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La comĂŠdie italienne
Du même auteur L’Histoire de l’Italie à travers l’œuvre d’Ettore Scola (éd. LettMotif)
ISBN 978-2-36716-174-7 Dépôt légal août 2016 Imprimé dans l’Union européenne Maquette : www.lettmotif-graphisme.com
Éditions LettMotif 105, rue de Turenne 59110 La Madeleine – France Tél. 33 (0)3 66 97 46 78 Télécopie 33 (0)3 59 35 00 79 E-mail : contact@lettmotif.com www.edition-lettmotif.com Photos de couverture : Mes chers amis, Séduite et abandonnée, La Marche sur Rome.
Charles Beaud
La comÊdie italienne (1958-1980) Les cent visages de l’Italie
I. Le passé à l’épreuve du comique : l’Italie en guerre 1. Fiction et discours historique Sans aller jusqu’à comparer le bulletin de vote avec un ticket de cinéma (même si le ticket d’entrée peut être considéré comme une « validation »), il est indiscutable que le cinéma comique italien exploite la capacité du cinéma à mobiliser l’attention du public autour de thèmes et de problématiques historiques et sociétales. Gian Piero Consoli considère qu’« il ne faut pas s’illusionner sur le fait que la reconstitution du passé ne représente pas tout le passé, mais il est vrai que certains films peuvent rendre intelligibles pour le grand public des phénomènes historiques, mieux et plus créativement qu’un livre d’histoire ».68 La remarque de Consoli s’applique évidemment à des auteurs comme Monicelli, Risi, Comencini, Germi et Scola. S’ils ont pu apparaître aux yeux de certains comme les artisans d’un genre, il s’agit plutôt de les considérer comme de fortes personnalités du cinéma italien avec une réelle démarche cinématographique. 68. « Non bisogna illudersi che la riproduzione del passato rappresenti tutto il passato, ma è vero per certo che alcuni film possono rendere intelligibili al grande pubblico dei fenomeni storici, meglio e più creativamente di un libro di storiografia » dans Gian Piero Consoli, Mario Monicelli. La storia siete voi. Commedia, guerra, lotta di classe, Carocci editore, 2011, p. 12.
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Le cinéma comique de l’après-guerre délivre un espace de liberté face à la domination politique et idéologique de la Démocratie Chrétienne. La comédie se présente comme porteuse d’une autre voix face à l’histoire officielle et comme un lieu d’émancipation vis-à-vis d’une morale imposante. Laurence Schifano voit dans cette période comique une dimension de témoignage « sociologique et historique » : « Expression géographique de l’Italie, la comédie en est surtout devenue l’expression sociologique et historique privilégiée. Serviteurs et vaincus d’hier, parfois destinés à devenir les maîtres arrogants et creux de demain, les personnages de l’inépuisable comédie à l’italienne reflètent sous leurs masques pitoyables et grotesques le présent et le passé, la société et l’Histoire. »69
Les caractéristiques de la fiction historique La tradition du film historique se retrouve d’une certaine manière avec la comédie très légitimement « à l’italienne ». C’est l’objet justement de notre analyse sur les rapports entre la comédie et le discours historique. Un axe d’étude qui se justifie par la production de films comiques au propos historique pertinent et affirmé. Depuis le début du XIXe siècle, la popularité de la littérature historique est importante et cette popularité s’est exprimée au siècle suivant par le biais de la fiction cinématographique. D’ailleurs, c’est un film historique, La Prise de Rome de Filoteo Alberini qui marque l’acte de naissance du cinéma transalpin en tant que premier film de fiction en 1905. La fiction historique qui, par rapport au livre à thèse ou bien par rapport au documentaire, apparaît de manière plus évidente comme la fabrication d’un point de vue qui tente de rendre l’histoire 69. Laurence Schifano, Le Cinéma italien de 1945 à nos jours. Crise et création, Armand Colin, 2005, p. 72.
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proche et vivante (et donc plus intelligible) en permettant une identification plus directe du destinataire. En ce sens, Robert Rosenstone considère que « le film de fiction historique donne une dimension émotionnelle, personnalise et dramatise les événements. Il nous présente l’histoire comme un triomphe, une angoisse, une joie, un désespoir, une aventure, une souffrance ou un héroïsme plutôt que comme une analyse. […] L’histoire écrite n’est pas dépourvue d’émotion, mais elle propose une réflexion sur le sentiment plus qu’elle n’en suscite. Un historien doit être très bon écrivain pour émouvoir tandis que le plus mauvais des réalisateurs peut facilement y parvenir. Le film de fiction soulève ainsi d’autres questions. »70 Le film historique a deux ancrages historiques. Le premier contexte est diégétique : il s’agit de la période historique à l’intérieur de laquelle les personnages évoluent. Le deuxième est défini par l’époque à laquelle est réalisé le film. Le contexte historique de la production peut expliquer la présence ou l’absence d’un thème ainsi que la façon de traiter un phénomène ou un événement historique. Car avant tout, les films historiques nous renseignent sur leur époque et sur la société qui les produit. Ils sont ainsi révélateurs des rapports entre une société et son passé. En effet, le film de fiction est un médium qui exprime un discours sur une période historique donnée toujours en rapport avec les préoccupations et les critères idéologiques du présent. Le film de fiction, qu’il soit porteur ou non d’une interprétation historique (à dimension consensuelle ou dans une volonté de donner une contre-analyse historique), peut être considéré comme un indice (et une captation) de l’esprit de son temps : les codes culturels, les normes sociétales et bien sûr le rapport à l’Histoire. 70. Robert Rosenstone, « Film historique/Vérité historique », Vingtième siècle. Revue d’Histoire, avril-juin 1995 (n°46), p. 165.
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Sur la question du lien entre l’Histoire et le récit, Michel de Certeau est un pionnier. Dans son ouvrage L’Écriture de l’histoire (1974), il considère que l’écriture de l’histoire appartient à la classe des récits. Contemporain de Michel de Certeau, Hayden White a également travaillé sur la question de la méthode historique et a lui aussi porté atteinte au mythe de l’objectivité historique : « Qui pourrait penser sérieusement que le mythe ou que la fiction littéraire ne se réfèrent pas au monde réel, disent des vérités à son sujet et procurent un savoir utile sur lui. »71 En tout cas, la relation entre la littérature, le cinéma et l’Histoire est sans cesse entretenue par des études réciproques qui questionnent ces liens. Le cinéma, en tant que technique créée par l’homme, mais aussi en tant que pratique artistique et sociale ayant une histoire est forcément un objet d’étude historique. Marc Ferro est le premier à utiliser les films comme source historique, dans un domaine d’étude dans lequel les images sont appréhendées avec méfiance.
Le filon historique de la comédie italienne En tant que formidable moyen de saisir les caractéristiques d’une civilisation, la comédie a sans doute une supériorité sur le drame. La recette du drame résiste au temps : la séparation d’un couple, la perte d’un enfant, l’injustice vécue par le protagoniste, etc. Le comique est davantage déterminé par l’environnement social et l’actualité. C’est ce que confirme l’affirmation suivante de Norbert Jonard : « Si les caractères tendent à une certaine atemporalité, la peinture des mœurs frappe au contraire par son actualité. L’univers social d’une comédie est ainsi beaucoup plus “daté” que celui d’une 71. Roger Chartier, « La Vérité entre fiction et histoire », dans Antoine De Baecque, De l’Histoire au cinéma, Éditions Complexe, 2008, p. 39.
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tragédie. »72 Si l’objet d’étude de Marcel Oms concerne directement la comédie italienne, sa thèse se situe dans la même logique que celle de Norbert Jonard : « C’est que la comédie suppose une certaine connivence entre le spectateur et les situations mises en scène, en relation avec une situation ou un donné historiques et le fait que le spectateur est précisément une des victimes de cette situation après en avoir été l’un des protagonistes. »73 L’identification est donc favorisée pour le spectateur de la fiction historique. S’il ne connaît pas à l’avance le dénouement de la fiction cinématographique, le public possède un savoir historique qu’il met forcément en lien avec la trajectoire narrative des protagonistes. Avec plus de précision, Marcel Oms poursuit son raisonnement et considère que « la comédie italienne met en jeu des êtres humains dont l’Histoire s’est moquée d’autant plus cruellement qu’ils avaient cru en elle, qu’ils l’avaient aimée de tout leur espoir ».74 Même si l’amertume apparaît tardivement et que les comédies à l’italienne manifestent une certaine insouciance au départ, les comédies historiques à l’italienne contiennent dès le départ une forme de désespoir. Par un retour et un recours à l’histoire, les cinéastes comiques mettent en scène des événements proches afin de saisir et de comprendre les processus présents. L’Histoire est donc prise en compte ouvertement, ce qui est une donnée caractéristique du mouvement cinématographique que représente la comédie italienne. S’il est vrai que la comédie fonctionne sur le mode du détournement comique, son ambition est profondément réaliste. 72. Véronique Sternberg, La Poétique de la comédie, CDU SEDES, 1999, p. 32. 73. Marcel Oms, « Nous les avons tant aimées… La comédie italienne et l’Histoire » dans Michel Serceau (dir.), La Comédie italienne de Don Camillo à Berlusconi, CinémAction, Cerf, 1987 (n°42), p. 32. 74. Ibid, p. 32.
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Ainsi, de La Grande Guerre à La Grande Pagaille se dessine le tableau d’une Italie bouleversée et éprouvée par le fascisme, par les deux guerres mondiales et par la Résistance. L’embellie économique du pays apparaît aux Italiens comme un miracle. Les « films du boom » traitent d’une société qui prône l’immédiateté, la dolce vita et l’insouciance. Car la comédie italienne – qu’elle revienne sur un passé (souvent proche) qui explique les problématiques du présent ou bien qu’elle évoque les transformations actuelles de la société en prise directe avec une volonté réaliste – se révèle être un support d’analyse (satirique) du passé national. La comédie historique est un sous-genre de la comédie italienne. Un sous-genre très présent et influent. Très peu de temps après la réalisation du Pigeon, la comédie italienne commence à exploiter le filon historique et à faire du personnage populaire le protagoniste du devenir national. De nombreux films historiques sont réalisés entre la fin des années 1950 et le début des années 1960. Entre l’attention de la censure et la difficulté du public à se confronter à son passé, on constate le fait que les films historiques sont le produit « d’un rapport inversement proportionnel entre la progression chronologique de ces comédies historiques et les époques dans lesquelles elles sont situées, toujours plus reculées ».75 Si de manière convenue, la comédie italienne débute avec Le Pigeon de Monicelli, le filon historique est également lié à une réalisation du cinéaste toscan. Effectivement, La Grande Guerre marque la naissance d’un filon historique fortement exploité jusqu’en 1963. De 1959 à 1963, plusieurs films notables vont faire leur apparition sur les écrans nationaux : Tutti 75. « C’è un rapporto inversamente proporzionale fra la progressione cronologica di queste commedie storiche e le epoche in cui sono ambientate, via via sempre più antiche » dans Enrico Giacovelli, La commedia all’italiana. La storia, I luoghi, gli autori, gli attori, i film, Gremese Editore, 1995, p. 49.
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a casa (La Grande Pagaille, Luigi Comencini, 1960) ; Le Char d’assaut du 8 septembre, Gianni Puccini, 1960) ; Una vita difficile (Une vie difficile, Dino Risi, 1961) ; Il federale (Luciano Salce, 1961) ; I due marescialli (Sergio Corbucci, 1961) ; Les Deux Colonels (Steno, 1962) ; La Marche sur Rome (Dino Risi, 1962) ; Mon ami Benito (Giorgio Bianchi, 1962) ; Anni ruggenti (Luigi Zampa, 1962) ; I due nemici (Guy Hamilton, 1962) ; Il cambio della guardia (En avant la musique, Giorgio Bianchi, 1962). La grande réussite de ce filon historique est de mettre en scène l’Histoire de manière « totale » dans une volonté de prendre en considération tout ce qui appartient au contexte historique. De plus, l’Histoire est vue par le bas et est représentée comme « puissance du destin commun », comme un processus en train de se faire. Des cinéastes populaires comme Monicelli, Risi ou encore Scola racontent l’histoire nationale par le moyen de la comédie. Ces derniers mettent en scène une contre-analyse de la société par un dialogue entre la réalité quotidienne et les grandes thématiques nationales qui sont revisitées par le petit peuple. Les personnages, comiques et théâtraux, sont pour la plupart sans conscience politique et sans conscience de leur condition sociale. Emportés par le cours des événements historiques qui vont transformer l’Italie de manière profonde, les protagonistes sont, à la fois, les acteurs impuissants et les victimes fragiles de ces mutations historiques et sociales.
2. De La Grande Guerre à La Grande Pagaille La Grande Guerre, le point de départ de la comédie historique « à l’italienne » Les comédies historiques italiennes revisitent forcément le passé à travers le prisme du présent. Gian Piero Consoli,
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auteur d’une monographie sur Monicelli consacrée aux thématiques historiques dans ses films, parle de contre-histoire italienne tragicomique. Monicelli, comme les autres cinéastes comiques, conçoit la mise en scène comme une réponse à une intention narrative et discursive. Selon lui, le point de vue de Monicelli sur l’histoire italienne peut se résumer ainsi : « Selon Monicelli, donc, l’histoire de l’Italie est surtout l’histoire du peuple italien. La même attention portée dans ses films aux différents dialectes, aux accents régionaux, aux proverbes et aux expressions est une confirmation de la manière dont le cinéaste toscan dessine les différentes époques, adoptant la forme du récit popularesque. »76 En effet, l’exploration de ce passé proche débute avec La Grande Guerre qui est le point de départ. Monicelli, accompagné par Age et Scarpelli, apparaît encore une fois comme un précurseur. Inspiré par Emilio Lassu mais aussi par la nouvelle de Maupassant Deux Amis, le film est récompensé par un Lion d’or à Venise. Monicelli donne à la photographie des allures de reportage de guerre et compose sa bande-son de chansons populaires à caractère militaire comme l’illustre la très présente chanson qui débute par : « J’ai quitté ma maman pour venir faire le soldat ». Avec son final dramatique et puissant, La Grande Guerre est un titre ironique qui traduit la volonté de la part du cinéaste de dénoncer la guerre. Monicelli a d’ailleurs fortement défendu auprès du producteur De Laurentiis son désir d’offrir une image non conventionnelle de la guerre et 76. « Secondo Monicelli, dunque, la storia d’Italia è soprattutto storia del popolo italiano. La stessa attenzione attribuita in questi film ai vari dialetti, agli accenti regionali, ai proverbi e ai modi di dire è una conferma di come il regista toscano tratteggi le diverse epoche, adottando la modalità del racconto popolaresco » dans Gian Piero Consoli, Mario Monicelli. La storia siete voi. Commedia, guerra, lotta di classe, Carocci editore, 2011, p. 14. [NDT : le terme « popolaresco est un néologisme élaboré à partir d’une contraction entre « popolare » (« populaire ») et « picaresco » (« picaresque »).]
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Du Pigeon de Monicelli (1958) à La Terrasse d'Ettore Scola (1980) - sans oublier d'évoquer les films précurseurs ainsi que les œuvres plus discrètes du mouvement proprement dit - il est question ici de mettre en évidence la richesse d'un genre proche des traditions expressives de l'Italie (la commedia dell'arte et le néoréalisme) mais toutefois attentif aux mœurs de ses contemporains en tant que révélateurs des évolutions historiques, sociologiques et cinématographiques du pays. Ainsi, l'enjeu de cette étude est de montrer comment les grands cinéastes du cinéma comique dessinent le portrait d'une Italie complexe qui se révèle être l'objet de mutations historiques et sociales essentielles au cours du XXe siècle. Mais surtout, la plus grande ambition de cet ouvrage est de démontrer que la comédie italienne est le formidable exemple d'un cinéma de divertissement comique et populaire capable de produire des œuvres qui sont de riches objets de réflexion. Charles Beaud est issu d'une double formation. En Histoire d'abord puis en recherche cinématographique. Depuis 2013, il est l'auteur de L'Histoire de l'Italie à travers l'œuvre d'Ettore Scola (LettMotif) et d'une contribution à un ouvrage collectif sur John Cassavetes (LettMotif également).
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