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l'avais appris par la radio. Non pas que Raymond fût connu au point que sa mort ait été annoncée à tout le pays par
voie de presse avec nécro déjà prête sortie fissa des cartons. Non. La manière dont il avait tout rangé et était mort lui avait valu un bref coup de notoriété posthume. Il avait tout rangé en piles. Une pile dans la cuisine. Faite de la table, des quatre chaises, des casseroles et de tout ce qui s'y trouvait d'autre. Une pile dans le salon. Faite du sofa, du meuble hi-fi et du reste. Une pile dans la chambre. Une autre dans la salle d'eau. Une pile par pièce. Ça m'avait paru étrange parce que Raymond ne rangeait jamais rien. Nous partagions le même bureau depuis quinze ans et il nous y mettait un bazar de tous les diables. Un truc pas croyable. Il avait rangé en piles et il avait buté son crâne avec le coup d'un revolver. Dans les vécés. Monté sur une pile de revues, il paraît. Nous sommes aujourd'hui rassemblés dans une église. Nous sommes une vingtaine. Parents, amis, collègues, amis et collègues, parents et amis, badauds, rapport aux journaux. Nous suivons maintenant le cercueil de Raymond, rangé dans un corbillard au style néo-tout, moche. Mais pratique. Sans doute. Mais moche. Nous crissons les
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oilà, il était mort. Il avait tout rangé puis il était mort. Je
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Piles (1)
Gwenn LE METAYER
graviers sous nos semelles, désormais. Le cimetière est gris. Ne parlons pas ou plus. Une solennité grise et grave envahit l'endroit entre ciel et gravier. Raymond est mort. La vache. Dans l'église, j'ai reconnu François, sa femme Alice, et ce vieil Herbert. Tous les quatre, avant que François ne se marie, bien avant, nous avons fait comme qui dirait les quatre cent coups. Du Antoine Doisnel puissance plus plus. En couleur. Raymond menait la danse mais nous le suivions à toute allure, comme si nous n'attendions que ça, qu'il mène la danse à la connerie. Fallait voir. On ne nous en promettait pas, à nous, de la valdingue. Nous nous servions nous-mêmes. Puis François a rencontré Alice dans un amphithéâtre d'université, par là. Herbert nous a fait le coup du tour du monde. Raymond et moi avons monté notre affaire d'architectes en vogue. Puis plus tellement en vogue. Encore un peu dans la brise fenêtres ouvertes, puis has been, comme qui dirait. Les funérailles ont pris fin. Faut bien. Nous sommes rassemblés dans l'arrière-salle "mariages, banquets" d'un café de province. Raymond a mis fin à sa vie en province, dans la maison de ses rêves. Tu parles ! Il l'avait eue pour que dalle, la maison. De ses rêves, parce qu'elle avait servi à tourner un film de Chabrol, dans les années 80. Ah ! il était beau, l'architecte moderniste. J'en avais pleuré, de son départ. Pas celui du coup des piles de meubles, mais celui du coup de la maison Chabrol, loin de Paris. J'avais alors même parlé de traîtrise, de malveillance, de fourberie en escarpins. Il partait avec une femme. Qui l'a quitté au bout de quelques mois. Elle n'avait pas aimé la province en campagne. Raymond s'était mis à boire encore plus.
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N'envoyait plus ses plans à l'agence. N'appelait plus, n'écrivait plus. Pour moi, il s'est mis à n'exister plus. Pas que je culpabilise ou quoi, mais je me remémore. Quand Herbert s'approche et me tend le porto goût bistrot. Voilà bien deux ou trois bonnes années que je ne l'ai vu. Ça remonte à un dîner que François et Alice avaient organisé dans leur sublime appartement de Vincennes. Raymond et moi étions arrivés un peu en retard, je me souviens, et un peu éméchés, comme on dit lorsqu'on n'ose pas dire "bourrés", rapport au standing de l'appartement et de la soirée qu'on s'apprête à y donner. Nous nous étions donné rendez-vous au café d'en-bas, histoire de nous raconter deux trois détails de vie avant de retrouver Herbert, Alice et François. Pas que nous ayons eu quoi que ce soit à leur cacher, non. Nous avions gardé cette habitude de nous réserver l'un l'autre la primeur de nos nouvelles respectives. Plus tard, j'ai compris que nous avions besoin d'un prétexte pour boire avant de dîner, avant de déjeuner, avant de prendre le thé. Ce soir-là, comme si la fois de trop, Alice s'était montrée très agacée, méchante et grossière envers Raymond. Elle n'avait pas tellement fait preuve de colère à mon encontre, malgré mon alcoolémie. C'est Raymond qu'elle avait pris pour cible. La soirée avait tourné au bref. Raymond avait quitté la table, renversant la chaise sur laquelle il était assis. Il avait arraché son imperméable du porte-manteau et avait dévalé l'escalier, tant bien que mal. Mal à l'aise, en plus de bourré, je l'avais rejoint en-bas, au café de l'avantsoirée. François et Alice n'ont plus jamais revu Raymond. Plus jamais vivant. J'ai compris plus tard que l'état de Raymond, ce soir-là, n'avait été qu'une goutte d'eau dans le vase déjà bien rempli d'Alice. Sa
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colère de ce soir précis n'était pas née ce soir précis. Sans doute, même, avait-elle pris fin ce soir précis qui fut le dernier. Tout s'est assez vite enchaîné, ensuite. Raymond a rencontré cette fille, Barbara. Ils sont partis à Chabrol quelques semaines plus tard. J'ai tenu seul la boutique pendant un temps. Puis j'ai coulé la boutique et suis passé à autre chose. Aujourd'hui j'écris des nouvelles. De vieilles histoires, mais courtes. Je n'ai plus reçu ni appels ni invitations de la part de nos amis communs, nos amis de jeunesse, nos amis. Plus d'appels. Plus d'invitations. Je ne me suis rendu compte de cela qu'aujourd'hui. C'est en les voyant à l'église que je me suis souvenu que nous étions amis, très amis. Que nous nous voyions souvent. Très souvent. J'avais oublié. Je les ai fait disparaître. Comment est-ce possible ? Comme table rase gratis. Je me rends compte à l'instant même, tandis qu'Herbert me tend un verre, que j'avais oublié de me souvenir de ce passé-là. Un long passé effacé du trait d'une soirée gâchée. Quelles vieilles histoires mais courtes puis-je bien raconter sur papier si je ne me souviens pas de plus de la moitié de ma vie passée ? Voilà plus de vingt ans que je connais, fréquente, aime ces gens. Je n'ai pas remarqué leur absence. Je saisis le verre de porto tendu par Herbert. Je souris crânement, avec un air de rien. Du moins je le souhaite. À peine entamé-je un mouvement de la main droite tenant le verre en direction de mes lèvres que des cris surgissent d'un peu partout autour. Dans le style strident. Des cris de peur. Une peur clamée par plusieurs femmes en même temps. Je comprends vite que toutes les femmes de l'assemblée ont peur. Elles ont peur d'un oiseau qui
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vient de s'inviter par une fenêtre ouverte. Certains hommes rient. D'autres entament une danse mal assurée soit pour saisir la bête, soit pour la diriger vers la fenêtre en sens inverse. Certains autres hommes constatent. Je, moi-même, constate. Que rien n'y fait. L'oiseau virevolte comme un perdu dans la pièce arrière de ce café de province aux murs pâlis par le temps des cigarettes. Regarder en l'air m'amène à noter le crado du plafond. Je me rappelle d'un coup combien je hais les salles de banquet de province et de partout ailleurs. J'y sens l'ennui, la vie du quotidien qui ne parvient pas, malgré la fête, à disparaître tout à fait, à laisser place à l'extraordinaire d'un jour heureux que l'on chérira pour toujours. Une robe de bal mal taillée, et me voilà en route sur le fil de la vie des gens. Quoi de plus triste qu'une robe mal taillée ? Qu'un homme en bras de chemise parce que, on le devine malgré l'effort, Monsieur manque d'habitude ? La veste de costume du baptême du petit, ça gêne aux entournures, mais quand même ! Quoi de plus triste qu'un mauvais Champagne ? Q'une ouverture de bal sur de la zouk ou sur du Cé-cé-cé-célimène ? Benoît ? Benoît ? BENOÎT ? C’était elle. C’était Suzanne… À suivre…
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