John Cassavetes (extrait)

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ISBN 978-2-919070-12-1 Dépôt légal novembre 2015 Imprimé dans l’Union européenne Maquette : www.lettmotif-graphisme.com

Éditions LettMotif 105, rue de Turenne 59110 La Madeleine – France Tél. 33 (0)3 66 97 46 78 Télécopie 33 (0)3 59 35 00 79 E-mail : contact@lettmotif.com www.edition-lettmotif.com


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Odon Abbal Mounir Allaoui Olivier Assayas Charles Beaud

Michel Butel Ray Carney John Cassavetes Annick Delacroix Stéphane Eynard Pascal Gasquet Jean-Christophe HJ Martin Stephen Sarrazin Pierre Pitiot Martin Valente

Réalisé sous la direction de Jean-François Jeunet


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Ray Carney John Cassavetes et l’histoire du cinéma américain Dans quelle mesure Cassavetes a-t-il permis l’émergence de l’actuel mouvement cinématographique indépendant aux États-Unis ? Tout d’abord, permettez-moi de clarifier les choses car il existe une profonde méprise quant au rôle de Cassavetes dans le mouvement indépendant. Contrairement à ce que l’on pense, il n’a, en aucun cas, « inventé » ou « créé » ce courant. N’en déplaise à l’auteur d’un livre récemment publié, dont le sous-titre définit Cassavetes comme le fondateur du cinéma indépendant américain, ce point de vue se veut davantage un effet de communication qu’un fait avéré. Avant la période Cassavetes, mais également par la suite, on compte de nombreux réalisateurs américains qui, comme lui, ont vu dans le cinéma une expression personnelle. Cependant, la plupart d’entre eux connaissaient peu son travail ou n’y trouvaient pas d’intérêt. Il faut dire que son influence sur les jeunes réalisateurs américains des années soixante jusqu’aux années quatre-vingt fut plutôt minime, voire nulle. On trouve, certes, quelques exceptions. En effet, Rob Nilsson et

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Henry Jaglom (et plus tard John Gianvito) faisaient partie de ses admirateurs et tiraient leur inspiration de ses films. Ils restent, néanmoins, une petite minorité. En clair : Barbara Loden, Robert Kramer, Paul Morrissey et Mark Rappaport, les quatre piliers incontestables du cinéma indépendant américain dans la décennie qui s’est étendue de la fin des années soixante jusqu’au terme des années soixante-dix, n’ont, en rien, été influencés par Cassavetes. La grande majorité des apprentis réalisateurs indépendants et amateurs de cinéma aux États-Unis à l’époque de Cassavetes, s’est principalement inspirée des personnages comme Godard, Truffaut, Bergman, Altman, Rafelson, Coppola, Scorsese, Kubrick, pour ne citer qu’eux. Ce sont, en effet, ces grands noms du cinéma et quelques réalisateurs de documentaires tels que Wiseman, Leacock et Pennebaker, pionniers dans l’utilisation des films 16 mm pour les tournages en extérieurs, qui ont façonné le courant indépendant et marqué les jeunes artistes. Ce sont donc leurs œuvres qui


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étaient projetées et débattues dans les cours de cinéma, et non celles de Cassavetes. De son vivant, c’est à peine si on lui consacrait une ligne et ses films furent pratiquement tous ignorés par les critiques, les professeurs de cinéma et les jeunes réalisateurs américains. Ce n’est que plus tard, à sa mort et à l’occasion d’hommages posthumes, que la génération de jeunes cinéastes indépendants des années quatre-vingt-dix les remarqua enfin. J’ai moi-même réalisé et diffusé nombre de ces documentaires retraçant sa carrière et parlé à des centaines, voire des milliers de spectateurs du phénomène Cassavetes. Son style se ressent davantage sur la nouvelle génération, comme en témoigne la tendance « mumblecore » actuelle, que du temps de ses contemporains. Il faut croire qu’il était en avance sur son époque. Le public plus traditionnel et les plus âgés n’adhèrent toujours pas à ses films. Ce sont les plus jeunes qui, présents aux rétrospectives de l’artiste, ont été touchés par son œuvre. On dit que Cassavetes réécrivait ses films quand le public se montrait trop réceptif. En quoi leur côté provoc’était-il important pour leur réputation ? Remarquez comme les mots que vous employez conditionnent votre façon de penser et peuvent altérer la compréhension. Parler de « provocation » pour définir le travail de Cassavetes (terme que j’entends régulièrement, même de la bouche d’universitaires qui devraient pourtant savoir de quoi ils parlent) n’est pas approprié. En effet, ce concept appartient davantage au milieu de la mode qu’à celui de l’art. Il est dépourvu de contenu et de sens. Itzhak Mizrahi, les MTV Music Awards et

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Les Sopranos sont audacieux ; Picasso, Stravinsky et Balanchine sont, quant à eux, inspirés. Le mélange choc et surprise est une recette trop simple pour obtenir le frisson. Ce sont des ingrédients légers, insignifiants. Bref, ils n’apportent rien. Cassavetes ne cherchait pas à être en avance sur ce qui se faisait, il souhaitait simplement explorer et comprendre ce qu’il entreprenait. Les grosses productions, le cinéma d’Hollywood, comme la plupart des autres médias de masse, qui incluent la quasi-totalité de ce qui est diffusé à la télévision, à la radio ou dans les journaux, sont comme de gigantesques machines à recycler des émotions stéréotypées. Cassavates avait horreur des clichés. C’est pourquoi, lorsqu’il avait l’impression que le public voyait dans ses films un contenu « réchauffé », il réécrivait certaines scènes pour les forcer à chercher au-delà du sens premier, à aller plus loin dans la réflexion et se libérer des émotions artificielles. Affirmer que Cassavetes ne cherchait pas à séduire son auditoire ou qu’il se complaisait à réaliser des films difficiles, serait une erreur. S’il voulait en effet tester les spectateurs en les amenant à réfléchir autrement, il était, cependant, profondément affecté quand son film recevait un accueil mitigé. Les modifications qu’il apportait étaient donc destinées à faciliter leur compréhension et à les rendre plus accessibles. Pas plus simples mais plus compréhensibles. C’est la raison pour laquelle on trouve des variantes à ses films. En effet, Shadows tout comme Meurtre d’un bookmaker chinois (également connu sous le nom de Le Bal des vauriens) existent en deux versions, et de nombreuses versions de Faces ont également vu le jour. Cassavetes voulait

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que son travail touche un large public ; il voulait que les gens viennent apprécier ses films. Mais permettez-moi de parler de la notion de difficulté qui est généralement perçue, à tort, comme négative. Pour moi, Le Roi Lear, Lancelot du Lac ou encore La Femme douce, sont difficiles à saisir car Shakespeare et Bresson s’inspirent de ce qui fait le monde. Ils le rendent vivant. Ils en font quelque chose de palpable, qui est plus fluctuant, plus changeant que les objets et les événements, que les intrigues et les personnages qui restent constants. Cassavetes en fait de même dans Faces lorsqu’il transforme le monde en interprétations trompeuses, changeantes, instables (pouvant se manifester par des voix en émoi, des visages aux expressions vacillantes). C’est le genre d’art qui fait voyager le lecteur et le spectateur. Il vous emporte dans un tourbillon au gré des courants, où


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tout est mouvement, où il n’y a rien à quoi vous raccrocher, car il n’existe aucun repère moral ou intellectuel défini qui vous aide à comprendre ce que vous lisez ou voyez. À aucun moment, vous ne savez que penser ou ressentir. C’est une expérience éprouvante et même déroutante. Voilà tout l’intérêt de ces œuvres. La fluidité, le détachement, le mouvement de l’interprétation et la confusion ou l’incertitude quant à son intention, voilà ce qui me pousse à revenir sur ces travaux. La télévi-

sion et les journaux me donnent le facile, l’ordinaire, le classique, le déjà-vu, le barbant. Mais sous le regard de Shakespeare, Bresson et Cassavetes, le monde redevient inconnu, énigmatique, sombre et magique. Leur art me submerge par leur rythme, il m’effraye quand je ne parviens pas à suivre, me déstabilise et me pousse toujours plus loin. Mais c’est justement ce qui les rend si excitants, si palpitants. C’est une expérience fantastique que de regarder Faces ou Meurtre d’un bookmaker chinois ou bien encore Love Streams (Torrents d’amour). Ne pas savoir quoi faire de ce que vous voyez ou entendez, ne pas comprendre l’intérêt ou la portée jusqu’à ce que vous avanciez encore dans l’œuvre, voilà l’extase. Les autres tentatives, celles des productions hollywoodiennes, où dès la première scène on devine les rouages sousjacents, où tout est tellement prévisible et banal, où les gags et les scènes dénuées de sens s’enchaînent, sont d’un ennui mortel. Il est donc normal que le genre de défi proposé par Shakespeare, Bresson et Cassavetes attire toute mon attention. C’est ce niveau de complexité qui me fait vibrer.

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Dans le livre de Joseph Gelmis, The Film Director as Superstar, Cassavetes déclare qu’il préfère aborder les problèmes rencontrés par les gens ordinaires plutôt que de mettre l’accent sur la structure dramatique ou de livrer ses personnages aux caprices de l’intrigue. D’après vous, quel effet sa carrière d’acteur a-t-elle eu sur cette approche ? L’intrigue agit comme une force simplificatrice. Le jeu d’acteur consiste à insérer des notes d’agréments entre les différents événements. Par nature nous sommes plus intéressants que le sont nos actes. Il est, en effet, plus fascinant d’être que de faire. Et Cassavetes l’a bien compris. C’est pourquoi ses films laissent le temps aux comédiens de jouer, de vivre la scène. Or, cette liberté peut déconcerter nombre des spectateurs. Ils s’impatientent et veulent voir de l’action, perdant ainsi la charge émotionnelle qui se dégage du film et des acteurs entre eux. Ce type de public recherche la transparence, le rythme classique et téléphoné des films hollywoodiens. Cassavetes leur propose une vision du monde tel qu’il est, comme je vous l’ai décrit précédemment. Un monde dynamique et en perpétuelles interactions. La plupart des gens ne veulent pas de ce monde. Ils préfèrent tondre leur gazon ou laver leur voiture. Qu’est-ce qui, selon vous, a influencé la réalisation de Cassavetes ? Cassavetes était un autodidacte qui s’est inspiré de beaucoup d’expériences contradictoires. Son apprentissage est loin d’avoir été méthodique et théorique, comme l’est généralement le parcours des étudiants

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