvres, de même qu’au déploiement de sa structure faramineuse. Le fruit de cette préparation atterrira dans les librairies de la province à l’automne 2009.
Si l’audace de miser gros dans un premier roman se heurte, la plupart du temps, à un jugement critique défavorable, ce n’est toutefois pas le traitement que reçoivent DesRochers et son pavé de 672 pages abritant pas moins de vingt-six personnages. Bien au contraire, ce sont sa maîtrise de la polyphonie devenue dès lors sa signature —, son ambition narrative ainsi que sa rigueur intellectuelle qui retiennent l’attention de la presse et des lecteurs. Il va sans dire que depuis le début, sa force réside dans sa capacité à créer des œuvres où la multiplicité des points de vue ne se limite pas à un simple jeu de style, mais enrichit le tissu même du récit.
La production romanesque de Jean-Simon DesRochers renferme de bien belles choses, à commencer par ce désir d’exploiter, sans détour, des existences déchues à travers une démarche hyperréaliste brute. Vouloir y coller des traits purement balzaciens, comme certains l’ont fait, serait en méconnaître l’essence, car ce qui fonde la beauté de son travail, c’est l’intelligence derrière une structure kaléidoscopique aussi audacieuse que déployée en toute finesse. À l’opposé de ce prédécesseur, DesRochers se distingue par une architecture où l’action n’est, de manière générale, pas portée par un seul héros : tous ses personnages le sont. Tant les vingt-six locataires du Galant dans La canicule des pauvres, les treize acteurs impliqués dans le carambolage du Sablier des solitudes (Les Herbes rouges, 2011) que la
poignée d’habitants du quartier reliés, de près ou de loin, à la disparition de Xavier Boutin-Langlois dans les deux tomes de L’année noire (Les Herbes rouges, 2017), se singularisent par leurs différences (âge, ethnie, niveau de scolarité, valeurs, etc.). Même si ces disparités créent un flux d’idéologies qui se complètent et se contredisent, aucun d’eux ne ressort du lot, aucun d’eux n’est dominant, aucun d’eux n’impose une seule et unique vision.
Cette exploration perpétuelle de la multiplicité et de l’égalité des voix, présente dans la majorité des romans de l’auteur, est évidente dès le premier, alors que nous sommes transportés au cœur d’un bassin de protagonistes dont les vies s’entremêlent, s’entrechoquent et se répercutent dans une fresque humaine criante d’authenticité. Chaque conception du monde, aussi insignifiante soit-elle en apparence, participe à la construction d’un univers où les destins se lient et se délient, mais par-dessus tout, où la solitude, bien qu’elle prévale sur le vivre-ensemble, est toujours en dialogue avec l’altérité. Cette façon de faire instaure à l’œuvre une dimension de système une véritable fourmilière où les figures s’entrecroisent, où les récits se superposent pour créer une structure complexe qui transcende les attentes traditionnelles du lecteur.
Difficile de ne pas sourire lorsque Monique, propriétaire du Galant dans La canicule des pauvres, se remémore sa maison de banlieue dans L’année noire (t. 1) : Les inquiétudes ; le dilemme pour la vendre la rongeait dans le premier roman, mais l’issue y demeurait inconnue. Difficile de ne pas sourire également lorsque nous apprenons, dans Les limbes (Les Herbes rouges, 2019), que le bordel où se déroulent plusieurs scènes s’avère être Le Galant, dans une époque lointaine. Ces révélations, imperceptibles pour le néophyte, enchanteresses pour celui dont les codes sont acquis, brouillent les frontières entre les livres et nous plongent dans une microsociété si
habilement ficelée qu’elle s’alimente elle-même. Ces couches de sens ne peuvent qu’être découvertes à qui veut bien s’aventurer dans l’entièreté de la production de DesRochers qui, malgré son caractère foisonnant, demeure d’une grande accessibilité et est issue d’une démarche littéraire unique au Québec.
Il est fascinant de constater comment, au fil des ans, l’œuvre de Jean-Simon DesRochers s’est constituée en un ensemble logique et méthodiquement réfléchi, tout en dialoguant avec des questions sociétales essentielles. Chaque roman, loin de se limiter à une simple itération, s’inscrit dans une continuité thématique et stylistique comme il s’en fait peu. De La canicule des pauvres au Masque miroir, son travail se distingue par une profondeur et une perpétuité qui méritent d’être saluées. Le masque miroir s’imbrique d’ailleurs avec justesse au sein de cette filiation… À vous de le découvrir !
Dans un paysage littéraire en constante évolution, où l’abondance de nouveautés peut faire ombre aux voix bien établies, Jean-Simon DesRochers s’affirme comme un auteur qui est là pour rester, en parvenant notamment à poser un regard sur le monde qui nous entoure comme peu savent le faire : sans artifice ni condescendance, subversif, mais empreint de lucidité. Vingt-trois ans après la publication de L’obéissance impure, ses écrits, toujours trop peu connus du grand public, ne cessent néanmoins d’être redécouverts et jusqu’à tout récemment, réédités chez Boréal. Nous ne pouvons que souhaiter que ceux-ci résonnent encore longtemps, à la hauteur de l’attention qu’ils méritent.
LES LIBRAIRES CRAQUENT
1. CE QUI NOUS ATTEND / Myriam Lacroix (trad. Catherine Lemay), Québec Amérique, 320 p., 29,95 $ Ce qui nous attend de Myriam Lacroix, traduit par Catherine Lemay, est un récit fort original, où la relation entre les personnages de Myriam et d’Allison permet d’explorer une multiplicité de scénarios alternatifs. Dans chaque chapitre, l’amour entre ces deux femmes se déploie d’une manière totalement différente, tout en mettant en scène des thèmes plus surprenants les uns que les autres. Ce roman est une œuvre qui se démarque et qui nous entraîne, grâce à son écriture et à sa singularité, dans des réalités qui nous éloignent complètement du quotidien. L’autrice signe ici un livre fascinant qui vous captera dès les premières pages.
ALEXIA GIROUX / Carcajou (Rosemère)
2. L’ÉTÉ DE LA COLÈRE / Elizabeth Lemay, Boréal, 176 p., 24,95 $ Elizabeth Lemay nous plonge dans une réflexion assumée et fort pertinente sur la place des femmes, le patriarcat, ainsi que sur les contradictions qui habitent les féministes. Dans ce récit, le privé et le politique s’entrecroisent, faisant place à des passages plus personnels dans lesquels la narratrice se met en scène et à de courts textes qui se rapprochent du genre de l’essai. Convoquant une lignée d’écrivaines telles que Nelly Arcan, Annie Ernaux et Virginie Despentes, L’été de la colère nous rappelle l’importance de la sororité et de nous souvenir de ces autrices qui permettent de faire avancer les luttes féministes actuelles. Elizabeth Lemay propose un excellent deuxième roman avec des réflexions qui continueront de nous habiter. ALEXIA GIROUX / Carcajou (Rosemère)
3. HORS-VIVANT / Louis Roussel, XYZ, 272 p., 26,95 $ Frédérick est mort, du moins, il en est convaincu tellement il se sent mort en dedans. Ce père de famille élève seul son enfant d’un peu plus d’un an depuis le départ de la mère de celle-ci. Seul intellectuel avoué de sa famille, pas manuel du tout, il se sent différent de ses proches. Les villageois de Saint-Nicolas-des-Monts, où il habite, sont plus colorés les uns que les autres et sont particulièrement compétitifs, ce qui ajoute une dose d’humour supplémentaire au récit. Divisé en quatre parties, « Mort », « Mort-vivant », « Hors-vivant » et « Vivant », le roman indique les étapes que Frédérick devra franchir pour aller mieux. Si ça prend un village pour élever une enfant, ça prend aussi un village pour ramener un mort à la vie. Un premier roman fort réussi. JULIE COLLIN / La Liberté (Québec)
4. LA PART DE L’OCÉAN / Dominique Fortier, Alto, 328 p., 27,95 $
La plume de Dominique Fortier m’envoûtera toujours. Quelle poésie, quel sens de la narration et quelle intelligence du texte ! L’autrice, après s’être librement inspirée de la vie d’Emily Dickinson, se glisse maintenant dans la peau d’Herman Melville et explore les tréfonds de ses sentiments pour Nathaniel Hawthorne. L’autrice possède ce don particulier de ramener à la vie les grands écrivains et grandes écrivaines des siècles derniers, de revisiter leurs œuvres fondatrices, et d’y insuffler des trésors d’imagination éclairant leurs zones d’ombre. Comme lorsque Lizzie, la femme de Melville, laisse s’envoler ses mots sur le papier ; rappel de tous ces talents qui n’ont jamais été dévoilés parce que les femmes n’avaient ni le temps ni l’espace pour être révélées. Un roman grandiose qui tisse, avec délicatesse et éclat, un pont entre le passé et le présent. CAROLINE GAUVIN-DUBÉ / Librairie Boutique Vénus (Rimouski)
EXPLORER
D’AUTRES
HORIZONS
UN FILM À DÉCOUVRIR
LE ROMAN DE JIM / Scénarisé et réalisé par Arnaud Larrieu et Jean-Marie Larrieu, d’après le livre Le roman de Jim de Pierric Bailly (Folio)
Au cinéma dès le 22 novembre
Aymeric noue une relation avec Florence, une ancienne collègue, alors qu’elle est enceinte. Il aimera Jim comme son fils. Des années plus tard, le père biologique de Jim revient dans le décor, chamboulant leur vie et leurs liens. Karim Leklou, Laetitia Dosch, Bertrand Belin, Sara Giraudeau, Andranic Manet, Eol Personne et Noée Abita font partie de la distribution de ce film sur la paternité, qui était dans la sélection officielle au dernier Festival de Cannes.
UNE SÉRIE À ÉCOUTER
UN COUPLE PARFAIT / Créée par Jenna Lamia, d’après le roman
Un couple parfait d’Elin Hilderbrand (Les Escales)
Réalisée par Susanne Bier
Disponible sur Netflix
Cette série en six épisodes met en vedette entre autres Nicole Kidman, Liev Schreiber, Dakota Fanning, Jack Reynor, Meghann Fahy, Eve Hewson et Billy Howle. Amelia fera bientôt partie d’une famille très riche de Nantucket, alors qu’elle épousera Benji, au grand dam de la mère de ce dernier, qui désapprouve cette union. Puis, avant la cérémonie, un corps est retrouvé sur la plage, et tous les invités deviennent suspects. L’enquête fera ressurgir les secrets et les mensonges de ce clan en apparence parfait.
UN FILM À VOIR
BERGERS / Scénarisé par Sophie Deraspe et Mathyas Lefebure, d’après le roman D’où viens-tu, berger ? de Mathyas Lefebure (BQ)
Réalisé par Sophie Deraspe
Au cinéma dès le 15 novembre
Un publicitaire montréalais laisse tout tomber pour devenir berger en Provence. Au cours de son périple, il fera la rencontre d’Élise, qui a, elle aussi, quitté son travail. Ensemble, ils auront la charge d’un troupeau en montagne et apprivoiseront cette nouvelle vie. Ce long métrage met en scène notamment Félix-Antoine Duval, Solène Rigot, Younès Boucif, Bruno Raffaelli, Véronique Ruggia Saura, Michel Benizri, Guilaine Londez et David Ayala.
DOMINIQUE
LEMIEUX
CHRONIQUE
/ LECTEUR PASSIONNÉ, DOMINIQUE
LEMIEUX NAGE DANS LE MILIEU DU LIVRE DEPUIS TOUJOURS ET DIRIGE ACTUELLEMENT L’INSTITUT CANADIEN DE QUÉBEC, QUI OPÈRE NOTAMMENT LA BIBLIOTHÈQUE DE QUÉBEC, LA MAISON DE LA LITTÉRATURE, LE FESTIVAL QUÉBEC EN TOUTES LETTRES ET LA DÉSIGNATION QUÉBEC, VILLE DE LITTÉRATURE UNESCO.
/ À L’OMBRE DES GÉANTS ET GÉANTES
LA SCÈNE ME REVIENT EN TÊTE : C’EST LE DÉBUT DE L’AUTOMNE, JE SUIS DANS LE BOIS AVEC MON PÈRE, LE RUGISSEMENT DE LA SCIE MÉCANIQUE, L’AMERTUME EN BOUCHE DE LA GORGÉE DE THÉ REFROIDI ET TROP INFUSÉ, LES MOUVEMENTS FURTIFS DES ÉCUREUILS JUCHÉS AU SOMMET DES ÉRABLES, LES OISEAUX DANS LE BOUQUET D’ÉPINETTES.
Mon père éclaircissait la forêt, couper les arbres affaiblis par les maladies, en retirer d’autres qui nuisent à la croissance de leurs voisins. Je m’émerveillais devant les arbres matures qui chatouillaient les nuages, les yeux tournés vers le ciel, la grâce des géants qui font rêver. Mon père : le regard vers le sol, protéger les pousses, prendre soin des érables qui peinent à trouver leur place. Il s’attaque à l’un de ces géants, mais pourquoi, je lance. Il me regarde, me sourit : parce que le temps est venu de donner de la lumière aux autres Au milieu des bois, une compétition pour la lumière.
Ce long préambule comme un parallèle de l’automne en librairie, la déferlante vertigineuse, le peuplement serré d’une forêt périlleuse à traverser tout ce qu’on ne verra pas. Les yeux naturellement se tournent vers les noms établis, la confiance de retrouver une valeur sûre, le consensus qui se construit autour de quelques découvertes. Nous avons toutes et tous le même réflexe.
Je n’ai d’ailleurs pu résister à me faire aspirer dans les univers des Dominique Fortier La part de l’océan, roman de secrets et de désirs, « écrire, c’est un autre mot pour aimer », constitue l’un des plus solides monuments de sa bibliographie déjà prodigieuse —, Kev Lambert Les sentiers de neige déboussole et ne peut qu’obliger une révérence devant la qualité exceptionnelle de l’œuvre que construit Lambert depuis sept ans à peine — ou bien Eric Dupont j’ai tout aimé de La ricaneuse, l’érudition, le sourire en coin, les faits historiques magnifiés, la construction habile.
Je retrouve le jeune garçon qui regardait les géants dans la forêt de son enfance : fascination, ravissement, enchantement. Et cet appel à regarder autour, partager la lumière, car aussi majestueux soient-ils, ces livres ne manqueront pas d’attention.
Être vue, être comprise Elle s’appelle Dorothée, traverse ses 11 ans dans le Rosemont–La Petite-Patrie de l’été 2005, tout près Victoria, sa sœur, et Joséphine, leur voisine, trio de sorcières qui hante le quartier, qui se hasarde dans cet été qui s’ennuie, ces moments où il n’y a rien à faire qu’attendre les séjours chez la grand-mère, errer dans la ruelle ou se terrer dans le sous-sol pour regarder des films
Ici comme ailleurs
d’horreur. On se laisse ensorceler par l’imagination débordante et le regard affûté de Dorothée, personnage central de Dorothée et les couleuvres de Hélène Forest, qui s’invente mille histoires, imagine des vies aux gens croisés ici ou là, et qui ne peut contrôler ses pensées en spirale, les questionnements existentiels, les éclairs de clairvoyance, la fragile perception de soi. Alors que l’adolescence se pointe, il y a ce souhait de ne surtout pas être différente des autres, de s’effacer, de se diluer, car de toute façon « être regardée ne signifiait en rien être vue, pas plus qu’être vue ne signifiait en rien être comprise ».
Hélène Forest réussit à marquer les esprits avec ce premier roman qui jongle avec le sens à donner à une vie souvent suspecte, et qui dévoile une mue nécessaire clin d’œil aux couleuvres du titre ? —, un dépouillement, afin de faire naître un regard neuf sur l’existence.
Être vue, être crue
Premier roman également que Femmes silencieuses de Cristina Vanciu, née en Roumanie au début du millénaire et installée au Québec depuis vingt ans, un texte sans artifice, impressionniste, vrai et courageux, livré dans une langue hachurée, une succession de sursauts (souvenirs, listes de nourriture ou d’objets, textos) qui captent des images, des moments ce qui nous blesse, ce qui nous hante, ce qui nous construit, ce que nous voulons mettre à l’abri.
Un jeune personnage, 15 ans à peine, des parents exigeants et distants, entame une relation avec un ado trouble, manipulateur, abuseur, qui lui fait vivre l’indescriptible qu’on découvre à coups de textos déconcertants. C’est l’histoire d’une jeune femme qui se lève même lorsque personne ne la soutient —, qui cherche à briser le cycle de femmes effacées qui se noient dans une pression perpétuée d’une génération à l’autre, d’une femme qui nomme enfin en dépit de cette culture du silence. Malgré la démonstration, une fois de plus, des immenses lacunes du système juridique, malgré l’absence de mains tendues, il y a ici un mouvement irrévocable, une libération, une voix qui naît, et même celles et ceux qui ne voulaient pas l’entendre entendront enfin, enfin.
Être crue, rien de plus
Tout brûler de Lucile de Pesloüan est dans le même élan que Vanciu, prendre parole, enfin tout dire, tout brûler comme le titre l’appelle, l’oblige. Comment lire ceci sans trembler devant l’horreur vécue par Stella, la narratrice, maintenant quarantenaire, prisonnière d’une famille dysfonctionnelle qui lui a fait subir une succession d’abus pendant toute son enfance ? Trente ans ont passé, et la parole se libère, Stella porte plainte, dénonce l’inceste et les violences, pointe du doigt celles et ceux qui ont vu, qui ont su, qui ont tu. Les révélations créent des vagues, critiques de membres de la famille, et pourtant Stella résiste, car le temps est venu de se soulever, de rugir. Les courts chapitres écrits en vers libres se succèdent et Lucile de Pesloüan pourfend l’impunité des hommes qui agressent, blessent et contraignent à « partir ou mourir », en plus de donner forme à une colère juste, « je suis un volcan / prête à décharger la lave / prête à tirer à bout portant », une voix pour tous ces gens qui portent les stigmates, les traumatismes, d’une enfance brisée par celles et ceux qui auraient dû les protéger. Ce livre est important et se doit d’être lu, aussi difficile soit-il.
Au milieu des bois, trois livres comme autant de libérations la lumière sur elles.
DOROTHÉE ET LES COULEUVRES Hélène Forest La Mèche
p. | 19,95 $
FEMMES SILENCIEUSES
Cristina Vanciu Héliotrope
p. | 21,95 $ TOUT BRÛLER
LES LIBRAIRES CRAQUENT
1. L’ÉBOULEMENT DES HORIZONS / Marc Lessard, Hamac, 72 p., 17,95 $
Dans le récit poétique L’éboulement des horizons, l’auteur témoigne, avec une vulnérabilité désarmante, de sa vie avec la sclérose en plaques. Au fil des défaillances graduelles, mais inéluctables du corps, nous assistons à la franche description du quotidien qui change, qui devient difficile, aux tâches qu’on laisse de côté ou à la résignation de dire adieu à un loisir très apprécié. Et, en permanence, l’angoisse qui attend au détour, l’épée de Damoclès qui pèse constamment au-dessus de la tête de l’auteur. Le recueil ne manque toutefois pas de lumière, la plume se faisant légère, belle et courageuse, exprimant une persévérance admirable. Une lecture touchante et intime, que j’ai beaucoup aimée. CHRISTINE PICARD / L’Option (La Pocatière)
2. LA SAISON DU LION / Ariane Beaudry, Hurlantes éditrices, 64 p., 19,95 $ Au point culminant des beaux jours, le soleil migre en Lion, signe réputé pour son alacrité et sa puissance. En étant elle-même une fière native, Ariane Beaudry conjugue avec finesse ce duo de forces léonines dans un livre qui brille tant par les dualités qu’il évoque que par l’aplomb et la franchise de son écriture. Sa poésie, tantôt flamboyante, tantôt élégiaque, sur fond de passage de la vingtaine à la trentaine, explore les réalités féminines à travers de prenantes réflexions quant à l’amour, à l’acceptation de soi et à la maternité. Ça réconforte, ça décomplexe et ça célèbre à la fois la complexité des émotions autant que les contradictions qui forgent notre identité. ANDRÉANNE PERRON / Marie-Laura (Jonquière)
3. TOUTE OU PANTOUTE / Charlotte Aubin, Del Busso éditeur, 88 p., 16,95 $ Pas moins de six ans après Paquet de trouble, petit bijou de recueil, la barre était haute pour Charlotte Aubin qui revient (enfin) avec Toute ou pantoute, et c’est excellent ! Sa poésie fort bien tournée, qui gravite autour du quotidien sans pour autant être dépourvue de fougue, est revisitée ici au moyen d’un propos plus mature qui révèle la beauté même dans la douleur des désillusions amoureuses. La lumière douce des souvenirs précieux rivalise à l’ombre des regrets et des promesses non tenues dans une authenticité et une simplicité qui ne manquent pas de nous éblouir. ANDRÉANNE PERRON / MarieLaura (Jonquière)
4. LA GRANDE MAISON EN BARDEAUX ROUGES QUI GRINCE LA NUIT / Luc-Antoine Chiasson, Perce-Neige, 80 p., 20 $ Avec ce deuxième recueil, Luc-Antoine Chiasson n’est pas dans l’éclat d’une poésie rock comme son premier, mais a plutôt troqué sa guitare électrique pour une acoustique le temps de cinq suites écrites entre Montréal et Caraquet. Dans ce livre centré autour d’un nœud solide et près de lui, Chiasson épure le moindre de ses vers d’images inutiles pour venir remuer la corde sensible qu’on porte en nous. Au fond, La grande maison en bardeaux rouges qui grince la nuit se forme dans l’intimité et la tendresse que l’on porte aux êtres chers et aux endroits importants, qui sont, en soi, les seuls sujets qui comptent vraiment. ANTHONY LACROIX / Librairie Boutique Vénus (Rimouski)
5. LE VENTRE DES ROCHES / Claire Moeder, Le Noroît, 144 p., 26,95 $ « Entre l’envol et l’effondrement ». Ce vers décrit parfaitement ce recueil qui allie l’écriture poétique et la photographie de Claire Moeder. L’autrice nous emmène au cœur de la flore québécoise pour nous illustrer de sa plume symbolique cette autofiction émouvante. Ainsi, elle développe l’histoire d’une mère disparue, d’une narratrice déboussolée et de son enfant. Dans cette poésie bordée de monts et de ruisseaux, Moeder aborde les thématiques de la perte, du renouveau, du féminisme et du paysage. Il est bouleversant d’assister au voyage introspectif de la narratrice et de sa recherche émouvante de réconfort et d’équilibre. On plonge dans un texte sensible rempli de magnifiques métaphores associant émotions touchantes à notre belle nature sauvage. CHRYSSIE GAGNÉ / La Maison de l’Éducation (Montréal)
6. THE BERETTA BAND / Jonathan Charette et Ariane Caron-Lacoste, Poètes de brousse, 108 p., 21,95 $ Cette œuvre poétique signée Jonathan Charette et Ariane CaronLacoste est déjantée à souhait. Mettant en vedette un band gangsterpunk fictif qui aime plus que tout… tirer avec des armes blanches, The Beretta Band nous fait découvrir au fil de ses pages l’histoire derrière ce duo mythique de musique balistique : leur(s) rencontre(s), leur processus artistique et créatif, etc. Écrire un recueil de poésie à deux n’est pas chose facile, mais ici, les plumes des deux auteurices se marient à merveille, avec fluidité et harmonie. Références culturelles hilarantes, scènes d’une absurdité désopilante, le tout rédigé dans une langue maîtrisée truffée d’expressions succulentes… The Beretta Band est une réelle pépite qui dynamitera les conventions littéraires. Pow pow ! ARIANE GAGNON / Le Sentier (Sainte-Adèle)
VANESSA
BELL CHRONIQUE
/ AUTRICE, COMMISSAIRE ET ACTIVISTE LITTÉRAIRE, VANESSA BELL EST DIRECTRICE DE LA COLLECTION « POÉSIE » AUX ÉDITIONS DU QUARTZ. ELLE EST L’AUTRICE DE QUATRE LIVRES, DONT UNE ANTHOLOGIE PORTANT SUR LA POÉSIE DES FEMMES AU QUÉBEC. DEPUIS PLUS DE QUINZE ANS, ELLE COLLABORE À PLUSIEURS REVUES, FESTIVALS ET MÉDIAS OÙ ELLE TRAITE DE LITTÉRATURE.
/ MERVEILLES TRAQUÉES
Petit matin sur la galerie. Le jour s’ouvre à peine, glissant d’un bleu épais vers la lumière. Les feuilles commencent à se crisper. À travers les frênes, le soleil crie une couleur exigeant que le monde pulse encore sous sa course. Plus il se lève, plus mon sourire s’estompe. Je me tiens entre deux mondes, entre deux temps de vie, là où le chant des grillons, le rythme des griffes d’écureuils contre les troncs se perdent sous le mouvement vrombissant des moteurs. Je me tiens contrariée par l’insistance du jour que je voudrais suspendu.
Seul le pétrichor persiste à peupler mon nez de nostalgie. C’est bien l’automne, la dormance avance sur nous dans ses derniers éclats de vie. Dehors comme dans les livres, on se pare de fourrures, de mots chauds pour préparer le corps à l’hiver qui vient. Je me construis un bestiaire à travers quelques titres choisis d’où surgissent baleines, renards, truites, loups, ouaouarons, lagopèdes, pygargues, bœufs musqués. Mais aucun orignal. C’est étrange, c’est pourtant la saison.
ah ! vous dirais-je, maman
Il faut des muscles particuliers pour entraîner sa langue et entrer dans le catalogue des Herbes rouges. Les muscles de Mégane Desrosiers sont résolument spectaculaires tant son arrivée en poésie est une déflagration.
Une bouche, un trou, s’ouvre en ligne droite, fend le crâne puis toute l’enfance et avec elle l’adolescence jusqu’à l’âge adulte où naît l’énonciation. Entraîne dans son mouvement le corps de fille, toujours en porte-à-faux devant ceux de sa famille.
Petite salissure, bave au ravin, terre à la lèvre, petite et longue oui longue partie de plaisir, petite et sale et rien, maudite croûte, maudite effritée de l’ancêtre qui remonte, maudite grafignée du plat, maudite perte, maudite ostie.
La voix s’articule dans des incantations qui rappellent la poésie de Catherine Lalonde qui, justement, publiait en octobre dernier le grand et foisonnant texte Trous, étrangement apparenté à celui-ci.
Avec La bouche pour montrer une série de lames, la poète déploie une langue fascinante et terrifiante, obstinément jouissive. Une langue exempte de honte où la pisse et la merde se portent à la boutonnière. Si la rencontre est ardue, voire impossible, entre le trou et la mère, elle happe et attrape instantanément, et ce, dès la première page, la tête qui lit. Sur le chemin, des animaux émergent de l’eau, tout est humide, du dehors jusqu’à la culotte souillée. En filigrane, on entend le rire d’une renarde et devine les œufs croqués avant que soit terminée la couvaison. C’est un jeu grave et exaltant.
Par ce premier recueil, Desrosiers affirme dès la ligne de départ son appartenance à la poésie québécoise actuelle, proposant une course qu’il me tarde de faire à ses côtés, admirative d’avance de ce qui suivra.
il me semble que ce jour
requiem pour les loups
Si on dit des auteurs qu’ils passent leur vie à écrire le même livre, de manière plus ou moins différente, il demeure même dans les trajectoires les plus exceptionnelles des livres que l’on ne peut écrire qu’une seule fois, acculé contre soi, avancé dans l’existence. Depuis des décennies, le poète Jean-Marc Desgent tient son lectorat en haleine dans un combat absolu avec lui-même où la nature est le lieu de toutes les vérités crues, où les bêtes sont des amies de souffrance, de dialogue. Bien que Chants nordiques et chants mystiques convoque les thèmes et constellations qui font de l’œuvre du poète une œuvre magistrale reconnaissable parmi toutes, ce dernier titre est familier tout en étant distinct. Il s’offre à la mort, non plus sous forme d’affrontement, mais d’effusion. Ici, les chants oscillent entre amours, confessions et destruction. Il s’agit d’un soubresaut où, à la manière d’un enfant devant le sommeil, tout est emporté dans une passion dévastatrice.
Prends quelque chose pour te défendre, frappe la nuque, hurle, fais le pire, tue peut-être, répète-toi plusieurs fois la leçon puis disparais le soir en forme de bleu profond.
Témoins volontaires de cette déchirure, nous devons dès lors, pour traverser la litanie et en saisir sa beauté claire, embrasser la violence de la voix, nous laisser bercer jusque dans nos retranchements par cette humanité partagée.
la somme de nos risques heureux
En contrepoint aux violences et aux morts annoncées, Jean Désy entame une marche, une brasse, un livre qui est une prière. Avec Aimer la terre, le poète arrive au plus près de sa forme finale et aboutie, celle des nirliit. Prêt pour son dernier envol, il dresse l’inventaire de sa vie, convoquant bêtes et amis, glaces et amours. Dans le ciel comme en son canot, il flotte parmi le vivant, battant en son corps une ode au territoire qui lui a enseigné à renaître. On y rencontre les échos des œuvres de Pierre Morency, de Jim Harrison, on y lit une formule simple pour étirer le temps, pour faire de la vie une éternité : aimer. Aimer la terre, aimer la vie, aimer le vent, aimer les autres, aimer l’ensemble de ce qui est animé, inanimé.
Vivre ne peut que se faire par le cœur. Vivre, c’est apprendre à mourir. Et pour mourir, il faut croire. Crier sa joie, risquer sa vie. Il faut admettre son absolu besoin de croire. Et voilà que tout en haut, dans le passage du Nord-Ouest, à quelques mètres de l’île d’Ellesmere surgit Paris. Dans le froid j’entends la voix posée, brillante, savante, de Dominique Fortier et son Notre-Dame de tous les peut-être. Je la vois, incarnée, déplacer le mot peut-être vers les mots espoirs pris
[…] on ne peut lire que si on y croit, dans l’espace des pages, de la même manière exactement de la même manière qu’on ne peut aimer sans y croire […] dès que l’on cesse de prêter foi l’enchantement se brise.
Les cathédrales s’évanouissent, Désy reprend sa marche. Les yeux rivés vers les cieux, les poches pleines de rivières. Le poète-médecin rend grâce, s’abandonne à ses amours pour qu’adviennent toutes les beautés du monde, celles qui n’existent qu’après l’effort et le danger sublime. Il s’y tient prêt. Et nous avec lui. Le livre se referme contre ma poitrine.
Un murmure se cache dans ma respiration. Nakurmiik marialuk
LA BOUCHE POUR MONTRER UNE SÉRIE DE LAMES
Mégane Desrosiers
Les Herbes rouges
88 p. | 20,95 $
CHANTS NORDIQUES ET CHANTS MYSTIQUES
Jean-Marc Desgent
Poètes de brousse
60 p. | 19,95 $
NOTRE-DAME DE TOUS LES PEUT-ÊTRE
Dominique Fortier
Du passage
92 p. | 21,95 $
AIMER LA TERRE
Jean Désy Mémoire d’encrier
144 p. | 21,95 $
Dans un article paru entre ces pages en novembre 20231, je faisais part de mon vif intérêt pour les prix littéraires. C’est donc avec plaisir et je l’avoue une grande curiosité que je me suis plongée dans la lecture d’une analyse sur le sujet, réalisée par la BTLF en collaboration avec HEC. La BTLF, c’est l’acronyme qui désigne la Société de gestion de la Banque de titres de langue française. Grâce à ses outils et ses analyses de données, la BTLF contribue à l’amélioration de la commercialisation des produits de l’édition en langue française au Canada2
Afin de mieux comprendre le marché du livre au Québec, la BTLF collige depuis 2009 dans une base de données joyeusement nommée Gaspard les informations de vente des livres de langue française dans la province. Ces données de vente concernent tant les livres vendus au détail et sur le Web que les ventes aux institutions, c’est-à-dire les bibliothèques publiques et scolaires, notamment. Les commerces participant à cette collecte de données comprennent le réseau des librairies indépendantes ainsi que certaines grandes surfaces.
L’influence d’un prix
— PAR AUDREY MARTEL, DE LA LIBRAIRIE L’EXÈDRE (TROIS-RIVIÈRES)
C’est à partir de ces données qu’une chercheuse de HEC mandatée par la BTLF a pu réaliser une étude sur l’impact des prix littéraires sur les ventes en librairie. En s’appuyant sur les données issues du système Gaspard sur une période allant de 2013 à 2022, elle a analysé les ventes de 534 livres afin de répondre à la grande question suivante : les prix littéraires, qu’ossa donne3 ?
Effet sur les ventes
Les statistiques contenues dans cette recherche concernent tant les lauréats que les finalistes de trente grands prix littéraires canadiens et français. Afin de bien analyser l’évolution des ventes, la chercheuse a comparé les six mois précédant la nomination et les six mois suivant celle-ci. Je vous le donne en mille, les prix littéraires, ça fait vendre. Pour les finalistes et les lauréats, on parle d’une augmentation moyenne de 174 % des ventes au détail et de 155 % des ventes aux collectivités !
Il est pertinent de mentionner que les grands prix littéraires français sont pour la plupart judicieusement octroyés dans les semaines précédant Noël. Il n’est donc pas rare qu’ils fassent partie des meilleurs vendeurs durant cette période. Ainsi, bon an mal an, le Goncourt se retrouve souvent sous le sapin dans plusieurs foyers québécois. Nous n’avons malheureusement pas de statistiques quant au niveau de satisfaction que représente ce cadeau.
Est-ce que tous les prix se valent ?
Il y a plus de 2 000 prix littéraires en France seulement. Cela dit, toutes ces distinctions n’ont pas la même renommée. Ainsi, selon l’étude de la BTLF, tous les prix ne se valent pas quant à l’incidence qu’ils ont sur le marché.
Trente prix littéraires ont été retenus pour l’étude. Ils ont été classés selon leur reconnaissance par le public, leur importance, leur popularité et leur prestige. À cela s’est ajoutée la couverture médiatique dont ils bénéficient. Selon ce classement, le prix Pulitzer (États-Unis) est le prix le plus prestigieux, suivi du prix Goncourt (France) et du Scotiabank Giller Prize (Canada). En quatrième position se trouve le prix Renaudot (France) et le Booker Prize (Grande-Bretagne) vient clore ce top 5. Notons que selon les critères établis par l’étude de la BTLF, le Prix des libraires du Québec se classe en dix-septième position. Il est devancé par le Prix littéraire des collégiens, qui se retrouve en seizième position.
AUDREY
MARTEL
COPROPRIÉTAIRE DE LA LIBRAIRIE L’EXÈDRE DEPUIS 2016, AUDREY MARTEL REMPORTE LE PRIX D’EXCELLENCE DE L’ASSOCIATION DES LIBRAIRES DU QUÉBEC EN 2017. AUDREY CONTRIBUE À LA VIE LITTÉRAIRE EN ANIMANT DES RENCONTRES D’AUTEURS ET DES CLUBS DE LECTURE. ELLE EST ÉGALEMENT CHRONIQUEUSE LITTÉRAIRE SUR LES ONDES D’ICI PREMIÈRE.
En général, plus le prix est populaire, plus les ventes augmentent. Il y a donc un effet certain sur les ventes pour les prix moins importants, mais ceux-ci ne garantissent pas pour autant une hausse significative des ventes à long terme. Chaque année, le livre couronné du prix Goncourt se vend à près de 400 000 exemplaires. Imaginez la machine qui doit se mettre en branle au moment de l’annonce du vainqueur pour assurer la disponibilité du livre sur les tablettes des librairies à travers la francophonie ! Puisqu’on parle de chiffres, c’est L’amant de Marguerite Duras (Minuit, 1984) qui est le gagnant du Goncourt le plus vendu de l’histoire. Il est toutefois suivi de près par L’anomalie de Hervé Le Tellier (Gallimard, 2020), qui, en pleine pandémie, a franchi la barre du million d’exemplaires vendus à travers la francophonie4.
Est-ce que l’effet est le même pour tous les livres nommés ?
Un peu plus du tiers des 534 livres de l’étude ont été primés. Sans surprise, ce sont ceux-ci qui profitent le plus de la situation avec une augmentation de 229 % des ventes au détail. Les finalistes sont également avantagés par la vitrine que permet leur mention sur les prestigieuses listes de prix, mais l’effet est moindre. Ils bénéficient pour leur part d’une augmentation moyenne de 20 % des ventes. Par ailleurs, tandis que les livres gagnants voient leurs ventes demeurer relativement hautes dans les six mois suivant l’annonce des lauréats, ce n’est pas le cas pour les finalistes. Les ventes de ceux-là retournent à la normale beaucoup plus rapidement.
Et pour les livres canadiens ?
Les prix littéraires canadiens ne représentent que le tiers des trente prix les plus prestigieux qui ont retenu l’attention de l’étude de la BTLF. Bien que ceux-ci soient moins nombreux et moins prestigieux, leur effet demeure plus qu’avantageux pour les ventes des livres canadiens. Lorsqu’ils sont récompensés d’un prix littéraire, les livres d’ici voient donc leurs ventes exploser avec une augmentation de 269 % au détail et de 247 % pour les ventes aux collectivités.
Simon-Philippe Turcot des éditions La Peuplade confiait au magazine L’actualité que la plus grande crainte des éditeurs, c’est le silence. Difficile donc de lever le nez sur la reconnaissance que représente un prix littéraire, qui, selon lui, « peut permettre de promouvoir de nouveau le livre auprès des libraires, sur les médias sociaux ou auprès de son réseau de producteurs et d’éditeurs étrangers5 ».
Qu’en est-il du rôle des libraires ?
Il y a bien sûr d’autres données qui influencent les ventes en librairie. Pensons entre autres à la popularité de l’auteurice ou au prestige de l’éditeur. Sans compter les campagnes médiatiques entourant la parution à cet égard, il faudrait sans doute faire une étude sur l’effet qu’a un passage à l’émission Tout le monde en parle sur les ventes de livres au Québec ! Il y a aussi le bouche-à-oreille ou le fait que le sujet abordé soit dans l’air du temps, comme ce fut le cas au printemps 2024 pour le livre Rue Duplessis de Jean-Philippe Pleau (Lux).
En somme, le sceau d’excellence que représentent les prix littéraires est non négligeable. Il stimule la curiosité des lecteurs et lectrices, en plus de représenter un gage de qualité lié à une longue tradition littéraire. Je me souviens d’un client qui m’avait confié ne jamais lire de roman, sauf le gagnant du Goncourt, qu’il achetait chaque année depuis des décennies !
Recevoir un prix est une consécration qui marque l’approbation par les pairs, doublé d’une augmentation significative des ventes. Mais si les libraires n’en font pas la promotion en librairie, ne plébiscitent pas les lauréats, ou pire, ne les critiquent pas, est-ce que les résultats seront les mêmes ? Qui se souvient du lauréat du Goncourt de 2000 ? L’Académie avait alors remis son célèbre prix à Jean-Jacques Schuhl pour le livre Ingrid Caven (Gallimard). Ce livre, jugé « invendable » par les libraires, est bien vite tombé dans l’oubli6
1. Martel, Audrey, « Le Goncourt et moi », dans Les libraires n° 140, 4 décembre 2023.
2. « À propos », btlf.ca disponible sur : http://btlf.ca/apropos/#mission (consulté le 24 septembre 2024).
3. Ce clin d’œil à Yvon Deschamps me permet de souligner la parution de : Vraiment tout Deschamps Éditions La Presse, septembre 2024.
4. Girgis, Dahlia, « Un tirage total d’un million d’exemplaires pour L’anomalie », dans livreshebdo.fr disponible sur : http://www.livreshebdo.fr/article/un-tirage-total-dun-million-dexemplaires-pour-lanomalie (consulté le 23 septembre 2024).
5. Hébert-Dolbec, Anne-Frédérique, « Ça change pas le monde, sauf que… », dans L’actualité vol. 47, n° 3, avril 2022.
6. Lenartowicz, Estelle, « Prix Goncourt : quand le succès vire au cauchemar », dans ouest-france.fr disponible sur : https://www.ouest-france.fr/culture/livres/ prix-goncourt/prix-goncourt-quand-le-succes-vire-au-cauchemar-30ea826c-398d-11ec-80fb-c03284c5edd3 (consulté le 23 septembre 2023).
ROBERT
LÉVESQUE
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ROBERT LÉVESQUE EST CHRONIQUEUR LITTÉRAIRE ET ÉCRIVAIN. ON TROUVE SES ESSAIS DANS LA COLLECTION « PAPIERS COLLÉS » AUX ÉDITIONS DU BORÉAL, OÙ IL A FONDÉ ET DIRIGE LA COLLECTION « LIBERTÉ GRANDE ». /
Le fil des livres
CHRONIQUE
LA LIBERTÉ DE DOUTER
À LA SUITE DE CINQ BIOGRAPHES QUI SE SONT PENCHÉS SUR ELLE, SUR LE CAS PLATH , CETTE LIAISON CHAOTIQUE ENTRE LA POÉTESSE AMÉRICAINE SYLVIA PLATH ET LE POÈTE BRITANNIQUE TED HUGHES, LIAISON CAUSTIQUE S’IL EN FUT, INFERNALE S’IL EN SERAIT, QUI L’AURA MENÉE À SE SUICIDER À 30 ANS, VOILÀ ENFIN UN OUVRAGE QUI TENTE DE DÉSEMBROUILLER FINEMENT CETTE CÉLÈBRE HISTOIRE DE COUPLE DU MONDE LITTÉRAIRE DU MILIEU DU XX e SIÈCLE.
On ne peut qu’apprécier le travail de la journaliste américaine d’origine tchèque Janet Malcolm qui a réussi (en 1994, la traduction française arrive bien tardivement) à mettre de l’ordre et ce qu’il faut de doute dans le supposé cloaque qu’aurait été la vie de ce couple aussi intense que celui qu’imagina le dramaturge Edward Albee en 1962 en brossant le combat entre Georges et Martha sous le titre ingénu de Who’s Afraid of Virginia Woolf?, un enfer domestique sis dans un campus universitaire chic et de bon scotch.
La romancière au ton percutant de La Cloche de détresse (The Bell Jar), ce roman en grande part autobiographique, une ahurissante chute en vrille dans le désespoir d’une jeune Américaine, était peut-être comme certains les croient (comme me le souffle un ami lettré et brillant, perspicace) « une crisse de folle » mais c’est elle qui, du couple maudit, possédait la veine poétique la plus forte des deux belligérants et qui a laissé une empreinte profonde dans les lettres anglo-saxonnes ( Ariel, son dernier recueil, est un livre absolument bouleversant).
Lui, qui était beau (comme elle, d’ailleurs la photo en couverture du livre, prise en 1956, le montre), affichait cet air que l’on nomme une superbe, autrement dit un orgueil (il acceptera en 1984 d’être nommé « poète-lauréat » par la reine Élizabeth II), et autant du vivant de sa femme il a pu être jaloux du talent de sa chère Sylvia, autant il ne s’abstenait pas de la tromper à tout va. Ted Hughes était « un crisse de mâle » si elle était « une crisse de folle » et ils allaient tous deux stupéfier, pas tant les lecteurs qui n’en savaient guère, mais les familles, leurs proches et les biographes qui osèrent hors leurs œuvres se mettre le nez dans le ménage…
Janet Malcolm, elle, y met sa perspicacité, son intelligence. Son livre, titré La femme silencieuse pour souligner que la poétesse d’Ariel ne s’est jamais exprimée sur rien de cela, sur sa démerde maritale supposément démente, n’est pas une biographie de plus mais une étude minutieuse de ces biographies qui leur furent consacrées, c’est un essai-choc (qualifié de récit) sur comment on a pu s’essayer à traiter de la catastrophe qu’aurait été leur
vie commune menée dans un environnement funeste puisqu’il culmine avec son suicide en février 1963, l’année de la publication de The Bell Jar, suivi en 1969 de celui d’une maîtresse de Hughes (celle qui provoqua la rupture du couple) qui se tua en emportant dans la mort la fillette de 4 ans qu’elle avait eue de Hughes ; en final, en plus lointaine secousse, le suicide en 2009 du fils de Sylvia et de Ted, né en 1962, Nicholas Hughes, spécialiste passionné de la vie des poissons, qui s’est pendu à 47 ans, lui qui, en 1963, avait 1 an le jour où sa mère, ayant pris soin de le coucher avec sa sœur de 2 ans, déposant près de leur lit deux bols de lait et des morceaux de pain, plaçant une serviette mouillée au bas de la porte de leur chambre, s’était ensuite mis la tête dans le four de la cuisinière au gaz.
Quelle sortie pathétique, quelle folie, une vie se terminant ainsi pour une aussi grande poétesse américaine. Une vie menée en exact contraire de celle de la célibataire recluse du Massachusetts qui au XIXe siècle écrivait en cachette, aimait en secret des ombres d’hommes, élevait des paons, la sublime Emily Dickinson, autre grande poétesse américaine, dont Michel Garneau au théâtre (Émilie ne sera plus jamais cueillie par l’anémone) et Dominique Fortier à l’essai (Les villes de papier) ont, au Québec, su perpétuer finement et magnifiquement le pur génie et la délicate mémoire. Sylvia Plath méritait autant d’une telle attention respectueuse et admirative pour célébrer d’abord et avant tout son œuvre.
La femme silencieuse est une enquête doublée d’une méditation sur le métier de la biographie, ses approches, ses risques, ses limites, ses quiproquos ; ce travail de Janet Malcolm scrutant et soupesant les ouvrages des biographes qui ont été consacrés à l’histoire de Sylvia Plath et de Ted Hughes nous rappelle une évidence qu’il ne faut jamais oublier, à savoir que les biographies ne sont jamais neutres et modifient pour des décennies sinon des siècles la perception que nous pouvons avoir de la trajectoire d’un écrivain. Plath n’a pas encore eu droit à un grand biographe, comme Woolf avec Hermione Lee, Camus avec Herbert R. Lottman, Beckett avec James Knowlson, Kafka avec Reiner Stach.
Celle d’Anne Stevenson, Bitter Fame, parue en 1989, lui apparaît « la plus intelligente », rédigée « avec la rudesse affectueuse d’une sœur », mais cette biographe aura trop tenu compte de la vulnérabilité de sa famille et surtout de celle de la sœur aînée de Ted, Olwyn Hughes, l’exécutrice littéraire, donc campée dans le clan Hughes. Ce qui a mené à décrire Plath en jeune femme égocentrique, un peu perdue, instable, ambitieuse, perfectionniste et dépourvue d’humour. Le risque de cette attitude de Stevenson était de créer à son sujet le début d’une « légende perverse » et la critique d’alors s’était déchaînée envers ce livre influencé
Linda Wagner-Martin, en 1987, a écrit Sylvia Plath: A Biography. Elle a tenu tête à Olwyn Hughes et s’en expliquait en préface, notant ses déboires, mais le nombre de barrières qu’on lui aura posé au cours de ses recherches a affaibli le portrait de Sylvia Plath par manque de sources et de citations, et, de plus, selon Malcolm, qui n’avait pas la plume dans sa poche, le texte de Wagner-Martin est « d’une écriture aussi fade et sans prétention que le journal d’une jeune fille ». Quant aux trois autres, du pareil au même, c’est de la menue monnaie.
Cette étude brillante sur le métier à risque du biographe nous fait réaliser à quel point il est difficile de faire ressortir la complexité des rapports humains dès lors que vous faites profession de voyeur.
La liberté de douter, comme celle de blâmer, est à préserver.
LA FEMME SILENCIEUSE : SYLVIA PLATH & TED HUGHES
LES LIBRAIRES CRAQUENT
1. HISTOIRE DE FRŒUDE / Mona Høvring (trad. Jean-Baptiste Coursaud), Noir sur Blanc, 162 p., 35,95 $
Voilà une fable familiale déjantée et pleine d’esprit, dans laquelle l’autrice prend plaisir à jouer avec la langue et ses registres. On ouvre ce livre comme on ouvre une porte, celle du 13, Forêt primaire, et on tombe nez à nez avec le jeune Frœude, son grand frère Serge Œudippe et leur petite sœur Éva. Les trois gamins vivent seuls la moitié du temps alors que leur père Augustus sillonne les mers et que leur mère se cloître dans un couvent italien. Nos trois moineaux règnent donc en maîtres dans la maison jusqu’à ce que la nouvelle amoureuse d’Augustus, Demona des Javus, arrive comme une tornade sur sa Triumph bleu pétrole et envahisse leur quotidien. La femme irascible à l’appétit carnassier s’est juré de ne plus jamais rire. Ah oui ? Désopilant et joyeusement brillant ! MÉLANIE LANGLOIS / Liber (New Richmond) 2. L’IMPOSSIBLE RETOUR / Amélie Nothomb, Albin Michel, 158 p., 29,95 $ Après une petite enfance dorée à être bercée par sa nounou Nishio-san et une vie de jeune adulte riche en rebondissements professionnels et amoureux, Amélie Nothomb est de retour au Japon ; et elle a perdu ses repères. Accompagnée de la photographe Pep Beni, son amie au fort caractère très peu nippon, Amélie frisera plusieurs fois l’incident diplomatique. Dans les restaurants, hôtels ou trains, Pep n’en fait qu’à sa tête, mais sa présence permettra à l’auteure de redécouvrir le Japon à travers des yeux vierges. S’ensuit une réflexion sur l’embellissement des souvenirs qui, avec le temps, permettent de supporter le prosaïsme du quotidien : la nostalgie heureuse. Des ruelles de Kyoto aux illuminations de Tokyo, Amélie doit tout redécouvrir. FRANCIS ARCHAMBAULT / Le Fureteur (Saint-Lambert)
3. LA VIE N’EST PAS UN ROMAN DE SUSAN COOPER / Stéphane Carlier, Le Cherche midi, 290 p., 34,95 $
Que feriez-vous si vous receviez sur votre compte Instagram un message disant : « Je l’ai tué, aidez-moi s’il vous plaît » ? Si vous vous appeliez Susan Cooper et étiez une célèbre autrice de polars, après avoir hésité et cru à un possible canular, votre curiosité primerait sans doute : qui est donc ce « l’ » ? Vous apprendriez alors que Nora vient de tuer un type qui tentait de la violer et que cela vous rappelle une intrigue similaire dans l’un de vos romans. Mais comment l’aider sans devenir complice ? Quand la jeune fille débarque pour rencontrer Susan au Salon du livre de Monaco, l’affaire se corse. La table est mise pour un roman plein d’humour, à l’écriture alerte, d’un auteur qui réussit toujours à nous surprendre. Plaisir de lecture assuré ! ANDRÉ BERNIER / L’Option (La Pocatière)
4. L’HEURE DU RETOUR / Christopher M. Hood (trad. Héloïse Esquié), Sonatine, 380 p., 39,95 $
Peut-on imaginer un monde après un virus plus dévastateur que celui de la COVID-19 ? C’est ce que Christopher M. Hood a brillamment réussi à faire dans ce premier roman post-apocalyptique qui vaut le détour. Alors que Bill et Penelope reconstruisent leur vie dans une ville de l’État de New York qui n’a plus rien de moderne, leur fille Hannah décide de rejoindre une secte redoutée à l’autre bout du pays. Il n’en fallait pas plus pour que le couple se lance dans une traversée destinée à la sortir de ce piège. Mais veut-elle seulement être secourue ? Et que leur réserve la route dans un monde en proie au chaos ? Loin des clichés éculés, L’heure du retour offre une narration maîtrisée et émouvante portée par des personnages profondément attachants. JOSIANNE LÉTOURNEAU / Médiaspaul (Montréal)
5. YELLOWFACE / Rebecca F. Kuang (trad. Michel Pagel), Ellipsis, 346 p., 34,95 $ June Hayward et Athena Liu devaient être deux auteures à succès. Malheureusement pour June, Athena est devenue célèbre, tandis qu’elle se contente de seulement quelques ventes de son côté. Quand Athena meurt devant June, celle-ci vole son dernier manuscrit un roman sur les travailleurs chinois et leurs contributions lors de la Première Guerre mondiale —, le corrige et le fait publier sous un faux nom. Le livre devient rapidement un best-seller, mais les mensonges et manipulations de June commencent à lui retomber dessus. Une œuvre satirique et engagée sur le monde de l’édition contemporain dans lequel l’auteure n’hésite pas à dénoncer l’hypocrisie et les leurres qui peuvent le composer. Mais jusqu’où June est-elle prête à aller pour la renommée ? DANAÉ BATREAU / Morency (Québec)
6. COLD CASE / Alexandre Labruffe, Verticales, 224 p., 37,95 $ Lorsque Minkyung, la conjointe d’Alexandre Labruffe, lui raconte l’histoire de son oncle retrouvé mort congelé à Toronto, après qu’il s’est échappé d’un hôpital psychiatrique, dans les années 1970, il n’en faut pas plus pour qu’il se passionne pour ce sujet. Il va donc enquêter pour découvrir la vérité. Au fil de ses recherches, il en apprendra plus sur la Corée du Sud, pays d’origine de Minkyung, et sur la perception des maladies mentales dans ce pays. Sa copine creusera également cette légende tout en découvrant les destins des membres de sa famille. Ensemble, ils déterrent des secrets et arrivent à redonner une vie à cet oncle trop vite disparu. Alexandre Labruffe a un don pour trouver des sujets intrigants plus grands que la fiction, même s’ils parlent d’histoires vraies. MARIE-HÉLÈNE VAUGEOIS / Vaugeois (Québec)
7. CHEMINS DE FER DU MEXIQUE / Gian Marco Griffi (trad. Christophe Mileschi), Gallimard, 668 p., 47,95 $ Nous sommes en 1944, dans le Piémont occupé. Cesco Magnetti, membre de la Garde nationale républicaine ferroviaire, est un jeune soldat tout ce qu’il y a d’ordinaire. C’est pourtant sur son bureau qu’atterrit un très étrange ordre : établir une carte précise des chemins de fer du Mexique. « Le Mexique, il est avec nous ou pas ? » Heureusement, Tilde, étrange et envoûtante bibliothécaire, connaît un ouvrage qui pourrait aider le soldat. La quête du bouquin prend des allures de véritable aventure. On y rencontre une myriade de personnages colorés et on nous y raconte mille histoires drôles et pathétiques. Ce roman est un monde foisonnant, aussi triste que chaleureux, provoquant une joie de lire et de vivre irrésistible. DAVID LESSARD-GAGNON / Appalaches (Sherbrooke)
8. ORBITAL / Samantha Harvey (trad. Claro), Flammarion, 216 p., 42,95 $ On découvre ici une voix puissante et originale qui dépasse la froideur présumée de son sujet intersidéral pour mettre l’accent sur les six êtres de chair et de sentiments qui passeront près de six mois en orbite autour de la Terre à bord de la Station spatiale internationale. Formellement très concis, maîtrisé, chaque vécu condensé en une journée et seize aurores donne l’impression d’avoir été longuement soupesé. Le quotidien, les rêves et les peurs de ces six « frères humains » se dévoilent au gré des grands tours. Ce pas de recul dans le ciel, paradoxalement, rapproche de l’humanité dans sa globalité, dans ce qu’elle a d’universellement fragile et de partagé sur une planète certes vaste, mais somme toute radicalement circonscrite. THOMAS DUPONT-BUIST / Librairie Gallimard (Montréal)
À SURVEILLER
1. LE CLUB DES ENFANTS PERDUS / Rebecca Lighieri, P.O.L, 516 p., 39,95 $
Rebecca Lighieri s’intéresse encore une fois au destin d’une famille excentrique. Tous deux talentueux et extravertis, Armand et Birke forment un couple libre et passionné. Miranda, leur fille adolescente, est à leurs yeux trop sage, trop terne, en somme pas assez comme eux. Ici, les voix alternent entre celle d’Armand, gaga de sa fille malgré sa différence, et celle de Miranda, qui nous révèle peu à peu son univers. Et si son étrangeté était un don ? Ou pire, une malédiction ? Un roman hors norme qui soulève des questions beaucoup plus profondes qu’il n’y paraît. Ne connaissons-nous jamais vraiment notre famille ? Est-il possible de comprendre complètement les désirs et les souffrances des gens que l’on aime ?
2. CÉLÈBRE / Maud Ventura, L’Iconoclaste, 540 p., 27,95 $ Dès son plus jeune âge, Cléo rêve de devenir célèbre. Jolie et douée pour la musique en plus d’être performante et travaillante, la jeune femme, née d’une mère française et d’un père américain, grandit avec la certitude qu’elle parviendra à ses fins, quand bien même cette soif de succès mettrait en péril ses relations familiales, amicales et amoureuses en plus de menacer son équilibre mental. On plonge dans ce roman grisant et génial avec l’impression de découvrir les dessous de la vie des gens riches et célèbres. Maud Ventura crée ici un personnage ambitieux à la détermination inspirante, mais aussi totalement effrayant, voire sociopathe. Impossible de lâcher Célèbre avant de découvrir jusqu’où ce besoin de reconnaissance mènera Cléo.
3. ÉTREINTES /
Anne Michaels (trad. Dominique Fortier), Alto, 212 p., 26,95 $
Ce troisième roman de la poétesse canadienne Anne Michaels nous plonge dans une histoire d’amour qui se développe à travers les époques, les guerres et les territoires. La traduction, habilement menée, est l’œuvre de Dominique Fortier. On retrouve d’ailleurs une certaine parenté tant dans la douceur de l’écriture poétique que dans les thèmes abordés par les deux autrices. Ce texte méditatif et atmosphérique aborde avec sensibilité les cicatrices du passé sur plusieurs générations. Étreintes est fait de courtes phrases comme autant d’instants de beauté qui se lisent lentement pour se plonger dans l’univers englobant que l’autrice déploie.
Ce septième roman de l’autrice de L’élégance du hérisson est un livre ambitieux et théâtral. Thomas Helder est mort. La veille de ses funérailles, sa famille et ses amis sont réunis dans la maison familiale, siège des souvenirs communs. S’y trouve entre autres Margaux, une amie d’enfance disparue depuis des années. Dans une atmosphère tendue et enveloppante où l’étrangeté semble exacerbée par le huis clos nocturne, les mensonges et les non-dits seront révélés au compte-gouttes. Qui était vraiment Thomas et quelle est la nature des liens unissant tous les protagonistes ? Un roman court, mais dense, qui se termine à l’aube, tandis que le soleil éclaire finalement les mystères du passé.
LES LIBRAIRES CRAQUENT
1. LE COURAGE DES INNOCENTS / Véronique Olmi, Albin Michel, 280 p., 34,95 $ Ben, la jeune vingtaine, est de tous les combats, presque un militant professionnel, un type que toutes les injustices révoltent. Quand il apprend que son jeune demi-frère a été retiré à son père alcoolique et placé en foyer, son sang bout. Même s’il l’a à peine vu depuis la mort de leur mère, des années auparavant, il se lance à sa recherche, décidé à le prendre sous son aile. Quand il l’aura trouvé, le sort des enfants malmenés le marquera à jamais. Dix ans après, venu livrer des médicaments dans une Ukraine en guerre et toujours obsédé par les enfants maltraités, Ben réalise que des milliers de petits Ukrainiens sont emmenés de force en Russie pour adoption. Comment lutter contre cette ignominie ? Un grand roman qui émeut et remue les tripes ! ANDRÉ BERNIER / L’Option (La Pocatière)
2. LA LUMIÈRE VACILLANTE /
Nino Haratischwili (trad. Barbara Fontaine), Gallimard, 716 p., 46,95 $ J’ai été à la fois emporté et soufflé par ce livre, qui restera à jamais gravé en moi. On y raconte le destin de quatre amies en Géorgie, lors du démantèlement de l’Union soviétique, alors que le pays tente de se reconstruire. C’est une saga d’une incroyable ampleur, dans laquelle nous est donné tout le contexte sombre de cette époque. Nino Haratischwili nous brosse le portrait de quatre personnages féminins riches, chacune portant leurs contradictions et leurs caractères bien distincts. On s’attache à elles. Elles deviennent nos proches pour qui on s’émeut devant leur amitié, leurs amours, leurs histoires de famille et leurs destins, ainsi que celui de leur pays. C’est un livre incontournable, une autrice qu’il faut absolument découvrir, un roman que vous ne pourrez jamais oublier ! MARIO LAFRAMBOISE / Librairie Gallimard (Montréal)
3. LA MARÉE DES SORCIÈRES / Margaret Meyer (trad. Marguerite Capelle et Hélène Cohen), Grasset, 410 p., 42,95 $ Martha, domestique muette, voit son monde bousculé lorsque des accusations de sorcellerie sont portées contre des femmes de son village. Afin de prouver leur culpabilité, celle-ci est désignée afin de siéger à un tribunal avec d’autres villageoises. La force de la sororité sera-t-elle plus forte que le feu et la violence engendrés par les hommes ? À la croisée entre le roman historique et fictionnel, La marée des sorcières est une incursion des plus réalistes à l’époque des chasses aux sorcières. Usant d’une écriture fiévreuse portée par l’urgence de raconter des faits peu glorieux de notre Histoire, Margaret Meyer nous expose avec brio cette face cachée sous un angle résolument féministe. MARIE-HELEN POULIN / Sélect (Saint-Georges)
4. L’ITALIEN / Arturo Pérez-Reverte (trad. Robert Amutio), Gallimard, 448 p., 41,95 $ L’écrivain espagnol Arturo Pérez-Reverte, membre de l’Académie royale espagnole, a été correspondant et reporter de guerre. Dans son nouveau roman inspiré d’événements réels de la Seconde Guerre mondiale, il y a deux récits savamment imbriqués. Celui de la rencontre surprenante d’Elena Arbués, libraire, jeune veuve dont le mari a été tué au cours d’une attaque à Mers el-Kébir, et de Teseo Lombardo, plongeur de combat italien posté avec son équipe dans la baie d’Algésiras en Méditerranée pour affronter les hommes de la Royal Navy basée à Gibraltar. Et celui de l’enquête du journaliste qui a permis de mettre au jour cette incroyable histoire d’amour, de guerre, de stratégie. Dès les premières lignes, le lecteur est captivé par ce magnifique roman. MICHÈLE ROY / Le Fureteur (Saint-Lambert)
5. PLUS HAUT DANS LES TÉNÈBRES / Sequoia Nagamatsu (trad. Henry-Luc Planchat), Seuil, 372 p., 43,95 $ J’aimerais commencer par dire que ce livre m’a fait vivre une vaste gamme d’émotions, alors si vous avez la larme facile, certains passages vont assurément vous faire pleurer. La prémisse est pourtant simple : un ancien virus refait surface lors de la fonte des glaces en Arctique. Les enfants sont rapidement atteints et commencent à mourir par centaine de milliers, laissant l’avenir de l’humanité plus qu’incertain. Chaque chapitre nous présente une famille différente, toute concernée d’une façon ou d’une autre par le microbe. On pourrait presque classer ce roman comme un recueil de nouvelles, mais au fond, même si les protagonistes sont différents d’un chapitre à l’autre, l’auteur nous entraîne sur le même chemin chaque fois : des questions éthiques, des sensations fortes, la remise en question de ce que c’est d’être humain. Un roman brillant et touchant ! NOÉMIE COURTOIS / Carcajou (Rosemère)
6. MA SEXUALITÉ EN TOUTES LETTRES / Tobi Lakmaker (trad. Daniel Cunin), La Peuplade, 256 p., 28,95 $ Ma sexualité en toutes lettres, nouvelle traduction scandinave que nous offre La Peuplade, frappe par son éclectisme et son ton franc parlé. Malgré quelques références ou expressions peu communes dans la littérature québécoise, l’autocritique franche, l’intelligence et l’irrévérence de la narratrice exalteront le lecteur ou la lectrice. Queers, punks et rafraîchissants, les commentaires sur la société n’épargnent ni les ami.es ni les amant.es. À conseiller pour ceux et celles qui aiment L’hiver de force, La vie littéraire ou les écrits de Vickie Gendreau. ANTHONY LACROIX / Librairie Boutique Vénus (Rimouski)
/ ANIMATRICE, CRITIQUE ET AUTEURE, ELSA PÉPIN EST ÉDITRICE CHEZ QUAI N° 5. ELLE A PUBLIÉ UN RECUEIL DE NOUVELLES ( QUAND J’ÉTAIS L’AMÉRIQUE ), DEUX ROMANS ( LES SANGUINES ET LE FIL DU VIVANT ) ET DIRIGÉ UN COLLECTIF ( AMOUR ET LIBERTINAGE PAR LES TRENTENAIRES D’AUJOURD’HUI ).
Sur la route
A-T-IL UNE FIN À LA VIOLENCE ?
ON PARLE DU CYCLE DE LA VIOLENCE EN RÉFÉRENCE À SON ÉTERNEL RETOUR ET À LA DIFFICULTÉ POUR CEUX QUI Y SONT PRIS D’EN SORTIR. LA VIOLENCE SANS FIN, TEL UN CERCLE DE L’ENFER DONT ON NE SORT JAMAIS, EST AU CŒUR DE NORD SENTINELLE , OÙ ELLE EST TRANSMISE DE PÈRE EN FILS, ET DE ROUGE , IRRIGUANT UNE GUERRE INTERMINABLE.
Après son extraordinaire Sermon sur la chute de Rome (Goncourt 2012), Jérôme Ferrari retourne en Corse avec Nord Sentinelle, un roman tragicomique sur une attaque au couteau menée par Alexandre Romani dans le ventre de l’étudiant vacancier Alban Genevey, à cause d’une bouteille de vin introduite illégalement dans son restaurant. On entre dans ce roman au sous-titre évocateur de « Contes de l’indigène et du voyageur » comme on descend aux abîmes, alors qu’il est question dès l’introduction des « innombrables calamités » qu’apporte toujours avec lui le voyageur. Qu’il soit aventurier cupide, conquérant ou touriste, le visiteur détruit les lieux où il pose pied et, peu importe ses intentions, « il faudrait le tuer ».
Avec l’intelligence qu’on lui connaît, Ferrari cède sa narration à ce protagoniste cynique et ambigu, cousin de Catalina, la mère d’Alexandre, un professeur de lycée réinstallé en Corse après avoir passé dix années à l’étranger. Amoureux de sa cousine, il est amer et dégoûté par la mégalomanie et l’inculture du clan Romani, pour qui « seul comptait ce qu’ils étaient, non ce qu’ils faisaient ». Il y a Pierre-Marie, bandit mort en 1932 le crâne fracassé par la jeune fille qu’il avait violée ; César, l’héritier paresseux qui a dilapidé la fortune familiale ; Philippe, la brute, et Alexandre, imbécile violent et oisif, dénué de tout scrupule. On se délecte des jugements tranchants du narrateur sur moult fléaux de notre ère contemporaine, notamment le team building (stage de motivation organisé dans la bergerie de la famille Romani), le tourisme de masse, la paresse et l’abus de pouvoir des bien nantis, mais on s’effraie aussi de découvrir la rage qui le tenaille, comme s’il n’y avait rien d’autre à brandir face à la bêtise et la violence humaines qu’une autre forme de violence. Peu fiable, ce narrateur est comme les autres personnages du livre, pris malgré lui dans une boucle infernale, un mécanisme où ils sont aussi victimes que coupables.
Roman inquiétant aux accents lyriques, mais surtout teinté d’une délicieuse causticité, Nord Sentinelle est raconté par un être partagé entre l’amour pour son île de beauté, qu’il aurait voulu préservée des intrus, et sa haine et son cynisme violents. Si le roman remonte aux sources d’un machisme et d’une masculinité toxique qui se transmettent de père en fils, son titre renvoie à l’île
de North Sentinel, située dans le golfe du Bengale, peuplée par des habitants qui tuent tout envahisseur, image de l’insularité poussée à l’extrême.
D’un banal règlement de compte, Ferrari développe une parabole aux couches multiples sur la justice, la vengeance, la honte, l’humiliation et l’altérité. Teinté d’une ironie mordante, le roman complexe est aussi dur et lucide quant à la fatalité qui enchaîne l’homme à ses maux. En contrepoint au récit de l’attaque au couteau se joignent d’autres narrations, dont la fable de Richard Francis Burton, premier étranger à avoir pénétré la cité inviolée de Harar (aujourd’hui en Éthiopie), en 1855, et le récit de Shirin, l’amoureuse d’Alban, qui est interrogée au sujet de son compagnon poignardé et s’avère avoir été victime d’un mépris de classe de la part d’Alban et sa famille. Cette fable où un dieu nommé Djinn et des sorcières tirent les fils de la tragédie ajoute une dimension sociopolitique et fabuleuse au livre, traçant un noir portrait des relations entre les civilisations.
Impossible de ne pas être parcouru de frissons et de fous rires en lisant cette satire sombre de notre époque et d’une humanité déchue. De cet enfer d’un présent où Autochtones et vacanciers s’entre-déchirent, de ces damnés pour lesquels aucune rédemption ne semble possible, Ferrari tire un roman au souffle soutenu par une prose magistrale. La beauté côtoie l’horreur dans ce livre foisonnant d’une redoutable efficacité, un petit chef-d’œuvre sculpté à partir de la plus ignoble et triviale des brutalités.
La guerre incarnée
Là où Ferrari nous relate la tragédie à partir d’un événement dérisoire, l’écrivain arménien Hovik Afyan part de l’immense tragédie qu’est la guerre pour nous faire voir son vrai visage au quotidien. La violence y est aussi exposée dans toute sa nudité, mais dans un décor loin du cynique sarcasme, plutôt du côté de l’allégorie romantique.
À partir de scènes de la vie ordinaire de gens pris dans de longues hostilités, Rouge trace par touches successives un portrait multiple aux accents existentiels des répercussions des conflits armés sur la population. Divisé en chapitres de l’« Année 20XX » ou de l’« Année 199X », le roman se concentre sur l’histoire d’amour entre Aram et Arous, qui peignent et dansent pendant les belligérances et dont l’existence basculera lorsqu’ils tombent sur les cadavres de deux enfants : un garçon arménien et une fille azerbaïdjanaise. Le choc sera immense, comme tous ceux que subissent les personnages de cette fresque funeste et colorée. Leur amour et leur art, brandis contre le conflit, seront, comme le reste, transformés par les affrontements, parce que la guerre change tout, nous rappelle Afyan. L’auteur additionne les points de vue et les histoires dans ce roman tissé d’aphorismes, poignant mais aussi fantaisiste, pour nous faire vivre de l’intérieur une réalité innommable. Jamais la cruauté ne devient un spectacle ni un drame sur lequel s’apitoyer : elle est incarnée dans des vies humaines. Publié à l’origine en 2020, un mois après la fin de la seconde guerre du Haut-Karabakh, ce livre est traversé des secousses de catastrophes cauchemardesques enfants pris en otage, femmes violées, gens qui perdent des membres qu’on imagine inspirées du réel. Poésie et humour se mêlent toutefois aux récits traversés par des questions ouvertes, telles que : « Les gens s’aiment-ils pour éviter les guerres, ou les guerres se produisent-elles pour que les gens s’aiment ? » Afyan ira même jusqu’à écrire que la guerre incite « les gens à aimer davantage, à s’accrocher plus fermement à la vie, à aller de l’avant avec plus d’obstination, à résister plus résolument ». Une façon de dire que la vie et l’amour sont plus forts qu’elle.
ROUGE
Hovik Afyan
Anahit Avetissian)
Peuplade
LES LIBRAIRES CRAQUENT
1. LA NAISSANCE D’UNE MÈRE / Mélanie Boulay, Parfum d’encre, 208 p., 24,95 $
Dans ce récit intime et authentique, Mélanie Boulay nous raconte sa naissance en tant que mère. Oui, un enfant naît. Tout le monde en parle ! Mais qu’advient-il d’une femme qui devient maman ? Elle a beau écouter l’histoire des autres, suivre des cours prénataux, elle n’est jamais vraiment préparée à s’occuper d’un petit être nouvellement arrivé. Alors, en tant que femmes devenues mères, mieux vaut se soutenir les unes les autres plutôt que de se juger. S’entraider, se soutenir et s’écouter surtout dans nos doutes, nos maladresses, se réjouir de nos joies et de nos petites victoires sur le quotidien plutôt que de se comparer. Je conseille cette lecture à toutes les mamans afin qu’elles se pardonnent de ne pas être parfaites. ISABELLE RIVEST / Lulu (Mascouche)
2. CÉCILE ET MARX : HÉRITAGES DE LIENS ET DE LUTTES / Michel Lacroix, Varia, 246 p., 27,95 $ Cécile, c’est la tablée de volailles et de bines, le sucre à la crème, l’amour de la jasette en famille, la tradition rurale. Marx, c’est le monde des luttes politiques et syndicales, la richesse des connaissances, les idées qui circulent en milieu urbain. Entre ces pôles symboliques, Michel Lacroix réfléchit à ses héritages, à ce qu’il doit au milieu d’où il vient et aux endroits où son parcours l’a mené. On découvre un rat de bibliothèque transfuge de classe qui, accompagné de ses explorations littéraires, forme ses idées sur son rôle dans le milieu académique et nomme sa honte, puis sa reconnaissance de certains privilèges et l’éveil de son militantisme. Essai idéal pour qui s’intéresse autant à la sociologie qu’à la littérature ! CORALLINE ETHIER / Livresse (Montréal)
Dans une écriture élégante et poétique, Nathalie Plaat écrit une longue lettre à son premier amour, celui qui a forgé la psy et l’humaine qu’elle est devenue. Un amour profond, mais contaminé par les problèmes de santé mentale de l’amoureux. Après leur relation, il la contacte régulièrement, parfois en crise. Deux ans après avoir coupé les ponts, lui et son vélo disparaissent. L’autrice tisse des liens entre sa pratique de psy et cet homme qu’elle n’a pas pu sauver. Elle a pu l’aider de différentes façons, par exemple en atténuant temporairement ses crises en lui jouant du piano. D’ailleurs, le titre de l’ouvrage et les titres des chapitres sont inspirés de paroles de chansons de Richard Desjardins. Un livre qui démontre bien que les amours adolescentes ne sont pas anodines. JULIE COLLIN / La Liberté (Québec)
4. LETTRES SUR LA SEXUALITÉ
HUMAINE / Frère Marie-Victorin et Marcelle Gauvreau, Boréal, 480 p., 27,95 $ Ces lettres d’abord publiées en deux volumes, celles en 2018 du frère Marie-Victorin, né Conrad Kirouac le 3 avril 1885 à Kingsey Falls, religieux, botaniste, enseignant, et celles en 2019 de Marcelle Gauvreau, née le 28 février 1907 à Rimouski, sont ici publiées en un seul volume en respectant l’ordre chronologique. Issue d’une famille bourgeoise, Marcelle rencontre le frère Marie-Victorin en 1930 lors d’un concours de botanique où elle y présente un herbier, et c’est le coup de foudre. Elle deviendra son assistante pour la publication de la Flore laurentienne . Leur correspondance s’échelonnera de 1933 à 1944, jusqu’à la mort de Marie-Victorin. Leur relation sera chaste, ponctuée de magnifiques lettres à connotation scientifique, dévoilant leur attirance l’un pour l’autre. MICHÈLE ROY / Le Fureteur (Saint-Lambert)
5. EXPLOREZ LA NOUVELLEORLÉANS ET LES BAYOUS / Collectif, Guides de voyage Ulysse, 160 p., 18,95 $ Vous rêvez d’une nouvelle aventure qui alliera musique et gastronomie ? Avez-vous pensé à une virée à La Nouvelle-Orléans ? Ce guide de la collection « Explorez » sera votre meilleur allié pour planifier votre voyage. Petit, il se glisse facilement dans la poche. Et ne vous fiez pas à son épaisseur, car il regorge d’informations ! Vous y trouverez non seulement les meilleures adresses et les renseignements pratiques indispensables à la découverte du Vieux Carré, du Faubourg Marigny et du reste de la ville, mais vous découvrirez aussi dix-huit palmarès thématiques, sept itinéraires et des plans détaillés. Le guide vous entraîne également à la découverte des bayous louisianais et du pays cajun. Il ne vous reste plus qu’à réserver votre vol ! CÉLIE SCHAAL / Ulysse (Montréal)
6. RANDONNÉES EN FRANCE :
50 ITINÉRAIRES DE RÊVE / Collectif, Guides de voyage Ulysse, 208 p., 39,95 $
Découvrir à pied les merveilleux paysages de la France, de la mer à la montagne : voilà un voyage exceptionnel ! Courtes escapades ou longue expédition, chacun trouvera ici son itinéraire idéal et intégrera, en toute simplicité, la marche à son séjour en Europe. Douze randonneurs passionnés de voyage vous font tour à tour découvrir la beauté des Alpes, les grandioses paysages corses et les volcans verdoyants d’Auvergne. Trouver l’inspiration n’aura jamais été aussi facile ! Il ne reste plus qu’à décider de son itinéraire favori et à chausser ses bottines. CHARLIE GUISLE / Ulysse (Montréal)
7. ENTRETIEN AVEC UN CADAVRE : UN MÉDECIN LÉGISTE FAIT PARLER
LES MORTS / Philippe Boxho, Kennes, 216 p., 32,95 $
Philippe Boxho, médecin légiste, ouvre la porte de sa morgue. Ce domaine singulier de la médecine est sujet à être mal représenté dans les séries télé. Dans cet ouvrage, le médecin raconte en détail en quoi consiste son métier, de l’investigation du corps sur la scène de crime à l’autopsie dans son laboratoire et les relations avec les autres ordres de métier, soit les techniciens en scène de crime et les enquêteurs. Il explique avec rigueur et précision l’importance d’observer tous les éléments pour arriver à l’hypothèse la plus plausible de la mort. Rien n’est fait au hasard. Chaque action, chaque observation, est nécessaire pour avoir les réponses les plus exactes possibles, que ce soit pour un meurtre, un suicide ou une mort naturelle. Malgré la lourdeur des situations, le Dr Boxho réussit à amener un peu d’humour dans sa quête. Un monde à découvrir. AMÉLIE SIMARD / Marie-Laura (Jonquière)
8. LIBÉRER LA PARESSE / Collectif sous la direction de Geneviève Morand et Natalie-Ann Roy, Remue-ménage, 290 p., 27,95 $
Après la colère et la luxure, les codirectrices poursuivent leur exploration des péchés capitaux avec la paresse. À la suite d’épuisements, les codirectrices dénoncent ce qui les draine dans la lente correspondance qu’elles entretiennent. Aussi, elles convoquent vingt auteurices (plutôt que trente, fatigue oblige) pour offrir autant de regards sur les causes et les possibilités de la paresse. Est-ce de la paresse lorsqu’on met des limites au travail, à la militance, aux attentes, aux violences ? Est-elle un privilège ? Peut-elle être une alliée ? Est-il possible de se présenter autrement que par ses titres professionnels ? Contrairement à ce que dit sa première phrase, ce livre n’est pas un échec. Il alimente les réflexions sur la performance et propose de modifier la vitesse, sans exténuer les lecteurs et lectrices. JULIE COLLIN / La Liberté (Québec)
9. COMMENT ÇA VA PAS ?
CONVERSATIONS APRÈS
LE 7 OCTOBRE / Delphine Horvilleur, Grasset, 150 p., 26,95 $
Quand la violence frappe, foudroyante et implacable, réglée comme les marées qui vont et viennent inexorablement, pouls sanglant de l’histoire, il arrive que l’on trouve un peu de consolation chez Horvilleur. L’autrice récidive dans le toucher de la grâce avec ce petit livre-fanal. Le camp de la paix qui ne semble plus au goût de qui que ce soit paraît encore trouver en Horvilleur l’un de ses plus fervents porte-étendard. Avec toute la sagesse, l’humour, le sens du récit et la profondeur de champ qu’on lui connaît, elle dissèque la douleur pour lui donner un sens envers et contre tout. Malgré les degrés abyssaux de l’affliction, elle jongle avec les mots, entonne un requiem pour les morts et une prière pour tous les vivants. THOMAS DUPONT-BUIST / Librairie Gallimard (Montréal)
10. DANS L’ARÈNE ENNEMIE : TEXTES ET ENTRETIENS 1966-1999 / Monique Wittig, Minuit, 400 p., 42,95 $ Sainte patronne du féminisme matérialiste, Monique Wittig a su marquer les esprits en élaborant une pensée inédite, une pensée qui cherche à dynamiter le contrat hétérosexuel comme seule base commune de nos sociétés. Celle qui énonçait déjà en 1978 que « les lesbiennes ne sont pas des femmes » a dérangé plusieurs parties, mais c’est la catégorie « femme » qui est ici mise sous les projecteurs. Le devenir femme serait avant tout une construction de l’homme, basée sur leurs désirs et leurs idéaux. Le corps de la femme serait constamment objectifié et/ou soumis à un contrôle rigoriste. Ce corps devient alors constamment scruté dans l’espace public, voire critiqué s’il ne remplit pas les standards pour plaire. Les lesbiennes seraient donc les seules femmes capables de subvertir le modèle hétérosexuel dominant, n’ayant point besoin de la validation du regard masculin comme preuve d’existence. Wittig prône une rupture entre les deux classes antagonistes homme/femme pour fonder une nouvelle manière d’être. Ce recueil de textes et d’entretiens, écrits ou publiés entre 1966 et 1999, éclaire chronologiquement la vaste et courageuse pensée de cette immense intellectuelle française. ALEXANDRA GUIMONT / Librairie Gallimard (Montréal)
SUR LES RAYONS
1. LE VIOL : ANATOMIE D’UN CRIME, DE LUCRÈCE
À #METOO / Mithu Sanyal (trad. Vincent Langlois et Gerrit Wetter), Écosociété, 288 p., 30 $
La proposition est ambitieuse : faire du viol le sujet principal d’un livre en y incluant des nuances, en déconstruisant les idées préconçues et en offrant une expérience littéraire émancipatrice. C’est pourtant ce que Mithu Sanyal parvient à faire avec sensibilité et intelligence. Elle analyse ce que révèle notre façon de parler et de penser le viol, de Lucrèce dans la Rome antique à la vague de dénonciations #MeToo qui a secoué le monde. Pour ce faire, l’autrice s’intéresse à des cas médiatiquement célèbres, tels que Donald Trump et Roman Polanski. Fourni tout en demeurant accessible, ce livre est impressionnant et pertinent de la première à la dernière page.
2. C’EST AINSI QUE JE NE SUIS PERSONNE : POÉTIQUE DE L’INÊTRE / Zed Cézard, Somme toute, 120 p., 19,95 $
Le projet littéraire de l’artiste et auteur Zed Cézard, même s’il se rapproche beaucoup d’un essai, n’entre en réalité dans aucune case. Le livre est un ensemble de fragments qui mêle la prose et la poésie afin d’offrir des perspectives identitaires tout à fait originales. Y sont livrées plusieurs réflexions, notamment sur l’écriture, le souvenir, la mort, l’amour, la santé mentale et l’amitié. L’esprit du livre est queer et anarchique, mêlant l’intime et le politique. On dit de l’essai, en tant que genre littéraire, qu’il donne un état du réel structuré par un raisonnement. Ici, l’auteur déconstruit le réel afin d’en faire une matière vivante et significative.
3. POUBELLOCÈNE : CHRONIQUES DE L’ÈRE DES DÉCHETS / Marco Armiero (trad. Nicolas Calvé), Lux, 156 p., 24,95 $
Alors que le concept d’anthropocène est implanté dans la culture, les discours et la littérature depuis des décennies, Marco Armiero élabore une notion correspondant davantage à notre réalité, celle de poubellocène. Selon celle-ci, ce sont les déchets qui constituent le marqueur géologique caractéristique de notre époque et permettent de souligner « la nature toxique du capitalisme et sa persistance dans le tissu même du vivant ». Le langage est limpide, les idées brillantes et le propos concis. Il nous offre un point de vue nouveau sur les enjeux environnementaux, politiques et sociaux qui définissent notre époque.
4. L’ANTIWOKISME EN DÉBATS : LIBERTÉ D’EXPRESSION ET LIBERTÉ ACADÉMIQUE / Learry Gagné, Éditions de la rue Dorion, 256 p., 25,95 $ Le philosophe Learry Gagné s’attaque avec ironie à un sujet bien d’actualité. En effet, son essai porte sur la liberté d’expression et la liberté académique, plus précisément sur la montée des discours alarmants sur la mort imminente de celles-ci. Il explore donc le wokisme, qui serait, selon plusieurs, la cause de cette peur de « ne plus pouvoir rien dire ». Il refuse une vision simpliste de la liberté d’expression défendue dans le discours public d’intellectuels et d’intellectuelles. Avec un humour caustique, un vocabulaire précis et un propos accessible, l’auteur lance un appel à la réflexion, à la compréhension et au dialogue.
MORIN CHRONIQUE
/
FÉLIX MORIN EST ENSEIGNANT AU CÉGEP DE SHERBROOKE. IL ANIME L’ÉMISSION LES LONGUES ENTREVUES SUR LES ONDES DE CFAK. IL EST AUSSI MEMBRE DU COMITÉ DE RÉDACTION DE LA REVUE LETTRES QUÉBÉCOISES /
Sens critique
L’ÉCHO DU MONDE
La mort rôde dans ma famille depuis quelque temps.
Alors que j’avais été épargné du deuil depuis la mort de mon grand-père paternel, voilà que les deux dernières années ont été celles où j’ai dû porter la disparition de mes trois derniers grands-parents. Malgré l’immense tristesse qui m’a envahi au moment de leurs départs respectifs, j’ai trouvé en moi une étonnante sérénité que j’ai encore du mal aujourd’hui à m’expliquer. C’est peut-être simplement cela vieillir : apprendre à vivre avec la mort…
Briser le silence
En mai dernier, c’est Mami qui nous a quittés, fermant ainsi le cycle des départs. C’est justement à ce moment que le livre de Mathieu Bélisle et Alain Vadeboncœur, Quelqu’un doit parler, a trouvé son chemin jusque dans mon bureau. Il est arrivé trop tôt. Je n’avais absolument pas la tête à lire ou à me questionner. Mais il était là, jamais bien loin. Il y a des livres comme ça, qui nous accompagnent même lorsqu’ils ne sont pas lus. Un matin, ce livre s’est imposé à moi comme une évidence. Comme si j’étais enfin prêt, en plein milieu de l’été, à rouvrir mon deuil.
Et j’étais entre bonnes mains. Cet essai, qui arrive à nous mettre un sourire au visage au cœur de la tragédie, m’a tout simplement donné ce qu’il me manquait pour penser la mort sereinement. La forme du dialogue fait contraste, justement, avec ce silence assourdissant entourant le deuil dans notre société. C’est là tout le paradoxe : les auteurs ont trouvé une manière vivante pour parler de la mort. C’est dans cet enthousiasme entre ces deux magnifiques essayistes que j’ai pu prendre le temps de me poser.
Dans ces pages, Alain Vadeboncœur a mis des mots sur une chose, à mon sens, particulièrement importante : la mort n’est peut-être pas aussi taboue que nous voulons le croire dans notre société. Il fait, avec Mathieu Bélisle, son métier d’essayiste : poser le problème autrement. En effet, comme il le mentionne, la mort est présente dans les livres, les séries, les peintures, etc. Nous ne cherchons pas à la cacher. Il est vrai que, lors du décès de mes trois grandsparents, je n’ai eu aucune difficulté à en parler avec des collègues et amies. Pourtant, un trouble persistait chez moi et je n’arrivais pas à le circonscrire avant la lecture de cet essai. Pour cet urgentologue, « notre difficulté avec la mort, c’est peut-être surtout une question de manque d’expérience […] ».
En lisant cette phrase, je me suis souvenu de mon trouble devant le corps inanimé de ma grand-mère. J’ai eu la chance de pouvoir rester dans la même pièce pendant un long moment avec elle. J’étais perdu devant l’absence de rituel pour m’aider à vivre avec ce que la poète Mélanie Noël appelle « l’inséparable distance ». C’est fou tout de même. La mort est l’une de nos rares certitudes et pourtant, nous ne savons pas totalement quoi en faire… J’errais dans ce monde où elle n’était plus.
Ce qui se dépose
Et encore, ce trouble est une chance, celle d’être présent et de pouvoir se recueillir auprès du corps. La mort est une chose, les disparitions associées en sont une autre. Chaque décès vient avec son lot de disparitions intimes.
Le jour où Mami est partie, il y a quelque chose comme un rapport au monde qui a disparu avec elle. Ma mère, au moment de sa disparition, m’a dit si justement ce qui venait de partir avec ma grand-mère : « Je n’ai plus de mère. »
Elle a raison. Elle sera toujours sa mère pour les généalogistes, mais plus jamais ses mots ne seront portés par le regard de la femme qui l’a mise au monde. C’est le moment où l’on devient totalement adulte, où l’on perd tous nos appuis pour la suite. À ce moment, avec ma mère, j’ai pris conscience de ces phrases que j’allais devoir porter pour ne pas les laisser mourir. Elle ne me dira plus jamais, avec ce sourire narquois : « Il est bien grand ce petit. » Cette phrase ne me sera plus jamais adressée. Ces mots ont perdu toute leur intimité.
Il y a dans le plus récent livre de Nathalie Plaat, Mourir de froid, c’est beau, c’est long, c’est délicieux, quelque chose qui m’a profondément aidé. Dans cet « essai-création », ce genre qu’elle tente de déployer dans cette nouvelle collection dirigée par Nicolas Lévesque, elle nous présente un amour d’adolescence, son premier amoureux, et sa longue disparition. De la psychose vécue par ce jeune homme à la disparition physique de son corps qui n’a jamais été retrouvé, Nathalie Plaat fait bien plus que le récit de la chute de l’être aimé.
Au fil des pages, on dépasse le simple deuil pour voir l’héritage d’une disparition. Elle montre de quelle manière sa pratique du métier de psychologue est intimement liée à cette relation si charnière dans sa vie, comment son amour d’adolescence a contribué, au fil du temps, à la fondation de ce qu’elle est encore aujourd’hui. Elle me donne le goût de croire que, à défaut d’éviter la mort, on peut faire vivre tous les jours ce qu’il y a de plus beau de celles et ceux qui ont disparu.
Quitter ce lieu
En début de texte, j’avançais timidement que vieillir, c’est apprendre à vivre avec la mort. Or, cela est bien trop philosophique, bien trop brumeux pour un texte sur ma grand-mère dont la voix résonne encore lorsque je ferme les yeux. Plus ce texte m’oblige à plonger en moi, plus je me rends compte que ce n’est pas ça. Devenir adulte, c’est apprendre à vivre avec la mort… des autres.
Je n’ai pas la chance de croire en la vie après la mort. J’en suis incapable, mais j’aimerais. Je le confesse parce que je pourrais vivre en attendant simplement de rejoindre celles et ceux qui m’ont constitué par leur amour et leurs histoires personnelles. Le matin où Mami nous a quittés, je suis resté dans cette chambre longtemps. Je voulais tout mémoriser, mais l’entreprise était vaine. Elle était déjà partie. C’est son dernier « je t’aime » que je cherchais.
Le 2 mai 2024, on s’est parlé pour la dernière fois. Le lendemain, c’est un écho du monde que nous avons perdu. Une musique singulière qui est arrivée à la dernière note. Cet écho, loin de participer au bruit ambiant, continue de résonner en moi. C’est à moi, maintenant, de voir comment je veux l’interpréter.
QUELQU’UN DOIT PARLER : DIALOGUE SUR LA MORT ET AUTRES PROBLÈMES INSOLUBLES
Mathieu Bélisle et Alain Vadeboncœur Lux
216 p. | 26,95 $
MOURIR DE FROID, C’EST BEAU, C’EST LONG, C’EST DÉLICIEUX
Nathalie Plaat
PUM
216 p. | 19,95 $
DOSSIER
LA PHILOSOPHIE
FAIT-ELLE VOTRE BONHEUR ?
PEUT-ÊTRE VOUS DITES-VOUS :
« LA PHILOSOPHIE, PAS POUR MOI, NON MERCI ! » POURTANT, À PARTIR DU MOMENT OÙ UNE QUESTION GERME DANS VOTRE TÊTE ET QUE VOS NEURONES S’ACTIVENT À FAIRE DES LIENS, À ENVISAGER DES HYPOTHÈSES, À ANALYSER LES POUR ET LES CONTRE, À RÉFUTER CERTAINES PISTES, À EMPRUNTER D’AUTRES FOULÉES, À METTRE EN PARALLÈLE OU EN CONFRONTATION DES IDÉES, VOUS ÊTES EN TRAIN DE PHILOSOPHER.
« JE PENSE, DONC JE SUIS », ÉCRIVAIT RENÉ DESCARTES DANS DISCOURS DE LA MÉTHODE (1637). C’EST PAR LA PENSÉE QUE NOS ACTES SE CONSTRUISENT. ET LE PLUS MERVEILLEUX DANS LA PHILOSOPHIE EST QU’IL N’Y A PAS DE BONNES OU DE MAUVAISES RÉPONSES, TOUT PEUT ÊTRE PROPOSÉ, SUPPUTÉ, EXPLORÉ, REMIS EN QUESTION, CAR LA QUESTION CONSTITUE CE QUI LA DÉFINIT ET LA MOTIVE. NOUS NE POUVONS NOUS EMPÊCHER DE PENSER, NOUS NE POUVONS ALORS NOUS EMPÊCHER DE PHILOSOPHER. VOUS AUSSI !
LA PHILOSOPHIE, POUR QUOI FAIRE?
OU LA FOIS OÙ J’AI DIT LA VÉRITÉ À PROPOS DE LA PHILOSOPHIE
— PAR VÉRONIQUE GRENIER
VÉRONIQUE GRENIER
VÉRONIQUE GRENIER ENSEIGNE LA PHILOSOPHIE AU COLLÉGIAL. ELLE EST L’AUTRICE DU RÉCIT HIROSHIMOI , DES RECUEILS DE POÉSIE CHENOUS ET CARNET DE PARC AUX ÉDITIONS DE TA MÈRE ET DE COLLE-MOI À LA COURTE ÉCHELLE, ET DE L’ESSAI À BOUTTE : UNE EXPLORATION DE NOS FATIGUES ORDINAIRES CHEZ ATELIER 10. ELLE A AUSSI COLLABORÉ À PLUSIEURS REVUES ET COLLECTIFS. IL LUI ARRIVE DE PARLER À LA RADIO ET DE DONNER DES CONFÉRENCES.
« La philosophie, pour quoi faire ? » est une question à laquelle j’ai répondu si souvent dans les dernières années, que ce soit dans des articles ou à la radio. Chaque fois, j’ai offert une réponse qui ressemble à ce que je dis à mes élèves, cours après cours, session après session depuis quinze ans : pour mieux argumenter ; savoir questionner et problématiser le monde qui nous entoure ; développer les outils de la pensée critique et les appliquer, entre autres, à toutes les informations auxquelles nous sommes exposé.es ; réfléchir à nos croyances et à la portée de nos actions ; tenter d’agir au mieux.
Avec ces réponses, qui ne sont pas fausses, ce que je cherche à faire en les énonçant et ce que plusieurs personnes qui aiment la philosophie, enseignent la philosophie et étudient la philosophie cherchent aussi à faire en y répondant similairement, c’est de montrer qu’elle est utile et que nous en avons besoin. Nous vivons avec cette pression constante de devoir la défendre, la présenter comme étant nécessaire et surtout, accessible. On souhaite la rendre attrayante, en faire une boule disco, tant pour espérer susciter l’envie à d’autres de l’embrasser que pour faire taire ses détracteurs et empêcher sa disparation des cursus scolaires et de l’espace médiatique.
Mais je suis un peu lasse de ce jeu, fatikée même de me sentir obligée d’y jouer parce que je ne sais pas si c’est rendre service à ma discipline que de la présenter uniquement sous cet angle. Aujourd’hui, j’ai vraiment le goût de révéler ma « vraie » réponse à cette question, celle qui se cache derrière toutes les autres et les alimente :
on doit faire de la philosophie parce qu’elle est demandante, exigeante.
L’expérience philosophique (lire les philosophes et les philosophesses, se battre avec leurs idées afin de les comprendre pour ensuite les laisser s’entrechoquer avec les nôtres, évaluer nos postures et accepter de les abandonner ou de les nuancer ; débattre ; chercher à clarifier des notions et à les conceptualiser le plus justement possible ; questionner sans nécessairement trouver de quoi satisfaire ses interrogations, voire être aux prises avec juste davantage de questions) est difficile. On y est sans cesse éprouvé, ébranlé. On s’y perd, parfois on en manque de souffle et le vertige n’est jamais bien loin. C’est sans parler du fait qu’il arrive souvent de se cogner aux limites de ses capacités intellectuelles : il y a des raisonnements, des théories et des concepts qui nous échappent, qu’on ne peut comprendre ou qu’avec peine, malgré toute la bonne volonté du monde.
Dans Le mythe de Sisyphe (Folio), Camus dit la chose suivante : « [commencer] à penser, c’est commencer d’être miné1. » Je n’ai encore rien trouvé qui accote cette citation pour parler de cet effet si important, même si tellement ravageur, de la philosophie. Et c’est pour cela que je l’aime.
En m’y aventurant et en m’y mesurant, j’ai appris à lutter avec et contre mes croyances et opinions, à les défaire pour les reconstruire et à accepter de nouvelles joutes lorsque le besoin se présente ; à accepter que je puisse me tromper et que ce n’est pas grave parce que ça signifie que j’ai laissé tomber du moins vrai pour du plus vrai ; à tolérer l’inconfort et l’incertitude, ce qui permet de composer plus facilement avec la complexité des situations et la multitude d’opinions en présence ; à chercher des justifications pour mes actions qui ne soient pas que des manières d’atténuer la dissonance cognitive qui m’habite ; à assouplir mon esprit en me permettant de naviguer d’un cadre théorique à un autre, d’un penseur ou une penseuse à un ou une autre en cherchant à voir leurs forces et leurs défis respectifs de même que les liens qui les unissent et ce qui les distancie.
Avec ses exigences et les efforts qu’elle oblige, la philosophie m’a façonnée en me permettant de me maintenir dans une posture d’humilité (devant tout ce que je ne peux comprendre et saisir et tout ce qu’il y a à comprendre et à saisir) qui vient avec beaucoup de curiosité, un plaisir à jouer avec les idées (ou celui-ci énoncé par bell hooks « [être] changée par des idées était un plaisir absolu2 ») et un vouloir certain de dépasser les limites ressenties, de parvenir à mieux comprendre, mieux penser, mieux voir le monde dans lequel nous sommes, mieux en discuter, éventuellement mieux l’habiter.
Bien que ce soit une pratique en partie solitaire, philosopher est aussi une manière de tisser des liens entre les individus. Pas seulement grâce à sa nature dialogique, mais aussi parce que c’est une manière de développer une « empathie aux idées d’autrui ». À force de s’installer dans la tête des philosophes et des philosophesses, on peut parvenir à faire de même avec les opinions et les croyances de nos proches et celles qui nous sont plus loin. Concrètement, ça veut dire tenter de les saisir, ne pas les caricaturer, trouver les points de jonction et ceux qui peuvent porter à discussion3. Ce n’est pas de tout accepter et de ne pas juger, mais bien de voir comment on peut en parler et aspirer à des conversations fécondes lors desquelles tout un chacun peut se sentir vu, entendu, considéré. Compris. En ce sens, l’exercice de la philosophie est peut-être un remède à la polarisation des idées.
J’aurais aussi envie de dire qu’il pourrait être un remède, parmi d’autres, aux enjeux d’attention qui sont un des défis de notre époque. Si la philosophie est difficile et demandante, c’est notamment parce qu’elle requiert du temps (celui de s’arrêter pour lire, mettre des idées sur le papier [ou à l’écran], réfléchir) et un certain silence (pour s’entendre et converser avec soi-même). Penser, c’est accorder son attention de manière soutenue à des objets abstraits, ne pas en perdre le fil si on veut le tisser serré à ce qui le précède et le suit (jeu de mots facile, je sais). S’astreindre à philosopher, en faire un moment quotidien durant lequel on dirige et ramène notre attention à des idées ou à des textes me paraît une piste à suivre pour donner davantage de profondeur à ce qui se déploie dans notre tête et regagner ce qu’on perd sans trop en prendre la mesure, la liberté de déterminer consciemment à qui et à quoi je donne mon énergie cognitive.
Il paraît que notre cerveau préfère la facilité et ce qui est confortable, entre autres parce que c’est moins énergivore. Il travaille fort pour que nous ayons plus ou moins le goût de réfléchir « pour de vrai » et que ce soit associé à une activité à privilégier. Je dirais que ça vaut la peine de lui permettre d’élargir sa définition de l’agrément et de se jeter corps, cœur et tête sur le territoire de la philosophie pour s’y faire brasser, mais aussi pour éprouver la joie de se savoir plus capable qu’on le pense.
1. CAMUS, Albert. Le mythe de Sisyphe coll. « Folio/essais », n° 11, Paris, Gallimard, 1942, p. 19.
2. HOOKS, bell. Apprendre à transgresser : L’éducation comme pratique de la liberté Paris, Éditions Syllepse/Saint-Joseph-du-Lac, M Éditeur, 2019, p. 9.
3. POPOVA, Maria. “How to Criticize with Kindness: Philosopher Daniel Dennett on the Four Steps to Arguing Intelligently”, The Marginalian [s.d.], [https://www.themarginalian.org/2014/03/28/daniel-dennett-rapoport-rules-criticism/].
POUR QUI,
LA PHILO?
Pour philosopher apprenez
Qu’il faut d’abord la permission
Des signatures et des raisons
Un diplôme d’au moins une maison spécialisée…
– Félix Leclerc, chanson Contumace
ALAIN DENEAULT
ALAIN DENEAULT EST PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE AU CAMPUS DE SHIPPAGAN (PÉNINSULE ACADIENNE) DE L’UNIVERSITÉ DE MONCTON. SES ESSAIS PORTENT SUR L’IDÉOLOGIE MANAGÉRIALE, LA SOUVERAINETÉ DES POUVOIRS PRIVÉS ET L’HISTOIRE DE LA NOTION POLYSÉMIQUE D’ÉCONOMIE. CHEZ LUX ÉDITEUR, IL EST L’AUTEUR ENTRE AUTRES DE FAIRE QUE ! L’ENGAGEMENT POLITIQUE À L’ÈRE DE L’INOUÏ , BANDE DE COLONS , GOUVERNANCE , POLITIQUES DE L’EXTRÊME CENTRE ET LA MÉDIOCRATIE , AINSI QUE D’UNE SÉRIE DE TITRES SUR LE CONCEPT D’ÉCONOMIE ( L’ÉCONOMIE DE LA NATURE , L’ÉCONOMIE PSYCHIQUE , L’ÉCONOMIE DE LA PENSÉE , ETC.). IL A ÉCRIT CE TEXTE À LA SUITE DE NOTRE INVITATION.
Tous philosophes ! Nous sommes tous des intellectuels. C’est la thèse scandaleuse soutenue par Antonio Gramsci dans ses Cahiers de prison (Folio). Le commun n’a rien à envier aux « intellectuels organiques », soit tous ces experts, idéologues, consultants et vulgarisateurs partageant et relayant les intérêts de la classe dominante. Le commun est capable par lui-même de se renseigner, de lire et de s’opposer aux thèses admises et colportées par les pouvoirs institués. L’intelligence et la volonté sont ce qui lui reste. Regardez-le s’opposer aux promoteurs du gaz de schiste et leurs méthodes de fracturation. Le voilà se constituer savant en la matière et opposer des contre-expertises. Regardez-le sinon neutraliser le pouvoir dans une grève nationale au nom de l’accès à l’éducation postsecondaire.
Il y va de même pour la philosophie. La sociologie nous apprend certes que des milieux sont favorisés pour produire des philosophes professionnels. Une fille de médecin ayant grandi à Outremont sera plus avantagée du point de vue du capital social et symbolique qu’un fils de mécanicien de Chibougamau pour se destiner à un travail doctoral sur Leibnitz. Mais l’histoire des idées réserve néanmoins une place étonnante aux marginaux et prolétaires qui n’étaient pas censés quitter leur place à l’usine pour s’adonner eux aussi à la lecture ainsi qu’à la production de pensées conceptuelles. Karl Marx n’avait-il pas comme interlocuteur Joseph Dietzgen, auteur d’un Exposé par un travailleur manuel, d’une Nouvelle critique de la raison pure, à partir de la notion de Travail de la tête (Kopfarbeit), pudiquement traduit « travail intellectuel » à Paris ?
Au dernier quart du XXe siècle, Bernard Stiegler, un tenancier de bar incarcéré après quelques braquages en France, ne s’est-il pas révélé un excellent philosophe, en menant des études dans la discipline pendant ses années de prison, pour en sortir reconnu par ses nouveaux pairs ?
Aujourd’hui, encore, Simon Paré-Poupart fait connaître sa « philosophie de ferrailleur » dans un ouvrage soutenu paru chez Lux Éditeur, Ordures . Le freeganisme désigne chez lui une éthique de la consommation que beaucoup seraient bien avisés de connaître. Ou JeanMarc Limoges, fils d’ouvriers analphabètes, explique dans Victor et moi (Boréal, 2021) comment il est devenu professeur de littérature et de français en s’opposant à la doxa officielle que prodiguaient ses professeurs. Il en ressort tout une pensée de la pédagogie.
D’autres font le chemin inverse. Dégoûté par le caractère idéologique de l’activité universitaire, Matthew Crawford a poursuivi ses recherches sur « le sens et la valeur du travail », tout en œuvrant comme réparateur de motocyclette.
Ces exemples ne sauraient dissimuler le pouvoir de la reproduction sociale des institutions convenues. Elles ont lamentablement échoué dans leur prétention à favoriser la mobilité sociale. Ou peut-être ont-elles partiellement échoué dans leur volonté inavouée de maintenir loin de toute pensée critique les sujets étrangers au pouvoir bourgeois. Certains échappent aux tendances lourdes.
Pour le philosophe Jacques Rancière, il y va du principe même de démocratie. Il y a démocratie dans ces moments où l’intelligence est donnée en partage. Non pas que nous devenions soudainement tous égaux, mais où aucune compétence spécifique n’est dominante dans l’étude d’un problème. Faut-il envoyer nos enfants à la guerre ? Doit-on accepter que subsistent d’importantes inégalités sociales ? Qui peut prétendre en savoir davantage que d’autres sur cette question simple qui touche le commun en son cœur et concerne intimement son existence ? Dans Le maître ignorant (Fayard, 1987), Rancière suit également les révélations de Joseph Jacotot, un professeur parachuté dans les Flandres au XIXe siècle, faisant apprendre à
des étudiants ce qu’il ignorait lui-même. Il a découvert alors le pouvoir de l’émancipation, à savoir que l’élève n’a pas nécessairement besoin du professeur pour apprendre. Que le professeur peut même s’instituer comme un abrutisseur auprès de lui, en le faisant plafonner.
Si nous sommes tous philosophes, et tous capables de pensée critique, force est d’admettre que nous naissons piètres philosophes. Spinoza appelait au XVII e siècle « premier genre de connaissance » la façon spontanée que nous avons d’inférer des vérités à partir de moments strictement accidentels. On excède cette façon « mutilée » de penser lorsque l’on comprend que nos haines, nos frustrations, nos colères et nos jalousies, soit nos « passions tristes », sont le plus souvent le fait d’une méconnaissance des conjonctures dans lesquelles nous nous trouvons, et des éléments extérieurs à soi avec lesquels nous entrons en rapport. C’était sa façon de rappeler l’hostilité traditionnelle de la philosophie à son contraire, la simple opinion.
Qui qu’on soit, philosopher exige donc une prédisposition importante au travail. En l’occurrence, travailler signifie s’étonner de ce qui se présente comme banal, critiquer ce qui appartient au cours normal des choses, produire des concepts qui permettent d’articuler les éléments du réel de manière autre que convenue et soumettre à la pensée commune un certain nombre de problématiques qui déplacent le foyer des questions et font débat. L’insondable corpus et quelques penseurs contemporains nous assistent dans ce travail ardu.
La pensée critique se pose comme le premier moment de la philosophie. Qu’elle soit strictement intellectuelle comme chez Emmanuel Kant ou politique comme chez Karl Marx, ou psychique comme chez Sigmund Freud, ou décoloniale comme chez Achille Mbembe, ou sociétale comme chez Judith Butler, elle consiste chaque fois à se questionner sur l’origine historique, sociale et idéologique des notions qui sont soumises au public ou colportées par
lui. La halte critique que la critique fait subir à ces notions idéologiques et la mise en perspective historique dans laquelle elle l’inscrit suffit à la relativiser, eu égard à d’autres approches et traitements possibles.
Max Horkheimer, philosophe de l’École de Francfort au début du XXe siècle, a insisté : la pensée critique entretient quant à elle-même les attentes qu’elle réserve à toute pensée. Elle doute de ses propres propositions, les soutient toujours sur le mode de l’épochè (la mise en suspens), les altère, les adapte, les fait évoluer. Là réside aussi son travail.
C’est un manquement à un tel travail qui fait mal philosopher le commun. On reconnaît les travers auxquels conduit la négligence intellectuelle dans certaines théories du complot, bien que ce syntagme soit galvaudé et mobilisé bien plus souvent qu’il ne le devrait. Dans des cas excessifs où des penseurs, au nom de l’exercice critique, campent sur une position dénonciatrice, il arrive que la pensée fige au moment d’une hypothèse, pour se satisfaire ensuite d’isoler les éléments semblant la conforter. Cette manifestation de paresse qui intervient au milieu du processus intellectuel est d’autant plus préjudiciable qu’elle se révèle séduisante aux yeux de qui ne souhaite pas longtemps s’éprouver dans le champ de la pensée. Pierre Bayard s’est référé à l’esthétique pour en témoigner, notamment dans Qui a tué Roger Ackroyd et Hitchcock s’est trompé (Minuit). On retrouve le même phénomène chez les xénophobes qui postulent le déclin de leur culture pourtant majoritaire ou chez les intersectionnalistes à tout crin qui réduisent les minorités à des êtres exclusivement soumis à des persécutions. Ces tares touchent autant, politiquement, la gauche et la droite. On m’a demandé un jour à Radio-Canada : « Qui donc lit vos livres ? » J’ai répondu : « Ceux qui les lisent. » Ce n’était pas qu’une lapalissade, mais une déclaration de principe. Il en va de même pour la philosophie. Qui philosophe la maintient en vie. À la condition de s’en donner la peine.
DOMINIC FONTAINE-LASNIER UN MODERNE CHEZ LES ANCIENS
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PERSONNAGE EXCENTRIQUE, JÉSUITE ANTIDOGMATIQUE ET PHILOSOPHE DILETTANTE DÉRANGEANT À L’ÉPOQUE DE LA GRANDE NOIRCEUR, FRANÇOIS HERTEL EST UNE FIGURE MÉCONNUE DE L’HISTOIRE DES IDÉES AU QUÉBEC. UN PENSEUR QUI A PIQUÉ, À JUSTE TITRE, LA CURIOSITÉ DU PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE DOMINIC FONTAINE-LASNIER, QUI LUI CONSACRE UN INSPIRANT ESSAI : LE LEGS D’UN PHILOSOPHE AMATEUR —
PAR ELSA PÉPIN —
François Hertel (1905-1985), pseudonyme de Rodolphe Dubé, a presque disparu des mémoires et des librairies, alors qu’il a publié quarante-deux livres, marqué bon nombre de personnages importants de notre paysage québécois, de Pierre Elliott Trudeau à Jacques Ferron, en passant par Gérald Godin et Pierre Vadeboncœur, fréquenté les peintres Borduas, Alfred Pellan et Fernand Léger, défendu l’art abstrait à une période où ce n’était pas encore à la mode. À contre-courant de son époque, dépassant les cadres que le clergé exigeait, Hertel défroquera des jésuites et finira sa vie en exil en France dans la précarité. Cet esprit libre, grand sceptique et se revendiquant « amateur en tout », est non seulement intéressant à lire, mais, aux yeux de Fontaine-Lasnier, remet en cause l’idée même d’une Grande Noirceur monolithique à laquelle suivrait soudain la Révolution tranquille.
Celui qu’il définit dans son essai comme « l’un des plus fervents esprits libres que le Québec ait connus avant la Révolution tranquille » est un homme qui « riait dans une époque qui m’apparaissait plutôt sérieuse, qui osait rire de choses dont il ne fallait pas rire, qui n’appartient à aucune école et ne s’est jamais figé », me raconte le professeur de philosophie au collégial, interpellé par le rapport qu’Hertel avait avec ses étudiants. « Il se met en autodérision et aide le disciple à s’émanciper », raconte-t-il. Loin de l’idéalisation du maître, l’enseignement d’Hertel rejoint sa pensée philosophique personnaliste. « Proche de l’existentialisme, le personnalisme est basé sur l’injonction du respect de la personne qui consiste à vouloir le bien de chacune, aussi humble soit-elle, en l’encourageant à devenir ce qu’elle est. Hertel développe une philosophie intuitive partant de l’a priori que la réalité et la vie sont souples, que si on les fige avec des mots, on va forcément les trahir. » Comme les existentialistes, on trouve chez Hertel « un souci de revenir à l’existence concrète de l’individu qui vit ses propres conflits que personne ne peut prendre à sa place ».
Le rapprochant de Montaigne et des philosophes de l’Antiquité gréco-latine, Fontaine-Lasnier présente la pensée d’Hertel comme un art de vivre qui vise à rester maître de soi-même, sceptique et humble. « Il nous montre le parcours d’un individu qui doute, notamment dans son très beau Journal d’Anatole Laplante. » Plus qu’une posture philosophique, le doute chez Hertel concerne l’incertitude existentielle de chacun. « L’être humain est intéressant quand il change d’idée, affirme Fontaine-Lasnier, mais pour se remettre en question, il faut avoir confiance en soi. Ce paradoxe est à l’œuvre chez Hertel. Ses œuvres parfois peu maîtrisées rejoignent sa manière d’enseigner le doute. Si on sait qu’on a une valeur, on peut se remettre en question. »
Rejoignant donc des courants philosophiques anciens, Hertel n’en demeure pas moins très avant-gardiste. Par son rire, son audace et sa désinvolture, Hertel a pavé la voie à la modernité québécoise, écrit Fontaine-Lasnier, ne cachant pas les maladresses de son écriture et les nombreuses répétitions qu’on lui a souvent reprochées d’un livre à l’autre, mais attirant l’attention sur la dimension autofictive de son œuvre, franchement novatrice pour les années 1940. Rappelons que tous les livres d’Hertel comportent une partie autobiographique. « Qu’un philosophe se mette en scène fait du bien », précise l’essayiste qui s’est lui-même permis d’inclure un chapitre plus personnel dans son essai, où il se met lui aussi en scène. « On a accès à la réalité et à l’intimité d’Hertel dans ses écrits, pas seulement à une pensée détachée de lui. »
Avec un goût pour des opinions parfois à l’emporte-pièce et des pratiques non orthodoxes il emmènera sa classe de Brébeuf visiter Nelligan à l’asile —, Hertel apparaît comme un ovni à son époque, mais pas non plus complètement détaché des valeurs chrétiennes. « J’ai tué les absolus, les idoles creuses. Je ne suis plus que moi sans voiles et sans fard », écrit Hertel, qui abandonne l’humilité chrétienne pour l’« humilité cosmique », sans prétention à la vie éternelle. « Dans son individualité, Hertel exprime bien notre parcours au Québec : on s’est sécularisé, on n’est plus de fervents catholiques et on cherche une spiritualité plus littéraire, artistique et sans dogme. »
Braquant la lumière sur un personnage audacieux et sceptique à l’ère des croyances et de l’obscurité, l’essai de Fontaine-Lasnier remet en question l’idée selon laquelle l’émancipation culturelle, intellectuelle et spirituelle du Québec serait apparue d’un coup à la Révolution tranquille. Elle a eu ses précurseurs, des individus comme Hertel qui ont vogué seuls à contre-courant de leur époque, y sacrifiant leur réputation et leur prospérité, et qui méritent tout notre respect, en héritiers et héritières que nous sommes tous de libres-penseurs comme lui.
Les incontournables
Dans la bibliothèque philosophique de Dominic FontaineLasnier, on trouve des sources d’inspiration pour « penser sa vie à l’heure hyper branchée du virtuel et de l’IA où l’on n’a peut-être jamais senti, paradoxalement, à quel point on est déconnecté du monde, de la nature et des autres humains ». Il cite d’abord Qu’est-ce que la philosophie antique ? de Pierre Hadot, « la plus passionnante introduction à la philosophie que j’ai pu lire », précise-t-il. La philosophie n’y est pas définie comme un art de théoriser le monde, mais comme un art de vivre à la hauteur de ses idées. Suit La philosophie aujourd’hui : Un plaidoyer de Marco Jean. « Le meilleur plaidoyer qui existe en faveur de l’enseignement de la philosophie. » Il suggère aussi Femmes philosophes : 21 destins de combattantes, de Maya Ombasic, un panorama fascinant des femmes philosophes, si peu représentées dans l’enseignement de la philosophie, qui leur donne la parole et met en évidence le combat central de la vie de chacune.
Sa bibliothèque idéale se compose aussi de livres marquants pour comprendre notre époque, à commencer par Condition de l’homme moderne d’Hannah Arendt, qui cerne le grand renversement de valeurs qui a conduit à accorder toute la place au travail (plutôt qu’à l’action et à l’œuvre). Suit Trouble dans le genre ou Défaire le genre de Judith Butler qui, dans la continuité des travaux de Simone de Beauvoir, définit le genre comme une performance plutôt qu’une essence fixe, ouvrant ainsi la voie à une déconstruction des normes et des systèmes d’oppression. Il suggère également Pour une autohistoire amérindienne de Georges E. Sioui, qui suggère que « les Euro-Américains pourraient à leur tour se laisser influencer par la sagesse du Cercle sacré de la vie, qui est une forme d’écologie profonde dont nous avons tant besoin à l’heure actuelle ». Finalement, il suggère Remède à l’accélération d’Hartmut Rosa, pour qui la meilleure réponse aux maux de ce qu’il appelle notre « modernité tardive », dans laquelle tout s’accélère, serait la « résonance », qui implique de se réattacher au monde, aux personnes qu’on rencontre, à la forêt dans laquelle on va marcher.
Les essais trônent également dans sa bibliothèque idéale, par exemple un coffret des essais de Henri David Thoreau, dont Teintes d’automne, parfait pour se reconnecter à la beauté de la vie même dans la fin de son cycle. Plus proche de nous, on trouve Je ne sais pas croire de Jérémie McEwen, qui se questionne sur le sens de la croyance aujourd’hui, ainsi que la collection « Documents », chez Atelier 10, liée à la revue Nouveau Projet : « des essais philosophiques souvent très divertissants », parmi lesquels il cite Les engagements ordinaires de Mélikah Abdelmoumen et La philosophie à l’abattoir de Christiane Belley et Jean-François Labonté.
LE LEGS D’UN
PHILOSOPHE AMATEUR : ESSAI SUR FRANÇOIS HERTEL
Dominic Fontaine-Lasnier
Nota Bene
174 p. | 26,95 $
LA BIBLIOTHÈQUE PHILOSOPHIQUE DE DOMINIC FONTAINE-LASNIER
Qu’est-ce que la philosophie antique ?
Pierre Hadot (Folio)
La philosophie aujourd’hui : Un plaidoyer
Marco Jean (Nota Bene)
Femmes philosophes : 21 destins de combattantes
Maya Ombasic (Fides)
Condition de l’homme moderne
Hannah Arendt (Le Livre de Poche)
Trouble dans le genre
Judith Butler (La Découverte)
Défaire le genre
Judith Butler (Amsterdam)
Pour une autohistoire amérindienne
Georges E. Sioui (PUL)
Remède à l’accélération
Hartmut Rosa (Flammarion)
Teintes d’automne
Henri David Thoreau (Le mot et le reste)
Je ne sais pas croire
Jérémie McEwen (XYZ)
Les engagements ordinaires
Mélikah Abdelmoumen (Atelier 10)
La philosophie à l’abattoir
Christiane Belley et Jean-François Labonté (Atelier 10)
LES ÉDITIONS LIBER
PLUTÔT MÉCONNUES DU GRAND PUBLIC, LES ÉDITIONS LIBER MÉRITENT POURTANT QU’ON S’Y ATTARDE. DÉCIDER DE CONSACRER UN DOSSIER À LA PHILOSOPHIE, C’ÉTAIT NÉCESSAIREMENT CHOISIR D’Y INCLURE ENFIN UNE PLACE À CETTE MAISON QUI, DEPUIS PLUS DE TROIS DÉCENNIES, SOUMET DES OUVRAGES D’UNE GRANDE UTILITÉ POUR TOUTE PERSONNE INTÉRESSÉE À CONNAÎTRE, À COMPRENDRE, À SAVOIR, À SE MOUVOIR, À S’ADAPTER DANS NOTRE MONDE EN PERPÉTUEL CHANGEMENT. EN DIX TOURS DE PISTE, NOUS AVONS DEMANDÉ À GIOVANNI CALABRESE, LE FONDATEUR ET DIRECTEUR ÉDITORIAL DE LIBER, ET À MICHELINE GAUTHIER, L’ACTUELLE DIRECTRICE GÉNÉRALE, DE REPARCOURIR
QUELQUES JALONS DE LEUR HISTOIRE.
—
PROPOS RECUEILLIS
PAR ISABELLE BEAULIEU
01
Vous consacrez votre ligne éditoriale aux essais philosophiques. N’est-ce pas un pari risqué ? Philosophie et sciences humaines et sociales, oui. Risqué ? Du point de vue éditorial ou symbolique, pas du tout nous ne publions ni ouvrages séditieux ni guides de fabrication d’engins explosifs. Du point de vue financier, nous ne faisons pas exception à l’existence sous perfusion des entreprises dites culturelles. Et puis, au reste, chacun fait ce qu’il est capable de faire.
02
Les éditions Liber existent depuis près de trente-cinq ans. Comment l’aventure a-t-elle débuté ? C’est un simple résultat du cheminement personnel de Giovanni Calabrese qui tient compte aussi bien de sa formation, de ses intérêts intellectuels et de ses compétences professionnelles.
Qu’est-ce qui gouverne vos choix dans la publication de vos ouvrages ?
Les critères habituels : la compatibilité des propositions avec la mission de la maison ; l’apport de la réflexion à la compréhension de la réalité étudiée ; la lisibilité du texte et… le sentiment d’une confiance mutuelle entre auteur et éditeur. Les critères de nationalité, d’idéologie, de sexe ou de régime alimentaire ne jouent pratiquement aucun rôle dans le choix.
Comment décririez-vous l’âme de la maison ?
03 04
Il est difficile de décrire les choses invisibles… Disons que Liber est une maison exigeante mais qui ne l’est pas ?
GIOVANNI CALABRESE MICHELINE GAUTHIER
Quels sont les plus grands défis auxquels doit faire face une maison d’édition comme la vôtre ?
Les difficultés sont de divers ordres. L’une d’elles est la rareté relative (comparativement à ce qui a lieu en matière de roman, de poésie ou de bande dessinée) de matière publiable. Les auteurs dans nos domaines ne courent pas les rues et les bons manuscrits non plus. Les lecteurs ne sont pas des consommateurs, mais le plus souvent d’autres producteurs. Ce qui ferme un peu le réseau sur lui-même. Le défi, si vous voulez, serait de l’élargir aussi bien en amont qu’en aval. On n’a pas encore trouvé la façon miraculeuse d’y arriver.
Pouvez-vous nous présenter trois titres phares de chez Liber ?
Cela serait injuste et arbitraire. Nous avons tout de même publié dans un « livre de livres » intitulé Hommage de l’éditeur, cinq essais brefs (Jacques Beaudry, Le fantôme du monde ; Christophe Etemadzadeh, L’orgueil qu’on enferme ; Éric Gagnon, Les promesses du silence ; Louis Godbout, Hiérarchies ; Laurent-Michel Vacher, Dialogues en ruine ) qui donnent une idée, non pas tant de notre catalogue, que des formes très variées que peut prendre le genre essai. D’une certaine façon, ce sont des livres phares pour les éventuels auteurs d’essais.
Quelles relations entretenez-vous avec vos auteurs ?
Les meilleures possibles. Les relations avec les auteurs ne devraient pas être autres que bonnes. Sinon, aussi bien ne pas se lier et, si par erreur on l’a fait, se séparer au plus vite.
Que pensez-vous de l’univers de l’édition québécoise en 2024 ?
A-t-il beaucoup changé depuis la création de Liber en 1990 ?
Difficile à dire. Du point de vue technique, les changements sont évidents. Du point de vue professionnel, comment en juger ? On est peut-être passé d’une génération à l’autre, comme cela a été chaque fois le cas auparavant. La culture semble être faite sur nos terres par une suite de générations qui se succèdent sans se prolonger.
Qu’espérez-vous pour l’avenir des éditions Liber ?
Qu’elles puissent en avoir un.
Pouvez-vous nous parler de deux titres parus cette année ?
Là aussi, il est délicat de choisir. Mais comme nous publions peu, nous pouvons vous énumérer les nouveautés de cet automne. Horizons de l’être, d’Éric Gagnon, une réflexion sur la mort et le désir ; L’expérience démocratique, de Daniel D. Jacques, vaste essai qui éclaire le chemin de la démocratie à l’heure où on tend à en oublier les fondements et les paradoxes ; Critique du régime de croissance (une traduction de l’italien), de Onofrio Romano, sur les dérives de la croissance, mais aussi sur celles des décroissantistes qui la dénoncent ; Du texte au livre : Éloge de l’édition, de Giovanni Calabrese (qui se passe de commentaire) ; le premier tome des Premiers Canadiens : De la Nouvelle-France à la révolution de 1837-1838, de Jacques Houle, qui remonte la mémoire nationale de l’origine à la révolution de 1837-1838. Bonne lecture ! 05 06 07 08 09 10
DU TEXTE AU LIVRE : ÉLOGE DE L’ÉDITION
Pierre Delorme, auteur et professeur honoraire à l’Université du Québec à Montréal, a fait la rencontre de l’éditeur Giovanni Calabrese en 2009 pour un projet de publication. Rapidement, les deux hommes en sont venus à dépasser le simple cadre éditorial et ont élargi leurs discussions vers des sujets concernant les domaines de la connaissance, les spécificités de la langue, du livre et de l’édition. La situation s’est avérée analogue lorsque plus de dix ans plus tard, Delorme revoit Calabrese pour l’élaboration d’un autre livre. La richesse de leurs échanges donnant à nouveau ses fruits, il émet le souhait de forer davantage les zones de dialogues afin d’en extraire une matière substantielle, susceptible de plaire à un lectorat curieux et friand d’ébullition intellectuelle. Ce livre en est donc le résultat concret, donnant la chance aux lecteurs et lectrices d’assister en quelque sorte à la conversation entre les deux interlocuteurs tout en pouvant à loisir se permettre des pauses pour approfondir ses propres constats. Faisant tôt ses bagages, Giovanni Calabrese quitte l’Italie, son pays natal, et atterrit au Québec en pleine Révolution tranquille. C’est ici qu’il travaillera au service des idées, créant une maison accueillante où convergent des plumes vives et clairvoyantes.
Giovanni Calabrese et Pierre Delorme
ENTREVUE
MAYA OMBASIC,
FEMMES PHILOSOPHES :
21 DESTINS DE COMBATTANTES
Maya Ombasic
Fides
140 p. | 29,95 $
CÉCILE GAGNON ET MARIE-ANNE CASSELOT
COMBLER L’ABSENCE DES PIONNIÈRES
EXISTANTES : POUR UNE PHILOSOPHIE FÉMINISTE INCARNÉE
Cécile Gagnon et Marie-Anne Casselot
Remue-ménage
184 p. | 22,95 $
/ HIPPARCHIA, HYPATIE, ASPASIE, MARIA ZAMBRANO, IRIS MURDOCH, CHRISTINE DE PISAN, ÉLISABETH DE BOHÊME, ALEXANDRA DAVID-NÉEL, MARGUERITE PORETE, MARY WOLLSTONECRAFT… IL Y A FORT À PARIER QUE LA PLUPART DE CES NOMS SOIENT INCONNUS POUR PLUSIEURS, A CONTRARIO DE CEUX DE PLATON, DESCARTES OU KANT, PLUS COMMUNÉMENT ASSOCIÉS À LA PHILOSOPHIE. POURTANT, LES PREMIÈRES AUSSI ÉTAIENT PHILOSOPHES. ET PAS MOINS IMPORTANTES… OR, COMME FEMMES, LEURS CONTRIBUTIONS ONT ÉTÉ IGNORÉES, REJETÉES, RIDICULISÉES OU ENCORE CONSIDÉRÉES COMME MINEURES DONC À PEU PRÈS JAMAIS ENSEIGNÉES. POUR CONTREDIRE CETTE TRADITION PATRIARCALE ET REMETTRE EN LUMIÈRE LEURS PENSÉES, DEUX TITRES BRILLANTS ONT ÉTÉ PUBLIÉS RÉCEMMENT : FEMMES PHILOSOPHES : 21 DESTINS DE COMBATTANTES DE MAYA OMBASIC ET EXISTANTES : POUR UNE PHILOSOPHIE FÉMINISTE INCARNÉE DE CÉCILE GAGNON ET MARIE-ANNE CASSELOT.
« Jeune femme dans la vingtaine, j’étais à la recherche de modèles féminins dans le cadre universitaire. Sur le point d’abandonner les sciences humaines, taxées d’un 3P au carré peu payantes, peu précises et peu prometteuses à long terme —, j’aurais trébuché du côté de la science exacte si sa boussole parfaitement alignée de femme de savoir, de tête et de conviction n’était pas venue à mon secours », écrivait Maya Ombasic dans Le Devoir en 2018, au sujet de celle qui a été l’étincelle dans son parcours philosophique à l’Université d’Ottawa, la professeure Danièle Letocha, seule femme à détenir ce poste pendant quatorze ans. Lorsqu’elle rentrait parfois dans un amphithéâtre, les étudiants lui disaient : « Vous vous trompez de salle. Il n’y a pas de femmes en philosophie », poursuit-elle. Ça se passait au début des années 2000, pas au temps d’Hypatie d’Alexandrie, qui vécut entre 355 et 415. Heureusement d’ailleurs, parce que cette figure mythique de la philosophie antique fut sauvagement assassinée par des fanatiques chrétiens commandités par l’évêque Cyrille d’Alexandrie, qui voyait en elle une menace directe à son pouvoir. C’est en partie grâce à l’aplomb de cette professeure Letocha si son ancienne étudiante restitue aujourd’hui la voix de la fascinante Hypatie et de vingt autres femmes philosophes dans son essai illustré d’une manière épatante par Evelyne Smith.
Cette même philosophe néoplatonicienne, mathématicienne et grande oratrice, dont la majorité de l’œuvre est aujourd’hui disparue, fait aussi belle figure parmi d’autres dans l’essai coécrit par Cécile Gagnon et Marie-Anne Casselot, qui redonnent à la pensée féministe ses lettres de noblesse.
« Si ces femmes n’ont pas été reconnues comme des philosophes à part entière, c’est d’abord parce qu’elles ont été assignées à la catégorie “femme”, qui serait “par nature” incapable d’élaborer une réflexion rationnelle », soulignent-elles en introduction de leur essai qui dévoile les dynamiques de domination à l’œuvre dans les concepts classiques tels que la raison, la justice ou l’autonomie. Les coautrices remettent aussi en question le prétendu sujet universel et explorent une philosophie du quotidien, ancrée dans l’expérience sensible, traçant de multiples chemins vers une autre subjectivité politique.
« On a essayé de faire un panorama, avec celles qu’on connaissait bien, selon nos spécialités. Puis, on aime se mettre au défi, Marie-Anne et moi, si bien que comme femmes blanches cis, on a choisi de se confronter aussi à nos propres privilèges, à des expériences du monde ou du corps dont on n’a pas accès directement, en lisant par exemple des penseuses décoloniales, racisées, non binaires, etc. », commente Cécile.
À l’extérieur des murs de la pensée dominante Dans son essai présenté sous forme de documentaire-fiction, Maya donne pour sa part la parole à 21 « combattantes » telles que Marguerite Porete, Olympe de Gouges, Rosa Luxemburg, Judith Butler, Simone Weil ou Susan Moller Okin. Celle qui enseigne la philosophie à Montréal déplore elle aussi l’invisibilisation féminine de son champ d’études. « Heureusement que cette longue histoire d’usurpation, d’exclusion et de domination n’a pas empêché les femmes, tout au long de l’histoire occidentale, de proposer un contrecourant à la pensée dominante ; pensée qu’il faut dépoussiérer afin de faire découvrir aux jeunes générations la panoplie de modèles féminins théoriques. Car, contrairement à ce lieu commun parfaitement résumé dans cette question que j’ai entendue plus d’un million de fois qui sont les femmes philosophes à part Simone de Beauvoir et Hannah Arendt ? —, force est de constater que l’histoire regorge de modèles de philosophes femmes tant sur le plan théorique que pratique », souligne-t-elle en préambule de son ouvrage.
« On me renvoyait souvent à Simone de Beauvoir et Judith Butler qui, en même temps, peuvent être très compliquées à lire… Je me disais qu’un jour, j’allais aller comprendre ces textes intimidants, je voulais réfléchir en dialogue avec ces auteures-là », se souvient Cécile pour qui découvrir les théories féministes lui a aussi permis d’entrevoir la possibilité de théoriser le rapport au corps, à la violence, au mal-être qu’on pouvait ressentir comme femme. « […] Il n’y a pas juste Kant, Descartes, Platon, nous aussi on peut être critiques et badass ! », poursuit celle qui avait envie d’écrire le livre qu’elle aurait voulu lire au cégep.
Idem pour Maya, qui a choisi de mettre son titre au programme de son enseignement en philosophie. « Une des raisons pour lesquelles j’ai fait ce livre, c’est qu’on m’a tellement dit qu’il n’y avait pas de femmes en philo. On ne les voyait pas ! Je m’en sers avec mes étudiants pour faire des ateliers, ils apprennent à découvrir leur vie, leurs combats. Il y avait un manque dans ce sens-là, comme un grand vide », ajoute celle qui est aussi écrivaine.
Sortir de l’essentialisme
Dans leur opus Existantes : Pour une philosophie féministe incarnée, les autrices y vont aussi d’un postulat cher à leur cœur qui sous-tend par ailleurs en filigrane l’ensemble de leurs réflexions philosophiques. « C’est qu’il n’existe pas de différence identifiable entre les hommes et les femmes qui serait de source biologique. C’est être socialisé garçon ou fille qui nous place dans des postures très différentes, qui influence notre rapport aux autres, à notre corps, à nos possibilités dans la vie, aux attentes des autres à notre endroit… », complète Cécile, qui est chargée de cours et doctorante en philosophie à l’Université de Montréal.
Même si la philosophie est un domaine plus ouvert aux femmes qu’avant, les débuts pourtant pas si lointains des trois autrices ne furent pas exempts d’embûches. « […] le déclic féministe réel s’est produit dans un cours d’éthique appliquée, où le professeur s’évertuait à faire une (très mauvaise) analogie entre l’euthanasie et l’avortement. Après trois cours à écouter ses élucubrations à tendance antichoix, moi qui n’avais jamais pris la parole durant mon baccalauréat, je me suis armée de courage pour intervenir, car aucune des femmes présentes dans la classe n’avait alors émis de commentaires. J’ai argumenté que cet exercice de pensée constituait une pente glissante, car il demandait de limiter et d’encadrer les deux interventions médicales de la même manière, alors qu’on parle de deux enjeux complètement différents. […] Le professeur m’a interrompue sans appel en me demandant pourquoi il était impossible de discuter calmement avec “les féministes”. Un vrai moment de police du ton qui m’a enragée, mais qui, rétrospectivement, a consolidé ma volonté de faire de la philosophie féministe et d’être féministe en philosophie », note dans l’ouvrage Marie-Anne Casselot, doctorante en philosophie à l’Université Laval. Rien pour étonner Maya, qui se souvient de ses entrevues d’embauche en enseignement de la philosophie. « J’arrivais dans un auditorium avec dix mecs arrogants, les bras croisés et où aucune femme n’était présente. Ils revenaient sur une thèse que j’avais défendue pour que je leur prouve que ça se tenait. Je rappelle que j’étais dans une entrevue d’embauche… j’ai vécu ça mille fois », se souvient-elle.
Le sempiternel syndrome de l’imposteur Malgré ses années d’expérience, son évidente solidité, et bien sûr, une confiance plus grande que jamais lorsqu’elle enseigne avec générosité et un réel amour de la transmission, Maya avoue ressentir encore, « consciemment ou inconsciemment », le syndrome de l’imposteur. « Est-ce qu’on est vraiment à notre place ? C’est comme pour les femmes pilotes, pour lesquelles j’imagine que la question de la légitimité est toujours présente. Donc, il faut encore plus prouver qu’on est capables. Ça prend de l’assurance… Oui, pour se mettre devant une classe et parler de Descartes, il faut savoir de quoi il en ressort. L’assurance, ça, je l’ai… S’il y a bien une chose bonne au fait de vieillir… », reconnaît l’autrice de Femmes philosophes, dans lequel les probabilités de se trouver un modèle, voire une héroïne parmi les penseuses présentées sont très fortes tant elles sont inspirantes.
« La philosophie peut effacer et rebuter beaucoup de femmes, et encore plus les personnes racisées ou celles qui ont une identité de genre différente. Elle est tellement universelle comme discipline qu’elle est toujours en train d’exclure tout ce qui ne correspond pas à une norme très rigide de l’expérience humaine. Ainsi, on est portées à aller dans des milieux qui nous sont moins hostiles… », détaille Cécile, qui précise qu’à toutes les époques, il y a eu des critiques féministes, des décoloniales ou antiracistes des structures de savoir élaborées par des personnes en situation de pouvoir. Selon elle, chaque fois, leur savoir ou leurs écrits ont été volontairement oubliés ou mis de côté, bref, ils ne se sont pas rendus à nous.
Un pas en avant
Cette dernière entrevoit toutefois l’avenir sous de meilleurs auspices. « Je crois que le nombre de femmes en philosophie augmente, qu’il y a plus de femmes qui se font engager dans des postes. Bien que les femmes soient encore minoritaires, surtout aux études supérieures, le prochain défi sera aussi de “colorer” la discipline parce qu’en ce moment, elle est “blanche de chez blanche”, ça prend d’autres perspectives… mais oui, il y a de grands changements dans le monde académique, des colloques, des études, des gens commencent à voir comment adapter les cours au cégep pour faire une place aux philosophies féministes ou antiracistes. »
Il faut dire qu’importe l’époque dans laquelle vécurent ces grandes voix féminines de la réflexion, elles résonnent toutes avec le temps présent, ses enjeux, ses débats, ses nouvelles préoccupations sociales dans un monde en constante évolution. « C’est maintenant ou jamais qu’il faut les entendre, d’autant plus que l’étau tend à se resserrer autour des droits des femmes. Il faut contrebalancer le courant qui va dans la mauvaise direction… », soutient Maya. S’il en va de rétablir l’ordre, voire d’enrayer les désordres du monde, pour elle, il en va aussi de penser l’autorité des femmes qui étaient là avant nous, de reconnaître qu’elles ont tracé le chemin, qu’on a tout à gagner de prendre appui sur leurs travaux.
« Il existe des modèles qui irradient même après leur court passage, comme ces étoiles mortes depuis longtemps mais dont l’œil perçoit encore la lumière. C’est peut-être ça, l’immortalité à laquelle aspirait Achille : survivre dans la mémoire des hommes longtemps après sa mort grâce à une vie et à une plume exemplaires », exprimait avec éloquence Maya dans son hommage à Danièle Letocha.
MICHEL A. BOUCHARD ÉLOGE D E LA MOUVANCE
/ IL COMPTABILISE TOUT, OU EN TOUT CAS BEAUCOUP. LES PAS QUI LE MÈNENT D’UN POINT À UN AUTRE, LE NOMBRE D’ÉTAGES QU’IL GRAVITE, LES GENS QUI ENTRENT ET DESCENDENT DE L’AUTOBUS, LES NUMÉROS REÇUS DE LA DISTRIBUTRICE DANS LES AIRES D’ATTENTE. IL CONSIGNE DANS UN FICHIER LES DONNÉES RÉCOLTÉES AFIN D’EN TIRER DES CONCLUSIONS QUI NE LUI SERVIRONT PAS, SURTOUT PAS, CAR DANS SON LIVRE LES ACTES INUTILES , MICHEL A. BOUCHARD, SCIENTIFIQUE, ENSEIGNANT DE PROFESSION ET PHILOSOPHE DANS L’ÂME, NOUS RÉVÈLE L’ULTIME ALLÉGRESSE QU’IL Y A À S’ÉMERVEILLER DE CHOSES VAINES ET TOTALEMENT SUPERFLUES.
Nous sommes dans une société utilitariste, cela est essentiel à notre survie. Pour se nourrir, s’abriter, se vêtir, il faut s’organiser et exécuter une certaine production afin de pourvoir à tout cela. Mais notre ère semble particulièrement exercer une forte pression sur les individus en matière de rendement. Maximiser son temps avec un souci toujours plus grand d’efficacité et de réactivité paraît être la devise de notre époque. Bref, l’inutile n’est pas à la mode, il est même très inactuel. Pourtant, Michel A. Bouchard en fait l’apologie. « J’ai longuement réfléchi, est-ce qu’il y a des choses inutiles qui sont néanmoins nécessaires ?, se demande l’auteur. Utilité et besoin sont deux choses différentes. » Et ce qu’il appelle « la conscience désintéressée de ce qui nous entoure » a soif d’heures oisives et de responsabilités allégées, non pas pour nous laisser dans une existence de vacuité, mais pour justement la remplir de tout ce que l’on se permet d’approcher quand le temps n’est tenu à rien. Lorsque la tête est libre et n’est plus assujettie
aux devoirs, les sens sont plus alertes et quand l’intérêt est délesté de l’obligation de résultats, l’attention s’affranchit, se mettant en posture de réception, s’adonnant à l’étonnement. Dans ce détachement des impératifs s’opère un état d’abandon béni pour quiconque aspire à la plénitude de l’esprit. Vus sous cet angle, les actes inutiles sont les plus entiers parce qu’ils se suffisent en eux-mêmes et ne sont aliénés à aucune cause ou conséquence.
Tout remue, évolue, se transforme
Ne reste qu’à se laisser porter par le fruit du hasard qui, pour l’essayiste, fait en quelque sorte souvent bien les choses. « Le hasard est ce qu’il est, il est heureusement imprévisible, imprévisible mais fiable, il est toujours là. » On ne sait jamais quand et sous quelle forme l’imprévu s’exprimera, mais on peut être assuré qu’il viendra nous surprendre. [Au moment même où nous discutions de l’inattendu par l’entremise d’une visioconférence, Michel A. Bouchard et moi perdons
le contact virtuel, la réalité ayant cru bon de nous fournir un exemple d’impondérabilité. Comme on pouvait s’y attendre, cela fait rire Bouchard de bon cœur.] Plusieurs s’essaient à contourner les aléas, mais le mieux selon l’auteur est d’apprivoiser les situations au lieu de s’acharner à les changer, d’entrevoir le charme qu’il y a dans cette variété inopinée du fortuit.
À l’instar de l’autrice Marie-Claire Blais, qui écrivait « N’est-ce pas la curiosité qui nous retient à la vie ? », Michel A. Bouchard carbure à cet appétit de l’observation. « C’est tout à fait ça, je le fais d’une façon très primitive, en chiffrant, en quantifiant, explique le géologue. C’est une façon d’être sensible, d’être éveillé à la majesté de ce qu’il y a autour de nous, malheureusement parfois à la misère aussi. » C’est en tout cas une lucidité, une vigilance de l’instant et un enthousiasme pour tout ce qui est, bouge, vit et se transforme constamment. Le fait de consigner, de noter une donnée ou une information relève d’une volonté proprement humaine de pérennité ou de recherche de sens, un souhait d’établir des liens, de s’inscrire dans le continuum, d’apprendre à vivre. De fixer ce qui nous glisse des mains sans arrêt. Pas pour contraindre le mouvement ce qui serait chimérique —, mais pour saisir l’histoire qui compose chaque manifestation. D’ailleurs, le monde s’est construit et continue de le faire sur ces accumulations de connaissances. Même celles qui en apparence relèvent de la futilité disent beaucoup de nos façons de voir, de penser et d’être. « […] je suis devenu convaincu qu’il n’y a de constant que le changement et que c’est dans la nature même des choses d’avoir une histoire, parce que chaque chose est issue d’un changement et qu’elle deviendra quelque chose d’autre, par suite d’autres changements. » Inspiré par le philosophe Henri Bergson, Bouchard constate et accepte ce rythme ondulant et ces métamorphose perpétuelles.
La narrativité d’une roche
Ce qui prend les atours de l’insignifiant se revêt d’une étrange beauté, laquelle est difficile à identifier. Elle n’est certes pas utilitaire en soi, mais comme elle procure un certain plaisir, elle devient utile par le seul fait qu’elle apporte du contentement et répond à notre vœu de joie. « On ne sait pas ce qui est beau, on le ressent », dit l’environnementaliste. Il est fasciné par le fait que chaque élément sur Terre entendons par élément l’humain, l’animal, le végétal, le minéral, etc. possède une histoire, même un caillou, puisque son récit témoigne de ses pérégrinations. Toujours, tout le temps, partout, une modification est à l’œuvre. Ce constat est à la fois doté d’un grand pouvoir d’espérance, mais également d’un incommensurable vertige ; nous nous trouvons, à la manière de plaques tectoniques, au milieu d’une dérive infinie, à la merci en somme d’un grand tourbillon. Ce fameux hasard que nous évoquions provoque chez plusieurs une forte angoisse, ayant l’impression que tout contrôle leur échappe. Une bonne part d’entre nous, la plus
LES ACTES INUTILES
Michel A. Bouchard
136 p. | 22,95 $
grande sans doute, tentent de contrôler les choses et d’avoir une emprise sur ce qui advient. « C’est la définition du malheur, affirme le scientifique pour qui le hasard n’est pas à craindre. Il faut savoir vivre avec l’éphémère des choses qui est une composante du hasard, mais cela ne signifie pas de s’abandonner à tout, on garde la responsabilité de son bonheur quand même. » Ni tout l’un ni tout l’autre, c’est probablement ce à quoi il faut aspirer, à un certain équilibre entre ce qui nous arrive et ce que l’on en fait.
D’après le scientifique, la vie, malgré les extinctions, continuera toujours d’une manière ou d’une autre, même si l’humain a la propension de croire que sans lui, c’est la fin du monde. Il a également une tendance lourde à modeler la nature à sa main. « L’être humain n’a pas le choix et il n’a pas à s’excuser d’utiliser les ressources de la terre ou de les exploiter, c’est son destin de l’occuper et d’en prendre possession, c’est son sort, soutient l’auteur. Maintenant, il a l’obligation de le faire intelligemment, il faut s’adapter à la planète et non pas lui demander de s’adapter à nous. » L’humain agissant en maître ne fait que se placer lui-même sur la corde raide, car il met à mal ce dont il a besoin. Afin de l’éclairer dans les gestes à adopter, Bouchard encourage la fréquentation des philosophes. Il mentionne JeanJacques Rousseau et l’avantage que nous aurions à réhabiliter son contrat social. « Il dit que le bien commun doit parfois prévaloir sur le bien privé, et l’un et l’autre ne sont pas à condamner, ils doivent coexister et je pense que les philosophes seraient probablement les mieux à même pour nous dire comment. » Décloisonner nos œillères comme nos territoires serait déjà un bon début selon Michel A. Bouchard. « On doit aller chercher une perspective plus vaste. » Élargir notre vue, préfigurant une humanité en lien avec son environnement et attentive aux murmures des philosophes, nous laisse envisager une vie meilleure.
Boréal
QUE PEUT LA PHILO? NAÏMA
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NOUS AVONS DEMANDÉ À DES PENSEUSES ET PENSEURS CONTEMPORAINS DE NOUS DÉMONTRER COMMENT LES IDÉES PHILOSOPHIQUES SONT VIVANTES, S’INCARNENT DANS UNE RÉALITÉ ET AGISSENT À LA TRANSFORMER.
POUR CE FAIRE, NOUS LEUR AVONS PROPOSÉ DE S’APPUYER SUR UNE CITATION PHILOSOPHIQUE ET DE NOUS FORMULER PAR UN COURT TEXTE EN QUOI CELLE-CI S’AVÈRE UTILE POUR ÉCLAIRER NOTRE SOCIÉTÉ D’AUJOURD’HUI.
« Qui bénéficie du statut d’être humain ? Quelles vies sont jugées dignes d’être vécues, quelles morts d’être pleurées ? »
– Judith Butler, Vie précaire (Amsterdam)
Alors que je prenais la parole vendredi dernier pour attirer l’attention sur la vigile organisée à la mémoire de Joyce Echaquan, cette mère atikamekw de sept enfants qui aurait aujourd’hui le même âge que moi, décédée sous une pluie d’injures déshumanisantes à l’hôpital de Joliette il y a quatre ans, un fier patriote n’a pas su retenir l’envie de me rappeler à l’ordre. C’est que la Nouvelle-France aurait été amie des Premières Nations et généreuse à leur endroit. Les relations entre les deux peuples, caractérisées par la reconnaissance mutuelle et la réciprocité, l’entraide. Le génocide, le racisme systémique, les femmes et les filles assassinées ou disparues sans que les forces policières lèvent le petit doigt, les violences médicales organisées, les enfants arrachés à leurs familles, les pensionnats et les abus physiques et sexuels, c’était avant tout l’affaire des Anglais. Rien à voir avec nous.
Des philosophes comme Charles W. Mills ont forgé le concept d’ignorance active pour identifier les processus épistémiques complexes desquels procède ce déni colonial, pour souligner que l’ignorance, comme la connaissance, est socialement construite, alimentée par les dynamiques de pouvoir inégalitaires de manière à assurer la pérennité du contrat colonial.
« Les Blancs seront en général incapables de comprendre le monde qu’ils ont eux-mêmes créé
»
– Charles W. Mills, Le contrat racial (Mémoire d’encrier)
Le vertige de mon interlocuteur, provoqué par l’idée de voir son identité déstabilisée, mise en péril par un récit qui ne renvoyait pas de sa nation une image parfaitement lisse, pure, favorable, s’exprimait à demi-mot dans notre échange : ni moi ni mes ancêtres ne sommes partie prenante de ces atrocités, répondait-il en quelque sorte à l’invitation qui lui était adressée.
C’est cette ignorance active qui alimente la loi du silence qui règne sur les étages des hôpitaux, lorsqu’une préposée laisse échapper un « c’est mieux mort, ça » (voir le Rapport d’enquête de la coroner Géhane Kamel, 2020). Mais à force de se boucher les yeux à deux poings et de se draper de l’étoffe toute confortable de la vertu et de l’innocence, c’est la sensibilité même à la souffrance d’autrui qui est émoussée. Ici, c’est la capacité à comprendre et à répondre, main tendue, à l’invitation qui nous est faite de partager le deuil porté par la communauté autochtone tout entière qui est minée. L’élan du cœur qui incite à pleurer les morts aussi injustes que prématurées est freiné, désactivé. Mais pourquoi ?
HAMROUNI
Dans Ce qui fait une vie (Zones, 2010), Judith Butler nous invite à voir que cette sensibilité empathique que nous voudrions croire naturelle ne l’est tout simplement pas. Le cadrage de la réalité que nous percevons à tort comme naturelle et immédiate, mais qui est produit par les empires politiques et médiatiques, précalibre notre capacité à nous émouvoir du sort des autres. Ces cadrages excitent notre colère face à certaines morts, dont il nous apparaît non seulement légitime, mais moralement requis de porter le deuil. Alors qu’ils éteignent cette même disposition morale face à la perte d’autres vies, inconsciemment ravalées sous la catégorie de « sous-humain ».
Cette régulation politique de nos champs perceptuels distribue de manière différenciée la qualité d’humanité aux êtres qui grouillent, ou qui ont à tout jamais cessé de grouiller, sur nos écrans. Irak, Afghanistan, Palestine, Liban, peuples autochtones appartenant au vaste territoire aujourd’hui appelé Québec. Certaines vies sont (faites) plus humaines que d’autres, plus dignes d’être vengées, d’être pleurées aussi.
Lire Charles W. Mills et Judith Butler nous rappelle que ce différentiel de dignité accordée aux vies humaines est toujours à l’œuvre aujourd’hui, alors que nos indignations à géométrie variable nous prescrivent de pleurer et de commémorer la mort des uns, tout en restant insensibles à celle des autres.
NAÏMA HAMROUNI EST PROFESSEURE DE PHILOSOPHIE ET TITULAIRE DE LA CHAIRE DE RECHERCHE DU CANADA EN ÉTHIQUE FÉMINISTE SUR LA VULNÉRABILITÉ ET LES INJUSTICES STRUCTURELLES, À L’UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À TROIS-RIVIÈRES.
NAÏMA HAMROUNI
« Reviens en toi-même, et regarde »
– Plotin
Cette phrase invite à l’introspection, ça va de soi. Et qui peut être contre cela ? Ce serait comme être contre la vertu. Être contre l’introspection est aussi ridicule qu’être contre la réflexion tout court, le retour en soi dans la résistance à un monde où on ne fait trop souvent que glisser à la surface des choses, des relations, des ambitions et des divertissements, oubliant de ménager une place à la richesse des moments à contempler la mer, à lire, à aimer. Ce retour en soi peut prendre mille autres formes encore, comme des volutes en marge de la vanité du monde, que ce soit par le cabinet du psy, par l’écriture, par le gym ou par le voyage. L’important, c’est d’y aller, et d’y aller non pas comme dans une parenthèse, nous dit Plotin, mais comme dans l’essence même d’une vie bien vécue, celle où notre coquille d’ego accepte d’être décomposée, réduite à néant, pour vivre notre vie comme si nous étions sculpteurs, poursuit-il, en enlevant les armures rocheuses qui cachent notre être véritable. Il ne s’agit pas de nous construire donc, mais de tenter de nous découvrir, dans la croyance qu’il est possible de vivre bellement dans ce monde pourtant si souvent laid.
Je pense à ces moments où je vis cette autre vie, celle où je ne pense pas trop, celle où je me fuis au lieu de fuir les futilités et les culs-de-sac, et je vois la vie d’un autre. Combien de temps perdons-nous à vivre la vie de quelqu’un que nous ne sommes pas ? Perchés sur des piédestaux montés avec des mains fières, se croyant fortes, refusant le recroquevillement que nous sommes, le petit, tout petit. Les délires de grandeur d’un Musk, d’un Trump, et de bien d’autres êtres politiques et économiques encore, sont les symptômes de ceux qui oublient qu’au cœur du cheval de Troie, il y a des êtres humains. Leur maladie est celle de vivre comme si tout était conquête de terres étrangères, oubliant de cultiver les siennes propres.
Si tout cela sonne très spirituel, c’est que ce l’est. Quand saint Augustin s’est converti au christianisme à la fin du IVe siècle, c’est en fait à la pensée de Plotin qu’il s’est converti. Et l’histoire de l’empreinte de cette religion sur le Québec, malgré tous nos efforts laïcs, est toujours beaucoup celle de cette recherche de soi en soi à la suite de quelque chose comme une conversion. Je le lis très souvent chez les essayistes d’ici, à gauche comme à droite.
« Le bonheur est une récompense qui vient à ceux qui ne l’ont pas cherché »
– Alain
JÉRÉMIE M c EWEN
JÉRÉMIE M c EWEN EST ESSAYISTE ET PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE AU COLLÈGE MONTMORENCY. EN 2022, IL A ANIMÉ LA SÉRIE DOCUMENTAIRE RIOPELLE :
L’ENVOL DU HIBOU ET DES OIES SUR LES ONDES D’ICI PREMIÈRE. IL A NOTAMMENT PUBLIÉ LES ESSAIS PHILOSOPHIE DU HIP-HOP EN 2019 ET JE NE SAIS PAS CROIRE EN 2023 (XYZ).
RENÉ BOLDUC
La citation du philosophe Alain souligne l’inanité de la recherche du bonheur pour lui-même, comme si celui-ci pouvait exister abstraitement en dehors de la vie réelle. Vouloir être heureux en se contentant de se regarder dans le miroir ne mène pas loin. Sois heureux ne saurait fonctionner sans d’autres impératifs : va voir des amis, inscris-toi à des cours, pratique une activité signifiante. Le philosophe John Stuart Mill, pour qui la recherche du bonheur motivait tous nos actes, ne disait rien d’autre dans son Autobiographie (Aubier) : « Seuls sont heureux ceux qui fixent leur esprit sur autre chose que sur leur propre bonheur […]. Visant ainsi autre chose, ils trouvent le bonheur au passage. »
Pour le rigoriste Kant, le bonheur n’est même pas une priorité. La question primordiale n’est pas : qu’est-ce qui va me rendre heureux ?, mais qu’est-ce que je dois faire pour construire un monde éthique. Sa morale du devoir implique l’effort et le renoncement, bien loin du discours actuel. Kant concède qu’un minimum de bonheur contribue à accomplir son devoir moral, mais il n’est pas le but premier. Ressentir a posteriori une satisfaction d’avoir bien agi n’enlève pas de valeur morale à l’action, mais un acte qui serait motivé, a priori, par la recherche de son propre bonheur, oui. Quand on s’efforce de faire le bien pour se rendre heureux, c’est l’égoïsme qui prend le dessus sur l’altruisme. Ce bonheur-là est indigne, dirait Kant.
Parmi les recettes millénaires du bonheur, on retrouve le carpe diem, la capacité à goûter le jour. Or, avec nos moyens technologiques actuels, il devient de plus en plus difficile d’être ici et maintenant. Les réseaux sociaux bataillent pour obtenir notre attention et nous distraire de nous-mêmes. Nous concentrer pleinement sur une seule activité devient de plus en plus difficile. Le psychologue américain d’origine hongroise Csíkszentmihályi a montré que le flow, un état psychologique de concentration créatrice (que ce soit travailler, écrire, lire ou jardiner), nous fournit un état de satisfaction plus consistant. Cet état de bonheur est ressenti pendant l’action sans qu’on en soit trop conscient puisque l’individu est sorti de lui-même. Il ne pense pas à la recherche du bonheur, il demeure concentré sur ce qu’il fait. C’est après l’activité qu’il prend davantage conscience qu’il a passé un moment extraordinaire. Et c’est surtout à ce moment-là, comme le dit Alain, que « le bonheur est une récompense qui vient à ceux qui ne l’ont pas cherché ».
RENÉ BOLDUC
RENÉ BOLDUC A ENSEIGNÉ LA PHILOSOPHIE AU CÉGEP GARNEAU DE QUÉBEC. IL A PUBLIÉ QUELQUES « DEVOIRS DE PHILO » POUR LE JOURNAL LE DEVOIR . EN 2018 EST PARU SON PREMIER LIVRE, SINCÈREMENT VÔTRE : PETITE INTRODUCTION ÉPISTOLAIRE AUX PHILOSOPHES (POÈTES DE BROUSSE). EN 2022 EST PARU SON SECOND LIVRE, TRAVAIL ET TEMPS (POÈTES DE BROUSSE).
CET OUVRAGE A ÉTÉ RÉCOMPENSÉ DU PRIX DE CRÉATION LITTÉRAIRE DU SALON INTERNATIONAL DU LIVRE DE QUÉBEC ET DE LA VILLE DE QUÉBEC DANS LA CATÉGORIE « ESSAI » EN MARS 2023.
« Le mal qui est dans le monde vient presque toujours de l’ignorance »
– Albert Camus
THOMAS DE KONINCK
L’ignorance dont vient tant de mal, selon Albert Camus, est sans aucun doute ce que Socrate et Platon appelaient « la double ignorance » : ne pas savoir qu’on ne sait pas. Platon considérait que cette « double ignorance » (diplê agnoia) définissait le mieux l’amathia, la « bêtise », l’apaideusia, ou « inculture », qui s’avèrent « la cause de toutes les erreurs auxquelles notre pensée à tous est sujette » (Sophiste, 229b-c). On ne saurait mieux qualifier une prétendue connaissance qui, privée de toute réflexion critique, ignorerait ses limites, ses présupposés méthodologiques, bref ne se connaîtrait pas. Les humains vivent alors, tout éveillés, une vie de dormeurs, comme l’avait constaté Héraclite avant Socrate. Ils se révèlent d’emblée incapables d’éprouver le moindre émerveillement devant la splendeur du monde réel, et tels des « morts vivants » (selon Einstein), ne sauraient jamais apprendre véritablement quoi que ce soit, puisqu’aucune vraie question ne pourrait leur venir à l’esprit. Car deux réalités fondamentales sont impliquées en tout questionnement authentique : l’intelligence et l’affectivité (ou cœur humain). Ce sont aussi les deux principales racines de cette dignité humaine que nous partageons toutes et tous ; la capacité de penser et la capacité d’aimer, qui ont toutes deux grand besoin d’éducation très tôt, y inclus d’éveil à l’éthique.
Comment expliquer l’envahissement du fléau de cette ignorance dans le monde actuel ? Un facteur des plus évidents est l’emprisonnement en de « milliards d’écrans » (Paul Chamberland). La « surabondance événementielle », la « surabondance spatiale » caractéristiques de ce que Marc Augé appelait la « surmodernité », les leurres qu’offre le magnifique déploiement de moyens techniques d’information ordinateurs, médias électroniques, Internet, robots, et ce n’est évidemment là qu’un début se paient d’une perte croissante d’expérience, de contact avec le sensible et le réel concret, d’une passivité et d’une apathie accrues, d’un renoncement à l’expérience propre d’imaginer et de penser, voire à l’expérience de ses propres sentiments eux-mêmes, sans parler de la satisfaction de désirs ou de besoins vraiment siens, ainsi qu’une fausse impression de toute-puissance qui contribue de façon importante aux désordres et dépressions qui s’ensuivront.
DOMINIQUE LEYDET
« La fin justifie les moyens »
– Nicolas Machiavel
Dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live (Les Belles Lettres), Machiavel soutient l’idée que, s’agissant de défendre le salut et la liberté d’une république, tous les moyens sont bons, qu’ils soient cruels ou généreux, justes ou injustes. À ceux qui se disent incapables d’accepter une telle maxime, Machiavel répond qu’ils ne devraient pas se mêler de politique. Ainsi, Romulus, qui a assassiné son frère pour mieux assurer la fondation de Rome, loin d’être condamnable, mérite d’être célébré puisque son action visait le bien commun plutôt qu’un bénéfice personnel et qu’elle a été couronnée de succès.
Machiavel suppose ainsi qu’il existe une certaine « indépendance » ou « imperméabilité » entre fin et moyens : le recours à des moyens violents, voire cruels, n’affecte pas la fin visée. Seul compte leur efficacité. Dit autrement, il présume que la justice de la fin poursuivie ne sera pas entachée par le caractère éventuellement injuste, violent ou cruel des moyens choisis. La pensée politique autochtone contemporaine nous offre une perspective bien différente sur le rapport moyens/fin. En effet, des auteurs et autrices tels que Taiaiake Alfred, Leanne Betasamosake Simpson et Glen Coulthard considèrent que la fin et les moyens sont inextricablement liés. Loin de la Florence des XVe et XVIe siècles, ce sont les luttes actuelles pour la liberté des peuples autochtones qui forment le contexte de leur réflexion. Contrairement à Machiavel, ils jugent que la question du « comment » est centrale et que le résultat de toute lutte est en quelque sorte modelé par la façon dont ceux et celles qui en sont les porteurs s’organisent et s’engagent dans le monde. Comme l’écrit Coulthard : « Les méthodes de la décolonisation préfigurent ses objectifs. » Si l’objectif est une vie libérée de la domination, la façon dont on mène la lutte doit préfigurer, et non contredire, la fin poursuivie.
À tous ceux et celles qui désespèrent de notre inaction collective face aux grands défis de notre temps (pensons au dérèglement climatique) et qui sont à la recherche de moyens d’action efficaces pour atteindre les fins qu’ils considèrent justes, la pensée de la résurgence autochtone rappelle que l’efficacité purement instrumentale n’est pas la seule considération pertinente puisque les moyens sont déjà aussi la fin.
THOMAS DE KONINCK
THOMAS DE KONINCK EST ANCIEN DOYEN DE LA FACULTÉ DE PHILOSOPHIE À L’UNIVERSITÉ LAVAL, OÙ IL EST ACTUELLEMENT PROFESSEUR ÉMÉRITE, APRÈS AVOIR ENSEIGNÉ LA PHILOSOPHIE PENDANT CINQUANTE-CINQ ANS (NOTRE DAME UNIVERSITY, ÉTATS-UNIS, ET UNIVERSITÉ LAVAL). SES LIVRES INCLUENT NOTAMMENT LA CRISE DE L’ÉDUCATION (FIDES, 2007), PHILOSOPHIE DE L’ÉDUCATION POUR L’AVENIR (PUL, 2010), QUESTIONS ULTIMES (PUO, 2012), À QUOI SERT LA PHILOSOPHIE ? (PUL, 2015) ET DIGNITÉ DE LA PERSONNE ET PRIMAUTÉ DU BIEN COMMUN (ÉDITIONS UNIVERSITAIRES EUROPÉENNES, 2016).
DOMINIQUE LEYDET
DOMINIQUE LEYDET EST PROFESSEURE À L’UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL OÙ ELLE ENSEIGNE LA PHILOSOPHIE POLITIQUE ET DU DROIT. EN PHILOSOPHIE POLITIQUE, SES TRAVAUX PORTENT SUR LA THÉORIE DE LA DÉMOCRATIE ET LA DÉLIBÉRATION PUBLIQUE, ALORS QU’EN PHILOSOPHIE DU DROIT, ELLE S’INTÉRESSE AU PLURALISME JURIDIQUE, DANS LE CONTEXTE DES RAPPORTS ENTRE L’ÉTAT CANADIEN ET LES PEUPLES AUTOCHTONES.
AUDE BANDINI
« Le doute n’est pas un état bien agréable, mais l’assurance est un état ridicule »
– Voltaire
Cette citation résume bien le type de dilemme dans lequel nous nous retrouvons pris face à l’incertitude du monde et de l’avenir.
D’une part en effet, nous nous méfions à juste titre des jugements à l’emporte-pièce et des décisions prises sans que l’ensemble des faits aient été dûment examinés : « dans le doute, abstiens-toi », recommande la sagesse populaire.
D’autre part cependant, ce proverbe nous rappelle également que le doute conduit souvent à l’inaction. Or nous n’avons pas toujours le luxe de suspendre notre jugement et d’attendre d’en savoir davantage avant de faire des choix. En mars 2020, face à un virus dont on ne savait encore pas grand-chose, les autorités de la santé publique ont dû prendre des mesures d’urgence. A posteriori, on peut rire plus ou moins jaune de l’assurance avec laquelle, surtout au début de la pandémie, des avis apparemment définitifs ont été émis et parfois répétés, avant d’être complètement démentis. Il y a toujours quelque chose d’un peu ridicule, parce que grossièrement prétentieux, chez celui ou celle qui se présente comme absolument sûr de son fait. Mais la posture du pusillanime, qui n’ose jamais rien dire ni rien faire par peur de se tromper, est-elle plus enviable ?
La philosophie s’est justement interrogée sur la question de savoir quand il est, ou non, approprié de douter. Certes, il faut disposer de bonnes justifications quand on prétend savoir quelque chose. Mais il faut aussi avoir de bonnes raisons pour douter, et l’une des choses que le mouvement #MeToo a permis de mettre en évidence est qu’il y a des paroles dont on doute presque systématiquement, à tort. C’est là aussi ce qui distingue le scepticisme qu’entretient le journaliste d’investigation rigoureux de celui que se plaît à afficher le conspirationniste. Douter, au sens de faire preuve d’esprit critique, ne revient pas à disqualifier par principe toute affirmation sous le prétexte qu’elle serait « officielle ». Cela consiste à chercher la vérité, et quand les circonstances l’exigent, à la reconnaître, même quand elle nous déplaît ou nous désarçonne. Le doute est donc bien, comme le remarquait C. S. Peirce (1839), « un état de malaise et d’insatisfaction » que nous ne recherchons jamais pour lui-même, mais en tant qu’il constitue, pour les créatures finies que nous sommes, une condition de perfectionnement.
AUDE BANDINI
AUDE BANDINI EST PROFESSEURE AGRÉGÉE AU DÉPARTEMENT DE PHILOSOPHIE DE L’UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL. SES TRAVAUX PORTENT SUR LA CONNAISSANCE (ÉPISTÉMOLOGIE) ET PLUS PARTICULIÈREMENT, SUR LES CROYANCES IRRATIONNELLES, L’IGNORANCE, ET LES SAVOIRS EXPÉRIENTIELS DÉVELOPPÉS PAR LES PERSONNES VIVANT AVEC DES MALADIES CHRONIQUES.
LOUIS
DUGAL
LA PHILOSOPHIE DÉCOMPLEXÉE
/ ON N’ASSOCIE PAS NÉCESSAIREMENT LA PHILOSOPHIE À UN SUJET POLARISANT. ET POURTANT ! CHACUN A UNE OPINION ÉTONNAMMENT ÉTOFFÉE ET BIEN TRANCHÉE SUR LE SUJET. LA PHILOSOPHIE EST SOURCE DE BIEN DES MAUX DE TÊTE OU EST LE POINT DE DÉPART D’UNE LONGUE HISTOIRE D’AMOUR. CERTAINS D’ENTRE NOUS LA SUBISSENT ALORS QUE D’AUTRES EN MANGENT. PAS ÉTONNANT QUE LES ADOS NE SAVENT PLUS TROP SUR QUEL PIED DANSER LORSQU’ILS ENTRENT DANS LEUR COURS DE PHILOSOPHIE 101, LES YEUX DÉJÀ CERNÉS PAR DES CAUCHEMARS DE DISSERTATIONS INTERMINABLES. ET SI L’ON PRENAIT COLLECTIVEMENT UN GRAND RESPIRE ET QUE L’ON TROUVAIT UN MOYEN DE DÉMYSTIFIER LA PHILOSOPHIE, À HAUTEUR D’ADO, POUR ÉVITER QUE CETTE MATIÈRE SE TRANSFORME EN TRAUMATISME GÉNÉRATIONNEL ?
PAR VICKY SANFAÇON
Déjà, à la question « est-ce qu’un adolescent philosophe est une chimère ? », Louis Dugal, auteur d’un ovni littéraire irrésistible intitulé Réfléchir pour mourir moins cave : 35 questions philosophiques à se mettre sous la dent, publié aux Éditions de la Bagnole, répond à la négative en convoquant les enseignements d’Aristote et de l’Ultimate frisbee : « Selon Aristote, on a des vertus, des capacités, qui demandent à s’exprimer, à s’activer, à se réaliser ; on peut passer de l’état de potentiel à l’état de chose concrète. Si ces choses ne s’expriment pas, elles meurent et deviennent des poids. C’est un peu comme lorsque tu ne fais pas d’activité physique et que tu ne feeles pas. Tu ne travailles pas sur le symptôme. Donc, apprends à utiliser ton corps, sors dehors et va courir après un frisbee. Ça va te faire du bien ! Il y a toute sorte de manières de bouger, comme il y a toute sorte de manières de faire de la philosophie qui sont valables. […] Faut pas dramatiser la philosophie. Faisons ça comme quelque chose de naturel qui fait du bien et qui réveille quelque chose qui existe déjà à l’intérieur du monde, ado ou pas. »
Dissimulés sous ce titre accrocheur se dévoilent 35 courts dialogues philosophiques, menés de main de maître par mon oncle Louis et son adolescent intérieur, sur des sujets aussi variés que pertinents : le temps, le bonheur, la crise climatique, la fin du monde, la démocratie, etc. Les amateurs de la chronique philosophique du magazine Curium reconnaîtront cette même recette gagnante qui mélange habilement théorie philosophique et pop culture ; où les fausses idoles de la pensée nietzschéenne croisent Bob le bricoleur et où un mème du Seigneur des anneaux donne à réfléchir sur comment faire les bons choix dans la vie. Et quoi dire de la mise en page sinon qu’elle est aussi éclatée que son contenu. En effet, chaque double page colorée fait serpenter le lecteur dans sa réflexion, lui donnant l’impression d’être propulsé dans un livre dont vous êtes le philosophe. Court, punché et dynamique, le format de ce recueil a assurément de quoi plaire au lectorat qui, confortablement installé dans sa caverne, n’a pas nécessairement l’endurance requise pour lire les quelque 800 pages de la Critique de la raison pure de Kant. Mais je vous entends penser : la vraie philosophie n’est pas matière à rigolade. Ne tombez pas dans le même panneau que celui des Athéniens qui ont condamné Socrate parce qu’ils n’ont pas su décerner la sagesse sous son masque de candeur. Par-delà l’autodérision et les blagues de Game of Thrones, l’auteur recentre la philosophie sur sa base la plus fondamentale : la question. Amorce et fondement de chaque dialogue philosophique, les 35 thématiques de ce recueil émergent des réflexions d’adolescents qui ont pris soin d’écrire leur question à l’auteur. Il est frappant de constater que leurs préoccupations philosophiques sont bien plus concrètes
RÉFLÉCHIR POUR MOURIR
MOINS CAVE : 35 QUESTIONS PHILOSOPHIQUES À SE METTRE
SOUS LA DENT
Louis Dugal
La Bagnole
148 p. | 24,95 $
que ce que l’on pourrait associer habituellement à une discipline que plusieurs jugent abstraite. En effet, l’adolescent s’interroge sur ses relations avec ses amis, sur sa réussite scolaire, sur sa propre fin et sur celle du monde. Pourtant, au cœur de ces réflexions de tous les jours germe la graine du questionnement philosophique. Pourquoi ? Parce qu’une question se construit comme une tour de LEGO où le philosophe perçoit chaque bloc de plastique comme un concept différent à examiner tel que la volonté, la passion, le beau, la liberté, etc. Ces concepts, rappelle l’auteur, ne sont pas des objets tangibles, mais bien des catégories qu’on utilise pour regrouper, catégoriser et comprendre le monde qui nous entoure : « Les concepts existent dans l’espace public. On les utilise pour prendre des décisions. Ils nous rendent anxieux et ils ont un effet sur notre vie. Ben, on peut-tu essayer de les comprendre ? C’est juste ça que ça fait, la philo. »
Bien évidemment, ce défrichage du réel ne se fait pas en solo : « Ce qui est important, c’est la question que tu te poses et le travail que tu fais pour comprendre cette question avec les gens qui se la posent aussi. » Ce travail d’éclaircissement, ou ce que Socrate définit dans le Théétète comme le dialogue de l’âme avec elle-même, est la base même des discussions entre mon oncle Louis et son ado questionneur. En effet, chaque question posée dans Réfléchir pour mourir moins cave déstabilise les préjugés et force les deux parties à se rééquilibrer en peaufinant leur compréhension mutuelle des concepts contenus dans la question initiale. Attention tout de même à ne pas se laisser prendre au piège : la philosophie n’a pas réponse à tout ! La science, l’art et toutes autres disciplines connexes doivent être convoqués à la réflexion afin de clarifier les concepts abstraits et ainsi pouvoir les appliquer concrètement et efficacement au quotidien.
Et l’humour dans tout ça ? Contrairement à la croyance populaire, les philosophes ne sont pas contre quelques blagues bien placées. Simplement, la philosophie sait traiter l’humour avec sérieux : « Pour être capable de remettre en question les concepts et de les explorer, il faut que tu lâches prise. Il y a, à la base, en philo, une disposition, une vertu, qui te demande de ne pas t’attacher à toi-même, et l’humour est une très bonne manière de se déprendre de soi-même. L’humour, ça casse et ça détend ce qui doit être détendu pour qu’il y ait un véritable travail philosophique. » Et puis, il suffit de se plonger dans les dialogues platoniciens et de lire quelques boutades bien senties que Socrate lance à la tête des dirigeants d’Athènes pour comprendre que le mariage entre humour et philosophie ne date pas d’hier.
Finalement, parce que tout travail mérite d’être récompensé, qu’en est-il des réponses à chacune des questions posées dans ce recueil ? Le titre de l’ouvrage vend la mèche : il s’agit de 35 questions philosophiques à se mettre sous la dent et non pas de 35 réponses définitives pour flasher au prochain party de famille. La dialectique est, par essence, un art de l’exploration, et bien qu’il existe des réponses aux problématiques exposées, certaines plus cohérentes que d’autres, elles existent pour être remises en question. Mais alors, si l’auteur n’offre pas LA réponse, qu’offre-t-il en échange aux valeureux lecteurs qui s’aventureront dans son recueil de philosophie ? « Ce que je veux offrir aux lecteurs, c’est qu’ils puissent passer un bon moment à faire de la philosophie. De la même manière que lorsque je vais au frisbee, je veux juste être avec du monde smatte qui me lance le frisbee et à qui je lance le frisbee. C’est une sorte de dialogue finalement ! »
En plus de passer un bon moment, vous ressortirez galvanisé par votre lecture de Réfléchir pour mourir moins cave. Avec ce bon dosage d’humour et de théorie philosophique à la portée de tous, ce recueil a de quoi réconcilier tous les lecteurs avec la philosophie. Lisez quelques pages de votre choix entre deux parties de Mario Kart et vous verrez : philosopher, ça fait un bien fou !
LA PHILOSOPHIE EXPLIQUÉE AUX ENFANTS
1. LES PETITS PHILOSOPHES (T. 6) : JE DANSE DONC JE SUIS / Sophie Furlaud et Dorothée de Monfreid, Bayard, 42 p., 13,95 $
Voici sous forme de bande dessinée une introduction aux petits et grands sujets de l’existence adaptés pour les enfants. Quatre copains Chonchon le cochon, Mina la chatte, Raoul le loup et Plume le poussin se posent souvent des questions. Ensemble, à travers les événements de la journée, ils se questionnent sur les valeurs et les comportements, par exemple le partage, la confiance, les promesses, les moqueries, etc. Dans cette série comptant jusqu’à maintenant six tomes, les jeunes lectrices et lecteurs sont amenés euxmêmes à s’interroger sur des situations concrètes qui les concernent, leur permettant de réfléchir aux causes et conséquences dans leurs rapports à autrui. Dès 4 ans
2. LE COURAGE ET LA PEUR / Brigitte Labbé, Michel Puech et Jacques Azam, Milan, 44 p., 15,95 $
Chaque livre de la collection « Les goûters philo » explore des thèmes mis en dualité, ici le courage et la peur. Il ne s’agit pas de choisir ou de favoriser l’un ou l’autre, mais bien de comprendre ce qui se déplie en nous lorsqu’ils se manifestent et ainsi apprendre à les apprivoiser et à s’en servir en tant que levier d’action. À la fin de l’ouvrage, l’enfant est invité à ouvrir la discussion avec ses proches afin de poursuivre l’exploration et partager et entendre les expériences et les avis divers. Trente-cinq notions sont examinées dans cette magnifique série servant à sonder nos émotions et à penser notre monde. Des sujets aussi complexes que la justice et l’injustice, l’être et l’apparence, le bonheur et le malheur ou certains concepts délicats comme la vie et la mort, la guerre et la paix, la dictature et la démocratie sont proposés pour stimuler le raisonnement. Dès 7 ans
3. C’EST QUOI LA NATURE ? / Oscar Brenifier et Antonin Faure, Nathan, 96 p., 25,95 $ La collection « Philo z’enfants » offre de répondre aux différentes interrogations des petits, qu’elles concernent la liberté, le bien et le mal, la violence, la vie, les sentiments ou le vivre-ensemble. Le plus récent titre se penche sur la nature en faisant le tour de ce qui la définit et sur les liens que nous entretenons avec elle. L’album, richement appuyé d’illustrations non dénuées d’humour, suggère des explications à propos de questions importantes la nature, est-ce tout ce qui est vivant ? l’être humain est-il un animal ? la nature est-elle plus forte que les êtres humains ? faut-il respecter la nature ? et les bonifie d’autres interpellations de sorte que le lecteur ou la lectrice continue à cheminer dans le plaisir de penser. Dès 7 ans
4. TOUT FEU TOUT FLAMME : LES PREMIERS VERTIGES DE LA SEXUALITÉ / Nathalie Lagacé, Isatis, 64 p., 30 $
« Griff » est une collection d’albums graphiques pour adolescents et adolescentes regroupant des thématiques sociales traitées sans tabous et de façon inclusive. Depuis sa création en 2017, elle ne cesse de soumettre maints enjeux auxquels les jeunes sont confrontés, tels la place des femmes, les effets du numérique, l’argent, la santé mentale, l’écologie, le racisme ou la violence psychologique. Le dernier venu se consacre au désir physique, à tout ce que cela implique, aux questionnements qu’il engendre et dont on doit être à l’écoute. Avec bienveillance, il aborde les émois ressentis dans le cœur et le corps et l’importance de la communication et du consentement. Dès 12 ans
5. C’EST INJUSTE ! POURQUOI LES CHANGEMENTS CLIMATIQUES N’ONT PAS LES MÊMES EFFETS SUR TOUT LE MONDE /
Amélie Chanez et Anne-Marie Le Saux, Écosociété, 144 p., 20 $
Lancée il y a un an, la collection « Radar » témoigne déjà de sa grande pertinence avec des livres essayistiques donnant aux adolescents et adolescentes des informations judicieuses sur les grandes questions de notre temps et des pistes pour éprouver leur jugement critique. Sont déjà parus entre autres des ouvrages sur l’amitié, les GAFAM, les médias sociaux et, de fraîche date, un livre discutant des inégalités en matière d’environnement. En effet, toute la planète doit faire face à cette crise, mais tous les habitants de la Terre ne la vivent pas avec une intensité similaire et les mêmes moyens pour parvenir à la freiner. Les autrices apportent un regard lucide et indiquent des voies d’accès pour changer les choses. Dès 14 ans
50 MILLIONS DE LECTEURS
En 1995 paraissait le roman Le monde de Sophie (Seuil), la version française de Sofies verden (1991) du Norvégien Jostein Gaarder. Propulsé sur tous les palmarès littéraires, il a été traduit dans plus d’une cinquantaine de langues et a en outre connu une adaptation cinématographique. S’adressant tant au grand public qu’à un lectorat adolescent, il constitue un véritable phénomène, si bien que l’on n’hésite plus à le qualifier de classique contemporain, prouvant par le fait même la nette curiosité des gens, aussi étonnant que cela puisse paraître, pour la philosophie, souvent considérée comme une matière aride. Gaarder réussit le pari d’initier Sophie, en même temps que les lecteurs et les lectrices du livre, aux concepts de penseurs qui ont marqué le monde des idées. La jeune fille de 14 ans, l’âge des multiples questionnements, reçoit une première missive, ne comprenant qu’une seule phrase pour le moins troublante : « Qui es-tu ? » Bientôt, un second message lui demandant cette fois « D’où vient le monde ? » lui parvient. De cette façon, l’expéditeur, un certain Alberto Knox, invitera Sophie à s’intéresser aux propos de Platon, Aristote, Descartes, Spinoza, Locke, Kant, Hegel, Darwin, etc., ouvrant son esprit et sa conscience à un univers de possibilités infinies. L’auteur Vincent Zabus et le dessinateur Nicoby ont récemment publié aux éditions Albin Michel une variante graphique du Monde de Sophie, faisant revivre cette œuvre sous une autre forme.
PHILOSOPHIE MAGAZINE : UN MENSUEL INTELLIGENT
Pour jeter un regard aiguisé sur notre monde, Philosophie magazine représente un outil riche en contenus avec des articles et des dossiers originaux aux approches diverses. Publié tous les mois, il se tient au plus près de l’actualité, démontrant le bien-fondé de la philosophie comme appareil critique indispensable face aux défis de nos sociétés. À cet égard, le numéro d’octobre essaie de savoir où se situent les intentions de Kamala Harris, candidate démocratique briguant la présidence des États-Unis, s’entretient avec l’anthropologue Charles Stépanoff, spécialiste du chamanisme sibérien, et présente plusieurs nouveautés littéraires à se mettre sous la dent. Également, un dossier titré « Comment trouver le bon rythme ? » exploite les thèmes relatifs au temps, celui qui n’en finit plus de nous échapper et qui requiert tant d’aménagements personnels, professionnels et familiaux. Justement, à l’aide de la lorgnette des philosophes, les journalistes de la revue française formulent des idées venant mettre en lumière les écueils de notre époque et nous disent comment nous pouvons faire pour vivre sans être sous l’emprise de la cadence frénétique en demeurant ouverts à ce qui nous entoure. D’autres dossiers, tout aussi opportuns et toujours formulés sous forme de questions peut-on devenir meilleur ? que peut-on opposer à la violence ? sommes-nous déterminés par nos origines sociales ? —, sont à lire dans les numéros antérieurs.
FESTIPHILO :
CÉLÉBRER LA LIBERTÉ DE PENSER
En juin dernier avait lieu au centre-ville de Trois-Rivières la troisième édition d’un festival entièrement consacré à la philosophie. L’idée n’est pas nouvelle, il s’en trouve déjà en Europe, mais ce type d’événement, sauf preuve du contraire, tient lieu de première au Québec. Organisé par la Société de philosophie des régions au cœur du Québec (SPRCQ), il s’adresse au grand public et souhaite démocratiser la philosophie en suggérant une programmation éclectique. En 2024 s’est tenue une table ronde sur l’information à l’ère des médias sociaux et de l’IA ; plusieurs conférences sur entre autres les sujets de l’incivilité, de la religion, des mathématiques, de notre rapport à la nature ; un lancement de livre avec l’artiste hip-hop Webster et un ciné-philo avec la projection d’un film de Micheline Lanctôt suivie d’une discussion avec la réalisatrice. Un café-philo et une séance de Philopardy s’ajoutaient joyeusement à l’horaire déjà bien chargé des festivaliers. De plus, toutes les activités proposées étaient entièrement gratuites, s’assurant ainsi que l’événement demeure accessible au plus grand nombre. Vivement une quatrième édition !
SE FAIRE UN DEVOIR DE PHILOSOPHER
Depuis quelques années, le journal Le Devoir demande hebdomadairement à des férus de philosophie d’écrire sur un point d’actualité afin d’en analyser les rouages et de nous illuminer de leurs lanternes. Nous pouvons donc lire un florilège de textes de la plume d’enseignants, d’essayistes, de chercheurs, d’historiens, d’écrivains, d’étudiants s’attardant à réfléchir sur notre monde sous la loupe de différents penseurs. Leurs intérêts portent tant sur la politique, l’environnement, le numérique que sur l’amour, la religion, le capitalisme, la fin de vie, la langue ou l’éducation. Librement, ils mettent en relief les contradictions de notre société, ses amalgames et ses chimères pour souvent nous conduire sur des terrains neufs où nous pouvons poursuivre l’exercice de réflexion.
QUOI LIRE POUR PHILOSOPHER?
1. L’IDÉE ÉCOLOGIQUE ET LA PHILOSOPHIE : À LA RECHERCHE
D’UN MONDE COMMUN / Laurence Hansen-Løve, Écosociété, 144 p., 20 $
La philosophie s’applique à tous les sujets, et à l’heure où l’écologie prend une place prépondérante dans les enjeux de nos sociétés, il est bon d’éclairer la question à l’aune des différents penseurs qui l’ont approchée. Si certains étaient même plutôt d’avis que l’humain, dans une opposition entre culture et nature, se devait d’exercer un certain contrôle sur celle-ci, d’autres voyaient déjà en elle un bien et une richesse à respecter. C’est ainsi que l’autrice prend appui sur les auteurs de l’Antiquité dont la défense contre l’hubris (excès) et ses effets délétères rejoint nos préoccupations actuelles. Elle relève d’autres auteurs au fil du temps qui vont dans cette direction Spinoza, Rousseau, Thoreau en les mettant côte à côte avec nos contemporains, ouvrant un passage possible de discussion opportune.
2. UNE ÉTOILE FILANTE ENTRE DEUX NÉANTS…
ET AUTRES DESTINATIONS PHILOSOPHIQUES / Jacques Senécal, Fides, 204 p., 24,95 $
En trente-neuf questions et une affirmation auxquelles Jacques Senécal tente de répondre par de courts chapitres, ce livre transporte la pensée en tous sens, là où elle doit justement aller, c’est-à-dire vers une grande liberté d’esprit, celle qui souhaite se détourner des œillères idéologiques. L’auteur convoque au banquet plusieurs philosophes et développe ses propres hypothèses, s’essayant à débroussailler le vrai du faux d’une société en proie à ses contradictions et à une existence inévitablement confrontée à son grand mystère. Ainsi, il s’interroge : assiste-t-on à une banalisation du mensonge ? ; le hasard existe-t-il ? ; pourquoi sommes-nous ? Autant de requêtes qui nous amènent à développer nos propres chemins de réflexion.
3. CE QUE LA PHILOSOPHIE DOIT AUX FEMMES / Collectif sous la direction de Laurence Devillairs et Laurence Hansen-Løve, Robert Laffont, 494 p., 39,95 $ Difficile de restituer les figures féminines marquantes de la philosophie. Peu ou pas du tout reconnues, elles ont fréquemment été condamnées à l’oubli et leur présence n’est pas aisément retraçable. Treize femmes philosophes contemporaines s’y emploient cependant dans cet ouvrage qui s’étend de l’Antiquité à aujourd’hui. En dépit de leur position sociale souvent désavantagée, les femmes ont significativement contribué au domaine des idées et Ce que la philosophie doit aux femmes présente en quoi leurs raisonnements sont porteurs. Pourtant, ce n’est qu’en 2003 que l’une d’entre elles (Hannah Arendt) fut admise dans le programme de philo des classes de terminale en France. Tout en mettant au jour les noms effacés de l’Histoire, ce livre veut comprendre pourquoi ils en ont été si longtemps absents.
4. LE RÊVE DE MARC AURÈLE : L’EMPEREUR PHILOSOPHE
QUI NOUS AIDE À VIVRE / Frédéric Lenoir, Flammarion Québec, 260 p., 27,95 $
Après Le miracle Spinoza : Une philosophie pour éclairer notre vie, vendu à plusieurs milliers d’exemplaires et prouvant du même souffle l’intérêt porté à la discipline et son utilité consensuelle, l’auteur et sociologue français Frédéric Lenoir nous entraîne cette fois-ci dans les pensées de Marc Aurèle (121-180). Adepte du stoïcisme, l’empereur romain en appelle à l’équanimité, autrement dit à la constance et à la solidité intrinsèque par rapport aux situations que nous avons à vivre. Plutôt que de s’évertuer à changer ce qui ne peut l’être, il nous enjoint de rester calmes dans la tempête grâce à l’édification en soi d’une force immuable. En librairie le 14 novembre
5. ET SI L’ART POUVAIT CHANGER LE MONDE ? /
Simon Brault, Septembre éditeur, 200 p., 32,50 $ Si certains se demandent à quoi peut bien servir l’Art, ce n’est pas une question que Simon Brault se pose. Pour lui, l’utilité des artistes est une chose évidente, et tout au long de sa carrière, il s’est employé à le démontrer. Il continue à le faire, ici par l’entremise d’un essai voulant attester du rôle prépondérant de l’Art dans nos sociétés, celui d’entretenir le feu pour garder espoir et d’utiliser nos forces à imaginer des solutions possibles. L’auteur, initiateur des Journées de la culture et directeur du Conseil des arts du Canada de 2014 à 2023, milite en faveur de la médiation et de la démocratisation, affirmant par là que l’Art n’est pas un luxe, mais une nécessité pour tous.
Mélikah Abdelmoumen CHACUN
/ FORTE D’UNE PRÉSENCE LITTÉRAIRE QUI S’ÉCHELONNE DÉSORMAIS SUR VINGT-CINQ ANS DE PROJETS MULTIPLES, DE LA CHEFFERIE DES RÉDACTIONS AUX COLLECTIFS, EN PASSANT PAR LA FICTION, L’AUTOFICTION ET L’ESSAI, MÉLIKAH ABDELMOUMEN REVIENT À SES PREMIÈRES AMOURS EN FAISANT PARAÎTRE PETITE-VILLE , ROMAN NOIR AUX ACCENTS DES POLARS VAUDOUS DE GARY VICTOR INFUSÉ DE CE QUE LA PRINCIPALE INTÉRESSÉE QUALIFIE DE RÉALISME SORCIER.
— PAR PHILIPPE FORTIN, DE LA LIBRAIRIE MARIE-LAURA (JONQUIÈRE) —
Il aura fallu dix livres et deux fois plus d’années pour que le retentissement et le succès daignent nimber le front de celle que cette reconnaissance tardive amuse et laisse songeuse : « Je ne l’espérais même plus, pour être bien franche. Baldwin, Styron et moi (Mémoire d’encrier, 2022) a changé beaucoup de choses, c’est certain, mais je me rends compte que ce qui me réjouit le plus dans tout ça, c’est le plaisir du partage qui se rend quelque part, qui arrive à destination. Le plaisir de se savoir lue est un sentiment formidable. » Pour s’extirper de la solitude de l’écrivain, l’autrice des Engagements ordinaires a souvent répondu d’enthousiastes OUI aux propositions littéraires les plus diverses, se faisant un point d’honneur de faire connaître ceux dont on parle moins tout en contribuant à cette forme de légitimation qui ne vient qu’avec l’assentiment des pairs. « Tu vois, dans le prochain numéro de Lettres québécoises (LQ), on a un dossier sur Michel Jean. J’avais envie de défendre l’œuvre de cet écrivain, de la consacrer, en quelque sorte, en lui consacrant des pages sérieuses qui saluent l’œuvre et l’homme. »
PETITE-VILLE
Mélikah Abdelmoumen
Mémoire d’encrier
312 p. | 29,95 $
La forme essayistique a été d’un abord difficile. « J’avais peur de me lancer dans l’écriture d’un essai. Je craignais de ne pas être assez intelligente. Mais j’ai fini par me rendre compte qu’il s’agissait d’un passage obligé, qu’il me fallait exprimer un certain nombre de choses sous cette forme avant de pouvoir revenir à la fiction, sans quoi mes romans auraient été trop teintés, et je n’aime pas les romans à thèse où le propos éclipse l’histoire. Il m’aura donc fallu passer par l’essai pour être en mesure de trouver le moyen de sublimer les enjeux qui me tiennent à cœur dans la fiction. »
Petite-Ville existe ainsi dans un coin du cerveau de l’autrice depuis plus d’une décennie. Les personnages de ce texte amorcé en 2013, tout juste après Les désastrées, vivotaient librement dans sa tête depuis tout ce temps, comme des amis imaginaires : « Simon et les autres m’attendaient calmement. Je les voyais se dessiner et se préciser comme malgré moi, pétris d’éléments pour lesquels je savais qu’ils n’étaient pas, et moi non plus, encore mûrs. Une fois terminé un certain cycle, j’ai finalement senti que le temps était venu de régler mes comptes avec eux en écrivant leur histoire. » Pour le personnage de Renaud Michel, un chroniqueur à la démagogie problématique comme on en croise de plus en plus dans le monde médiatique réel, l’autrice a travaillé très fort pour composer un portrait réaliste et nuancé : « Il aurait été facile de caricaturer ce genre de personnage et c’était précisément le défi ; je voulais un méchant crédible qu’on prendrait au sérieux, mais aussi qu’il reste un être humain, avec ses failles, ses faiblesses, ses angles morts et, justement et malgré tout, son humanité. »
Les thématiques abordées dans ce texte mettent en lumière des éléments centraux du parcours littéraire et intellectuel de Mélikah Abdelmoumen ; son retour à la fiction, après une carrière marquée par la diversité des projets et des genres, incarne cette aspiration à transcender les frontières conventionnelles de l’écriture, pour parvenir à un équilibre subtil entre exploration stylistique, rigueur narrative, plaisir de raconter et besoin d’émettre un propos. « J’avais envie de m’amuser et d’écrire une histoire que les gens prendraient plaisir à lire, à dérouler, à comprendre. Sans tomber dans la facilité, je voulais m’autoriser cette forme d’hommage aux romanciers les plus champ gauche de la littérature policière, notamment en jouant avec les mêmes codes qu’eux. L’embrouillamini générique est une notion que j’aime beaucoup. » L’idée de réalisme sorcier est en elle-même fascinante ; elle renvoie à une volonté de marier des éléments réalistes à une dimension presque magique ou symbolique, où le quotidien se pare d’une aura mystérieuse et où les frontières entre le tangible et l’invisible deviennent floues. Ce concept, qui s’inscrit dans une veine littéraire influencée par des auteurs comme Gary Victor, mais aussi par des courants comme le réalisme magique latino-américain, permet à l’autrice d’explorer des réalités intimes et sociales de manière détournée, sans jamais sacrifier la complexité humaine sur l’autel du genre.
Le parcours d’Abdelmoumen est également marqué par une tension productive entre la solitude inhérente à la création littéraire et l’engagement collectif. Ce double mouvement, qui la pousse tantôt à se retirer pour écrire, tantôt à s’impliquer activement dans la promotion de la littérature des autres, illustre une profonde réflexion sur le rôle de l’écrivain dans la société. En choisissant de consacrer des pages sérieuses à des auteurs comme Michel Jean dans Lettres québécoises, elle participe à cette forme de consécration qui, dans un milieu littéraire souvent élitiste, permet à des voix moins connues de se faire entendre et d’être reconnues : « Je prends mon rôle de prescriptrice très au sérieux. Il s’agit d’un aspect que j’explore avec le sentiment joyeux de contribuer à mettre de l’avant des œuvres dont la valeur littéraire et les valeurs tout court m’apparaissent d’une importance capitale. »
Ce geste relève d’une forme de militantisme littéraire, d’un engagement intellectuel fort, ancré dans la conviction que la littérature a le pouvoir de transformer les regards, d’ouvrir des perspectives, et qu’il est essentiel de rendre visibles des auteurs, des autrices et des œuvres qui n’ont pas toujours bénéficié des projecteurs. Abdelmoumen incarne ainsi un pont entre les sphères de la création solitaire et celle de la promotion des voix émergentes ou simplement oubliées, assurant ainsi la continuité d’un dialogue littéraire nourri d’une grande diversité.
En somme, Mélikah Abdelmoumen, à travers Petite-Ville et l’ensemble de son parcours littéraire, incarne une figure d’écrivain rare : une créatrice polymorphe, à la fois ancrée dans le réel et ouverte aux dimensions occultes du quotidien, qui refuse les compromis faciles et place la littérature au cœur d’un engagement aussi personnel qu’intellectuel.
LES LIBRAIRES CRAQUENT
1. LES ENRAGÉS (T. 1) : LA FRÉNÉSIE DU TROUPEAU / Daniel Lahaie, Essor-Livres, 352 p., 29,95 $
Premier tome de ce qui devrait être une trilogie, La frénésie du troupeau nous entraîne un soir de Saint-Jean au Vieux-Port de Montréal. Une kyrielle de personnages à la psychologie plutôt bien décrite se croiseront juste avant l’événement : un suicidaire décidé, un acteur dépendant, un couple qui se chicane, un capitaine alcoolique… Et combien d’autres ? Peu importe : ne vous attachez pas. À la suite d’un blackout de quelques secondes, c’est l’hécatombe ! Zombies ou folie ? Et cette épidémie s’étend peut-être au-delà du Vieux-Port. Quelques chanceux pourront s’enfuir par la voie maritime, mais est-ce vraiment mieux ailleurs ? Un premier roman bien ficelé qui vous gardera en haleine et une fin qui vous fera espérer la suite ardemment ! MARILOU BERNIER / Carcajou (Rosemère)
2. RILEY S’ATTAQUE AU VATICAN / Jeff Lindsay (trad. Julie Sibony), Gallimard, 470 p., 41,95 $ Avoir une réputation de super voleur à qui rien ne résiste, ça peut flatter votre ego, mais ça peut aussi vous attirer plein d’ennuis quand le plus grand marchand d’armes au monde s’est mis en tête que vous lui procureriez une fresque de Raphaël, peinte sur un mur du Vatican, pour ajouter à son musée personnel… Pauvre Riley Wolfe ! Impossible de refuser : non seulement la sadique Bernadette, garde du corps personnelle du trafiquant, rêve de le réduire en bouillie s’il ne s’exécute pas, mais les menaces envers sa mère chérie et son amie Monique, la faussaire qui le seconde à chaque cambriolage, sont plus qu’explicites. Voilà, c’est parti pour un récit haletant qu’on a peine à lâcher. C’est fou, pas tout à fait réaliste, mais on adore ! ANDRÉ BERNIER / L’Option (La Pocatière)
3. LES CORPS SUR LA NEIGE / Stéphane Ledien, Robert Laffont Québec, 432 p., 29,95 $ Automne 2012. Pendant que la commission Charbonneau dévoile la corruption érigée en système au Québec, grande agitation chez les mafieux et leurs « partenaires ». Pour garantir le silence : on tue… et plus la mort est violente, plus le message est fort. Dans ce polar touffu aux intrigues entrecroisées, trois personnages redonnent un peu espoir en la nature humaine : un policier intègre du SPVM (espèce rare, semble-t-il), qui sait se fier à son instinct, une journaliste new-yorkaise trop curieuse venue couvrir les audiences, et un jeune Français, ancien tireur d’élite de l’armée qui se refait une vie ici, sous une nouvelle identité, sorte de justicier solitaire auquel on s’attache très vite. Un véritable page-turner très, très noir ! Une réussite ! ANDRÉ BERNIER / L’Option (La Pocatière)
4. CINQ MOIS DE DÉCEMBRE / James Kestrel (trad. Estelle Roudet), Calmann-Lévy, 422 p., 38,95 $
Un roman policier historique, franchement original, audacieux, insolite, ingénieux, et surtout prenant, né de l’imagination bouillonnante d’un auteur sachant distiller l’intrigue et camper des personnages. Le décor : Hawaï, au début de décembre 1941, à quelques jours de l’attaque japonaise sur Pearl Harbor. Joe McGrady, fraîchement sorti de l’armée, inspecteur à la police d’Honolulu, prend en charge une affaire sordide de double meurtre : un homme et une femme aux corps horriblement charcutés. Le suspect du carnage est en fuite. McGrady le poursuit sur l’île de Wake et à Hong Kong. C’est alors que le monde bascule : la guerre est là. Le policier se terre, pendant quatre ans, en un lieu totalement inattendu, bien déterminé, dès qu’il pourra revenir à la surface, à terminer ce qu’il a entrepris de faire. Toutefois, des découvertes et des rencontres feront de ce flic solitaire un meilleur homme. Un récit humaniste, aux images fortes, aux sentences inspirées, appelé à demeurer en nous. CHRISTIAN VACHON / Pantoute (Québec)
Le XXIIe siècle est asphyxié par les changements climatiques. La ligne tracée par la limite septentrionale de la taïga est devenue une sorte de sentier de pèlerinage, où les uns s’efforcent de recongeler le pergélisol, tandis que les autres cherchent un recueillement spirituel. Le « trouple » formé de Maurane, Einar et Tiéra entreprend ledit pèlerinage ; chacun des trois protagonistes sera le narrateur d’un tiers du périple, où il ou elle devra affronter sa phobie et ses traumatismes. Avec une plume poétique qui dépeint à merveille la majesté sinistre du Grand Nord, empruntant certains codes à l’érotisme comme à l’horreur, l’autrice signe un roman de science-fiction lucide et sensible, une odyssée essentielle à travers la psyché humaine et la désolation environnementale.
LAURENT ST-DENIS / Monet (Montréal)
6. THE ROYAL COVEN / Juno Dawson (trad. Tiphaine Scheuer), Pygmalion, 476 p., 38,95 $
Amies d’enfance, nos quatre narratrices font face à un dilemme de taille lorsqu’une ancienne prophétie annonçant la venue du démon Léviathan refait surface. Niamh, Elle, Leonie et Helena n’ont toutefois pas la même approche face à cette prédiction et à l’enfant qui y est rattaché. Malgré le trauma de la guerre qui les hante toujours, les quatre amies devront choisir entre faire ce qui est juste et maintenir le statu quo, mais surtout décider jusqu’où elles sont prêtes à aller pour défendre leurs valeurs. Juno Dawson explore le concept d’identité et la nature corruptrice du pouvoir dans ce roman liant magie, féminisme, égalité et diversité. L’autrice ne craint pas de mettre sur papier des thèmes difficiles, mais de plus en plus pertinents dans le monde actuel. MYLENE CLOUTIER / Le Fureteur (Saint-Lambert)
7. LA PROMISE AU VISAGE DE FLEURS / Roshani Chokshi (trad. Thibaud Eliroff), Sabran, 312 p., 35,95 $ Ce roman est pour les amoureux de contes de fées, mais pas nécessairement de ceux qui finissent bien. Il ne faut pas s’attendre à une lecture facile : le rythme est lent et dense. Le lecteur se sent comme un voyeur, comme quelqu’un qui ne devrait pas découvrir le passé d’Indigo, celle sur qui porte ce livre. Pourtant, c’est tout ce que l’on souhaite : connaître l’origine de ce mystère qui l’entoure. Même après avoir juré de ne pas chercher à en savoir plus sur la vie de sa femme avant le mariage, le fiancé d’Indigo ne peut s’empêcher de se questionner et de vouloir être au fait de cette vie passée. Sa curiosité ne fait que s’accentuer lorsque la tante mourante d’Indigo les invite dans la maison d’enfance de la jeune femme. C’est presque comme si la maison était vivante et qu’elle poussait le fiancé à trouver la vérité. Mais Indigo rôde et cette charmante épouse devient rapidement une tout autre personne… NOÉMIE COURTOIS / Carcajou (Rosemère)
8. UN THÉ AVANT LA TEMPÊTE (T. 1) / Hafsah Faizal (trad. Axelle Demoulin et Nicolas Ancion), De Saxus, 394 p., 39,95 $ Si vous aimez les romans fantasy avec une belle ambiance légèrement victorienne, vous serez servi avec celui-ci ! La propriétaire du Spindrift, élégant salon de thé le jour et bar à vampires la nuit, doit trouver un moyen pour sauver son lieu des griffes d’un souverain qui cherche sa perte. Aidée par des protagonistes hauts en couleur tous plus différents les uns que les autres, Arthie Casimir devra mettre la main sur un document d’une valeur inestimable qui pourrait bien mettre un terme au règne du monarque. Les trahisons, les jeux de pouvoir et l’amitié se mélangent dans ce livre à l’ambiance mystérieuse où vampires et humains se côtoient dans l’ombre… Même si la romance principale tombe un peu à plat, les personnages sont bien construits et la fin nous donne envie d’en savoir plus !
NOÉMIE COURTOIS / Carcajou (Rosemère)
9. LES CHRONIQUES DE CASTELLANE (T. 1) : LE PARE-LAME
/ Cassandra Clare (trad. Thibaud Eliroff), De Saxus, 698 p., 40,95 $ Cassandra Clare propose un univers complexe et unique où la politique est au cœur des conflits. Construit autour de deux points de vue, créant ainsi un dynamisme dans la lecture, le roman alterne entre un narrateur et une narratrice : Kel, formé depuis son jeune âge à être le Pare-Lame du prince Connor, c’est-à-dire sa doublure qui doit lui jurer fidélité et protection, et Lin, doctoresse issue d’une communauté recluse détenant les dernières traces de magie. Les destins de Kel et Lin se retrouveront, bien malgré eux, liés, et les deux protagonistes devront s’unir. Lire Les chroniques de Castellane vous transportera, dès les premières lignes, au cœur d’un royaume et vous ne pourrez plus lâcher le roman ! ALEXIA GIROUX / Carcajou (Rosemère)
10. PETITE-VILLE / Mélikah Abdelmoumen, Mémoire d’encrier, 312 p., 29,95 $ Petite-Ville pourrait être n’importe laquelle de ces cités où s’enracinent dans un même quartier les plus démunis, accusés d’être la source de tous les crimes. C’est de là que provient Simon James, un journaliste militant, défendant les pauvres, pourfendant les injustices et c’est aussi là qu’on découvre son cadavre. Mélikah Abdelmoumen met en scène les mécanismes du pouvoir et de la désinformation, cible les chemins que prennent la haine et la méfiance pour alimenter l’opprobre envers ceux dont on n’entend jamais la voix. Dans ce roman aux réflexions sociopolitiques, alternant entre enquête et un brin de fantaisie, les personnages ont tous des failles, qu’ils soient d’un côté comme de l’autre, nous rappelant que la nuance est toujours de mise.
CHANTAL FONTAINE / Moderne (Saint-Jean-sur-Richelieu)
11. LE ROI BERGER (T. 1) : UNE FENÊTRE SUR LES TÉNÈBRES
/ Rachel Gillig (trad. Benjamin Peylet), Sabran, 426 p., 36,95 $ Au royaume de Bourde, la brume est mortelle et il faut s’en éloigner. Survivante de la Fièvre, Elspeth est contrainte de cacher, comme bien d’autres habitants et habitantes, le mal qui l’afflige au risque d’être poursuivie par la garde du roi. En effet, la Fièvre se manifeste chez elle par la présence constante du Cauchemar, une entité qui vit dans sa tête. Contenant tous les ingrédients pour être un excellent roman de fantasy, Une fenêtre sur les ténèbres s’adresse à un vaste public. En effet, il plaira autant aux adultes qu’aux adolescents qui aiment le genre avec de la romance, des rebondissements et de la magie. Rachel Gillig est assurément une autrice à découvrir et à lire !
ALEXIA GIROUX / Carcajou (Rosemère)
Piergiorgio Pulixi
LE CHARME DISCRET
DES CRIMES SARDES
/ C’EST LA SARDAIGNE QUI NOUS APPELLE LORSQU’ON PLONGE DANS LE RICHE UNIVERS DES POLARS DE PIERGIORGIO PULIXI. AVEC SA PLUME ÉVOCATRICE ET SES PERSONNAGES UNIQUES, L’AUTEUR RACONTE SON PAYS PAR LE PRISME DE SES COUTUMES. DANS SES HISTOIRES QUI ONT TOUTES UNE SAVEUR ACCROCHEUSE ET MYSTÉRIEUSE, L’ÉCRIVAIN ÉVOQUE DES CRIMES INSPIRÉS DE RITUELS ANCESTRAUX OU PIGÉS DANS UNE ACTUALITÉ MORDANTE.
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PROPOS RECUEILLIS PAR CHANTAL FONTAINE, DE LA LIBRAIRIE MODERNE (SAINT-JEAN-SUR-RICHELIEU)
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Que ce soit dans L’île des âmes ou La septième lune, dans L’illusion du mal ou Le chant des innocents, votre œuvre est traversé par un rythme particulier et un territoire qui devient tangible même pour ceux qui ne l’ont jamais foulé. Si vos personnages sont récurrents, la série n’est pas si linéaire. Vous vous amusez à nous surprendre, si ?
Oui, c’est bien cela. J’aime écrire des histoires qui varient dans les nuances de genre littéraire, tout en restant toujours dans le macrogenre du noir, mais en jouant avec le thriller, le polar, le roman policier, le roman psychologique et social, et ainsi de suite. Mais surtout, j’ai choisi une forme de série littéraire particulière, différente de la série traditionnelle où l’on trouve un seul protagoniste, un petit groupe de personnages secondaires et toujours le même cadre. J’admire ceux qui réussissent à maintenir cette forme pendant des années, en restant originaux et en trouvant toujours des récits intéressants à raconter. Dans mon cas, j’ai préféré me concentrer sur une série « élargie », avec plusieurs personnages principaux (certains émergent davantage dans certaines histoires, prenant l’épaisseur de protagonistes, et peut-être que dans le roman suivant, ils deviennent des personnages secondaires ou ne sont même pas présents), plusieurs cadres (le fait que Strega et son équipe appartiennent à une unité spéciale me permet de les déplacer sur tout le territoire italien), et même les histoires elles-mêmes diffèrent souvent dans leur nature : parfois elles sont plus intimes et explorent les relations personnelles ou familiales ; d’autres fois, elles abordent des thèmes plus brûlants liés à la technologie (je pense à L’illusion du mal) et parfois ce sont des « ethno-polars », c’est-à-dire qu’elles explorent l’âme la plus ancienne de certains territoires par exemple la Sardaigne en exploitant l’archéologie et l’anthropologie. J’aime apporter de la fraîcheur et du dynamisme à cette série, afin d’offrir aux lecteurs des émotions et des récits toujours différents.
Dans L’île des âmes et dans La septième lune, vous mettez en scène des meurtres rituels inspirés du folklore sarde. Est-ce que ce folklore est encore présent, vivant, dans la Sardaigne d’aujourd’hui ? Non, du moins pas avec l’intensité présente dans le roman. Malheureusement, de nombreuses traditions de cette terre se perdent, car elles étaient transmises oralement des personnes âgées aux plus jeunes. Le problème est qu’en Sardaigne, il y a depuis des années une hémorragie de jeunes qui quittent l’île à la recherche d’un avenir meilleur sur le continent. Des villages entiers se dépeuplent surtout dans l’intérieur des terres et nous assistons à l’apparition de véritables « villages fantômes » dans certaines zones. Souvent, les anciens n’ont plus personne à qui confier ce bagage de traditions, de souvenirs et de mémoires, et tout se perd. Ce qui émerge à la place, c’est le côté folklorique de ces traditions je pense au carnaval sarde et à de nombreuses fêtes villageoises, qui perdent souvent la véritable philosophie derrière cette culture, devenant simplement des attractions touristiques. Il me semblait donc juste de capturer ces traditions au moins dans le roman, pour les figer sur le papier, afin de se souvenir des croyances d’autrefois et de la manière dont nos ancêtres vivaient.
Dans vos romans, les personnages ont tous une histoire, un passé, même ceux qui traversent brièvement l’intrigue. Vous nous avez fait connaître Mara Rais et Eva Croce, puis Vito Strega et dans La septième lune, Clara Pontecorvo. On s’y attache ! La reverra-t-on ?
Clara est un personnage que j’aime énormément. Son ironie, la légèreté qu’elle apporte à l’équipe et ses mésaventures avec des hommes et des prétendants improbables ont immédiatement conquis le cœur des lecteurs, ainsi que le mien. Elle reviendra sans aucun doute dès le prochain roman, et au fil de la série, elle prendra de plus en plus d’importance.
Vos personnages féminins ont un caractère bien trempé, sans tomber dans des clichés. Mara Rais et Eva Croce, notamment, doivent s’apprivoiser. Outre leur personnalité, il y a également leurs origines qui s’affrontent. Est-ce que le territoire participe au choc de leur rencontre ? La Sardaigne et la Lombardie sont-elles si différentes que leurs citoyens le jugent ? Sans aucun doute, les deux régions sont très différentes l’une de l’autre, que ce soit par leurs caractéristiques paysagères, leur culture et leurs traditions, mais aussi par la vitesse à laquelle on y vit : en Sardaigne, le rythme est beaucoup plus lent et détendu, tandis que Milan est une ville au rythme effréné, où l’on est habitué à courir du matin au soir. Eva et Mara représentent deux extrêmes qui, une fois en contact, semblent se compléter : Mara complète Eva et vice versa. Si, seules, elles sont des femmes fortes, mais aussi fragiles et imparfaites, ensemble, elles forment un duo d’enquêtrices impeccable. Bien sûr, leur relation n’est pas toujours facile, mais je pense que, roman après roman, le respect professionnel entre elles est en train de se transformer en une belle et solide amitié. Les plaisanteries entre la Sardaigne et Milan continueront sans aucun doute, car il y a d’un côté un peu d’arrogance, et de l’autre, un peu d’envie.
LA
288 p. | 44,95 $
Malgré le fait qu’il n’ait pas toujours été parfait, Vito Strega est un homme bienveillant, à l’écoute de ceux et celles qui l’entourent. Je crains que vous ne le connaissiez pas, mais pour nos lecteurs du Québec, Strega me rappelle un peu le Armand Gamache de Louise Penny. Cette gentillesse et cette écoute tranchent avec l’alcoolisme et l’amertume des enquêteurs que l’on a souvent vus par le passé chez d’autres auteurs. C’est important pour vous, de proposer un homme équilibré ?
J’adore le commissaire Gamache ! Je l’adore, et je serai toujours reconnaissant à Louise Penny (grande et raffinée écrivaine, qui maîtrise parfaitement le trait psychologique, tout en sachant plonger habilement au cœur de la psyché criminelle) d’avoir inventé ce personnage et la série se déroulant à Three Pines (un endroit où je m’installerais immédiatement, sans hésitation !). La lecture des romans de Louise Penny m’a sans aucun doute énormément influencé dans l’évolution du personnage de Strega. Gamache est un personnage extraordinaire, car son humanité est bouleversante : il parvient toujours à toucher le cœur des gens (qu’ils soient bons ou mauvais) avec une gentillesse ferme. Sa rigueur morale, son éthique, sa capacité à prendre des décisions complexes (souvent des dilemmes éthiques) sans pour autant perdre son centre moral font de lui bien plus qu’un personnage c’est une personne réelle. Chaque fois que je lis un de ses romans, j’ai l’impression de rentrer chez moi, parmi des amis, et son équipe qu’il dirige avec leadership et respect te donne vraiment l’impression d’en faire partie. L’évolution de Vito Strega depuis La septième lune est sans aucun doute due à mon coup de cœur pour l’inspecteur en chef Gamache. J’espère que Strega se débarrassera bientôt de ses démons intérieurs pour devenir un leader compatissant et charismatique comme Gamache, mais surtout un homme fort qui ne perd pas sa tendresse innée comme Armand. Je crois que nous avons besoin de figures de référence comme Gamache et Strega, dans un monde où les protagonistes tournent uniquement autour de l’action effrénée, du cynisme et de l’impudence. Il y a de la noblesse dans la gentillesse. Et Gamache (et Strega, à sa manière) possède cette noblesse qui l’élève au rang de héros littéraire.
Votre livre L’illusion du mal est dangereusement actuel. Cette idée de se faire justice en direct en faisant participer les internautes est terrible. J’ai peur de vous demander ce qui vous a inspiré cette histoire… Malheureusement, j’ai été inspiré par la réalité qui nous entoure, et plus précisément par l’utilisation indiscriminée et totalisante que nous faisons d’Internet et des réseaux sociaux. Ils nous ont été présentés comme des outils à notre service, mais je crois qu’en quelques années, nous sommes devenus les outils au service des réseaux sociaux et de leurs algorithmes froids, glacials et cruels. L’illusion du mal est également une métaphore littéraire du populisme et du vigilantisme violent qui traversaient l’Italie il y a quelques années (cela existe encore aujourd’hui, mais cela s’est légèrement atténué). L’idée d’un tueur en série populiste pratiquant l’auto-justice qui utiliserait les réseaux sociaux et le côté sombre du Web pour cibler ses victimes et impliquer le public dans ce gigantesque « procès pénal virtuel » me semblait être une photographie très précise de la situation politique et sociale de mon pays à cette époque. D’une certaine manière, la dépendance aux réseaux sociaux, aux téléphones intelligents et au Web s’est encore accentuée après la pandémie de COVID. C’est un aspect très intéressant à raconter, surtout dans un roman policier, un genre particulièrement adapté à dépeindre la réalité.
La librairie des chats noirs, votre prochain livre, sera disponible au Québec en octobre. Que pouvez-vous nous en dire ?
Ce roman est assez différent de la série thriller avec Strega et son équipe. Ici, nous sommes dans un roman policier classique. Le cadre est celui d’une petite librairie indépendante, spécialisée exclusivement dans les romans policiers, appelée La librairie des chats noirs. Les deux chats, qui sont en quelque sorte les mascottes de cette librairie, s’appellent (sans surprise) Mrs Marple et Poirot. Marzio Montecristo, le libraire (rude, mais au cœur tendre), avec son club de lecture (qu’il surnomme affectueusement Les détectives du mardi), aide de temps en temps la police sur des affaires particulièrement complexes, en utilisant les connaissances en matière d’enquête qu’il a acquises après de nombreuses années à lire des romans policiers. Marzio et son groupe de lecture ont souvent des intuitions géniales, qui conduisent les vrais policiers à identifier le coupable. Le tout est ponctué de nombreuses références littéraires et d’une forte dose d’ironie qui atténue le drame.
J’ai décidé d’écrire ce livre, car je pense qu’un auteur doit, de temps en temps, explorer des territoires narratifs différents pour éviter de tomber dans les écueils de la routine créative. De plus, j’aime ces romans policiers à l’ancienne. Ils ont une qualité vintage , rassurante, qui me rappelle ma préadolescence, lorsque je lisais des auteurs comme Conan Doyle, Poe, Ellery Queen, et bien sûr Agatha Christie. Je voulais aussi atteindre un public qui n’aime pas les romans noirs ou violents, ou ceux trop ancrés dans la réalité, car ils préfèrent une dimension plus rassurante et réconfortante. En outre, écrire un roman policier classique n’est pas du tout facile : le mécanisme narratif doit être parfait, rien ne peut être laissé au hasard, et cela m’a obligé à me remettre en question, en m’appuyant sur une structure différente de celle de mes précédents romans. Je suis très heureux de l’avoir fait, car je me suis beaucoup amusé, et mes lecteurs aussi. En fin de compte, c’est le plus important : offrir à nos lecteurs quelques heures agréables lorsqu’ils ressentent le besoin de se déconnecter de la réalité pendant un moment.
LIBRAIRIE DES CHATS NOIRS
Piergiorgio Pulixi
(trad. Anatole Pons-Reumaux)
Gallmeister
Cosy Oxford fantasy
— PAR CAROLINE GENDRON, DE LA LIBRAIRIE STE-THÉRÈSE (SAINTE-THÉRÈSE)
La plupart des amateurs de lecture s’entendent pour dire que lorsque la température est d’humeur orageuse, c’est le moment idéal pour ouvrir un nouveau livre et s’y plonger. L’atmosphère relaxante créée par les gouttes qui battent presque tendrement notre toit permet de s’évader dans les contrées les plus lointaines, et ce, dans le confort d’un fauteuil moelleux. Ce sentiment une chaleur mêlée d’une certaine affliction pluvieuse est intégré de façon charmante dans certains romans qui entrent dans une catégorie que je nomme « cosy Oxford fantasy », c’est-à-dire des romans où l’environnement quelque peu maussade de l’Angleterre me rappelle ces journées parfaites pour s’aventurer dans une nouvelle histoire où la magie nous surprend à chaque page. Trois autrices en particulier m’ont permis de goûter cette pluie du bout des lèvres : La chasseuse et l’alchimiste d’Allison Saft (Castelmore), L’encyclopédie féérique d’Emily Wilde de Heather Fawcett (Sabran) et Porcelaine sous les ruines d’Ada Vivalda (Olympe).
Dans La chasseuse et l’alchimiste, Allison Saft nous entraîne dans une chasse haletante où, pour sauver ce qui lui est cher, Evelyn doit tuer le Hala, créature mythique qui n’est rien de moins qu’un dieu. Mais pour ce faire, elle a besoin des capacités d’alchimiste de Wes, jeune homme rejeté de tous les maîtres d’alchimie malgré son talent. Son dernier espoir est de devenir l’apprenti de la mère excentrique d’Evelyn, qui quitte régulièrement sa fille des mois durant pour poursuivre des recherches énigmatiques. Réunis par le destin plutôt que par choix, ils doivent trouver le moyen d’allier leurs forces, et surtout leurs faiblesses, pour parvenir à leurs fins respectives. Le personnage d’Evelyn inspire au lecteur la beauté sauvage de la lande anglaise,
fouettée par les intempéries, alors que Wes représente plutôt le flegme britannique. Ensemble, ils évoluent dans un tableau gris de tempête, et pourtant, leurs aventures n’ont rien de morose. La talentueuse autrice nous transporte dans la campagne européenne avec ce récit, qui se dévore en quelques heures seulement.
Heather Fawcett, quant à elle, met en scène une protagoniste renfrognée, Emily, qui préfère de loin le travail de terrain, ensevelie sous la terre et la mousse pour observer les fées, à la compagnie humaine. Dans le village nordique d’Hrafnsvik, elle s’attelle à la tâche pour en apprendre plus sur les Recluses, les fées les moins connues des experts. Mais ce faisant, elle tombe dans plusieurs pièges tendus par ces dernières, tous plus dignes les uns que les autres des vieilles légendes anglaises qui ne cessent de nous mettre en garde contre leur espèce. Entourée par la neige, le froid, une bonne dose de sarcasme et son rival, le professeur Wendell Bambleby, Emily est l’image parfaite d’une lectrice frustrée de se faire déranger à chaque détour ! L’encyclopédie féérique d’Emily Wilde est une aventure à l’humour tout à fait anglais, où l’imperturbabilité presque mutine d’Emily, associée à l’exubérance de Wendell, nous fait découvrir le portrait d’une héroïne atypique, mais décidément charmante.
Finalement, Ada Vivalda nous offre, avec Porcelaine sous les ruines, une romance des plus douces, parfumée par des arômes de thé bu dans les plus délicates porcelaines. Alba, la jeune protagoniste, cherche à protéger l’archipel d’Hibernia, une oasis menacée de tous qui l’a accueillie des siècles après qu’elle eut été bannie par les génies. Lorsque Lethan Alcor, émissaire d’un archipel voisin, n’hésite pas à user de son charme pour tenter de percer le secret qui l’entoure, la gardienne de l’archipel doit redoubler de ruse pour préserver les secrets qui ont permis à ce havre battu par la pluie de prospérer malgré la misère environnante. Le doux battement d’une bruine chagrine, le voile de la brume, la douceur d’un amour incertain, tout cela nous berce pour nous faire vivre une histoire d’amour délicieusement mélancolique. Cette œuvre se lit avec curiosité, passion et avidité.
RÉCEMMENT DIPLÔMÉE D’UNE MAÎTRISE EN HISTOIRE, CAROLINE LIT PRINCIPALEMENT DES LIVRES DE FANTASY , D’HISTOIRE, DES BANDES DESSINÉES ET DES ROMANS GRAPHIQUES. ELLE EST LIBRAIRE À LA LIBRAIRIE STE-THÉRÈSE.
Le « cosy Oxford fantasy » se résume donc plus ou moins à cette image stéréotypée de l’Angleterre, où les orages, l’humidité, le froid et le cynisme nous attendent. Pourtant, ces trois autrices ont su m’inspirer un tout autre paysage, où le gris des nuages et le froid de la pluie ne m’ont pas du tout découragée, mais m’ont plutôt enveloppée de ces doux bras tranquilles qui forcent au calme les esprits les plus tumultueux. Accompagnée par les mots d’Allison Saft, d’Heather Fawcett et d’Ada Vivalda, j’ai été totalement séduite par le célèbre charme anglais, prête à savourer ces jours d’automne, un livre de « cosy Oxford fantasy » à la main. Qui sait, la prochaine journée grise vous permettra peut-être de vous échapper également vers l’Angleterre, ce pays au caractère aussi mystérieux que fascinant ?
DES RETOURS RÉJOUISSANTS
1. POINTS DE FUITE (T. 2) / Martin Michaud, Libre Expression, 472 p., 32,95 $
Dans le premier tome, Alice a découvert un grand pan du passé de ses parents qu’elle ignorait et a appris que la vérité n’était pas toujours celle qu’elle croyait. Elle était prête à tout pour protéger les siens et retrouver sa sœur après son enlèvement. C’est encore le cas dans ce deuxième opus, mais cette fois, ce sont ses parents qu’elle doit sauver ; ils ont été enlevés par des membres d’une secte, que sa mère avait jadis fuie. Alice devra s’allier avec un trafiquant d’œuvres d’art contrefaites pour planifier un vol de tableaux, qui serviront de monnaie d’échange pour les libérer. En librairie le 30 octobre
2. L’AFFAIRE DES MONTANTS / Jean Lemieux, Québec Amérique, 300 p., 29,95 $
Dans cette nouvelle affaire, le détective André Surprenant se rend aux Îles-de-la-Madeleine pour enquêter sur le meurtre d’une femme et de son chien. Propriétaire d’une entreprise florissante d’élevage de moutons, Florence, la victime, était la conjointe d’un homme au passé trouble qui pourrait encore avoir des liens peu recommandables. L’enquêteur fait équipe avec une jeune recrue de la SQ pour démêler les fils de cette histoire et interroger l’entourage de Florence, qui avait une situation familiale complexe, dont un ex-mari qui lui en voulait. En librairie le 28 octobre
3. L’HEURE BLEUE / Paula Hawkins (trad. Pierre Szczeciner et Corinne Daniellot), Sonatine, 360 p., 35,95 $
Depuis le succès de son roman La fille du train, les livres de Paula Hawkins sont attendus. Ce nouveau thriller ne fait pas exception. Après le décès d’une célèbre artiste, un os humain est découvert dans une de ses sculptures, ce qui entraîne son lot de questions, d’autant que son mari a mystérieusement disparu vingt ans plus tôt. Pour creuser cette histoire, James, un expert en œuvres d’art, est dépêché chez elle, sur une petite île, où elle vivait isolée, le lieu n’étant accessible qu’à la marée basse. James fera des découvertes étonnantes sur cette femme éprise de liberté et dont la vie était nimbée de mystères…
4. CHAMBRE 505 / Viveca Sten (trad. Amanda Postel et Anna Postel), Albin Michel, 490 p., 34,95 $
Charlotte, une femme d’affaires qui allait s’engager dans un complexe hôtelier de luxe, est retrouvée morte, assassinée, dans sa chambre d’hôtel. Son plan ne faisait pas que des heureux parce qu’il impliquait de détruire un ancien hôtel notoire. Sa mort pourrait donc être liée à ses aspirations professionnelles, des gens gravitant autour de ce projet se retrouvent parmi la liste de suspects. Mais les enquêteurs le duo formé d’Hanna Ahlander et Daniel Lindskog reprend du service n’écartent aucune piste, et fouillent également son passé. Puis, l’affaire se corse quand une employée de l’hôtel qui travaillait le soir du meurtre de Charlotte est elle aussi tuée. En librairie le 11 novembre
NORBERT
SPEHNER
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NORBERT
SPEHNER EST CHRONIQUEUR DE POLARS, BIBLIOGRAPHE ET AUTEUR DE PLUSIEURS OUVRAGES SUR LE POLAR, LE FANTASTIQUE ET LA SCIENCE-FICTION.
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CHRONIQUE
LE
VASE DANS
LE CANIVEAU OU VARIATIONS SUR LE ROMAN NOIR
Qu’est-ce qu’un roman noir ? Entre les deux guerres mondiales, à l’époque de la Grande Dépression et de la Prohibition, un nouveau type de récit policier fait son apparition aux États-Unis. Il se caractérise par son réalisme et sa peinture sans concession des milieux de la pègre, des gangsters et de la criminalité urbaine. Dashiell Hammett, Raymond Chandler et autres adeptes de ce sous-genre du polar inventent un nouveau type d’antihéros : le détective « hard-boiled » (dur à cuire) désabusé et sarcastique, fauché, alcoolique, aux méthodes agressives et peu orthodoxes. Baptisée « roman noir » par les critiques, cette catégorie s’épanouit dans les pages des pulps , soit des revues à bon marché comme Black Mask, et surtout dans les formats de poche (paperbacks) qui, pour la première fois, permettent une grande diffusion de ce genre de plus en plus populaire.
En France, dès 1945, le roman noir connaît aussi son heure de gloire avec Albert Simonin, José Giovanni, Léo Malet, Jean Amila ou Georges Simenon, ce dernier étant le grand spécialiste des polars psychologiques et d’atmosphère. Pur produit de l’esprit révolutionnaire et anarchiste de mai 68, le néo-polar français donne ensuite un second souffle à ces œuvres avec Jean-Patrick Manchette, Jean Vautrin et Didier Daeninckx dans les années 1970.
Dans une étude intitulée Le roman noir : Une histoire française (PUF), Natacha Levet écrit que ce genre est « un sale gosse qui casse les règles, se gausse de la bienséance et se vautre dans le caniveau ». Elle fait ainsi écho à une citation célèbre de Raymond Chandler dans son essai Le simple art du crime, où il affirme que son collègue Dashiell Hammett, un ténor du genre, a « sorti le crime de son vase vénitien et l’a flanqué dans le ruisseau ». Car contrairement aux environnements bourgeois (hôtels, manoirs, trains de luxe, bateaux de croisière, etc.) du roman à énigme classique, le roman noir privilégie les quartiers malfamés et les bas-fonds où la criminalité est endémique. « Violence, misère et cruauté : la littérature entre alors dans l’univers du sordide » (Stéphanie Dulout, Le roman policier, Milan, 1995).
Une des caractéristiques les plus importantes de ce sous-genre du polar, c’est le choix des personnages principaux, car dans cet univers romanesque plutôt ignoble, le monde est vu à travers les yeux des délinquants. Les enquêteurs futés, amateurs d’énigmes criminelles, cèdent leur place aux malfaiteurs : voleurs, assassins, tueurs en série, escrocs divers, ou détectives privés d’une nouvelle posture qui agissent le plus souvent dans l’illégalité la plus totale. Dans les ruelles obscures des villes, les bouges des quartiers malfamés, ils traquent des gangsters, des hommes d’affaires corrompus, des aventurières ou des arnaqueurs sans scrupules.
Dans Le parieur, dont l’action se situe en Californie en 1949, David Baldacci rend hommage à ces classiques de l’âge d’or des romans noirs américains des années 1950 en mettant en scène le privé Aloysius Archer. Détective futé s’il en est, Archer est un dur à cuire au cœur tendre, personnage emblématique du noir, avec des traits de caractère, des qualités (et des défauts) que l’on retrouve chez les Philip Marlowe, Sam Spade, Mike Hammer et autres Lew Archer de l’époque. Engagé comme enquêteur par Willie Dash, un ancien agent du FBI, il doit trouver les responsables des menaces que reçoit Douglas Kemper, riche politicien local, candidat aux élections municipales dans une ville contrôlée par son beau-père Sawyer Armstrong, homme d’affaires richissime et chef de gang. L’affaire est potentiellement explosive et prend une tournure sinistre. Les cadavres se multiplient alors qu’Archer et Dash se retrouvent au cœur d’un scandale qui va ébranler la communauté.
Cette intrigue est ponctuée de scènes d’action violentes dont une fusillade mémorable à la mitraillette Thompson, ainsi que les inévitables bagarres entre le privé et les voyous croisés au cours de l’enquête.
Autre personnage qui a franchi la ligne rouge de la légalité, Riley Wolfe est le protagoniste et le narrateur de Riley s’attaque au Vatican, de Jeff Lindsay (le créateur de Dexter ). Wolfe est un grand amateur d’art et un voleur professionnel, le meilleur du monde ! C’est une sorte de mélange contemporain d’Arsène Lupin, de Fantômas et de Thomas Crown. Personnage d’un acabit que l’on « aime haïr », ce psychopathe n’hésite pas à tuer. Par exemple, quand un de ses complices a la mauvaise idée de vouloir le doubler, il l’empale, nu, sur la lance d’une statue située sur une place publique. Séduisant, impertinent et cynique, Riley est aussi un amateur d’humour noir, ce qui se reflète dans le style, le niveau de langue familier et le ton léger d’une narration ponctuée de métaphores colorées et de remarques cyniques ironiques.
Patrick Boniface, un puissant trafiquant d’armes et grand collectionneur d’art, exige de Riley de lui procurer La Délivrance de saint Pierre, une fresque peinte par Raphaël sur un mur… du Vatican ! En cas de refus ou d’échec, Riley sera livré aux sévices (euphémisme) de sa garde du corps, la terrifiante Bernadette, une sadique de la pire espèce qui lui casse un doigt en guise de préliminaires. Boniface menace aussi de s’en prendre à sa complice Monique et à sa mère ! Mais voler une fresque au Vatican ? Tout un défi ! L’intrigue, riche en surprises, sera des plus mouvementées.
Quoiqu’enclins à dépeindre des univers sombres et tourmentés, certains écrivains n’hésitent pas à temporiser la dureté de l’histoire en lui injectant une bonne dose d’humour noir. Dans Le fugitif, le flic et Bill Ballantine, l’auteur québécois Éric Forbes met en scène Étienne Chénier, un libraire de Montréal, recherché pour meurtre. En cavale à Paris, il est à la fois traqué par sa némésis, le flic obèse Denis Leblanc et une meute de voyous parisiens à la solde de Catherine Desbiens, la fille d’un chef de la mafia montréalaise dont le mari a été tué par Chénier. S’ensuit une folle équipée dans les rues de la capitale française, ponctuée de fusillades et parsemée de cadavres. Car Chénier et Leblanc, assistés d’un gamin débrouillard surgi de nulle part, sont obligés d’unir leurs forces s’ils veulent échapper à leurs poursuivants. Ce livre haletant, au rythme infernal, présente quelques épisodes burlesques, avec des dialogues savoureux et un langage « fleuri », le tout alimenté par le regard acide et comique que jette l’auteur sur la vie parisienne et sa faune des plus pittoresques. Cet exemple de roman noir, agrémenté de boutades, n’est pas sans rappeler certaines œuvres d’André Marois, de Donald Westlake ou de Joe R. Lansdale, grands amateurs de « noir humoristique » où le ton alterne entre le rire et le suspense, la brutalité et le comique, le tout savamment dosé ! Que du bonheur !
LE FUGITIF, LE FLIC ET BILL BALLANTINE
Éric Forbes Héliotrope
RILEY S’ATTAQUE AU VATICAN
Jeff Lindsay (trad. Julie Sibony) Gallimard
LE PARIEUR
David Baldacci (trad. Elvis Roquand)
D’UNE MISSION
Valérie Fontaine dans l’univers d’Émilie Perreault
— TEXTE ET PHOTOS DE VALÉRIE FONTAINE
Quand la revue Les libraires m’a proposé d’écrire cette chronique, mon esprit s’est complètement vidé de ma culture littéraire. Plus aucun nom ne me venait en tête. Comme si les possibilités étaient si vastes, si inaccessibles, que je ne pouvais tout simplement pas envisager d’aller à la rencontre de l’univers d’un auteur que j’admirais.
La nuit est tombée. Je me suis couchée. Je me suis relevée, et comme mille fois, en pyjama, j’ai fouillé dans ma bibliothèque. Mais, cette fois, c’était différent. Je n’étais pas en quête d’une lecture. J’étais en quête d’un rendez-vous précieux.
Je n’ai pas cherché longtemps.
Émilie Perreault. C’était évident. J’étais allée voir son spectacle La suspension consentie de l’incrédulité, j’avais lu et relu Faire œuvre utile et Service essentiel . J’adore sa quotidienne à la radio, Il restera toujours la culture
Je l’ai choisie. Elle a dit oui !
Alors je suis là, devant la porte de son pied-à-terre à Montréal. Je suis stressée ! Parce qu’une fois l’euphorie calmée, j’ai pris conscience de mon mandat : planifier une entrevue, la
diriger, recueillir ses propos, les rendre dans une chronique… Je m’éloignais de ma zone de confort !
Mais bon, je me rassure en me répétant qu’elle est vraiment sympathique, je l’ai déjà rencontrée à quelques reprises et enfin, nous aurons la chance d’approfondir des discussions au lieu de simplement nous croiser.
Elle arrive derrière moi, souriante. Me fait entrer, en même temps qu’elle, en s’excusant de ne pas avoir eu le temps de ramasser (tout est impeccable !), et nous nous installons à la table, près de la fenêtre qui laisse passer une magnifique lumière chaude de fin de journée. Cette fenêtre, elle m’en avait parlé lorsque nous avions planifié notre rendez-vous.
— C’est un bel endroit pour les photos, qu’elle m’avait dit, de sa voix douce, souriante et pleine de lumière, elle aussi.
Je commence par lui expliquer pourquoi je suis une grande admiratrice de son travail et j’enchaîne avec ma question principale, celle qui fait que je suis assise devant elle : sa mission.
Je n’invente rien, c’est écrit dans sa fiche de casting :
« Donner envie au public de consommer la culture sous toutes ses formes. »
— Ça vient d’où ? Est-ce que tu en as toujours eu une ?
— Je pense que c’est quelque chose qui s’est vraiment cristallisé autour de Faire œuvre utile. Quand le livre est sorti, c’est la première fois où j’ai réalisé : « Ça, c’est ma mission. »
Tout avait toutefois commencé lorsqu’elle était journaliste culturelle à l’émission de Paul Arcand.
— Je me suis rendu compte à quel point ce qui me faisait le plus plaisir, c’est quand les gens me remerciaient de leur avoir fait découvrir quelque chose. C’était ma paie. J’aime vraiment les arts et je ne peux pas garder ça pour moi. Tout le monde doit avoir accès à ça !
Ce sont les projets qui ont suivi qui m’amènent ici, chez elle. Car depuis, sa mission, on la sent partout. Et ça m’inspire. Comme elle le nomme, « ce n’est pas tout le monde qui en a une ». Je le perçois aussi. Pour ma part, toutes mes actions sont orientées vers la mienne : donner le goût de lire aux enfants et faire entrer les livres dans les maisons. Parfois, je me demande si je manque de légèreté. Si c’est possible pour moi de faire un projet qui « n’a pas de sens ». Et elle ?
Elle me parle de son album jeunesse, Henrigolo , publié chez Fonfon.
Je souris. Lorsque je préparais notre rencontre, j’avais eu l’impression de l’avoir trouvé, son projet qui s’éloigne de son objectif plus sérieux. Celui tout léger, qu’on attrape juste pour rire (ce qui est déjà une bonne raison). Et puis non, je me suis aperçue qu’elle avait superposé des couches de sens dans son histoire sur l’autodérision.
Elle acquiesce quand je la taquine avec ça.
— Je pense que je finis tout le temps, malgré moi, par ajouter des couches. Dans l’album, j’ai réussi à parler des pensionnats autochtones !
Même si elle est maintenant autrice, qu’elle monte sur scène, elle refuse encore de se dire artiste.
— Dans le geste artistique, il doit y avoir une certaine gratuité que je n’ai pas. J’avais envie de communiquer quelque chose sur l’autodérision. Mais peut-être que c’est la même affaire.
C’est peut-être juste moi qui ai un syndrome d’imposteur, parce que je viens de la communication. J’ai l’impression que les artistes ont comme une inspiration divine, qu’il ne faut pas qu’on leur mette de barrière, il ne faut pas qu’on essaie d’en faire un sens, il faut que ce soit juste l’œuvre qui dirige…
Je tente de la convaincre du contraire.
— Mais, combien de fois on a dit que les artistes avaient changé la politique, un pays ?
— Oui, mais parce que ça partait vraiment de leur impulsion.
Je lui parle de l’intention d’écriture, que j’enseignais à mes élèves, jadis. On peut écrire pour raconter, donner son opinion… Qu’elle, son intention, c’est d’informer, de faire réfléchir.
Je pense à mes livres. Mon nouveau roman, Au bord de l’errance, que je souhaite utile pour réfléchir à la crise du logement, mon album Le grand méchant loup dans ma maison, qui dépeint la violence familiale, sont tous les deux nés de mon besoin de générer des discussions, d’ouvrir les horizons.
Est-ce que le geste créateur doit être complètement libre ?
Qu’est-ce que la gratuité créative ? Ces questions m’ébranlent un peu.
Et le fameux syndrome de l’imposteur, j’en suis aussi contaminée…
En la lisant, j’ai remarqué beaucoup d’humilité, des traces du doute aussi, un peu partout. Dans l’introduction de Service essentiel, par exemple : « Qui suis-je pour déterminer la place que doit prendre l’art dans nos vies ? »
— À quel point le doute t’aide et te nuit dans tes projets ?
— Ça nuit peut-être, mais je n’ai pas envie de changer ça.
Elle fait une pause. Réfléchit. Me parle du patriarcat.
— Les hommes doutent moins. Plutôt que de dire « il faudrait que nous, les femmes, on arrête de douter », j’aimerais que les hommes doutent plus. Je ne vais pas arrêter, j’aspire à ce qu’il y ait plus de gens qui doutent comme moi…
Cette phrase-là, je sens qu’elle me restera longtemps dans la tête et le cœur. Je dois apprendre à aimer ce flottement inconfortable davantage et, en tant que société, on a besoin de lui plus qu’on ne le croit.
Je suis contente de l’entendre parler du patriarcat. Je suis encore sous le choc de son documentaire La parfaite victime, une enquête cinématographique sur les victimes d’agressions sexuelles.
— Que penses-tu des impacts du livre, pour passer un message, en comparaison avec la télé et la radio ? — Ah, c’est tellement une bonne question. (Là, je suis vraiment fière de moi !) En ce moment, j’ai une idée. Je me demande si ce sera un podcast ou un livre. Qu’est-ce qui a le plus d’impact ? Je n’ai pas de réponse à ça, c’est tellement des façons différentes de dire. Pour La parfaite victime, la loi a changé. Quand le ministre de la Justice t’appelle un matin pour t’annoncer la création d’un tribunal spécialisé, c’est sûr que, là, tu n’as pas le choix de te sentir un peu concernée ! Faire œuvre utile, le livre, je pense qu’il est pérenne, mais c’est sûr que la série télé, je m’en suis fait beaucoup parler. Pour Henrigolo, je suis encore en train de le percevoir. Il y a plein de gens qui me disent : « Ah, ça, c’est le livre préféré de mon enfant. » Je ne sais pas quel sera l’impact, dans quelques années, c’est plus difficile à mesurer.
Ce que j’aime vraiment beaucoup du spectacle, c’est qu’après, je vais rencontrer les gens. On parle ! Tandis qu’à la radio, c’est l’intimité, c’est un médium d’habitude. Mais je pense qu’il y a assurément de bons sujets pour chacun des médiums.
Je la trouve magnifiquement complète dans sa carrière. Nous sommes chanceux qu’une femme aussi forte et bienveillante soit présente dans les différentes sphères médiatiques. J’imagine que ça engendre un horaire hyper chargé. Comment fait-elle pour trouver le temps d’écrire ? Pour ma part, c’est mon occupation principale et je peine souvent à y arriver…
Elle me parle de la musique de Flore Laurentienne et de chandelle, pour créer une bulle d’écriture, cerner le moment, prendre le temps. Tandis que, pour le spectacle, les échéanciers étaient ce qui lui permettait d’avancer. Ça et son conseiller dramaturgique Jean-Philippe Lehoux.
Même si ce ne sont pas les idées qui manquent, elle n’a pas de projet d’écriture concret, pour l’instant, toute son attention étant consacrée à sa quotidienne à la radio et à la réécriture de sa pièce, dans laquelle elle joue. Seule.
— J’ai moins l’appel de la fiction. J’avais déjà commencé à écrire quelque chose qui pourrait être un roman. Puis, rapidement, c’est comme si ça s’éteignait. J’en consomme moins, aussi. Je suis une grande consommatrice de documentaires. Le prochain truc de longue haleine que je vais faire, j’aimerais que ce soit un documentaire.
— J’imagine ta pile à lire, en tant qu’animatrice d’une émission littéraire, et je panique un peu. Réussis-tu à lire pour le plaisir ?
— C’est sûr que la lecture pour le plaisir, pendant une saison régulière, non, ça n’existe pas. Mais j’ai quand même un mot à dire sur les auteurs que je reçois à l’émission, ça influence le choix des invités. Parfois, il y a des incontournables qui ne sont pas nécessairement mon genre, mais je vais les lire quand même. Pendant une saison régulière, je fais trois entrevues d’auteurs par semaine. Donc, je lis trois livres par semaine. J’aime mieux lire les livres parce que les entrevues sont meilleures ! La bonne nouvelle, c’est que je lis vite. J’ai
LES PUBLICATIONS D’ÉMILIE PERREAULT
Faire œuvre utile : Quand l’art répare des vies Cardinal Service essentiel : Comment prendre soin de sa santé culturelle Cardinal
Henrigolo
Avec les illustrations de Josée Bisaillon Fonfon
toujours été une grande lectrice. Quand je suis vraiment dans un livre, je peux être avalée par le livre. J’adore ça. Ce n’est pas lourd pour moi, prendre un livre.
Remplie des suggestions de lectures de ses collaborateurs, elle rattrape l’été les lectures qui lui faisaient envie pendant l’année. Elle en profite parfois aussi pour prendre de l’avance.
— Il y a toute la question de combien de temps d’avance je peux lire les livres. Quand vient le temps de faire l’entrevue, il faut que tu t’en rappelles ! Maintenant, mes livres, je les surligne, je ne faisais pas ça, avant. J’écris des questions dans la marge. Je ne peux pas prêter ces livres-là, c’est gênant !
Arrive le moment de visiter sa bibliothèque. Je me sens privilégiée, mais aussi mal à l’aise d’entrer dans sa chambre, où sa bibliothèque occupe un mur entier.
— Non, non, entre ! J’ai vraiment hâte de te la montrer.
Quand elle était petite, la bibliothèque était son safe space Probablement qu’elle garde encore des traces de cette impression de sécurité, de paix, parce que lorsqu’elle en parle, sa voix monte dans les aigus, portée par le bonheur.
Ma première question, quand je « rencontre » une nouvelle bibliothèque, est toujours à propos de son classement. Émilie m’explique qu’après avoir tenté le classement par couleurs d’épines,
elle s’est heurtée à la difficulté de retrouver ses livres. Ils sont maintenant classés par maison d’édition, pour mettre en valeur leur facture visuelle. Tout est en ordre, les livres posés à l’horizontale ou debout bien droit, il est clair que la propriétaire de cet espace a l’œil pour la beauté et l’ordre. Émilie attrape quelques traductions mises de travers qu’elle range ailleurs.
Elle énumère les éditeurs en effleurant les livres du bout des doigts. Pas d’ordre alphabétique, par contre, seulement le look, que ce soit beau.
Pas loin, la photo de Caroline Dawson, accrochée au coin du miroir. Émilie me parle de son amie, à quel point elle s’en ennuie. De sa beauté, aussi. Ces deux-là ont dû avoir des conversations mémorables…
Notre rencontre s’achève. Le soleil de fin de journée est plus bas. Nous jasons de nos vies sur le pas de la porte. C’est déjà terminé.
J’ai écrit cette chronique en coupant des dizaines de lignes de propos pertinents que j’aurais aimé laisser sur ces pages. Le syndrome de l’imposteur revient me taquiner le ventre. Je fais lire mes mots à mon amoureux, qui me suggère ensuite de relire le petit bout concernant la leçon que je viens d’apprendre sur le doute.
Il a bien raison.
Merci, Émilie.
ÉCRIVAINE PROLIFIQUE, VALÉRIE FONTAINE, QUI A ÉTÉ ENSEIGNANTE AU PRIMAIRE ET ÉDITRICE, SE CONSACRE MAINTENANT ENTIÈREMENT À L’ÉCRITURE : ELLE A SIGNÉ UNE SOIXANTAINE DE LIVRES POUR LA JEUNESSE, DONT LE PREMIER ÉTAIT L’ALBUM TOUJOURS PRÈS DE TOI , PUBLIÉ EN 2010 CHEZ FONFON, MAISON D’ÉDITION QU’ELLE A FONDÉE AVEC SA SŒUR, VÉRONIQUE FONTAINE, QUI LA DIRIGE AUJOURD’HUI. CETTE SAISON, ELLE OFFRE L’HALLOWEEN CHEZ LES 1000 ENFANTS (QUÉBEC AMÉRIQUE), LA GAFFE DE MILO (SCHOLASTIC), L’AVENTURE COMMENCE QUAND ON MET UN PYJAMA (BAYARD CANADA) ET AU BORD DE L’ERRANCE (LEMÉAC). DANS CE DERNIER TITRE, ELLE EXPLORE LES CONSÉQUENCES DE LA CRISE DU LOGEMENT, FAISANT ALTERNER LES VOIX DE WILLIAM, UN ADOLESCENT DE 15 ANS, ET DE SA MÈRE JULIA. LEUR FAMILLE, CONTRAINTE DE QUITTER LEUR APPARTEMENT, DOIT JONGLER AVEC LE MODESTE SALAIRE DE JULIA. [AM]
LES LIBRAIRES CRAQUENT
1. LES OISELEURS / Camille Noyer et Charlie Bowater, Auzou, 464 p., 22,95 $
Les oiseleurs sont ceux qui ont le don de communiquer avec les oiseaux. De lire l’avenir grâce à cette connexion, et de voir à travers leurs yeux. Depuis toujours, les jeunes garçons qui possèdent le don peuvent intégrer le prestigieux collège d’Avem Dis, afin d’apprendre à maîtriser, à façonner et à faire grandir leurs aptitudes. Alouette a le don, mais étant une fille, elle ne peut être admise dans cet endroit mythique. À moins que… ? Déguisée en garçon, elle déjoue les contrôles et brave l’interdit. Mais lorsque le fils du Grand Oiseleur lui-même lui demande son aide, elle réalise qu’elle n’est pas la seule à cacher des choses. Entre secrets, mensonges et manipulations, il s’agit d’un roman de fantasy original et inclusif. Dès 14 ans. CHRISTINE PICARD / L’Option (La Pocatière)
2. SACRÉS CANARDS ! / Michaël Escoffier et Geneviève Després, D’eux, 26 p., 19,95 $ Tout le monde sait ça, les canards font « Coin ! Coin ! ». Et plus il y a de canards, plus il y a de « Coin ! Coin ! ». Alors, imaginez lorsqu’un mignon caneton s’époumone à crier « Pouic ! Pouic ! ». Devant l’impossibilité de corriger ce petit, les canards aînés crient au scandale et s’envolent vers la capitale consulter leur roi. Celui-ci, bien embêté, organise un grand débat, car la discorde est installée entre les partisans du « Coin ! Coin ! » et ceux de plus en plus nombreux du « Pouic ! Pouic ! ». Cette histoire aux illustrations hilarantes rappelle la difficulté d’accepter nos différences et l’importance de conserver notre propre identité… sans perdre notre langue ! Dès 3 ans. LISE CHIASSON / Côte-Nord (Sept-Îles)
3. LA FABULEUSE EXPÉDITION D’ASTRALE : L’ÎLE AUX MILLE RÉCIFS / Lily-Belle de Chollet et Chevalier Gambette, Nathan, 202 p., 19,95 $
Dans un monde où les animaux magiques sont attrapés pour être utilisés par des humains, Astrale et son frère River volent un voilier de la flotte de leur père, le plus redouté chasseur de créatures de l’archipel du Dragon d’écume. Accompagnés de leur oncle Enoë, ils se lancent dans une épopée maritime où les dangers surgissent tant de la mer que du ciel, et où de nombreux périples mettent au jour des secrets enfouis depuis trop longtemps. Idéal pour ceux et celles ayant envie d’aventure, La fabuleuse expédition d’Astrale nous amène dans une intrigue débordant de suspense, tout en nous faisant naviguer entre excitation, émerveillement et émoi. C’est une lecture jeunesse qui garantit la vivacité d’émotions que l’on vit en haute mer. Dès 9 ans. CATHERINE LAMBERT / Carcajou (Rosemère)
4. MATHIS QUELQUECHOSE / Danielle Boulianne, Soulières éditeur, 132 p., 22,95 $ Quand on parle de livre coup-de-poing, celui-ci colle parfaitement. Mathis est un ado intelligent barouetté de famille en famille. Il a connu tous les malheurs et les pires foyers que l’on puisse imaginer. Avec résilience, force et instinct de survie inégalés, il avance malgré tout sans oser trop espérer jusqu’au jour où Karine, une intervenante sociale déterminée, croise sa route et lui offre, le jour même où tout semble perdu, un espoir, une énième promesse de nouveau départ. Une nouvelle famille, où un homme bourru au cœur gros (dans tous les sens) et une femme lumineuse le prendront sous leurs ailes. Mathis s’autorisera doucement à y croire et s’ensuivra une floraison tardive, mais exceptionnelle d’un champion, d’un amour et d’un bonheur merveilleux. Dès 14 ans CHANTAL HAMEL-KROPF / Ste-Thérèse (Sainte-Thérèse)
5. I.D.O : CELUI QUI HURLE /
Mathieu Fontaine, Fides, 288 p., 24,95 $
Quand son grand frère est enlevé pour travailler comme esclave, Achille décide de partir à sa rescousse, accompagné d’Azalé, son zèbre, et de cette étrange boule de pâte rouge qu’il a trouvée en pleine forêt. Cette substance va bien malgré lui le mêler à une conspiration en lien avec le mystérieux programme I.D.O… D’une écriture efficace et ciselée qui laisse transparaître son bagage de scénariste, Mathieu Fontaine s’intéresse à différents thèmes chers à la science-fiction : notre rapport à la nature, le privilège social, l’eugénisme, le pouvoir, etc. Les personnages incarnés mènent la danse de cette intrigue qui prend place dans un monde bien campé et réfléchi. Un univers qui pourrait d’ailleurs accueillir un second tome ! Dès 15 ans FRÉDÉRICK BOULAY / Alpha (Gaspé)
6. MES ÉMOTIONS ! / Isabelle Filliozat, Virginie Limousin et Éric Veillé, Nathan, 34 p., 14,95 $ On ne s’ennuie pas avec Isabelle Filliozat ! Avec des illustrations dynamiques, le contenu est aussi bien informatif que ludique. Les émotions peuvent être surprenantes, épeurantes, mais elles sont avant tout utiles. C’est un signal d’alarme pour aviser le cerveau qu’il se passe quelque chose d’intense dans le corps. Les valider et les vivre pleinement est essentiel pour le bon développement de la santé mentale des enfants (et des adultes !). L’autrice y explique leur importance, comment et à quels moments elles arrivent et surtout, quoi faire pour les exprimer sainement. Ce livre est destiné aux enfants et aux parents. Ces derniers pourront accompagner leur jeune dans la gestion de leurs émotions, qu’elles soient agréables ou désagréables. Et qui sait… peut-être que ceux-ci découvriront le monde des émotions en même temps que leur progéniture. Dès 6 ans. AMÉLIE SIMARD / Marie-Laura (Jonquière)
7. TE SOUVIENS-TU ? / Sydney Smith, Comme des géants, 42 p., 22,95 $ Un magnifique album tout en émotions. Un remède contre l’anxiété et les peurs. Une mère et son fils se remémorent une myriade de souvenirs et leur senti associé. J’adore la pluralité des interprétations qu’offre ce livre. Est-ce un deuil, une séparation en circonstances terribles, un divorce ? Qui peut le dire, et qui s’en soucie vraiment, puisque ce titre fera du bien aux lecteurs, peu importe ce qu’ils traversent ou pas. Empathie, bienveillance, gratitude, ce livre plein de lumière évolue positivement vers un possible multiple. Un nouveau départ accueilli en beauté et avec une sagesse et une ouverture exemplaires. Le récit visuel complémente à merveille les mots écrits et est enrichi d’un langage non verbal saisissant et magnifique. Dès 4 ans CHANTAL HAMEL-KROPF / Ste-Thérèse (Sainte-Thérèse)
8. LA DERNIÈRE REINE DU BAL / Tiffany D. Jackson (trad. Lucie CalmanovicPlescoff), Nathan, 384 p., 30,95 $
La vie va de mal en pis pour Maddy Washington le jour où une pluie révèle ses racines afro-américaines malgré le fait qu’elle passe pour blanche. La jeune fille voit les moqueries racistes ajoutées à son calvaire quotidien. Pour apaiser les tensions, les étudiants décident de tenir un bal déségrégué… mais certains ne voient pas ces changements d’un bon œil. Une farce de trop de leur part et le bal de promo devient carrément mortel. La dernière reine du bal rend hommage à un classique de l’horreur, modernisé avec l’accès aux réseaux sociaux et l’omniprésence des téléphones portables, centré cette fois sur le conflit racial qui couve en Amérique. Grâce à sa plume empathique et franche, Jackson réussit à faire de ce roman une œuvre unique. Dès 14 ans MYLENE CLOUTIER / Le Fureteur (Saint-Lambert)
9. FANNY CLOUTIER (T. 6) :
LE MANOIR / Stéphanie Lapointe et Amyisla McCombie, Les Malins, 316 p., 29,95 $
Chère Fanny ! Une autre aventure dans laquelle elle se met encore et toujours les pieds dans les plats et s’engage dans des projets qui tournent souvent au vinaigre. De retour à Sainte-Lorette après leur expédition sur un voilier, le père de Fanny achète le vieux manoir (hanté ?) de la ville. Bien sûr, l’héroïne s’oppose férocement à ce projet fou qu’a encore son paternel. Avec son inséparable amie Léo, sa presque sœur, et Henri, la vie quotidienne semée de hauts et de bas reprend son cours. Amour, amitié, relation parentale sont abordés avec leurs aspects agréables et ceux moins réjouissants. La forte personnalité de Fanny ne peut être ignorée et elle demeure un personnage attachant. Je souligne aussi les magnifiques illustrations d’Amyisla McCombie, qui rendent l’histoire encore plus vivante. Dès 9 ans AMÉLIE SIMARD / MarieLaura (Jonquière)
10. LE DERNIER MOT / Maude NepveuVilleneuve, La Bagnole, 232 p., 24,95 $ Rien n’arrêtera Héloïse pour sauver le journal de son école qui pose non seulement un regard critique sur les enjeux de son quotidien, mais offre un espace sécuritaire où naissent des amitiés et se concrétisent les talents. Alors qu’elle lutte de pair avec sa meilleure amie et celui qui fait battre son cœur, elle découvre un message coincé entre les pages d’un livre de bibliothèque qui chamboulera ses certitudes. L’autrice signe ici son premier roman jeunesse avec sensibilité et intelligence. Elle y traduit autant la ténacité et l’obstination des jeunes devant l’injustice que leur profonde fragilité. Aussi, la correspondance littéraire qu’elle imagine offre une bibliographie féministe diversifiée qui permettra au lectorat de s’ouvrir à de nouvelles perspectives. Dès 14 ans. CATHERINE CHIASSON / Le Renard perché (Montréal)
11. AU BORD DE L’ERRANCE / Valérie Fontaine, Leméac, 184 p., 15,95 $ La crise du logement ne touche pas que les autres, et c’est ce que William, un adolescent de 15 ans, apprend à ses dépens. Lorsque Julia, sa mère, commis dans un dépanneur, reçoit la lettre d’éviction, le ciel leur tombe sur la tête. S’entremêlent dans ce roman percutant les voix des deux protagonistes, chacun tentant de réconforter l’autre, se déchirant entre eux aussi parfois. Valérie Fontaine nous fait vivre de l’intérieur toute l’angoisse ressentie par cette famille ordinaire, coincée par les circonstances, peinant à éviter le pire. À travers les démarches infructueuses de Julia, on voit l’ampleur des sacrifices, le désespoir, mais également la résilience, l’entraide et l’esprit de communauté. À lire pour ouvrir la discussion et pousser la réflexion. Dès 14 ans CHANTAL FONTAINE / Moderne (Saint-Jean-sur-Richelieu)
Léa ClermontDion SUR LES TRACES
DE JANETTE
/ PAS MOINS DE 20 % DES JEUNES QUÉBÉCOIS DE 18-34 ANS ESTIMENT QUE LE FÉMINISME EST UNE STRATÉGIE POUR PERMETTRE AUX FEMMES DE CONTRÔLER LA SOCIÉTÉ. C’EST CE QUE RÉVÉLAIT EN 2023 UN SONDAGE EFFECTUÉ PAR LA FIRME LÉGER. DEVANT DES RÉSULTATS AUSSI ALARMANTS, LÉA CLERMONT-DION NE POUVAIT PAS RESTER LES BRAS CROISÉS. BIEN SÛR QUE L’AUTRICE, DOCUMENTARISTE ET DOCTEURE EN SCIENCE POLITIQUE NE RESTE JAMAIS LES BRAS CROISÉS, MAIS CETTE FOIS, ELLE VISE L’ASCENSION DU SOMMET DE LA MONTAGNE AVEC SON CINQUIÈME LIVRE, L’ESSAI SALUT, ÇA VA ? DIALOGUER POUR PRÉVENIR LES VIOLENCES SEXUELLES , QUI S’ADRESSE SURTOUT AUX GARÇONS. FERA-T-IL VRAIMENT UNE DIFFÉRENCE ? L’EXPÉDITION N’EST PAS GAGNÉE D’AVANCE, MAIS LE JEU EN VAUT CERTAINEMENT LA CHANDELLE.
« Tu me trouves naïve, hein ? », me lance Léa en me voyant tourner les pages de son nouvel opus aux tons noirs et orangés. « Je n’étais pas sûre de vouloir le faire, mais j’ai été inspirée par Janette [Bertrand]. C’est le pari qu’elle a fait toute sa vie. Elle tendait la main. Janette parlait à tout le monde, tout le temps », déclare celle qui connaît l’écrivaine et scénariste de presque 100 ans et sur qui elle a fait un documentaire intitulé Janette et filles en 2021.
« C’est toujours des femmes qui viennent me voir, qui m’écrivent. Elles sont souvent instruites, super sensibilisées déjà au féminisme et à la question des violences sexuelles. C’est aux gars qu’il faut parler aussi. Comment les rejoindre ? Je me suis dit qu’un livre, ça pouvait être accessible, ça pouvait être un bon début, initier des discussions à tout le moins », explique-t-elle.
CLAUDIA
Vaincre la désinformation
Chercheuse affiliée au Centre d’études sur l’apprentissage et la performance de l’Université Concordia, Léa, qui est engagée dans la promotion des relations égalitaires chez les jeunes, se faisait beaucoup parler de l’absence « d’outils » pour rejoindre les ados dans les écoles secondaires, qu’il y a un immense besoin d’éducation sur différents aspects liés à l’égalité pour tous. « Il y a tellement d’enseignants qui me disent à quel point la montée du masculinisme est en train de devenir un fléau préoccupant. À la session dernière, dans mon cours à l’université, certains étudiants avaient des petits frères qui adhéraient à la pensée Incel, ces célibataires involontaires qui en viennent à la répression et à la détestation des femmes. Il y a de la désinformation qui passe par des plateformes comme Reddit, TikTok, YouTube… Les jeunes cherchent des réponses en ligne, faute d’en avoir à travers le dialogue, par exemple. Si on ne les prend pas par la main pour développer leur esprit critique, ils iront vers des figures charismatiques vendeuses comme Jordan Bardella… Il y a toute une génération qui ne sait pas ce qu’est #MeToo parce qu’ils étaient trop jeunes en 2017… Bien sûr, ça ne se passe pas juste chez nous, mais ici, on peut faire quelque chose, essayer au moins. » Ce texte qu’elle a écrit en pensant aussi à ses deux jeunes enfants, Nina et Elio, on le sent, il vient d’une quête d’espoir.
« En cette période complexe, cher gars, comment prendre ta place avec empathie et lucidité ? Tu peux faire des choses extraordinaires. Devenir un allié, un ami, un chum dévoué, un citoyen engagé, un témoin actif qui ne prend pas à la légère la lourdeur du monde. J’y crois et j’ai envie qu’on s’en parle », écrit d’entrée de jeu l’autrice pour annoncer ses couleurs. On sent l’expérience derrière celle mandatée, dès 2022, pour offrir des ateliers sur le consentement aux joueurs de la Ligue de hockey junior majeur du Québec (LHJMQ), ébranlée ces dernières années par des dénonciations d’agressions sexuelles. « Un dépliant désincarné n’aura aucun effet sur ces jeunes, il faut parler vrai, parler avec émotion des impacts des violences dans la vie des victimes », rappelle-t-elle dans Salut, ça va ?. Se mettre à la place des victimes, développer une compassion et une compréhension plus fine des impacts dévastateurs de certains comportements abusifs. La conscientisation et la prévention devraient passer par là.
Au premier rang des émotions à susciter chez ses interlocuteurs, bien sûr, il y a son histoire à elle ; le souvenir de la soirée fatidique de ses 17 ans… C’est ainsi que la conférencière commence par aborder son public, puis, dans cet essai, son lectorat : « En août 2008, mon patron a tenté de me doigter au coin d’une rue, tard le soir, alors que j’ai dit non. […] J’ai finalement porté plainte en 2017 durant le mouvement #MeToo. Ce mouvement m’a libérée comme il a libéré des millions de victimes. Il nous a donné le droit de parler », affirme Léa, dont l’agresseur a finalement été sommé de se livrer aux autorités carcérales après un verdict de culpabilité en Cour d’appel du Québec, le 28 août dernier. Porter plainte, un récit fort et juste paru au Cheval d’août en 2023, rend d’ailleurs compte de l’ensemble des procédures judiciaires telles qu’elle les a vécues.
L’art de susciter les frissons
Salut, ça va ? rassemble pour sa part des échanges avec une large gamme de spécialistes comme la sexologue Estelle Cazelais, la sociologue Anita Sarkeesian, Jean-Nicolas, un enquêteur aux agressions sexuelles à Sainte-Julie, l’historienne de l’art Florence-Agathe Dubé-Moreau, son amoureux, l’athlète, investisseur et médecin Laurent Duvernay-Tardif, etc. Il vulgarise aussi des concepts de consentement, de culture du viol et de masculinité toxique. Mais, où les mots sont les plus efficaces, c’est à travers les bouleversants témoignages de victimes, comme celui de Glen Canning, découvert grâce à sa coréalisatrice, Guylaine Maroist, lors de la production de Je vous salue salope, leur documentaire confrontant sur la misogynie en ligne. Difficile de ne pas avoir de frissons quand l’homme parle de sa fille, Rehtaeh Parsons, jeune ado de la Nouvelle-Écosse, victime d’un viol collectif en 2011. Les répercussions ont été si grandes qu’elle s’est enlevé la vie, dix-sept mois plus tard. Sa douce Rae qu’il chérissait plus que tout au monde avait 17 ans. Les autres histoires relatées dans ces pages sont toutes aussi terrifiantes.
« Je ne voulais pas être dans le rationnel et la théorie, je tenais à susciter des émotions chez ceux qui me liront pour aller les chercher dans leurs tripes… je l’espère. Est-ce efficace ? Le crois-tu ? » Léa n’est sûre de rien. Elle doute, mais espère. Exactement comme Janette, qui, comme elle, a foi en l’espèce humaine. « Ce ne sont pas tous les hommes qui sont des violeurs en puissance. » De ça, Léa en est sûre. « On dit souvent que les féministes détestent les hommes. Que le féminisme est une guerre contre les sexes, un mythe tenace. Pourtant, ce n’est pas vrai du tout. C’est parce que j’aime que je suis féministe. »
JEUNES LECTEURS ET LECTRICES. SES UNIVERS DOUX, DRÔLES OU ÉCLATÉS REJOIGNENT LES SPHÈRES DU RÊVE
ET DE L’IMAGINAIRE, PROPRES AUX MERVEILLES DE L’ENFANCE. STIMULÉE PAR LE TRAVAIL CRÉATIF, L’AUTRICE ET ILLUSTRATRICE NE CESSE DEPUIS BIENTÔT QUARANTE ANS D’INVENTER DES MANIÈRES DE REMPLIR D’ÉTINCELLES LE REGARD ET L’ÂME DES PETITS ET DES PLUS GRANDS.
PROPOS RECUEILLIS PAR ISABELLE BEAULIEU
Vous êtes dans le milieu de l’illustration jeunesse depuis plus de trente ans et depuis quelques années, vos albums accordent particulièrement une grande place à la poésie, comme en témoigne votre petit dernier, Poèmes monstrueux, publié cet automne aux Éditions de la Bagnole. Qu’est-ce qui vous a donné l’envie d’explorer ce filon ?
Je voulais créer un livre différent, après réflexion, tout s’est éclairé. On me répète depuis longtemps que mes images, mes textes, sont poétiques. Ma façon d’écrire en jouant avec les mots, le rythme, la musicalité. Cette douce fantaisie dans mes illustrations. Ça coule de source chez moi. De cet élan est né Quand j’écris avec mon cœur puis Un jour je bercerai la terre Poèmes monstrueux, s’adressant à des enfants plus petits, poursuit cette lancée en ajoutant un élément humoristique.
Vous êtes illustratrice, mais également autrice.Qu’est-ce qui surgit en premier dans votre tête, des images, des couleurs et des formes ou le texte, l’histoire et les mots ? Souvent le texte. J’adore les mots, l’écriture. J’écris, je dessine. Je redessine, je réécris. Rapidement, il s’établit un jeu de vases communicants entre les deux. En parallèle à l’écriture, à chacun de mes livres, une image s’impose, un rêve éveillé. Une petite esquisse griffonnée devient un ancrage visuel me guidant et représentant l’essence du livre à venir. Pour Poèmes monstrueux, j’ai écrit les poèmes au début de la pandémie, je tournais en rond, j’avais besoin de m’amuser, de faire rire.
NOTRE
Mirabelle Ricard
Que souhaitez-vous transmettre à travers vos livres ?
L’amour de la poésie dans le sens d’un accès à une vie plus grande que soi. De manière plus terre à terre, en rencontrant des enfants avec des ateliers de poésie, texte et illustrations : le goût de la lecture, le plaisir de l’écriture, la découverte de la lecture à haute voix. Le constat sur le terrain m’impressionne, avec la poésie, un nouveau territoire d’apprentissage s’ouvre aux enfants. Que de la joie !
Vous avez fait des études en arts plastiques visuels à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Qu’est-ce qui a fait en sorte que vous ayez décidé de vous consacrer à la littérature jeunesse ?
Mes études en arts visuels terminés, je cherche un emploi. J’ai toujours aimé les livres, un jour en bouquinant à la librairie La courte échelle, j’entends « on cherche quelqu’un pour le week-end ». Voilà, c’est parti, je deviens libraire malgré moi. Pendant plus d’un an, je découvre, émerveillée, des albums jeunesse du monde entier extraordinaires. Bertrand Gauthier, mon patron à l’époque, ferme la librairie, il veut se concentrer sur le développement de sa maison d’édition et m’encourage à prendre mes ailes. Je commence patiemment à me promener de maison d’édition en maison d’édition avec un immense portfolio !
Vous allez parfois dans les écoles pour rencontrer les petits lecteurs et lectrices. Que vous apprennent-ils ?
Quand on travaille avec les petits, on apprend assez vite à ne pas se prendre trop au sérieux, leur désir d’apprendre est immense, emprunte souvent des chemins inattendus. Avec leurs petites mains, leurs grands cœurs, une vision du monde peu orthodoxe, ils sont de vrais poèmes sur pattes.
Dans un questionnaire proposé par les éditions Dominique et compagnie, vous dites :
« Mes meilleures idées m’arrivent quand je n’ai aucune attente. Je suis guidée juste par le seul désir de m’amuser. » Qu’est-ce qui vous amuse ?
Les créateurs en général sont des cueilleurs, des voleurs, des faiseurs de liens. Je possède cette ouverture, cette attention qui peut générer tout à coup une étincelle. J’observe, j’écoute, je m’amuse. Les humains me touchent profondément. Je suis émue, de plus en plus, par la beauté de la nature : les forêts, les oiseaux, les arbres… Ma perception s’affirme, je me sens minuscule dans un univers immense, mystérieux.
Votre élan vers la poésie prend son envol avec la publication de Quand j’écris avec mon cœur (La Bagnole), album pour lequel par ailleurs vous avez été finaliste pour le prestigieux prix TD. Racontez-nous comment il a pris forme.
Mon intention clarifiée d’écrire un livre de poésie pour les enfants, quel déferlement ! Un débordement de mots, de phrases, de poèmes accompagnés d’esquisses enlevantes. Le mot magique, poésie, me permettant de tout écrire. De puiser dans les questionnements de mon enfance toujours sans réponses. J’étais tellement heureuse.
Quels créateurs ou créatrices admirez-vous le plus ?
Au Québec, il y en a tellement ! Je vais plutôt vous parler de mes deux coups de cœur de l’année. En littérature, un tout petit livre, Le roitelet de Jean-François Beauchemin. Une splendeur de sensibilité, de délicatesse. En images, Tokaido, une série de gravures sur bois de Hiroshige, un maître graveur japonais, pour les couleurs et les compositions formidables.
Vous avez remporté deux fois plutôt qu’une un Prix littéraire du Gouverneur général, d’abord avec Dormez bien,Mme Ming (1993, Annick Press), puis avec Une île dans la soupe (2002, Les 400 coups). Est-ce que les marques de reconnaissance stimulent votre création ?
La reconnaissance, les prix me tombent dessus en étoiles filantes. Je suis éblouie, je saute de joie. Moi. Vraiment moi ? Quelques jours plus tard, je suis déjà ailleurs. En travaillant, je ne pense jamais à ça. Bien sûr l’aspect monétaire est toujours bienvenu et devient en quelque sorte une bourse de travail très appréciée.
Y a-t-il un projet de livre que vous rêvez secrètement d’accomplir ?
Depuis deux ans j’expérimente l’estampe à l’Atelier circulaire, un centre d’artistes en arts imprimés, en réalisant des monotypes. Je roule, je gratte, je frotte, je peins sur des plaques de plexiglas. Puis j’imprime sur du papier à l’aide de magnifiques presses anciennes. Vous dire le bonheur ! Beaucoup de liberté de gestes et d’interprétation.
Je rêve de me servir de cette approche en créant des images pour accompagner un texte, pas nécessairement pour les enfants, rendant hommage à la beauté de la nature foisonnante.
« JE CHERCHE UN LIVRE POUR UNE JEUNE FILLE. ELLE A VRAIMENT AIMÉ HARRY POTTER . » LES LIBRAIRES
DOIVENT PARFOIS FAIRE UNE RECOMMANDATION POUR UN GAMIN AYANT ADOPTÉ LE CÉLÈBRE MAGICIEN. QUOI CONSEILLER APRÈS CE SUCCÈS INTERNATIONAL QUI A FAIT RÊVER AUTANT D’ENFANTS ET D’ADULTES (AVEC LA FAMEUSE BIÈRE AU BEURRE… HUM !) ?
CERTAINS AUTEURS ET AUTRICES, COMME JESSICA TOWNSEND, JODI LYNN ANDERSON ET ANGIE THOMAS, SE SONT PRIS AU JEU D’ÉCRIRE DES HISTOIRES DE PRÉADOLESCENTS PLUS OU MOINS ORDINAIRES SE RETROUVANT, PAR LA FORCE DES ÉVÉNEMENTS, DANS UN UNIVERS FANTASTIQUE.
— PAR MARIANNE DUGUAY, DE LA LIBRAIRIE MARTIN (LAVAL) —
MARIANNE
DUGUAY
ANCIENNE ENSEIGNANTE ET BIBLIOTHÉCAIRE, MARIANNE EST PASSIONNÉE DE LITTÉRATURE DEPUIS TOUJOURS ET ELLE ADORE PARTAGER SON AMOUR DES LIVRES AVEC SON ENTOURAGE ET LES CLIENTS DE LA LIBRAIRIE MARTIN.
Ayant la réputation d’être Harry Potteresque, la série Nevermoor de Jessica Townsend (Pocket) répond aux critères d’appréciation des fans du magicien : une fillette de 11 ans ayant une vie difficile, un être flamboyant qui la transporte dans un monde magique, une école de pouvoirs étranges, une ennemie jurée et un vilain qui veut mettre la main sur l’héroïne. En effet, Morrigane Crow est détestée de tous dans son patelin, car elle serait maudite et causerait les pires malheurs aux gens qui la croisent. Le jour de ses 11 ans, moment où elle devrait mourir selon une prophétie, un homme original, Jupiter North, la transporte à Nevermoor, un royaume résolument incroyable avec un énorme chat qui parle et des meubles qui changent de forme selon l’humeur du propriétaire. Morrigane sera recommandée par North pour entrer à la prestigieuse école de sortilèges où elle devra relever des défis sans même savoir quel est son fameux « don ». Une aventure cousue de mystère et d’émerveillement. Dans la même veine, la trilogie Les treize sorcières de Jodi Lynn Anderson (Petit Homme) raconte l’histoire de Rosie, une adolescente qui découvre un autre univers, rempli d’enchantement et de fantômes. Elle réalise qu’elle est chasseuse de sorcières comme sa mère, qui est sous l’emprise d’une grande malédiction l’empêchant de s’occuper d’elle. Rosie doit donc identifier ses habiletés pour la protéger et, surtout, la sauver. Cette série est portée par la littérature jeunesse, comme en témoigne la dédicace du premier tome : « Pour Harry, qui m’a sauvée si souvent. » La série Les treize sorcières possède une intrigue soutenue et émeut par son exploitation de la relation mère-fille.
Dans Nic Blake et le secret de la prophétie (Nathan), Angie Thomas nous présente Nic Blake, une Remarkable parmi les Ordinaires. Lorsque son père est accusé d’un horrible crime, Nic est propulsée au milieu d’un oracle dont elle ignorait l’existence. Avec ses amis JP et Alex, elle révélera des aptitudes surnaturelles et tentera de disculper son père en se lançant à la recherche d’un dangereux artefact fantastique. Même si des thèmes plus sombres comme l’injustice et le racisme ainsi que les violences qui en découlent y sont abordés, Nic Blake et le secret de la prophétie reste un roman pour préadolescents empreint de péripéties, d’humour et d’espoir.
Avec Alfie Bloom et l’héritage du druide (Michel Lafon, série épuisée, disponible en version numérique), le premier tome de la série Alfie Bloom, Gabrielle Kent introduit une histoire de formation, une quête identitaire. Alfie, un garçon ordinaire et réservé, a perdu sa mère et vit avec un père inventeur et pauvre. Un jour, il reçoit le château d’Hexbridge en héritage de son grand-père. Enfin une vie confortable !
Mais dans un endroit curieux avec des majordomes aux facultés particulières et des peaux d’ours volantes. Alfie s’aperçoit qu’il est le gardien d’une magie vieille de plusieurs siècles, ce qui le poussera à devoir prendre des décisions cruciales et à s’entourer de personnes de confiance. Alfie Bloom traite avec humour d’amitié et d’amour filial. Des personnages attachants et rigolos nous font part de secrets à travers trois délicieux tomes.
Une histoire de loyauté et de sacrifice où les classes sociales sont très marquées : voici ce que nous propose l’autrice Heather Fawcett dans Le secret des sorciers (Pocket). Automne, 12 ans, antihéroïne en marge de la société, travaille comme gardienne d’animaux merveilleux à l’école de sorciers Bonâtre. Un an auparavant, Hiver, son frère jumeau, a disparu et tout le monde sauf Automne croit qu’il a été dévoré par le dragon creux. Avec l’aide de Cai Morrigan, le meilleur étudiant de l’école et quelqu’un d’intrigant, la jeune fille part à la recherche d’Hiver. Elle doit aussi composer avec un boggart, créature changeant de forme, qui a un faible pour elle. Bref, Automne est prête à tout pour son frère. Le récit amène les protagonistes dans une double quête, soit celle de l’entraide et celle de la compréhension de soi. Par leurs aventures, Automne et Cai apprendront un peu plus qui ils sont et trouveront leur voie respective.
Seul auteur dans cette sélection, Andy Sagar offre la fiction La fille renard et la merveilleuse Boutique-sur-pattes (Pocket). Felicity Fox, une adolescente avec des oreilles de renard, est ostracisée et devient une bête de cirque, enfermée dans une cage, sans famille. Un jour, elle apprend d’un corbeau albinos qu’elle est une estrangeline, une personne mi-humaine et mi-sorcière. Elle décide alors de s’évader, mais pour y parvenir, elle doit conclure un pacte sombre avec le propriétaire du cirque, Maître Chantepleure du royaume des Défunts. Aidée de Miss Dumpling, propriétaire d’un salon de thé (enchanté) ambulant, Felicity prendra conscience de ses talents extraordinaires dans le but de rompre ce lien avec Chantepleure. Cette histoire colorée et surprenante démontre l’importance de la solidarité. Le deuxième tome, La fille renard et le festin fantastique, vient récemment d’arriver en librairie.
Sans aucun doute, J.K. Rowling a fait des émules : plusieurs autrices et auteurs ont recréé des univers alternatifs avec des préados à la recherche de leur identité qui inspirent les jeunes lecteurs et les font rêver à un ailleurs où tout serait possible. Cette sélection parmi la panoplie de romans existants vous donnera peut-être envie d’explorer d’autres mondes fantastiques en compagnie de jeunes héros tous plus motivants et courageux les uns que les autres !
DES INCONTOURNABLES
1. L’AFFAIRE BUDDY BUSSIÈRES / Alain M. Bergeron, François Gravel, Martine Latulippe, Johanne Mercier et Mathilde Filippi, La courte échelle, 160 p., 15,95 $
Le joyeux quatuor derrière les séries La bande des quatre et La clique du camp a tellement de plaisir à écrire des livres ensemble qu’il récidive, cette fois chez la courte échelle avec L’affaire Buddy Bussières. Ici cependant, les voix et les plumes s’entremêlent sous forme de textos et de monologues. C’est qu’Oscar, le squelette de la classe de sciences, a disparu. Les jeunes coupables, convoqués par la directrice adjointe, cherchent à se faire oublier par tous les moyens. Drôle et irrévérencieuse, l’enquête donnera lieu à de multiples péripéties ! Dès 9 ans
2. NOS GÉANTES, NOS GÉANTS : LE FRANÇAIS AU QUÉBEC EN 22 DESTINS / Claudia Larochelle, Biz et Benoit Tardif, La Bagnole, 216 p., 27,95 $
Nos géantes, nos géants, c’est une anthologie de la langue française par le truchement de vingt-deux personnages qui ont su faire grandir le Québec. Ainsi, les enfants et leurs parents, il va sans dire, découvriront notamment les destins fascinants de Jehane Benoît, Félix Leclerc, Judith Jasmin, Michel Chartrand, Dorimène Desjardins, Gaston Miron, Camille Laurin, Lionel Groulx et Nelly Arcan. Grâce aux mots riches et délicieusement rythmés de Claudia Larochelle et de Biz, les vies de ces icônes se déploient et donnent corps à notre histoire. Fabuleusement illustré par Benoit Tardif, ce documentaire est un ouvrage nécessaire et éminemment pertinent. Dès 12 ans. En librairie le 11 novembre
3. MILO LE CHEVALIER / Grégoire Laforce et Charlotte Parent, 48 p., Comme des géants, 23,95 $ Fier de ses origines comme de ses capacités à protéger le royaume des dragons qui pourraient attaquer, Milo le chevalier ne s’accorde aucun répit et s’entraîne sans arrêt, même s’il rêve parfois d’une autre vie. Un jour, il s’éloigne du château et une pluie abondante le surprend loin de chez lui. Coincé dans son armure qui rouille, le jeune garçon perd ses moyens et devra se dépouiller de son manteau de fer. Milo, pour la première fois de sa vie, peut enfin s’émanciper de son carcan. Précieusement enluminé, orné de couleurs magnifiques, cet album splendide célèbre la liberté d’être soi-même. Dès 4 ans
4. TROIS FOIS MA VIE / Jean-François Sénéchal, Leméac, 248 p., 17,95 $
On retrouve avec plaisir la plume sensible de JeanFrançois Sénéchal avec ce roman qui aborde de front l’immigration, le racisme et le militantisme. Mathilde, jeune femme privilégiée, mais désemparée face à sa place dans le monde, est bouleversée à la suite d’un reportage sur l’Ambassade, un refuge pour personnes immigrantes menacées d’expulsion. En s’impliquant auprès de cet organisme, elle découvre la force du communautaire, la détresse et la résilience des personnes réfugiées autant que les convictions profondes des gens qui s’impliquent et s’investissent pour les défendre. Un roman percutant qui suscitera, on l’espère, réflexions et débats. Dès 14 ans
À LA BELLE ÉTOILE AVEC
Pierre Chastenay
COMMUNICATEUR SCIENTIFIQUE, PASSIONNÉ D’ASTRONOMIE ET AUTEUR, PIERRE CHASTENAY PORTE DE NOMBREUX CHAPEAUX. ET EN ATTENDANT LE PASSAGE DE LA COMÈTE TSUCHINSHAN-ATLAS AU MOIS D’OCTOBRE, IL A GENTIMENT ACCEPTÉ DE RÉPONDRE À NOS QUESTIONS.
— PAR PIERRE-ALEXANDRE BONIN
Quand on lit la biographie de Pierre Chastenay, on constate tout de suite que l’espace et l’astronomie y occupent une place importante, tant en ce qui concerne ses études que ses expériences professionnelles. Mais d’où lui vient cet intérêt pour ces sujets ? Ce dernier remonte à 1973, alors qu’il avait 11 ans. Il précise : « C’était l’année de la comète Kohoutek. Vous êtes trop jeunes pour savoir de quoi je parle, mais cette comète-là a été découverte en 1973, et on l’annonçait comme la comète du siècle. »
Le jeune Pierre a vu dans ce phénomène une opportunité scientifique à saisir. Comme il était possible que l’on voie cette comète à l’œil nu en plein jour, l’élève avait convaincu son enseignante de faire une présentation devant ses camarades sur cette comète, en leur remettant des photocopies de la trajectoire de la comète. »
Malheureusement, la suite des choses s’est avérée moins excitante que prévu… « Pour la petite histoire, raconte-t-il, cette comète-là a été très décevante, parce que finalement, à peu près personne ne l’a vue. » Malgré tout, le futur auteur garde un souvenir positif de cette expérience, car il s’est alors pour la première fois intéressé à un sujet astronomique, en plus de faire de la médiation en astronomie. Communiquer et vulgariser la science Quand on lui demande s’il trouve important de faire de la vulgarisation scientifique auprès des jeunes, Pierre Chastenay répond avec une autre anecdote tirée de son enfance. « Quand j’étais petit, des livres d’astronomie comme ceux que j’ai écrits, il n’en existait pas. Hubert Reeves avait un peu ouvert la voie avec des ouvrages de vulgarisation en astronomie de très, très haut niveau, mais qui ne s’adressaient pas aux enfants. »
De manière plus générale, il ajoute que « les jeunes, particulièrement au primaire, sont des scientifiques né.es. Iels ont cette curiosité, ce désir d’apprendre. Iels n’ont pas peur de poser des questions qui sont peut-être naïves ou simplistes, parce qu’iels savent que c’est comme ça qu’on apprend, en les posant ».
Un réflexe enfantin qui le ravit, car il aime répondre à cette curiosité naturelle. « Jusqu’à un certain point, dit-il, je considère que bien des adultes sont perdu.es à la cause, mais chez les enfants, il y a encore cette curiosité-là, il y a encore cette ouverture-là. Il y a encore cette magie dans leurs yeux, quand on leur parle de trouver une autre planète ou que sais-je encore. » Il ajoute que de tels échanges peuvent les amener plus loin, faire peut-être naître des carrières, des professions, des vocations, ou du moins faire en sorte que les adultes qu’iels deviendront conserveront un intérêt pour les sciences. On comprend par conséquent mieux pourquoi cet homme a fait de cette médiation son métier pendant tant d’années au Planétarium de Montréal. Et pourquoi, également, il a écrit plusieurs livres pour expliquer l’espace aux enfants !
Est-il toutefois si simple de vulgariser son savoir ? L’auteur répond avec franchise : « Ce n’est jamais facile de vulgariser. Par contre, je considère qu’il y a des sujets qui sont plus faciles à vulgariser que d’autres, et je considère que l’astronomie en est un. »
Nourrir sa passion
Puisqu’il est question de sciences, nous avons demandé à Pierre Chastenay à quel point il fallait être bon à l’école pour s’intéresser à l’astronomie. Sur ce point, sa position est on ne peut plus claire : « Il faut briser le mythe qu’il faut être bon à l’école, bon en sciences ou bon en mathématiques pour être un ou une scientifique. À mon avis, ces éléments-là sont secondaires. » Il ajoute que ce qui est vraiment important, quand on veut être un bon ou une bonne scientifique, c’est d’être curieux et curieuse, de ne pas avoir peur de se poser des questions, puis d’avoir le courage, la ténacité et la patience nécessaires d’aller chercher des réponses.
Comme il l’explique, « contrairement à la plupart des gens qui, lorsqu’ils se posent une question, vont faire une recherche sur Google ou consulter un livre, un manuel, peu importe, pour trouver la réponse recherchée, les scientifiques, elles et eux, quand iels se posent une question, c’est parce qu’il n’existe pas de réponse ».
Si l’on demande à Pierre Chastenay quel est, selon lui, le meilleur moyen de nourrir la passion (naissante ou débordante) des enfants pour les sciences ou l’astronomie, son choix se porte tout d’abord… sur les livres ! « Je crois beaucoup en la littérature jeunesse, et particulièrement en la littérature jeunesse documentaire », dit-il. Il suggère d’ailleurs fortement aux enseignants et enseignantes du primaire l’idée d’aménager un coin lecture dans leur classe, avec des ouvrages documentaires sur toutes sortes de sujets. Parce qu’a priori, précise-t-il, on ne sait pas si les enfants s’intéressent davantage à un sujet ou à un autre. Il faut donc leur laisser la possibilité de découvrir par elles-mêmes et eux-mêmes ce qui les intéresse. /
Article tiré du magazine CJ,qu’est-ce qu’on lit?
Édition la plus récente : Le numéro automne 2024 « Vers la lecture… et plus loin encore ! »
CE CONTENU VOUS EST OFFERT GRÂCE À NOTRE PARTENARIAT AVEC COMMUNICATION-JEUNESSE. DEPUIS 1971, CET ORGANISME À BUT NON LUCRATIF PANCANADIEN SE DONNE LE MANDAT DE PROMOUVOIR LE PLAISIR DE LIRE CHEZ LES JEUNES ET DE FAIRE RAYONNER LA LITTÉRATURE JEUNESSE QUÉBÉCOISE ET FRANCO-CANADIENNE.
EN DIDACTIQUE, FORMATRICE ET CONFÉRENCIÈRE, SOPHIE
GAGNON-ROBERGE EST LA CRÉATRICE ET RÉDACTRICE EN CHEF DE SOPHIELIT.CA. /
Au pays merveillesdes
CHRONIQUE
RACONTER LE MONDE
IL Y A DES ANNÉES, J’AVAIS CRAQUÉ POUR L’ALBUM CHER DONALD TRUMP , DANS LEQUEL UN ENFANT ÉCRIT DES LETTRES À L’HOMME D’AFFAIRES DEVENU PRÉSIDENT DES ÉTATS-UNIS POUR LUI PARLER DE SON DÉSIR DE CONSTRUIRE UN MUR DANS SA CHAMBRE ET D’ENFIN SE DÉBARRASSER DE SON ENVAHISSEUR DE FRÈRE. AU FIL DES PAGES ET DES DÉCOUVERTES (LES MURS NOUS ISOLENT PARFOIS, NOTAMMENT), LE JEUNE HÉROS CHANGE D’AVIS ET INVITE SON CORRESPONDANT INVISIBLE À PEUT-ÊTRE, LUI AUSSI, REVOIR SA POSITION.
Mais Trump ne semble pas être un homme qui varie dans ce genre d’envies. Et devant la nouvelle campagne politique présente, dans laquelle les faits ne sont pas toujours vérifiés, les mensonges sont proférés avec le plus grand aplomb, au point où certains doutent. Comment expliquer pareille réalité aux enfants ?
Votez pour Lepire (Monsieur Ed), petit album aux couleurs éclatantes où dominent le jaune, le bleu et le rouge, offre peut-être une piste. Choisissant la démonstration par l’absurde, l’auteur et illustrateur Dylan Hewitt a créé un héros qui essaie de nous convaincre dès la première page de l’élire comme chef. S’il a un seul argument, celui-ci est imbattable : il est le meilleur ! Les maths, l’alphabet, les couleurs, les chiens… rien n’a de secret pour Régis ! Enfin, c’est ce qu’il affirme. Parce que les détails des images, eux, semblent indiquer qu’il a peut-être tort… 11 comme résultat à 1 + 1 ? Vraiment ? Et on obtient du rose quand on mélange du jaune et du bleu ? Régis est si convaincu qu’on a envie de le croire ! Du moins jusqu’à ce qu’on utilise notre pensée critique… Devrait-on désigner comme chef quelqu’un qui dégage une forte confiance, mais nous entraîne sur des chemins hasardeux ? C’est à réfléchir ! En tout cas, vous aurez le choix puisqu’on peut voter directement dans le livre. Reste à voir comment réagira Régis Lepire si vous cochez non…
Déjanté, attirant visuellement et quasi réaliste, cet album édité par l’uuultra brillante directrice littéraire Valérie Picard, comme c’est mentionné sur la page de garde, ne peut que faire réagir. Et donne une voie pour élucider ce monde dans lequel nous vivons désormais ou du moins invite les enfants à se questionner.
C’est aussi ce qu’on fait inévitablement après avoir lu Attention fragile, pépite parue chez Bayard Canada. Ayant d’abord existé sous forme de pièce de théâtre, cette histoire a été adaptée par Vigg. Apportées par un livreur de Magazon (tout lien avec une entreprise réelle étant encouragée par l’ajout
d’un demi-cercle sous le logo de cette création), deux premières boîtes donnent naissance à des personnages qui prendront des directions différentes au fil des pages, l’un tentant de remplir les murs blancs par la créativité, l’autre préférant commander. Et la cohabitation verse dans la compétitivité jusqu’à ce que ça fasse BOUM (littéralement) et qu’il faille sauver l’essentiel. Mais qu’est-ce donc ?
Presque sans texte, sinon les « Attention » et « Fragile » des boîtes initiales qui deviennent des prénoms, cet album invite à une lecture ouverte qui pourrait même déstabiliser celles et ceux qui cherchent chaque fois à raconter ce qui est représenté. De quoi est-il question ? La surconsommation ? La créativité ? La perte de repères ? Alors que chacun des personnages est cloisonné dans sa partie des doubles pages, les illustrations incitent presque à la comparaison entre Attention et Fragile et encouragent les liens entre ce monde et le nôtre. Quels sont nos réflexes face au vide, à l’ennui, à la possibilité de tout avoir en un clic ? Est-ce que créer et recycler, jouer avec le matériel sont des solutions de rechange ? Et que faire des boîtes ? Risque-t-on de se noyer ?
Mon interrogation en découvrant cet album dans lequel il est pertinent de toujours garder un œil sur la plante est la suivante : et si on laissait les enfants réfléchir eux-mêmes et décider ce qu’ils et elles veulent en tirer ? Avec ces illustrations où même la couleur vive préserve une certaine douceur, dans cet univers imaginaire, l’histoire semble en effet se suffire à elle-même, sans nécessiter de mettre des mots ou de préciser quoi que ce soit.
Du côté d’Ursule à bascule, on ne raconte pas le monde de la même façon. Publié par la maison d’édition Dent-de-lion, qui défend des valeurs féministes et antioppressives à travers des récits qui s’éloignent des stéréotypes, cet album ne met pas en scène des éléments de notre monde actuel pour faire réagir, mais les intègre, tout simplement.
Ursule est une enfant qui, déjà dans le ventre de sa mère, crée des « sensations étranges », comme « des cordes de violon tendues de part en part ». L’enfant exige d’être balancée puisque seule la forme du U l’apaise. Dans les bras de ses parents, oui, d’abord, mais surtout dans une balançoire, puis dans une maisonbalançoire, puis à travers sa propre quête, grâce aux appareils et machines conçues par ses parents pour lui donner cette impression de mouvement continuel. Du moins jusqu’à ce qu’une enseignante lui parle de révolution, et que le O du mouvement perpétuel de la Terre calme son besoin de U.
Cette histoire écrite par Carmen Duplain et joliment rendue par les crayons aux traits libres et colorés d’Alexa Perchemal raconte aussi une certaine forme de parentalité de plus en plus présente aujourd’hui grâce à la bienveillance des parents. C’est parfois surréaliste, comme avec cette maison-balançoire tout en couleurs chaudes, mais cette idée d’offrir du temps et de la place à l’enfant passe bien. Tout comme ces figures parentales plus rares en littérature et ici enchâssées à l’histoire. Ursule a une maman et un autre parent, paman, dont les pronoms sont iels et ellui, ce sur quoi aucun accent n’est mis. On ne détaille pas cette différence, on l’inclut, tout simplement.
Parce que le monde change, évolue, que les lecteurs, qu’ils soient petits et grands, en voient le reflet dans leurs lectures. C’est ce qui en fait la beauté, et ce, peu importe ce qu’en pensent certains politiciens !
VOTEZ POUR LEPIRE
Monsieur Ed
36 p. | 22,95 $
ATTENTION FRAGILE : UNE HISTOIRE DE LIVRAISONS
Liliane Boucher, Jean-François Guilbault et Vigg
Bayard Canada
32 p. | 22,95 $
URSULE À BASCULE
32 p. | 24,95 $
Carmen Duplain et Alexa Perchemal Dent-de-lion
Dylan Hewitt
LES CHOIX DE LA RÉDACTION
1. MAYA CONTRE LA MALÉDICTION DU CENTRE D’ACHAT / Sophie Bédard, Pow Pow, 372 p., 39,95 $ La bédéiste Sophie Bédard a le don de créer des scénarios auxquels le lecteur adhère tout de suite. Sa précédente BD pour adultes, Les petits garçons, a reçu les éloges du prix Bédélys en soulignant sa capacité à « rendre des personnages très expressifs par son trait, mais aussi de les faire vivre et interagir dans l’espace de manière dynamique, allant jusqu’à donner l’illusion qu’ils ont leurs vies propres ». Le même constat s’impose avec sa nouvelle œuvre dans laquelle nous observons Maya en train de vivre son dernier jour en tant que cégépienne. Une lettre de son ex lui fait comprendre que le centre d’achat où elle travaille dans un comptoir postal est peut-être en danger. Des accents de fantastique nimbent l’atmosphère et ajoutent une bonne dose de suspense nous permettant de déclarer que cet album est réussi. En librairie le 4 novembre
2. INVISIBLE (T. 1) / Brenna Thummler (trad. Isabelle Bézard), Sarbacane, 248 p., 46,95 $ Premier tome d’une trilogie, Invisible s’intéresse à la jeune Marjorie Glatt, 13 ans, qui se demande si elle ne serait pas un fantôme puisqu’elle semble compter pour si peu aux yeux des gens du collège et pour son père, toujours absorbé en lui-même. Le seul à s’apercevoir de sa présence est Wendell, un véritable fantôme, lui, occupant son temps dans des groupes de soutien avec des pairs eux aussi en quête du but de leur existence dans l’au-delà. Bien que cela ne se fera pas dès le départ, Marjorie et Wendell apprendront à s’apprécier. Après tout, entre invisibles, on peut peut-être se comprendre. En librairie le 7 novembre
Nice est une ville de clivage social. D’un côté la richesse et de l’autre les gens à la besogne pour de petits salaires. C’est le cas de Candice et Mélissa, les deux sœurs du bédéiste auxquelles il souhaite souffler son admiration ; la première éduque seule ses deux enfants avec la faible rétribution que lui procure son travail à la cafétéria d’une garderie, tandis que la seconde, aux prises avec une endométriose qui la fait souffrir, vit avec Press, sa conjointe avec qui elle aspire à mieux se loger et à devenir maman. Les deux sœurs doivent constamment faire preuve de débrouillardise, mais l’entraide et la solidarité entre elles viennent calmer un quotidien trop souvent pénible. Un très beau roman graphique où, malgré les difficultés, se dégage la tendresse. En librairie le 6 novembre
4. CONFESSION / Nobuyuki Fukumoto et Kaiji Kawaguchi (trad. Arnaud Takahashi), Panini Manga, 308 p., 25,95 $ Deux amis entreprennent d’escalader le mont Obari quand dans les hauteurs surviennent la neige et la brume, rendant l’escapade périlleuse. Ishikura est blessé à la jambe et ne peut plus avancer. Croyant qu’il va mourir, il décide de se délivrer d’un pesant secret et dévoile à Asai un geste effrayant qu’il a perpétré. Son camarade parvient à le mener en lieu sûr, mais cet aveu pourrait bien apporter à Ishikura de graves conséquences. Se retrouvant seuls dans un chalet, les deux hommes vivent sous tension et la confiance est altérée. Ils devront pourtant patienter avant qu’on vienne leur prêter assistance. Ce manga à la tension dramatique certaine remplit ses promesses en tenant en haleine tout lecteur qui s’y hasarde. En librairie le 4 novembre
BANDE
LES LIBRAIRES CRAQUENT
1. LIGHTFALL (T. 3) : LE TEMPS DES TÉNÈBRES / Tim Probert (trad. Fanny Soubiran), Gallimard, 244 p., 38,95 $
Un troisième opus que j’attendais avec impatience et que j’ai de nouveau adoré ! S’il est un peu plus lent que dans les deux premiers tomes, le rythme sert le propos alors que les héros se plongent dans l’histoire d’Irpa pour comprendre comment faire revenir la lumière sur leur monde. Les illustrations sont encore une fois à couper le souffle et l’évolution est surprenante tant dans les nouvelles villes que l’on visite que dans l’histoire brossée par l’auteur-illustrateur au fur et à mesure des découvertes de Béa et de ses acolytes. Une série dont je ne me tanne pas et que je me plais à attendre à chaque parution ! Dès 12 ans LÉONIE BOUDREAULT / Les Deux Sœurs (Sherbrooke)
2. MAUVAISES HERBES / Keum Suk Gendry-Kim (trad. Keum Suk Gendry-Kim et Loïc Gendry), Futuropolis, 472 p., 59,95 $ Après sa bande dessinée Demain est un autre jour (Futuropolis, 2023) sur les difficultés de concevoir un enfant et les violences ordinaires de la procréation médicale assistée, la Sud-Coréenne Keum Suk GendryKim livre ici un important plaidoyer contre la traite humaine et la servitude sexuelle. Son angle d’attaque cette fois-ci : des centaines de milliers de filles coréennes vendues et contraintes de servir d’esclaves sexuelles pour l’armée japonaise durant la Guerre du Pacifique. La bédéiste a pu récolter le précieux témoignage de Lee Oksun, une victime directe de l’armée impériale. Les « femmes de réconfort », euphémisme dégueulasse pour adoucir les mœurs martiales, venaient d’un milieu précaire et toutes avaient eu la promesse d’un avenir meilleur. À la fin des hostilités, souillées aux yeux de leur famille incapable de supporter une telle injure, elles ont été ostracisées par l’ensemble de la société. Mauvaises herbes met au jour la double peine qui a accablé ces femmes durant la Seconde Guerre mondiale. Au bout du compte, mensonges et abjections ont été les mots d’ordre de leur affliction. ALEXANDRA GUIMONT / Librairie Gallimard (Montréal)
3. AU PIED DES ÉTOILES / Edmond Baudoin et Emmanuel Lepage, Futuropolis, 256 p., 54,95 $ Deux géants sont ici réunis par le professeur de physique José Olivares, qui a imaginé ce projet de s’adjoindre ces pontes pour un voyage au Chili en compagnie de ses élèves. Il s’agissait donc de partager la passion des étoiles, de la science, et de la culture de son pays d’origine avec des jeunes en leur faisant visiter l’observatoire du désert d’Atacama. Les bédéistes tireraient de l’expérience une œuvre relatant ce voyage. Le grand art de Baudoin et Lepage est ici à son paroxysme, illustrant avec splendeur le Chili, son renouveau politique faisant contrepied aux traumatismes de son histoire récente. Vulgarisation scientifique, conversations philosophiques, tabous et préjugés mis à bas, la table est mise pour une expérience totale ! THOMAS DUPONT-BUIST / Librairie Gallimard (Montréal)
Pour les petits cowboys et les grands shérifs qui ne connaîtraient pas encore l’œuvre maximalement déjantée d’Anouk Ricard, voici l’occasion rêvée d’y remédier. Entamez cette chevauchée inattendue où l’humour absurde vous attend à tous les détours ! Découpée en de petits strips qui se suivent, mais se laissent déposer et reposer à l’envi, cette BD peut se savourer comme un intense duel ou une longue cavalcade. En débutant avec la tordante rencontre entre Ducky Coco le canard cowboy et Guiguite le cheval qui choisit lui-même son destin, vous visiterez de délirantes bourgades où l’on sort son flingue pour demander du beurre à son voisin de tablée et bien d’autres encore qui frôlent l’inimaginable. Une sacrée balade, à n’en pas douter ! THOMAS DUPONT-BUIST / Librairie Gallimard (Montréal) 5. VISIONS / Alexis Mandeville, Front Froid, 112 p., 28 $ Visions nous transporte à la grande cité d’Urbitopia, point central d’un multivers habilement construit. Dans cette bande dessinée composée de plusieurs courts récits, les aventures et péripéties nous laissent entrevoir une impressionnante richesse narrative à venir. Cosmopithèques (!), scientifiques mégalomanes, agents secrets à la détermination de fer, troublantes créatures venues d’autres mondes : voilà quelques-uns des ingrédients qui font la saveur de ce livre. On y voit des publicités franchement décalées et même un étrange ouvrage intitulé Visions qui semble confondre les esprits les plus aiguisés. Alexis Mandeville charmera à coup sûr les amateurs avec cet exercice de rétrofuturisme parfaitement exécuté. Vivement les volumes suivants ! DAVID LESSARD-GAGNON / Appalaches (Sherbrooke)
6. ŒIL DE DRAGON (T. 1) : L’EXIL / Cha Sandmael (trad. Aude Pasquier), Albin Michel, 144 p., 26,95 $ Une bande dessinée norvégienne magnifique ! On entre dans un univers fantastique peuplé d’elfes, répartis selon leurs coutumes et leur environnement. Cette histoire nous présente Kha, une jeune elfe cendrée qui excelle en magie et qui fait des jaloux. Comme on s’y attendait, iel sera trahi au moment le plus crucial de sa vie et sera banni de sa communauté. Sortir explorer la surface sera alors sa seule échappatoire, son rêve depuis toujours. Mais tout seul dans un environnement hostile, iel a peu de chance de survivre plus de quelques jours… Heureusement, une rencontre inattendue avec une dragonne (des créatures malignes et peu recommandables) sera sa chance. C’est une bande dessinée qui met en avant des personnages non binaires. Dès 12 ans ÉLISA BROUSSEAU / Les Bouquinistes (Chicoutimi)
7. IMPÉNÉTRABLE / Alix Garin, Le Lombard, 300 p., 51,95 $ Récit profondément intime, Impénétrable déboulonne les tabous autour de la sexualité féminine puisque l’autrice raconte ses années d’errance lorsqu’elle a souffert de vaginisme. Alors qu’elle était en couple et satisfaite sexuellement, les douleurs se sont manifestées subitement et cela lui a pris du temps avant d’avouer ses souffrances à son conjoint. Elle témoigne de sa honte, de sa culpabilité, de la patience de son amoureux, de sa solitude et surtout de l’absence de soutien et d’infos sur le sujet. Elle se met à nu, littéralement, avec ses failles et ses victoires. Ses illustrations magnifient ses mots, soulignent son drame comme ses espoirs. Un ouvrage courageux, bouleversant d’authenticité, qui rappelle combien les femmes souffrent encore en silence. CHANTAL FONTAINE / Moderne (Saint-Jean-sur-Richelieu)
8. SEEK YOU : UN VOYAGE DANS LA SOLITUDE CONTEMPORAINE / Kristen Radtke (trad. Myriam Héritier et Gaëlle Cogan), Québec Amérique, 352 p., 32,95 $ Cette New-Yorkaise qui s’est fait connaître au fil de ses publications dans The New Yorker, The Atlantic et GQ fait paraître en français Seek You, son deuxième roman graphique, quelques années après Imagine Wanting Only This (2017, non traduit). Dans ce pavé de plus de 300 pages, la bédéiste explore, remet en question, décrit et réfléchit la solitude contemporaine en articulant son propos autour de la culture populaire nord-américaine et des angles morts qu’une analyse convoquant la sociologie et la psychologie ne manque pas de révéler. Par-delà cet aspect essayistique, c’est toutefois la qualité foncièrement introspective de l’ouvrage qui va droit au cœur. De la beauté navrée des thèmes et du trait de Radtke émerge une sensibilité idoine dont l’expression et la narration sont aussi complémentaires que pertinentes. PHILIPPE FORTIN / Marie-Laura (Jonquière)
9. ET TOI, T’EN VEUX DES MÔMES ?
8 PARCOURS AUTOUR DU NON-DÉSIR D’ENFANT / Laura Boit et Nade, Leduc.s éditions, 126 p., 39,95 $ Comme le titre l’introduit, cette bande dessinée aborde un thème qui ne cesse de revenir sur le tapis de chacune des femmes de ce monde. Justement, cette œuvre graphique en regroupe huit, d’origine française, toutes différentes les unes des autres, et qui nous offrent leur témoignage. Elles ont un parcours propre, et elles sont de diverses générations (de 21 à 75 ans). Leur pluralité et leurs valeurs distinctes enrichissent grandement le contenu. On s’attache à ces histoires, on découvre les points de vue, les raisons de ces personnes à ne pas vouloir d’enfants. Il faut plus de littérature comme celle-ci, qui démontre que la femme peut être complète, s’épanouir, trouver le bonheur, même sans progéniture. ÉLISA BROUSSEAU / Les Bouquinistes (Chicoutimi)
10. GASTON LAGAFFE : LA VÉRITABLE HISTOIRE
D’UN ANTI-HÉROS / Collectif, Revival, 128 p., 29,95 $
« Gaston, c’est moi ! » : c’est ainsi qu’André Franquin aurait pu présenter ce personnage qui, en 1957, s’introduit, en cachette, au journal Spirou ; un personnage absolument pas démodé en 2024, engagé, sauf envers Mademoiselle Jeanne, subversif, ayant comme passe-temps favori la gaffe, et « indispensablement drôle » comme son créateur. Tout cela nous est divulgué dans ce hors-série des « Cahiers de la bande dessinée », un recueil profitable d’une vingtaine d’entrevues (avec Numa Sadoul entre autres) et d’articles de fond sur ce Gaston qui, comme le Bartleby de Melville, « s’emploie à ne pas être employé ». Avec son double, saboteur du travail, spécialiste de la signature de contrat avortée, Franquin se repose des besognes qui l’épuisent, tout en pavant le terrain, avec cet anti-héros embrassant « les dernières utopies d’un monde qui commence tout juste à s’effondrer », à ses Idées noires CHRISTIAN VACHON / Pantoute (Québec)
11. TEPE, LA COLLINE / Firat Yasa (trad. Zeynep Diker), Çà et là, 200 p., 46,95 $ Tepe, c’est le point de bascule de l’histoire des êtres humains à l’époque de la sédentarisation. Alors qu’un temple est érigé à Göbekli Tepe en Turquie, une religion de sacrifice et d’hostilité naît. Sans respect pour leur environnement, les habitants n’hésitent pas à sacrifier les deux gazelles célestes qu’ils rencontrent, mais l’une d’elles parviendra à s’échapper. Dans sa fuite, celle-ci tombera sur Râht, un nomade sachant parler aux animaux et refusant la nouvelle religion. Ensemble, ils chercheront la deuxième gazelle. C’est dans un dessin inspiré par l’art pariétal, finement élaboré et haut en couleur, que Yasa présente ce conte préhistorique, peuplé de rêves grandioses et où la nature domine encore. Une traversée historique marquante ! MARJOLAINE BRODEUR / Appalaches (Sherbrooke)
12. ULYSSE & CYRANO / Xavier Dorison, Antoine Cristau et Stéphane Servain, Casterman, 168 p., 66,95 $ Ulysse est un jeune homme issu d’une famille aisée et on attend de lui qu’il réussisse ses études haut la main afin de prendre un jour les rênes de l’empire familial. Mais Ulysse n’aime pas l’école et préfère dessiner et rêvasser. Lorsqu’avec sa mère il est contraint de fuir la ville parce que son père s’est possiblement allié aux Allemands, Ulysse rencontre Cyrano, un ex-chef cuisinier bourru et amer. Peu à peu, Cyrano s’ouvre et apprend la cuisine à Ulysse, à l’insu de ses parents. Une BD aux illustrations grandioses, qui fait saliver par les menus qui s’y déploient et tourner les pages avidement pour découvrir le destin d’Ulysse, coincé entre le devoir familial et le désir de s’en émanciper. Petit bonus : d’alléchantes recettes à la fin ! CHANTAL FONTAINE / Moderne (Saint-Jean-sur-Richelieu)
Passion mots et dinos !
— PAR ALEXANDRA GUIMONT, DE LA LIBRAIRIE GALLIMARD (MONTRÉAL)
Sortez vos bottes d’exploration et votre brosse de paléontologue et partez à la rencontre des dinosaures ! Grâce à la littérature scientifique, vous pouvez visiter l’époque du Trias confortablement installé sur votre sofa et revivre en un clin d’œil une ère vieille de 200 millions d’années. Entre le concret des squelettes découverts et le travail d’imagination nécessaire pour visualiser la forme d’un dinosaure, il y a l’aventure brute et la quête de connaissance. La paléontologie vulgarisée est une véritable offrande pour les curieux que nous sommes, et ce, peu importe le genre littéraire investi. Ouvrir un livre sur un tel sujet accroît considérablement notre fascination envers la planète Terre. Voici quatre ouvrages, pour tous les âges, qui abordent à leur manière ces mondes perdus, dont les oiseaux demeurent les dignes représentants actuels.
Quelles créatures vivaient au Québec avant la présence humaine ? Le professeur Patrick Couture et l’illustrateur en vulgarisation scientifique Martin PM nous les présentent en six tomes dans La préhistoire du Québec (Fides, 2021). Tirée de l’essai éponyme de Couture conçu initialement pour un public adulte, cette dernière version raconte avec concision la grande épopée des origines. Pendant le Jurassique, le Québec accueillait une immense forêt chaude et humide et abritait plusieurs spécimens : un dinosaure herbivore appelé l’anchisaure, mais également des reptiles volants de toutes tailles nommés ptérosaures. L’auteur nous rappelle que, du poisson au reptile, les êtres vertébrés se sont développés pour finalement être capables de se déplacer sur leurs pattes arrière et ultimement aboutir aux dinosaures. En évoluant constamment, les bêtes sont devenues énormes, comme le stégosaure, qui mesurait jusqu’à neuf mètres de longueur, ou l’allosaure, qui pouvait atteindre treize mètres de longueur. On y apprend également que c’est dans les roches du Québec que les chercheurs ont découvert les traces de vie les plus anciennes du monde. Pas besoin d’aller bien loin pour espérer trouver sous sa pelle des os spéciaux !
La maestria poétique a son mot à dire en ce qui concerne les Dinosauria ! Avec son recueil Tricératopcanon (Ta Mère, 2023), Baron Marc-André Lévesque imagine Montréal, comme « toute la surface du globe », prise d’assaut par les créatures venues du passé. Les pachycéphalosaures défoncent les plafonds avec leur tête en couronne de cornes ; les ptérodactyles scrutent les Terriens du haut des bâtiments et rendent envieuses les petites mouettes ; les vélociraptors dégustent les animaux domestiques en collation et les diplodocus jouent au rouleau compresseur dans les champs avoisinants. En complémentant ses textes de notes de bas de page, le poète livre une seconde lecture offrant quelques fantaisies sur les différents dinosaures… avant que ces immenses visiteurs disparaissent subitement du paysage. Était-ce un rêve ou plutôt une « douceur-fantôme » ? Peu importe, tant que cela demeure un bon souvenir ! L’auteur a du talent pour s’approprier diverses thématiques, il a un ton comique unique et bourré d’intelligence qui se révèle à chaque publication.
Au tour de la bande dessinée de traiter de ce grand thème. Marion Montaigne a un don certain pour simplifier et expliquer les sujets savants. Avec Nos mondes perdus (Dargaud, 2024), elle raconte la naissance de la paléontologie en mettant l’accent sur les ratés de l’histoire et les bévues scientifiques. Dépoussiérer un squelette millénaire est certes impressionnant, mais tenter ensuite de figurer la morphologie de la bête en question relève du casse-tête
ALEXANDRA GUIMONT
ALEXANDRA GUIMONT TRAVAILLE À LA LIBRAIRIE GALLIMARD DE MONTRÉAL.
ELLE A PUBLIÉ UN ALBUM JEUNESSE AUX ÉDITIONS LES 400 COUPS
( LES SOUCIS DE SOPHIE , 2021) ET COLLABORE RÉGULIÈREMENT À DES REVUES LITTÉRAIRES TELLES QUE LETTRES QUÉBÉCOISES , NUIT BLANCHE ET LES LIBRAIRES
anatomique. C’est un travail d’imagination monstre qui, grâce aux illustrateurs, a pu aboutir aux physiologies que nous connaissons aujourd’hui. Montaigne réussit à moderniser son sujet en y intégrant des références à la culture populaire et montre par exemple les raccourcis cinématographiques de Jurassic Park. Elle met également de l’avant des chercheuses comme Mary Anning, dont les trouvailles lui ont été injustement volées pour être exposées ailleurs et sous un autre nom. Difficile de ne pas postillonner de rire sur chacune des pages de cette bande dessinée autant impressionnante qu’un Diplodocus et aussi mordante qu’une dent de T-rex.
Le bédéiste Mazan a tenté à son tour l’aventure paléontologique dans un roman graphique exaltant. Les dinosaures du paradis (Futuropolis, 2024) est une œuvre autobiographique richement détaillée, où le néophyte suit un groupe de paléontologues aguerris d’Angeac-Charente jusqu’aux confins du Laos. Mazan embarque le lecteur dans une excitante expédition et explique chacune des étapes d’une fouille géologique. Il énumère les outils de travail, s’incruste sous la tente et décortique des fossiles de toutes formes. Couche par couche, on découvre avec son équipe le squelette d’une nouvelle espèce de dinosaure baptisée Ichthyovenator laosensis. L’entraide et la passion chez ces chercheurs demeurent le mot d’ordre, et la patience est la meilleure vertu pour prospecter efficacement. De plus, c’est un voyage ethnologique puisque Mazan part à la rencontre des Katangs, les habitants de la jungle laotienne. Cette mission inachevée laisse présager un second volume à cette aventure et fait du bédéiste un vrai paléoartiste
Ce panorama francophone montre à quel point notre fascination pour ces disparus reste intacte. La trace des dinosaures est indélébile, non seulement dans la roche, mais aussi dans la culture.
ABITIBI-TÉMISCAMINGUE
DU NORD
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L’ENCRAGE
25, rue Principale Rouyn-Noranda, QC J9X 4N8 819 764-5555 librairie.boulon@ancrage.info
Son premier souvenir de lecture remonte à ses 10 ans environ. Entourée de ses chats, Marie-Helen s’installait alors pendant des heures pour lire Harry Potter, sous une cabane de couvertures et de coussins. Plongée dans un monde dans lequel elle pouvait être parfaitement elle-même, elle ne voulait évidemment plus en sortir. Aujourd’hui, avec trois jeunes enfants, la lecture, toujours aussi importante dans sa vie, est également une pause qu’elle s’accorde tous les jours pour préserver sa santé mentale. « Cela devient vital, au même titre que respirer ou manger », croit-elle. Chez Sélect, où elle travaille depuis un an, elle se sent comme un poisson dans l’eau, grâce à ce métier qui offre une grande polyvalence. Elle adore porter plusieurs chapeaux : être conseillère, bien sûr, mais également spécialiste des réseaux sociaux, étalagiste, critique littéraire et parfois même, psychologue. Le contact quotidien avec la clientèle — qui est d’ailleurs très fidèle et soudée à la librairie depuis maintenant plus de cinquante ans — la comble. Cela crée un vrai réseau littéraire : les gens reviennent à la librairie « comme on revient à la maison, à l’essentiel », dit-elle. En plus, elle baigne constamment parmi toutes les nouveautés. Sans oublier le fait qu’elle peut les découvrir en primeur ! Le rêve, quoi ! Elle se spécialise en littérature québécoise, en poésie et en littérature jeunesse. La libraire aime aussi recommander de nouvelles plumes d’auteurs et d’autrices ou des livres qui sortent des sentiers battus. Avec ses thèmes riches et universels que sont le voyage, le nomadisme et la recherche de liberté, Sur la route de Jack Kerouac s’avère son livre préféré, une lecture marquante de sa jeune vingtaine, qui lui a ouvert de nouveaux horizons littéraires. Outre sa passion pour la littérature, Marie-Helen affectionne aussi tout ce qui touche à la nature : le plein air, la randonnée et la botanique. Pas étonnant qu’un de ses lieux favoris pour lire soit le parc situé à proximité de la librairie, près de la rivière Chaudière. Elle pourrait bien y lire prochainement Dents de fortune de Fanie Demeule, savourant ce répit qu’offre la lecture.
PRODUCTION / Directrice de la production : Alexandra Mignault / Révision linguistique : Marie-Claude Masse / Correction d’épreuves : Isabelle Duchesne et Alexandra Mignault / Design et montage : Rémy Grondin
IMPRESSION ET DISTRIBUTION / Publications Lysar, courtier / Tirage : 32 000 exemplaires / Nombre de pages : 108 / Les libraires est publié six fois par année. / Numéros 2024 : février, avril, juin, septembre, octobre, décembre
DÉPOSITAIRES / Nicole Beaulieu : 418 948-8775, poste 235 nbeaulieu@leslibraires.ca
LIBRAIRES QUI ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO
ALPHA : Frédérick Boulay / APPALACHES : Marjolaine Brodeur, David Lessard-Gagnon / BOUTIQUE VÉNUS : Caroline Gauvin-Dubé, Anthony Lacroix / CARCAJOU : Marilou Bernier, Noémie Courtois, Alexia Giroux, Catherine Lambert / CÔTE-NORD : Lise Chiasson / GALLIMARD : Thomas Dupont-Buist, Alexandra Guimont, Mario Laframboise / HANNENORAK : Isabelle Dion, Cassandre Sioui / LA LIBERTÉ : Julie Collin / LA MAISON DE L’ÉDUCATION : Chryssie Gagné, Andréanne Pierre / LE FURETEUR : Francis Archambault, Mylene Cloutier, Michèle Roy / LE RENARD PERCHÉ : Catherine Chiasson / LES BOUQUINISTES : Élisa Brousseau / LES DEUX SŒURS : Léonie Boudreault / LE SENTIER : Ariane Gagnon / LIBER : Mélanie Langlois / LIVRESSE : Coralline Ethier, Élodie Sabourin / L’OPTION : André Bernier, Christine Picard / LULU : Isabelle Rivest / MARIE-LAURA : Philippe Fortin, Andréanne Perron, Amélie Simard / MARTIN : Marianne Duguay / MÉDIASPAUL : Josianne Létourneau / MODERNE : Chantal Fontaine / MONET : Laurent St-Denis / MORENCY : Danaé Batreau / PANTOUTE : Christian Vachon / SÉLECT : Marie-Helen Poulin / STE-THÉRÈSE : Caroline Gendron, Chantal Hamel-Kropf / ULYSSE : Charlie Guisle, Célie Schaal / VAUGEOIS : Véronique Tremblay, Marie-Hélène Vaugeois
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SUZANNE
JACOB
Champ libre
« L’AMOUR LIVRE » CHRONIQUE
Aujourd’hui, la revue Les libraires me pose une question : « Écrire est-il une façon d’aimer ? » Je voudrais bien y répondre sans mille détours comme auteure de mes propres livres, mais je ne peux pas échapper à ce que j’ai toujours fait : il m’a toujours fallu changer d’abord les questions en de nouvelles questions avant de dégager ce qui me semble une réponse à peu près juste. Je ne sais pas pour vous, mais ça se passe toujours comme ça dans ma tête. C’est la raison pour laquelle je ne fais jamais de tests objectifs pour découvrir certains aspects de ma personnalité qui m’auraient échappé et je ne réponds jamais aux sondages. Voyez comme je suis ! Incapable de répondre à une question par oui ou non, et encore moins par « j’aime/j’aime pas ». J’ai connu une personne-femme qui avait passé le test d’estime de soi de Rosenberg parce qu’elle se soupçonnait de ne pas s’aimer du tout. Elle avait obtenu le score en dessous du plus bas de tous les scores. Or elle avait déjà, avec si peu d’estime de soi, écrit deux pièces de théâtre, des milliers de rapports et de mémos comme attachée politique des ministres L. B. et F. McD., à Ottawa, ainsi que des poèmes et des lettres d’amour à l’adresse de ses amoureux et de ses enfants et petits-enfants, et poursuivi des études en histoire à l’Université d’Ottawa sur le bilinguisme anglais-français tel qu’on le pratiquait au début de la colonie Canada. Puis, elle est partie en quelques heures d’un AVC après avoir prouvé hors de tout doute qu’ÉCRIRE était une façon d’aimer beaucoup les autres même si on ne s’aimait pas soi-même. J’ajouterai que ce dont nous étions persuadées, elle et moi et bien d’autres avec nous, c’est qu’une des meilleures façons d’ÊTRE AIMÉ.ES, c’est de LIRE, puisque c’est par la lecture que nous avons été accueillis en ce monde.
Dans mon essai La Bulle d’encre, j’ai évoqué cette première histoire de lecture qui consiste à être un texte-visage : un enfant arrive et son univers entier, dès ses premières heures et ses premiers jours, se met à la lecture amoureuse des traits et des expressions de ce visage. L’enfant que nous avons tous été, dès la naissance, a été aimé, adoré, adulé par un « lectorat » composé d’au moins une ou deux personnes. Au cours de cette lecture aimante et soignante, l’enfant découvre que certaines réponses de sa part une risette, un sourire, un cri, un soupir, une larme, une grimace réconfortent son lectorat, et même l’émeut ou le fait rire aux larmes. Et au fil des jours qui deviennent des mois, l’enfant-lu devient peu à peu l’enfant-lecteur.
LIRE, c’est une histoire d’amour libre, sans obligation de part et d’autre de décliner une identité ou de s’y tenir à tout crin. On peut s’identifier même à la Lune, même au Néant, être un, être une, puis, tous et toutes à la fois ! Vous pouvez être l’individu ou/et la foule. Vous pouvez quitter le livre sans qu’il vous coure après, vous pouvez le harceler, lui faire dire ce qu’il n’a jamais dit, le faire mentir, il ne vous poursuivra jamais. Il n’attend rien d’autre de vous que ce que vous lui donnez. Vous pouvez lui confier des choses que vous ne confieriez à personne, il ne vous trahira jamais.
Je me souviens si bien de mon premier amour, il s’appelait Thierry tête de fer. J’avais 11 ou 12 ans, je ne savais pas que les livres avaient des auteurs et des auteures. J’aurais été bien emmerdée de rencontrer monsieur Jacques van Harp, un Belge qui écrivait pour la collection « Signe de piste ». Quand on tombe en amour dans la cour d’école, on ne veut pas forcément rencontrer les parents de l’Objet Aimé ! Ah, ce Thierry, il était plus courageux, brave et secret que toute la cour d’école ! Je lui avais confié quand même beaucoup de secrets, et je ne voulais pas que mes sœurs le rencontrent, mon Thierry, ni le lisent, mon livre ! J’ai été fidèle à cet amour dont j’avais inventé la réciprocité en donnant son prénom à mon fils qui est bien sûr plus brave et secret que… !
Il y a plein de livres, plein d’auteurs et d’auteures et de personnages dont j’aurai fait la rencontre et dont je ne me serai jamais sentie aimée parce que je ne serai jamais parvenue à syntoniser leur voix, ou la voix de la Réelle Présence qui émane de toute œuvre. Si on n’a pas le choix, si on est vraiment dans l’obligation de lire ces livres qui ne nous aiment pas pour obtenir son passeport ou son certificat de lecture, alors on doit découvrir les raisons pour lesquelles on n’en est pas aimé. Ne pas nous sentir ou ne pas nous savoir aimés par un livre peut nous apprendre un tas de choses sur nous-mêmes et aiguiser notre capacité à nous défendre, oui, à nous défendre contre les tentatives d’emprise sur l’arbitre de nos pensées. Ce personnage qu’est l’arbitre de nos pensées doit absolument rester libre de son destin. C’est pour ça qu’on l’appelle « le Libre Arbitre » ! Et ce Libre Arbitre, il doit aux livres lus dans la solitude toute la solidité de sa colonne vertébrale. Quand, à peine ouvert le livre, quand à peine passées les premières lignes, les premières pages, je sens la présence réelle m’ouvrir un espace d’écoute inespéré qui paraît tomber du ciel, tomber des nues, tomber du vide, dont la vibration m’enveloppe au plus secret de ma panique, oui, je consens à tomber sous l’influence de cet amour. L’œuvre qui vous entend et qui vous écoute dans la totalité de votre être, c’est
UN NOUVEL INVITÉ
CHAQUE NUMÉRO
« Je n’ay pas plus faict mon livre que mon livre m’a faict, livre consubstantiel à son autheur. » – Montaigne : II, 18, 648c
un amour inclassable. C’est le don qui est l’art, c’est le don qui a fait, fait et fera toute œuvre d’art. La signature de l’auteur ou de l’auteure n’est personne comparativement à la Présence Réelle qui espère la rencontre et la réciprocité au sein de l’œuvre, dans ses pages, dans ses partitions. C’est un amour qui s’adapte et varie avec chacune des lectures qui sont faites. Quelle puissance ! Quel mystère ! Quelqu’un.e à qui s’ouvrir, quelqu’un.e à qui se confier… Vous voyez le passage : d’abord nous faisons l’expérience d’être nourri.es pour passer à l’autre qui est de nourrir. Le texte fait surgir une naissance qui déclenche cette adhésion absolue qui nous a été prodiguée pour que nous survivions à notre naissance. C’est l’entrée dans la transmission qui se joue ici, où on se met à donner comme on a reçu, à nourrir le texte à notre tour en nous ouvrant à lui, en nous confiant à lui, en lui offrant des garanties. Lorsque nous refermons le livre où nous avons trouvé quelqu’un à qui nous ouvrir, quelqu’un à qui tout confier, ce n’est pas sur des pages que nous le refermons, mais sur cette confidence de nous-mêmes. Le passage du don au contre-don nous place alors de plain-pied dans la certitude de notre naissance, comme si elle se trouvait soudain sûre et achevée.
SUZANNE
JACOB / SUZANNE JACOB EST NÉE À AMOS, QUÉBEC. À LA FOIS PAR LE ROMAN, LA POÉSIE, LA NOUVELLE OU L’ESSAI, ELLE MET EN SCÈNE LES RAPPORTS DE LA CONSCIENCE INDIVIDUELLE À LA LOI, CHERCHE OÙ ET COMMENT S’INSCRIT EN CHACUN LA POSSIBILITÉ D’ÊTRE TOUR À TOUR VICTIME OU TORTIONNAIRE, INNOCENT OU COUPABLE. CETTE THÉMATIQUE TROUVE SA SYNTHÈSE DANS SON ROMAN L’OBÉISSANCE . HUMOUR, IRONIE, LUCIDITÉ, RÉVOLTE ET COMPASSION MÊLENT LEUR TONALITÉ POUR CONSTITUER UNE VOIX SINGULIÈRE QU’ON POURRA RETROUVER DANS SES PRÉLÈVEMENTS , DANS LA COLLECTION « PAPIERS COLLÉS », CHEZ BORÉAL, CET AUTOMNE. /