Confidences d’un directeur de salles (extrait)

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CHRISTIAN SÉVEILLAC

CONFIDENCES D’UN DIRECTEUR DE SALLES


Romy Schneider dans CĂŠsar et Rosalie.


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ACTRICES Devenir directeur de cinéma, ce n’est pas une vocation, c’est, comme souvent, le fruit du hasard. Au début des années soixante-dix, on pouvait embrasser ce métier en achetant le fonds de commerce d’un cinéma dans une ville moyenne (solide caution nécessaire…) ou en commençant par la cabine, avec un CAP de projectionniste, ou bien en étant, comme moi, amoureux du cinéma et de son monde. Oui, parce que le parfum du cinoche c’était, pour moi, aussi bien le gros plan d’un couple s’embrassant dans une salle captivée que l’ambiance d’un tournage en extérieurs : les « gamelles » qui éclairent même en plein jour, les rails de travelling, le clap, la grue Dolly avec, en haut, le cameraman, l’œil vissé à l’œilleton. Et puis, les caravanes protégeant l’intimité des acteurs… et des actrices ! Pour moi, il n’y en avait qu’une à l’époque : Romy Schneider. Les années soixante-dix furent les « années Romy », la grande, la fiévreuse, la bouleversante… Dans César et Rosalie, les spectateurs masculins pouvaient tous s’identifier soit à Yves Montand, l’homme d’affaires macho « qui s’est fait tout seul », soit à Sami

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Frey, l’artiste, l’homme sensible qui sait embrasser une femme « mais qui ne sait pas la retenir » (la splendide scène à la fin de l’épisode de Sète). Et toutes les femmes pouvaient s’identifier à Romy Schneider ! À 17 ans, je ne rêvais que de la sage Marie Dubois (qui vient de quitter le monde des humains au moment où j’écris ces lignes). Dix ans plus tard, comme des millions d’hommes, je vouais une vénération totale à l’actrice emblématique de la série des Sissi (sans en avoir vu un seul). Mais une actrice a souvent besoin d’un Pygmalion, d’un « accoucheur de talent ». Près de quinze ans auparavant, Bardot avait trouvé Roger Vadim et, plus tard, H.G. Clouzot. Mais Romy, elle, trouva son Pygmalion avec Claude Sautet qui en fit une sorte de statue, mais une statue bien vivante, une statue dont il pressentait les fêlures au fur et à mesure de la réalisation des cinq films qu’il fit avec elle. À ce moment-là, je démarrais ma carrière dans une salle art et essai, au Parvis, à Ibos-Tarbes, et cette salle présentait plutôt du cinéma d’auteur, alors que le cinéma de Sautet, lui, était présent dans les salles commerciales. Le grand chambardement de Mai 68 était tout récent et ses effets au cinéma se nommèrent, par exemple, Family Life, Themroc, Au nom du père… Des films « coup de poing » qui secouaient l’ordre établi, chacun à leur manière. Nous étions loin de Claude Sautet et de Romy Schneider, mais en apparence seulement… Dans Une histoire simple, en 1978, point de barricades ni d’occupations d’usines, mais l’histoire de

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Marie, une femme qui assume librement sa vie, son travail, ses amours, une femme qui sait dire « non » aux hommes… Comme la plupart des films que Claude fit avec Romy, ce fut un gros succès commercial (plus de deux millions de spectateurs), mais il y a une raison qui ne tenait pas au lancement du film : combien de centaines de milliers de femmes se sont fortement identifiées à Romy Schneider, à la « Marie » de ce film, ont gagné confiance en elles et, sans s’en rendre compte, ont fait bouger la société française peut-être plus que ne l’ont fait certains hommes politiques ? Par la suite, Sautet permit à Emmanuelle Béart de trouver au cinéma parmi ses plus beaux rôles, notamment dans Un cœur en hiver. À l’instar de George Cukor, aux USA (revoyez Riches et célèbres, son dernier film), Sautet faisait la plus belle déclaration d’amour que l’on puisse faire à une actrice hors du commun : en la filmant. ô

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Pathé Caméo, Tours, octobre 1992.


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AFFICHES (DE CINÉMA) La naissance de l’affiche de cinéma est concomitante avec les premières séances de cinéma, avec la vision sur un écran des premières images animées devant un public payant sa place ; ce début du cinéma date du 28 décembre 1895, au Salon indien du Grand Café, boulevard des Capucines à Paris (nous y reviendrons dans le chapitre sur les frères Lumière, un peu plus loin). Sur ces affiches, on indiquait de manière détaillée le programme, composé d’« actualités », de films de durée courte, les contraintes techniques ne permettant pas à l’époque de passer un programme de deux heures d’un seul tenant. L’idée d’utiliser l’affiche de cinéma pour promouvoir un film particulier, pour promouvoir un acteur ou une actrice en tant qu’« accroche commerciale » date seulement de l’âge d’or du cinéma muet, situé entre la fin de la guerre de 1914-1918 et l’année 1929, qui voit la généralisation du cinéma parlant avec l’équipement sonore des salles obscures. C’est dans cette période de dix ans qu’apparaissent des personnages récurrents qui deviennent des vedettes

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mondiales, le plus emblématique de ces personnages étant évidemment Charlot, l’« éternel vagabond », dont la seule silhouette goguenarde sur une affiche déclenche l’envie de se ruer dans la salle de cinéma où l’on peut rire et pleurer aux aventures créées par le génial Charlie Chaplin. À l’époque, l’affiche de cinéma est partout mais comme la plupart du temps elle est collée sur des murs, elle est rarement conservée; les musées et autres institutions culturelles s’en préoccupent fort peu : ce n’est pas de l’art, considère-t-on… Mais cela ne veut pas dire que ces affiches sont réalisées par d’obscurs tâcherons. Dès les années 1920-1930, les producteurs de cinéma donnent le champ libre à de nombreux illustrateurs dont le travail, au départ, n’est pas considéré comme très important ; mais ces illustrateurs ont une liberté artistique presque totale et il est très fréquent que pour un film on réalise trois, quatre ou cinq modèles différents d’affiches, ce qui est aujourd’hui très rare. Avant la Deuxième Guerre mondiale, des créateurs comme Jean Colin, Constantin Belinsky, Jean Jacquelin commencent à avoir une notoriété importante. Et, dans l’immédiat après-guerre, la sortie du film de Marcel Carné Les Enfants du Paradis, produit par Pathé Cinéma, donne lieu à une dizaine d’affiches différentes, dans des formats variés, un effort artistique d’autant plus méritoire que nous sommes encore, en France, dans une époque de restrictions de papier, entre autres. De tout temps, certains directeurs ou propriétaires de salles de cinéma ont constitué des collections d’affiches, ce qui leur était facile, surtout à Paris, où le

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matériel publicitaire est gratuit pour les exploitants. Par contre il était, jusqu’à une époque récente, payant pour les salles de province. Mais certains d’entre nous, en ouvrant les placards ou en fouillant dans des caves poussiéreuses, ont parfois fait des découvertes qui font battre le cœur plus vite: une affiche originale de Casablanca, avec Humphrey Bogart, en format 120 x 160 et en bon état, peut facilement monter à 20 000 euros en vente aux enchères. Ce ne sera certainement pas le cas de l’affiche de La Famille Bélier ni de celle de Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?, malgré le gros succès de ces deux films. Pourquoi ? Parce que l’affiche de cinéma est de plus en plus standardisée dans ses codes visuels : c’est ainsi qu’un film comique présente toujours des personnages sur un fond blanc, neutre, en essayant le plus possible de faire passer le ressort comique du film sur l’affiche. Pas très facile pour La Famille Bélier (film heureusement boosté par ses nombreuses avant-premières), beaucoup plus pour Qu’estce qu’on a fait au Bon Dieu ?, qui joue sur les différences ethniques… et les différences de couleur de peau de ses personnages ! Dans le cas d’un film « d’aventure et d’action », le fond est souvent sombre, l’affiche est découpée en plusieurs plans, en fondus (merci Photoshop) et, bien sûr, le héros principal est copieusement armé. De ce fait, on sait tout de suite à quel genre de film on a affaire… Mais, revers de la médaille, toutes les affiches se ressemblent et comme pour les films comiques n’ont, après utilisation et même en bon état, absolument aucune valeur.

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C’est en fait tout le matériel publicitaire imprimé qui disparaît peu à peu de l’exploitation cinématographique : dans les vitrines des salles de cinéma (ellesmêmes en voie de disparition) on ne voit plus de critiques de films, l’édition de photos d’exploitation a disparu (le spectateur est censé avoir vu à la TV ou sur Internet la bande-annonce du film) et, dans les grands multiplexes, les bâches semi-transparentes prennent de plus en plus la place des affiches. D’ici à quelques années, pour l’exploitation commerciale, les écrans plasma auront remplacé les affiches, qui seront réservées au cinéma de répertoire, aux salles art et essai, aux cinémathèques (celle de Toulouse possède 75 000 affiches). Le « devoir de mémoire » concernant des pans entiers du cinéma sera brillamment maintenu.1 ô

1. Y compris par quelques boutiques spécialisées : citons « Ciné Images » et « L’intemporel » à Paris, ainsi que la librairie « L’incartade » à Lille.

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