L’INCONNU
DU
BLB
(1)
Atelier d’écriture animé par Gérard STREIFF
A
telier d’écriture, mode d’emploi. Janvier – juin 2006. Chaque mercredi après-midi, je prends le chemin de Bois L’abbé, un quartier populaire perché sur les hauteurs de Champigny
(Val de Marne). À une heure à peine de la Nation, avec le RER puis le bus. Autant dire tout près de Paris centre. Tout près et si loin pourtant. Le quartier plutôt excentré, formé de barres, de tours et d’immeubles administratifs est organisé en cercles successifs. Au coeur se trouve une placette parfois battue par les vents avec, d’un côté, le commissariat et de l’autre, le local pour les jeunes, le PRIJ. Là, plusieurs animateurs affables sont les interlocuteurs respectés de volées d’ados rigolards et polis, dont les parents sont venus des quatre coins du monde. Avec l’entremise des éducateurs, une prise de contact avec ces enfants de B.L.B., comme ils dénomment Bois L’abbé, est organisée ; je leur propose d’écrire ensemble une petite histoire sur leur quartier dont ils seraient les acteurs. Sur le mode du roman policier. Pas diffi cile de trouver avec eux un point de départ pour nos futures aventures : le souvenir des émeutes de novembre 2005 reste vivace. Pas diffi cile non plus de remarquer que parler, ils savent faire, mais écrire leur semble une entreprise carrément saugrenue. Et pourtant, dès notre seconde rencontre, je constate que nombre de ces jeunes gens écrivent bel et bien, dans une langue à eux, le rap, avec des mots à eux aussi. Je dis mon intérêt pour le genre, des bouts de papiers griffonnés apparaissent alors comme par enchantement. Comme si chacun avait rapé, rapait encore ou allait raper demain. Dès lors, un arrangement est trouvé entre nous : chaque semaine, ils me proposent des anecdotes sur B.L.B. dans le même temps où ils me confi ent leurs dernières productions rapées, à charge pour moi d’ordonner un peu l’ensemble pour la semaine suivante. Et ainsi, chaque mercredi, ils viennent, par grappes, lire un nouveau chapitre, amender, corriger, protester, s’esclaffer, avancer de nouvelles idées, transmettre de nouvelles chansons. Au fi l des semaines, alors qu’une manière de rapports confi ants s’établit entre «l’écrivain» et les habitués du PRIJ, l’histoire progresse. Au fi nal, cela donne ce texte. La revue «Les Refusés» a bien voulu le publier. Un grand merci, en mon nom, au nom aussi de la «caillera» de B.L.B. Georges STREIFF
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L’INCONNU DU B.L.B. Texte rapé, conçu par les jeunes du quartier de Bois L’Abbé à Champigny (Val de Marne), avec l’aide de Gérard Streiff. Janvier-juin 2006. À Zyed et Bouna
CHAPITRE 1
« Tout s’achète tout se vend Même les gouvernements Prêts à baisser leur froc Pour une question d’argent »
Ibrahim chantait à tue-tête un vieil air de rap. Il se rappelait bien l’air, il n’était plus sûr du titre. C’était peut-être « L’argent pourrit le monde ». Une chanson de qui, déjà ? NTM ? IAM ? L’argent pourrit, c’est vrai. N’empêche, Ibrahim en voudrait bien aussi sa part. Pas une grosse part, il était pas gourmand. Mais un peu quand même. Il fi lait comme une fl èche avenue Boileau. Enfi n comme une fl èche, façon de parler, disons qu’il allait au maximum de ce que pouvait donner sa mobylette. Il tombait un méchant petit crachin qui venait baver sur la visière en plexiglas de son casque et rendait la chaussée glissante.
« Tout s’achète Tout se vend Même les gouvernements ».
Ibrahim avait deux amours, enfi n un amour, le rap, et un rêve, New York. Il avait une sacrée envie de s’offrir un jour un gros week-end là-bas. Il s’imaginait déjà descendre les avenues de Manhattan, attraper le torticolis rien qu’en cherchant le ciel, au sommet des buildings. Mais le problème pour l’instant, c’était de livrer dare-dare sa pizza, square Carpeaux. Ibrahim, depuis un mois, était livreur.
« Tout s’achète Tout se vend Même les gouvernements ».
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Il prit le virage un peu vite pour s’engager dans la rue Matisse, dérapa sur sa gauche, se récupéra de justesse ; heureusement, il n’y avait personne en face. Et pour cause. La rue semblait coupée. Il vit devant lui comme un soleil devant lequel des gens avaient l’air de danser. La pluie venait juste de s’arrêter mais il distinguait mal. Il freina, fi nit par s’immobiliser et souleva la visière. Le spectacle était sidérant. Un bus, un de ces très longs bus à souffl et de la ligne 208, était en travers de la chaussée et il brûlait. Le feu ravageait l’engin de bout en bout. Autour il y avait plusieurs cordons ; celui des pompiers qui avaient du mal à étouffer le feu, puis une rangée de CRS avait pris position ; elle semblait elle-même encerclée par des jeunes du quartier. Par moments, un petit groupe de policiers faisait une sortie, cavalait après les manifestants sur les trottoirs, les poursuivait jusqu’aux entrées d’immeubles. Ibrahim, toujours à califourchon sur sa mobylette, restait bras ballants ; il en oubliait sa livraison. C’était la première fois qu’il voyait un tel spectacle. On lui avait dit, qu’il y a quelques années déjà, le Bois l’Abbé s’était embrasé, notamment un fameux 14 juillet, mais il n’habitait pas encore là, ou alors il avait la tête ailleurs, en tout cas, il avait loupé l’événement. Il trouvait ça un peu débile de s’en prendre à un bus ; le quartier, du coup, s’isolait du reste de la ville, s’éloignait encore un peu plus des autres. En même temps, il n’était pas trop étonné par ce qu’il découvrait là. « C’est pas venu tout seul » se dit-il.
On sentait en effet la tension monter ces dernières semaines. Les contrôles musclés des policiers se multipliaient ; les échanges de paroles aussi, qui n’étaient pas toujours aimables. Lui même s’était entendu dire des phrases du genre : « T’es pas chez toi » ou encore « Retourne dans ta grotte ». Mais Ibrahim se sentait autant chez lui que l’autre en uniforme. Quant aux grottes, il n’en avait jamais vu. Au bloc Savoie, un contrôle avait mal tourné, un jeune s’était fait amocher à coups de matraque. Bilan ? Six points de suture. Et puis, il y avait eu cette compétition de foot en salle, troublée par l’arrivée de trois cars de CRS ; ce soir-là, les choses avaient failli dégénérer. Alors quand un ministre a prétendu passer les quartiers populaires au Karcher, quand il a traité les jeunes de racaille, forcément des gens ont eu la rage.
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Toutes ces provocs, petites ou grandes, jour après jour, s’accumulaient. C’était chaud, de plus en plus chaud. Ça commençait même à sentir le roussi. Pas étonnant à présent, fi nalement, que ça crame, se dit Ibrahim. Il regardait les fl ammes qui montaient en tourbillonnant, d’abord bleu-jaune puis couleur ocre-orangé pour fi nir dans une colonne noire. Elles jetaient sur tout le quartier une étrange lueur, chaude et inquiétante à la fois, se refl étant dix, cent, mille fois dans les vitres des blocs. Le feu l’envoûtait mais il n’allait pas y passer la nuit quand même. Il se secoua et entreprit de contourner l’incendie. Curieusement les fl ics le laissèrent passer. Sur le moment, il ne chercha pas à comprendre ; il se dit un plus tard qu’il portait ce soir-là une veste imperméable bleu ciel, avec deux larges bandes fl uo ; de loin, dans la confusion générale, avec son casque, sa mobylette, sa veste, on l’avait peut-être pris pour un fl ic. C’était un comble mais c’était comme ça !
Il longea prudemment les immeubles en roulant au pas. Au pied d’une barre de quatre étages, il vit des policiers qui, avec de puissantes lampes torches, éclairaient les fenêtres des appartements. Ceux-ci, alors, étaient dans le noir, sans doute que les gens ne voulaient pas se montrer. Ibrahim se dit que cela devait impressionner les habitants, cette violente lumière qui s’invitait tout à coup dans leur chambre ou leur salon ; il ne comprenait pas pourquoi les fl ics faisaient ça. Il croisa un offi cier qui disait tout haut : « Il y a des petits rigolos, là-haut, qui veulent jouer avec nous ! ». Puis il entendit les petits bruits étranges d’objets qui s’écrasaient au sol, juste devant lui ; c’était des oeufs que des locataires balançaient des fenêtres sur ceux d’en bas. Ibrahim sourit et s’éclipsa.
Soudain, à l’entrée de la rue du Maine, il vit un corps étendu ; c’était un jeune, tête contre le bitume, un petit fi let de sang sortant de sa bouche. Il portait un costume de toile beige, des baskets de la même couleur. De part et d’autre du corps, deux policiers discutaient. Ibrahim eut juste le temps d’entendre : « cuit ». Cuit ? « Le type est cuit », disaient les agents. Ibrahim eut l’impression d’avoir déjà vu le visage du gars à terre, mais il était incapable de mettre un nom dessus ; et puis il n’avait pas trop envie de traîner. Il passa très vite devant le trio. Il fi nit par retrouver sa bande. Les gars se tenaient un peu en retrait sur la
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pelouse. Il y avait là Bwa, David,
Le livreur ne leur laissa guère le temps
Sidney,
de reprendre souffl e.
Ahmet,
Sofi ane,
d’autres
encore, enfi n le groupe presque au
- Les potes, j’ai vu un macchabée !
complet. Ils semblaient très énervés
- Au cinéma ? dit Ahmet.
et parlaient tous en même temps, sans
Les autres rirent. Ils ne semblaient
s’écouter vraiment.
pas le prendre au sérieux.
Bwa interpella une petite équipe de
- Je vous jure.
journalistes qui passaient par là, un
- Un quoi ? demanda David.
cameraman avec engin à l’épaule et
- Un macchabée !
une jeune femme qui faisait mine de
- C’est quoi ça ?
prendre des notes.
Ibrahim s’impatienta.
« Vous êtes contents, là ?!
- Un macchabée, ma-ccha-bée ! Un
Les gens des médias fi rent la moue, ne
type raide, refroidi, kapout, mort,
répondirent pas.
un défunt, un décédé, un trépassé,
« Vous pouvez vendre de la peur,
un claqué, un crevé, un cadavre, un
maintenant,
disparu, tu comprends le français ou
vous
aimez
ça,
hein ! insista Bwa.
quoi ?
La fi lle haussa les épaules et disparut
- Ça va, cool !
avec son co-équipier.
Le livreur expliqua comment il était
Ahmet salua Ibrahim
tombé sur le corps du jeune homme au
- Alors, où t’étais ? t’es jamais là
costume beige. Les autres restaient
quand il se passe de grandes choses,
sceptiques. Il les invita à retourner rue
toi ?
du Maine. Ils n’étaient pas très chauds
- T’as vu un peu, c’est Bagdad, ajouta
mais la curiosité l’emporta. Avec des
David.
ruses de sioux, ils revinrent sur le lieu
Soudain, un groupe de fl ics les prit
de l’incident que tenait tant à leur
en chasse. Ce fut la débandade, allée
montrer Ibrahim. Mais il n’y avait plus
Carpeaux,
Ibrahim
rien à voir. Plus de corps au sol, plus
décampa le premier sur sa bécane.
de fl ics non plus. Restait une vague
La
course
place
Boileau.
pas
trace de piétinements sur le gravier
longtemps. Ils fi nirent par semer leurs
poursuite
ne
dura
et c’était tout. La pluie qui venait de
poursuivants. Mais Bwa boitait, il avait
reprendre avait tout effacé.
perdu une chaussure dans la bataille.
- Alors, il est où ton macchabée ?
- Alors, Bolos’, tu perds ton bien ? lui
- Là, il était là !
dit Sidney.
- T’as pas rêvé, non ?
- Hé, remballe, bougonna l’autre.
- Sur la tête de ma mère.
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- Ibrahim,
tu
bois
trop,
lança
Sofi ane. Mais
le
peut-être trop tôt pour que la presse en parle. Le livreur travailla toute la
groupe
rigoler ;
journée, ne vit aucun de ses amis. Le
le livreur avait l’air si dépité ! Ils
jour suivant, il fut un des premiers
gardèrent
alors
clients du kiosque. Même topo, ou
que leur parvenaient les bruits de
pire : pas le moindre papier sur le
l’incendie, un peu plus loin. Soudain
quartier. Rien, nada, makach.
Ibrahim cria :
Chaque fois qu’il croisait un de ses
« Putain, j’ai oublié la pizza ! »
potes dans la rue, il lui faisait part
tous
évita
le
de
silence,
de son souci mais il sentait bien qu’il CHAPITRE 2
lassait. « Vu…, lui répétait-on gentiment,
Le mort au costume beige obsédait
vu1 !
Ibrahim. Il en rêva la nuit, un drôle de
Mais il n’en démordait pas ; il ne
rêve où il n’en fi nissait pas de tourner
s’expliquait pas cette disparition et
en mobylette autour de sa cité, sur
ce silence ; ça l’énervait grave.
l’avenue
le
Il avait besoin d’en parler. On était
Bois l’Abbé était désert ; pas une âme
mercredi soir, sa bande devait être
qui vive, pas un chat. Simplement, à
au
chaque carrefour, près du gymnase
hebdomadaire
Léo Lagrange, du square Houdon, de
pris l’habitude en effet une fois par
la rue Matisse, de la rue Salomon, le
semaine de se mettre en tas pour
livreur tombait systématiquement sur
parler musique, écouter Mafi a black
un homme qui faisait du stop ; c’était
ou
toujours le même homme, celui du
leurs
costume beige, le visage pâle, les yeux
enregistrements.
Boileau.
Apparemment,
PRIJ.
Pour
Syndrôme.
leur
de
rap.
Ou
propres
rendez-vous Ils
encore
textes
avaient
comparer et
leurs
vides. Bonne pioche ! Ils étaient là. Il régnait Au réveil, maussade, Ibrahim passa
dans le local une ambiance de ruche.
par le kiosque à journaux pour acheter
C’est Hamed qui tenait le crachoir et
Le Parisien. Il n’y avait pas grand-
proposait son texte :
chose d’intéressant sur Bois l’Abbé ; on parlait du bus cramé bien sûr mais
« Ouais ces cops
c’était tout. Comme s’il ne s’était rien
toujours op’
passé d’autre. Surtout pas un mot sur
on n’est pas venu
l’homme mort. Il se dit que c’était
pour se la raconter
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mais pour tout niquer
La
galère,
le
chômage,
c’est
pas
maintenant j’ai les biftons
violent ? Le racisme, c’est pas violent ?
de 5, de 10, de 20 »
Les écoles au rabais et tutti quanti, c’est pas violent ?
Tout en écoutant le rappeur, Ibrahim fit
Et il n’y aurait que le rap qui serait
le tour de la salle, pour saluer les
violent ? Les fi lms amerloks où ils
présents, Sofi ane, Moussa 1, Moussa
s’explosent la tête à longueur de
2, Moussa 3, Sékou, Simamadou, Omar,
bobine, c’est pas violent ? Les infos à
Ili, d’autres encore… En fait, tous
la télé, c’est pas violent ?
ou presque avaient un surnom. Hamed
Ibrahim se dit que si le rap était né
par exemple, c’était Cop’s et Cop’s
dans les quartiers chics, il serait sans
continuait :
doute à l’honneur. Mais comme ça se chante dans les cités, alors faudrait
« Sur mes propres textes
le faire taire.
je suis comme un écrivain op’
Cop’s terminait :
et toujours à regarder des fi lms d’horreur
« Ou regarder le palmarès 2005
ou d’enquête sur meurtre
y a rien de nouveau
quelle est la faille
juste des grosses timpes
pour défi nir cette arme »
c’est toujours la galère 94 mon terre terre »
Peu à peu, le livreur se laissa prendre par
le
rythme mais
pas
au
point
C’était pas mal, vraiment ; il faillit
d’oublier pourquoi il était venu. Il
applaudir.
aimait bien ce genre de musique,
Mais d’autres déjà s’essayaient. Avec
il avait d’ailleurs chez lui une maxi
moins de succès.
collection de rappeurs, NTM, IAM, Rocca, Assassin, KDD, Suprême NTM…
« Bois l’Abbé c’est l’Algérie
Il avait entendu que des députés de
mais c’est aussi le Mali
droite voulaient mettre des rappeurs
le Maroc et puis encore
en tôle. Interdire leur texte, les taxer
quelque chose comm’ les Comores.
de lourdes amendes. Z’étaient, soi-
Bois l’Abbé mec c’est génial
disant, violents. Qu’est-ce que c’était
Même si c’est pas l’Sénégal »
que cette histoire ? C’est le rap qui était violent ou la vie dont parle le rap
À gauche du livreur, Mamadou ne
qui était violente ?
semblait
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pas
d’accord.
Il
venait
justement de rentrer du Sénégal, il
« Suzy », de la rappeuse Diam’s :
était content et pas content du voyage, c’est-à-dire qu’il était content de la
« C’est moi l’livreur
mer, de la plage, du monde, et pas
De Bois l’Abbé
content parce qu’il faisait chaud,
Je fais mon beur
trop chaud, beaucoup trop chaud et
Dans la cité.
puis…
Je rentre l’autre soir
« Et puis quoi ? »
D’une livraison
Mamadou laissa sa phrase dans le
Oh ! Fallait voir
vide.
L’agitation !
On sentait bien qu’il avait d’autres
J’tomb’ sur un bus
reproches à faire mais il n’avait pas
Qui cramait grave
envie de les faire là, devant tout le
Autour, plein d’gusses
monde.
Les keufs qui bavent, Et les pompiers
Sofi ane,
sur
un
coin
de
table,
griffonnait son texte. Ça donnait :
Qu’étaient en transe. Emoustillés Mes potes qui dansent.
« Bois l’Abbé anti indic
C’est là, j’vous l’jure
anti sadique
Que j’vois sur le dos
anti fl ic
Dans la nature
anti scénique… »
Un type K.O. Mais j’suis bien l’seul
Ça partait bien. Plus loin, il était
À l’avoir vu !
question de commissariat, de gestap’.
Pan sur ma gueule
Chauffé par toute cette électricité
On m’a pas cru !
qu’il y avait dans l’air, Ibrahim se mit
Aux potes j’en parle
à improviser. Le thème ? Toujours le
M’traitent de mytho !
même, son histoire de disparu de l’autre
Rien dans l’journal
soir, mais il se dit que s’il le racontait
Rien aux infos !
en rappant, peut-être que les autres
J’ai pas rêvé
l’écouteraient mieux. Son rêve était de
Il était là
les pousser à mener l’enquête avec lui,
Alors qui c’est,
comme ça il se sentirait moins seul.
Que ce mec-là ? À l’aide ! au secours !
Il se mit à chanter, sur l’air de
Qui me dira
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de famille. Sofi ane reprend alors la Au pied d’la tour
parole, toujours en rappant :
Qui c’était l’gars ? » « Non pas d’accord Ibrahim se taille un petit succès.
Une autre idée :
Sofi ane réplique, sur le même ton :
Si’y a pas d’corps Dans la cité,
« Hé ! Tu nous lâches
Si les keufs cachent
Avec c’délire
Son existence
Toi tu rabâches
C’est que cette tache
C’est d’pire en pire »
C’est une balance ! »
L’émulation
poussa
Mamadou
à
intervenir :
À ces mots, l’assistance se tait. Une
balance ?
Autrement
dit :
un
indic ? Un espion ? Un délateur ? Un « Moi j’ai une piste
dénonciateur ? Un informateur ? Un
pour l’macchabée
donneur ? Un mouchard ? Un mouton ?
elle est pas triste
Dans les têtes, les mots se bousculent.
ouais, mon idée »
Chez Ibrahim, ça fait tilt. « Ah mais, en voilà une idée qu’elle est bonne »,
Et il s’arrête ! Frustrés, les autres
se dit-il. Il regarda les autres : à
le poussent à continuer. Il se fait
l’évidence, il n’était pas le seul à le
désirer. Ses voisins s’impatientent :
penser que c’était une bonne idée !
« Ben alors, t’y vas ? ». Mamadou reprend :
À suivre La suite sera publiée dans les prochains
« Le type qu’a fui
numéros de la revue. À partir du numéro
Dans la nature
6 (sortie prévue en mai 2007), le début
À mon avis
du texte sera consultable sur le site
C’est une bavure »
des Refusés.
Une grosse animation règne dans le
1
Laisse tomber !
groupe. Une discussion commence : une bavure ? D’accord. Mais pourquoi personne
ne
vient
revendiquer
le
corps ? Comme si ce type n’avait pas
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L’INCONNU
DU
BLB (2)
Atelier d’écriture animé par Gérard STREIFF
telier d’écriture, mode d’emploi.
A
Janvier – juin 2006. Chaque mercredi après-midi, je prends le chemin de Bois L’abbé, un quartier populaire perché sur les hauteurs de Champigny (Val de
Marne). À une heure à peine de la Nation, avec le RER puis le bus. Autant dire tout près de Paris centre. Tout près et si loin pourtant. Le quartier plutôt excentré, formé de barres, de tours et d’immeubles administratifs est organisé en cercles successifs. Au coeur se trouve une placette parfois battue par les vents avec, d’un côté, le commissariat et de l’autre, le local pour les jeunes, le PRIJ. Là, plusieurs animateurs affables sont les interlocuteurs respectés de volées d’ados rigolards et polis, dont les parents sont venus des quatre coins du monde. Avec l’entremise des éducateurs, une prise de contact avec ces enfants de B.L.B., comme ils dénomment Bois L’abbé, est organisée ; je leur propose d’écrire ensemble une petite histoire sur leur quartier dont ils seraient les acteurs. Sur le mode du roman policier. Pas difficile de trouver avec eux un point de départ pour nos futures aventures : le souvenir des émeutes de novembre 2005 reste vivace. Pas difficile non plus de remarquer que parler, ils savent faire, mais écrire leur semble une entreprise carrément saugrenue. Et pourtant, dès notre seconde rencontre, je constate que nombre de ces jeunes gens écrivent bel et bien, dans une langue à eux, le rap, avec des mots à eux aussi. Je dis mon intérêt pour le genre, des bouts de papiers griffonnés apparaissent alors comme par enchantement. Comme si chacun avait rapé, rapait encore ou allait raper demain. Dès lors, un arrangement est trouvé entre nous : chaque semaine, ils me proposent des anecdotes sur B.L.B. dans le même temps où ils me confient leurs dernières productions rapées, à charge pour moi d’ordonner un peu l’ensemble pour la semaine suivante. Et ainsi, chaque mercredi, ils viennent, par grappes, lire un nouveau chapitre, amender, corriger, protester, s’esclaffer, avancer de nouvelles idées, transmettre de nouvelles chansons. Au fil des semaines, alors qu’une manière de rapports confiants s’établit entre «l’écrivain» et les habitués du PRIJ, l’histoire progresse. Au final, cela donne ce texte. La revue «Les Refusés» a bien voulu le publier. Un grand merci, en mon nom, au nom aussi de la «caillera» de B.L.B.
Georges STREIFF
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L’INCONNU DU B.L.B. Texte rapé, conçu par les jeunes du quartier de Bois l’Abbé à Champigny (Val de Marne), avec l’aide de Gérard Streiff. Janvier-juin 2006. à Zyed et Bouna
La première partie de ce feuilleton, publiée dans le numéro 5, se trouve en ligne sur notre site : http://lesrefuses.free.fr
CHAPITRE 3 brahim partageait tout avec sa bande, depuis toujours, enfin depuis l’école. Les
I
cours, les CD, les tournois de foot, les places de ciné, même de concert, les battel de hip hop. Tout sauf un secret, récent : il était amoureux. Jusque là que du banal.
Surtout qu’on savait vite dans la cité qui sortait avec qui. Mais le problème, c’est que la belle Ouïssane qui occupait ses rêves, cheveux noirs, courts et plaqués à la « Diam’s », yeux de biche et rondeurs un peu partout, Ouïssane donc était une fille des Boulereaux ! Les Boulereaux est un quartier de Champigny à la frontière de Bry sur Marne. Un quartier ordinaire avec son CES, ses tours, ses pavillons. Sauf que Les Boulereaux étaient en froid avec Bois L’Abbé, B.L.B. comme on disait. Enfin, pas tout le quartier, heureusement, mais quelques ados d’ici et de là-bas n’étaient pas vraiment copains copains. Et puis ce n’était pas la troisième guerre mondiale non plus, juste quelques petits énervements quand les bandes se croisaient. Pourquoi cette guéguerre ? Les uns parlaient d’un vol, dans le temps, d’une mobylette, les autres d’un racket de basquette qui remontait à…Mathusalem. En fait plus personne ne savait plus très bien pourquoi les gars des deux quartiers se frittaient. Presque par habitude, par tradition. Un usage, quoi. Récemment encore, à la sortie du lycée Langevin, les deux clans s’étaient retrouvés face à face. Ça n’avait pas traîné : pif paf, l’escarmouche recommençait, les gros mots, les jeux de mains, les coups de tatane, les courses poursuites et tout le tintouin. Les uns et les autres aimaient bien se raconter, après, leurs exploits, vrais ou faux. « Tu te souviens comment on s’est débiné ? » ou « Et l’autre, t’as vu ce qu’il a pris ? ». Bref, c’était un peu « La guerre des Boutons » version 9.4. Bois L’abbé et les Boulereaux remplaçaient les villages de Longeverne et de Velrans, dont les mômes, il y a un siècle, se castagnaient déjà avec application. Sauf qu’à l’époque, ils se piquaient les boutons
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des chemises et des pantalons, alors qu’aujourd’hui, il n’y en a plus trop, des boutons. Ça ressemblait aussi, mais en beaucoup plus petit, à une variante Champigny de « West side story », ce film des années soixante où la bande des « Jets », dirigée par Riff, et celle des « Sharks », dont le boss était Roberto, se disputaient des bouts de trottoir à Manhattan. Et voilà qu’Ibrahim, icône de Bois L’Abbé, n’avait rien trouvé de mieux à faire que de draguer une meuf des Boulereaux. L’amour ne connaît pas de frontières, dit le poète. Notre livreur amoureux était partagé, déchiré entre la fidélité à sa bande et l’attirance pour la fille. Que faire ? Choisir ? Impossible ! Comme il ne se voyait pas raconter ses amours à ses potes, il garda son secret enfoui au fond de sa poche. Mais un jour il se fit piéger. Bêtement. Les choses s’étaient passées ainsi. La bande de Bois L’abbé devait descendre avec Hamet, l’animateur du PRIJ, dans le centre ville. Ils se rendaient à un match de foot et avaient pris place dans un bus, ligne 208. L’ambiance était animée. Sans doute stressés par la compèt’ à venir, les garçons étaient tendus. Hassan s’était mis à improviser un air de rap : « Ya nostic j’ai pris une grosse peine laissé mon engin cinq minutes pendant qu’il keine pour les footballeurs je baise Roy Keyne je déteste l’OM j’suis pour le PSG et j’ fuck le PDG le stylo et moi on s’roule des pelles je le prends au marquage et je le lâche pas d’une semelle mon son est vener je le sais il se permet de rouler dans les Champs Elysées pas besoin de carte grise ou d’être français rien à foutre de la politique pas besoin de compatriotes le maillot que j’ porte représente Authentic C’est ROM qui te braque sans être armé pour les mecs cagoulés qui viennent te désarmer » Le groupe suivait le rythme en hochant la tête. C’est alors que Moussa 1 hurla : « … tain, les mecs, j’hallucine ! Zyeutez l’Ibrahim ! »
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Le bus venait de s’arrêter à un feu rouge, juste en face d’un Mac Do qui faisait l’angle ; le restau était à demi désert sauf qu’il y avait un couple bien en vue au premier plan, assis derrière la vitre, et qui se faisait des mamours au-dessus de deux burgers. Il était difficile de ne pas les voir. Or le couple en question, c’était Ibrahim et Ouïssane. Le livreur avait raconté à ses copains qu’il ne pouvait pas venir au match de foot car il devait aller voir sa grand-mère à l’hôpital. Tout le bus avait en tête son « excuse ». Les rires éclatèrent. « Dis donc, elle se porte pas mal la grand-mère ! » dit Slimane. « Mais, cria Moussa2, vous avez vu avec qui il est, le ouf ? C’est la Ouïssane des Boulereaux. » Stupéfaction dans l’assistance. On dévisage la fille comme une extraterrestre. C’était pourtant vrai. La Ouïssane ! Alors la bande, amusée, se mit à frapper contre la fenêtre ; ça fit tellement de raffut qu’Ibrahim finit par l’entendre. Oubliant un instant sa partenaire, il se tourna vers la rue et le bus. Il découvrit alors toute sa bande, hilare, le nez collé à la vitre du véhicule, lui faisant des signes moqueurs de la main. Le visage du garçon se décomposa, ses yeux s’arrondirent comme des boules de billard, un sourire un peu idiot apparut sur ses lèvres ; il aurait bien voulu se cacher n’importe où, derrière la carte du restaurant, derrière son burger, derrière le verre de coca, mais il était trop tard ! Il était repéré. « Déserteur ! » cria Moussa 3. Ouïssane, étonnée, suivit le regard d’Ibrahim et saisit vite ce qui se passait ; elle connaissait l’équipe de Bois l’Abbé, elle comprit le drame que vivait son fiancé ; le couple était pris en flagrant délit ; et la torture durait, le feu semblait vouloir rester interminablement au rouge, le bus ne bougeait pas, la bande se moquait des amoureux de plus en plus fort. Plus tard, Ibrahim dira qu’il a connu là les pires instants de son existence. Le feu vert, enfin ! Le bus s’ébranla, disparut. Ibrahim était K.O. debout, épuisé comme s’il venait de se taper dix battles de hip hop sans s’arrêter. Il n’était vraiment plus en état de séduire la fille ; il n’avait plus la tête à ça, le charme était rompu. Il était découvert, ridiculisé ! Il ne savait pas comment il allait faire pour reparler à ses potes ! Dans le bus, on blaguait à mort sur le traître. Puis Bwa se lança à son tour dans une improvisation de rap. « Ouais là ces cop’s
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je pose mon instru un peu mal construit mais qu’est-ce qui se passe tous les jeunes veulent aller dans la mauvaise passe franchement je les comprends ça vient d’authentiques cérom l’équipe qui te flache au gom gom viens pas dans ma cité le bois l’abbé sinon tu vas te faire engrainer après tu seras mal tu vas repartir avec le visage pâle trop de violence dans ce monde c’est tellement atroce toutes les choses que j’ai vues sont dans ma tête alors tu peux pas teste ma tess j’arrive avec la section criminelle je retrousse le chargeur quand je te vois j’ai envie de charger mais j’peux pas, y a trop de condés vise un peu nos vies, merde quand tu nous vois en galère poser sur le terre terre et tu veux rien faire mais je t’aurais à la prochaine là ces cops qui te mettent H.S. avec les mecs du B.L.B. non, y a pas de caresses » Le lendemain, Ibrahim retrouva sa bande au Prij. Il s’attendait au pire. Il ne fut pas déçu. Les vannes tombèrent sur lui comme les obus US sur Bagdad. « Alors, on pactise avec l’adversaire? On caresse l’ennemi ? On passe de l’autre côté ?» Il avait décidé de tout endurer, de supporter les critiques. Il eut droit aux mots de judas, de parjure, de renégat, de transfuge, de félon, d’infidèle, de déloyal. Tout, il accepta tout. « Et la prochaine fois qu’on rencontre les Boulereaux, tu fais quoi ? Tu vas à l’infirmerie ? Tu restes sur le banc de touche ? Tu vas voir les keufs ? Ou tu nous tapes dessus ? »
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Le livreur ne disait toujours rien, à croire qu’il s’était mis de la cire dans les oreilles. La bande fit semblant de bouder, il resta dans son coin. Puis de nouvelles attaques partirent. « Et ta Ouïssane, comment elle est ? Elle embrasse bien ? Depuis quand ça dure ?» Et c’était reparti. Toujours muet, il laissa passer l’orage. C’était la meilleure solution. Le jour suivant, on le vannait déjà moins ; au bout d’une semaine, l’incident semblait oublié, Ibrahim, qui avait fait le dos rond pendant tout ce temps, retrouva sa place dans le groupe. Il jugea alors qu’il pouvait reparler de son mystérieux bonhomme au costume beige, celui qui avait disparu, le soir des incidents. Il avait griffonné un vague portrait robot du gugusse. En le dessinant, il se dit qu’il était sûr d’avoir déjà vu ce gars une ou deux fois. Où ? Au kiosque ? À la pharmacie ? Au café ? Dans le bus ? Il ne lui avait jamais adressé la parole mais il l’avait croisé, c’est sûr. Un gars aux cheveux bouclés, foncés, au visage maigre, des yeux un peu plissés, une bouche droite. Plusieurs de ses potes firent le tour de la cité avec une photocopie du dessin. « Z’avez pas vu ce bonhomme ? qu’ils demandaient à droite et à gauche. Ça vous dit quelque chose ? » Mais personne ne réagissait. On colla quelques affichettes avec sa bobine dans des cages d’escalier, mais aucune réaction. Le silence radio.
CHAPITRE 4
Les semaines avaient passé très vite. Ibrahim voyait moins le groupe. Avec les fêtes de fin d’année, tout le monde avait l’air d’être occupé dans son coin. Le livreur n’avait plus revu Ouïssane depuis l’aventure du Mac Do. La fille lui manquait mais il ne savait pas comment renouer avec elle. C’est alors qu’il y eut à Bois l’abbé le mariage d’amis maliens, Coula Kanamakasy et Bijou. Bijou ! Comment rêver de plus beau nom pour une fiancée : Bijou ! C’était encore l’hiver mais il faisait, le jour des noces, un temps exceptionnel, un beau soleil chaud comme cela arrive parfois en cette saison, une lumière à redonner le moral même aux plus déprimés, un ciel bleu marine à vous croire en vacances. À voir l’agitation à Bois L’Abbé, ce matin-là, on pouvait penser que Coula avait invité à la cérémonie tout le quartier ou presque. Des centaines de personnes étaient attendues à la fête. Tous les garçons du groupe avaient répondu présent à l’appel ; il ne manquait personne. Ils s’étaient sapés comme des milords pour l’occasion.
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Adieu casquettes, basquettes et sweats… Bonjour le costar, la chemise blanche souvent, la cravate parfois, même le nœud papillon pour Ibrahim ! Et puis tous portaient des mocassins de circonstance. Ils étaient beaux comme des petits princes ou comme des Rois mages. Un peu intimidés aussi par leur tenue ; ils se sentaient sérieux, grandis et du coup ils n’osaient pas trop chahuter. Mais même si les gars étaient parfaits, ils n’arrivaient pas à la cheville des meufs. Car la bande des filles était là aussi, bien sûr, au grand complet Des splendeurs, un vrai bataillon de charme, une brigade de starlettes, une petite armée de rêve, qui avançait groupée, désinvolte, l’air de dire : « Z’avez encore rien vu, les mecs ! » Il y avait là Fily, Fatoumata, Nadamé, Adam, Sandra, Safi, Fatou, Nany et Sylvette (ou Shirley), d’autres encore. Elles offraient au quartier un vrai défilé de mode. Chacune avait sa couleur. Elles avaient dû en parler avant entre elles, se partager les tâches ; ou alors c’était un pur hasard, comme un miracle. À les voir avancer, toutes ensemble, on avait l’impression d’accueillir un arc en ciel, un bouquet de fleurs, un feu d’artifice. Elles chantonnaient tout en marchant le dernier CD de « Diam’s » : « Y’a cette meuf qui vend ses fesses pour payer son loyer Et ce mec qui vend de la CC à ceux qui aiment se noyer Y’a cette petite que l’on détourne au bas d’une tour Et qui tourne et qui tourne puis qui pleure et qui court Là où la barbe fait baliser Là où les gosses sont agités Là où les caves sont des apparts Là où les femmes sont des papas ». Découvrant les filles, Moussa3, qui avait l’habitude de parler vite, une vraie mitraillette à paroles, et qui mettait le mot « mère » à toutes ses phrases, au point qu’on le surnommait parfois « ma mère » pour le charrier, Moussa3 donc, découvrant ses copines, déclara, tout retourné : « J’suis égaré d’ma mère ! » Une enfilade de voitures se forma, une trentaine en tout, pour se rendre jusqu’à la mairie. « Voulez vous prendre pour épouse… ? Oui. Voulez vous… oui », la partie officielle du mariage fut vite réglée. Et tout le monde regagna la cité de B.L.B. Quelle caravane ! Un convoi de bagnoles bruyantes, un défilé joyeux, un vrai caravansérail. On se serait cru lors d’une étape du Tour de France ! Ou un jour de
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triomphe des « bleus » au championnat du monde ! La procession de voitures tourna et retourna dans les rues de Bois l’abbé comme si elle ne retrouvait plus l’adresse de fête ; elle fit deux fois le tour de l’Avenue Boileau, prit les rues Salomon et Carpeaux dans les deux sens. Tout le monde klaxonnait avec entrain. Les bus qui passaient par là voulurent participer à l’orchestre : ils jouèrent du klaxon à leur tour. ça faisait un bruit d’enfer. Ou de paradis. Tous martelaient le même rythme : un-deux, un-deux-trois, un-deux, un-deux-trois ! Comme s’ils scandaient : « Cou-laet-Bi-jou ! Cou-la-et-Bi-jou ». Les gens du quartier s’étaient mis au fenêtre, souriaient, agitaient les bras, poussaient des « youyous » ; des mémés avaient pris des casseroles et frappaient avec, sur leur balcon, en reprenant le refrain général : « Cou-la-et-Bijou ! Cou-la-et-bi-jou ! » On avait même l’impression que les bébés dans leur berceau pleuraient en respectant le refrain de Bois L’Abbé. « Cou-la-et-bi-jou ». Un vrai moment de bonheur. Les mariés justement, les héros, Coula et Bijou, ouvraient le cortège. Les voitures se rangèrent autour du Square Carpeaux. On avait interdit ce jour-là le parking, on avait même fait dégager le tas de cartons et de détritus qui enlaidissait d’habitude un coin de la petite place, car on avait dressé une grande tente, chauffée, pour la fête. De toute façon, il n’y avait pas de salle assez grande dans le coin pour accueillir la noce. Des volontaires se chargèrent de préparer un barbecue géant ; comme le soleil n’arrêtait pas de taper, on pouvait faire ça tranquillement en plein air ; des voisins avaient préparé des plats exprès pour la rencontre ; chacun venait avec ses cadeaux, du plus modeste au plus voyant ; on organisa des séances photos, les mariés seuls, les mariés avec la famille, les mariés avec les amis, les mariés avec le groupe, les mariés avec chacun des invités ; on mit de la musique. C’est Fily qui s’en s’occupait. Elle mélangeait tous les genres, pourvu qu’il y ait du rythme : musique sénégalaise, antillaise, Rn’b, raï, zouk, du rap même… Les gars et les filles, qui étaient restés un peu dans leur coin respectif jusque-là, commencèrent à se mélanger. Fily vint dire à Ibrahim qu’une surprise l’attendait du côté des meufs. Curieux, il rendit visite au bataillon féminin et tomba sur… Ouïssane. Elle était elle aussi sur son 31, un oiseau du paradis, avec une tunique en soie à fines bretelles, un décolleté gansé d’un volant, couleur jaune, portée avec une jupe volante, en soie, verte, coupée en biais, zip et boutons sur le côté, avec des ballerines de la même couleur que la jupe. Le temps d’accuser le coup, le livreur ne trouva rien de mieux à lui dire que : - Tu fais quoi là ? - Bonjour l’accueil ! répondit la fille.
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- Excuse, c’est l’émotion ! - Quant même, c’est pas très poli ! - OK, mais tu fais quoi là ? - Je révise le bac ! - Arrête ! - Bin, tu vois bien ce que je fais ! - C’est-à-dire ? - T’es relou : je suis invitée par Bijou et les filles. OK ? Ces dernières étaient venues faire front autour d’Ouïssane, pour manifester leur solidarité de filles, au cas où il y aurait un problème. - Tu l’invites pas à danser ? demanda Fily à Ibrahim. Le livreur tendit la main à la fille des Boulereaux et le couple dansa sous l’œil de la bande de B.L.B. qui, cette fois, ne dit rien.
CHAPITRE 5
Ce jour de noces à Bois L’abbé fut parfait ; un jour béni, un moment de grâce ; on chanta, on rit, on cria, on dragua. En fin de journée, les garçons avaient tombé la veste ; les filles, ravies, n’arrêtaient pas de commenter l’événement. « Ce mariage ?! Idéal, vraiment idéal ! s’exclama Fatou. On faisait une pause, entre deux moments de danse. Les gars parlaient des filles, les filles parlaient des gars. Normal. « Sont drôles, les mecs, dit Fily. Z’avez remarqué comme ils ont tous besoin de se trouver un surnom ? Il y a pas de surnom chez les filles ! - Ils se la jouent, ajouta Fatoumata. - Mais faut dire que les surnoms qu’ils trouvent sont souvent marrants, dit Nadamé. - Par exemple ? demanda Adam. Sandra commença l’énumération : « Moi, je connais Ackro, Cop’s, Barza… » Safi continua : « Zep’s, Kamaz, KX… - Il y a aussi Poisson, Paillasse, Sergent, ajouta Sylvette. - Et Général Ako, Justice, Karlito… - Ou Chaca-Zoulou, Caz, Aéron… - Sans oublier Goûter, Robot, Tsétsé…
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- Et Corbeau, Kolo’s, Mad’leine… - Mais aussi Boss, Foster, S’kro… - Mecano, Foyard, Glam’s… - S-mk, Re12, Zig Zag… - Il y a encore Djelaks, Habs, Chourais… - Et puis Soupap’s, Skyblog… On se serait presque cru à un jeu télé où l’animateur venait de demander : « Donnez une trentaine de surnoms utilisés à B.L.B. ». Les filles étaient super compétentes. Elles avaient l’air de connaître tous les secrets de la cité. 35 appelations qu’elles avaient trouvées, en un rien de temps ! Si ça avait été en vrai, elles auraient gagné le gros lot. Ibrahim riait en les entendant égrener tous ces sobriquets sur lesquels il pouvait, chaque fois, mettre un visage. Il avait trop dansé, il retira sa veste à son tour. Le portrait robot du disparu qu’il avait toujours sur lui tomba de sa poche. Fily la ramassa. Les meufs, curieuses, regardèrent le visage dessiné. - Mais, c’est le voisin ! dit Sandra. - Quel voisin ? s’étonna Ibrahim. - Ben, ton gars sur le dessin ! - Oui, et alors ? - Ben, je le connais ! - Tu rigoles ? - T’es sourd ou quoi, je te dis que ce gars habite en bas de chez moi. Ibrahim était estomaqué. Des semaines qu’il essayait de mettre un nom sur le gusse, il avait ennuyé tous ses copains avec ça, il avait interrogé les gens, il avait collé des affichettes. Tout ça pour rien. Et tout à coup, sans s’y attendre, un soir de noces, au milieu d’un bal, une nana lui filait, l’air de rien, une information sensationnelle. Il s’étrangla d’émotion : - Ton voisin ? - Affirmatif ! - C’est lui ? t’es sûr ? - Oh, t’es zehef, toi! - Excuse mais ça fait tellement longtemps que je cherche ce type... - Bon bin, si ton dessin est ressemblant, c’est lui, sur la tête de ma mère. C’est le voisin ! - Pourquoi tu l’as pas dit avant ? - Mais parce qu’on ne me l’avait pas demandé. - Sans blague, t’avais jamais vu les affichettes ?
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- Quelles affichettes ? - Mais en bas de ton escalier. - Jamais ! - C’est qui qui devait faire son quartier ? s’impatienta Ibrahim. Personne ne répondit. Fily calma le jeu : - Sois pas yéyé ! On s’en fout de ton histoire d’affichettes ? Si ce type t’intéresse, l’important, c’est d’avoir une piste, non ?
Sandra expliqua qu’à l’automne dernier, un jeune homme avait emménagé dans son escalier, dans un studio au premier étage. Elle pouvait même dire le numéro de la porte, le 201. Elle s’en rappelait bien car le type avait bloqué l’ascenseur, ce jour-là, elle avait piqué une colère, elle était tombée sur le gars qui s’était excusé. C’était la première fois qu’elle le voyait dans le quartier. Elle pourrait presque dire : la première et la dernière fois, car par la suite, elle l’avait juste entr’aperçu, de loin, en passant, une ou deux fois. Puis il avait disparu. Du jour au lendemain. Mais comme personne ne le connaissait dans l’escalier, personne ne s’était vraiment étonné de ne plus le voir. - Et c’était quand déjà? - Quand quoi ? - Quand il a disparu ? - Vers novembre. - Au moment des émeutes ? - Oui. - Quand le bus a cramé ? - Si tu veux… - Non, faut être précis ! - Ah, écoute, sois pas rapace, c’est des souvenirs qui remontent à des mois et tu me demandes des détails pas possibles ! - OK. T’as raison. Donc c’est lui, bon dieu, c’est lui ! criait Ibrahim. - Et pourquoi tu le cherches ? demanda Sandra. - Comme ça ! - Comment ça comme ça ? Finalement il raconta aux filles l’épisode des émeutes de novembre, du corps couché entre deux keufs puis du même corps disparu. Volatilisé. - Il est de ta famille ? s’étonna Fily. - Non. - Un pote ?
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- Non plus. - Un bolos ? - Non. - Il t’a chouravé quelque chose ? - Non plus. - Il t’a mis une pilule ? - Mais non. Je connais même pas son nom ! - Alors pourquoi tu le cherches ? - Parce qu’il y a un mystère ; sa disparition est un mystère ; et moi, les mystères, faut que je les comprenne sinon je deviens malade ! déclara-t-il, en frimant un peu. - Et comment il s’appelle ? insista Sandra. - Comment ça, comment il s’appelle ? réagit Ibrahim. Mais j’en sais rien, je te l’ai déjà dit. C’est toi qui vas me le dire, comment il s’appelle. C’est ton voisin, non ? - Mais j’en sais rien moi non plus. Je te dis, je ne l’ai vu qu’une fois, on ne s’est parlé qu’une fois. Et encore, ça a duré deux minutes, maxi. - Mais il y a un nom sur la porte ? - Non. - Non quoi ? - Il y a pas de nom sur sa porte. - Et sur sa boîte aux lettres ? - Non plus. - La galère ! La fête était loin d’être terminée mais Ibrahim invita ses amis, garçons et filles mêlés, jusqu’à l’immeuble de Sandra. Histoire de prendre l’air avant de recommencer à danser. Arrivée devant chez elle, elle leur montra la fenêtre du premier. Les volets étaient tirés. Pas la moindre lumière derrière. La boîte aux lettres du 201 était pleine de prospectus, on n’avait pas dû l’ouvrir depuis des semaines. Elle était anonyme. Anonyme aussi la porte du studio du premier. « Faudrait trouver un passe ! dit Ibrahim. Le serveur se demandait quelle surprise pouvait bien les attendre derrière la porte du disparu ! « Tu verras ça plus tard ; pour l’instant, direction les noces de Bijou et Coula, suite et fin » dit Fily.
À suivre
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L’INCONNU
DU
BLB (3)
Atelier d’écriture animé par Gérard STREIFF
telier d’écriture, mode d’emploi.
A
Janvier – juin 2006. Chaque mercredi après-midi, je prends le chemin de Bois L’abbé, un quartier populaire perché sur les hauteurs de Champigny (Val de
Marne). À une heure à peine de la Nation, avec le RER puis le bus. Autant dire tout près de Paris centre. Tout près et si loin pourtant. Le quartier plutôt excentré, formé de barres, de tours et d’immeubles administratifs est organisé en cercles successifs. Au coeur se trouve une placette parfois battue par les vents avec, d’un côté, le commissariat et de l’autre, le local pour les jeunes, le PRIJ. Là, plusieurs animateurs affables sont les interlocuteurs respectés de volées d’ados rigolards et polis, dont les parents sont venus des quatre coins du monde. Avec l’entremise des éducateurs, une prise de contact avec ces enfants de B.L.B., comme ils dénomment Bois L’abbé, est organisée ; je leur propose d’écrire ensemble une petite histoire sur leur quartier dont ils seraient les acteurs. Sur le mode du roman policier. Pas difficile de trouver avec eux un point de départ pour nos futures aventures : le souvenir des émeutes de novembre 2005 reste vivace. Pas difficile non plus de remarquer que parler, ils savent faire, mais écrire leur semble une entreprise carrément saugrenue. Et pourtant, dès notre seconde rencontre, je constate que nombre de ces jeunes gens écrivent bel et bien, dans une langue à eux, le rap, avec des mots à eux aussi. Je dis mon intérêt pour le genre, des bouts de papiers griffonnés apparaissent alors comme par enchantement. Comme si chacun avait rapé, rapait encore ou allait raper demain. Dès lors, un arrangement est trouvé entre nous : chaque semaine, ils me proposent des anecdotes sur B.L.B. dans le même temps où ils me confient leurs dernières productions rapées, à charge pour moi d’ordonner un peu l’ensemble pour la semaine suivante. Et ainsi, chaque mercredi, ils viennent, par grappes, lire un nouveau chapitre, amender, corriger, protester, s’esclaffer, avancer de nouvelles idées, transmettre de nouvelles chansons. Au fil des semaines, alors qu’une manière de rapports confiants s’établit entre «l’écrivain» et les habitués du PRIJ, l’histoire progresse. Au final, cela donne ce texte. La revue «Les Refusés» a bien voulu le publier. Un grand merci, en mon nom, au nom aussi de la «caillera» de B.L.B.
Georges STREIFF
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L’INCONNU DU B.L.B. Texte rapé, conçu par les jeunes du quartier de Bois l’Abbé à Champigny (Val de Marne), avec l’aide de Gérard Streiff. Janvier-juin 2006. à Zyed et Bouna
Les deux premières parties de ce feuilleton, publiées dans les numéros 5 et 6, se trouvent en ligne sur notre site : http://lesrefuses.free.fr
Chapitre 6
« Sarkozy va venir au PRIJ ? ! - Quoi ? - T’es sourd ou quoi : je te dis que Sarkozy va venir au PRIJ ! - De BLB ? - De BLB ! - Quand ? - Ce soir ! - Tu déconnes ! - Je te jure ! »
On devait être une semaine après le fameux mariage de Coula et Bijou. La nouvelle sensationnelle venait de traverser la cité, comme un coup de canon, comme une traînée de poudre, comme une explosion nucléaire : Sarkozy allait venir au PRIJ de la cité de Bois L’Abbé ! On se pinçait pour être sûr de ne pas rêver ! Et tout cas, il ne manquait pas de culot, celui-là. Sarko à Champi ! Sarko à B.L.B ! Pire : Sarko au PRIJ ! Quel défi ! On avait quelques questions à lui poser, à Môssieur le ministre ! Et on allait les lui poser en face ! Au fait, qui est-ce qui avait donné l’info ? Qui avait annoncé, le premier, la venue de l’autre dans la cité ? Les choses étaient allées tellement vite qu’on ne le savait plus vraiment. Mais bon, un RV avec Sarko au PRIJ, un face à face avec l’avocat de Neuilly, fallait pas rater ça. Chaud devant !
En fin d’après midi, le local de la jeunesse de la rue Goujon était plein comme un œuf. Bourré comme une rame de métro un jour de grève. À se demander s’il y aurait encore de la place pour le ministre, quand il viendrait, tellement toutes les pièces étaient
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bondées à craquer. Tout le monde
Sous ses airs tranquilles, Cop’s était un
s’entassait,
contre
nerveux, comme son rap. Son rythme
épaule, tout le monde tendait le cou : il
debout,
épaule
était bon mais ça ne faisait pas venir
est où, le ministre ? Il y avait une telle foule
Sarkozy plus vite.
que Hamed, l’animateur, commençait
À l’autre bout de la salle, Chaca-zoulou
à craindre que les larges fenêtres de la
ne laissa pas retomber l’attention; il prit
grande salle explosent sous la pression du
aussitôt la parole, toujours en rappant :
public. « On arrive brutal au bois 94.5 double Le temps passait, toujours pas de Sarko à
zéro
l’horizon. On poirotait, on hésitait. Cop’s,
Tu peux pas texte ici c’est le 94 bois
qui détestait attendre, improvisa alors un
J’ai entendu que tu voulais test la mafia
petit rap :
Si tu veux nous narguer C’est que tu cherches à te suicider
« Moi j’arrive dans le rap pour vous
Chez nous c’est Alcatraz
perturber…
On n’est pas des fouteurs de merde
Dès que j’arrive vous êtes déjà tous en
Mais si vous nous cherchez
train de reculer
Sachez qu’on est toujours là
Mais moi j’viens poser mes phrases
Quand t’entends la mafia black
comme un youvoi
Tu te pisses dessus à l’idée de te faire
Tu ne vois pas parce que je fais des choses
Trancher la gorge
calmement
On n’est pas des frimeurs
M.C., apparemment tu me cherches
mais juste des mecs qui essaient de
Bolos, tu me stresses, tu sais où j’traîne
percer
Je serai ravi de t’accueillir
On habite en France
et de te faire repartir en express
Mais on vit à l’américaine
C’est pour tous les bolos que j’dis ça
Le bois c’est notre Harlem à nous
J’parle pour moi, bonhomme
Mais nous on va leur montrer
Digne de te mettre une grosse hagla
Que, même en étant dans le ghetto, on
Moi je parle pour ton alibi
va s’en sortir
Ou ton élixir
Fuck les Boulereau, une cité qui cherche
Tu te la racontes trop, tiens, bâtard
les embrouilles
J’t’ efface d’un coup de tir
Sans avoir de quoi se défendre
Ça te fera cesser de jouer le martyr
Si vous voulez vous approvisionner
Et toi tu crois je crains le pire ».
Vous avez juste à demander le bois Et tu seras le bienvenu dans ma street
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Mon rap sort des halls du bled où il fait
on est venu te ken
sombre
car tu nous fais de la peine
C’est CAZ en direct du 94
si t’as un problème
Robot accro au micro Dans
ma
bande
je te précise ma team n’a pas de time que
des
blacks
fâchés ! »
c’est du 100% 94500 le son qui te met en sang plus rapide qu’un pur-sang
Il régnait à présent une ambiance du
génération 89 c’est nous
tonnerre au PRIJ, la température était
on vient te remettre à neuf, toi et ta meuf
montée au maximum ; il y faisait chaud
et fais preuve de bon sens
comme dans un sauna. Mais toujours pas
en écoutant notre son »
de ministre en vue. Un troisième chanteur, KX, se proposa :
L’assistance, bougeait
comme
sur
la
un
seul
musique.
corps,
Mais
on
« Je viens du bois pas de Boulogne mais
commençait à trouver que le ministre se
de Champigny
faisait désirer. Paillasse déclara alors :
Rien ni personne ne peut teste
« Je suis sûr qu’y cause pas BLB, l’autre !
Reste en dehors de notre tesse et tout ira
- Qui ça ?
bien
- Ben l’ministre ! »
Pas de corps à corps
Dans la salle, les gens opinaient. Paillasse
Que des tête à tête
continuait :
Qui se finissent mal
« Si je lui dis par exemple : à BLB, on banave
T’as eu tort de vouloir nous tester
pas ; les bolos se font pas carna, on
on nique tes gaz, reste à l’aise
chourave pas, on courave pas, il y a des
nos criminels sont de la section
geush, il y a des go, on fait pas de krom.
la
protection,
c’est
l’escorte
qui
la
Allez, nashave, tu m’as mis une pillule ;
produit
je poucave pas, même les pouraves ;
donc on déduit que l’émeute
ce raclo, c’est un rapace ; remballe si tu
provoque un syndrome meurtrier
veux pas rodaver. Vu ? T’es yéyé ou quoi ?
je te l’ai déjà dit
Je suis zehef ! »
on te fusille
La salle riait.
ma clique n’a pas la gâchette facile
« Si je lui dis ça, il entrave que dalle ! »
mais les points agiles
« Que dalle » reprit l’assistance.
c’est KX Mc des Comores j’ai déclenché ta mort
Quand le brouhaha se calma, on entendit
sur un instru américain
une voix s’élever :
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« Au fait, il doit arriver à quelle heure, le
fit même des heures sup en soirée. Il était
ministre ? »
crevé et frustré, car il aurait bien voulu voir
Mais personne ne répondit. Une vague
le match Lyon – PSG. En même temps, il
inquiétude
savait que le patron de la sandwicherie
commença
à
parcourir
l’assemblée. Une autre voix :
allait enregistrer pour lui la partie. Il
« C’est qui qu’a annoncé la venue du
devait le retrouver après sa tournée ; il lui
ministre ?
demanderait par la même occasion si
- Ben, tout le monde !
le gars de la photo était déjà venu chez
- D’accord, mais c’est qui qui l’a dit le
lui ; comme ça, Ibrahim continuerait son
premier ?
enquête.
-
?!
- C’est toi, Barza ?
Il faisait nuit noire quand il retrouva la
- Non, c’est Goum’s !
rue marchande de BLB. Le coin était un
- Tu rigoles, c’est Zep’s !
peu plus animé depuis quelques années,
- Faux, c’est KX !
plusieurs magasins avaient ré-ouvert leurs
- Désolé, c’est Fil !
portes. La sandwicherie sentait le neuf ; le
- Pas du tout, c’est Poisson !
patron avait refait toute la décoration,
- Mon œil, c’est Paillasse ! »
couvert les murs de petits carreaux en céramique, l’ensemble était très élégant ;
Et ainsi de suite… C’était tout le monde et
il avait même ajouté une nouvelle salle ;
personne, en fait. Peu à peu, l’assistance
à l’évidence, il était fier et il avait raison :
comprit qu’elle avait été la victime d’une
son restaurant était accueillant.
fausse rumeur. Née on ne sait où et qui ne tenait pas debout. Y aura pas de
Ibrahim tomba sur Caz, qui était en train
ministr au PRIJ car il n’en avait jamais été
d’écrire de nouveaux textes de rap. Ce
question. Bref, y avait plus qu’à rentrer à la
dernier était ravi de les faire écouter au
maison. La visite du inistre, ce serait pour
livreur.
une autre fois. Peut-être. Nempêche, on
« Tu seras le premier à les entendre ! »
s’était quand ême fait unesoiréera.
Ibrahim prit place à côté de lui :
CHAPITRE 7
« La mafia black jamais endormie toujours op pour passer à l’attaque
Le
lendemain
avait
été
rude
pour
on a plus la rage que tous nos ennemis
Ibrahim. Il n’avait pas arrêté de livrer des
nous sommes des éternels débrouillards
clients toute la journée. À croire que tout
venus tout droit du 9.4.
BLB avait décidé de se faire une pizza. Il
je commence à écrire mes textes
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avec un cœur rempli de rageet si t’es
C’est pour tous les mecs
dans l’obscurité
Qui n’comprennent rien à la vie
dis : la mafia black
Fais-moi de la place pour passer
et t’auras de la lumière
C’est pour tous les douaniers
je suis l’avocat défenseur du ghetto
Laisse-moi passer enfoiré
pour les amateurs de la chourave
Moi je viens du ghetto dans un quartier
venez au bois et demandez Counta
chaud
je vous montrerai le chemin à prendre »
Appelé Bois L’Abbé Je suis qu’un MC amateur
Caz voulait l’avis d’Ibrahim.
Mais avant tout un délinquant de la rue On essaye tous de s’en sortir
« Alors ? Comment tu trouves ?
Mais c’est pas facile
- Bien, mon pote, bien. De belles phrases !
Je snife pas de la coke ni de l’alcool
J’aime bien : « Je suis l’avocat défenseur
On vit au mieux avec
du ghetto. » Mais pourquoi tu veux
tous les biens que nous possédons
« envahir la France » ? C’est drôle ça. T’es
C’est pour tous nos frères du bled
en France, non ? Et t’es aussi la France, toi
Continuez à croire à vos rêves
non ?
Un jour ils se réaliseront »
- Bof… - Ou alors pour toi, la France, elle
« Bien, mon vieux, bien, il y a du rythme.
commence quand tu sors de la cité ?
Et le son est bon :… les mecs des halls qui
- Exact !
terminent en tôle… Même si c’est triste.
- Ha bon !
- Attends, Ibrahim, j’ai pas fini.
- Allez, assez de baratin et écoute mon
- OK mais on fait une pause si tu
autre texte.
permets.
« Pour tous les mecs des halls
Ibrahim
qui terminent en tôle
restaurateur lui confirma qu’il avait bien
Pour tous les mecs qui squattent les bus
enregistré le match PSG/Lyon -Duchère.
Jusqu’à en avoir un Airbus dans l’anus
- Combien ?
Moi j’ai pas une tendance rose mais
- 3/0.
black
- Pour le PSG ?
La vie elle est pas rose
- Affirmatif.
alla
saluer
le
patron ;
le
Je représente les blacks seigneurs et rusés des halls
Le patron mit la cassette et le film venait de
Prends-en une dose de mon rap de rue
commencer quand « Justice » entra dans
Page_150
la resto. Justice n’était pas un très grand
au second poteau et place une tête. Le
connaisseur de foot mais il aimait bien
gardien parisien est battu… Justice saute
dire son mot. Tout de suite, il s’enflammait,
en l’air, crie de joie mais tout aussitôt
parlait fort, écoutant rarement ce que les
retombe sur sa chaise, les mains sur le
autres lui disaient. Ce soir-là, cette manie
visage, les yeux exorbités, prêt à pleurer.
allait lui coûter… une pizza.
Car le ballon ne va pas dans les caisses ;
« Je parie que Lyon va gagner !
il est repoussé du pied sur sa ligne par
- Et moi je dis que c’est Paris, répliqua
Cissé !
Ibrahim.
Mi-temps.
- 2/1 pour Lyon, tu paries ? - Je parie mais fais gaffe, je connais le
Caz, qui ne s’intéressait pas vraiment au
résultat !
match mais répétait ses accords, propose
- C’est ça oui et moi je m’appelle
un intermède musical et rappé.
Saddam Hussein ! - Déconne pas, je te dis que je connais le
« Counta,
résultat !
m’appelle
- Tu as peur de parier ou quoi ?
car ils savent que je brutalise tous ces
- J’ai pas peur de parier mais j’ai trop
bâtards
peur que tu perdes !
je suis un guerrier fatal
- Tope là ! Une pizza ! »
faisant partie de la planète de la
Et ils prirent le pari. Ibrahim fit un clin d’œil
délinquance
au patron du restau qui rigolait dans sa
venu pour fataliser tout ce baltringue
barbe.
je suis la mitraillette qui va mitrailler
Le match démarra lentement ; soudain,
le
à
mitraillantes
la
trentième
minute,
les
choses
rap
c’est
français
comme
avec
ça
mes
qu’on
rimes
s’accélèrent. Sur un corner tiré par
dans ma bande, que blacks et beurs
Rodriguez, Bueno, démarqué au second
fâchés
poteau, reprend le ballon d’une volée du
venus tout droit du ghetto
droit et trompe Morandini.
on vit dans un quartier rempli de haine
Buuuuuuuuuuuuuuuuut,
crie
Ibrahim.
la mafia black et nos confrères du Bois
Justice hausse les épaules.
l’escort, la S.C., la gest, syndrôme, etc
1/0.
on traumatise les fils de pute
Tout de suite après, les lyonnais s’énervent.
qui veulent notre peau
Lemmouchia frappe un coup franc côté
car ils n’ont pas tous les pouvoirs que nous
gauche à l’entrée de la surface. Letizi
possédons
laisse échapper le ballon, Damiani jaillit
dans le quartier quand il n’y a rien à faire
Page_151
on se tue à la muscul
minutes plus tard, lancé par Rozehnal,
en mâtant les posters des blacks sur les
Pancrate prend son adversaire de vitesse
murs »
sur le côté droit et sert de nouveau Pauletta qui marque sans opposition.
L’assistance
applaudit.
« Attendez
le
refrain » dit Caz :
Buuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuut ! 3/0.
« Viens pas dans mon terre terre Si tu penses que t’as pas les couilles
Justice était K.O. debout. Enfin, façon de
Pour affronter mes confrères
parler car il faillit tomber de sa chaise
Car chez nous quand tu rentres en
quand le match se termina. 3/0 ! La
guerre
pilule ! Ibrahim avait le triomphe modeste.
C’est pour perdre ta lire ».
Il laissa à Justice le temps de récupérer puis il réclama son dû.
À l’écran, les pubs de la mi-temps étaient
« Par ici la pizza ! dit-il
terminées, le match reprenait. Justice,
- OK, OK, boudait l’autre.
toujours persuadé que Lyon gagnerait,
- Je t’avais dit que je savais.
faisait à lui tout seul autant de bruit
- Mon œil ! »
que toute une tribune de supporters déchaînés.
À ce moment-là, le patron arrêta la télé et retira la cassette.
« Tu
paries
toujours ?
lui
demanda
Ibrahim.
« C’est quoi ça ? s’inquiéta Justice.
- Plus que jamais !
- Bin, une cassette ! répondit le patron.
- Mais tu sais que je sais…
- Je vois bien mais ça veut dire quoi ?
- C’est çà, oui… »
- Que le match était sur la cassette ! - Comment ça ?
74è minute. Accélération côté gauche
- Putain, t’es dur de la feuille ou quoi ?
de
en
J’ai enregistré le match, tout à l’heure,
profondeur. Celui-ci centre en retrait pour
Rodriguez
qui
sert
Pancrate
pour Ibrahim, comme il pouvait pas le voir
Pauleta qui ajuste Morandini du plat du
à 20h00.
pied.
- Comment, comment, c’était pas en
Buuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuut !
direct ?
2/0.
- Ha bin, t’es pas un rapide, toi. Non,
Ibrahim se contente de sourire, Justice
c’était pas en direct. Mais en différé,
commence
comme ils disent dans le poste.
sérieusement
à
douter.
Il désespère carrément quand deux
- Alors vous vous êtes foutus de moi.
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- On s’est pas foutu de toi, Ibrahim t’a dit
Les mots pétaient bien : micro - crocs /
qu’il connaissait le résultat, non ?
instinct - félin / choquer - percuter !
- Mais je croyais…
Puis ce fut le tour de Robot Accro :
- Tu croyais, tu croyais… Faut pas croire, mon vieux. Tu croyais qu’Ibrahim était un
« Représente le 94 Bois L’Abbé
magicien qui pronostiquait les résultats
Despi je resquille tous les condés
avant le match ? T’es yéyé, toi alors !
J’enfile tous les gars en uniformes bleus
- C’est un piège !
Même s’ils sont 22
- C’est pas un piège du tout ; Ibrahim
Je leur mets le feu à toutes ces petites
t’a dit, texto : « Fais gaffe, je connais le
queux
résultat, 3/0 »
Opérationnel je reste
- Mais je l’ai pas entendu.
Même si les meufs me caressent
- Bien fait, t’avais qu’à écouter !
J’déteste tous les CRS Sans cesse j’te dresse les gars qui
Justice était cassé ! Mais parier, c’est
patrouillent
parier ! En plus, il y avait des témoins. Il
Nous fouillent pour nous foutre la trouille
devait passer à la casserole, enfin plus
Ils nous saoûlent
exactement payer la pizza d’Ibrahim.
C’est pour ça qu’on fout nos cagoules
- Je suis pas chien, on partagera, dit
N’oubliez pas, ici, c’est le Bois l’Abbé
l’autre, en rigolant.
Ses R.O.B.O.T.S. venus vous épater J’fume pas de shit
Pendant qu’ils dégustaient, en frères
J’rap trop vite
réconciliés, la tarte garnie de tomates,
Comme Sonic
d’anchois
Qui comme sur mon Panasonic
rappeurs
et
d’olives,
étaient
de
arrivés
et
nouveaux testaient
Moi et ma clique on te nique
auprès de ce public ami leurs nouveaux
Ecoute cette ziq
textes. D’abord ce fut le tour de Sergent :
On a du fric Les flics nous coursent
« J’viens avec mon micro et mon butin en
Pour nous voler notre fric
main
Mais on est trop technique pour ces flics
J’ai les crocs et l’instinct d’un félin
car on leur met des kick
Je vais te choquer avec mes mots
Mafia black négro
Te percuter avec un marteau
C’est Robot accro au micro ! »
Ça se pourrait que les rimes mortelles Soient dans nos gènes ».
Enfin,
c’est
crachoir :
Page_153
Corbeau
qui
reprit
le
« Compte un, deux, trois, quatre, cinq, six
vice, Memphis /
Memphis en 2006
Débarque
Dans le rap roule en V6
bécasses / accro au mico / les crocs
J’pilote le mig à ma guise
j’crois.
et
barque /
Bekham
et
J’ai un brolique en guise de iz-iz Je débute avec un rap kalach
Il était tard. Le restau fermait. Ibrahim
À l’arrache, avale quand je crache
rentra chez lui, s’apercevant trop tard qu’il
MC j’débarque dans une barque
avait oublié d’interroger le restaurateur
Qu’est-ce tu vas faire au fait
sur l’homme du portrait robot.
Je contre attaque avec un but Te buter dans ce milieu rap
CHAPITRE 8
Moi je veux le salaire d’Bekham Plein de grosses bécasses Que mon bled gagne la CAN
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
On te calme calmé
Ibrahim venait de retrouver dans sa
Ecoute ce morceau accro au micro
boîte à lettres un bout de papier, une
Je suis mafia black
page quadrillée, arrachée à un cahier
On a les crocs j’crois
d’écolier, pliée en quatre, avec, inscrite
Nous sommes moi j’te somme
à l’encre rouge, en majuscules, cette
Alors réveille-toi ton sommeil
simple phrase: « Si l’inconnu du BLB
On veut tous atteindre le sommet
vous intéresse toujours, rendez-vous au
Mais y a ce bâtard de Kosar
gymnase Guimier samedi soir ! »
Qui a ouvert sa bouche avec son vieux karcher
Evidemment il n’y avait pas de signature
J’sais pas si mes paroles sont hallal
ni aucun autre détail. Qui fallait-il voir ?
Mais sûr elles sont pas cachères.
Comment ? Mystère. Mais Ibrahim avait
Les lois, l’Etat, c’est tous des racistes
trop envie d’en savoir plus ; il décida
Ils veulent nous laisser couler dans nos
donc d’aller au rendez-vous proposé.
cités On est tous remontés à la surface
Samedi soir, il pleuvait sur B.L.B.; une pluie
La preuve en est la dédicace
entêtante douchait le quartier. Les gens
A la Gestap, l’escort, Bamak
étaient rentrés chez eux, au sec et au
Ce mig c’est toujours le même vice
chaud ; les rues étaient désertes ; enfin,
Donc c’est Memphis ».
pas tout à fait. Au pied d’un immeuble, un homme promenait son chien ; et il régnait
Là aussi, il y avait de belles rimes : Même
une petite agitation du côté de la grande
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halle du gymnase Guimier, sur l’avenue
et aucun des deux ne savait que l’autre
Boileau.
irait à cette soirée. - Qu’est-ce que tu fais là ?
Le livreur salua l’animateur de la soirée
- Et toi ?
dans l’entrée du bâtiment ; celui-ci le mit au parfum de l’initiative : un petit groupe
Ibrahim ne pouvait pas dire la raison de
d’ados du quartier allait se rendre en
sa présence ; il avait peur que son père se
vacances au Maroc ; à cette occasion,
moque de lui. Il répondit simplement qu’il
ces vacanciers avaient eu la bonne
avait repéré de la lumière depuis la rue,
idée de faire aussi dans l’humanitaire ;
qu’il avait voulu voir… Son père lui était là
ils entendaient profiter du déplacement
en voisin et comme une personnalité du
pour apporter à une école d’Oujda du
quartier. Salif en effet était médiateur. Il
matériel scolaire collecté sur la cité ; ils
était d’ailleurs en train de s’expliquer sur
avaient recueilli sou par sou les dons ;
son métier à un journaliste du 9.4 qui lui
et cette soirée, un repas préparé par les
posait des questions.
parents puis une partie artistique, faisait
Son travail consistait à créer et entretenir
partie de ce mouvement de solidarité.
les liens entre les gens du quartier, être à l’écoute de leurs demandes, les aider dans
Dans la salle, une dizaine de longues tables
leurs démarches, contribuer à ce que
avaient été dressées, avec des nappes
tout le monde puisse vivre ensemble.
de papier blanc, le couvert, des amuse-
« Comment devient-on médiateur ? Il
gueule, des boissons ; au mur qui faisait
faut vous dire que je viens du Sénégal,
face à l’entrée, on avait affiché la liste des
et là-bas, dans mon village,
voyageurs : Kimzi, Sabrina, Mamadou,
une forte tradition de la vie collective,
Nesrine, Mounir, Dounya, Oumar, Moussa
de l’échange au sein de la famille, de
et Salimen. Deux animateurs pour les
l’entraide. On se conseille, on se soutient,
accompagner : Redoine et Kacem. On
on s’épaule. On vit ensemble, on décide
détaillait leur circuit : Oujda, Marrakech,
ensemble ; le collectif, ça veut dire
Agadir.
quelque chose là-bas ; tout le monde
il existe
fréquente tout le monde, depuis la plus À gauche de l’entrée, près des cuisines, un
petite enfance ; on grandit ensemble,
DJ s’occupait des platines ; les haut-
on partage les soucis et les joies. Alors
parleurs balançaient une musique super
cette habitude de bon voisinage, de
cadencée. Le public arrivait peu à peu.
partenariat, de coopération, je l’ai mise
Première surprise, Ibrahim tomba sur son
au service ici de ce travail de médiateur.
père ! Ils ne s’étaient pas vus de la journée
Avec le soutien de la mairie, j’aide les
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gens dans cette cité à se rencontrer. On
aux cheveux noirs éclatant, en tenue de
peut organiser des repas de quartier, des
danse, jouaient avec des voiles, pieds
fêtes des voisins, square Ronsard, pour
nus sur un grand tapis. Sur une musique
mieux se connaître.»
envoûtante, elles ondulaient, ondoyaient, tournoyaient sur elles-mêmes, bougeaient
Ibrahim connaissait la vie de son père
bras et jambes. Les jeunes avaient
par cœur mais ça lui faisait tout drôle de
instinctivement rapproché leur chaise
l’entendre répondre aux questions de ce
de la piste et assis à califourchon, ils
journaliste. Cela dit, il n’était pas venu
formaient un cercle admiratif autour du
là pour écouter la vie de son géniteur ;
duo, frappant dans leurs mains.
on l’avait attiré avec un message ; qui avait bien pu l’écrire ? Sûrement pas son
Puis on changea de style de danse mais
père !
c’était toujours des filles qui assuraient.
Il
que
Cinq danseuses du groupe « Ghetto
d’attendre ; il se disait qu’« on » lui ferait
n’avait
pas
d’autre
super classe » interprétèrent comme des
sans doute signe au cours de la soirée ;
professionnels un morceau de hip hop. Il
mais qui était ce « on », ce mystérieux
faut dire que le nom de leur groupe était
informateur ?
vraiment étonnant, drôle et efficace à la
Devait-il
choix
soupçonner
chacun des participants à la soirée ? À
fois.
présent la salle était comble ; il y avait bien là entre 200 et 300 personnes.
Les animateurs demandèrent ensuite aux
C’était un public très jeune, aux trois
garçons, largement majoritaires dans
quarts des garçons.
l’assistance, de montrer leurs talents sur la piste. Grosse gêne dans les travées.
Les deux animateurs, Redoine et Kacem,
À l’évidence on appréhendait de se
au micro, présentaient les différentes
montrer. Kacem insista :
étapes de la soirée. On servit le repas :
« Alors ? On m’a dit qu’à BLB, on était des
poulet,
as du rap criminel ! C’est vrai ou c’est pas
riz,
fruits,
gâteaux. Tout
cela
avait été préparé par les parents, par les
vrai ?
mamans de ces jeunes.
Finalement, Cops donna l’exemple. Au micro, il commanda la musique ; il releva
Après le dessert, on eut droit à une
la capuche sur sa tête, histoire de se
danse
donner un mauvais genre puis, sec, net,
orientale.
Ibrahim
trouva
ce
moment magnifique. Deux très belles
tranchant, il reprit cet air :
jeunes femmes, l’une à la chevelure blonde comme le sable du sud, l’autre
« Ouais ces cops
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toujours op’
chercher Ibrahim :
on n’est pas venu
« Il y a quelqu’un qui te demande…
pour se la raconter
- Qui ça ?
mais pour tout niquer
- Un garçon, je connais pas.
maintenant j’ai les biftons
- Où ?
de 50, de 100, de 200 »
- Dans l’entrée !
L’assistance
jeunes
Il suivit le gardien ; dans le sas qui servait
avaient les bras levés, les doigts dressés, ils
appréciait ;
les
de fumoir, une jeune femme terminait sa
soutenaient le chanteur d’interpellations
cigarette. Elle leur confirma qu’un homme
diverses, réagissaient à certaines phrases
avait attendu là il y a peu encore, l’air
comme on rit d’un bon mot ; ils scandaient
plutôt nerveux. Quand il vit une ronde
la chanson avec lui.
de flics passer dans la rue, il prit peur et s’éclipsa.
« Sur mes propres textes
«À
je suis comme un écrivain op’
Ibrahim.
et toujours à regarder
- Peux pas dire. Il restait dans l’ombre,
des films d’horreur
et puis il portait un sweet avec une
ou d’enquête sur meurtre
capuche ; on voyait pas sa tête.
quelle est la faille
- Jeune ? Quel âge ?
pour définir cette arme »
- Sais pas bien.
Comme s’il avait l’air en colère, Cop’s,
Ibrahim donna un coup de poing rageur
toujours à demi dissimulé sous sa capuche,
dans le mur ; décidément, il était dit qu’il
tint son public en haleine :
n’arriverait jamais à croiser l’inconnu.
« Ou regarder le palmarès 2005
À suivre
y a rien de nouveau juste des grosses timpes c’est toujours la galère 94 mon terre terre »
La soirée se termina en dansant. Garçons et filles ne se mélangeaient pas trop, chacun restant dans son coin. C’est alors que le concierge du gymnase vint
Page_157
quoi
il
ressemblait ?
demanda
L’INCONNU
DU
BLB (4)
atelier d’écriture animé par Gérard STREIFF
Texte rapé, conçu par les jeunes du quartier de Bois l’Abbé à Champigny (Val de Marne) avec l’aide de Gérard Streiff. Janvier-juin 2006. à Zyed et Bouna
Les trois premières parties de ce feuilleton, publiées dans les numéros 5,6 et 7, se trouvent en ligne sur notre site : http://lesrefuses.free.fr
Chapitre 9
Ibrahim jouait de malchance. Chaque fois qu’il croyait être sur la piste de l’inconnu, un grain de sable venait compliquer sa quête. Ce soir, en rentrant chez lui, le livreur avait le bourdon.
Dans le hall d’escalier, il tomba sur Kacem et Abdel, deux médiateurs de la cité. Leur job consistait à aider les gens à vivre ensemble, un peu comme le faisait son père, à mettre de l’huile dans les rouages; à accueillir les nouveaux habitants, faciliter les rapports entre voisins, se soucier aussi du cadre de vie. Par exemple organiser les fêtes de fin d’année, les décorations d’entrée d’immeuble, ou encore animer des journées propreté avec les gens, faire la chasse aux papiers. Tout ça n’avait l’air de rien mais ces gestes facilitaient finalement la vie dans le quartier. Les médiateurs préparaient aussi un voyage de solidarité au Sénégal ; durant ce séjour, des jeunes apporteraient du matériel informatique et initieraient les gars de là-bas à ces outils. C’était quelque part du côté de la frontière entre le Sénégal et la Mauritanie. Ibrahim trouvait formidable cette envie des jeunes des cités d’être solidaires, que ce soit avec le Maroc ou avec le Sénégal. Il avait aussi entendu parler d’une initiative en Inde. Cette façon de tendre la main, au-delà des frontières, de soutenir ceux qui sont le plus dans le besoin, c’était vraiment super. Le livreur se sentait déjà un peu moins triste.
Il écoutait parler Abdel ; il avait plein de souvenirs en commun avec lui, des bons,
Page_151
des moins bons, sur l’histoire de la cité. Ils
Kéké ! Bon dieu, Kéké ! Franck Kéké ! Son
étaient ensemble, par exemple, quand
visage lui revint soudain en mémoire; il
les gens de Félix Potin - ou alors c’était
dit:
le magasin 8 à 8 – avaient inauguré leur
« Abdel, tu te souviens de Kéké ?
magasin en faisant venir deux bolides
– Quel bon mec c’était ! répliqua l’autre.
de course, deux superbes Formule 1, en plein BLB! Il se dit qu’un de leurs meilleurs
Il avait dit « c’était » parce que Kéké
moments, ce fut cette sortie de jeunes de
avait eu la très mauvaise idée de mourir,
BLB, il y a au moins cinq ans de ça, pour
emporté par une sale maladie, un
participer à un saut à l’élastique. On était
cancer.
allé du côté du Mans. On s’était retrouvé
« C’est quand qu’il est parti ?
sur un pont, qui était à une hauteur
– Qu’il est mort ?
vertigineuse ; là il fallait s’accrocher aux
– Oui.
jambes une corde en caoutchouc, enfin,
– 2000 ?
pas trop en caoutchouc non plus...sinon
– 2001 ?
on se rétamait ! Et hop, on se précipitait
– Dans ces eaux-là.
dans le vide ! C’était bien flippant, bien profond. Putain, l’angoisse !
Kéké était vraiment un gars en or, dévoué,
En même temps, chacun était trop fier
estimé,
pour montrer sa trouille au voisin; tous
encourager, remettre sur pied, dire aux
jouaient les durs, les blasés.
petits de ne pas traîner, de travailler à
Tout un groupe du quartier s’était inscrit
l’école, toujours prêt à soutenir les grands.
pour l’opération. Dans le car, on ne parlait
Il savait être joueur et sérieux en même
que de ça, histoire de tromper sa peur.
temps.
toujours
là
pour
conseiller,
On riait, on parlait fort. Puis était venue la question: c’est qui qui saute le prem’s ?
Kéké !
Toi ? Non ! Toi ? Non ! Toi ? Finalement, on
Ça lui faisait tout drôle, à Ibrahim, de se
avait tiré au sort l’ordre de saut. Ibrahim
rappeler ce mec. Curieusement, lui qui
était un tout petit peu rassuré, il n’était pas
était plutôt triste ce soir, ce souvenir de
parmi ceux qui sauteraient les premiers.
Kéké lui faisait du bien.
Ça lui laissait encore un peu de temps
Celui-ci n’avait pas son pareil pour
pour se préparer, au mental comme au
organiser une compétition; d’ailleurs, il y a
physique, pour calmer aussi l’espèce
encore au Prij une coupe d’un tournois de
d’excitation qui lui torturait le ventre. C’est
foot où il est marqué: « Compèt’ Kéké ».
Kéké, l’animateur de l’époque, qui avait
D’habitude on voit des coupes Renault,
tout organisé.
des coupes Paribas, des coupes Canal+.
Page_152
Ici, c’était la coupe Kéké. Et franchement,
était même sur le coup un
peu déçu.
pour les gars du coin, ces simples mots
Mais personne n’a rien dit. Et lui n’a fait
avaient plus de valeur que toutes les
aucun commentaire. C’est plus tard, une
marques du monde.
ou deux semaines après, qu’on a appris qu’il était déjà malade, très très malade; il
Ivoirien d’origine, Kéké était super bien
ne pouvait plus supporter le moindre choc
intégré ici; il avait le don pour se faire
mais il ne s’en était plaint à personne. Il
écouter des petits, pour stopper leurs
gardait ça pour lui. Il est mort peu après.
conneries, si besoin; un jour où ça chauffait dans le quartier, il avait croisé
« Et puis c’était un super connaisseur de
le petit frère d’Ibrahim qui se promenait
rap! dit Abdel
avec une bouteille d’essence.
– Oui, c’est lui qui a encouragé la création du groupe Emeute.
« C’est quoi, çà ?
– Emeute! Tout un programme!
– De quoi tu parles ?
– Ce groupe a même sorti un album.
– Fais pas l’andouille, j’te parle de la
– Exact!
bouteille ! – Ha, ça ! C’est rien, c’est pour ma
Ibrahim soupira:
mobylette !
« Kéké, c’était un saint !
– Parce que t’as une mob’s maintenant ?
- N’exagèrons pas. C’était pas un héros, il
– Bientôt !
aurait bien rigolé si on lui avait dit ça: Kéké,
– Bientôt quoi ?
t’es un héros ! Non, c’était simplement un
– J’en aurais une !
type bien, un vrai type bien, super-actif,
– Oui, d’accord, en attendant, laisse
super-dévoué, drôle aussi, toujours avec
tomber ça !
un bon mot.
Le gamin lâcha la bouteille, laquelle se
Casimir, entouré de deux ou trois amis,
brisa dans le caniveau; il était temps.
venait de rejoindre le groupe.
Kéké et le garçon étaient en train de
Autour de lui, on se chamaillait à propos
passer devant le commissariat !
d’une
Ibrahim relança Abdel:
devant la sandwicherie... Mais comme
«
histoire
de
hamburger
trouvé
Tu te rappelles ce jour où on est
tout le monde parlait en même temps, il
descendu au Mans pour le saut à
était impossible de comprendre de quoi
l’élastique. Kéké était seul à ne pas sauter,
il retournait.
lui qui était toujours le premier à donner l’exemple ! Ça nous a fait tout drôle, on
Caz tendit l’oreille en écoutant Ibrahim et
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Abdel échanger leurs souvenirs:
c’est dieu qui choisit j’espère que si tu veux des produits
« On parle de rap, ici?
illicites
– On parlait de Kéké, en fait ! T’as connu ?
t’es conscient que tu mets ta famille en
– Non, pas personnellement mais j’en ai
danger
vachement entendu parler; tiens, je vais
dites vous bien que c’est la banlieue sud
lui dédier ma dernière chanson:
ici trop dangereux pour les petits mecs
« Si vous voulez vous approvisionner
qui ne savent pas assumer leurs actes
vous avez juste à demander le loyer
si t’assumes pas ta vie
et tu seras le bienvenu dans ma street
tu n’avanceras jamais ».
mon rap sort des halls, du bled où il fait sombre
Il était l’heure d’aller se coucher. Ibrahim
tout le temps que j’ai perdu
avait presque retrouvé le moral. Sans
c’est l’avenir qui recommence
doute grâce à Kéké. Merci, Kéké !
mes potes m’appellent counta alias caz la rue et moi, on fait qu’un
Chapitre 10
mon rap grandit au fur et à mesure comme moi
« Ibrahim à l’Olympia! Concert unique! ».
je suis rapide sur mes rimes
Les mots s’écrivaient en lettres rouges,
comme une balle tirée à bout portant
éclatantes, au-dessus de l’entrée du
j’encule le show biz
célèbre
je sais qu’il y a des fils de pute qui veulent
Capucines, dans le 9è arrondissement de
m’avoir
Paris. Dans la rue, de gros amplis diffusaient
mais qu’ils sachent que je les ai déjà
son dernier tube, intitulé BLB, son quartier;
baisés
le texte était de lui, la mélodie venait de
avant qu’ils ne passent à l’action.
Nirvana « Like teen spirit »:
Si on veut me tester
« Expulsion sans relogement
ma porte est ouverte
des méthodes karcher
j’ai de quoi recevoir
des familles nombreuses qu’attendent
je ne peux pas concevoir la défaite
toujours un nouveau toit
contre des chiens comme ça
entassées dans des conditions sordides
je fume pas, je bois pas
aux logements insalubres
et mon nez ne sniffe pas de la coke
à une époque où tout vole en éclats
je veux juste dire que ce qu’on attend de
j’m’efforce de sortir tout ce qu’il y a de
la vie
plus vrai en moi... »
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music-hall,
Boulevard
des
– Faux ! La musique à peine terminée, Ibrahim,
– Vous n’avez pas la grosse tête ?
décontracté, tint une conférence de
– Non, non et NONNNN !
presse sur le trottoir devant l’établissement et répondit aux questions de la meute des
Ibrahim cria si fort.... qu’il se réveilla.
journalistes. Il était dans sa chambre, boulevard « Etes-vous content de vous produire à
Boileau. Il avait fait un rêve.
l’Olympia après Kool Shen, Kery James et
Un drôle de rêve. Il n’avait jamais voulu
113?
être une star du show biz. Alors pourquoi
– Oui,
répondait-il
simplement,
faussement modeste. – Pourquoi
cette idée était-elle venue le hanter ? Le temps de se débarbouiller, il regarda
de
le quartier par la fenêtre. C’était une
succès: victoire de la musique, disque
belle journée de printemps. Le ciel était
d’or, des télés, bientôt un film?
dégagé, le soleil tapait tranquillement,
– La chance, beaucoup, et un peu de
se réfléchissant sur toutes les vitres des
talent...
immeubles; les pelouses reverdissaient, les
– On
dit
accumulez-vous
que
votre
style
tant
est
plus
fleurs jaillissaient, les gosses dans les parcs
commercial ?
couraient en riant. Ce lundi de Pâques
– Faut bien vendre, mais je reste proche
avait presque un air de vacances, sauf...
de mon style d’origine.
qu’il y avait des keufs partout !
– Et êtes vous resté fidèle à BLB ? – Absolument.
La cité était pourtant calme, paisible
– C’est pas ce qu’on dit.
mais eux tenaient le quartier, avec leurs
– N’écoutez pas les menteurs.
véhicules, leurs cars, leurs uniformes,
– Vous y retournez ?
un peu comme si on était en guerre; ils
– Pour sûr; ce matin encore, je suis allé y
s’étaient déployés sur toutes les rues ou
distribuer des centaines de places pour
presque; certaines voies étaient encore
mon concert.
ouvertes, on pouvait toujours entrer dans
– Donc vous êtes toujours attaché à votre
la cité mais impossible d’en sortir sans leur
quartier ?
montrer patte blanche, ou patte noire,
– Puisque je vous dis oui !
ou mate, ou café au lait, ou caramel,
– Pourtant on raconte que vous vous la
ou mordorée. Les keufs avaient tout
« pètez », passez moi l’expression.
verrouillé, une vraie souricière, un vrai
– Calomnie !
piège à cons. Pourquoi ils faisaient ça, ce
– Que vous avez la grosse tête ?
matin si calme de printemps ?
Page_155
Il se rappelle qu’un jour, aussi tranquille
Ce collectif faisait le tour des quartiers,
qu’ aujourd’hui, un jour sans problème,
pour entendre la parole des jeunes; et
toute
s’était
partout on leur disait « Assez du mépris
également mise en place; Ibrahim avait
policier ! », « Assez des contrôles pour rien
alors demandé à un uniforme pourquoi il
! »; ils disaient encore « Pas de travail si on
y avait ce déploiement, alors qu’il ne se
s’appelle Mohamed ou Fatima »; et puis
passait rien; on lui répondit que c’était de
surtout il y avait ce regret : « On ne nous
la prévention. Pré-ven-tion !
demande jamais notre avis ! ». Mais c’est
– Prévention de quoi ?
vrai aussi que le collectif tombait, dans
– Avant que ça pète !
ces mêmes cités, sur des gens pour qui
– Mais ça pète pas !
il y avait trop de bruit, trop de tags, trop
– Ça pourrait !
d’impolitesses... Alors il fallait discuter,
– Alors ?
disaient les interviewés.
l’armada
policière
– Alors on contrôle ! Ibrahim décida de sortir; il laissa sa mob au Ça le foutait en rage, ce genre de
garage, c’était plus prudent; il traversa le
raisonnements. Sûr que dans le Seizième
square Jean Goujon, rejoignit la rue Rodin
arrondissement, il n’y avait jamais ce
et chercha un café ouvert. Il passa devant
genre de démonstration. En plus, lors de
l’appart où avait vécu l’inconnu, aux dires
ces contrôles, les flics trouvaient toujours
de sa voisine Sandra. A présent, il y avait
quelque chose à vous coller, pour un
là, depuis deux semaines, de nouveaux
phare pas catholique, une ceinture pas
occupants. Le jour où ils s’étaient installés,
vraiment attachée, un pneu un peu
le livreur était dans les parages; curieux,
louche, un portable allumé... Bref, se
il avait jeté un oeil dans l’appartement
disait le livreur, non seulement on nous
juste avant qu’il soit à nouveau habité;
les brisait mais il fallait payer, par dessus
tout était vide; il n’y avait aucune trace,
le marché.
aucun signe de l’Autre.
Comme un fait exprès, il y avait ce matin-
Le livreur continua sa route. Sur un banc,
là à la radio une émission où l’on faisait
un homme parlait tout seul; il s’exprimait
parler des jeunes de banlieue; ils avaient
fort et débitait à toute vitesse son discours;
créé leur collectif au lendemain des
Ibrahim tendit l’oreille mais il ne comprit
émeutes, avec une idée, une promesse:
rien à cette langue inconnue, une sorte de
que Zyed et Bouna, les deux jeunes
mélange de mots de toutes les langues,
électrocutés dans une ville au nord de
de l’anglais, de l’allemand, du créole, un
Paris, ne soient pas morts pour rien.
mic mac étonnant; comme une prière
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affolée avec des termes qui revenaient
Moussa n’entendait rien. Alors il redisait:
en boucle, comme Police. Le type tendait
« Tu joues à la play avec qui ?
les bras devant lui, puis se tapait sur une
Nouveau silence, nouvelle demande:
main avec l’autre, la gauche sur la droite,
« Tu joues à la play avec qui ?
la droite sur la gauche. Qu’est ce qui lui
Ibrahim se dit que c’était peut-être un
était arrivé, à ce gars ? Qu’est-ce qu’il
code, un mot de passe qu’il fallait répéter
voulait dire ? Qu’est ce qu’il voulait faire
plusieurs fois avant que ça fonctionne.
comprendre ?
Il s’étonnait tout de même de cette manie
L’homme n’était pas agressif, il semblait
que le monde avait de parler mais de ne
même ne pas voir les gens autour de lui.
pas écouter.
Ibrahim avait toujours eu beaucoup de compassion, presque de la tendresse,
Il croisa un groupe de jeunes qui revenait
pour ce genre de types qu’on appelait
du parc Astérix; ils se charriaient les uns
un peu vite des « fous ».
les autres, s’accusant chacun d’avoir eu trop peur sur les manèges, notamment sur
Il continua de déambuler dans le quartier,
« Tonnerre de Zeus ».
fit un saut à la brocante qu’organisait
« Toi, je t’ai vu, tu en bavais !
l’association
– Et toi tu pouvais même plus parler !
des
commerçants
du
Bois-l’Abbé. Les stands étaient tenus
– Menteur.
par des individuels et des associations;
Puis tous ensemble, ils riaient avec de
on y vendait un peu tout et n’importe
grands gestes heureux.
quoi, des bricoles, des chaussures, des bouquins, des outils, de la vaisselle, des
Sur un panneau d’affichage, il remarqua
cartes postales, des jouets d’un autre
un article sur l’immigration; la politique
temps,
dite
des
des
maquettes
poupées
de
bateaux,
démantibulées,
des
le
sécuritaire journaliste,
de allait
Sarkozy, conduire
écrivait à
un
vêtements. Un stand africain proposait
durcissement des conditions d’obtention
des boubous, des colliers, des statuettes.
de la carte de séjour. Le journal montrait
Le livreur connaissait tout le monde et
que pour le ministre, il fallait d’un côté
tout le monde le connaissait. Sur chaque
faire peur aux étrangers et de l’autre
visage, il mettait un nom, une histoire, des
entretenir chez les gens d’ici la peur de
souvenirs communs.
l’étranger; le reportage montrait aussi
Il finit par arriver devant le Prij. Il y avait là
comment certains attiraient les étrangers
Moussa qui parlait avec son portable:
dans des pièges, en leur promettant des
« Tu joues à la play avec qui ?
papiers officiels mais en les livrant en
Manifestement, on ne lui répondit pas. Ou
fait, lors des rendez-vous, à la police; ces
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méthodes étaient la meilleure façon de
plus de problème; où est le problème ? »
faire d’eux des clandestins, des gens qui se cachaient...
Soudain
Ibrahim
eut
une
sorte
d’illumination. Ibrahim se souvint alors d’une histoire que
« Bon dieu ! Et si l’inconnu était tout
lui avait raconté un ami espagnol de BLB;
simplement
celui-ci lui avait dit comment les policiers
papier ? Et s’il se cachait toujours dans le
de Madrid s’y étaient pris, un jour, pour
coin ? À BLB ? »
un
clandestin
? Un
sans
piéger les sans papiers: les clandestins avaient été aimablement invités à se
Chapitre 11
rendre dans un site administratif; on allait enfin les régulariser, disait-on; les gens
Ibrahim rentrait de Paris; son patron
se rendirent à ce rendez vous, confiants,
lui avait demandé d’aller chercher du
heureux; certains, ce jour-là, dansaient
matériel chez un grossiste pour la pizzeria.
même devant les policiers; on leur donna
A la station Champigny du RER, il prit le
une petite collation, à manger, à boire,
bus 208B. Le chauffeur répétait à tous
pour patienter, le temps de faire des
ceux qui montaient et voulaient prendre
papiers pour tous, leur dit-on. Puis ces
billet:
sans papiers se sentirent soudain tout
« J’ai pas de tickets, vous pouvez vous
drôles. On les avait drogués ! Il y avait
asseoir!
des somnifères dans les boissons offertes;
– Super, répondit le livreur, des transports
ainsi affaiblis, à demi conscients, ils furent
gratuits ! Ça devrait être comme ça tous
conduits à l’aéroport, installés dans un
les jours !
avion, scotchés sur leurs fauteuils. Deux heures après, ils étaient à Dakar. Il y eut
En arrivant sur le pont qui enjambe la
beaucoup d’agitation dans la carlingue
Marne, là où les berges donnent des
quand les passagers retrouvèrent leur
envies de promenade, il rêva à ces
esprit; ça cogna dur; l’équipage se
îles que l’on devinait au large, l’île de
cacha dans la cabine de pilotage. Les
l’abreuvoir, l’île du martin pêcheur, l’île
gens, « les revenants » comme on les
de pissevinaigre.
appelait, durent descendre de l’avion;
A force de livrer ses pizzas non seulement
mais beaucoup d’entre eux reprirent
sur Bois l’abbé mais dans tout Champigny,
aussitôt le chemin du Nord.
le livreur commençait à bien connaître la
L’affaire Cynique,
fit le
scandale premier
en
Espagne.
ministre
ville et avait repéré des noms étonnants,
d’alors
comme le chemin des bas-moguichets,
déclara: « Il y avait un problème; il n’y a
le mail de la demi-lune, le hameau des
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gilbardes, le sentier des simonettes, le
derrière le livreur. Il semblait sur ses
pont des ratraits, le square de la source,
gardes, comme s’il se méfiait de tout le
la rue du regard des luats, la villa des
monde. A la station suivante, « Fort de
hautes courantes, des appellations d’un
Champigny », une imposante
temps qu’il avait du mal à imaginer et qui
de contrôle de la RATP, près d’une dizaine
le laissaient songeur.
de personnes, attendait le véhicule de
brigade
pied ferme; Ibrahim entendit dans le bus Sur le pont, un idiot, à bord d’un 4X4 noir,
des soupirs, des « Oh! », des « Ah! », il sentit
portant des lunettes de soleil et un tee-
des mouvements divers et ça et là il y eut
shirt représentant le drapeau américain,
comme un léger vent de panique autour
le bras gauche gesticulant hors de sa
de lui. Mais le chauffeur cassa l’élan des
machine et jouant son petit caïd, grilla
contrôleurs qui commençaient déjà à
la priorité au bus. Cette voiture portait
grimper dans le véhicule en avouant qu’il
un numéro d’immatriculation qui amusa
n’avait pas de ticket aujourd’hui, qu’il
Ibrahim: 1986 IB 94. 1986 comme son année
avait laissé les gens s’installer et qu’on
de naissance, IB comme les premières
ne pouvait donc rien leur demander.
lettres de son prénom, 94 comme son
Apparemment déçue, la brigade fit
département. 1986 IB 94. Facile à retenir,
marche arrière. Le 208B repartit et Ibrahim
se dit-il. Entre le chauffeur de bus et l’agité
remarqua que le siège du barbu qui
du 4x4, il y eut un échange de gros mots
était monté peu auparavant était vide ;
et de coups de klaxons; heureusement,
poussé par la curiosité, il le chercha du
on en resta là. Le 4x4 disparut; mais,
regard; c’était un long bus à soufflet; il finit
énervé, le conducteur du 208B pianota
par le retrouver, réfugié tout au fond de la
rageusement sur son tableau de bord
seconde partie du véhicule, se faisant le
durant toute la traversée du centre ville.
plus petit possible, le corps fatigué mais
A l’arrêt « Musée de la Résistance », là où
les yeux en éveil.
la vue est belle sur le bas de Champigny
Place Rodin, Ibrahim descendit, le jeune
et les méandres de la Marne, un jeune
homme aussi.
homme monta. Il était hirsute, cheveux longs, barbu, moustachu. Ibrahim se dit
Le livreur le regardait avec attention. Il
qu’il y avait beaucoup trop de poils sur
réalisa alors que l’autre pouvait être après
ce visage. L’homme, maigre, flottait dans
tout ce fameux inconnu qu’il cherchait
un vieux costume beige.
depuis des semaines; il ne l’imaginait pas
Le chauffeur répéta, comme à chaque
aussi grand, il ne l’avait vu qu’allongé
arrêt, qu’il n’avait pas de tickets et le
au sol; il ne portait pas, en novembre
nouveau passager, furtif, s’assit juste
dernier, ces cheveux longs comme pour
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se cacher le visage; mais c’est vrai qu’il
pour femmes, d’un autre encore contre
avait déjà ce costume beige, froissé. Si
les violences familiales et même d’un
c’était lui... Emu, Ibrahim voulut l’aborder,
lieu d’accueil, le « dejeun’bar », où on
mais l’autre était déjà loin. Il décida de
assurait le petit déjeuner pour les jeunes
le suivre mais c’était difficile car l’autre
du quartier. Ils s’étaient rendus compte en
avait un sacré rythme, sportif; il marchait
effet que beaucoup de jeunes, le matin,
à grandes enjambées, tout droit, il courait
« sautaient » ce repas. Il y avait là un vrai
presque; il s’engagea sous un porche de
besoin; d’ailleurs, leur café marchait bien,
la rue Carpeaux. Quand le livreur y parvint
le lieu était toujours plein de monde.
à son tour, l’autre avait disparu mais il tomba sur deux amis, Marie Jeanne et
Mais aujourd’hui Ibrahim n’avait pas trop
Bertrand.
la tête à discuter avec eux. Il continua sa quête et tomba sur Tony, rue Goulon.
Ils se saluèrent.
Tony était lui aussi un accro du rap et le
« Z’avez pas vu passer un jeune homme
livreur avait eu plusieurs fois l’occasion
barbu ? » demanda le livreur.
d’apprécier ses rimes.
Ils lui assurèrent que non. C’était étrange,
Un jour d’ailleurs, comme sa chanson lui
ils avaient pourtant bien dû le croiser.
avait plu, Ibrahim lui avait demandé de
C’était à croire que l’autre était invisible,
la lui écrire. Il gardait sur lui ce texte qui
ou que personne ne voulait le voir ou
disait:
encore que tout le monde faisait comme s’il n’était pas là. Comme s’ils étaient
« La vie c’est dur
complices. Il n’insista pas.
mais ici on s’en remet à force de se la faire mettre
Marie Jeanne et Bertrand étaient des
la pilule passe plus
animateurs
le bas du bâtiment H 24
d’associations
sur
BLB;
Ibrahim aimait bavarder avec eux. Ils
on occupe a méfu,
connaissaient bien différentes cités de la
à s’vanner voir les yenkhi
région parisienne, pour avoir beaucoup
et les biftons tourner
bouger, et ils pouvaient donc comparer;
tout pour faire des thunes
ils trouvaient que BLB était finalement
c’est le mot d’ordre
un endroit calme, solidaire, avec ses
ma bave coulera pas devant les porcs
problèmes bien sûr mais où l’on trouvait
on rêve de serrer des Khenzet
plein de gens ouverts. Eux-mêmes étaient
avant d’se faire serrer dans une ruelle
très actifs ici; ils s’occupaient d’un atelier
avant d’canner parce que jalousé
d’arts plastiques, d’un atelier de danse
tout est pas encore clair dans nos têtes
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et nos comptes se règlent par des tête à
– Oui, je t’écoute !
tête »
– Je l’ai reconnu. – Dis mon frère, tu sais que t’es pas clair !
Il y avait bien des phrases qu’il n’aimait
C’est pas dans tes habitudes, ça ! T’as bu
pas trop, du genre « tout faire pour des
ou quoi ? »
thunes ». Tout faire pour le fric, penser qu’au fric, vivre pour le fric ? C’était
Le serveur se sentit alors obligé de raconter
vraiment pas un idéal pour Ibrahim. De
toute l’histoire, les émeutes, le corps, la
la thune, il en faut, c’est sûr, mais être
disparition, l’appartement désert, etc.
obsédé par le Veau d’or, non merci !
Tony l’écouta attentivement, en hochant
Et puis il y avait d’autres phrases qui lui
la tête puis il déclara:
plaisaient bien, du genre: « Tout est pas
« Faut pas le déranger, tu sais, il a assez
encore clair dans nos têtes »; il aimait cette
de problème. »
idée, celle de chercher à comprendre,
Et il lui avoua ce qu’Ibrahim pressentait
l’envie d’être lucide, le sentiment que ça
depuis peu: le jeune homme au costume
peut bouger, etc...
beige était un sans papier.
Bref Ibrahim et Tony se connaissaient bien.
Le
A tout hasard, il reposa sa question:
continuaient à discuter. Un flic vint à leur
soir
commençait
à
tomber.
Ils
rencontre. Ils s’attendaient au pire mais « T’aurais pas vu passer un jeune barbu ?
au lieu d’exiger, comme d’hab, leurs
– Un barbu ?
papiers, il demanda:
Ibrahim
se
dit
que
décidemment,
« Vous savez que ce soir il y a un match
personne dans le coin ne parlerait.
de foot ? »
- Tu veux pas me dire ? insista-t-il.
Ils se regardèrent, plus qu’étonnés, pas
Cette fois, l’autre lui répondit par une
trop habitués à ce genre de rapports.
autre question:
Mais c’était vrai, ils avaient oublié le
« Et pourquoi tu le cherches ?
match !
Surpris, il ne sut que répondre sur le coup;
Bonne info, merci l’agent ! Ils se quittèrent
puis il dit, embarrassé:
pour aller voir la rencontre.
« Parce que je le connais. – Hé bien, si tu le connais, tu vas chez lui.
À suivre.
– Non, enfin, je veux dire, je crois le connaître. – Tu le connais ou tu crois le connaître ? – C’est à dire que....
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L’INCONNU
DU
BLB (5)
atelier d’écriture animé par Gérard STREIFF Texte rapé, conçu par les jeunes du quartier de Bois l’Abbé à Champigny (Val de Marne) avec l’aide de Gérard Streiff. Janvier-juin 2006. à Zyed et Bouna
Les quatre premières parties de ce feuilleton, publiées dans les numéros 5, 6,7 et 8, se trouvent en ligne sur notre site : htttp://lesrefuses.free.fr
Chapitre 12
Sur la photo on voyait une salle de classe, modeste, propre, sobre, plusieurs rangées de bureaux d’écoliers, en bois, comme dans le temps, et derrière chaque bureau, deux jeunes enfants, garçon et fille ; ils semblaient à la fois attentifs, ordonnés, les bras croisés et très impatients aussi de voir ce qui allait se passer ; ils avaient le visage rond, souriant, de grands yeux écarquillés. Cette photo que regardait Ibrahim avait été prise courant avril dans une école d’un village marocain, dont il n’avait pas retenu le nom, au sud de la ville d’Oujda.
Le livreur était un peu jaloux du groupe de gars et de filles de BLB et des Boulereaux, qui revenait du Maroc ; il était jaloux mais en même temps heureux pour eux. Et heureux aussi de cette coopération de jeunes, garçons et filles, des deux quartiers. Les deux cités copinaient, c’était super. L’hiver dernier, il avait croisé ces ados lors d’une soirée-repas dans un gymnase, alors qu’ils préparaient leur expédition sous la direction de Kacem et de Redoine. C’était à la fois un voyage à but humanitaire, puisqu’il s’agissait d’apporter dans une école marocaine des fournitures scolaires récoltées à Champigny grâce à la solidarité de tous, et puis des vacances, des vraies, genre plongeons dans les vagues et bronzette tranquille, les doigts de pied en éventail.
L’air ravi, Sabrina et Dounia, Mounir, Omar et Saliman faisaient passer de main en main les photos de leur séjour. On les voyait sautant dans une piscine, jouant aux cartes, faisant de la randonnée, courant sur une plage, posant devant un grand bâtiment ocre, « la plus grande boîte de nuit d’Afrique » dit quelqu’un, partageant un repas, se
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promenant dans un souk. Ils commentaient aussi un Dvd qui racontait leur périple. Ils se chamaillaient parfois ; les filles hésitaient à ce qu’on montre certains clichés : « Montre pas celle-là, j’suis pas belle ! - Celle-là non plus, j’suis pas peignée ?! - Oh, non, pas celle là ! - Pas grave, on était en vacances, non ? dit un garçon. C’était pas un défilé de mode ! - Et puis, vous êtes super belles, craignez rien. - N’empêche, j’veux pas qu’on me voit comme ça !
Finalement, les filles avaient toujours raison. Elles exerçaient un contrôle rigoureux et efficace sur le film. Elles voulaient qu’on les voit super classe, un point, c’est tout.
Le voyage avait duré une dizaine de jours. De Paris, ils étaient arrivés en avion à Oujda, dans le Nord-Est du pays, non loin de la frontière avec l’Algérie. Première surprise, le climat. Il faisait plutôt frisquet dans le 9.4, mais très doux au Maroc. Ils étaient restés dans cette région d’Oujda quelques jours, le temps de visiter la ville, de dépasser l’étonnement de la découverte mutuelle, celui des gens d’Oujda devant ces « étrangers » et celui des campinois devant cette cité inconnue. Ils avaient été invités dans la famille de Redoine, originaire de cette ville ; ils avaient goûté l’hospitalité marocaine, sa cuisine aussi, le couscous, le tajine. Le plaisir du repas pris ensemble autour d’un immense plat, où on se sert directement avec sa main. Pour certains, ces plats et cette façon de manger étaient complètement nouveaux. Mais la grande affaire, lors de cette première étape, fut donc la visite dans un village, au sud de la ville, à trente ou quarante kilomètres. On les attendait dans l’école du hameau. Celle-ci était plantée au milieu d’une prairie, assez vaste ; les habitations étaient un peu plus haut, étagées sur une colline. A l’arrivée de la délégation de Champigny, les écoliers, enfants de paysans, étaient alignés dans la cour, garçons et filles en rangs séparés. Le directeur de l’établissement, le concierge étaient aussi de la partie. Les écoliers, qui étaient alors en vacances, étaient revenus spécialement pour voir leurs visiteurs. Ils les applaudirent, leur souhaitèrent la bienvenue, les reçurent avec du thé et des gâteaux. Puis les enfants rejoignirent leurs trois classes, qui elles étaient mixtes ; au tableau, on voyait des mots arabes, pour désigner une table, une chaise, etc. Comme sur la photo que venait de voir Ibrahim, les enfants semblaient ravis et intimidés ; la délégation distribua aux plus petits des brochures à colorier et des crayons de
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couleur ; les plus grands eurent droit au papier, aux cahiers, à des feutres. Et tous reçurent aussi de pleines poignées de bonbons ! Il y eut pendant ces deux heures d’échanges beaucoup d’émotion dans l’air, beaucoup de respect mutuel, de sourires, un sentiment partagé de générosité et de gratitude. Bref, un beau moment de vie!
Puis, apprit Ibrahim, le groupe des campinois partit pour Marrakech, deuxième étape du voyage. Un long déplacement en train, une bonne douzaine d’heures à travers la montagne de l’Atlas, des forêts, des oliveraies, des vignobles, des villages et encore des villages pour atteindre, via Taza, Fès et Rabat, le bord de mer et Casablanca ; ils repartirent dans les terres, en descendant plein Sud, via Settat ; bref, ce fut presque une traversée de part en part du Maroc. Le train s’arrêtait parfois en pleine nature, pour permettre aux passagers – et peut-être au conducteur aussi - de se dégourdir les jambes. Enfin, l’arrivée à Marrakech. Cette ville fabuleuse, une ville rouge argile, avec ses remparts, ses minarets, ses palais, ses souks, ses jardins méritait sa réputation flatteuse. Une ville d’art avec sa mosquée Koutoubia, sa place Djemaa el-Fna, la porte monumentale de sa Casbah, son Mausolée d’Al Mansur. Une ville d’un autre monde: entre ses palmeraies, ses fontaines et ses marchés, on s’y sentait au Sahara. Place alors aux vacances, au farniente à l’hôtel, au hammam et ses bains de vapeur, aux balades en quad pour les garçons, grosses motos à 4 roues, en boggy pour les filles, sorte de quad avec des tubulures en guise de carrosserie.
La troisième étape du périple emporta le groupe à Agadir, au bord de l’Océan. A Champigny, on sortait péniblement de l’hiver, ici c’était presque un temps d’été ! Belle ville de vacances, grand port de pêche, aussi, réputé pour son thon, ses sardines, ses langoustes… A nouveau, hôtel, piscine, jet ski, équitation, randonnée. Beau programme. Le bonheur, quoi ! Difficile d’imaginer en voyant cette ville qu’elle avait été quasiment rasée par un tremblement de terre au début des années soixante et complètement reconstruite. Là aussi en partie grâce à la solidarité.
Et difficile de penser que ces plages de sable fin, ces alignements de cocotiers, ces décors de rêve pouvaient être aussi le lieu de drames à répétition. En regardant ces photos et ce film, Ibrahim se rappelait en effet qu’on avait beaucoup parlé ces derniers mois dans la presse du Maroc, et notamment de la région d’Oujda. Et
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les informations alors n’étaient pas toujours très gaies. En effet des colonnes d’immigrés d’Afrique passaient souvent par là, y passent encore; ils traversaient la frontière algéromarocaine pour se diriger ensuite vers les villes espagnoles de Ceuta ou de Melilla, ou celle de Tanger, toutes situées en bord de Méditerranée; de là, ils espéraient filer vers l’Espagne, vers l’Europe. C’était la quête sans cesse recommencée du travail, de l’espoir pour des foules d’émigrés; c’était aussi les embûches qu’ils devaient éviter, les longues marches, les frontières solidement gardées, les murs de barbelés, les courses-poursuites avec la police, les rackets par des passeurs, les dangers des traversées en petits bateaux, la nuit, la rencontre avec la mort parfois, etc. Et partout il fallait payer, payer le transporteur, payer le passeur.
C’était sans doute une histoire comme ça qu’avait dû connaître l’inconnu de BLB., se dit Ibrahim. Il fallait vraiment qu’il le retrouve, celui-là.
Les rires autour de lui le sortirent de sa rêverie. Les participants du groupe parlaient des souvenirs qu’ils avaient ramené de leur périple, des vêtements, des sacs, des chaussures, des baskettes. « Des baskettes ? S’étonna-t-il. - Ben oui, tu sais pas que c’est là-bas qu’on les fabrique les boots que t’achètes ici?
Chapitre 13
Sortant de chez lui, ce matin-là, Ibrahim tomba sur des grappes de jeunes gens qui déambulaient entre les immeubles de BLB. Ils avançaient lentement, groupés, regardant par terre comme s’ils étaient à une cueillette de champignons, ce qui était plutôt curieux dans le quartier. Le livreur se dit qu’ils ressemblaient à ces enquêteurs qu’on voit parfois à la télé, au journal de 20 heures, dans la rubrique des faits divers, et qui avancent en ligne, cherchant à retrouver un indice, un objet disparu; on aurait pu les prendre aussi pour des rabatteurs qui doivent, lors de battues, faire fuir le gibier vers les porteurs de fusils ! Ou bien pour des gens qui s’inquiéteraient des retombées de Tchernobyl, vingt ans après, en inspectant l’état de la nature... Ou encore, car, ce matin-là, le livreur avait beaucoup d’imagination, on aurait pu penser, en les voyant, à une nouvelle secte qui se livrait à un rituel inconnu, peut-être des adorateurs des espaces verts. Bref, Ibrahim était perplexe. C’était quoi, au juste, ce lent défilé de jeunes gens ? Ce
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n’était tout de même pas une démonstration anti CPE car ils avaient l’air bien jeunes, ces manifestants. Un spectacle original ? Mais il n’y avait rien pour l’annoncer, pas de banderole, pas d’orchestre, pas de musique. Des collectionneurs de papillons, alors ? Absurde. Une nouvelle danse ? Il trouva que le mieux était encore de demander à un participant de l’un de ces cortèges ce qu’il faisait là. Il avait repéré le petit frère de son voisin. Et il comprit alors pourquoi il y avait tant de monde, ce mercredi, à fouiner sur les pelouses en bas de chez lui. - Hammadi, tu fais quoi là ? - Je fais propre ! - Tu fais propre ? - Ben, oui, on fait la chasse aux détritus, aux saletés; on est des écolos, quoi !
La raison de cette animation était donc simple: c’était la 3è édition de la « journée propreté », organisée par le bailleur, l’immobilière 3F, en partenariat avec les services municipaux et l’association Champigny- prévention. Il y avait là une bonne centaine de personnes, surtout des enfants de 8 à 15 ans; certains portaient pour la circonstance des T-shirts rouges. Tous avaient répondu à l’appel des organisateurs. Munis de pinces, de gants, de sacs poubelles, ils avançaient en petits groupes, encadrés par des médiateurs et des gardiens. Au programme: ramassage des ordures, sensibilisation sur le respect des espaces publics, sur le travail des gardiens également. La récolte semblait bonne, on remarquait sur les trottoirs plusieurs dizaines de gros sacspoubelles déjà pleins à ras bord, tout gonflés de détritus; après l’épreuve, un goûter convivial était prévu pour tous ces citoyens « nettoyeurs » à l’espace de jeux, rue du Maine.
Ibrahim quitta ces militants de la propreté pour tomber presque aussitôt sur « les intellos », comme il les appelait. C’était les gars de sa promo qui allaient passer le bac ou étaient déjà des étudiants. Il y avait là Youssef, Omar et Karim. Le premier était dans une filière multimédia, à Champ sur Marne; le second préparait un BTS management, le troisième était en terminales pro, section « énergie ». Plutôt contents de leur parcours, avec un bon sourire qui avait l’air de vous dire: « Vous voyez, à Bois l’Abbé aussi, on peut faire des études », ces jeunes hommes, en même temps, jetaient un regard un peu nostalgique sur leur passé. Ils disaient ce que disent
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tous les « anciens » depuis que le monde est monde: c’était mieux avant ! Ils parlaient de leur jeunesse, de ce temps de l’insouciance où ils ne pensaient qu’à s’amuser et à faire des blagues, à jouer au foot, à rouler en vélo. Ils pensaient aussi que leur génération avait été plus unie: « Il y avait moins de concurrence entre nous qu’aujourd’hui. Plus de solidarité, plus de mélange. On était plus ensemble, tous ensemble, français, portugais, beurs, blacks... » Simple regret, comme chaque génération en formule, depuis la nuit des temps ? Ou vrai diagnostic ? Ibrahim n’était pas complètement d’accord avec eux; il trouvait que de la solidarité, il y en avait partout aujourd’hui dans ce quartier. Il pensait par exemple à ces réunions d’aide aux devoirs que Fily organisait au PRIJ. Mais il ne dit rien, il continuait d’écouter les trois « intellos ». Ceux-ci avaient dû grandir, ils n’avaient pas le choix ! Pas moyen de faire le chemin de la vie en sens inverse ! Et ils avaient découvert les petits soucis de la vie des grands, les histoires de fric, de travail, de responsabilité, l’existence, quoi ?! Ils s’étaient colletinés, dans des administrations, des commerces, des petits chefs « à la Sarko ». Et puis ils condamnaient les replis des uns et des autres sur les communautés, la morale du chacun pour soi aussi. « Il y a un culte du fric pour le fric. Trop de jeunes se font plein d’illusions sur des réussites rapides, comme si chacun allait devenir un Grand footballeur, un Grand rapeur, un Grand de la télévision. Avec plein de fric. Tout de suite. » Un des « intellos » eut cette belle formule: « Aujourd’hui, on grandit trop vite ! ». Ils trouvaient que le quartier changeait, que les gens étaient souvent plus démunis, que la pression policière était plus forte qu’avant. Certes il existait des CRS « supergentils » dit l’un d’eux mais aussi des adeptes des contrôles musclés, des types qui leur manquaient de respect. Ces « intellos » avaient en commun des paquets de souvenirs. Des bons souvenirs. Par exemple quand ils faisaient semblant de se chamailler entre jeunes, entre blacks et beurs par exemple. « Des fausses rivalités qu’on réglait au foot, dans de super compétitions ». Ou des souvenirs de fête de quartier, des histoires de pétard qui avaient failli mal tourner, des histoires de vraie solidarité entre voisins. D’autres souvenirs, ni bons, ni mauvais. Par exemple, ces classes où ils étaient trois ou quatre à bosser vraiment, trois ou quatre sur trente; les autres, il fallait les tirer. Et c’était lourd de tirer 30 copains qui n’avaient pas trop envie de bouger. Et puis, il y avait les mauvais souvenirs mais qui, avec le recul du temps, faisaient
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aujourd’hui plutôt rire. C’était le cas des baffes de la mère Painsec. A l’école primaire Salomon, il y avait une prof, Mme Painsec, qui était, selon ces jeunes gens, une vraie terreur. Pourquoi ? Parce qu’elle baffait du matin au soir. Une réponse de travers ? Une baffe. Une indiscipline ? Une baffe. Un devoir pas rendu ? Une baffe. Un retard dans les rangs ? Une baffe. Un mot plus haut que l’autre ? Une baffe. C’était une vraie machine à baffer; elle devait en avoir mal aux mains en fin de journée. Elle baffait pour un rien, pour un oui, pour un non; et tout le monde y passait, sans exception. Elle avait même baffé un jour le meilleur de la classe, et lui c’était VRAIMENT sans raison. Ou alors, la raison, c’est simplement qu’il n’avait jamais reçu de baffe de l’année, elle avait dû trouver ça anormal, alors il l’avait eue lui aussi, sa baffe, histoire de ne pas faire de jaloux. Painsec avait dans sa classe son propre fils; le pauvre garçon avait connu lui aussi le régime général, baffe à la moindre occasion; peut-être même qu’il en avait reçu plus que les autres et des baffes mieux appliquées que celles de ses voisins. Ah, les gifles de la Painsec ! Les petits à l’époque supportaient l’épreuve en se disant: « Plus tard, tu verras, plus tard, on lui fera regretter de nous avoir si mal traité, à celle-là ». Hé bien pas du tout ! Devenu grand, quand l’un d’entre eux, par malchance, croisait Mme Painsec dans les rues de Bois l’abbé, allait-il lui demander des comptes ? Des explications ? Des excuses ? Rappeler ces méfaits passés ? Lui dire au moins qu’il ne fallait pas taper comme ça sur les petits ? Non ! Il changeait illico de trottoir. Par peur, par traumatisme, par habitude ! Comme s’il retombait en primaire ! Dix ans, quinze ans après, le réflexe marchait encore. Cette prof était devenue à jamais une image de terreur et continuait d’impressionner ses anciens élèves devenus grands, souvent bien plus grands qu’elle !
Quittant ses trois amis, du côté de la rue marchande, il tomba nez à nez ... avec l’inconnu ! Il sortait d’un Taxiphone. Leurs regards se croisèrent. Ibrahim pensa que l’autre allait encore se débiner. Mais, à son grand étonnement, l’inconnu l’attendit, lui sourit. « On m’a parlé de toi, dit-il, en lui tendant la main. Je crois que tu me cherches. C’est vrai ? Dérouté par cette franchise, le livreur ne sut d’abord que répondre. Puis, serrant sa main, il l’invita à prendre un pot. « C’est vrai que je te cherche ! Et depuis longtemps, mon vieux ! »
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Chapitre 14
L’inconnu s’appelait Dabo. Il était malien. Il avait vingt ans. Il était arrivé en France il y a deux ans:« Je voulais voir ce qui se passait dans le monde réel, connaître le pays qui nous avait colonisés, apporter en retour ce que je pourrais à ma famille ». Ibrahim l’invita à prendre un café chez le « grec ». Dabo préfèra marcher, rester dehors. « On ne sait jamais » dit-il. Ils passèrent devant une agence de voyage, « Le bel horizon »; des affichettes annonçaient en vitrine des vols pour Bamako, 500 euros. Dabo, rêveur, regarda, soupira. Puis ils se dirigèrent vers le marché qui se tenait le long de la route du Plessis, entre le 1ter, square Jean Goujon et le groupe scolaire Anatole France. Le marché tirait à sa fin, c’était déjà l’heure de ranger. Ils déambulèrent entre les étals de chaussures et de vêtements, de chapeaux et tissus, de viande et d’olives, de fruits et de boissons, de poissons aussi. Ibrahim aimait ces odeurs où se mêlait un parfum d’herbe coupée. Déjà des services de voirie allaient tout nettoyer.
Dabo continuait son histoire: « Le voyage n’a pas été simple. J’avais obtenu un visa de court séjour. Puis je suis resté car je voyais ma place ici. Les Français étaient des gens humains. Respectueux. En plus à Champigny, je me sens bien. C’est une ville-monde, tu ne trouves pas ?» Dabo avait travaillé un peu partout. Surtout dans la restauration à Paris, dans le nettoyage aussi. Il était resté célibataire. « Comment se marier ici ? On va m’accuser de faire un mariage pour obtenir des papiers ! Et puis se marier quand on n’a pas de travail reconnu qui vous donne droit à un logement, un vrai logement, pas un squatt ou une chambre en foyer, c’est pas un bon plan. »
Il dit encore ce que c’était de se lever, le matin, de se laver, se raser, avaler un petit déjeuner et franchir la porte de chez soi, la peur au ventre, sans savoir si on allait retrouver son hébergement le soir; sans savoir si en sortant dans la rue, on n’allait pas être contrôlé, arrêté, menotté, brutalisé, expédié comme un vulgaire paquet dans un avion chaque fois qu’on s’approchait d’une bouche de métro ? Chaque fois qu’on voyait un uniforme. Il fallait tourner la tête, tout le temps, pour vérifier que la voie était
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libre, qu’on n’allait pas se faire sauter dessus; avoir le courage d’entrer dans un bistrot, dans un bureau de tabac. « Chaque pas est un problème » dit-il. Et pourtant, sa vie, aujourd’hui, elle était ici. S’il avait le choix, ce qu’il préférerait, ce serait de pouvoir faire l’aller-retour en Afrique, mais il ne voulait pas y rester. Dabo parlait un excellent français. « Comment vivre en France sans lire ses journaux, sans écouter ce qui se passe. La culture française, c’est comme ça que je l’ai acquise ». Son rêve ? « Ne plus être dans l’illégalité, être reconnu dans mes emplois, pouvoir me loger. C’est tout ».
Ibrahim comprenait mieux pourquoi il lui avait été si difficile de mettre la main sur le « disparu ». « La première fois que je t’ai vu, c’est lors de cette fameuse nuit de novembre; tu étais au sol, entre deux policiers. Tu t’en souviens ? - Quel cauchemar ! En fait j’avais eu un malaise en sortant de chez un ami, j’étais tombé, inconscient. En me réveillant, j’ai vu les uniformes qui m’entouraient, l’incendie un peu plus loin. J’ai vite compris ce qui se passait, et surtout j’ai réalisé que si on me prenait, là, on allait m’accuser d’être un casseur, et on me renverrait illico au bled. Alors, j’ai profité d’un moment d’inattention de mes gardiens, pendant qu’ils s’éloignaient, pour fuir sans demander mon reste ».
Il avait beaucoup d’amis dans la cité. Il passait de l’un à l’autre, sans jamais rester longtemps à la même adresse. Pour ne pas les gêner et éviter d’être repéré.
Ils parlèrent encore longtemps, comme deux vieux amis. Dabo avoua qu’il avait eu un problème au travail, il n’y avait pas longtemps. Comme d’habitude, il travaillait au noir. « Tu trouves pas ça drôle, toi, de dire d’un noir qu’il travaille au noir... » Ibrahim ne réagissant pas, Dabo poursuivit. Il avait bossé trois mois dans une entreprise de déménagement mais son patron ne l’avait pas payé. C’était un type dont il ne connaissait même pas le nom. Un matin, Dabo arriva comme d’habitude à l’entrepôt; plus de camion, le garage était vide, tout s’était volatilisé dans la nuit. « Et tu n’as aucune trace ?
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- Aucune. L’entreprise n’avait pas de nom, il y avait juste un local. Le patron ne parlait jamais de lui. A croire qu’il voulait être clandestin lui aussi. Tout ce que je peux dire.. - Oui ? - C’est qu’il se promenait tout le temps en 4x4 noir. Immatriculée dans le 9.4. C’est qu’il en avait les moyens, non ?
Ibrahim réagit au quart de tour: « Dis donc, ton type, ton patron anonyme, il portait pas parfois des lunettes noires et un Tee shirt représentant le drapeau américain ? - Bingo ! Tu le connais ? - Pas vraiment mais je l’ai croisé il n’y a pas longtemps. » Il raconta l’incident à la hauteur du pont sur la Marne entre l’autobus et cette voiture. Ibrahim avait retenu le numéro de la plaque d’immatriculation. Par un hasard incroyable, cette plaque lui rappelait en effet sa date de naissance, 1986, son nom, IB, son département, 94. Soit 1986 IB 94. « Il devrait pas être trop difficile à retrouver ! » Ils se quittèrent en se promettant de se revoir bientôt. Ibrahim l’assura qu’il allait voir, pour cette histoire d’employeur disparu lui aussi. Grâce à des amis à la préfecture, il retrouva vite le nom et l’adresse du mec à la 4x4.
Le surlendemain, Ibrahim, Dabo et deux amis allèrent rendre visite au patron fantôme, aux aurores, à Saint Maur, chez lui. Quand l’autre, toujours avec son Tee shirt américain, vit Dabo aussi bien encadré, il comprit tout de suite... et sut s’adapter. Il vint au devant du jeune malien, souriant, la main tendue: - Dabo, te voilà ! Comment tu vas ? Figure-toi que je te cherchais mais je n’avais pas ton adresse, tu comprends ? Le malien le regardait avec méfiance. - Tu sais que je te dois encore trois mois de salaire, insista l’homme aux lunettes. -Je sais, je sais, dit Dabo, avec un petit sourire. - Suis moi, on va régler ça.
Quelques minutes après, Dabo, ravi, revenait avec son salaire, au noir, toujours, sans fiche de paie mais, comme on dit, c’était toujours ça. « Merci les amis, dit-il à Ibrahim et à ses deux potes. Je vous revaudrai ça ».
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Chapitre 15
Ibrahim voulait en faire plus pour Dabo. Pourquoi pas réaliser son rêve, lui trouver des papiers ? C’était plus facile à dire qu’à faire. Mais déjà, comme première étape, le livreur réussit à faire parrainer son ami par un élu du quartier, avec la bénédiction de la mairie. La cérémonie se déroula à l’occasion de la fête de la ville, un beau samedi de juin, alors que l’été commençait à chauffer pour de bon. Cette fête avait pour cadre le parc du plateau, un vaste espace vert avec une pelouse légèrement en pente et encadrée d’arbres. Plusieurs scènes étaient ouvertes à la danse, à la musique, à la poésie, à des démonstrations sportives, des expos de peintres et de plasticiens du coin; plein de stands associatifs aussi s’éparpillaient dans le parc.
Autour de Dabo et d’Ibrahim, ils étaient venus, ils étaient tous là, les jeunes de BLB et leurs amis, Bwa, David, Sidney, Ahmet, Sofiane, Mafia black, Syndrôme, Moussa 1, Moussa 2, Moussa 3, Sékou, Simamadou, Omar, Ili, Hamed, Cop’s, Mamadou, Ouissane, Hassan, Coula, Bijou, Fily, Fatoumata, Nadamé, Adame, Sandra, Safi, Fatou, Nany, Sylvette, Shirley, Ackro, Barza, Zep’s, Kamaz, KX, Poisson, Paillasse, Sergent, Général Ako, Justice, Karlito, Chaca-Zoulou, Caz, Aéron, Goûter, Robot, Tsétsé, Corbeau, Kolo’s, Mad’leine, Boss, Foster, S’kro, Mecano, Foyard, Glam’s, S-mk, Re12, Zig Zag, Djelaks, Habs, Chourais, Soupap’s, Skyblog, Kimzi, Sabrina, Mamadou, Nesrine, Mounir, Dounya, Omar, Moussa, Saliman, Redoine, Kacem, Salif, Kacem et Abdel, Marie Jeanne, Bertrand, Tony, Youssef, Omar, Karim, Gérard, Bruno et tout le groupe Ghetto super classe. Quelqu’un avait même cru voir passer Mme Painsec ainsi que le fantôme de Kéké.
Le maire présida la cérémonie de parrainage civil. « Ces jeunes, ce sont nos jeunes ! Ces enfants, ce sont nos enfants, les enfants de la République ! ». Applaudissements. Le parrainage était une action symbolique pour la loi mais il plaçait solennellement le filleul sous la protection de son parrain, l’élu, ainsi que de la ville et de son premier magistrat. A défaut – et en attendant- d’être reconnu par le pouvoir et d’avoir de vrais papiers, bien officiels. Dabo se vit remettre une carte de parrainage signée par le maire et ornée du tampon de la ville. « Cela pourra toujours aider en cas d’arrestation » dit-il, souriant. L’élu de son côté rappela qu’ « il est important de s’unir et de montrer que des gens
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s’opposent au gouvernement et au ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy, au moment où s’installe un durcissement des critères d’obtention des titres de séjour. Manifester, parrainer, soutenir, c’est plus que symbolique, ça va au-delà de l’amitié, c’est simplement un geste d’humanité ! » Il dit encore que tous ces jeunes présents étaient en quelque sorte ses jeunes à lui, des jeunes de la République. Solidaires, tous les rappeurs de BLB montèrent alors sur scène pour fêter le parrainage. C’est Hamed, dit Cop’s, qui ouvrit le feu : « Sur mes propres textes je suis comme un écrivain op’ et toujours à regarder des films d’horreur ou d’enquête sur meurtre quelle est la faille pour définir cette arme. »
Bwa prit la suite: « Bois l’abbé c’est l’Algérie mais c’est aussi le Mali le Maroc et puis encore quelque chose comm’ les Comores. Bois l’abbé mec c’est génial Même si c’est pas l’Sénégal ».
Ibrahim ressortit un texte écrit il y a longtemps déjà: « C’est moi l’livreur De Bois l’abbé Je fais mon beurre Dans la cité. Je rentre l’autre soir D’une livraison Oh ! Fallait voir L’agitation !... C’est là, j’vous l’jure Que j’vois sur le dos Dans la nature
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Un type K.O.
pendant qu’il keine
Mais j’suis bien l’seul
pour les footballeurs
A l’avoir vu !
je baise Roy Keyne
Pan sur ma gueule
je déteste l’OM
On m’a pas cru !
j’suis pour le PSG
J’ai pas rêvé
et j’ fuck le PDG »
Il était là Alors qui c’est,
Bwa en superforme prit le relais:
Que ce mec là ? »
« Mais qu’est-ce qui se passe tous les jeunes veulent aller
Tout en chantant,
il montrait du doigt
dans la mauvaise passe
Dabo, le mec en question qu’il avait si
franchement je les comprends
longtemps cherché. Mamadou, mis en
ça vient d’authentiques cérom
confiance, lâcha sa petite romance :
l’équipe qui te flashe au gom gom...
« Moi j’ai une piste
trop de violence dans ce monde
pour l’macchabée
c’est tellement atroce
elle est pas triste
toutes les choses que j’ai vues sont dans
ouais, mon idée.
ma tête... »
Le type qu’a fui Dans la nature
Cop’s enchaîna aussitôt:
A mon avis
« Moi j’arrive dans le rap pour vous
C’est une bavure. »
perturber… Dès que j’arrive vous êtes déjà tous en
Sofiane poursuivit:
train de reculer
« Non pas accord
Mais moi j’viens poser mes phrases
Une autre idée :
comme un youvoi
Si y a pas d’corps
Tu ne vois pas parce que je fais des choses
Dans la cité,
calmement
Si les keufs cachent
M.C., apparemment tu me cherches
Son existence
Bolos, tu me stresses, tu sais où j’traîne
C’est que cette tache
Je serai ravi de t’accueillir
C’est une balance ! »
et de te faire repartir en express C’est pour tous les bolos que j’dis ça ».
Hassan continua: « Ya nostic j’ai pris une grosse peine
Puis ce fut le tour de Chaca-Zoulou:
laissé mon engin cinq minutes
« On arrive brutal au bois 94.5 double
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zéro Tu peux pas texte ici c’est le 94 bois J’ai entendu que tu voulais test la mafia Si tu veux nous ? c’est que tu cherches à te suicider Chez nous c’est Alcatraz On n’est pas des fouteurs de merde Mais si vous nous cherchez Sachez qu’on est toujours là. »
Il n’avait pas terminé que déjà KX lançait : « Je viens du bois pas de Boulogne mais de Champigny Rien ni personne ne peut teste Reste en dehors de notre tesse et tout ira bien Pas de corps à corps Que des tête à tête. »
CAZ s’invita dans la série: « La mafia black jamais endormie toujours op pour passer à l’attaque on a plus la rage que tous nos ennemis nous sommes des éternels débrouillards venus tout droit du 9.4. nous sommes des banlieues... La vie elle est pas rose Je représente les blacks seigneurs et rusés des halls Prends en une dose de mon rap de rue C’est pour tous les mecs Qui n’comprennent rien à la vie ».
Sergent s’imposa: « J’viens avec mon micro et mon butin en main J’ai les crocs et l’instinct d’un félin Je vais te choquer avec mes mots Te percuter avec un marteau Ça se pourrait que les rimes mortelles Soient dans nos gènes ».
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Robot Accro ne voulait pas qu’on l’oublie: « N’oubliez pas, ici, c’est le Bois l’abbé Ses R.O.B.O.T.S. venus vous épater J’fume pas de shit J’rap trop vite Comme Sonic Qui comme sur mon Panasonic... »
Puis c’est Corbeau qui prit le crachoir: « Compte un, deux, trois, quatre, cinq, six Memphis en 2006 Dans le rap roule en V6 J’pilote le mig à ma guise J’ai un brolique en guise de iz-iz Je débute avec un rap calach... »
Et il y eut enfin Tony: « La vie c’est dur mais ici on s’en remet à force de se la faire mettre la pillule passe plus... »
Et pour clore la soirée, un superbe feu d’artifice salua l’événement. Le ciel un instant fut de toutes les couleurs. A l’image de B.L.B.
Fin.
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