C. La boxe et le film noir Le film noir115 s’est progressivement imposé à Hollywood après la crise de 1929, la Seconde Guerre mondiale et le début de la guerre froide. Un pessimisme s’empare des auteurs américains pour livrer au public des œuvres tragiques et des héros hantés par leur passé. Le film noir trouve son origine dans le genre littéraire du polar hard-boiled (« dur à cuire »)116 avec des auteurs comme Raymond Chandler, Dashiell Hammett, James M. Cain ou encore David Goodis. Sur le plan esthétique, les expressionnistes allemands vont exercer une forte influence sur les cinéastes avec leurs angles de vue déformés, les décors symboliques et leurs clairs-obscurs. Ce n’est donc pas un hasard si des grands réalisateurs de films noirs de la période classique sont aussi des Européens (Fritz Lang, Robert Siodmak, Otto Preminger…) Du point de vue des personnages archétypaux, on retrouve souvent un détective privé (ou un homme qui recherche la vérité), le traqué (il est pourchassé du début à la fin et ne le comprend pas, cela peut l’amener à commettre un crime) et la femme fatale (celle qui va entraîner le personnage principal vers une issue souvent tragique). Les grands films du genre sont notamment The Maltese Falcon (1941) de John Huston, Double Indemnity (1944) et Sunset Boulevard (1950) de Billy Wilder, The Big Sleep (1946) de Howard Hawks, Criss Cross (1949) de Robert Siodmak ou encore Touch of Evil (1958) d’Orson Welles. Cela tranche évidemment avec l’optimisme d’énormément de longs-métrages durant cette période. En effet, les studios hollywoodiens avaient plutôt pour mission de rassurer les Américains sur le bon fonctionnement de la société américaine après la grave crise économique de la fin des années vingt, d’autant plus que les grands studios appartiennent désormais à ceux qui sont à l’origine de l’effondrement du pays. 115. Sur le sujet, voir l’ouvrage très complet BRION (Patrick), Le Film noir : l’âge d’or du film criminel américain, d’Alfred Hitchcock à Nicholas Ray, Éditions de La Martinière, Paris, 2004. 116. SILVER (Alain) et URSINI (James), Film noir, Taschen, Paris, 2012, p. 11.
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« Les “films chantants” d’abord, puis les “cent pour cent parlants” fascinent un public qui vient de plus en plus nombreux oublier ses problèmes dans les salles obscures. Hollywood estime être un rempart contre le pessimisme qui pourrait s’emparer de la population. Cela ne pouvait échapper aux banquiers; en peu de temps la Chase National Bank, du groupe Rockefeller, et l’Atlas Corporation, du groupe Morgan, dominent les huit plus importantes compagnies d’Hollywood et se rendent maîtresses du cinéma américain.117 » Le film noir va donc s’associer à la boxe pour livrer de grands films au public avec une vision très pessimiste du monde pugilistique.
1. Body and Soul Abraham Polonsky, victime du maccarthysme dans les années cinquante, est le scénariste de Body and Soul de Robert Rossen, sorti en 1947. Voilà comment il explique la vision très pessimiste de l’humanité de certains auteurs d’Hollywood après la Seconde Guerre mondiale : « Une guerre extraordinairement atroce, des camps de concentration, des massacres, des bombes atomiques, des gens tués sans raison. Il y a de quoi rendre n’importe qui un peu pessimiste118. » Il est vrai que le constat est assez accablant pour les hommes. Le conflit armé se termine le 2 septembre 1945 avec la victoire des Alliés (France, GrandeBretagne, États-Unis, Russie…) sur les troupes de l’Axe (Allemagne, Italie, Japon…) Cette deuxième guerre mondiale est l’affrontement le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité. Ainsi, on estime le nombre de morts entre 50 et 53 millions119. Certains peuples européens ont même soutenu de dangereux dictateurs au pouvoir comme Adolf Hitler en Allemagne ou Benito Mussolini en Italie. Un bilan terrible qui va faire réfléchir 117. RAMONET (Ignacio), « Hollywood et la grande dépression », Le Monde diplomatique, novembre 1974, p. 22. 118. POLONSKY (Abraham) cité in SILVER (Alain) et URSINI (James), Film noir, op. cit., p. 9. 119. COCHET (François), Comprendre la Seconde Guerre mondiale, Studyrama, Paris, 2005, p. 36.
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de nombreux réalisateurs à Hollywood. Et il est évident que l’on va retrouver cette vision amère de l’être humain dans le film de Robert Rossen. Ce long-métrage, interprété par John Garfield, raconte l’histoire de Charlie Davis, un boxeur, qui est assailli par le souvenir d’un certain Ben lors d’un rêve à la veille d’un combat. Troublé, il se remémore sa carrière alors que sa mère et sa petite amie l’ont repoussé. Le film semble placer le noble art sous un angle funeste dès le premier plan du long-métrage. De fait, le cinéaste filme en plongée un ring de boxe, en accentuant les ombres sur le lieu comme pour annoncer que ce sport va dévoiler ses aspects les plus inavouables (figure 27). Le spectateur sait donc, d’emblée, que cette œuvre pugilisitique sera très critique concernant l’évolution de la boxe et ses accointances avec le milieu organisé.
Figure 27
En effet, le long-métrage souhaite dévoiler la corruption qui gangrène le milieu de la boxe depuis plusieurs années. Il y a la description des basses manœuvres des malfrats, qui considèrent les pugilistes comme du bétail, uniquement utiles pour les paris clandestins. C’est le sens de la scène juste avant le
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flash-back (figure 28). Charlie va profiter malgré lui de cette corruption, dans un premier temps, et en sera la victime également. La pègre organise les combats, planifie à l’avance les vainqueurs, choisit les combattants, le round où le pugiliste doit se coucher… Un sport qui n’en est plus un car, en réalité, c’est devenu un business. On voit d’ailleurs des hommes, en costumes et cravates, diriger celui qui est en peignoir, prêt à transpirer sur le ring. La boxe, selon Robert Rossen, est juste devenue un moyen de berner un public friand de combats épiques sur le ring et de blanchir de l’argent120.
Figure 28
La corruption de l’âme humaine est évidemment un thème cher au film noir et Body and Soul le met magistralement en scène. C’est d’ailleurs le sens du titre original : le corps et l’âme (body and soul). On peut utiliser le corps d’un être pour le profit. L’être humain peut laisser manipuler sa chair mais, à un certain moment, l’âme prend le dessus. La moralité de l’homme, sa notion innée du « bien121 », ne peut se satisfaire 120. GAYRAUD (Jean-François), Showbiz, people et corruption, Odile Jacob, Paris, 2009, p. 29. « La boxe est alors aux mains de la pègre. La mafia réinvestit une partie de ses bénéfices criminels (prohibition) dans l’achat de salles de sport/boxe et finance des combats. La boxe sert donc à blanchir les profits du crime. » 121. Le common sense (bon sens), comme on le dit en Amérique.
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de biens uniquement économiques et, surtout, d’avoir causé la mort d’un homme. Ainsi, le combattant noir que Charlie affronte souffre d’un caillot de sang au cerveau. Peu après le combat, il meurt. La conscience de Charlie ne peut se satisfaire de la corruption de ce sport qui est, à la base, une source d’ascension sociale grâce au talent du sportif. En corrompant la boxe, les gangsters détériorent aussi les valeurs traditionnelles américaines et, donc, le rêve américain. Le combat final est admirablement tourné, grâce notamment à l’ingéniosité de James Wong Howe, le directeur de la photographie, qui a filmé l’affrontement à côté des acteurs sur le ring, à l’aide de patins à roulettes. Cela lui permettait de suivre les déplacements rapides des boxeurs. On alterne ainsi les plans larges, qui placent le spectateur du point de vue du public, et les plans rapprochés au plus près des combattants. Le réalisateur accentue la souffrance de son athlète, obligé de recevoir de nombreux coups de la part de son adversaire. La rédemption de Charlie passe par cette souffrance. Après avoir subi une correction, il ne peut se résoudre à perdre comme cela a été prévu par la pègre. Lors du dernier round, son âme lui intime de retrouver sa dignité perdue. Ce symbolisme est visible à l’écran par la cicatrice que porte Charlie sur le front (figure 29). Cette blessure est aussi celle de son âme après avoir accepté la corruption de boxe. Toutefois, à la fin du combat, cette cicatrice est judicieusement dissimulée par les cheveux du pugiliste (figure 30). Elle ne doit plus apparaître à l’écran car Charlie a sauvé son âme. Enfin, il convient de souligner l’allusion à la Shoah, dans Body and Soul122, lorsqu’un épicier indique que les nazis tuent des Juifs en Europe pendant que les gens ne pensent qu’à parier de l’argent sur des combats. Cette remarque est tout à fait logique car Robert Rossen avait des origines juives et qu’il a été profondément marqué123 par ce génocide de l’Allemagne nazie. 122. Il faut aussi rappeler que le film a fait l’objet de deux pitoyables remakes en 1981 et 1990. 123. CASTY (Alan), Robert Rossen : The Films and Politics of a Blacklisted Idealist, McFarland & Company, Jefferson, 2012, p. 167.
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Figure 29
Figure 30
Un autre film, devenu mythique, va mettre en avant la corruption qui gangrène la boxe.
2. The Set-Up En 1949, Robert Wise va se livrer à un vrai exercice de style pour un film de boxe unique : il y a le respect absolu de la règle des trois unités (temps, lieu et action), de la tragédie classique, qui est mise au service d’une vision définitivement pessimiste du monde du noble art. L’intrigue se concentre autour d’un boxeur vieillissant, Bill « Stoker » Thompson (Robert Ryan), qui doit livrer un combat face à un pugiliste plus jeune. Sa femme, Julie, souhaite qu’il prenne sa retraite alors que son entraîneur a déjà négocié sa défaite au troisième round. Mais Stoker, qui n’est pas au courant de ces magouilles, est convaincu qu’il peut remporter le combat. Toute l’intrigue du long-métrage se déroule en temps réel124. Le plan inaugural d’une horloge de rue affiche 21 h 05 pour se finir à 22 h 17 sur la même horloge bouclant la nuit du combat. Le temps qui passe est évidemment un thème primordial dans ce film : le réalisateur multiplie les plans des réveils, cadrans, cloches, gongs, tout au long du longmétrage. Un plan résume magnifiquement cette idée car on voit légèrement le reflet de Julie sur le cadran du réveil de la chambre d’hôtel. Cela évoque donc le temps (qui passe), l’attente (de la femme de Stoker) et l’absence (de Stoker). Le réalisateur 124. D’autres films ont été tournés en temps réel dont The Rope (1948) d’Alfred Hitchcock, High Noon (1952) de Fred Zinnemann ou encore Nick of Time (1995) de John Badham.
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a aussi amplement joué sur le noir et les éclairs de lumière car cela lui permet de mettre en évidence les réactions des spectateurs ou l’atmosphère des vestiaires. Le film met donc en avant, comme Body and Soul, la corruption dans le monde de la boxe. Tout est arrangé à l’avance et le gagnant du combat est connu avant le gong initial. The Set-Up se distingue néanmoins du film de Robert Rossen car le personnage principal ne sait pas que le combat est arrangé au gong initial. Lorsqu’il est mis au courant juste avant le quatrième round, il combat fièrement pour échapper à ce destin qu’on lui avait promis. Les « dieux » de la boxe avaient un plan pour lui mais le fragile pugiliste en a décidé autrement. Dans ce film, aucun personnage, y compris sa femme, ne croit en Stoker. Son destin semble tracé, c’est-à-dire d’essuyer une nouvelle défaite qui sonnera le glas d’une carrière ratée. Toutefois, le courage de Stoker est mis en avant lors du combat final tourné en temps réel. Robert Wise a décidé de filmer au plus près de l’action avec trois caméras. L’une d’elles est sur le ring à côté des athlètes et favorise le sentiment d’immersion du spectateur dans le combat (figure 31). Robert Ryan s’est parfaitement adapté à son personnage en pratiquant une boxe peu esthétique, qui surprend le spectateur car rien, dans la
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